mardi 26 février 2013

- Je me suis mis à courir comme un fou et vous m'avez poursuivi, Seigneur Dragon.
Névtelen se tut.
Maintenant, il était vidé, non, pas vidé, vide. Son avenir lui importait peu. Il n'y pouvait rien.
Comme rien ne se passa. Névtelen regarda vers le bout du boyau qui l'abritait. Il n'y avait plus rien, ni rocher, ni dragon. Il eut un instant l'impression d'un rêve qui se terminait. Tous ses souvenirs avaient repris leur place. Douloureux ou joyeux, ils faisaient partie de son passé, mais plus de son présent. Ils leur devaient ce qu'il était, mais pas plus. En le faisant raconter tout ça, le dragon l'avait curieusement libéré. Il se leva. Il laissa la vieille épée et ne garda que son marteau qu'il remit à sa ceinture. Pour affronter le dragon, il n'en aurait pas besoin.
Le jour emplissait la caverne.
Il vit le dragon.
- Viens, être debout. Ton récit est captivant.
Névtelen approcha du grand dragon maintenant accroupi au centre de sa grotte.
- Ai-je droit à la vie ?
- Sais-tu ce qu'est la vie, être debout ?
Regardant vers l'extérieur, le dragon semblait pensif. Névtelen continua à s'approcher de lui. Au centre de l'espace était dressée une pierre plate. Dessus un anneau d'or accrocha le regard de Névtelen.
- Quelle épreuve me réservez-vous, Seigneur Dragon ?
- La plus simple, la plus dure ! Celle du choix.
Névtelen fasciné par l'anneau, demanda :
- Finirais-je comme les autres si je le touche ?
- C'est à la fois plus simple et plus compliqué. Cet anneau est premier et dernier. Il ne peut aller qu'au doigt de celui qui fera Sangha.
Névtelen leva les yeux vers le dragon. Celui-ci avait abaissé la tête à la hauteur de l'homme. Son œil était comme un phare d'or se reflétant dans l'anneau. Névtelen avala sa salive. Il avança la main. Un grondement sortit de la gueule en face de lui.
- Cet anneau n'est pas fait pour vous, dit Névtelen. Il est fait pour un doigt comme le mien.
- Cet anneau est MIEN ! gronda le dragon, ne quittant pas de l’œil la main qui se tenait au-dessus.
Névtelen regarda les dents devant lui. Cet anneau l'hypnotisait. Il en avait la conviction, il fallait qu'il le passe à son doigt.
- Seigneur Dragon, je ne peux échapper à votre puissance et à votre rapidité. Laissez-moi essayer simplement cet anneau.
- Ton ignorance est grande, être debout. Cet anneau contient la puissance. Te laisser y toucher est impossible.
- Le prince Quiloma en possède un qui lui ressemble, pourtant il n'a pas la puissance. Laissez-moi essayer.
- Tes arguments sont le reflet de ce que tu ignores. L'anneau du prince est faible en comparaison à celui-ci.
Névtelen sentait le dragon tendu, prêt à bondir, sans compter le feu qu'il pouvait cracher. Il employait une mauvaise tactique. Qu'avait-dit le dragon ? Sangha...
- Pourtant je suis peut-être celui qui fera Sangha. Enseignez-moi ce qu'est faire Sangha.
Le dragon sembla se rembrunir.
- C'est un rite chez les dragons appelés.
- Seriez-vous un dragon appelé ?
- Ta finesse est grande, être debout. Ce fait est controversé. J'ai entendu un appel quand j'étais encore dans l’œuf. L'être debout Mandihi est resté évasif. Les gravures dans les grottes des dragons sont restées évasives. Cet appel était-il un véritable appel ?
- Comment discerner si cet appel est véritable ?
Le dragon se redressa un peu. Il sembla se mettre à réfléchir.
- Ta question me trouble, tout comme ton récit. Les légendes disent que l'appel vient de celui qui sera roi-dragon dans le pays blanc. Si tu es celui appelle et qui fera Sangha, tu dois être prince du pays blanc. Ton récit est troublant mais manque de certitude.
Ce fut au tour de Névtelen de se mettre à réfléchir. Ce qu'il savait lui avait été raconté. Il n'avait aucune preuve matérielle. Que lui restait-il à part sa mémoire ?
- Serions-nous condamnés à ne jamais savoir, seigneur Dragon ? Que fais-tu des oracles ?
- Je te le dis à nouveau, être debout. Ton récit est troublant. Malheureusement, l'être debout Mandihi m'a mis en garde contre la possibilité d'un faux prétendant. Peut-être es-tu celui-là ? Peut-être es-tu cet être au cœur noir ?
- Mon cœur n'est pas noir !
- Pourtant tu as tué d'autres comme toi.
- Oui, cela est vrai mais en combat ou pour me libérer. Je n'ai pas cherché le mal. J'ai juste cherché ma place. Et ma place me semble en rapport avec vous seigneur dragon.
- Cela laisse l'incertitude dans mon esprit, être debout.
- Peut-être faut-il me faire confiance ?
Le dragon éclata de rire, faisant sursauter Névtelen.
- Tu inverses les rôles, être debout. Le choix est tien.
- Non, seigneur dragon. Le choix est nôtre. Vous n'aurez la réponse que si je passe l'anneau.
En entendant cela le dragon gronda à nouveau :
- Ta cuisson aurait simplifié le problème.
- Oui, seigneur dragon. Vous avez fait un choix, vous aussi. Il est nécessaire de l'assumer.
Avant que le grand saurien ne réponde Névtelen avait pris l'anneau. Son majeur se glissait dedans quand la gueule se referma sur lui.
Noir !

vendredi 22 février 2013

Revêtu de son armure de combat, comme les autres chevaliers, le prince-roi était prêt. Épées et dagues avaient été enduites de poison. La stratégie était simple : on entre et on tue. Les serviteurs restants étaient de la partie. Il fallait manœuvrer les cordes assez vite pour faire descendre les combattants. L'attaque était prévue à l'aube. Névtelen fut surpris d'apprendre qu'il avait un rôle à jouer. Sa capacité à voir en basse lumière le rendait indispensable. Il serait le premier à descendre et jouerait le rôle d'observateur pour donner le signal de la descente aux chevaliers.
Avant que la lumière ne soit, ils prirent le chemin de la falaise. Névtelen fut étonné du silence relatif de ces géants bardés de ferraille. On l'avait équipé d'une vieille épée, mais il avait pris son marteau. Il avait refusé que son arme soit empoisonnée. En faisant cela, il pensait plus à lui qu'au dragon. Il se savait moins adroit, une lame à la main. Sur le chemin, ses pensées tournaient autour de l'idée de la mort. Serait-il encore vivant ce soir ?
Il fut le premier à arriver au bord du gouffre. Le silence régnait. Les premiers oiseaux n'avaient pas encore entonné leur chant de réveil. Il bougea la lampe qu'on lui avait remise. Aussitôt deux serviteurs arrivèrent et lui accrochèrent les trois longueurs de corde. Névtelen sauta dans le vide. La corde se tendit immédiatement. Touchant la paroi rocheuse, il commença sa descente. Le porche était sombre, la lumière n'y entrerait que longtemps après le lever du soleil. Tout semblait calme et immobile. Les serviteurs laissaient filer la corde. Il descendait sans à-coups. Ses pieds touchèrent terre. Une pierre roula, déclenchant une petite cascade de pierre. Le bruit lui sembla terrible. Il s'immobilisa scrutant la caverne. Rien ne bougea. Le silence devint pesant. Il fit un tour d'horizon. Tout semblait calme. Le dragon était-il seulement là ? Brusquement, il tourna la tête vers le sombre creux. Il était sûr de sentir sa présence. Il était là tapi, les attendant. Névtelen était sur le bord de l'ouverture. Il fit bien attention en bougeant de ne rien faire bouger. La corde se tendit.
Ah oui ! Le signal il fallait qu'il envoie le signal. Il prit la corde. Il allait faire les deux tractions quand il entendit un cri de jako. Non, ce n'était pas possible ! Les guerriers blancs allaient lancer une attaque sur le camp. Il jura mais tira deux fois. Il vit les cordes apparaître. Bientôt la masse du prince-roi et de ses quatre ordonnances se découpa en plus sombre sur le ciel qui doucement prenait des teintes pourpres. Ils touchèrent le sol sans encombre. Ils se protégèrent de leurs grands écus. Rien ne se passa. Lentement la lumière augmenta. Le porche devenait moins sombre. Immobiles comme des statues, ils attendaient. Névtelen regarda mieux. En fait, ils n'étaient pas immobiles mais bougeaient avec une extrême lenteur sans aucun bruit.
L'aube arriva, réveillant les oiseaux qui commencèrent leur concert. Les cinq chevaliers se déplacèrent plus vite. Le prince-roi faisait des gestes pour indiquer ce qu'il souhaitait, provoquant le mouvement de l'un ou de l'autre. Petit à petit, ils disparurent dans l'antre du dragon.
Alors que le pépiement prenait de l'ampleur, il y eut un nouveau cri de jako. C'était le signal de l'attaque. L’ouïe tournée vers le haut, le regard vers l'ombre, Névtelen était partagé. Schtenkel était resté au camp. Un bruit dans la grotte accapara ses pensées. Les cinq silhouettes se recroquevillèrent derrière leurs boucliers. Seules dépassaient les épées luisant aux yeux de Névtelen d'une malsaine lueur. Il s'approcha de l'entrée de la grotte pour essayer de voir ce qui avait provoqué ce raclement sur la roche. Le dragon devait être là, tapi quelque part. Il chercha le rouge rougeoiement des écailles du saurien. Les cinq chevaliers étaient maintenant dispersés dans la grotte. Le sol en était inégal, parsemé de blocs de pierre de taille variable. Névtelen se détacha et doucement se mit à les suivre. Il fallait qu'il voie le dragon. Il monta sur un rocher du bord de la grotte. Son épée fit un bruit métallique en tapant sur la pierre lors de sa manœuvre. Les cinq têtes se tournèrent immédiatement vers lui. Sans les casques, Névtelen était persuadé qu'il aurait vu leurs regards courroucés. Le temps passait lentement sans que rien ne se passe. Les mouvements lents des flamtimiens ressemblaient presque à une danse au ralenti. Névtelen avait maintenant une vue dégagée sur l'ensemble de la grotte. Il inspecta le sol à la recherche du rocher rouge qui signerait la présence du dragon. Rien, il ne vit rien. Il pensa que le dragon s'était caché sous les rochers. Là-bas au fond, ce gros tas de blocs pouvait être une option. Il aurait pu se couvrir de pierres comme il s'était caché sous l'eau, à moins que sur la droite, l'ombre dans la paroi laissant espérer une autre salle, il ne soit plus loin au cœur de la montagne. Un mouvement attira son regard vers l'arrière. Il retint un cri. Un corps tombait en silence. Le bruit arriva plus tard quand il s'écrasa en bas dans les arbres. Pour Névtelen, ce fut évident. La phalange était en action au-dessus. Les têtes s'étaient de nouveau tournées au moment du crash pour reprendre immédiatement leur scrutation de l'espace devant eux. Névtelen avançait lui aussi vers le fond de la grotte. Il n'avait pas le choix s'il voulait ses réponses.
Si le porche d'entrée était grand la salle principale était immense. Les cinq chevaliers étaient bien avancés. Ils tournaient dans tous les sens à la recherche du monstre. La matinée avançait sans que rien ne se passe. Névtelen en était à se demander si le dragon était là.
Un bruit les fit sursauter. Il venait de la deuxième salle. Bien que la lumière de dehors soit assez vive pour éclairer le sol de la salle principale, la deuxième partie de la grotte restait dans l'ombre. Le bruit persista. Des cailloux roulaient plus loin. Quelque chose raclait la pierre. Névtelen fut étonné. L'intensité en était assez faible. Comment une telle masse pouvait-elle faire aussi peu de bruit ? À Moins qu'il y ait autre chose. Brusquement le bruit s'arrêta.
- J'ai un message !... sage !... age !
Schtenkel ! C'était la voix de Schtenkel !
- Vous m'entendez ?... endez ?... dez ?... J'ai un message !... sage !... age ! répéta-t-il.
Les cinq chevaliers étaient accroupis derrière leurs écus, l'épée haute. Aussi immobiles que les pierres autour d'eux, ils étaient indiscernables. On vit une lueur tremblotante apparaître au loin, vers le fond de la grotte. Il devait y avoir un passage.
- Les guerriers du froid... froid... froid... ont attaqué... taqué... aqué, reprit la voix.
Le son se répercutait sur les parois, donnant une solennité à chacune des paroles du vieux guide.
- Ils sont tous morts... tous morts... morts...
Schtenkel détachait ses phrases, laissant un temps de silence entre chaque. Névtelen vit l'ombre plus importante du prince-roi faire un signe. Le chevalier le plus avancé, se remit en mouvement vers la lumière.
- Le prince propose un marché... un marché... marché... ché.
Le temps que le son se répercute, le chevalier avait progressé plus vite pour s'arrêter en même temps que la réverbération.
- La vie si vous sortez... sortez...tez... si vous vous rendez... rendez... dez
De nouveau, Névtelen vit l'ombre en armure s'avancer vers l'origine du son. D'où il était, il ne distinguait pas où était Schtenkel.
- La mort... mort... mort... si vous restez... restez... restez.
Il ne croyait pas que le dragon ait laissé une ouverture assez grande pour un homme. Mais après tout, qu'en savait-il ? Vu la taille du grand saurien et la taille humaine, peut-être n'avait-il pas vu cette possibilité ? Névtelen s'avança à son tour. Il avait pris l'épée à la main pour qu'elle ne heurte pas la pierre. Il était en surplomb sur le bord de la grotte. Le passage y était assez facile pour lui qui voyait où il mettait les pieds malgré le manque de lumière. Il fut à son tour dans la grande salle. Il distinguait maintenant l'origine de la lumière. Effectivement un couloir semblait exister sur sa droite. On ne voyait que les reflets tremblotants d'une torche. Il eut l'impression d'un obstacle entre la lumière et la salle. Un rocher devait empêcher le passage. C'est peut-être ce que signifiaient les gestes que faisait le chevalier au prince-roi. Ce dernier fit un geste circulaire de son épée. L'homme se retourna et se cacha de nouveau derrière son écu. Contrairement aux autres flamintiens qui étaient venus avec des armures brillantes, ceux-là étaient tout de noir vêtus. Quand il les avait vus ainsi caparaçonnés, Névtelen avait pensé au scarabée noir qui lui faisait peur par sa grande taille quand il était petit.
- Midi...di... vous avez jusqu'à midi... à midi...midi... di...
La lueur diminua en même temps que les bruits de déplacements reprenaient. Au bout d'un moment tout redevint silencieux. Névtelen regarda en arrière. Le soleil montait dans le ciel. La journée allait être belle, à moins que les quelques nuages qu'il avait vus, ne montent en orage. Il reporta son regard vers la grotte. Mais où était le dragon ?
Il inspecta à nouveau le plancher de la grotte. Il repéra les cinq hommes qui fouillaient eux aussi. Ils avançaient toujours aussi prudemment. Névtelen ne les avaient pas entendu dire un mot malgré l'annonce de Schtenkel. Le croyaient-ils ? Névtelen ne le pensa pas. Il avait surpris une conversation où un des chevaliers exprimait ses doutes sur l’honnêteté et la fidélité de Schtenkel. « Je ne suis même pas sûr qu'il respecte ceux qui le payèrent ! » avait-il déclaré. Les laissant progresser, il commença à s’intéresser aux murs. Un passage secret lui semblait impossible, à la rigueur un passage discret. Quoique, vu la taille du dragon, cela devrait être visible pour un homme, fut-il prince-roi. Un bruit en bas lui fit scruter ce qui se passait. Arrivé près d'un tas de rochers, un des Flamintiens farfouillait au sol. Névtelen le vit ramasser quelque chose. Le soleil, passant entre deux nuages, éclaira la vallée. Un de ses rayons accrocha ce que brandissait le soldat. Il y eut un éclair jaune. Névtelen comprit : de l'or !
« Jamais, jamais, même si on vit une éternité on ne peut oublier un tel cri ! ». Ainsi pensa Névtelen en entendant ce hurlement de douleur et de rage. La grotte s'embrasa. Levant la tête, il vit et il comprit. Depuis le début le dragon était au-dessus d'eux accroché à la roche du plafond. Sa gueule se mit à vomir un flot de feu. « Que c'est beau ! » fut la dernière pensée de Névtelen avant qu'il ne se mette à fuir. La queue du dragon balaya le sol devant lui, bousculant les rochers, faisant jaillir mille cataractes de pierre. Névtelen fit demi-tour. Un coup d’œil lui apprit que le grand saurien s'occupait des chevaliers. Il en vit un se faire éjecter, tandis qu'une patte griffue éventrait un deuxième. La grande masse recroquevillée derrière son écu lui apprit que le prince-roi avait survécu au premier feu. Comme lors des combats, son temps s'accéléra. Il avait déjà couvert la moitié de la salle quand une deuxième vague de feu suivie d'un cri d'agonie, lui apprit la fin d'un autre homme. C'est alors que s'éleva la voix du prince-roi :
- JE TE DÉFIE, MONSSSTRRRE ABOMINABLE. MILLE FOIS, TU MÉRRRITES LA MORRRT ! ET JE SSSERRRAIS SSSON BRRRAS !
Sans s'arrêter Névtelen vit le dragon se laisser tomber à terre. Il sut que l’œil à la prunelle d'or l'avait vu. Il n'en courut que plus vite. Il sauta derrière un rocher et se risqua à regarder ce qui se passait. Le spectacle était surréaliste. Le prince-roi, malgré sa taille et sa corpulence, était minuscule à côté du dragon.
- Pour qui te prends-tu, petit homme. Tu crois que parce que tu as impressionné les autres tu m'impressionnes ?
Le prince-roi attaqua, abattant de toutes ses forces son épée sur la patte posée non loin de lui. Mais la patte n'était plus là quand l'épée y arriva. Les étincelles jaillirent avec le bruit du métal sur la roche. Le prince-roi se replia derrière son écu, pour détourner le jet de feu.
Névtelen vit le cinquième homme se redresser. Il était derrière le dragon, presque entre ses pattes. S'il avait perdu son bouclier, il avait encore son épée. Il chercha le défaut des plaques de la cuirasse du dragon et y enfonça son épée. Névtelen retint un cri. Sous le dragon, ce fut comme un lac de feu, où disparut le chevalier. Les yeux posés sur la garde de l'épée plantée à la pliure de la patte, Névtelen frémit. Qu'allait-il se passer ?
Il entendit le dragon parler à nouveau :
- Ridicules petits hommes qui pensez être les maîtres du monde, vous n'en êtes que les jouets !
- JE VAIS PEUT-ÊTRRRE MOURRRRRIR, MAIS TU ME SSSUIVRRRAS !
- Tu croyais que ton poison serait suffisant. Orgueilleux petit homme ! Tu ne sais des dragons que ce que tu as inventé.
Névtelen vit le dragon se secouer la patte postérieure. L'épée, ou plutôt un morceau d'épée fut éjecté pour atterrir non loin de lui. Il alla le chercher. Il en toucha la garde et cria. Elle était brûlante. Il la regarda mieux. Toute la partie distale avait fondu. Il reçut comme un choc au plexus. La chaleur intérieure du dragon était telle qu'elle faisait fondre le métal. Son admiration déjà grande monta encore.
- Quand j'en aurai fini avec toi, je m'occuperai de ton dernier compagnon, dit le dragon en tournant à moitié la tête dans sa direction.
Névtelen n'attendit pas la fin du combat, il reprit sa progression vers la deuxième salle puisque la sortie par le porche était bouchée par la masse même du grand saurien. Il sautait derrière un rocher quand il entendit : « CRRRÈVE ! » et qu'il vit le reflet de l'embrasement de la grotte.

mardi 19 février 2013

Le prince-roi occupait l'espace. Où qu'il soit, il devait être le centre de tout. Il avait décidé de passer par le haut de la grotte. N'ayant vu aucun des guerriers blancs contre lesquels on l'avait mis en garde, il en avait déduit qu'il avait à faire à des racontars de pleutres.
- Tout ççça, ccc'est des rrramasssssis de billevesssées pourrr vieilles femmes ! proclamait-il haut et fort.
Pourtant parfois pour celui qui savait voir, une silhouette blanche s'entraperçevait, Névtelen en avait parlé à Schtenkel :
- J'les ai vues aussi. Et puis j'trouve qu'on entend beaucoup les jakos par ici, dit-il avec un sourire entendu.
Le prince-roi avait fait établir le camp dans la forêt au-dessus de la grotte. On était à moins d'une demi-pause du bord de la gorge. Les gens de Flamtimo comptaient les distances en fonction du déplacement des troupes. En une journée, une troupe prenait quatre pauses. Elle levait le camp au lever du jour, faisait la première pause au médian de la matinée, la deuxième à midi, la troisième au médian de l'après-midi et le soir, au coucher du soleil quand elle montait le campement. La distance parcourue était donnée suivant cette habitude. Il y avait, la journée, la pause, la double pause, la demi-pause. Le prince-roi avait choisi la demi-pause pour être au milieu d'arbres qui donnaient un couvert végétal maximum. Le dragon ne pourrait pas les atteindre. Si le silence n'était pas de rigueur, la discrétion se voulait maximale. Les feux étaient interdits, l'abattage des arbres aussi. Un camp de toile était monté. La température après avoir atteint des gouffres, était revenue à la normale. L'eau ne gelait plus mais la neige tenait encore quand elle tombait.
Le prince-roi avait tenu à aller voir le bord de la gorge dès son arrivée. Il avait été déçu. On ne voyait rien. Rentré au camp, il s'était enfermé dans une tente avec Schtenkel. Il l'avait longuement interrogé et lui avait fait faire une sculpture en neige de la paroi.
Les deux premiers jours, rien ne se passa. Le prince-roi allait guetter pour voir le dragon qui restait invisible. Des bruits laissaient penser qu'il était dans sa grotte.
- J'essspèrrre qu'il n'hiberrrne pas !
Schtenkel l'avait rassuré. On avait souvent vu le dragon en hiver. Pourtant les guetteurs ne voyaient rien. Le prince-roi avait exigé qu'on monte la garde la nuit. Le temps couvert et les nuits sans lune, ne favorisaient pas leur travail. Névtelen avait été avec eux une nuit. Lui l'avait vu. Immense, il était immense! Comment une aussi grosse chose pouvait-elle voler ?
- Là, leur avait-il dit en montrant la grande silhouette.
- Mais, on n'voit rien !
Il avait été conduit devant le prince-roi. A l'annonce de la nouvelle, il avait eu ce regard dont Schtenkel lui avait parlé : « Les yeux d'un fou ! ».
- Tu l'as vu ?
- Oui, Prince-roi. Il partait en planant dans la vallée.
- Il est làààà ! Il est làààà ! jubila-t-il. Il a dû parrrtir chasssssser. On va essssssayer de dessscendrrre un peu.
- Mais s'il rrrevient ? demanda un aide de camp.
- Il est parrrti chasssssser. Comme tous les nocturrrnes, il ne rrrentrrrerrra qu'au matin. Allons !
Le ton était sans réplique. On prépara les bougies dans des morceaux de troncs creux pour que la lumière ne soit pas trop visible. En cette saison la nuit était longue. Il avait deux pauses devant eux. Arrivés au bord, ils fixèrent une corde. Les éclaireurs commencèrent à descendre. Ayant bien étudié la maquette de Schtenkel, ils ne furent pas surpris du surplomb.
- La caverrrne est grrrande, vrrraiment grrrande. On pourrrrrait y fairrre tenirrr votrrre pavillon d'été. On est dessscccendu jusssqu'au sssol avec trrrois longueurrrs de corrrde.
- Trrrois longueurrrs ?
- Oui, Mon Prrrince, c'est vrrraiment très grrrand.
- Et en bas ?
- On avait commencccé quand, Névtelen nous a prrrévenus de l'arrrrrrivée du drrragon.
- Qui ççça ?
- Cccelui qui a prrrévenu du déparrrt du drrragon.
- Ah oui ! Alorrrs ?
- On a jussste eu le temps de remonter avant qu'il n’atterrrrrrisssssse. On a sssenti le sssouffle de ssson battement d'ailes. Il est gigantesssque. Une sssimple épée ne sssuffirrra peut-êtrrre pas, Mon Prrrinccce.
- Trrrès bien, qu'on aille ssse coucher. La nuit porrrte conssseil.
Névtelen fut convoqué dès le matin. On lui fit signe d'attendre devant la tente du prince-roi. Il y resta la matinée. Il entendit des cris de jakos. Si certains étaient naturels, les autres racontaient l'alerte et le regroupement de la phalange. N'y tenant plus, il fit un signe aux gardes qu'il devait aller se soulager la vessie. Une fois éloigné du camp, il sortit son sifflet à jako et répondit de ne pas intervenir. Un cri lui répondit en lui demandant de s'identifier. Il allait le faire quand un soldat s'approcha.
- Le Prrrince-rrroi t'attend. Dépêche-toi !
Névtelen fut contrarié de ne pas pouvoir répondre. Il ne voulait pas se trouver dans un combat contre les siens. Il courut jusqu'à la tente. On le fit entrer immédiatement.
- Tu es le ssseul à l'avoirrr vu. Vois-tu la nuit ?
- Il m'a semblé voir son ombre, alors j'ai alerté, Prince.
- Tu es meilleurrr que mes guetteurrrs, tu les accompagnerrras la nuit le temps qu'on puisssssse explorrrer le terrrrrrain.
Un homme entra sans prévenir.
- Ccc'est prrrêt, Mon Prrrince. Je ne connais pas une bête pourrr y rrrésssissster.
Le visage du Prince-roi s'éclaira.
- Comment ?
- J'enduirrrai votrrre épée. Une blessssssurrre et il est morrrt ! Mais attention, sssi vous touchez ccce poissson vous mourrrrez.
Le prince-roi s’apprêtait à répondre quand un chevalier entra hors d'haleine.
- Le drrragon ! Le drrragon, il vole !
Tout le monde se précipita dehors et alla jusqu'à lisière du bois. « Magnifique ! Il est magnifique ! », pensa Névtelen. Il s'élevait lentement dans le ciel en décrivant de larges cercles. Le prince-roi ne le quittait pas des yeux, commentant à voix basse avec ses compagnons pour savoir où était le défaut de la cuirasse. Il les entendait à peine tellement il était subjugué par la beauté qui volait sous ses yeux. Devant ses yeux vinrent d'autres scènes du dragon arrivant près de la ville. Il était tellement ému qu'il en pleurait presque.
- Il parrrt verrrs le levant. On dirrrait qu'il va ssse possser ! dit quelqu'un.
Effectivement, le dragon plongea brusquement vers le sol. Il était trop loin pour qu'on puisse voir ce qu'il chassait. Ils restèrent tendus à essayer de voir ce qu'il faisait. Névtelen voyant que personne ne le regardait, grimpa dans un litmel. Arrivé en haut, il découvrit la masse rouge du dragon plus loin. Il eut l'impression que des petites silhouettes blanches lui couraient entre les pattes. Il pensa au prince Quiloma et à la phalange. Bientôt, il vit le dragon lever la tête, regarder autour de lui. Bientôt, il écarta les ailes et décolla. Névtelen descendit de l'arbre. On entendit un cri de jako. Névtelen écouta avec attention. Schtenkel s'approcha de lui :
- Qu'est-ce qu'il dit ?
- Le dragon ne veut pas des guerriers blancs.
Il y eut un autre cri de jako. Les gens de Flaminto, tout à leurs commentaires sur ce qu'ils voyaient, n'y prêtèrent aucune attention.
- Ils restent à proximité pour agir après.
- Après quoi ?
- Quand le dragon leur donnera le droit d'intervenir.
- S'il survit ! L'prince semble avoir toute confiance dans son poison.
Névtelen haussa les épaules :
- Moi pas !
Le dragon plana au-dessus d'eux. Tout le monde baissa la tête par réflexe. Le grand saurien continua son chemin vers le couchant.
Les jours suivants, le prince-roi fit faire d'autres reconnaissances. Névtelen était chargé de guetter la nuit. Le dragon sortait souvent à la tombée de la nuit pour revenir sur le petit matin. Les éclaireurs entrèrent dans la grotte et visitèrent le domaine du saurien. Ils revinrent pour décrire l'intérieur au prince-roi. Celui-ci eut une grande colère. Personne n'avait trouvé où était le trésor du dragon.
La nuit venue, les éclaireurs reprirent leur poste sur le bord de la gorge. Le prince-roi voulait savoir où était le trésor, et bien on allait lui trouver. Névtelen guetta. Il entendit le bruit du grand saurien se déplaçant dans sa grotte. Bientôt, il vit la grande ombre se diriger vers l'aval de la rivière. Il tapa sur le rocher selon un code convenu pour prévenir les éclaireurs. Les trois longueurs de corde furent lancées dans le vide et le premier s'engagea dans la descente, bientôt suivi par les deux autres. Ils allumèrent leurs lampes et recommencèrent à fouiller.
Névtelen écouta les serviteurs s'agiter en dessous de lui sans quitter des yeux la vallée. Il eut une impression, une sensation de présence, comme si... comme si... Le dragon ! Il fouilla des yeux, la vallée, le ciel et il le vit revenant à tire d'aile vers son antre. Il cria :
- Il revient, vite, il revient !
Il entendit les hommes en bas se dépêcher. Deux avaient commencé leur ascension, quand le dragon descendit en piqué. Névtelen retint un cri quand il en vit la gueule passer à quelques pas de lui. Il attrapa la corde qu'il cassa et s'envola. Névtelen le suivit du regard. Le dragon vola vers la forêt portant son fardeau. Faisant un virage sur l'aile, il ouvrit la gueule. Névtelen vit les deux hommes tomber et s'écraser dans la canopée. Le grand saurien était déjà de retour et s'alignait pour rentrer dans sa caverne. Il donna un grand coup d'ailes pour se freiner et se posa. Il entendit des bruits de roche frottant sur la roche puis une flamme jaillie par l'ouverture éclaira la gorge. Elle fut immédiatement suivie par un hurlement. Névtelen se pencha du plus qu'il pouvait pour voir ce qu'il se passait. Le hurlement se déplaça et bientôt il vit ce qui était encore le dernier éclaireur jaillir dans les airs. Une autre flamme le transforma en torche volante. L'homme mourut avant d'avoir atteint le sol. Névtelen se releva et se mit à courir vers la forêt en criant :
- Planquez-vous, il va arriver !
Il était presque aux arbres quand eut lieu l'attaque. Brûlant tout, le dragon arrivait en rase-motte. Il se cacha derrière le premier gros arbre venu. De la dizaine d'hommes partis en reconnaissance, il n'était plus que deux ou trois entiers à atteindre la forêt. Faisant une ressource, le dragon passa au-dessus des arbres lâchant au passage ceux qu'il avait écrasés dans ses griffes.
Le silence revint.
Névtelen osa un œil. Tout était calme. Il reprit la route vers le camp. Son cœur battait la chamade.
Arrivé au camp, il le trouva sens dessus dessous.
On ramenait les corps de ceux qui s'étaient écrasés. Un des éclaireurs survivants faisait son rapport au prince-roi qui était debout en cotte de mailles, sa grande épée à la main.
Il hurla sa colère :
- QU'ON PRRRÉPARRRE MES ARRRMES ! DEMAIN, JE PARRRS À LA CHASSE !

vendredi 15 février 2013

Si la marche était assez difficile dans cette bouillasse, ils avaient atteint le plateau de forêt qui montait en pente douce vers la vallée du dragon. Maintenant, ils parlaient tout en marchant. Schtenkel avait fini par comprendre que Névtelen s'était appelé Tandrag et qu'il venait de la ville tenue par les guerriers blancs. Grâce à ces conversations, Névtelen commençait à remettre de l'ordre dans ses souvenirs. Il osa poser la question du devenir de la ville de son enfance. Qu'était-elle devenue depuis l'attaque de Yas ?
- Tu sais, « chasseur », y z'ont bien résisté grâce à la pluie.
Névtelen revoyait les trombes d'eau qu'ils avaient endurées avant la longue fuite. Ils revoyaient même les visages de ses compagnons. Schtenkel continuait son récit.
- Comme tu sais, j'étais à la chasse avec Yas. Quand on est rentrés, tout était trempé. J'avais pas un poil de sec. On est restés trois jours sous la pluie. Et quand j'dis la pluie, c'étaient plutôt des cataractes comme celles qui alimentent le Smaltin à la saison des pluies. Ça arrêtait pas. Arrivés à Tichcou, on s'est tous retrouvés au fort, bloqués. J'peux te dire que ça a discuté ferme. Même que des fois, j'les entendais hurler. Comme les ordres d'attaques z'avaient pas changé, y z'ont juste attendu qu'la pluie s'arrête, et puis les troupes sont reparties vers la ville et la vallée du dragon. Mais si ceux qui d'vaient chasser le dragon, y z'ont réussi à faire des bateaux et à s'protéger de ces saloperies de volpics, dans la vallée, y a l'barrage qu'a cédé. L'eau, elle a tout balayé. Tichcou a eu d'la chance. L'dieu Cht'arlboc devait veiller sur eux. L'eau s'est étalée plus haut quand la vallée s'élargit, ça l'a calmée. Y a qu'les maisons du bas qu'ont souffert. Nous, dans l'fort, on a juste entendu le bruit et vu les dégâts. C'est Altalanos qu'a l'premier décidé de s'en aller. Après ça a été très vite. Y sont tous partis. Y'a qu'les groupes qui t'poursuivaient qui sont pas rentrés tout de suite. Z'étaient trop loin, trop difficiles à joindre pour les rappeler.
Les jours suivants, ils marchèrent profitant du soleil qui se montrait. Ils laissaient une trace derrière eux pour le prince-roi.
- D'toutes façons, on marche plus vite qu'eux. On les attendra.
- Oui, et puis on verra comment il veut attaquer le dragon. Tu crois qu'il a une chance ?
- Tu veux qu'je te dise, l'dragon, il sait déjà qu'on est là. Y sait pour le prince-roi et toute sa clique...
- Ça me rappelle la légende du dragon-oracle.
- C'est qui c'ui-là ?
- Un dragon qu'on va voir pour avoir des réponses à ses questions car il semble tout savoir, tout deviner.
- Ouais, ben y doit être cousin avec celui d'ici...
Ils avaient l'humeur joyeuse et rirent bien du prince-roi et de ses présomptions. Une seule fois une grande ombre les survola rapidement. Comme ils étaient dans un bois sombre, ils doutèrent, nuage ou dragon. Vu le vent, les deux hypothèses se tenaient. Ils arrivèrent à une clairière au bord de la rivière à l'entrée d'une gorge.
- La vallée du dragon, dit Névtelen.
- Ouais « chasseur ». Ici on choisit. Si on traverse l'eau, on arrive au-dessus de la grotte, si on suit cette berge, on l'attaque par en bas. Comme j'sais pas c'qui veut, on va l'attendre là, l'prince.
Névtelen se dandina d'une jambe sur l'autre :
- Tu crois pas que les guerriers blancs vont être par là ?
- Si, bien-sûr. Ils sont toujours là. Mais ça dépend des fois on les voit, des fois on les voit pas. On va s'planquer un peu plus haut et on va surveiller.
Les deux hommes se dirigèrent vers une petite grotte dans un hallier. Ils en examinèrent soigneusement les abords. Rassurés, ils s'installèrent. Névtelen démarra le feu en lui parlant, lui demandant de ne pas faire de fumée. Les flammes dansèrent hautes et claires puis se courbèrent devenant rougeoiement chaud.
Au deuxième jour, ils entendirent du bruit. Bien cachés derrière le rideau d'épineux, ils observèrent. Deux mains d'hommes avançaient aussi silencieusement qu'ils pouvaient, habillés de blanc, sur leurs planches à glisser. Ils s'arrêtèrent en voyant les traces des raquettes.
- Knam ! Ils sont déjà là, dit l'un d'eux.
Les armes furent immédiatement prêtes. Un konsyli fit un geste parole. Lui et sa main de guerriers partirent vers la grotte du dragon en suivant la voie qui arriverait au-dessus. Les autres déchaussèrent. Trois avaient encoché une flèche et guettaient. Le konsyli et le dernier se penchèrent sur les traces.
- Deux jours, trois au plus, dit le pisteur.
Ils suivirent les marques de raquettes qui s'arrêtaient au bord de l'eau.
- Knam ! dit le konsyli, ils ont pris la rivière.
- Oui, mais ils ne peuvent aller bien loin. Cinq cents pas plus haut, il y a la cascade.
- Allons voir !
- Ce n'est pas possible, konsyli, ni même de descendre. La rivière est trop grosse. Il y a deux jours, elle devait être moins forte.
Embusqués, Névtelen et Schtenkel écoutaient les échanges. C'est vrai qu'ils avaient peiné, deux jours plus tôt pour remonter le courant sur une centaine de pas. Grâce à une liane, ils avaient pu escalader un rocher vertical de la rive sans laisser de traces. Aujourd'hui, ils surplombaient les deux guerriers blancs. Schtenkel sursauta en entendant crier un animal. Les deux hommes en dessous redressèrent la tête.
- Ils finiront par arriver à la grotte. Talmine signale qu'il n'a pas trouvé de trace sur la route du haut. Ils ont peut-être juste fait une reconnaissance.
- J'espère que tu as raison et qu'ils ont redescendu la rivière. Allons jusqu'au lac au pied de la grotte, voir s'il y a des traces. Les nuages reviennent. Il va probablement neiger.
Les deux guerriers retournèrent près des trois autres. Ils rechaussèrent les planches à glisser et partirent dans la forêt.
Névtelen bloqua Schtenkel qui voulait se lever. De nouveau un animal cria. Alors Névtelen chuchota :
- Maintenant, il n'y a plus de danger. Ils ont envoyé le signal de progression.
Devant le regard interrogatif de son compagnon, Névtelen expliqua :
- Ce n'est pas un animal qui a crié, c'est un signal donné grâce à un sifflet spécial. On peut communiquer à distance. Les deux groupes se parlent ainsi et peuvent coordonner leurs actions.
- Que disent-ils ?
- Le premier disait : « progression facile, pas de trace, pas de danger ». Le deuxième disait : « des traces, pas de danger, on va en direction de la grotte ».
- C'est le prince-roi qui va être content. Y doit pas penser qu'il aura un comité d'accueil.
Ils reprirent leur guet. Le reste de la journée se passa sans incident. Ils n'osaient plus parler à voix haute. La nuit, Névtelen resta éveillé longtemps. Il n'entendit rien de particulier. La température était plus froide. Un peu de neige tomba, assez pour effacer les traces comme ils purent le constater au matin.
Vers midi, Schtenkel fit signe à Névtelen d'écouter. Arrivé au bord du rocher, il tendit l'oreille. Une troupe arrivait. Vu le niveau sonore, elle ne cherchait pas la discrétion et elle était d'une certaine importance.
- Ils s'ront là dans pas longtemps, dit Schtenkel. Mais avant dis-moi, pourquoi qu't'as pas dit aux autres qu't'étais là ?
- C'était pas le moment. Si je l'avais fait, ils auraient voulu me conduire chez le prince pour que je fasse un rapport et c'est pas le moment. Je sens que je dois suivre le prince-roi, c'est plus important.
Bientôt, ils virent arriver le prince-roi et sa suite. Ils marchaient sans se cacher, en formation de repos. Le prince-roi en tête, sans armure, derrière d'autres chevaliers et puis des porteurs, une longue file de porteurs. Arrivés près du gué, ils cherchèrent les marques.
- LÀ, PRRRINCE ! Une marrrque d'arrrrrrêt.
-  Alorrrs, ils ne doivent pas êtrrre loin, répondit le prince-roi en regardant autour de lui. Faisssons une paussse !
La colonne s'arrêta et on entendit le bruit des colis mis à terre. Névtelen pensa : « Qu'est-ce qu'ils sont bruyants ! ».
- Viens,descendons ! dit Schtenkel.
- Attends, lui répondit Névtelen en portant un sifflet à sa bouche.
Schtenkel sursauta en entendant un cri de jako de près.
- Qu'est-c'tu fais ? dit-il en se bouchant les oreilles.
- Je préviens les autres qu'ils n'interviennent pas. Ce n'est pas la peine qu'ils se fassent massacrer.
Il rangea le sifflet dans une poche et après avoir couvert le feu, ils descendirent.

mardi 12 février 2013

La tempête dura une main de jours. Sioultac s'était surpassé. Névtelen n'avait pas le souvenir d'un tel vent. Dans les images, qu'il trouvait trop nombreuses pour sa tête, il y avait une légende sur la puissance de Sioultac, une puissance telle qu'elle avait cassé les montagnes. Schtenkel avait passé ces cinq jours à répéter qu'on n'avait jamais vu ça. Quand le silence revint enfin, ils durent dégager le chemin devant la grotte. Ils s'équipèrent. Ils mirent la moitié de la matinée à descendre jusqu'au refuge des serviteurs. Il leur fallut encore du temps pour dégager la neige accumulée. Quand enfin ils purent atteindre l'intérieur, ils découvrirent les corps entassés des serviteurs. Le feu n'avait pas tenu. Même en se serrant les uns contre les autres, sans feu, sans nourriture, ils avaient perdu contre le froid.
- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Névtelen.
- On continue, déclara Schtenkel. Le prince-roi veut aller voir l'dragon. Et bien, il l'verra. Il doit encore être à Tichcou. On va continuer et lui tracer la route. Et après tant pis pour lui !
Névetlen et Schtenkel reprirent leur progression. Quand le vieux guide posa des questions sur le devenir des loups, Névtelen les éluda.
- Ils vont, ils viennent. Un jour, ils sont là, un autre jour, ils sont absents.
- J'les croyais à toi, répondit Schtenkel.
- Non. Ils ont souvent croisé mon chemin mais j'ai des souvenirs où ils ne sont pas.
Un passage délicat les fit changer de sujet. Névtelen coupa une liane sur un litmel. Souple et solide, elle leur permit de s'encorder, heureusement car Schtenkel glissa. Névtelen bien arc-bouté sur un tronc, le retint, lui criant ce qu'il devait faire. Quand vint le soir, ils avaient bien progressé. La température remontait au point qu'ils avaient fini le trajet sans les masques. Ils se réfugièrent sous une grande plaque de roche sur le flanc de la montagne.
- Cotban revient, dit Névtelen.
- Qu'est-ce'tu veux dire ?
- Je sens venir la première pluie.
- Plus ça va et moins j'te comprends. Tu connais trop d'choses. J'ai cru qu't'étais un trappeur, puis qu't'étais avec du vide dans ta tête, puis qu't'étais un magicien. Maintenant j'sais plus. T'as la tête d'ces guerriers du froid mais t'es pas comme eux. Et l'pire c'est qu't'es comme moi, tu sais pas qui t'es.
- Depuis des lunes toute ma vie tourne autour du dragon. On verra quand on y sera. En attendant, dormons.
- T'as pas peur, toi. Ça pue l'ours, ici.
- Les ours ne viendront pas. Ils m'ont toujours évité... et puis le feu les éloignera si par hasard, ils sortaient d'hibernation.
Schtenkel ne sut quoi répondre.
Au petit matin, il pleuvait. Névtelen était déjà debout préparant le petit déjeuner.
- On ne pourra pas partir aujourd'hui. La bataille des dieux est engagée. Chaud contre froid, il va falloir attendre... encore, soupira-t-il.
- C'qui m'console, c'est qu'le prince y va être obligé de faire pareil !
La journée passa lentement. Névtelen s'était assis face à la pente, la tête posée sur les genoux. Schtenkel grommela un bon moment et finit par s'asseoir aussi :
- On manque de malch, ici ! grogna-t-il.
Névtelen se mit à rire, Schtenkel fit de même. La situation leur apparaissait surréaliste. Ils étaient là perdus au milieu de nulle part. La pluie verglaçait tout, rendant tout déplacement impossible. Ils allaient devoir se rationner pour continuer. Le but était d'aller chasser un dragon qui avait occis tous les chasseurs précédents. Fous ! Ils étaient tous simplement fous.
Schtenkel hoqueta encre quelques rires et puis commença à parler :
- Quand j'étais enfant, je me voyais général. Et puis me voici manchot perdu dans une maudite vallée où les dieux me cantonnent.
- D'où viens-tu ?
- De Shalgol ! Mon pays est loin, très loin, trop loin d'ici. Je suis né près du lac Smaltin. Dans un pays de soleil et de sécheresse. Comme j'étais le cinquième fils, je devais partir à l'armée. C'est la tradition. Le premier devient chef de clan familial, le deuxième le seconde et le remplace si besoin. Le troisième  part vers d'autres lieux avec quelques bêtes. S'il réussit, le clan acquiert de nouveaux territoires. S'il meurt, le clan survit quand même. Après les autres partent servir le roi. Quant aux filles, il faut essayer de les marier du mieux possible. Moi, je me suis retrouvé à Soulmac, une grande ville à quinze jours de chez moi, pour devenir soldat. J'étais pas très doué. Mon frère l'était plus que moi et on me le citait en exemple. Il était déjà sous-officier quand je peinais à devenir première classe. Lors de notre première campagne, j'ai juste réussi à ne pas me faire tuer. Mon frère, lui, a été remarqué pour sa bravoure et son audace. Il est parti pour une unité d'élite. Moi, je suis resté à végéter dans une troupe de maintien de l'ordre. Une de ces unités qu'on envoie à droite ou à gauche sur les frontières pour dire que le pouvoir est toujours présent. Une de ces unités que le pouvoir peut sacrifier s'il y a des troubles. C'est comme ça que je suis arrivé à Tichcou avec Tzenk.
Il poussa un soupir de nostalgie et reprit son récit racontant la vie de garnison, les plaisirs faciles et sans lendemain, pour finir il dit :
- Si j'avais eu le choix, je n'aurais pas été soldat. J'ai pas la fibre...
La pluie tombait toujours, le soir venait. Schtenkel se taisait perdu dans ses pensées. Névtelen ne dit rien. Lui aussi se laissa aller. Il vivait des jours étranges. La tête rempli de pensées qui s'écoulaient en cascade, il ne vit pas le temps qui s'écoulait doucement. La nuit arriva sans qu'ils aient bougé.
Le jour suivant ressembla au précédent. Ils avaient tenté une sortie au petit matin. La pente trop raide et la neige verglacée les avaient dissuadés d'aller plus loin. Ils passèrent la journée, réfugiés sous l'abri. Après quelques considérations sur les faits et gestes du prince-roi, ils se regardèrent en silence. Schtenkel proposa un jeu. Dégageant l'espace au sol, il creusa quelques cuvettes et, avec des graines récupérées au fond de l'abri, il donna les règles du Raaglong à Névtelen qui n'y avait jamais joué.
- C'ui qui perd fait la cuisine ! proposa Schtenkel.
Si les règles étaient simples, la stratégie était complexe et la part de hasard importante. Névtelen joua comme un débutant ayant de la chance. En face de lui Schtenkel jurait de le voir ainsi gagner. Quand arriva le milieu de journée, il dut bien s'avouer vaincu et préparer le repas.
Bien que le feu fusse parfait pour cuire les galettes, le repas fut une catastrophe. Névtelen fit la grimace en mangeant. Schtenkel haussa les épaules en s'excusant :
- D'habitude, j'perds jamais au Raaglong.
- Je crois que la prochaine fois, quel que soit le gagnant je ferai à manger.
- D'accord mais tu m'dois la r'vanche !
Les deux hommes se remirent à leur jeu. Ils enchaînèrent les parties jusqu'à la nuit.
- Quand tu m'dis q't'as jamais joué, j'ai du mal à t'croire, déclara Schtenkel alors qu'ils préparaient le repas du soir.
- Et pourtant, je ne connaissais pas le Raaglong. Ça m'a évoqué de souvenir de ce que j'ai appris  à Montaggone.
- C'est où ça ?
- Dans ma tête, il y a plein de lieux mais je ne sais plus si c'était quand j'étais enfant ou à Maskusa.
Névtelen avait pris les choses en main, comme les autres jours. Il prit conscience que leurs regards avaient changé. Schtenkel n'était plus ce vieux guide alcoolique et en perdition. Lui sentait bien qu'il n'était plus aussi étrange aux yeux de Schtenkel.
La soirée s'avançait. La pluie avait cessé et l'air était doux.
- Dis-moi, « Chasseur », qu'est-ce tu lui veux au dragon ?
- Je n'en sais rien. Je ressens encore ce désir de l'approcher que j'ai vécu enfant. Et puis tout ce qui m'arrive et qui sans cesse me ramène à lui. Tous veulent que je le rencontre. Même toi, en demandant que je t'accompagne, tu m'as entraîné sur la route.
- Tu m'rappelles le prêtre de Bachorg, à la voix chantante.
- Qui ça ?
- Bachorg est le dieu du destin. Ses prêtres ont des rites particuliers faits de chants et d'incantations pour déterminer le destin des uns et des autres. Pour eux, y a pas d'hommes sans destin. Y en a des petits et des grands, mais y en a toujours un. Tu peux m'croire. Y s'raient d'accord avec moi. C'que tu m'racontes, c'est l'histoire de ton destin. Si t'es fait pour rencontrer l'dragon, alors tu l'rencontreras.
- Après m'avoir raconté toutes tes histoires de chasse, je devrais trembler de peur.
- Non, parce que t'es pas comme les autres chasseurs. Toi, tu t'en fous. Tu l'fais parce que c'est ton destin, pas parce que tu veux être un dieu, comme les autres fous... D'ailleurs, y vont s'mettre en route, vu qu'la pluie s'arrête...
Ils discutèrent encore un moment de la marche à suivre dans les jours qui allaient venir. Après deux jours de pluie et de remontée des températures, ils allaient pouvoir reprendre la route. Ils avaient la même opinion. Le prince-roi et tous les siens mettraient du temps à les rejoindre. Il fallait continuer à baliser le chemin. Schtenkel termina la discussion en disant :
- On s'arrêtera à deux jours de marche de la caverne et puis on les attendra. Après, tu verras bien c'que tu fais.

vendredi 8 février 2013

Ils vécurent plusieurs épisodes du même genre. De mémoire d'homme, c'était la première fois que l'hiver jouait cette partition. Le prince-roi fulminait de plus en plus. L'atmosphère au Milmac blanc devenait irrespirable. Le blizzard les avait une nouvelle fois bloqués. Le prince-roi avait passé sa journée à vider des chopes de malch noir. Son teint était devenu vultueux et son humeur bien sombre. Il dodelinait de la tête, dormant à moitié. Un coup de vent plus violent fit refluer la fumée dans la cheminée, tout en faisant hurler le conduit. Cela réveilla le prince-roi qui frappa du poing sur la table :
- Y EN A MARRRRRRRE ! ON PARRRT !
Tout le monde dans la pièce sursauta. Ce furent les chevaliers qui crièrent « HOURA ! » les premiers. En quelques instants, ce fut l'effervescence. Le prince-roi flageolant sur ses jambes continuait à hurler des ordres :
- LE CONSSSEIL ! ON RRRÉUNIT LE CONSSSEIL !
Il fallut du temps pour que soient autour de la table le prince-roi et les six chevaliers qui formaient le conseil en voyage. Chacun y alla de son idée pour faciliter le départ. Comme ils avaient tous bu force malch noir, leurs idées étaient aussi enfumées que la pièce. Quand on vint apporter les ordres à Névtelen, il dit :
- Ils ont trop bu, c'est pas possible !
Le serviteur lui répondit, les lèvres pincées :
- Son altesse a toujours tenu son rang ! Maintenant, préparez tout pour demain.
- Te fâche pas, mec, dit Schtenkel, on va lui préparer son voyage.
Ils regardèrent le serviteur repasser la porte qui menait à la grande salle.
- On va s'les geler, Chasseur, on va s'les geler. 
- Oui, mais on n'a pas le choix.
Les ordres étaient clairs. Schtenkel partirait devant avec un groupe de serviteurs pour marquer la route et préparer des abris. Le prince-roi suivrait cinq jours plus tard avec ce tout ce qui était nécessaire. Schtenkel avait demandé et obtenu que Névtelen l'accompagne.
Le jour du départ était un jour gris. Le vent était tombé dans la nuit. Le froid restait aussi vif. Névtelen avait récupéré les masques dits « de démons » pendus au mur du Milmac blanc depuis des générations. À la question de Schtenkel sur leur rôle, il avait répondu :
- Mets-le sur ton visage, tu comprendras.
Ils avaient attendu d'être aux portes de la ville pour l'attacher. Schtenkel découvrit avec surprise que l'intérieur était couvert d'une fourrure blanche, du Milmac, qui tenait le visage au chaud, ne laissant que deux fentes pour les yeux, deux trous pour le nez et une ouverture plus large mais protégée par un relief au niveau de la bouche.
- T'es bien le « chasseur », s'exclama Schtenkel, pour savoir tout ça.
La colonne s'enfonça dans les bois. Il avait été décidé après moult discussions que le meilleur chemin en cette saison éviterait la vallée avec son barrage naturel, laisserait de côté le passage par le chemin des gorges pour faire le tour par les forêts. Les pentes y étaient moins rudes. Le prince-roi espérait que les arbres les protégeraient davantage des aléas de la météo. Quand Schtenkel avait rapporté ça à Névtelen, il avait commenté :
- Sioultac fera bien ce qu'il veut, arbres ou pas arbres !
Névtelen marchait en tête. Schtenkel le suivait. Les autres en colonne portaient le matériel pour la mission. Trop chargés, pas assez couverts, Névtelen ne donnait pas cher de leur peau. Tant qu'ils feraient des efforts mesurés, ils survivraient. À l'arrêt sans abri, ils gèleraient et si par malheur, ils transpiraient trop, les vêtements mouillés seraient mortels pour eux. Il avait tenté de dire cela mais personne ne l'avait écouté. Schtenkel lui-même, lui avait demandé d'où venait ce savoir. Il n'avait pu que répondre qu'il avait ce savoir dans la masse indistincte de ses souvenirs. Cela n'avait pas suffi à faire changer d'avis le prince-roi. Au bout de quelques heures de marche, ils quittèrent la route.
Le calvaire commença. Sortant de la neige tassée, ils durent affronter la congère du bord de route. Névtelen avait ressorti ses raquettes que Vodcha avait pris pour des ailes. Il monta sur la congère sans difficulté, ajustant son masque en marchant. Il avait préparé une paire pour Schtenkel mais ce dernier comme les serviteurs du prince-roi avait refusé. Ses premiers pas dans la congère de neige  durcie se passèrent relativement bien. Il comprit la difficulté au pas suivant. Il s'enfonça brutalement jusqu'au genou. Névtelen le regarda de son masque figé. Il lui tendit la paire de raquettes qu'il avait accrochée dans son dos. Schtenkel sourit douloureusement. Il lui fallut du temps pour s'extraire de la couche neigeuse. Il se retrouva enfin à la hauteur de Névtelen qui lui fit signe de mettre son masque. Pendant ce temps les serviteurs avaient commencé à passer la congère et à vivre les déboires que Schtenkel venaient de vivre. Malheureusement pour eux, plus chargés que le vieux guide, ils enfonçaient plus profondément. Chaque pas leur coûtait beaucoup d'énergie. En milieu de journée, ils avaient fait la moitié de ce qu'une troupe fait entre deux pauses dans la plaine. Les serviteurs essoufflés avaient trouvé un espace presque sans neige au pied d'un arbre aux branches si touffues qu'elles protégeaient le sol. Certains ne sentaient déjà plus leurs pieds ou leur nez. Névtelen se sentait flotter dans un brouillard irréel de ce qu'il vivait et de ce qu'il avait vécu. Pour lui, les autres flottaient dans un temps à côté du sien.
- Ce soir, il y aura des morts ! murmura la voix de Schtenkel.
Les serviteurs avaient ouvert le port à feu et essayaient de faire monter les flammes sans brûler l'arbre. Ils essayaient de se réchauffer comme ils pouvaient, serrés les uns contre les autres. Ils regardaient les deux guides d'un air bizarre tant ils craignaient les masques. Ils ne firent pas de remarque quand Schtenkel donna le signal du départ. Ils reprirent courageusement leur progression. Si la matinée avait été dure, l'après-midi fut un enfer. Tout en montée, le chemin suivi par Schtenkel fut ponctué de stations. La première fois, ils entendirent le cri de celui qui était tombé. Voulant passer un arbre, il avait trébuché. La jambe trop fatiguée pour se lever suffisamment avait accroché un bout de branche cassé dépassant du tronc. Il s'était senti tomber et avait essayé de garder l'équilibre en partant en arrière. La charge trop lourde l'avait entraîné. Schtenkel fit signe de s'arrêter et descendit avec Névtelen pour voir comment il s'était récupéré. Arrivés au milieu de la pente, ils découvrirent le serviteur empalé sur un tronc cassé. Quand ils voulurent le toucher, ils comprirent qu'il était sur un véritable piège de troncs enchevêtrés et qu'ils risquaient d'être emportés en essayant de l'enlever.
- Non, dit Schtenkel, on le laisse là. Il ne bougera pas de l'hiver. Ils lui donneront une sépulture quand ce sera possible. Remontons, il faut qu'on avance...
En arrivant au niveau des autres, Schtenkel ne s'arrêta pas. Il dit simplement :
- On continue. Il y a encore du chemin !
- Et Chiltam ? demanda une voix.
- Il est mort et on ne peut rien faire de plus avec ce froid, sinon, on va tous mourir. Allez ! Avancez ! C'est un ordre.
Les serviteurs grommelèrent mais le prince-roi avait été clair. Les ordres de Schtenkel auraient le même pouvoir que les siens. Ils en répondraient sur leur vie.
La progression reprit dans cette pente abrupte. Schtenkel avait accéléré. Il voulait atteindre une grotte un peu plus loin et cela avant la nuit. Quand ils débouchèrent sur la crête, le vent se mit de la partie. Il fallait maintenant lutter contre lui. Il y eut un cri horrible qui n'en finissait pas comme celui d'un homme qui brûle. Se retournant, Névtelen vit un des serviteurs se débattre pour enlever ses vêtements. Il pensa : « trop tard ! ». L'homme s'abattit peu après et le silence retomba. Les autres regardèrent alternativement Névtelen et l'homme à terre. 

- Il a trop transpiré... Il a gelé.
Se tournant vers Schtenkel, il ajouta :

- On doit aller moins vite, sinon...
Schtenkel grommela quelque chose et reprit la marche.
- On ne l'ensevelit pas ? demanda quelqu'un.
- Tu veux mourir ? dit-il en continuant.
Névtelen lui emboîta le pas suivi de la majorité du groupe. Quelques uns restèrent.
La nuit tomba avant qu'ils ne soient arrivés à l'abri dont rêvait Schtenkel. Le ciel avait fini par se dégager avec le vent. Les étoiles et une lune pâle éclairaient le paysage. Ils continuèrent. Il y eut un nouvel accident avec la chute d'un paquet de neige. Il fallut dégager les trois hommes pris en-dessous. Les deux premiers furent faciles à dégager. Le troisième nécessita plus de temps, trop de temps. Écrasé, la figure sur le sol, il était mort asphyxié. La découverte de sa mort fut accompagnée du hurlement d'un de ses coéquipiers brûlant de froid, vêtements trempés.
- Un peu plus loin, je pense qu'il y a un repli. On va faire une maison de neige.
Schtenkel regarda Névtelen et fit « oui » de la tête.
Le froid se faisait plus intense. Névtelen le sentait malgré ses couches de fourrure. Il avançait en tête pressé de s'arrêter. Il maîtrisait son effort pour ne pas transpirer. Il était parti devant pendant que Schtenkel attendait les serviteurs. Il trouva le repli comme il l'avait espéré. Sans attendre, il commença à découper les blocs de neige et à monter un mur. Quand les autres arrivèrent, sous un rocher brûlait un feu, et tout autour un mur coupait le vent. Les hommes s'affalèrent épuisés. Dans l'espace protégé, le froid était moins intense. Pour ceux qui arrivaient de l'extérieur, il faisait bon. Sur la vingtaine d'hommes au départ, il en manquait déjà sept.
La nuit se passa. Névtelen se réveilla au petit matin. Il regarda dehors. Une ombre noire au regard rouge se glissa furtivement sous l'abri sombre des résineux. Névtelen sourit. Ils étaient là, ces curieux anges gardiens. Cela le rassura. Sa quête commençait à prendre sens. Les images des yeux rouges dans l'abri lors de cet hiver à porter le corps de Chountic. Chountic ! D'autres images s'enchaînèrent sans qu'il le veuille. L'odeur de son haleine, la forme de son visage, ses relations avec Miastica, puis vint l'image de sa mère Sealminc, mais était-elle sa mère ? Une autre image était apparue mais était restée floue. Elle était associée à une odeur indéfinissable...
- Certains ont réussi à revenir, dit Schtenkel dans son dos.
Névtelen se tourna vers lui :
- Combien restons-nous ?
- Trois sont rentrés. Ils sont épuisés. Ils acceptent l'idée des raquettes. Et ils ont découpé les vêtements des morts pour se faire des masques.
- Alors peut-être survivront-ils, dit Névtelen en descendant de son perchoir pour aller s'occuper du feu. Schtenkel le regarda faire. Il ne comprenait pas comment le « chasseur » faisait. Il était juste heureux qu'il le fasse.
S'ils perdirent du temps à faire les raquettes, ils en gagnèrent beaucoup après. Ils étaient sortis de la forêt pour marcher sur une crête. Le soleil brillait et brûlait les yeux. Les masques avaient des petits volets, comme Névtelen le montra à Schtenkel. La vue en était limitée. La brillance de la neige devenait supportable. Les hommes du prince-roi firent de même. Le vent n'avait pas faibli. Il fallait lutter en permanence contre-lui. Le premier accident arriva au passage d'une corniche. La chute ne fut pas bien haute mais la jambe n'avait pas résisté. Le sauvetage prit longtemps. Il fallut assurer les cordes, descendre, vérifier comment allait Climtal, lui immobiliser la jambe tout en faisant attention de ne pas tomber plus bas, assurer le blessé et puis le remonter, après vinrent la remontée des sauveteurs et la confection du traîneau pour l'emmener. Névtelen ne dit rien. Il aida du mieux qu'il pouvait en sachant qu'avec une telle blessure et un tel froid, Climtal n'irait pas loin, un jour, deux peut-être. Le deuxième accident arriva sur la fin de l'après-midi, de nouveau une chute. La glissade sembla longue à tout le monde. Il y eut un cri quand Dramchat toucha les branches. Il rebondit, cria encore et s'immobilisa contre un tronc. La pente n'était pas trop raide. Ses compagnons purent descendre pour lui porter secours. Ils avaient laissé leur charge en haut. Ainsi allégés, ils allèrent rapidement à sa hauteur. Les branches avaient déchiré ses vêtements, découvrant de larges plaies qui curieusement saignaient peu. Dramchat semblait juste sonné. Ils lui bandèrent le bras et le torse du mieux qu'ils purent. L'homme se releva avec l'aide de ses compagnons. La remontée fut beaucoup plus dure. Dramchat trébuchait tout le temps. Il tomba une fois, deux fois. A la cinquième, il ne fit même pas un effort pour bouger. On le secoua, on l'appela sans qu'il réagisse. Le froid avait fait son œuvre. Il y eut des cris parmi les sauveteurs. Schtenkel hurla et remit tout le monde en route. De nouveau, ils durent abandonner leur mort sans sépulture.
- Votre prince-roi y pourvoira quand il passera, décréta Schtenkel. On n'envoie pas les gens quand il fait ce temps-là.
Quand ils s'arrêtèrent pour la nuit, ils avaient trouvé un abri sous roche. On le ferma d'un mur de neige. Névtelen prit même le luxe de faire une chicane à l'entrée pour bloquer l'air froid. Quand on essaya de réveiller Climtal, on découvrit qu'il était mort. Épuisés, ils s'endormirent rapidement. Névtelen fut réveillé par un dormeur qui se glissa dehors. Il vérifia que celui qui montait la garde ne dormait pas. Rassuré de le voir debout, il se rendormit. De nouveau, il rêva. Il volait perché sur le cou d'un dragon rouge qu'il dirigeait comme on dirige un tracks. Le rêve vira au cauchemar quand le grand saurien tourna la tête vers lui. Comme dans les récits de Schtenkel, il entendit la voix douce :
- Tu te crois le maître, petit homme ? Mais tu ne diriges rien.
Le dragon se mit à faire des figures si compliquées, que Névtelen se retrouva suspendu aux rênes.  Sa monture se mit à le balancer d'avant en arrière. A chaque fois son balancement devenait plus important. Il était à chaque fois plus haut que la tête du dragon. Juste avant qu'il ne se remette à descendre, il vit le mouvement du cou qui tira sur les rênes, le précipitant vers la mâchoire qui s'ouvrit devant lui. Il hurla.
Cela le réveilla. Le matin était proche. Il prit conscience de l'absence du veilleur. Il se leva sans bruit. Il se dirigea vers la sortie, tout en s'habillant. Quand il arriva dehors, il les vit tout de suite. Il s'approcha d'eux et jura. La colère montait en lui. Ces knam de Flamtimo n'étaient même pas capable d'écouter les consignes les plus simples. Pour lui ce qui s'était passé était évident. Le premier était sorti pour ses besoins. Alors qu'il était accroupi, il avait dû vouloir prendre appui sur le  rocher tout proche. La main s'était littéralement soudée à la pierre à cause du froid. L'homme avait perdu son pantalon en essayant de libérer sa main. Il avait dû crier pour demander de l'aide, ce qui expliquait la sortie du guetteur. Celui-ci avait oublié de mettre ses gants et avait fait la même erreur que le premier sorti. Ils étaient morts de froid, bêtement parce qu'ils n'avaient pas appliqué les précautions élémentaires d'un pays de grand froid.
Il rentra en jurant. Schtenkel se dressa sur le coude. Il eut un regard interrogatif. Névtelen lui résuma la situation. Les autres se réveillèrent. Ils comprirent. Le chef des serviteurs, Tselmak,  s'approcha d'eux et dit :
- Qui ?
- Tsalmok et Harket.
Devant le regard interrogatif, Névtelen lui raconta ce qu'il avait compris.
- Le prince-roi nous a donné une mission, accomplissons-là !
Névtelen explosa de colère :
- Mais par Sioultac et Cotban, combien de temps allez-vous mettre à comprendre que si vous continuez comme cela, vous allez tous y rester. Hier il a fait beau. Aujourd'hui, le ciel se couvre, demain, c'est le blizzard...
Il s'arrêta au milieu d'une phrase. Trop énervé, trop fatigué, il fit une crise. Il tomba par terre, incapable de faire face à l'afflux d'images, de sensations et d'émotions. Tselmak fit des gestes de conjuration, les autres aussi. Il se tourna vers Schtenkel et dit :
- On le laisse là. Ceux qui ont ce mal, sont des schaïpans. Les côtoyer ne peut que nous porter malheur. Nous ferons mieux sans lui.
Se tournant vers les autres, il ajouta :
- Jetez-le dehors. Il est la cause de ce qui nous arrive.
Rapidement, en s'y mettant à quatre, ils jetèrent Névtelen dans la pente devant la caverne. Il atterrit sur le dos et se mit à glisser.
- Bon débarras ! déclara Tselmak et maintenant repartons !
Schtenkel n'avait pas eu le temps de réagir.
- Fous ! Z'êtes des fous ! Sans lui, on crève tous !
Tselmak le prit par le devant de sa pelisse.
- Écoute-bien, toi ! T'es là pour nous dire où aller. Le prince-roi nous a bien dit. Si tu ne coopères pas, on peut te faire griller à petit feu !
La peur tenailla le ventre de Schtenkel. Il ne dit rien et rassembla ses affaires. Les préparatifs allèrent vite. Quand il sortit, il mit le masque de Milmac, Tselmak lui arracha :
- Ça aussi c'est schaïpan !
Il le lança dans la pente. Le groupe s'élança dans la direction que montra Schtenkel. Personne ne remarqua les deux yeux rouges qui brillaient sous les résineux.
RRling regarda partir les hommes. Elle se retenait de gronder. Sans la meute, celui qui a appelé pouvait mourir de froid. Les femelles l'avaient entouré et réchauffé. Les mâles étaient partis en chasse. Non pas pour de la viande, ils avaient tué un clach il y a peu, mais pour un abri. RRling avait senti la tempête.
Névtelen reprit conscience. Il était allongé sur le dos. Il était bien. Les corps de ses compagnons le réchauffaient. Puis les souvenirs lui revinrent. Il bougea. Autour de lui, on s'écarta. Il découvrit qu'il était en plein milieu de la meute. La grande louve aux yeux rouges était là. Il regarda autour de lui. Il ne savait pas comment, mais elle avait ramené les raquettes et les masques de Milmac. Il s'équipa. Se tournant vers la louve, il dit :
- Il faut sauver le guide !
La louve s'élança. Névtelen la suivit ainsi que toute la meute. Ils avançaient vite. Beaucoup plus vite que le groupe qui avait brûlé les raquettes car schaïpan. Ils suivirent une route un peu plus bas sur la pente, dans la forêt. La progression était difficile mais à l'abri des regards. Les loups allaient et venaient beaucoup plus vite. Vers le milieu de la journée, ils croisèrent leurs traces pour passer au-dessus d'eux. C'est de loin que Névtelen vit les chutes.
Le groupe progressait à flanc de montagne, restant au même niveau. Ils devaient en suivre les contours. Chaque ruisseau avait fait son entaille. Au fond de chaque entaille, le passage était difficile. Les plus faibles n'avaient plus la force de passer les endroits délicats. Leurs gants les protégeaient du froid, malheureusement, ils glissaient beaucoup et les prises étaient maladroites. Si le premier tomba seul, le deuxième entraîna un compagnon avec lui. Quand arriva le soir, le groupe continua avec des torches. Ils étaient loin de tout abri et la température baissait encore. Névtelen s'était rapproché d'eux en profitant de l'obscurité. Il entendait Schtenkel expliquer haut et fort, qu'ils risquaient de se perdre, qu'il aurait mieux valu ne pas bouger ce matin...
Ils passèrent à quelques pas de lui sans le voir. Leur démarche mécanique traduisait la fatigue. Tselmak donna l'ordre de s'arrêter au pied d'un rocher. Schtenkel ne contesta pas, lui aussi semblait au bord de l'épuisement. Névtelen trouva le choix catastrophique. Avec le vent qui tournait, ils allaient prendre la tempête dans toute sa violence. Il les regarda un moment. Ils firent quelques blocs maladroits avec de la neige, mais surtout, ils coupèrent des branchages et essayèrent de fermer le couloir entre les rochers qui leur servait d'abri. Ils firent un feu de résineux.  Il brûlait mais trop vite sans donner beaucoup de chaleur. Rapidement, il n'y eut plus de bruit. Névtelen arriva à la limite du camp. Le feu déjà mourait. Celui qui devait s'en occuper, avait déjà sombré dans le sommeil. Silencieusement, il s'approcha de Schtenkel qui dormait près de la porte et loin du feu. Il lui mit une main sur la bouche. Quand il ouvrit les yeux, Névtelen lui fit signe de se taire. Il hocha la tête, récupéra ses affaires, s'équipa et sans que personne ne s'en aperçoive, il quitta le campement derrière Névtelen.
Les deux hommes n'allèrent pas bien loin. La neige s'était mise à tomber et le vent à forcir. Quand il se retrouva dans une grotte, Schtenkel prit Névtelen dans ses bras :
- Ah ! L'chasseur, t'es un ami, un vrai ! Mais qu'est-ce que...
Schtenkel venait de faire un bond en arrière en voyant les loups. 

- T'affole pas ! Ils sont avec moi.
Schtenkel prit un air affolé mais ne bougea pas. Névtelen fit un feu dans le couloir de la grotte. Le vent, qui courait contre la montagne, entraînait la fumée plus loin. Névtelen se dépêcha de découper des blocs de neige et de fermer à moitié l'entrée.
- On a du feu, du bois, des provisions, on va pouvoir attendre, dit-il.
- Et ceux-là, demanda Schtenkel en désignant les loups.
- C'est eux qui ont amené le clach, répondit Névtelen en souriant. On ne va pas chasser ceux qui nous invitent.
Schtenkel haussa les épaules, ses pensées étaient déjà parties ailleurs. 

- Et les autres en bas ?
- Avec ce que Sioultac va faire, le prince-roi trouvera leurs corps s'il suit le même chemin !

mardi 5 février 2013

Une lune était née et avait disparu avant que le temps ne change. Schtenkel était arrivé dans l'étable à tiburs pour voir Névtelen. Il avait pris cette habitude de venir donner des nouvelles de son feu qui continuait à chauffer avec seulement une bûche par dizaine de jours.
- La pluie est là, Chasseur. Ça veut dire que l'autre fou va vouloir partir et que ça va être dur. J'pourrais pas suivre. La neige et le froid ont pas dit leur dernier mot.
Névtelen le regarda :
- Non, les tiburs n'ont pas envie de bouger. L'hiver va revenir.
- Ouais, mais il attendra pas. Il va vouloir que j'guide. Et pour que j'guide, il faut que j'ai chaud...
Névtelen se dit : « Nous y voici ! »
- … Y a qu'toi qui sauras faire.
Schtenkel eut l'air implorant. Névtelen le laissa continuer à débiter ses arguments. Cela l'arrangeait bien, même si le temps ne semblait vraiment pas favorable. Il finit par céder :
- Tu m'as contaminé avec tes histoires, alors d'accord mais que si tu jures de me montrer le dragon.
- Pour ça, Chasseur, t'as pas de craintes à avoir, tu l'verras et p't-être même de plus près que tu n'veux.
Schtenkel se mit à rire comme s'il avait dit une bonne blague. Névtelen retourna vers les tiburs. Il avait aussi sous sa garde les miburs des troupes de Flamtimo. S'ils avaient perdu nombre des leurs et encore plus de bêtes, ils étaient arrivés avec un troupeau conséquent. Névtelen imaginait que le départ du convoi avait ressemblé à la caravane dont il avait été un des membres. Ils avaient serré ses tiburs pour accueillir les bêtes épuisées du prince-roi. Elles avaient maintenant meilleure allure et plus de place puisque les tiburs disparaissaient rapidement dans les gosiers insatiables des  chevaliers. Névtelen se posait la question du comment. Comment des hommes aussi voraces avaient pu voyager dans l'hiver pour arriver ici. Il entendit comme chaque matin les tressautements de la literie du prince-roi. Vu le rythme, il pensa que le petit déjeuner ne tarderait pas. Si la décision du départ devait être prise, il le saurait bientôt.
Il n'avait pas fini de répartir le fourrage que la voix de stentor du prince-roi se fit entendre. Il y eut un peu de silence puis un hurlement de joie. Il entendit une activité inhabituelle et bruyante. Il pensa : « Schtenkel a raison. Il va vouloir partir ». Il soupira. L'hiver n'avait pas dit son dernier mot. Il trouvait que le temps sentait encore la neige et le froid. Il vit bientôt apparaître un des écuyers :
- Prrréparrre les bêtes, nous allons parrrtirrr !
- Dans combien de temps ? Parce que le froid et la neige seront vite de retour.
- Le Prrrince-rrroi orrrdonne et toi tu obéis !
Névtelen s'inclina et n'ajouta rien. Les chevaliers étaient tous plus butés les uns que les autres. Leur idéal semblait être comme le prince-roi. Si certains en avaient quelques moyens la plupart n'étaient que de pâles copies, d'autant plus pathétiques qu'ils n'en avaient pas la stature. Il vit arriver les serviteurs survivants de la traversée de l'hiver qui venaient pour l'aider dans sa tâche. Ils connaissaient bien les chevaliers. D'une caste inférieure, leur rêve était d'arriver à devenir écuyer. Pour cela, ils étaient prêts à tous les sacrifices. Leur idole était Tlimtast qui de serviteur, avait fini chevalier auréolé de la gloire du vainqueur dans le grand combat des monstres de la plaine de Spath. Sa légende était racontée depuis des générations et des générations. Névtelen l'avait entendue au cours d'une des soirées du prince-roi. Ils travaillèrent de concert toute la journée pour préparer le fourrage, les bâts, les équipements nécessaires. Névtelen avait prévu une main de jours pour tout préparer. Le Prince-roi était pressé, il n'accorda que deux jours. Les serviteurs travaillèrent jour et nuit pour que tout soit prêt à l'aube du troisième jour.
Avant de sortir de sous sa pelisse, Névtelen le savait. La température avait chuté. Brutalement dans la nuit, Sioultac avait contre-attaqué par un de ses blizzards dont il avait le secret. Les hurlements venant du Milmac blanc lui apprirent qu'il n'était pas le seul à être au courant de la nouvelle. Il vit pourtant arriver un des serviteurs qui lui dit :
- Le Prrrince-rrroi penssse que cccela ne va pas durrrer. On va parrrtirrr quand même.
Névtelen éclata de rire, ce qui déstabilisa son interlocuteur.
- Tu t'oppossses au Prrrinccce-rrroi ?
- Pas du tout, je ne m'oppose à personne. Essaie seulement de mettre un pied dehors !
L'autre lui jeta un regard étonné. Il s'avança vers le portail. Le blizzard hurlait derrière. Il ne put même pas pousser le petit vantail. Il jeta un nouveau regard vers Névtelen mais cette fois interrogatif.
- Tu comprends mieux ? Dis-toi bien que ce que vous avez vécu pour arriver ici n'est rien comparé à ce qui nous attend si nous partons maintenant.
- Il ne peut pas faire froid à ce point !
Névtelen éclata de rire :
- Homme des terres plates, ici, tu es aux portes de terres gelées de Sioultac.
- Qui est-ccce SSSioultac ?
- C'est le dieu d'après les montagnes. Le froid est son domaine. J'ai vu des hommes geler simplement pour avoir voulu pisser dehors !
Névtelen vit le serviteur partir précipitamment vers la grande salle. Les hurlements qui suivirent, lui apprirent qu'il avait délivré son message. Un chevalier apparut à la porte de communication :
- Toi, viens !
Sans rien dire, il l'accompagna. Le Prince-roi assis à table tempêtait. Il se tourna vers les nouveaux arrivants.
- Tu dis que le frrroid va durrrer. Qu'en sssais-tu ?
- En tant que trappeur, j'ai couru ces montagnes, jusqu'à ce que mon esprit s'emmêle. Je connais  ce temps. Nul ne peut marcher sans glisser. Les bêtes malgré leurs pattes ne tiennent pas debout. Mettez un cuissot de tibur dehors le temps que vous déjeuniez et reprenez-le. Vous verrez que mes paroles sont vraies.
Le prince-roi fit un signe. Un groupe de serviteur s'activa pour faire ce que Névtelen avait dit. On le laissa debout pendant que le prince-roi engloutissait son déjeuner. Il rota une dernière fois et fit un geste. On vit de nouveau les serviteurs lutter contre le froid et le blizzard. Ils apportèrent la pièce de viande qu'il déposèrent devant leur maître. Celui-ci dégaina son poignard et le planta dans le cuissot. Le coup fut tellement violent que la viande se cassa en morceau sous le regard étonné du prince-roi. Il jura violemment en lançant les morceaux aux quatre coins de la pièce. Se levant, il se dirigea vers ses appartements en hurlant :
- MICHTA !
Celle-ci jeta un regard apeuré vers l'assemblée mais emboîta le pas du géant qui grommelait en montant devant elle.
- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Névtelen.
Un chevalier tourna un regard courroucé vers lui :
- Qu'essst-ccce que tu crrrois ? On attend bien-sssûr !

vendredi 1 février 2013

La vie changea au Milmac blanc. Les militaires durent trouver un autre lieu pour leurs agapes Les flamtimiens avaient investi le lieu. Les murs étaient maintenant tendus de lourdes draperies, et le sol recouvert de tapis. Névtelen avait appris par Schtenkel que la « traversée de l'hiver », comme on commençait à nommer l'histoire de ce voyage, avait coûté plus de la moitié des hommes d'accompagnement du Prince-roi. Malgré l'abandon d'une partie des bagages, ils étaient arrivés chargés d'inutile. C'est ainsi que Schtenkel avait désigné tout le fatras apporté. Les relations furent rapidement tendues enter ceux du Milmac blanc comme ils furent désignés, et le reste de la ville. Mais, ils avaient de l'or. Les autres auberges acceptèrent de vendre une partie de leurs provisions. Ce qui entraîna une montée des prix pour les gens. Alors que l'hiver reprenait de la force depuis l'arrivée des flamtimiens, les habitants de Tichcou durent se rationner pour que le Prince-roi puisse manger sans se priver. Michta avait repris auprès de lui les mêmes fonctions que du temps de Crachtal. Le prince-roi y avait juste mis les formes. Il l'avait nommé maîtresse officielle de campagne. Son rôle était de le servir dans tous ses désirs comme l'aurait fait sa compagne officielle restée au pays. Si cela ne lui conférait aucun avantage auprès du prince-roi, Michta trouvait agréable d'être traitée comme quelqu'un qui compte. Le prince-roi lui avait même promis le Milmac blanc, dès qu'il aurait tué le dragon. Michta avait vu passer les autres chevaliers de Flamtimo. S'ils étaient tous très grands, le prince-roi les dépassait tous. Tout dans sa vie était démesuré. Il ne savait rien faire sans être dans l'excès. Tout le monde savait ainsi que la neige et le froid contrariaient ses projets. Chaque matin, le cérémonial était le même. On entendait craquer le lit et les cris de Michta, puis sa seigneurie apparaissait dans sa tenue de nuit et réclamait haut et fort un petit déjeuner qui l'attendait déjà. Tout en engloutissant ses portions, il réclamait des informations sur la météo. Régulièrement déçu, il jurait et passait ses nerfs en s'entraînant avec ses écuyers. La fatigue aidant, son ire se calmait. Il disparaissait alors pour ses ablutions. C'était la période la plus calme de la journée. C'est souvent à ce moment qu'on voyait Michta, à peu près remise des assauts du matin. Elle mangeait tout en rêvant de ce qu'elle ferait une fois maîtresse du Milmac blanc. Névtelen ne l'enviait pas. Si tout se passait bien, c'est-à-dire si le prince-roi ne l'appelait pas, elle avait même le temps de s'occuper de tout ce qui était nécessaire à la bonne marche de l'auberge. Quand la voix tonitruante se faisait entendre, tout le monde savait que la tranquillité était finie. Le prince-roi prenait son déjeuner seul mais pas solitaire. S'il était seul à table, un aréopage de serviteurs gravitaient autour de lui pour son confort. Il faisait souvent venir Schtenkel, lui faisant raconter encore et encore les différentes expéditions auxquelles il avait pris part. Le prince-roi était persuadé que les échecs précédents étaient dus à l'impréparation. Il pérorait en dévorant son repas sur les différentes stratégies pour vaincre le dragon. Suivait un temps de sieste à laquelle Michta était régulièrement convoquée. A la nuit tombante, il se préparait pour le dîner auquel étaient conviés divers invités comme le chef de ville, ou les commandants de garnison. Michta avait même engagé un nouveau cuisinier, débauché d'une autre auberge, qui s'occupait des fourneaux de Crachtal. L'or n'étant pas un problème, la qualité était au rendez-vous.
Un soir le chef de la ville demanda :
- Je sais que votre épopée mérite la geste que nous entendons et qu'elle est déjà une quasi légende. Mais Prince-roi, pourquoi avez-vous traversé l'hiver pour venir, puisque vous ne pouvez sortir de Tichcou ?
- AHHH ! Les Orrracles sssont clairrrs ! Le drrragon ne passserrra pas la fin de l'hiverrrr.
Le prince-roi s'était arrêté dans son geste, le gobelet à moitié levé. Sans le porter à sa bouche, il continua :
- L’échec des prrremiers asssssauts et la morrrt de Yasss ont rrredonné essspoirrrs aux jeunes chevaliers de Flamtimo. Nos orrracles ont ssscrrruté les combats et le sssang rrrépandu. J'ai, moi-même, perrrsssonnellement donné l'exemple à sssuivre. Mon combat fut sssplendide et le sssang coula abondamment. L'orrracle prrrincccipal sss'est penché sssurrr ccce que buvait le sssable. Ssson avis a été sssans nuanccce. Je sssuis cccelui qui doit rrrencontrrrer le drrragon à sssa fin, mais a-t-il dit, mais ssseulement sssi j'arrrrrive iccci avant que ne fonde la neige.
Les convives avaient les yeux fixés sur le prince-roi. Quand on connaissait les traditions des chevaliers, on pouvait sans peine imaginer ce qu'il s'était passé. Les diseurs d'oracles de Flamtimo étaient connus sur tous les champs de batailles. Le sang répandu leur servait de livre. Les deux commandants se regardèrent, mal à l'aise. Combien y avait-il eu de morts pour cette réponse ? Le prince-roi tout à son histoire continuait :
- J'ai rrrassssssemblé mes vassssssaux et je leurrr ai annoncccé que j'étais l'élu. Tousss ont été volontairrres pourrr me sssuivrrre. Cerrrtains sssont morrrts dans la traverrrsssée de l'hiverrr mais les plus vaillants et les plus forrrts sont là !
Disant cela, il fit un large geste de la main pour désigner les chevaliers présents, éclaboussant les convives au passage. Ces derniers se mirent debout pour applaudir le prince-roi. Les gens de la ville ne savaient pas s'ils devaient se lever pour accompagner l'ovation ou rester assis, eux qui n'avaient pas les mêmes codes.
Névtelen entra à ce moment, apportant de nouvelles jarres de malch noir. Il était toujours étonné de la quantité ingurgitée par les chevaliers. Il eut la vision surréaliste d'un géant agitant un gobelet maintenant vide en hurlant des menaces de mort envers le dragon à qui répondaient de non-moins hurlant chevaliers lui promettant aide et assistance.
- BUVONS À LA VICTOIRRRE !
Michta tourna vers Névtelen un regard fatigué et lui dit :
- Va chercher d'autres jarres. Il n'y en aura jamais assez.