mercredi 26 septembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...65

Le colonel Sink était maussade. Depuis ce jour funeste, où il avait reçu la mission de se mettre au service du baron Reneur, de la bouche même du roi, il avait eu l’impression de perdre sa liberté. Les Sink étaient du clan de Gérère. Kaja avait mis sur pied une unité d’élite faisant de l’ombre aux buveurs de sang. La première décision du baron Reneur avait été de lui enlever son commandement des loups de Sink. Il l’avait fait nommer responsable de la sécurité contre le peuple du royaume de Riou. Gérère n’avait pu intervenir et avait pris cela pour une brimade personnelle. Kaja s’était retrouvé à la tête d’une bande de soldats qui n’avaient aucune motivation. Kaja n’arrivait pas à savoir ce qui prédominait chez eux, la mauvaise foi ou l'incompétence. Sa venue avait été mal vécue. Il dérangeait trop d’habitudes et trop de routines. Il avait pris la dimension des changements à faire et avait décidé de commencer par prendre du recul pour éviter de laisser exploser sa colère qui aurait été à la mesure de sa déception.
Il rejoignit son domaine. L’intendant avait suivi ses instructions et les bénéfices étaient au rendez-vous. Kaja eut le sourire en arrivant sur ses terres. L’atmosphère était paisible et on sentait la terre bien travaillée. Alors qu’il cheminait vers son château, il put croiser des paysans sans que ceux-ci ne fuient. La plupart le saluèrent.
L’intendant l’attendait. Pendant qu’ils déjeunaient, Kaja écouta son rapport. La prospérité revenait doucement après les années noires, comme disaient les gens d’ici. Le château n’avait pas retrouvé son lustre d’antan. Kaja pensait d’ailleurs à quelques changements pour le rendre plus au goût du jour. Ganelane, son intendant, lui rappela que cela coûterait plus cher que les revenus de ses terres. Si Kaja voulait absolument le faire, il avait deux solutions, augmenter les redevances ou défricher de nouvelles terres. Kaja grimaça en entendant cela. La première solution risquait de compromettre le fragile équilibre qu’il essayait de mettre en place. La deuxième signifiait qu’il fallait couper des arbres. Mais les arbres avaient à voir avec le sacré. Il demanda à Ganelane où devrait se faire le défrichage s’il retenait cette solution.
   - Il y a, au-dessus des terres de la vallée de l’Opio, un grand bois…
   - Oui, je le vois…
Kaja se revit courant les champs et les bois. Il avait souvent parcouru ce bout de forêt. Son père avait interdit à quiconque de s’en approcher. Kaja désobéissait souvent pour le parcourir. Il en aimait l’atmosphère et les arbres qui s’y trouvaient.
   - … Je ne sais pas si c’est une bonne idée…, répondit Kaja. Mon père n’aurait pas aimé qu’on y touche.
   - Votre frère y a déjà fait des coupes. Les arbres sont beaux et lui ont permis de sauver le domaine.
   - Un autre endroit ?
Ganelane fit une petite moue et dit :
   - Il y a aussi les terres près de la source des Calvès, mais je ne sais pas si les gens du coin seront d’accord. Il y a une pierre dont on dit qu’elle est la représentation de la Dame Blanche et que parfois, des larmes en coulent pour se mêler à l’eau…
Kaja connaissait aussi cet endroit. Il voyait la pierre dont la forme évoquait vaguement une femme drapée dans une cape. C’est vrai que, sous la mousse, la pierre était blanche.
   - Nous irons voir, dit-il à l’intendant.
Sur la fin du repas, ils passèrent en revue les invités attendus et les visites à faire. Il était un personnage important. Il avait reçu sa mission du roi de Tisréal.
Les chevaux les attendaient. Ils partirent dès la fin du repas. L’intendant avait préparé un itinéraire qui permettrait à Kaja de se montrer un peu partout. Ganelane y tenait beaucoup. Être vu avec le baron Sink à cheval en tournée d’inspection asseyait son autorité. Ils remontèrent un peu la vallée de l’Opio avant de bifurquer vers la source Calvès. Ils traversèrent des champs et des bois. Les paysans s’inclinaient sur son passage ou, s’ils s’arrêtaient, leur offraient des fruits ou une gerbe d’épis.
Quand ils arrivèrent à la source Calvès, les occupants des lieux étaient là. Quand ils entendirent les chevaux, ils se réunirent et se rangèrent devant la masure. La cour de la ferme était propre et les animaux semblaient bien nourris.
   - C’est une famille courageuse, dit Ganelane. Ils sont nombreux et manquent de terre. Ils feraient merveille sur un lopin plus grand.
Kaja hocha la tête :
   - Allons voir, dit-il en faisant avancer son cheval.
Les paysans les suivirent. Arrivé près de la source, Kaja observa les lieux. L’eau coulait dans une vasque au pied d’un muret. La pierre était au-dessus dans une niche. Elle avait vaguement une forme humaine. Kaja ne put trancher entre la très vieille statue érodée par le temps et le hasard d’une forme. Il remarqua quelques fleurs à sa base.
   - Depuis combien de temps n’a-t-elle pas pleuré ?
Ganelane ne savait et interrogea le père de famille. C’était une vieille famille. Le père du père de son père, qui avait déjà servi les barons Sink, disait que son grand-père l’avait vue. Kaja faillit sourire.
Au-dessus de la source, un talus en pente douce conduisait à une espèce de lande. Kaja fit avancer son cheval. Arrivé en haut, il fit un tour d’horizon. Autour de lui, c’était un fouillis d’arbustes et d’herbe. Il n’y avait pas de beau bois, peut-être un ou deux baliveaux à sauver. Il redescendit rejoindre les autres. Il sentait que les paysans attendaient une réponse.
   - Ta famille a bien servi et sert encore bien. Je vois que plus de terre serait utile. Je vais y réfléchir.
Sans laisser le temps de la réponse, il éperonna son cheval, suivi par l’intendant. Ils firent un grand détour pour voir d’autres fermiers. Kaja fut heureux de constater que partout les gens étaient bien nourris et les fermes propres. Arrivés près de la source de l’Opio, ils reprirent le chemin du château. Tout en cheminant, l’intendant parlait de ses projets. Au loin se dressait le bois dont il avait parlé. Ils en prirent la direction. Juste avant, dans un renfoncement de terrain, ils virent une bicoque. Mal en point, elle tirait vers la ruine.
   - Qui habite là ?
   - C’est la vieille Tarset, répondit Ganelane. Elle est à moitié sorcière, à moitié guérisseuse.
   - Allons la voir, répondit Kaja piqué par la curiosité. 
Kaja mena son cheval jusqu’à la cabane. Une vieille femme vint sur le pas de la porte en entendant le bruit.
   - Ah ! Vlà-t-y pas qu’le seigneur vint me voir !
Kaja ne put s’empêcher de sourire, c’était bien celle dont il se souvenait. Déjà quand il était jeune, on l’appelait la vieille Tarset. Elle avait des remèdes contre tout.
    - Mais j’vois plus bien. Descends un peu que j’te vois !
Ganelane regarda cela l’air étonné. Kaja mit pied à terre et s’approcha de la vieille femme.
   - T’es le jeune seigneur Kaja. Et bien c’est tant mieux, tu vaux mieux que ton chenapan de frère… T’es revenu pour rester ou pour partir ?
   - Pour partir, Tarset, pour partir. Tu fais encore tes onguents contre les coups ?
   - Pour sûr, tout le monde en a besoin !
   - Alors j’enverrai quelqu’un en chercher avant mon départ.
Ayant dit cela, il remonta à cheval et se remit en route. Ganelane n’osa pas l’interroger. Ils avancèrent un moment en silence, puis Kaja prit la parole :
   - Fais en sorte qu’elle ne manque de rien et fait retaper sa baraque, je ne voudrais pas qu’elle la prenne sur la tête.
    - Bi… Bien, Seigneur.
Kaja éclata de rire.
   - Quand je pense que c’est elle qui me soignait déjà quand, enfant, j’étais couvert de bleus...
Ils atteignirent le bois. C’était un bout de la vieille forêt comme disait son père quand les arbres étaient les maîtres de la terre. Il fallait la respecter. Les enfants n’avaient pas le droit d’y venir. Seul son père y pénétrait pour faire les rites avant qu’on touche un arbre. Il descendit de cheval et dit à Ganelane en lui tendant les rennes :
   - Attends-moi là.
Il se doutait qu’en son absence des gens y venaient. Aujourd’hui, il préférait y être seul. La futaie était ancienne et les arbres de belle taille. Il marcha un peu et atteignit une sorte de clairière. Quand il vit les souches, il comprit que son frère avait fait couper ces arbres. Il s’avança à la lumière. Au milieu, il vit une pierre fendue qu’un jeune arbre traversait, la vie jaillissant de la roche. L’image lui plut. C’était une pierre plate. Elle ne pouvait venir de cet endroit. Il s’approcha pour la toucher. Brusquement il comprit. C’était l’autel qu’utilisait son père. Il fut ému de penser qu’un arbre avait jailli là où son père faisait ses offrandes. Il ramassa une branche cassée de l'arbrisseau et la mit sous sa tunique. En repartant, il savait que personne ne toucherait à ce bois. L’arbre dans la pierre, la pierre autel, tout cela avait un caractère sacré.
En remontant à cheval, il dit à Ganelane qu’on pouvait défricher près de la source Calvès et qu’il ferait les rites pour les arbres qu’on devrait couper.
De retour au château de multiples activités l’attendaient. Tout le monde voulait son avis et il devait rendre la justice sur ses terres. Il se changea dans la grande salle pendant que les serviteurs installaient la pièce pour en faire le tribunal du baron. Il posa la branche cassée sur un coffre avec ses armes. Revêtu de la toge du jugement, il prit place dans le grand fauteuil. À sa droite, on avait posé le coffre avec ses armes et à sa gauche se tenait le secrétaire qui noterait ses décisions. Son chef d’armes entra. C’est lui qui était chargé de faire respecter l’ordre en l’absence du baron. Sa famille venait aussi de Tisréal mais n’avait pas fait fortune. Il commandait la petite troupe de soldats de la baronnie. Il amenait son lot de voleurs et de bandits. Kaja ne fit que confirmer la punition que son chef d’armes avait déjà donnée. Les cas les plus longs étaient ceux qui opposaient parfois des voisins pour qui le droit coutumier n’avait pas suffi à les départager. Cela lui prit le reste de la journée.
Le soleil était déjà couché quand arrivèrent les premiers invités. Kaja avait encore sa toge de jugement quand son voisin le baron Broquel arriva. Il se leva pour l’accueillir. Ses serviteurs poussèrent le grand fauteuil et le coffre vers le mur et commencèrent à dresser la table. D’autres invités arrivèrent. On leur apporta des rafraîchissements et Kaja joua son rôle d’hôte. Les seigneurs se retrouvèrent sur la terrasse pendant que les serviteurs dressaient la table. Kaja put admirer les grandes manœuvres. Il savait que sa position de célibataire le rendait intéressant. Il en ignorait le degré. Il se rendit compte combien sa supposée position proche du pouvoir le rendait attrayant. Le baron Broquel était venu avec sa fille et son autre voisin, le baron Cikas avait débarqué avec deux nièces. Kaja se sentit comme une forteresse qui voit arriver les armées ennemies. On n’en a pas le désir mais on n’a pas le choix… Il pensa que la soirée allait être longue. Il avait déjà remarqué les regards noirs qu’échangeaient les demoiselles alors que lui avait droit à leurs plus beaux sourires. Alors qu’il aurait aimé parler de choses importantes avec ses voisins, il se retrouva à faire des efforts pour ne pas trop déplaire à ces demoiselles et à leur protecteur. Il ne se voyait pas s’allier à ces familles. La ligne de conduite pour garder de bonnes relations de voisinage venait de se compliquer. 
Quand on lui annonça que le dîner était servi, il fut bien obligé de rentrer en servant de cavalier à l’une des demoiselles. Ce fut la fille de son voisin Broquel qui eut cet honneur. En passant le seuil de la porte, elle rayonnait pendant que les deux autres cachaient mal leur déception.
   - N’est-ce pas que cela fait un beau couple, dit le baron Broquel au baron Cikas.
Ce dernier grommela une réponse. Les deux hommes se supportaient mais ne s’entendaient pas. Leurs terres s’étendaient au nord du domaine de Kaja. Il y avait entre eux une querelle pour une pièce d’eau et un bois. Régulièrement, on apprenait qu’ils s’étaient accrochés à cause des droits de chasse et de pêche. Kaja les avaient invités ensemble pour discuter des actions de nettoyage de la rivière qui traversait leurs terres à tous les trois.
Arrivés dans la grande salle, Kaja amena sa cavalière jusqu’à sa place avant de rejoindre la sienne. Les autres y furent conduits par l’intendant qui avait préparé le plan de table. Kaja était entouré de deux demoiselles qui minaudaient. Le repas fut pour lui difficile à vivre. Il était plus habitué à la rudesse de ses soldats qu’aux circonvolutions qu’employait la gente féminine. Ganelane avait fait venir quelques musiciens qui jouaient en sourdine. Kaja en ressentit les bienfaits pour combler les silences qui parfois s’installaient. Il fut soulagé qu’en enfin fut servi le dessert. La fille du Baron Broquel brancha Kaja sur le pèlerinage. Il put ainsi raconter la beauté de la ville et de l’Arbre sacré.
   - Oui, dit-elle, c’est une ville merveilleuse. Il y a quelques années j’avais accompagné mon père. Nous étions logés près du palais du vice-roi. J'ai adoré me promener dans la ville. Mon père m'avait laissé une petite escorte. Après avoir rendu mes hommages à l'Arbre Sacré… Quel moment merveilleux, n'est-ce pas ! Le voir ainsi en vrai… je n'en revenais pas. J'ai même profité d'un temps le matin, avant les cérémonies. Les serviteurs de l'Arbre nettoyaient, préparaient… Je les ai même vus recueillir les rameaux qui se détachent…
Les deux autres jeunes filles, le nez dans leur assiette, essayaient de ne pas montrer leur agacement. Kaja gardait le sourire, tout en se sentant un peu lassé par l'incessant bavardage de sa voisine. Il gardait une partie de son attention tournée vers les deux barons qui discutaient une nouvelle fois de leur différend territorial.
   -... Quelle générosité de sa part… donner ainsi de son être même pour nous...
Kaja, qui avait un peu décroché du discours de sa voisine, comprit qu'elle parlait encore de l'Arbre Sacré.
   - … vous avez probablement vu aussi avec quel soin les serviteurs de l'Arbre les recueillent. J'ai vu plus tard dans la ville, l'échoppe où on peut en avoir. La contribution est élevée mais mon père dans sa générosité m'a permis d'en adopter une. Mais je vois que, vous aussi, vous avez eu ce bonheur…
Kaja ne comprit pas ce qu'elle disait. Du regard il suivit le geste qu'elle faisait. Il resta sans voix. Elle désignait la branche posée à côté de ses armes. La branche qu’il avait ramenée du bois de son père...

lundi 10 septembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...64

Quand le convoi du vice-roi quitta la capitale, cela fit un long cortège de chariots et une foule de cavaliers multicolores. Kaja était l’un d’eux. La foule se pressait le long des rues pour acclamer son souverain. Kaja scrutait les visages cherchant les indices de danger. Il ne croyait pas en la sincérité des acclamations. Il avait trop entendu ses amis et ses pairs parler de l’organisation du déplacement.
L’itinéraire passait par Sursu puis Riega. Il traversait les gorges du Tiapolang et après un arrêt à Clébiande, il atteindrait le royaume de Tisréal. Le but ultime était la ville de Tribeltri. C'est là que l'arbre sacré avait pris racines. Il était unique et seul de son espèce. Son origine se perdait dans la mémoire. Nombreux étaient ceux qui avaient cherché un autre arbre sacré. Les légendes lui attribuaient tous les bienfaits que vivait le royaume. Le blesser ou tenter de le détruire attirait la malédiction sur vous et les vôtres. La félicité suprême pour le royaume viendrait quand on en récolterait les fruits. Les serviteurs de l'arbre en avait déduit que cet événement était une utopie. Seul, ses fleurs ne seraient jamais pollinisées.
Kaja restait tendu. Il gardait le souvenir des récits du passé. Il y avait eu plusieurs attentats contre le vice-roi. Aucun n'avait réussi. Mais toujours cela avait déclenché de la haine et de la violence. Le convoi traversait les villages. À chaque fois, on avait le même cérémonial. Le chef du village saluait le souverain et amenait les cadeaux pour fêter son passage. La routine s'installa. Le seigneur local accueillait le vice-roi et ses proches pour la nuit. Tous les autres campaient comme ils pouvaient. Kaja visitait ses hommes régulièrement, les motivant et les encadrant. Les loups de Sink se devaient d'être irréprochables. Il recevait aussi ses éclaireurs et ses pisteurs. Il avait chargé Stor de recruter des hommes aussi discrets sur lui. Ils avançaient en parallèle du convoi, traquant tout ce qui sortait de l'ordinaire.
Juste avant d’arriver à Sursu, ils avaient ainsi prévenu Kaja qu’ils avaient intercepté un archer suspect. Kaja, après avoir confié la garde rapprochée du prince à Granca devenu capitaine, s’était déplacé dans un village pour interroger l’homme. Il transpirait la haine et ses flèches avaient été trempées dans le purin. Kaja avait frémi en pensant à ce qui serait arrivé si un des membres de la famille régnante avait été touché par un de ces traits. Ils tremblaient tous de peur à l’idée de mourir de pourrissement.
Si l’homme fut traité sans ménagement, il fut la seule victime de sa folie. Kaja ne lança pas de représailles sur son village. Il fut presque soulagé que l’incident arrive en début de parcours. Il se disait que la suite serait plus calme. Il se trompait.
Arrivé à Sursu, où l’arrêt durait plusieurs jours, le prince voulut profiter de la vie. Tous les soirs, il partait faire la tournée des bars et des différents lieux de plaisirs. Kaja et ses hommes le suivaient partout, obligeant au passage, quelques aigrefins à plier bagages ou à rendre des gains aux origines douteuses. Les fêtes que Jobau organisa ces quelques jours furent emplies d’une magnificence qui réjouit les habitants de Sursu tout en déplaisant à son père qui trouvait la manière de faire trop dispendieuse.
   - Tu crois que tu séduis les gens en faisant cela. Que nenni, tu es considéré comme une vache à lait dont il faut profiter. Ce n’est pas comme cela que tu te feras respecter, mon fils.
Kaja était présent quand Jobau s’était fait réprimander par son père. Il s'était défendu, mollement encore, trop imbibé de vin pour avoir les idées claires. Dans la journée de voyage qui avait suivi, Kaja l’avait entendu se plaindre auprès de sa petite cour de courtisans d’être mal traité. Ceux-ci avaient renchéri d’autant plus facilement qu’ils en avaient beaucoup profité.
La route entre Sursu et Riega était bonne et les villages moins nombreux, diminuant le nombre d’arrêts. Kaja, le soir, venait rendre compte au vice-roi de sa mission. Il n’avait pas raconté les frasques de Jobau. Cela n’avait pas été nécessaire : Gérère avait ses propres espions. Le premier soir, après être sorti de Sursu, ils avaient été accueillis dans un château au bord du fleuve. C’était un vieux fort au confort spartiate. Le baron Mocsaf qui l’occupait, était de cette vieille garde pour qui la main devait être de fer dans un gant de fer. Kaja se retrouva à attendre dans l’antichambre, pendant que le vice-roi écoutait les compliments de son hôte. Cela dura un moment. Puis le ton devint moins formel. Kaja, dans le couloir, pouvait entendre ce qu’il se passait dans la salle par les ouvertures de ventilation. Au baron Moscaf qui se plaignait de la mollesse des jeunes et de leur incurie, Gérère, qui manifestement le connaissait bien, confia que son propre fils avait du mal à être à la hauteur et qu’il préférait l’amusement aux choses sérieuses. Kaja eut l’impression d’entendre son père se plaindre de la jeune génération. Il put entrer quand les serviteurs eurent servi les boissons. Il fit son rapport. Il savait que même si Gérère semblait ne pas l’écouter, il enregistrait tout. Alors que Kaja attendait un signe du vice-roi pour se retirer, il l’entendit dire à Moscaf qu’un fils qui ressemblerait au baron Sink serait une bénédiction.
Kaja en fut troublé. Il n’avait ni l’instruction, ni la répartie de Jobau. Il savait que, parmi les barons, la lignée des Chihouaï prônait le gouvernement par la force et la violence. Comme les Sink, les Chihouaï avait des liens de parenté forts avec la famille régnante. Par contre, ils avaient de nombreux représentants et une grande parenté ce qui rendait le clan très influent. Reneur, le patriarche, aurait bien vu son fils, sorte de géant patibulaire, prendre la tête de ce royaume pour en finir avec tous ces rebelles. Il intriguait dans ce sens auprès du roi de Tisréal. Il avait déjà bien avancé ses pions. Un de ses frères était près du grand maître des arbres, un autre cousin était ministre du vice-roi. Et lui-même avait ses entrées au palais.
Kaja regardait tous les courtisans intriguer sans prendre parti pour personne. Cela ne le rendait pas populaire à la cour parmi les intrigants. Il restait droit et fidèle, faisant ce qu’il avait à faire et libre grâce à son domaine. Il y avait bien, parmi les jeunes, quelques exaltés qui lui avaient fait des compliments sur sa conduite et qui lui avaient glissé en aparté que ce serait mieux pour l’avenir du pays si le vice-roi pouvait faire comme lui...
Kaja avait remarqué ces jeunes, qui s’habillaient dans le même style, lui qui s’entraînait dur pour pratiquer les arts de la guerre. Des amis lui avaient parlé de ce mouvement qui touchait surtout les petits barons. Ils voulaient en revenir à plus de justice et plus de paix, “Comme le baron Sink !” ajoutaient-ils. Et ils citaient sa réussite dans sa propriété et son sens de l’honneur. “Tu deviens le chef de file d’un vrai mouvement” lui avait asséné un copain d’enfance. Sink en était gêné. Il ne demandait rien et ne cherchait rien d’autre que de servir son pays.
Cette nuit-là, il dormit mal.
Le lendemain, ils arrivèrent à Riega. Son service auprès de Jobau ne lui laissa pas le temps de réfléchir. La ville n’était pas très grande. Elle avait pourtant son lot de lieux mal famés où l’on pouvait goûter des plaisirs tarifés. Jobau faussa compagnie à ses gardes, obligeant Kaja à le chercher une bonne partie de la nuit. Il ne le ramena au château qu’aux premières heures du jour, aussi discrètement qu’il put. Jobau ne tenait plus debout et délirait, assurant Kaja et tous les autres de son amour. Il se mit à ronfler dès qu’il fut allongé. Kaja laissa néanmoins une escouade près de lui, avec ordre de l’empêcher de sortir.
Ce jour-là, Jobau ne put voyager à cheval. Il resta dans un des chariots. Les gorges de Tianpolang se resserraient en allant de Riega à Clébiande. Cela faisait un entonnoir pour le vent. Plus on avançait, plus il prenait de la force. Kaja se félicitait de l’avoir dans le dos. Les toiles des chariots battaient comme des voiles couvrant le bruit des conversations. En fin de matinée, il avait été voir comment se portait Jobau. Le regard du serviteur vidant la bassine lui suffit pour voir que le fils du vice-roi rejetait une bonne partie de ce qu’il avait ingurgité la veille. Il n’avait pas essayé de le voir, préférant attendre le soir. La journée s’était finie en arrivant à Clébiande. Le château se situait juste là où tombait le vent. Cela étonnait toujours Kaja de ressentir ce brusque arrêt. Il se demandait toujours où filait le vent.
Avant d’aller se reposer, il alla jusqu’au port inspecter les bateaux prévus pour le reste du voyage. Pour lui, la surveillance allait pouvoir devenir plus simple. Jobau serait sur une embarcation, en sécurité. Il fit fouiller de fond en comble le navire prévu, et posta des hommes pour le garder jusqu’à l'embarquement.
Il retourna au château où le banquet battait son plein. Jobau avait retrouvé sa place et sa verve. Kaja pensa que demain, sur le bateau, le serviteur allait encore tenir la bassine…
Il laissa un de ses lieutenants surveiller la soirée et alla se reposer. Il voulait être en forme pour l’embarquement. Les petites heures du matin pouvaient être propices à un attentat. Après, les embarcations navigueraient au milieu du fleuve pour profiter du courant et vu sa largeur, aucun archer ne pourrait frapper Jobau. Pendant quelques jours, ils allaient se laisser glisser pour atteindre le lieu du pèlerinage en plein territoire du Royaume de Tisréal. Il faudrait être de nouveau attentif à la valse des courtisans.
Aux premières lueurs du jour, Kaja était au port. La brume recouvrait l’eau. La nuit, le vent tombait. Le fleuve était lisse comme un miroir. Il fit le tour des sentinelles. Tout était calme. Il savait que Jobau avait rejoint sa chambre sans tenter de sortir. Il avait été retenu au banquet officiel par son père. Une manière que ce dernier avait trouvée pour le punir de ses frasques à Riega. Cela fit sourire Kaja. Il se laissa aller à suivre la routine, surveiller l’embarquement des vivres et des affaires de Jobau, signer les divers formulaires ou régler les inévitables problèmes qui pouvaient surgir. Le capitaine était un tréïben d’un âge certain. Il dirigeait son bateau depuis des années et avait déjà parcouru le fleuve en tous sens. Il avait déjà participé au pèlerinage. Oui, son équipage se ferait discret. Oui, il avait l’habitude des exigences des barons. Oui, il connaissait les usages pour s’adresser à eux. Kaja qui l’interrogeait sourit intérieurement. Il portait le titre de baron mais son uniforme le désignait plus comme un subalterne que comme un des dirigeants du pays. Le capitaine, en lui répondant, exprimait un agacement certain qu’il n’aurait jamais osé montrer devant un baron et sa suite.
Jobau arriva tard dans la matinée. Il suivait son père. Les grandes embarcations avaient été décorées pour l’occasion de fleurs et de branches d’arbres. Le capitaine, en grande tenue, était au pied de la passerelle et se montra presque obséquieux. Kaja demeura tendu jusqu’au largage des amarres. Doucement la barge prit de la vitesse en rejoignant le courant. Autour d’eux, une flottille de canots et de pirogues fines et rapides, portait des hommes en armes et assurait la sécurité. Pendant quelques jours, il allait pouvoir se reposer. Sur le fleuve, la sensation d’immobilité n’était qu’apparente. Les barges allaient plus vite que les chariots. Kaja compta deux jours vers le nord-est pour atteindre le coude, puis deux jours vers le nord-ouest pour atteindre la ville du pèlerinage. Quatre jours de repos ! Lui et ses hommes en avaient bien besoin.
Tribeltri était une belle ville. On y célébrait la divinité sous toutes ses formes. Les rues étaient larges et bordées d'arbres de toutes races, formes et tailles. La ville était séparée en trois par les trois avenues. Il y avait la route du sud, celle de la capitale par où passait le roi de Tisréal quand il venait, et l'avenue du port que prendrait le vice-roi lors de son débarquement. Tout tournait autour du rite. L'arbre sacré occupait le centre de la place vers laquelle convergeaient les avenues. Autour se tenaient les temples et les palais, puis venaient les marchands où l'on pouvait acheter de la graine à l'arbre. Après on trouvait les restaurants, plus ou moins huppés, et les hôtels. Kaja serait logé à la caserne attenante au palais du roi. Il savait déjà que Tribeltri serait noire de monde pour le grand pèlerinage. Le vice-roi serait le premier arrivé. Le roi ne faisait son entrée que deux jours plus tard. Les rues seraient alors bondées. Le peuple venait saluer son souverain et redire sa fidélité au pied de l'arbre sacré. Le vice-roi, comme les autres, referait acte de soumission. Il jurerait fidélité et obéissance au roi et au royaume de Tisréal. Il le ferait au nom de tous les barons de son royaume, charge à lui de l'obtenir. C'était aussi l'endroit des renversements. Le roi avait tous les pouvoirs, y compris celui de révoquer le vice-roi pour nommer un autre dirigeant à sa place. Cela était arrivé une fois. Le vice-roi de l'époque avait été destitué, jugé et exécuté au pied de l'arbre sacré. Les ancêtres de Gérère avaient accusé le vice-roi de l'époque de vouloir faire sécession. Reneur, le chef du clan des Chihouaï, faisait courir le même genre de bruit. Gérère avait dû multiplier les actes de soumission et de fidélité, adressant cadeaux et ambassades au roi.
Kaja sentait la tension monter au fur et à mesure qu'on approchait de Tribeltri. Jobau se rendait sur le bateau de son père. D’autres barons venaient participer à ces réunions. En même temps, Kaja apprenait en écoutant les piroguiers que les Chihouaï faisaient de même. Le soir, les bateaux s’illuminaient pour accueillir les convives et convaincre les indécis. Kaja regardait le jeu des courtisans sans y participer. Ils s’enfermaient dans la grande salle du bateau, bien à l’abri des bayagas. L’alcool y coulait à flot et les invités ne repartaient qu’au petit jour. Une fois l’étoile de Lex levée, Kaja se sentait libre. Plus personne n’entrerait ou ne sortirait du bateau. Jobau ne risquait plus rien. Il avait observé que les tréïbens avaient leurs propres passages. Kaja avait demandé au capitaine l’autorisation de les emprunter. Ce dernier avait été étonné, mais il l’avait accordé. Alors qu’ils approchaient de la frontière cette nuit-là, Kaja s’y risqua. Il suivit le couloir et atteignit le poste de pilotage. Comme le convoi était en retard, le vice-roi avait exigé de naviguer de nuit. Malgré l’inquiétude, les marins avaient obéi. À cette heure tardive, Kaja n’avait trouvé qu’un homme de faction. Il surveillait par une étroite fente ce qui se passait dehors.
   - Vous n’avez pas peur des bayagas, demanda Kaja ?
L’homme se retourna. Dans la faible lueur du fanal, Kaja reconnut le capitaine.
   - Non, commandant. Ce n’est pas la première fois que je navigue de nuit. On ne voit pas toujours les bayagas et puis la fente peut se fermer rapidement.
   - Est-on loin de la frontière ?
   - On l’atteindra en fin de nuit et là nous serons tranquilles. Les bayagas ne la passent pas.
Kaja se mit à regarder dehors.
   - Vous avez de la chance, commandant. En voilà sur tribord.
Kaja dut réfléchir pour savoir de quel côté regarder. Il vit des lueurs diffuses au-dessus d’une autre barge un peu plus loin devant.
   - Vu d’ici, cela ne semble pas trop inquiétant.
   - Non, vu d’ici, mais il ne faudrait pas qu’ils leur prennent l’idée d’approcher. Cela m’est arrivé une fois. J’en frissonne encore.
Tout en disant cela, le capitaine fermait la fente petit à petit. D’un coup, il ferma le volet complètement. À travers les interstices entre les planches de la cabine, Kaja perçut de la lumière. Elle était changeante tant en couleur qu’en intensité. Puis d’un coup, tout fut noir, d’un noir plus sombre que la nuit. Il sentit monter en lui la peur, heureusement cela ne dura pas.
   - Qu’est-ce que c’était ? demanda Kaja.
   - Vous comprenez, commandant, pourquoi on n’aime pas les rencontrer.
   - Pourtant, certains chez nous les affrontent.
   - J’aimerais pas être à leur place.
Comme tout semblait calme, le capitaine entrouvrit la fente.
   - On dirait que c’est fini pour cette nuit.
Kaja était resté impressionné par cette impression qu’il avait eue face aux bayagas. Comme prévu, ils passèrent la frontière aux petites heures du jour.
Dans le royaume de Tisréal, le fleuve s’étalait tranquillement dans une vaste plaine. Les soldats du royaume étaient venus les contrôler. Cela avait plus tenu de la visite de courtoisie que du réel contrôle. Kaja avait pourtant senti leur condescendance. Il n’aimait pas être pris de haut et s’était senti énervé toute la matinée. Le temps s’était pourtant mis au beau. La navigation était calme. Des marins de Tisréal avaient embarqué. Ils guidaient les tréïbens qui prenaient cela avec philosophie. Le capitaine avait expliqué à Kaja qu’il faisait régulièrement du transport entre les deux royaumes. Les marins de Tisréal étaient une obligation parmi d’autres. Cela n'empêchait pas le voyage d’être rentable. 
Ils arrivèrent en vue de Tribeltri comme prévu. Les bateaux avaient rattrapé le retard. Le comité d’accueil les attendait sur la berge. Le vice-roi eut droit à tous les honneurs. Le baron Reneur débarqua avec les siens accueilli par un simple conseiller. À la raideur de sa démarche, on devinait sa colère. Il ne fit aucun esclandre et s’en alla vers son hébergement.
   - Il croyait que le roi allait lui donner ce qu’il voulait… Eh bien, il en est pour ses frais !
Kaja se retourna en entendant Jobau qui semblait jubiler. Kaja le vit aller vers ses courtisans et s’entretenir avec eux. Il ne s’attarda pas à aller commenter. Il lui fallait surveiller le débarquement. Il ne fallait pas traîner, les premiers rites commenceraient au petit jour.
Alors que Kaja organisait la sécurité de la partie du palais dévolue à Jobau, il vit arriver un envoyé du vice-roi.
   - Mon maître m’a envoyé vers vous pour vous porter son désir.
Kaja renvoya le lieutenant qui écoutait ses ordres.
   - Les désirs du vice-roi sont des ordres pour qui est fidèle.
   - Alors soyez son armure demain.
Kaja resta interloqué. Que craignait Gérère pour ainsi lui demander d’être son garde rapproché ? L’envoyé du vice-roi était déjà reparti. Il fit venir Granca et Denbur, ses premiers lieutenants. Avec eux il tint un conseil et prépara la journée du lendemain. Les loups de Sink se réunirent en meute et la meute se prépara au combat dans le plus grand secret.
Avant que le jour ne se lève, ils étaient en place. Kaja rejoignit les appartements du vice-roi. S’il était en grande tenue, il était aussi prêt au combat. Sous l’uniforme, la cotte de mailles pesait sur ses épaules. Son épée avait été affûtée et il avait réparti ses dagues en différents endroits de son corps pour faire face à toute éventualité. Quand le vice-roi apparut en grande tenue d’apparat, il fit signe à Kaja de se tenir près de lui.
   - Jamais à plus d’un pas, Baron Sink !
   - Bien, Majesté.
Le convoi se mit en route. Des serviteurs ouvraient la route avec des flambeaux. Derrière suivaient les nobles barons de la maison du vice-roi selon leurs rangs. Gérère marchait derrière eux. Tout autour de lui se tenait sa garde d’honneur. Kaja les connaissait. Tous ces hommes étaient grands et impressionnants mais manquaient de pratique et d'entraînement. La procession arriva devant l’arbre sacré faisant cercle autour. Les prêtres du lieu étaient là. Ils accueillirent les dons, les disposant autour de l’arbre, suivant l’importance de chacun. Quand vint le tour du vice-roi, il déposa de l’or. Kaja, derrière lui, sortit un couteau, se fit une entaille sur un doigt et laissa couler une goutte de sang sur une des racines. Le prêtre ouvrit des yeux étonnés. Rares étaient les barons à faire cela. Une telle offrande les liait à l’Arbre et l’Arbre leur dictait sa volonté. Cela pouvait prendre des années, mais un jour, il recevrait l’Appel et toute sa vie il deviendrait un serviteur de l’Arbre.
La cérémonie continua avec des chants, des discours et des rites de demandes de bénédictions. Cela dura jusqu’au milieu de la journée. Quand la procession du vice-roi reprit le chemin du palais, ils croisèrent la procession du clan des Chihouaï. Kaja savait qu’ils suivraient le même rituel. Cela durerait deux jours pour que tous les clans aient rendu hommage à l’Arbre sacré. Après quoi viendrait le roi.
Kaja fut libéré de sa mission dès le retour au palais. Le vice-roi ne voulait pas ressortir avant la venue du roi. Il retrouva Jobau. Ce dernier comptait bien profiter de la ville pour s’amuser un peu. Plus vers l’extérieur, il y avait des lieux de plaisirs et il comptait bien y aller. Kaja l’accompagna une partie du temps, mais prépara aussi la cérémonie de soumission. Reneur n’avait rien tenté aujourd’hui et la bénédiction de l’arbre avait été reçue. Kaja en déduisit qu’il n’était pas prêt pour un coup d’état. Néanmoins, il prépara ses hommes à cette possibilité.
Le jour de la soumission arriva. Kaja était nerveux comme tous. Devant les palais, les processions se formaient. Les bannières en tête, les clans du royaume se tenaient prêts. L’attente commença. Le roi se fit attendre jusqu’au milieu du jour. Il remonta l’avenue de la capitale. Ce fut un spectacle grandiose. Le peuple, qui patientait depuis le matin, acclamait son souverain qui passait. Les processions des clans se mettaient en ordre derrière le roi. Le vice-roi prit sa place juste derrière le palanquin royal et devant le clan des Chihouaï. Ils marchèrent ainsi au son des fanfares jusqu’à la place de l’Arbre sacré. Les prêtres avaient disposé le trône au milieu des racines. Devant lui, ils avaient monté une estrade pour que les barons s’avancent et fassent soumission. De part et d’autre, une allée de planches en facilitait l’accès. Le roi fut le premier à monter. Ses gardes l’accompagnèrent. Arrivé sur l’estrade, il se tourna vers l’arbre et fit la révérence, prononçant les paroles de soumission. Pendant ce temps les chefs de clans avaient quitté leur procession et s’étaient avancés restant au pied de l’estrade. Chacun des chefs était accompagné de ses gardes dont le nombre était fonction de sa puissance et de son rang. Kaja aurait pu être l’un d’eux. Il avait choisi de suivre le vice-roi et huit gardes. Reneur s’était avancé à côté, accompagné de son fils et de sept gardes. Derrière eux, les chefs s’étaient rangés en silence. Au premier rang de l’assemblée, tous les barons étaient là, y compris Jobau. Kaja surveillait tout en se pliant au rite. Son épée était prête au combat. Il remarqua que ni Reneur, ni son fils, ni leurs gardes n’avaient leurs armes détachées. Les sécurités étaient nouées sur des armes certes précieuses mais à l’efficacité douteuse.
Quand le roi se releva, toute l’assemblée fit de même. Il s’installa tranquillement sur son trône, des serviteurs arrangèrent son manteau et ses gardes se placèrent de part et d’autre. Quand tout fut en ordre, il fit signe et les trompettes sonnèrent. Gérère monta. Ses gardes lui emboîtèrent le pas. Arrivé devant le roi, il s’agenouilla et prononça les mots de la soumission. Le roi les accepta. Il lui fit signe de rester sur place. Kaja sentit le trouble de Gérère. Ce n’était pas l’habitude. Le roi aurait dû proclamer sa confiance en lui et lui redonner mandat de vice-roi. Au lieu de cela, le roi fit le geste pour que sonnent les trompettes. Reneur s’avança. Il exultait. Gérère était blême. Reneur prit place devant le roi et s’agenouilla pour prononcer les mots de la soumission. Le roi les accepta et se leva, provoquant le silence de l’assemblée. Kaja vit Gérère trembler.
   - Au nom des pouvoirs que me donne l’Arbre sacré, je vous donne mission...
Tout le monde retint son souffle.
   - … À vous baron Reneur, je vous donne pour mission de gouverner… avec l’aide du baron Gérère qui a toute ma confiance, le royaume du peuple de Riou.
Cela fit l’effet d’une bombe. Tout le monde y alla de son commentaire. Kaja se mit à craindre que Gérère ne fasse un malaise. Quand il se tourna vers Reneur, il vit que le sourire avait quitté son visage. Le vieux roi de Tisréal avait bien manœuvré. En séparant ainsi le pouvoir, il le divisait, rendant impuissants les deux clans. Le roi attendit que le brouhaha cesse pour continuer. Cela prit un moment, mais petit à petit le silence se réinstalla sur la place.
   - Quant à vous baron Sink, dont la fidélité ne peut être mise en doute, je vous mets sous les ordres directs du vice-roi Reneur en vous nommant colonel.