Les Montagnes Changeantes ! Un monde à elles toutes seules. Il avait fallu des générations pour tracer des chemins sûrs. Il n'y en avait que deux ou trois si on comptait celui qui traversait les espaces noirs qui passaient sous les monts. Celui qui allait de la plaine à La Blanche était le plus connu et le moins dangereux. Il fallait juste affronter des chemins verglacés toute l'année et des à-pics vertigineux. Un pas de travers vous expédiait des dizaines de pas plus bas sur des rochers acérés. Les rois-dragons l'avaient tracé et par leur magie, l'avaient rendu stable. Le deuxième passait plus près des terres des Gowaï. Comme le premier, il était fait d'une succession de dévers et de glaciers. On ne passait facilement que si on avait les griffes assez fortes pour tenir sur la glace. Pour les autres, la tâche était rude. Il fallait de bonnes cordes et beaucoup de ténacité en plus de la chance. Quant au dernier chemin connu, on ne le passait que la peur au ventre. Aucune torche ne flambait dans ces espaces souterrains emplis de courants d'air gelés. Même les plus farouches des guerriers frémissaient à l'idée de les emprunter. Aucun groupe ne l'avait traversé sans laisser des victimes. On entendait parfois un bruit, parfois un cri, mais le plus souvent la disparition se faisait dans un silence de tombe.
C'est en pensant à cela que Lyanne était parti vers ce lieu qu'aucun topographe n'avait réussi à décrire. Aucune migration ne traversait les Montagnes Changeantes. Elles faisaient partie de ces endroits mouvants que les dieux n'avaient pas fixés. On y entendait l'écho des vieilles guerres. Pire, on y voyait l'ombre des êtres anciens, ceux dont on disait dans les légendes qu'ils avaient participé aux combats des dieux.
Son esprit humain se rétracta quand il découvrit les contreforts des Montagnes Changeantes. Rien ne semblait être stable. S'il voyait une crête, et qu'il détournait son regard, elle avait disparu quand il cherchait à la retrouver. La lumière sur les pentes était incohérente. Elle semblait venir de plusieurs endroits à la fois. Si Lyanne sentait bien la perturbation dans cette partie de lui, il ressentait aussi la solidité de l'instinct du dragon. De ses yeux d'or, il scrutait la vérité au-delà de ce que voyaient les hommes. Les cimes blanches et mouvantes se superposaient à la roche noire et nue, entaillée de profondes vallées. C'est comme si deux mondes cohabitaient et s'interpénétraient à cet endroit. Il chercha le Haut Mont, celui qui dans les légendes des dragons fut le témoin du partage du feu avec le dieu souterrain.
En cherchant il vit d'autres dragons. Son cœur se mit à battre. De toutes les couleurs, ils occupaient le ciel tout autour de lui.
- « Sois le bienvenu ! Rouge dragon à la flamme claire ! »
Sa partie dragonne se sentit attirée par cette famille qui l'attendait. Ne plus être seul ! Depuis qu'il avait connu Shanga, il en rêvait. Il avait très vite pris conscience à la fois de sa dualité et de son unicité. Son rêve prenait vie. Lyanne cabra ses ailes pour se mettre à la même vitesse que les autres. Il se mit à les suivre. Le vol était agréable. Sous ses ailes des paysages verdoyants et remplis de bêtes à l'allure savoureuse. Il y avait juste ce désagrément, là à l'intérieur, d'une peur. C'était léger, et il en repoussait facilement le sentiment d'autant plus qu'une jolie femelle s'était approchée de lui. Son long cou fin et gracieux était une invite. Les sens de Lyanne furent saturés de cette présence. Quand elle quitta le groupe pour aller vers la verte forêt couvrant la vallée, Lyanne la suivit, enchaînant les figures compliquées montrant sa force et sa maîtrise du vol.
- NON ! hurla quelque chose en lui.
Tout autour de lui était devenu noir et blanc, noires comme les roches acérées vers lesquelles il tombait, blanc comme la neige qui recouvrait le reste. Son corps d'homme avait hurlé, refusant la vision proposée. Il vit, hideuse et tourmentée, la créature qui minaudait non loin. Il entendit son hurlement quand elle blasphéma de ne plus voir le dragon. Elle fit un demi-tour, cherchant de ses yeux blancs ce qu'avait pu faire sa proie.
Lyanne tombait pendant que s'éloignait la prédatrice. Juste avant le sol, il reprit sa forme de dragon pour se poser. Il n'attendit pas pour se remettre dans son enveloppe humaine. À peine debout, il se mit à l'abri. Une grande forme tourmentée passa au-dessus de lui. Il reconnut la créature qui l'avait entraîné jusqu'ici. Elle passa lentement semblant scruter le ciel et le sol. Elle eut un brusque sursaut et poussa un cri de douleur. Un long javelot noir dépassait de son flanc. Elle cracha un long jet noir qui s'enflamma dans l'air arrosant de feu toute une partie de roches. Non loin de lui, il entendit :
- Cette saloperie de Groule n'aime pas nos fléchettes.
- Que chassait-elle ?
- Je n'ai pas vu, mais je ne laisserai pas son dîner m'échapper.
Lyanne vit surgir une masse aussi noire que les roches. Comme elles, l'être qui se profilait sur le blanc de la neige, ressemblait à un chaos rocheux, tout en mâchoires et en piquants. Il resta sans bouger son bâton de pouvoir dans une main et son marteau dans l'autre. Il y avait deux têtes qui émergeaient de cet amas. Elles parlaient entre elles.
- La Groule ne reviendra pas. On l'a bien plantée !
- Oui, mais où est la proie ? Elle ne chasse pas pour rien.
Les mufles tournèrent sur eux-mêmes.
- Je ne vois rien, dit le premier.
- Moi non plus, répondit l'autre.
- Pourtant cela sent le dragon.
- Et même le dragon rouge.
Lyanne écoutait tétanisé, le dos calé sur une roche. Son bâton de pouvoir semblait boire la lumière, l'enveloppant de nuit.
- Un rouge dragon ! Cela nous changerait des misérables créatures qui s'égarent parfois.
- Avec autant de vie en nous, nous serions les maîtres.
Faisant un bruit d'avalanche, l'être aux deux têtes se mit en mouvement. Un cri, fort comme un hurlement de douleur, retentit au loin.
- Écoute la Groule qui pleure son dîner ! ricana une tête.
- Oui mais cela ne nous remplit pas la panse. Il faut le trouver !
Le bruit des roches qu'on écrase diminua. Lyanne attendit un bon moment et desserra son poing. Le marteau descendit. Il heurta la pierre avec un bruit métallique alors qu'il essayait de l'accrocher à sa ceinture. La roche explosa non loin de sa tête dans un grand crissement de dents.
- Là dans l'ombre, je le vois ! dit l'autre tête en se précipitant vers lui.
Lyanne se mit à courir. Trébuchant, il s'étala entre deux rochers, évitant de peu de se faire happer par une des deux gueules qui le chassaient. De nouveau la roche noire éclata comme si une main géante l'avait broyée. Il se remit debout d'un bond quand une vague de feu l'enserra. La bête à deux têtes hurla :
- La Groule !
Un hurlement suivi d'un nouveau jet de flammes leur répondit. Laissant les monstres se battre, Lyanne chercha un abri. Ne voyant rien que des chaos de roches, il se changea, déploya ses ailes et partit le plus vite possible vers le mont qui surplombait l'autre versant de la vallée.
Les cris d'orfraie surgirent derrière lui :
- Il est à moi ! cria la Groule.
- Nous l'aurons avant toi, hurlèrent les deux têtes.
Si la Groule s'envola, l'être à deux têtes le poursuivit en faisant des bonds gigantesques qui faisaient trembler les montagnes.
Lyanne s'aperçut avec horreur, qu'il perdait du terrain par rapport à ses poursuivants. La peur l'habitait. La Groule lui cracha son jet de feu liquide. Faisant un écart, il l'évita. Les roches qu'il surplombait, s'enflammèrent en-dessous de lui. L'être à deux têtes, tel un arc géant de l'armée du roi Yas, tirait des traits noirs qu'il évitait de peu. Sur sa droite, une vallée plus étroite semblait mener vers le Haut Mont. De toute la puissance de ses ailes, il s'y engagea. Lyanne savait qu'il ne pourrait tenir ce rythme très longtemps, même s'il lui permettait de distancer ses agresseurs.
Deux hautes colonnes de pierre faisaient comme une porte de part et d'autre de la vallée. Celle de droite était blanche, celle de gauche noire. Toujours au maximum de ses efforts, il passa entre elles. Ses muscles des ailes lui faisaient mal. Il eut à peine franchi la ligne qui les reliait qu'il les vit s'animer. Deux géants de pierre se dressèrent et se mirent à le suivre. Dans un dernier effort, Lyanne se jeta sur la plateforme au pied du Haut Mont. Les géants de pierre arrivèrent les premiers.
- Est-ce ? demanda le blanc.
- C'est ! répondit le noir.
Se retournant vers la Groule et la bête à deux têtes qui arrivaient toutes dents et griffes dehors, ils ouvrirent la bouche. Un flot de glace coula du géant blanc emprisonnant la bête. Un flot de feu jaillit de la bouche du géant noir enflammant la Groule.
Lyanne épuisé, essoufflé, pantelant, regarda les faits sans comprendre. Derrière lui, il entendit bouger les pierres. Sombre sur le dos, blanc sur le ventre un grand dragon de pierre se dressa. Sa tête était aussi grosse que le rouge dragon. Ses yeux étaient deux grands lacs d'or. Ils se posèrent sur Lyanne et sur les géants de pierre.
- Il est ! dit le noir.
- Il est ! confirma le blanc.
- Il a son bâton de pouvoir, dit la voix caverneuse du grand dragon noir et blanc.
Regardant Lyanne, il ajouta :
- Jeune roi-dragon, au corps souple et sinueux, ton pouvoir est suffisant pour repousser les monstres des Montagnes Changeantes. Tu ignores encore ta puissance.
- Qui êtes-vous ? demanda Lyanne.
- Nous sommes les Gardiens laissés par les Dieux.
- Les gardiens ?
- Oui, jeune roi-dragon, les Gardiens. Les dieux se sont battus pour le pouvoir jusqu'à l'équilibre qui existe aujourd'hui. Puis les dieux sont allés dans d'autres lieux faire ce que font les dieux. Ils ont laissé une porte dans les Montagnes Changeantes. Nous sommes ceux qu'ils ont laissés pour la garder.
- Où va cette porte ?
- Nous l'ignorons tous. Le Dieu-Dragon m'a interdit de m'avancer au-delà du porche de pierre.
- Le Dieu Cotban m'a dit que son feu attendait tous ceux qui transgresseraient la limite, dit le géant noir.
- Le Dieu Sioultac qui règne en maître dans ces contrées, a promis l'enfer à ceux qui oseraient outrepasser ses ordres, ajouta le géant blanc.
- Ainsi, jeune roi-dragon, depuis des temps qui vont bien au-delà de ce que contient la mémoire des êtres vivants aujourd'hui, nous veillons. D'autres sont venus, certains ont tenté de passer la porte interdite, sans succès. Quelle est ta quête ?
- Comme les dieux des temps anciens, je cherche l'équilibre. Comme mon maître le Dieu Dragon, je souhaite que s'allient des forces opposées. Les Gowaï voudraient que je chante des paroles de confiance. Pour avoir ainsi tenu tant et tant de saisons, les connaissez-vous ?
- Nous connaissons les paroles de la fidélité. Seuls les vrais vivants connaissent le chant de la confiance.
- Où le trouver, alors ? demanda Lyanne, désespérant de trouver ce qu'il cherchait.
- En toi, jeune roi-dragon ! dit le grand dragon de pierre noir et blanc.
- Je connais beaucoup de ce qui est en moi. Ce chant m'est inconnu.
- Peut-être ignores-tu ce qu'il faut voir ?
La gueule gigantesque se referma sur lui mais doucement, tendrement pensa Lyanne. Il sentit le mouvement du vol, lourd et lent, mais puissant. Quand il fut déposé à terre, il était en haut du plus haut mont des Montagnes Changeantes.
- Regarde bien, Petit, regarde bien, sur la plaine là-bas...
Lyanne regarda dans la direction indiquée. Il vit la tribu Gowaï qui s'installait. Le soleil avait déjà fait la moitié de sa course dans le ciel.
- Que vois-tu ?
Comme un enfant qui cherche ce qu'il doit répondre, Lyanne se tourna vers le grand dragon de pierre.
- Je vois des Gowaï qui s'installent en attendant que je revienne pour chanter le chant de la confiance.
- Que vois-tu d'autre ?
Lyanne scruta avec plus d'attention les détails :
- Je vois les guerriers blancs préparer leur repas tranquillement en paix.
- Alors que vois-tu, jeune roi-dragon ?
Lyanne sentait la panique venir en lui comme quand, jeune Brtanef, il rencontrait un adulte et qu'il ne savait que faire.
- Sois sans crainte, Petit. Deviens homme-dragon et regarde-moi !
Quand il se retrouva homme, il s'aperçut qu'il n'était même pas aussi grand qu'une écaille de la patte du dragon noir et blanc. Très loin deux soleils d'or semblaient le fixer. Une voix énorme jaillit de l'immensité penchée sur lui :
- Par le savoir que m'a laissé le Dieu-Dragon, reçois le signe.
Un souffle chaud et bleu l'enveloppa sans le brûler. Pourtant Lyanne en sentit la chaleur intérieure. Il fut à la fois homme-dragon et dragon-homme. Il cessa d'être l'un ou l'autre. Sa nature était d'être le tout. Alors il regarda la plaine. Rien n'avait changé et tout était différent. Se tournant vers le grand dragon noir et blanc, il dit :
- Les guerriers chantent le chant de la confiance. Ils sont en paix à côté des ennemis d'hier parce que je l'ai demandé et qu'ils ont foi en ma parole.
- Bien, jeune roi-dragon, très bien.
- Les Gowaï m'attendent et s'installent pour le chant car eux aussi ont foi en ma parole et déjà ont confiance.
- Bien, roi-dragon, très bien.
À ce moment en bas dans la vallée passa le monstre à deux têtes encore en partie couvert de la glace vomie par le géant de pierres blanches. La Groule, les ailes ruinées par le feu, traînait sa hideuse silhouette non loin. Lyanne la vit telle qu'elle était et telle qu'elle se donnait à voir. Il vit sa bassesse et sa tristesse, ses joies nauséabondes et ses noirs désespoirs. Il regarda tout autour les Montagnes Changeantes. Il en vit l'inachevé. Il comprit comment avaient fait ses prédécesseurs pour stabiliser un chemin.
Regardant le grand dragon de pierre noir et blanc, Lyanne dit :
- Merci. Mes yeux sont maintenant comme les tiens.
- Alors, Roi-dragon, va et fais ce que tu dois.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire