Houtka ou l'avant Bangüel

La soirée s'avançait. Le conteur avait enchanté l'auditoire d'un de ses contes merveilleux sur les exploits du grand TaatBangüelBuorn et de sa fameuse épée. L'enfant habillée de sa grande tenue de fête pour la circonstance, s'était approchée de lui et avec toute l'innocence et la spontanéité de ses jeunes années avait demandé :
- Houtka, c'est l'épée des anges ?
Les adultes s'étaient renfrognés. On ne posait pas de questions à un conteur. Cela ne se faisait pas. La mère était intervenue d'un " Voyons, on ne fait pas ça!" avait pris la main de l'enfant pour la faire reculer et avait enchaîné pour le conteur :
- Excusez-moi, je vais l'envoyer dans sa chambre. Le conteur avait souri et chose inhabituelle avait pris l'enfant par la main. Les spectateurs étonnés avaient laissé faire, la mère libérant son enfant, s'était mise en arrière, un sourire aux lèvres.
-Pour Houtka, je suis désolé, Petite, mais elle n'est pas celle des anges. Pour comprendre HoutKa et sa genèse, il faut accepter de plonger dans le passé, là où le monde est incertain, les dangers multiples et les forces puissantes. Je ne sais si la soirée s’y prête. Il faudrait une longue soirée d’hiver, si possible près d’une cheminée, ou mieux, assis autour d’un antique foyer. Le vent devrait hurler sa symphonie dans les arbres d’alentours, et les lourds nuages s’être amassés dans le ciel. Il est difficile de comprendre son histoire première sans entrer en contact avec les forces primitives. Je n’ai jamais entendu sa légende racontée au grand jour. Il faut la transe ou un état proche pour pouvoir l’entendre. Certaines musiques sauvages et grandioses peuvent un peu traduire l’ambiance du monde à sa naissance. Il faut remonter avant Anguelbhorn qui organisa le royaume, avant les hommes des runes qui créèrent ces royaumes, encore avant, des êtres existaient. Notre esprit ne peut concevoir de telles choses sans les habiller des images rassurantes de ce que nous connaissons. La terre existait, mais ne s’appelait pas ainsi. Elle était elle-même autre que maintenant. Des choses, des êtres en jaillissaient, disparaissaient pour certains, se battaient pour d’autres, ou couraient, grandissaient, rapetissaient, mouraient, renaissaient. Les frontières du possible étaient floues.
Pourtant l’être double était. De lui venait la parole qui agît et que nul n’a créée.
Malheureusement, je ne suis pas médium et mon récit n’aura pas la force de celui qui a v(éc)u. Je me sens bien présomptueux dans la douceur de cette demeure, pour tenter de raconter les temps premiers. Il faut que tu sois prête à m'accompagner car seul je n’ai pas la force de te faire vivre cela. Je ne sais si nous y arriverons. Je ne peux garantir aucun rythme, ni même d’atteindre le but du voyage. Si tu es prête à l’aventure, alors nous allons plonger dans le passé et revisiter ce qui fut.
- Oh oui ! dit l'enfant en battant des mains, raconte, conteur!
- Ne pouvant cantiler correctement le nom de l’être double, telle que le dit sa rune royale, j’utiliserais dans le récit qui suit la forme abrégée : ב, Signe déjà initiatique au fort pouvoir mais acceptable par nos larynx humains, on peut le lire « BETH ». Maintenant, pour toi enfant, car tel est ton désir, entends le récit.

L’eau s’écoulait tumultueuse et l’être qui en sortait aura pour nos yeux un aspect d’homme. Il avait entendu l’appel. Il ne se posa pas de questions sur l’avant. Il était nu et il avait froid. Devant lui,
ב était là. De sa parole puissante ב avait dit l’appel. Il n’avait fait que répondre. Son existence commença ainsi. A l’appel de ב, il sortit. Il contempla et le bonheur fut en lui. Les paroles de l’être double se déversèrent en lui. Le savoir lui vint et avec, le parler. Devant lui un chemin s’ouvrait, il sut qu’il devait le prendre. C’est alors que le soleil parut.
L’être de l’eau contempla cette boule jaune de feu à travers la brume omniprésente qui estompait le paysage. La visibilité était faible. L’être de l’eau avançait découvrant au fur et à mesure de ses pas le monde nouveau né. Les lois de la nature n’étaient pas ce qu’elles sont devenues. La réalité pouvait parfois être aléatoire. L’être de l’eau le savait, comme il savait le nom des choses, telle était la puissance de ב. Pour l’être de l’eau, personne ne pouvait être plus puissant que ב. Il suivait le torrent dont il venait. Petit à petit celui-ci devint rivière bondissante. C’est ainsi que l’être de l’eau arriva au bout du monde. Avec fracas l’eau devenait cascade. Il contempla. La brume cachait tout, estompait tout. Il était sur la rive d’un cours d’eau, ne voyant pas l’autre rive, derrière lui le chemin parcouru avait fondu dans le brouillard, de l’autre côté la falaise s’élevait brutalement. Nul chemin devant ses pas, mais le vide dans lequel plongeait l’eau. Il examina les possibles et les impossibles. Son destin était plus loin. Il fit un pas et ce fut la chute.
L’être de l’eau tombait suivant la cascade. Il n’avait pas peur. La vitesse le grisait un peu. Le temps parut s’arrêter. Tombant à la même vitesse que l’eau, noyé dans la brume omniprésente, tout semblait immobile. Seuls ses cheveux parlaient du vent qui les traversait en hurlant. Il écouta ses cheveux et se redressa. Puis il dit la parole malhabile et le hurlement devint murmure. Il écouta encore et apprit. La parole qui sortit de sa bouche fut ajustée et ses cheveux se turent. Il regarda l’eau à côté de lui qui avait repris son mouvement. Il contempla. Il ajusta encore sa parole. Il cantila les runes. Devant lui apparurent les ajoncs et le bord de la vasque de la cascade. Satisfait, il foula le sol, cantilant selon son souhait et ses désirs le monde qui l’entourait. Il bénit ב pour la parole donnée. Émerveillé mais épuisé, l’être de l’eau désira se reposer. La boule de feu du ciel, cachée derrière la brume, prit des teintes pourpres et disparut. Le noir se fit. Il s’allongea sur un tapis de mousse sous un grand arbre. Ses yeux se fermèrent. Le monde disparut.
Nuit-jour.
Il ouvrit les yeux, le monde exista. Il vit que la brume n’était pas revenue sur ses pas, mais restait compacte autour de lui. Il contempla. Derrière cet incertain brumeux, que pouvait-il exister ? L’être de l’eau eut le désir de parcourir plus de ce monde, il se mit debout et marcha. Devant lui la brume reculait, derrière lui, elle ne revenait pas. Il fit beaucoup de pas. Le soleil était au zénith, quand il comprit qu’il lui faudrait trop de pas pour couvrir toute la surface du monde de ses pas. L’être de l’eau s’assit. Des larmes coulèrent de ses yeux car il était seul sur un chemin de brume et dans l’infini du temps. ב apparut.
L’être double dit :
« Être de l’eau, pourquoi pleures-tu ?
- Tu m’as appelé pour accomplir la suite de ton désir, mais la tâche est trop grande et je suis seul.
- Être de l’eau, pourquoi pleures-tu ?
- En moi est la conscience, en moi est la parole, mais nulle oreille ne peut l’entendre.
- Être de l’eau, pourquoi pleures-tu ?
- En moi le désir coule, mais seul, il est inaccompli.
- Être de l’eau, emmène tes pas vers le lieu où se lève le soleil. Là sera la suite de ton chemin. »
Quand l’être de l’eau releva la tête, il était seul. Devant lui, un fruit. Il en laissa couler le jus dans sa gorge et ainsi rasséréné, il reprit sa marche. Il tourna le dos au soleil et avança. Il se mit à courir quand il sentit la couleur de la brume rougeoyer. Il ne s’arrêta qu’à la nuit. Il s’assit, écouta le bruit du vent dans la nuit. Il entendit la parole indicible de la nature. Il la manduca jusqu’à ce qu’elle devienne à lui. Alors il dit la rune entendue. Le vent se joignit à lui, s’enfla et prit puissance. Quand la lumière reviendrait, il verrait.
Nuit-jour
L’être de l’eau s’éveilla. Le monde se révéla. La brume avait reculé sous un fort vent d’est. Il contempla.
« Que le monde est beau ! Loué soit ב qui m’a donné à ce monde ! »
Devant ses yeux s’étendait, une plaine, couverte de forêt, au loin à sa gauche, la falaise et sa cascade, devant lui, le moutonnement des collines semblait infinie. À sa droite, le paysage s’éclaircissait. Il se retourna, pour découvrir d’autres collines.
« Que le monde est vaste ! Loué soit ב qui m’a donné à ce monde ! »
L'être de l'eau se remit en marche. Il s'était arrêté sur une colline dominant les environs. Il avait vu que la forêt s'éclaircissait plus loin. Il alla par là. Il avançait sans hâte maintenant. Il écoutait tout en marchant. Il s’imprégnait de tout ce qu'il rencontrait, les arbres, les fleurs, les herbes. Il s'emplissait des paroles de la vie autour de lui. À chaque pas, un nouveau son, une nouveau mot, une nouvelle rune à cantiler. Il lui fallait le temps d'entendre, d'apprendre.
Il entra en contemplation tout en marchant. D'heure en heure sa tête se remplissait de la musique du monde. Il marchait toujours vers le soleil levant.
La ligne de crête doucement s'abaissait, la forêt faisait place à la steppe. L'être de l'eau marchait encore et encore, ouvert au monde il accepta ses nouveaux sons, cette nouvelle musique. Après avoir appris la musique et les runes de la forêt, il apprit la musique et les runes de la steppe. Son coeur était en joie.
Quand le soleil derrière lui se coucha, l'être de l'eau s'arrêta pour se reposer.
Nuit-jour.

Il accueillit le soleil naissant avec joie, laissant sa chaleur l'envahir. Il écouta le soleil. Encore une musique, encore des runes à entendre. Son esprit s'emplit de la symphonie de toutes ses runes entendues, reconnues, apprises. Il se leva et reprit sa marche. Il cantila des runes, le vent se leva. Il chanta d'autres runes, des arbres poussèrent. Il continua comme cela pendant tout le jour. Le vent courait dans les hautes herbes de la steppe. L'être de l'eau regardait les vagues ainsi formées. Il évoqua l'eau. Il invoqua l'eau. Il dit les runes de l'eau d'où il venait. Il les cantila, les chanta. L'air se chargea d'eau, la brume revint, devint nuage, la pluie tomba.
Il l'accueillit avec joie, étendant les bras sous sa caresse. Il écouta son bruit apprenant d'autres runes, celle des ruisseaux qui se font, des rivières qui s'enflent, des fleuves qui irriguent. Il le désira d'encore plus. Il chanta à nouveau les runes du vent et du soleil. Le temps s'éclaircit. L'horizon se libéra. Il sentit. Là-bas, l'appel venait de là bas, où le soleil se lève. Il se mit à courir, de nouveau impatient d'entendre une autre musique. Le soleil courut dans le ciel, encore une fois, le soir s'annonça. L'être de l'eau, tout à son désir, refusa. Il chanta la rune du soleil et du temps. Le soleil se figea dans le ciel. Il dit d'autres runes et sa course s'accéléra.
Les herbes se couchaient sur son passage. Plus vite que le vent, il allait. Il se trouva encore lent. Il chanta son impatience et sa course accéléra. Il cantila son désir et sa course fut semblable au vol des nuages de tempête. Se laissant aller tout à ce désir, il atteint son but à la vitesse de la pensée.
Alors il vit. Devant lui l'océan, vaste et remuant. Il contempla. Fasciné, il contempla. Son mouvement intérieur c'était cela, son bruit intérieur c'était cela. Il chanta ses runes propres.
Le soleil libéré finit sa course journalière. Dans la nuit, il cantila longtemps.
Nuit-jour
Quand le soleil se leva, l'être de l'eau chanta devant l'océan. Il chantait l'océan. Les heures passèrent, sa cantilation continuait. Le soleil passa au zénith sans qu'il ne s'arrête. Le soir arriva quand son chant prit fin.
Lentement, il avança. Un pas, puis un autre. Encore un, l'eau atteignit ses chevilles. Il souriait en s'enfonçant dans l'eau.
Nuit.


Dans le bruit et la fureur, ils creusaient. Ils ne savaient rien d’autre. Ils creusaient, cherchant les précieux minéraux pour leurs maîtres. Leurs vies étaient faites de pics et de pioches, de tunnels et de goulets. Il y avait le lieu de la taille et le lieu du repos. Toujours changeant en fonction des chantiers. Dans leurs crânes épais, il n’y avait pas de place pour autre chose que le pic et la pioche. C’est ce que se disait Craoutcla, le maître de corvée. Il avait eu un bon groupe de droms pour une fois. Ces quasi animaux creuseurs lui permettraient peut-être d’avoir un repos supplémentaire s’ils tenaient le rythme. Le maître des chantiers lui avait désigné un nouveau secteur. Il fallait trouver les veines et ramener le plus de minerai, surtout du gris-gris. Son groupe creusait bien et ça presque sans fouet. Craoutcla ne frappait que par nécessité. Il lui fallait bien stimuler son troupeau comme il les appelait. Il y avait les creuseurs, puis les évacuateurs qui faisaient la chaîne pour trier et envoyer les déchets vers la caverne de déblai ou vers dehors la nuit. Il fallait aussi une équipe logistique pour le ravitaillement. Eux n’étaient pas des droms, moins gradés que Craoutcla, ils étaient sous ses ordres. Dans ses galeries, il était le maître. Une fois par cycle, il devait faire le voyage vers le Centre avec le gris-gris récolté et les autres minerais s’il y en avait. S’il trouvait du Précieux, alors il devait l’amener tout de suite. C’est au Centre que Craoutcla prenait ses ordres. Là-bas, il était un petit parmi les grands. Maître de corvée est le premier grade des maîtres. Au dessus, il y avait les maîtres de chantiers, puis les maîtres des maîtres et pour finir « Le MAÎTRE ». Ce pouvoir était contrebalancé par un autre aussi nécessaire et intransigeant, le Puissant des Forges dirigeait tout le peuple des forgerons, des chauffeurs et des apprentis. Le MAÎTRE et le Puissant des Forges travaillaient-s’opposaient ensemble. C’est du MAÎTRE que venait le minerai, mais c’était du Puissant des Forges que venaient les outils et les armes. L’un avait le savoir-faire transmis de bouche à oreille de Puissant en Puissant et l’autre avait le savoir du minerai de gris-gris, de gris-noir, de noir-noir, ou de Précieux, savoir lui aussi transmis en secret d’initiation en initiation, de maître à maître.

Craoutcla n’aimait pas ces voyages pour ramener le minerai. Le risque était grand de se faire voler dans le noir des galeries par quelque autre groupe moins chanceux dans son exploitation. Pourtant il n’existait pas d’autre moyen pour avoir droit à un ou deux cycles de repos avec les compagnes. Le dernier cycle avait été bon, très bon même, au point de rendre jaloux les autres maîtres de corvée, sans parler des jalousies des autres maîtres quelque soit leur grade car il tenait son chantier du MAÎTRE lui-même. Il s’en repassait avec complaisance les différentes phases. Il avait été convoqué au Centre du Centre. Il se rappelait sa peur, sa fébrilité à chercher ce qu’il avait raté, ou la faute commise. Quand il avait volé un autre maître, personne ne l’avait su et c’était ancien. C’est en tremblant qu’il était arrivé devant la caverne du MAÎTRE. Il avait attendu longtemps, trop longtemps, c’est plus mort que vif qu’on l’introduisit. Il s’avança à genoux comme le voulait le cérémonial célébrant la gloire du MAÎTRE. Il entendait celui-ci discuter avec les maîtres des maîtres. Recroquevillé au pied de l’estrade, il attendait la sentence, sans savoir pour quelle faute et cela le rendait encore plus inquiet.
« Tu es Craoutcla ?
- Oui, MAÎTRE.
- Les maîtres, tes maîtres m’ont dit du bien de toi. Il semble que tu sois l’homme de la situation. Nous allons manquer de gris-gris et il y a longtemps que nous n’avons pas trouvé de Précieux. Tu as selon la rumeur le « flair ». J’ai décidé de te confier un nouveau territoire. Tu sais que cela fait 5 fois 100 cycles au moins qu’aucun nouveau terrain n’a été exploré…
- Les El Mentu !
- Oui les El Mentu qui ont failli nous exterminer. Mais aujourd’hui nous ne pouvons vivre sur nos mines, elles s’épuisent encore quelques dizaines de cycles et le Puissant des Forges sera sans ouvrage ! »
Des cris se firent entendre parmi les maîtres des maîtres à l’évocation de ce blasphème. Les forges forgeaient depuis le début des cycles et jamais ne s’arrêtaient.
Le MAÎTRE reprit :
« Telle est ta mission, Craoutcla, explorer le territoire d’après le Bout pour ramener du gris-gris et du Précieux. »
Si cela s’était arrêté là, sa réputation aurait été grande mais il avait osé.
« Oh MAÎTRE, laisse-moi plutôt essayer du côté du Fond du Trou. »
Le silence se fit. Craoutcla comprit qu’il avait fait ce qu’il ne fallait pas, contredire le MAÎTRE.
« Serais-tu meilleur que les maîtres de maîtres ?
- Oh NON, MAÎTRE, mais j’ai creusé près du bout et n’ai rien senti, tandis que lorsque j’ai creusé au Fond du Trou, j’ai senti en moi la vibration du gris-gris.
- Soit, Craoutcla, tu creuseras du côté du Fond du Trou, mais si tu te trompes, grand sera ton châtiment ! »
Il rêvait encore à ce bon souvenir quand tomba la première mauvaise nouvelle.
Une de ses équipes de droms était tombée sur de la roche pourrie qui s’était effondrée sur eux. Il voyait déjà le retard pris, faire venir une équipe de renfort demanderait ¼ de cycle, sans compter que son image allait en prendre un coup. Il alla voir les lieux. Dans la faible lueur infrarouge qu’il voyait, il sentit la roche. Celle-ci avait une sale odeur. Comment son sous-maître avait-il pu ne pas sentir cela ? Avait-il été acheté par un maître concurrent ? La colère l’envahit. Le retard serait conséquent. Il décida sur le champ de diminuer les repos. Il chercha le sous-maître pour le punir. Les autres subordonnés présents lui expliquèrent qu’il était sous la roche avec les droms.
Craoutcla se calma. Après tout, ce n’était qu’un mauvais accident comme il pouvait en arriver dans les meilleures équipes. Lentement, il fit le tour du front de taille. Cela sentait la mauvaise roche partout. Il allait repartir quand il vibra intérieurement. Il posa ses membres sur la roche. Le contact avec cette pourriture lui était désagréable mais derrière, n’était-ce pas ? Ce n’était pas possible. Cette vibration n’existait que dans les récits antiques. Si c’était cela, il ne savait que penser. Son sous-maître avait dû la sentir et vouloir creuser sans attendre. C’était à la fois une bonne, très bonne nouvelle pour le MAÎTRE mais une mauvaise pour lui. Jamais on ne le laisserait creuser seul ici. Craoutcla ne savait quoi penser. Sentir ainsi le Précieux-Précieux à quelques pas de lui, l’emplissait de sentiments contradictoires. Cela faisait des centaines et des centaines de cycles qu’ils n’avaient pas trouvé de Précieux-Précieux. Le seul objet connu en cette matière était le lourd pendentif du MAÎTRE. Mais sentir un tel trésor au milieu de toute cette pourriture de roche, lui faisait physiquement mal. Les travaux nécessaires à sa récupération seraient importants car le front de roche pourrie était large. Il n’aurait pas assez de droms pour cela. Craoutcla se sentait coincé. S’il pouvait, mais oui, s’il pouvait en ramener un échantillon alors sa gloire ne serait pas perdue. Il décida de s’occuper de cela. Il convoqua ses sous-maîtres, réaffecta ses équipes. Pour dix qui cherchaient du gris-gris, il en mit trois pour dégager un peu le terrain et récolter des échantillons. Les sous-maîtres trouvèrent cela curieux que le maître de corvée commande lui-même, mais dans un monde isolé à ¼ de cycle du relais le plus proche, perdue dans des galeries lointaines avec trop peu de guerriers, il n’était pas bon de poser trop de question.
Craoutcla commença par faire creuser vers le haut pour dégager le dessus de la roche pourrie. Comme il avait prévu, les repos avaient été diminués pour gagner sur le manque d’équipe. Cela rendait les droms de mauvais poils. Il fallait plus de coup de fouet pour les faire avancer et pour qu’ils creusent avec le même enthousiasme. Craoutcla mit trois temps de travail à trouver le haut de la roche, puis encore trois autres pour trouver un lieu qui lui sembla propice à creuser vers son but : le Précieux-Précieux.
Il délaissait trop les autres équipes et les sous-maîtres ne faisaient pas bien leur travail. Ce fut la mauvaise surprise qu’il eut en venant inspecter le stock de gris-gris. Les quantités attendues n’étaient pas là. Craoutcla rentra dans une violente colère, frappant les uns et les autres de son
fouet, il leur imposa de travailler encore plus avec encore moins de repos. Il leur donna trois temps de travail pour récupérer le retard, et il repartit vers sa propre taille. Il trouva ses droms se reposant. Il s’énerva de plus belle et les remit violemment à l’ouvrage. La pulsation qu’il sentait sous lui, le rendait fou d’impatience. Dans la roche pourrie, l’extraction ne se faisait que lentement. Des fragments se détachaient souvent du puits, obligeant à consolider celui-ci avec des étais de roche dure venue de plus loin. Six temps de travail étaient passés. Craoutcla n’était pas revenu les fouetter car ils n’avaient pas tenu le rythme. Les sous-maîtres s’interrogèrent. Il désignèrent en jetant les dés celui qui irait voir.
Le jeune sous-maître que le sort avait désigné s’avança avec prudence dans la galerie de son maître de corvée. La peur au ventre, il écoutait le silence. Dans ce monde souterrain, un éboulement est comme un coup de tonnerre, et il n’y en avait pas eu. Il n’avait rien entendu d’anormal dans les bruits alentours, que les pics et les raclements de l’exploitation. Il avançait sur la roche pourrie qui offensait ses sens et faillit tomber dans le puits vertical. D’en bas ne venaient que de faibles bruits de respiration. Le jeune sous-maître eut peur de cette tranquillité. Il n’osa pourtant pas repartir en arrière. Doucement, lentement, très lentement, il descendit. Il trouva une première salle où dormait les droms. Il les compta. Il y avait là trois équipes presque au complet, mais pas le maître des corvées. Voyant un autre puits, il reprit sa descente. Une autre salle, petite celle-là, contenait les restes de trois droms, trop fouettés pour continuer. Il y avait aussi le fouet du maître des corvées. Il eut encore plus peur. Seul le silence le rassurait. Ses sens ne captaient que le ressenti de la roche pourrie. Les droms ne bougeaient pas. Il trouva à nouveau un puits de descente et s’y engagea. Il n’alla pas loin. Juste sous lui, il trouva le maître de corvée à moitié écrasé sous des fragments de roche disposés d’une manière dont on ne pouvait dire s’il s’agissait d’un accident.
Devant l’ampleur de sa découverte, il refit en sens inverse le chemin du plus vite qu’il put. Il raconta tout aux autres sous-maîtres. L’expédition qui partit chercher le maître de corvée comportait deux équipes de droms et plusieurs sous-maîtres, ainsi que des guerriers au cas où les droms sur place seraient rebelles. Quand ils arrivèrent dans la première salle, ils trouvèrent des droms de Craoutcla sagement assis en position de repos, attendant de nouveaux ordres. Le jeune sous-maître avec une équipe de droms alla récupérer le corps du maître des corvées. La température de son corps prouvait qu’il était mort il y a plusieurs temps. Il essaya avec les droms de le déplier afin de lui ôter tous ses fragments de roche pourrie qui lui donnait une odeur épouvantable. La raideur du corps empêchait tout. Il décida de le mettre dans un coffre de pierre pour pouvoir le transporter sans être incommodé. Afin de le manoeuvrer facilement certains passages durent être agrandis. Ce n’est que quatre temps de travail après qu’ils furent de retour au campement principal. Les sous-maîtres tinrent conseil avec le chef des guerriers. Ils décidèrent de suivre la loi qui veut qu’on interrompe la campagne dans ces conditions.
C’est ainsi qu’ils partirent vers le Centre, ramenant le gris-gris et les restes nauséabonds de Craoutcla dans son coffre de pierre.
Le MAÎTRE hurla en apprenant la nouvelle. Que des droms aient pu assassiner un maître de corvée, parce que cela ne pouvait être que cela, qu’ils aient pu tuer ainsi et ne pas être châtiés sur le champ dépassait l’entendement. Il exigea de voir le corps.
« Mais MAÎTRE, cela fait presque un demi cycle qu’il est dans son coffre, il sent la pierre pourrie !
- Et alors, je veux voir comment il est mort. Je suis sûr qu’il conserve sur lui la trace de ceux qui l’ont tué. »
Quand le MAÎTRE était en colère, nul ne résistait. Sa sensibilité était légendaire. Nul mieux que lui ne savait sentir les choses et trouver les traces de ce qui avait eu lieu. On amena devant lui le coffre de pierre dans lequel reposait Craoutcla. Pour bien montrer l’exemple, le MAÎTRE mit sa tenue de travail, obligeant les maîtres des maîtres à l’imiter.
Il fit sortir tous les subalternes et c’est seul avec le groupe des maîtres des maîtres qu’il souleva le couvercle du coffre. Intérieurement, il prit note de la qualité de la réalisation du coffre. Celui qui l’avait fait, l’avait particulièrement soigné. Pas d’interstice, pas de défaut dans la réalisation, si bien que le coffre était resté hermétique. Il avait à peine entrebâillé le couvercle que la puanteur se répandit. Celle du corps en décomposition mais aussi celle de la pierre pourrie. Les maîtres des maîtres reculèrent. Resté seul au contact du coffre, le MAÎTRE poussa le couvercle complètement et là, il se figea. Les maîtres des maîtres le regardèrent. Il ne bougeait plus. Ils firent un pas vers lui quand d’un geste impérieux du bras, il les arrêta. Il récupéra vivement un morceau de pierre dans le coffre et faisant le tour, remit le couvercle en place.
« Les El Mentu ! Ce sont les El Mentu ! Ça ne se passera pas comme ça. Mettez le peuple en alerte et préparez les guerriers. »
Le MAÎTRE distribua ses ordres et chacun partit les porter. Un seul resta.
« Que veux-tu, Kranca ?
- Tu sais bien, MAÎTRE ! Je ressens presque aussi bien que toi. Pourquoi as-tu inventé cette fable. Il n’y a pas de trace de El Mentu.
- C’est parce que tu étais trop loin pour le sentir.
- Peut-être, mais il m’a semblé, bien que ce soit ténu que cela sentait autre chose. Comme ce que tu as mis dans ta poche.
- …
- Faut-il que j’aille dire ce que j’ai senti aussi ?
- Tu m’énerves, Kranca ! Mais autant que tu sois au courant, nous ne serons pas trop de deux pour gérer le problème. Ton odorat est toujours aussi fin quand il s’agit de minerai. Oui, il a trouvé duPrécieux-Précieux et du plus pur qui soit. Mais dans ce coffre, ça sentait l’étranger aussi. Crois-moi, je crains que les El Mentu ne connaissent aussi ce lieu.
- Tu es sage MAÎTRE, mais quel intérêt ai-je à me taire ?
- Si tu manœuvres aussi bien qu’aujourd’hui, tu seras le prochain MAÎTRE, en tout cas j’en ferais la suggestion au conseil. Et tu connais le poids de mes suggestions.
- Fort bien, qu’allons-nous faire ? »
Le MAÎTRE et Kranca restèrent un moment à discuter ensemble des détails du projet.
Le voyage avait été long avec toute cette troupe. Non seulement, il y avait le gros des forces guerrières, mais il y avait aussi beaucoup de droms et toute la logistique qui va avec. Le MAÎTRE avant de partir avait longuement rencontré le Puissant des Forges. Le secret de leur échange était complet mais le Puissant des Forges avait délégué quelques uns de ses meilleurs forgerons comme observateurs.
A leur arrivée, l’odeur de mauvaise roche était présente, de plus suintaient ça et là des petits filets d’eau qui ne laissaient rien présager de bon. Le MAÎTRE voulut étayer avant toute chose. Il interdit à tous sous peine de fortes sanctions de s’approcher du puits de Craoutcla. Lui-même faisait pourtant de fréquentes approches. Il ne fallut que quelques temps de travail pour arriver à sécuriser la zone et à guider l’eau vers le fond des puits.
Le MAÎTRE sentait de tout son être le gris-gris, et la roche pourrie, mais plus encore le Précieux-Précieux qui le rendait comme fou. Ne voulant pas perdre de temps, il occupait les équipes de droms libres à extraire du gris-gris. Les autres taillaient des voussoirs et des étais pour la suite de l’exploration.
A la fin d’un temps de repos, le MAÎTRE prit quatre équipes de droms, leurs maîtres de corvées, les sous-maîtres et s’enfonça dans la fouille de Craoutcla. Il retrouva les salles comme lui avait décrit le jeune sous-maître qui avait fait la macabre découverte. Toujours prudent, bien que de plus en plus tiraillé par l’odeur du Précieux-Précieux, le MAÎTRE faisait renforcer les parois des galeries. Ici aussi l’eau s’infiltrait, voire s’écoulait. Plus le MAÎTRE approchait du Précieux-Précieux et plus il avait du mal à ne pas courir. C’est dans la deuxième salle, alors qu’il allait presque sauter dans le dernier puits qu’il sentit tous ses sens en alerte. Cela sentait l’étranger !
Cela ne pouvait être que les El Mentu. A cette profondeur, seuls eux avaient les griffes assez puissantes pour la roche. Surtout ne pas faire de bruit, réfléchir et réfléchir vite. Ce n’est pas avec les quelques guerriers dans la salle au-dessus qu’il pourrait faire face. Le MAÎTRE ne céda pas à la panique qui montait, cela faisait sa force. Sa réflexion allait très vite maintenant comme toujours en situation de crise. Rester calme et savoir prendre la bonne décision avant tous les autres l’avaient amené là où il était. D’abord, il n’y avait qu’une odeur d’étranger mélangée à celle du Précieux-Précieux. Ensuite aucun bruit. Un El Mentu et a fortiori plusieurs auraient fait plus de raclements. Et puis le temps passé depuis la mort de Craoutcla aurait dû changer les choses. Le Précieux-Précieux aussi près lui rendait la réflexion difficile. Peut-être est-ce cela ou son instinct qui lui dictèrent de continuer. Il reprit sa progression mais avec précaution. Il fit stabiliser le puits par les droms. Mais après trois longueurs ils refusèrent d’aller plus bas, malgré les coups de fouets.
Le MAÎTRE n’insista pas. Prenant lui-même un pic, il tapa dans la roche pourrie. Le mélange de la roche pourrie qui l’écoeurait, de l’odeur d’étranger qui le paniquait et celle du Précieux-Précieux qui l’affolait faisait vivre le MAÎTRE dans un brouillard intérieur.
Et son pic frappa… Le Précieux-Précieux jaillit en milliers d’éclats.
Comme fou, le MAÎTRE frappa et frappa encore faisant jaillir le minerai de Précieux-Précieux. Encore un coup et encore un coup. Son pic rebondit soudainement et le monde explosa autour de lui. L’odeur d’étranger devint insoutenable. Horrifié, il entendit remuer tout autour de lui. Au cœur de la poche de Précieux-Précieux, il y avait … mais qu’est-ce que c’était. Qu’avait-il réveillé ? L’être fit une geste et la roche se pulvérisa remontant par le puits et tuant tous ceux qui y étaient. L’être fit un autre geste. Un nouveau geyser de Précieux-Précieux partit vers le haut, heurtant avec violence la paroi supérieure qui s’effondra, libérant l’eau accumulée au-dessus. Le MAÎTRE crut mourir. Il suffoquait, pris entre l’eau qui s’accumulait plus vite qu’elle ne pouvait s’écouler par les fissures et l’être qui dans ses gestes désordonnés pulvérisait maintenant tout le minerai autour de lui.
L’être de la terre dormait depuis des temps et des temps. Il avait trouvé une roche pulvérulente à son goût et s’était allongé dedans pour en faire du pur métal. Il prenait son temps mâchant et remâchant la roche pour lui donner la structure qui allait bien. Et puis ces bruits, ces chocs. Il y avait déjà eu des bruits mais lointains jamais agressifs, ceux de la roche qui bougeait et se plaçait. Mais là il avait senti l’approche des chocs. Cela ne l’avait pas sorti de son sommeil. C’est tout juste s’il avait bougé un petit doigt quand les petits êtres s’étaient approchés trop près. Cela avait suffi à lui rendre la paix. Et voilà que tout recommençait. Les chocs, l’approche d’autres petits êtres mais plus nombreux et ce dernier coup violent qui l’avait touché. La fureur l’avait pris. Une colère violente contre ses petits êtres qui le dérangeaient. L’être de la terre poussa un cri, fit un geste mais il était sur un autre plan que les petits êtres. Eux n’entendaient rien, ne comprenaient rien mais ressentait sa violence. Pour avoir troublé sa paix intérieure, ils méritaient de disparaître.
Il avait fait exploser et disparaître une partie de la roche autour de lui, créant ainsi une cavité où l’eau qui s’était accumulée loin au-dessus de lui pouvait s’épancher. Il rugit de rire, lui l’être de la terre qui aurait pu les écraser de roches, allait les noyer.
C’est alors qu’il entendit ! Les runes. Il reconnut leurs sens bien qu’il ne les ait jamais entendues auparavant. Elles parlaient de terre, de roches, de paix aussi. Il s’ouvrit au son des runes.
« Être de la terre, ? a dit son appel pour toi, et son désir m’a été donné aujourd’hui.
- Qui es-tu, toi que j’entends, moi qui ne savais pas entendre.
- Je suis l’être de l’eau a qui ב a donné le dons des runes et l’appel à les enseigner. Je viens vers toi, car tel est le désir de l’être double : que tu entendes, et entendant que tu adviennes à ton désir qui est sien.
- Que dois-je faire ?
- Ecoute les runes qui sont pour toi et pour ceux à qui tu les donneras. J’ai appris celles de la terre et des roches, celles de la boue et celle du métal, celles de la densité et celles de la dureté. Laisse-moi te les cantiler. Apprends et adviens ! Tel est le désir de ב. »
L’être de l’eau cantila les runes pour l’être de la terre. La paix se fit dans la caverne, le MAÎTRE sentit l’eau refluer. Il voyait les deux grands êtres. Il entendait le chant des runes. Il sentit la colère de l’être de la terre se calmer. Il était dans la crainte face à ce qu’il ne comprenait pas. La puissance occupait la caverne.
Le chant dura des temps et des temps. Le MAÎTRE avait perdu toute notion du temps passé quand le chant s’arrêta.
« Être de l’eau, que ב soit remercié ! J’entends maintenant mon désir qui est son désir. Mes pas iront vers ceux-là pour les enseigner et les faire advenir.
- Être de la terre, maintenant que tu entends, apprends-leur les runes. »
Ayant dit cela, l’être de l’eau reprit son voyage et disparut en suivant l’eau.
Le MAÎTRE s’était recroquevillé. La peur l’habitait devant la puissance de l’être de la terre. Il fut surpris quand il entendit l’être de la terre s’adresser à lui.
« Petit être, ב a appelé. (Le MAÎTRE ne comprit pas le nom de l’être double qui ne peut être entendu que de ceux qui en ont le pouvoir, ou qui ont reçu son appel). Mon désir s’est éveillé. Les temps se sont ouverts devant moi. J’ai vu ton peuple grandir et advenir. Ce sera un grand peuple de tous les mondes et le plus grand des mondes souterrains. Petit être, de vous adviendra le peuple des nains. »
L’être de la terre avança la main. Il attrapa le MAÎTRE et se mit en route. Devant lui la roche s’ouvrait. C’est ainsi qu’apparut le MAÎTRE, à genoux dans la main de l’être de la terre. Tous mirent genou à terre, même les droms se prosternèrent.
Ce fut le premier des jours dans le monde souterrain.


La lave s’écoulait tumultueuse et l’être qui en sortait aura pour nos yeux un aspect d’homme. Il avait entendu l’appel. Il ne se posa pas de questions sur l’avant. Il était nu. Devant lui, ב était là. De sa parole puissante ב avait dit l’appel. Il n’avait fait que répondre. Son existence commença ainsi. A l’appel de ב, il sortit. Il contempla et le questionnement fut en lui. Les paroles de l’être double se déversèrent en lui. Le savoir lui vint et avec le parlé. Devant lui un chemin s’ouvrait, il sut qu’il devait le prendre. C’est alors qu’il découvrit qu’il était nu.
L’être de feu se retourna vers ב pour lui demander de le vêtir. Il était seul. Grande fut sa peine. Il leva les yeux. Une voûte lui barrait le chemin vers le haut. Sous ce ciel de pierre son cœur d’être brûlait de la rouge douleur de sa vie. Il se mit en marche d’un pas lourd suivant le fleuve de lave. Long lui parut le chemin. S’arrêtant, seul encore, il tailla dans la lave solidifiée une barque. Il cria les runes de la non-fusion. Ainsi protégée, il la mit sur le brûlant courant qui semblait fuir au loin. L’être de feu se laissa entraîner se bornant d’un geste ou d’un cri à garder son esquif au centre de l’écoulement. Il vit arriver la fin de la caverne et entendit le fracas de la cataracte de lave. Il ne bougea pas, se laissant aller au mouvement incandescent.
Le voyant ainsi surgir du flanc du volcan, les noiraîtres hurlèrent. Cette nef de pierre flottant sur le feu vivant leur parut celle d’un dieu. Ils virent la barque de lave sauter dans le vide et plonger dans le lac de lave avec son occupant. Quand ils le virent ressortir vivant de ce rougeoiement intense et brûlant, ils redoublèrent de cris. L’être de feu prit pied sur la berge de lave. La chute ne l’avait pas tué. Il vécut cette survivance comme un malheur. Regardant autour de lui, il ne vit que lave, fumerolles et désolation. Son œil fut attiré par un mouvement non loin. Quelque chose bougeait. Il dirigea ses pas par là. Quand il approcha le groupe de noiraîtres s’affola et s’égaya dans toutes les directions. L’être de feu connut l’amertume de se voir fuir. Sa colère devant ce nouvel abandon, s’enflamma. Il leva la main, cria une rune. Les noiraîtres qui fuyaient, s’embrasèrent. Leurs corps se recroquevillèrent pendant que leurs cris vrillaient les tympans de ceux qui, plus tétanisés que courageux n’avaient pas bougé.
Le regard de l’être de feu se tourna vers eux. Son ire maintenant refroidie voyait ces petits êtres se prosternant non loin de lui.
« Oh grand dieu du feu, cria un noiraître, laisse-nous vivre pour te servir ! »
L’être de feu écouta leur babil. Il était indifférent. Il fit un geste du bras, pour leur signifier de s’en aller. Les noiraîtres prirent cela pour un encouragement. Le plus près se précipita sur lui pour lui embrasser les pieds. A peine eut-il touché l’être de feu qu’il disparut dans une gerbe d’étincelles.
« Oh grand dieu du feu, épargne-nous, nous sommes petits et faibles, sans intérêt pour un dieu tel que toi ! »
Tout en discourant le noiraître fit un geste à ses compagnons et ils partirent doucement à reculons. L’être de feu ne bougea pas. Son esprit contemplait la rivière de lave rougeoyant dans le crépuscule.
Quand il se retourna, il était seul. A nouveau. La lassitude le prit. Il s’assit sur une pierre. A quoi bon cette existence ? L’être double l’avait appelé, mais pourquoi l’avoir laissé seul ? Son esprit entra en questionnement. Il laissait en lui s’épancher sa colère. De nouveau, il cria la rune de sa colère, faisant fondre la lave solidifiée autour de lui. Il cria encore et encore faisant de cette vieille caldeira un lac de lave en fusion comme aux jours premiers de la naissance de la terre. Épuisé, il avança vers un épaulement de roche. Il ne pouvait dire combien de temps avait duré sa folie.
Devant lui une plaine s’étendant, à sa droite la lave s’étalait en se refroidissant brûlant tout ce qu’elle rencontrait. Il s’avança faisant de même. La où se posait son pied, des flammes naissaient et prenaient vigueur. Il marcha ainsi un moment. Lassé, il s’assit sur un petit tertre. Lassé d’être entouré de flammes, il cria une rune. Elles disparurent laissant place à une poussière de cendre. Le ciel s’embrasa, le soleil éclairant en se couchant les volutes épaisses de la colonne des fumées du volcan proche. Lassé, il s’étendit et s’endormit.
La vie des noiraîtres était difficile. Vivants sur un volcan porteur de mort, il leur fallait lutter chaque jour pour subvenir à leurs besoins. Cherchant de quoi se nourrir, ils descendaient dans la plaine pour y ramasser ce qu’ils trouvaient, racines, carcasses, herbes ou feuilles. Malheureusement pour eux, la plaine était le territoire d’autres créatures. Plus rapides que les noiraîtres, ils étaient redoutables.
Noirsan y pensait en rentrant. Ils avaient perdu deux compagnons dans l’échauffourée d’aujourd’hui pour une maigre carcasse qui ne durerait même pas le temps nécessaire à ce qu’ils pansent leurs plaies. La période était noire. Enfin plus noire que d’habitude. Pour ce peuple rude, survivant dans la précarité, il n’y avait pas eu de période faste. Repoussés par les autres plus rapides, plus forts, ils avaient trouvé refuge sur cette terre inhospitalière qu’étaient les flancs fumant d’un volcan en activité.
Les femelles poussèrent des cris de joie en les voyant rentrer avec de la nourriture. Cela faisait quatre fois que le rond de feu disparaissait sans qu’elles ne puissent se nourrir. Les petits ne seront pas encore forts, cette année. La plus âgée raconta à Noirsan comment ceux qui avaient tenté d’aller vers l’intérieur du volcan avaient disparu pour la plupart en rencontrant le dieu du feu. Il n’avait montré aucune pitié pour les fuyards. Sa puissance était grande. Noirsan lui dit :
« Aînée, sa puissance nous serait utile. Je crains les chasses prochaines. Les autres de la plaine semblent ne plus nous supporter. Je les ai vus se rassembler. Peut-être veulent-ils chasser le grand velu ? Peut-être veulent-ils nous chasser ?
- J’ai vu sa puissance, dit D’Arcna, celui qui était comme moi, a voulu le toucher, il est devenu gerbe de feu. Son sacrifice n’a pas été vain car le dieu du feu a été apaisé et nous avons pu partir sans autre perte.
- Combien sont morts ?
- 2 mains.
- Cela fait beaucoup. Si nous devons nous battre, ils nous manqueront ! »
Noirsan fit les tours des feux. C’était bien le seul avantage de vivre si près du volcan, ils n’avaient pas loin à aller pour chercher le feu. Les autres de la plaine devaient venir ici pour capturer le feu. Quand ils pouvaient en attraper un, cela faisait une belle proie. Lors du dernier voyage des autres de la plaine, ils avaient réussi à tous les capturer sauf un. Ils avaient pu ainsi passer l’hiver sans trop de morts. Maintenant que le temps était plus doux, Noirsan craignait le retour des autres de la plaine. Il essayait d’estimer ses forces. Pour se battre, ils avançaient main par main. C'est-à-dire qu’à un chef, Noirsan ajoutait cinq compagnons. Quand il revint à son feu, Noirsan était de mauvaise humeur. Si les autres de la plaine cherchait le combat, il n’aurait de deux fois deux mains de main de combattant. Leurs gourdins frappaient forts mais les autres avaient de grandes piques. Ils manquaient de bois et n’avaient que peu de piques, les arbres du volcan étaient tous trop petits.
Quand le rond de feu réapparut dans le ciel, Noirsan alla scruter la plaine. Au loin, il vit le campement des autres de la plaine. Ils étaient nombreux, trop nombreux. Ce n’était pas la saison du passage des grands velus. Noirsan pensa qu’ils n’avaient que peu de nourriture et qu’au prochain passage du rond de feu, il faudrait qu’ils aillent chasser ou piller sous peine de disparaître. Quand il se retourna, il vit les éclairs dans le cratère. Il pensa au récit de D’Arcna. Y aller était trop dangereux. Amadouer un dieu n’était pas facile. D’Arcno y avait donné sa vie pour l’apaiser et permettre aux autres de se sauver. Noirsan pensa à livrer une nouvelle offrande mais qui. Est-ce que cela suffira à ce que ce dieu les aide ?
Le temps passa sans qu’il ne trouve de réponse.
Une nouvelle aube se levait quand D’Arcna réveilla Noirsan.
« Viens voir ! Les autres sont tout près.
- Combien ?
- Nombreux !
- Réveille-les tous ! »
Noirsan allait voir pendant que D’Arcna fit le tour de campement. Dans la plaine, les autres étaient là, nombreux, trop nombreux, trop près. Il entendait leurs cris et sentait leurs odeurs, portés par le vent. Le combat était inévitable. Il n’aurait pas le temps de mettre les femelles et les petits à l’abri. Il fallait pourtant.
« Aînée !
- Oui, Noirsan.
- Tu vois les autres sont là. Il faut sauver les petits et les femelles. Pars !
- Nous n’aurons pas le temps, Noirsan, de nous mettre à l’abri.
- Nous nous battrons l’Aînée, le temps qu’il faudra. Enfin nous essayerons.
- Tu me manqueras Noirsan », dit l’Aînée en partant.
Les cinq compagnons de la main de Noirsan arrivèrent près de lui, lui amenant son gourdin. Il le soupesa en estimant sa solidité. Même si chacun d’eux pouvaient en éliminer une main, il en resterait encore au moins autant.
Vaincre n’était pas possible, mais pour les petits et les femelles, il faudrait tenir au moins jusqu’à la fin du rond de feu. Sa renaissance verrait leurs corps morts, mais alors les petits seraient saufs.
Tous les noiraîtres en position de combat, s’avancèrent. Les autres les virent. Leur clameur s’enfla. Les noiraîtres sentirent leurs jambes trembler. Noirsan hurla :
« Pour les petits et les femelles ! Sus ! A mort ! A mort ! »
Derrière lui, sa main de guerriers reprit le cri, puis toutes les mains hurlèrent la haine de l’autre.
Le premier choc fut violent. Les gourdins ne faisaient pas le poids devant les piques et le nombre. S’ils avaient enfoncé le centre de la formation des autres, les flancs se refermèrent sur eux en un piège mortel. D’un coup le silence se fit. Au centre les noiraîtres regardaient tout autour d’eux les autres et leurs piques. Chacun reprenait son souffle. Noirsan poussa un hurlement de pure colère en comprenant le piège. L’Aînée au loin l’entendit et comprit. Trop tôt, c’était beaucoup trop tôt. Elle se retourna pour voir une dernière fois les mâles avant l’hallali.
Il y eut un autre cri et le ciel s’embrasa.
Ce furent les cris de haine qui réveillèrent l’être de feu. Son immobilité et son aspect l’avaient caché aux yeux des autres de la plaine. Ils l’avaient pris pour quelque pierre de feu que le volcan crachait régulièrement, tout occupé qu’ils étaient par la nécessité d’en finir une bonne fois avec la menace des noiraîtres. Il se leva sans hâte regardant le combat qui s’engageait. Il comprit la manœuvre de ceux de la plaine avant les noiraîtres. Cela ne le concernait pas. Son regard se porta sur les contreforts du volcan. Il vit les petits et les femelles essayer de s’enfuir mais déjà un groupe de ceux de la plaine était en chasse pour les exterminer. C’est le cri de colère de Noirsan qui le toucha. La colère, il connaissait. Ce cri là aurait pu être à lui. Il y sentit la colère de s’être fait prendre au piège et la colère pour ne pas avoir réussi à défendre ce qui lui tenait à cœur. A ce cri répondit son cri. Il avait le même sentiment intérieur. Lui aussi hurla sa colère. Mais son hurlement était runes et ses runes étaient feu. Toutes les piques de ceux de la plaine se carbonisèrent. L’être de feu sentit sa puissance. Il aima cette puissance. Il hurla encore et encore d’autres runes. Les noiraîtres virent leurs ennemis devenir torche. Ils avaient entendu l’inhumain hurlement de l’être de feu. Ils voyaient sa puissance. Noirsan le premier lâcha son gourdin et se prosterna. L’être de feu aima sa soumission. Debout sur son tertre, il prit plaisir à sa violence et à leur soumission. La lassitude l’avait quitté.
La vie des noiraîtres était difficile. Avoir pour Dieu l’être de feu était un honneur mais une servitude. Depuis le jour premier, celui de la révélation, le culte s’était organisé autour du tertre. Les noiraîtres avaient élevé un premier autel devant lui pour le remercier de leur avoir donné la victoire. Ils savaient sa puissance immense, ils avaient à la fois de la reconnaissance et de la peur. C’est Noirsan qui le premier avait compris comment le satisfaire en immolant pour lui sur une pierre de lave, un rescapé des autres de la plaine. L’être de feu avait ri et de sa voix puissante avait réduit en cendres le corps sacrifié.
Le temps avait passé. Du peuple faible et moribond des premiers noiraîtres avait surgi un peuple puissant et redouté. Les autres de la plaine ou des autres lieux avaient plié genoux devant la puissance de l’être de feu. Dans le monde de l’époque, il était connu comme le dieu combattant. Son arrivée en un lieu signifiait la mort et la désolation. Toujours les peuples luttaient et toujours ils étaient vaincus. Les noiraîtres s’étaient organisés. Peuple nombreux, ils régnaient en maître sur un vaste territoire. Noirsan s’était proclamé prêtre du Dieu du feu des noiraîtres. Après lui, il y eut un autre prêtre puis d’autres encore. Maintenant, il y avait un grand prêtre chargé de s’entretenir avec le dieu et tout un clergé redouté qui organisait le culte. C’était un culte rouge et noir de feu et de mort. Pour apaiser leur Dieu, les noiraîtres sacrifiaient pour lui, les autres. Chaque jour devait avoir sa victime. Sa souffrance semblait satisfaire le Dieu du feu. Le clergé redoublait d’inventivité pour mettre au point de nouvelles tortures dignes d’être présentées sur l’autel du Dieu afin de la satisfaire. Le grand prêtre savait que les grandes guerres étaient terminées et que l’époque où leur dieu massacrait lui-même les ennemis était révolue. L’armée des noiraîtres était forte, le collège des prêtres aussi puissant et encore plus redouté. Il lui fallait distraire ce maître exigeant s’il ne voulait pas connaître le sort de D’Arcno ou de ses compagnons dont on racontait encore l’histoire aux plus jeunes.Le temple du tertre était beau, et toujours en embellissement. Le grand prêtre y veillait.
L’être de feu regardait ce nouveau sacrifice. Les prêtres s’étaient surpassés. Le solide gaillard avait hurlé pendant six jours sous leurs tortures. Aujourd’hui, il sentit comme un manque. Oui, il avait connu l’exaltation de la victoire, l’ivresse des batailles, la joie du massacre. L’inventivité de ses prêtres l’étonnait toujours. Elle semblait sans bornes. Il avait vu mourir tant et tant d’autres sous les tortures qu’il ne pouvait plus les compter. Il y avait même lui-même participé lors de certaines grandes fêtes. Mais avec la fin des cris du supplicié, la lassitude était revenue. Autour des noiraîtres, il n’y avait plus d’ennemis à combattre. Ils maintenaient la région dans la terreur sacrifiant en son nom tous les jours au quatre coins de leurs pas. La puissance l’avait enivré au début. Puis la répétition venant, il comprit que cela allait continuer comme cela pendant des temps et des temps. Un premier assaut de lassitude avait fondu lors de la grande fête de la Bataille Première. Il avait retrouvé pour un instant, mais pour un instant seulement, la colère du premier jour. La lassitude et bientôt la solitude seraient son lot. Il le savait. Il lui fallait trouver un remède à son mal intérieur. La fureur et la mort, aussi puissantes fussent-elles n’étaient pas la solution. Il décida de partir.
Quand le grand prêtre entra, seul comme toujours, dans la pièce secrète et centrale du temple du tertre pour rencontrer le dieu du feu, il ne trouva personne. Il eut peur. Il resta un moment dans la pièce vide, ne sachant que faire. Lui l’homme le plus puissant du pays qui d’un mot pouvait faire supplicier qui il voulait sur ordre du Dieu du feu, se trouva désemparé. Où était le Dieu ? En sortant son trouble était visible. Ses Subordonnés n’osèrent l’interroger. Le rite continua. Le lendemain, quand le grand prêtre ressortit de son entrevue avec le Dieu, il semblait encore perturbé. Les jours passèrent, le rite continua. Son adjoint l’interrogea :
«Grand Prêtre, vous semblez mal à l’aise.
- Garde pour toi ce que je vais te dire, sinon tu pourrais avoir l’honneur d’être l’offrande du Dieu du feu.
- Oui, Grand Prêtre, mes lèvres seront scellées.
- Le Dieu du feu me met à l’épreuve, nous met à l’épreuve. Nous nous endormons sur nos victoires. Son nom n’est pas connu de tous les peuples.
- Alors nous allons repartir en conquêtes et lui avec nous. Quelle bonne nouvelle !
- Non, Noirdarc ! Le Dieu du feu n’ira pas avec nous. Voilà notre épreuve, nous devons lui prouver notre valeur et notre fidélité en portant sa vérité et sa puissance par delà les horizons. Il faut que je voie le roi ! »
Tremblant intérieurement, mais pressentant que le Dieu du Feu ne dirait rien même s’il revenait, le grand prêtre s’engagea résolument dans la voie du mensonge qui lui rapporterait puissance et richesse.
L’être de feu marchait seul sur une terre désolée, loin très loin de ce peuple des noiraîtres d’où sortiraient les landayeurs, ne pouvant savoir que ce culte de mort durerait des milliers d’années. De nouveau il se posait la question de son chemin. Il essaya de se rappeler les paroles de l’être double, en vain. Trouvant une entrée sombre vers les entrailles de la terre, il avança. Choisissant le chemin descendant chaque fois que possible. Il trouva des tunnels faits par de sombres créatures. Avançant toujours sans un arrêt, il descendait et descendait encore dans les profondeurs. Il ne savait plus où il était, ni depuis combien de temps il marchait. Il s’arrêta, s’allongea pour se reposer. Voyant cela les petits êtres difformes qui le suivaient depuis des pas et des pas attendirent dans les ténèbres sans bouger. Il avait violé leur Territoire. Pour l’instant, il ne semblait pas dangereux, mais il était le danger. « L’étranger est le danger » aimait à répéter le sorcier. Sa magie était puissante et mortelle. Il l’avait maintes fois prouvé en défendant le Territoire. Maître de nécromancie, il était la terreur de ces mondes souterrains. Les korfs étaient ses esclaves, de froids esclaves puisque leurs fluides internes ne dépassaient pas la température ambiante. Cela les rendaient particulièrement discrets dans ce monde de pierre. Si l’être de feu avait regardé autour de lui, il n’aurait rien vu. Dépourvu de squelette interne, ils épousaient les détails de la voûte et des murs. Ce que ne savaient pas les Korfs, c’est que l’être de feu aurait pu les ressentir si tel avait été son désir. Il avait fui dans un repos sommeil lourd, loin de sa lassitude et de sa solitude.
A son réveil, il ne prit aucune précaution. En finir avec cet inutile qu’était sa vie, lui indifférait. La lave l’avait vu naître, pourvu qu’elle puisse l’ensevelir. Il reprit son voyage descendant vers le cœur de la terre. Le voyant repartir les korfs envoyèrent des émissaires vers le sorcier. Puis voyant que ses pas le conduisaient vers le centre de leur Territoire, ils envoyèrent d’autres émissaires.Le sorcier ne comprit pas ce que décrivaient les korfs. Des êtres de toutes sortes existaient dans ces souterrains. Il avait doté ses créatures de suffisamment de magie pour qu’ils perçoivent quasiment tous les plans existentiels. Ils lui parlaient d’un géant mais de pierre chaude. Soit c’était un géant et il n’était pas en pierre, soit il était un élément en marche, un élémental, mais alors il ne pouvait être chaud. Ou bien, oui cela pouvait être cela, sa vieille ennemie lui envoyait sa dernière création. Plus il y pensait et plus il en était certain. Cette vieille sorcière essayait encore de le piéger avec un des ses tours. Qu’avait-elle animé cette fois-ci ? Il décida de piéger la créature, d’en faire son instrument et de la renvoyer à sa créatrice.

L’être de feu, ne sachant rien que son malheur, avançait sans réfléchir, seule l’habitait la souffrance lancinante de sa solitude. Il laissait son instinct le guider. C’est quand il se retrouva dans une salle sans issue qu’il commença à regarder autour de lui. Il ressentit les korfs. Il ressentit l’enfermement alors que son instinct lui parler d’un chemin. Il ressentit « une » force, non, comme une présence, non c’était la fois fort et léger. Il essaya d’analyser ce qu’il touchait par son ressenti. Cela se rapprochait. C’est alors que devant lui se matérialisa une forme. Une sorte de grande cape couvrait quelque chose ou quelqu’un puisque cela parlait, émettant une faible lueur.

«C’est un honneur pour un pauvre ermite comme moi que de recevoir un noble voyageur. Nos galeries sont ingrates et sans beauté, si bien que rares sont ceux qui nous visitent. Sois remercié de ta présence ici. »
Le sorcier avait mis dans sa voix tout son savoir faire pour envoûter celui qu’il prenait pour une créature de son ennemi. L’être de feu entendant cela fut charmé. Dans un coin de son esprit, une petite voix protesta mais le silence se fit pour écouter le merveilleux discours que lui faisait écouter le sorcier.
« Sois ici comme chez toi, tu seras mon invité d’honneur. »
La torpeur prenait l’être de feu. En lui quelque chose céda. Maintenant tout lui semblait évident. Le sorcier était maître des choses de la vie. Il était même le Maître Sorcier.
Le sorcier comprit que son enchantement fonctionnait. Il avait senti la puissance de l’être de feu. Incapable de concevoir qui il avait en face de lui, il ne pouvait le nommer mais comprit que jamais sa meilleure ennemie n’aurait pu concevoir un être d’une telle puissance. Il se félicita de sa chance. Avec une telle réserve de puissance brute, il allait pouvoir étendre sa domination sur tous les peuples souterrains. Il perfectionna son sortilège de soumission, usant de toutes les ressources de son savoir afin de ne laisser aucun trou dans les mailles de son filet magique.
L’être de feu était prisonnier mais ne le savait pas. Il servait de son plein gré le Maître Sorcier, tout au moins en était-il persuadé, à qui tant de gens voulaient du mal. Il avait commencé par éliminer une vieille créature aussi encapuchonnée que le Maître Sorcier mais qui était fort mauvaise puisqu’elle gardait en esclavage de pauvres créatures qui, par reconnaissance, firent allégeance au Maître Sorcier. Après il se souvenait vaguement de batailles ou plutôt d’échauffourées dans les galeries voisines avec des créatures toutes plus mauvaises les unes que les autres. Ce dont il se souvenait parfaitement, c’était les bouffées de reconnaissance et de satisfaction du Maître Sorcier à son égard. Pour cela, il était prêt à aller au bout du monde. C’est d’ailleurs ce qu’il s’apprêtait à faire. Avec les korfs, il devait passer la rivière de lave, remonter vers les niveaux supérieurs, délivrer de leur joug les pauvres créatures asservies qui creusaient au-dessus et leur montrer l’immense bonté du Maître Sorcier afin qu’il puisse le servir. C’était un long voyage. Ils partaient armés et lourdement chargés de provision. Le début du périple se passa sans encombre. Comme toujours les korfs semblaient glisser sur les parois malgré leur charge. L’être de feu avançait pesamment mais régulièrement, l’esprit tout accaparé par la pensée des bontés du Maître Sorcier pour lui, se remémorant intérieurement les formules qui lui permettraient d’être ouvert à la puissance des sorts venus du sorcier. Il en avait déjà expérimenté le fonctionnement lors d’autres manœuvres pour éliminer tel ou tel petit potentat avant que celui-ci n’attaque le Maître Sorcier.
Les korfs s’arrêtèrent devant la lave qui s’écoulait rapidement. Ils étaient incapables de passer cet obstacle. Quand l’être de feu vit la lave, il eut comme un début de souvenir. Quelque chose de ténu se réveilla en lui. Une bouffée de nostalgie l’envahit. Pour ne pas se laisser aller à des sentiments interdits, l’être de feu dit les formules apprises et dirigea ses mains vers la paroi. Le sort se précipita à travers lui, prenant forces et puissance, et alla percuter la paroi en face de lui. Un pont de pierre se forma par l’effondrement de la roche avec un fracas d’enfer. Les korfs saluèrent bruyamment la réussite de l’opération. Sans attendre plus, ils entreprirent de traverser pour aller explorer la rive opposée.Ils rencontrèrent un groupe d’une dizaine de créatures qui s’enfuirent à leur approche. L’être de feu était trop loin pour jeter un sort. Le Maître Sorcier qui voyait par ses yeux, éprouva du mécontentement à cette nouvelle. Sa réaction fut plus douloureuse pour l’être de feu que tous les coups qu’il aurait pu recevoir. Il se porta à l’avant-garde, prêt à l’éventualité d’une autre rencontre.Le premier signe d’une occupation un peu structurée de ce côté de la rivière de lave, fut un pic de mineur retrouvé au moins mille pas plus loin. L’être de feu sentit l’excitation des korfs à cette vue. Selon les pisteurs, il y avait eu plusieurs périodes d’occupation de la région pour creuser et extraire des roches. La dernière pouvait remonter à une demi-vie de korf. Suivant les instructions, ils remontèrent des galeries, écoutant et se préparant à la rencontre. Quand vint le moment de la pause, tout semblait calme. Ils avaient trouvé différents objets abandonnés là par des êtres pensants. Si on pouvait estimer leur taille à la taille des galeries, ils étaient nettement plus grands que les korfs mais moins que l’être de feu qui devait marcher penché pour passer. Comme tous les repos, les korfs se formèrent en groupe compact. L’être de feu s’assit et attendit laissant son esprit vagabonder. Des rêves de feu revenaient. Ils étaient agréables. Il repensait à la rivière de lave et de nouveau il sentit la nostalgie envahir son esprit. Il se laissait dériver dans un demi-sommeil, prenant plaisir à jouer dans la lave… mais que pensait-il là, il redevenait fou. Le Maître Sorcier l’avait bien mis en garde, penser à cela pouvait rendre fou, car seuls les fous peuvent penser aller se jeter dans la pierre en fusion. Il se leva, ne voulant pas laisser son esprit vagabonder dans des directions incongrues.
C’est alors qu’il entendit les premiers coups.
Il se figea, envoya un sort d’exploration qui revint porteur de l’image de ceux qui creusaient. Courts sur pattes mais forts râblés, les mineurs maniaient leurs outils avec la puissance et la précision d’une longue habitude. L’être de feu prépara ses troupes. Ils étaient à encore au moins deux mille pas de front de taille. Les pics et les pioches étaient ici plus que des outils, des armes potentielles. Avant de se mettre en route, comme l’avait prévu le Maître Sorcier, l’être de feu envoya un nouveau sort d’exploration et dit les mantras qui permettaient à son maître de voir par lui et même d’agir à sa place. Il devint comme spectateur. Il agissait mais c’est un autre qui le faisait agir. Le sort d’exploration revint, affinant la première scène. Il sentit le Maître Sorcier se réjouir. Les mineurs étaient des esclaves puisque des gardiens les surveillaient et les fouettaient. Avec la force de ces mineurs, c’est tous les mondes souterrains qui lui seraient ouverts. Ses korfs n’aimaient pas creuser et quand il fallait le faire, l’énergie qu’il déployait pour les contraindre le fatiguait beaucoup, même si maintenant il en puisait une partie dans l’être de feu. Il ne le nommait pas comme cela. Pour le Maître Sorcier, l’être de feu était le géant rouge. Malgré toute sa science, il ne pouvait appréhender la nature même de l’être de feu. Il le prenait pour une de ces nombreuses créatures issues de la première vague de la création. Le Maître sorcier avait déjà vécu plus de cent vies de korfs, mais il savait que d’autres êtres venaient de temps plus anciens encore. Rassuré par ses sorts d’exploration, il poussa le géant rouge à avancer. Ses korfs tenaient prêts les sabres courts et noirs qu’ils affectionnaient. Ils venaient d’une ancienne bataille, une des premières livrées sous la direction du sorcier. Leur avancée était silencieuse, seul le géant rouge faisait vibrer le sol.
Encore une ou deux centaines de pas et ils seraient en contact avec l’ennemi. Le sorcier les fit arrêter. Un nouveau sort d’exploration le rassura. Les pics et les pioches continuaient leur danse et les gardiens n’avaient pas changé de place. Il donna l’ordre d’attaquer en visant les gardiens bien sûr pour libérer les mineurs. Les korfs et l’être de feu se jetèrent en avant dans une charge effrayante.Entendant arriver un être massif au pas de course, mais incapables d’entendre les korfs, les mineurs avaient stoppé leur travail et regardaient leurs gardiens. Quand l’être de feu déboucha dans la galerie de taille derrière les korfs, il crut que la bataille serait courte. Quelques gardes à éliminer et puis la joie du Maître Sorcier seraient sa meilleure récompense. Au moment même où un korf levait son sabre sur un garde, la riposte arriva. Des guerriers armés de deux sabres jaillirent. Une onde de chaleur se répandit, signe que quelqu’un savait utiliser un sort. Le Maître Sorcier voyant accourir des guerriers en grand nombre, comprit que cette bataille risquait d’être perdue. Manifestement très entraînés, ils taillaient en pièces ses korfs. Il puisa l’énergie du géant rouge, le plus qu’il pouvait contrôler pour jeter un sort d’immobilisation à ses ennemis. Immédiatement la victoire sembla changer de camp. Aidés de la force du géant rouge, ses korfs taillaient en pièces les guerriers immobiles. C’est alors qu’un cri jaillit.
Se retournant, l’être de feu et le Maître Sorcier virent les guerriers reprendre vie. Un géant venait d’arriver. Son cri avait brisé l’enchantement. Le sorcier fut déstabilisé. Pour la première fois de sa longue vie, un de ses maîtres sorts était brisé. Il ne comprenait pas. On ne peut annihiler un sort qu’en jetant un contre sort de même puissance ou en faisant appel aux forces primitives dans toute leur brutalité. Mais ici pas de déchaînement des forces élémentaires, le cri était énergie presque pure, rééquilibrant ce que le sorcier avait perturbé par sa magie. Un autre géant rouge, cela ne pouvait être que cela, un autre géant rempli de forces. Puisant à nouveau dans l’être de feu qu’il contrôlait, le sorcier prépara un sort de mort. Dans un rayon de deux cents pas, toute créature mourait. Ses korfs se défendaient mais cédaient du terrain. Il fit reculer le géant rouge. Les guerriers et l’autre géant en profitèrent pour avancer. Encore un peu de temps, et le sort serait prêt. L’être de feu sentit ses jambes fléchir sous la ponction de force faite par le sorcier quand il lança son sort. Par sa bouche, l’être de feu dit la formule du sort. Il n’avait pas fini de la dire que l’autre géant hurla. Il n’y eut qu’un cri, un son et la roche autour de lui se mit en mouvement. Devant la surprise il mit mal la flexe sur le dernier mot et le sort échoua. La terre semblait avoir pris fait et cause pour l’ennemi. Le sorcier sentit la panique l’envahir. Une telle puissance à l’œuvre par un seul mot, cela ne pouvait être que des runes. Le géant ennemi connaissait les runes de la terre. Le sorcier eut peur. Face à un être connaissant les runes, il ne pouvait lutter sans en savoir davantage. Son expédition était perdue. Abandonnant l’être de feu pour ne pas être en lien avec lui quand il perdrait la vie, le sorcier se rua à l’endroit de la rivière de lave pour détruire le pont. Brutalement séparé de son maître, l’être de feu s’immobilisa un instant pour retrouver ses esprits. Autour de lui, les galeries explosaient, des roches se précipitaient sur eux, écrasant les korfs et le bousculant. Les guerriers ennemis se rangeaient derrière le géant pour ne pas être pris dans cette tourmente minérale. L’être de feu fut réduit à l’immobilité malgré sa force. Les roches l’ensevelissaient, la pression augmenta encore et encore. Il ne ressentait plus aucun korf en vie. Son maître l’avait abandonné. Malgré toutes ses promesses, il l’avait laissé seul. Autour de lui le monde se minéralisait, la pression devint énorme. Plus que la crainte pour sa vie, ce fut l’immense déception de l’abandon qui le submergea.
Nuit.
L’être de la terre regarda son œuvre. L’invasion avait échoué. Il l’avait sentie longtemps à l’avance. Les corps des korfs morts gisaient sur le sol. Les guerriers ramassaient les sabres courts tombés pendant le combat. Devant eux, à la demande de l’être de la terre, les roches étaient venues à leur secours, broyant tout sur leur passage. Maintenant, elles obstruaient le chemin. Les maîtres de corvées remirent les droms à l’ouvrage pour refaire une galerie allant vers la rivière de lave. Le MAÎTRE s’avança, remerciant l’être de la terre. Celui-ci lui répondit.
« Ce sorcier n’en a pas fini. Son désir de dominer est grand. La surveillance ne doit pas se relâcher. Je le sens encore, tapi après la rivière de lave. Il a perdu une bataille car il ne s’attendait pas à ma présence. Le géant qui les accompagnait était d’une grande puissance. Lui aussi je le sens encore. Normalement, vu la pression des roches, il devrait être mort et pourtant je sens sa vie.
- Que vas-tu faire, Ô notre Guide ?
- Je ne peux le sonder. Sa magie intérieure est forte, très forte. La lave en viendra sûrement à bout. Mais regarde ! »
L’être de la terre leva un bras et dit une rune. Le bloc contenant l’être de feu se détacha des autres. Une autre rune, on entendit les rocs craquer et ils fusionnèrent en un ensemble compact et vaguement sphérique. Il fit signe aux maîtres de corvées d’écarter les droms, puis d’un geste, d’un mot il ouvrit la galerie ne laissant que le bloc devant lui. D’un cri de runes il envoya le bloc rouler. Comme toujours quand sa magie s’exerçait, les maîtres restèrent sans voix. La boule de pierre se mit à rouler, devant elle, le passage s’écartait pour reprendre une dimension normale derrière elle. Elle prit de la vitesse, encore et encore, faisant un roulement épouvantable qui se répercutait tout au long des parois.
Derrière la rivière de lave, le Maître Sorcier et ses korfs se tapirent à l’abri en entendant le bruit. Il prenait de l’ampleur et manifestement se rapprochait à grande vitesse. Le sorcier envoya un sort d’exploration et poussa un cri en voyant ce qui approchait. Les korfs autour le regardèrent interrogatifs, prêts à fuir. Le Maître Sorcier dit un mot et disparut. Chez les korfs ce fut la débandade, mais trop tard. Surgissant de la galerie, volant au-dessus de la rivière de lave, la sphère de pierre vint s’écraser sur l’entrée de la galerie de fuite, écrasant des dizaines de korfs. Rebondissant dans la caverne où coulait la rivière, elle fit encore beaucoup de victimes avant que de plonger dans la lave en fusion et d’y disparaître. C’est ce que racontèrent les éclaireurs guerriers quand ils firent leur rapport au MAÎTRE.

C’était la nuit intérieure. Rien n’existait que cette pression douloureuse de la trahison, que cette douleur de l’abandon. Pourquoi ? Cette question résonnait dans son esprit encore et encore. Il avait écouté l’appel de l’être double et s’était retrouvé seul. Tel n’était pas son désir. Il avait continué mais vivre sans vis-à-vis lui était intolérable. Il pouvait distraire son esprit de la blessure de la solitude mais le combat était vain, toujours et toujours elle revenait. Il avait cru à la rencontre attendue quand avaient retenti les paroles du Maître Sorcier. Lui aussi l’avait abandonné, lâchement abandonné.
L’être double avait ses raisons, il ne pouvait lui en vouloir mais il souffrait. C’est le Maître Sorcier qui focalisait son ressentiment. Enfermé dans une masse de pierre, il ne pensait pas à s’en sortir. A quoi bon ? La vengeance ? Pourquoi pas ? La sphère de pierre tournait dans la lave en fondant lentement. Les pensées tournaient dans l’esprit de l’être de feu en se concrétisant lentement.
Le temps passa. La chaleur de la lave atteignit l’être de feu. Il prit sa décision. Il dit une rune. La pierre qui l’entourait encore fondit brutalement. La lave le purifia des dernières scories des sorts du sorcier. Il reprit pied sur un promontoire. Interrogeant le feu de la lave, il comprit que sa prison de pierre n’avait pas fait beaucoup de chemin. Entre lui et le sorcier, il n’y avait que quelques milliers de pas. Le bloc de pierre avait été bloqué par un barrage naturel et était resté à tourner sur lui-même.
L’être de feu laissa la colère et la vengeance monter en lui. Il cria une rune, en hurla une autre. La lave entra en ébullition et se vaporisa. D’un geste, d’un long cri il l’expédia vers l’amont. Une nuée ardente se précipita vers les lieux d’où il venait.
L’être de la terre sentit la puissance déployée, il ressentit les runes. Il en dit une et une seule, fit un geste de la main et tous les passages conduisant à la rivière de lave s’obstruèrent hermétiquement.
Le Maître Sorcier sentit l’ébranlement de la puissance mis en œuvre. Le temps qu’il s’interroge, la nuée envahissait toutes ses galeries. Sa chaleur détruisait tout ce qui pouvait brûler, bêtes, bestioles et tout ce qui vit dans ces lieux. Il ne put que balbutier un sort qui ne le protégea qu’incomplètement. Gravement brûlé, il sombra dans l’inconscience. Sur un promontoire, un être rouge feu éclata d’un rire de fou et plongea dans la lave, comme on plonge dans la mer, pour s’y noyer.

L’enfant jouait avec des petits cailloux en pierre ponce pendant que ses parents veillaient. La saison des pluies était entamée depuis des jours et des jours. Plus rien n’était sec, et pourtant il le fallait. Le feu n’aimait pas l’eau. Pendant que les autres membres de la tribu allaient chasser ou cueillir les baies, leur rôle était de tenir le feu allumé, de l’approvisionner. Pour cela, il fallait du bois sec, ou qui avait séché. D’une saison à l’autre, ils faisaient des provisions de bois qu’ils stockaient à l’abri pour pouvoir l’utiliser pendant cette interminable saison des pluies. L’enfant jouait avec ses pierres ponces. Elle les avait colorées de différentes couleurs en les frottant dans la terre. Incrustée dans les anfractuosités, la couleur était restée. L’enfant les jetait appréciant les motifs obtenus. Se protégeant comme elle pouvait de la pluie, elle chantonnait. Un dernier lancé amena ses pierres au bord de l’auvent, entre sec et pluie. Elle vit une main s’en saisir.
«C’est joli, ces pierres. Elles sont à toi ?
- Oui, dit l’enfant, elles te plaisent ?
- Beaucoup. Tu les as bien décorées. Tu les lances souvent ?
- Oui, j’aime bien les voir rouler.
- Tu sais quand on les voit par terre on dirait des runes.
- C’est quoi des riunes ?
- C’est des mots pour dire ou commander, pour prier ou remercier.
- Et c’est joli ?
- Ça dépend de ce que tu dis.
- Je pourrais en dire des riunes ?
- Oui, tu pourrais dire des runes
- Et je pourrais demander ce que je veux avec des riunes
- Presque, mais il faut apprendre.
- J’veux bien apprendre à dire des riunes.
- D’accord petite fille. Je t’apprendrai quand je reviendrai.
- Tu pars ?
- Oui, petite fille.
- Mais je ne sais pas de riunes !
- Je t’en donne une : Siou.t...ama.gofa.
- Soustagafo ?
- C’est presque ça. Si tu la dis en lançant bien tes pierres, alors tu seras au sec, surtout si tu le crois.
- Alors je pourrais jouer avec mes pierres, si je dis la riune ?
- Oui, petite fille. Tiens tes pierres, ne les perds pas. Elles sont précieuses. »
L’enfant vit la main lancer ses pierres qui maintenant avaient de jolies couleurs pastel. Quand elle leva les yeux, il n’y avait plus personne.
«Soustagafo » dit l’enfant en lançant les pierres. Rien ne se passa.
« Sou tagafo ! » redit l’enfant mais rien.
«SOU T AGAFO ! » cria l’enfant. Son lancer de pierre dépassa ses prévisions et finit sous la pluie. Elle les regarda, émerveillée. Les pierres scintillaient comme ce qu’elle voyait la nuit dans le ciel et la pluie s’écartait. Le sol apparut sec en dessous. Hurlant sa joie, l’enfant se précipita sur ses pierres et recommença. A la fin de la journée, elle avait affiné son lancer et sa diction. A force d’essais pas toujours réussis et avec l’aide de la magie de la rune qu’elle ne soupçonna même pas, l’enfant pouvait se créer un coin sec n’importe où. Elle exultait et partit en courant le dire à ses parents.
La jalousie le rongeait. Il aurait dû avoir la responsabilité. Et pourtant c’est l’autre qui l’avait eue. Il enrageait intérieurement. Il le valait bien. Il était meilleur même. Cela faisait des jours et des jours qu’il cherchait comment reprendre la place qui aurait dû être la sienne. Les autres n’avaient rien compris en lui confiant cette charge. D’ailleurs il leur prouverait et ils seraient bien obligés de lui donner ce qui était à lui. Le chef l’avait envoyé cueillir les baies rougenoir qui poussaient les collines du côté du couchant. Ça l’avait maintenu loin du campement pendant toute la saison du soleil. Maintenant que les pluies étaient arrivées, son rôle était de ramasser des racines et des tubercules. Il restait ainsi plus près du camp. Il observait le gardien du feu et sa femme. Il ne voyait qu’une solution pour les punir et les chasser, éteindre le feu premier sur lequel ils veillaient.
Le meilleur moment était vers la fin de la saison des pluies quand ils relâcheraient leur vigilance. Depuis que sa décision était prise, il préparait le piège. Il avait prévu un réservoir d’eau qui devrait se déverser sur le feu premier mais en donnant l’impression d’un accident. Le plus long avait été de saper un des piliers du toit de feuilles qui protégeait le feu. Il avait été aidé dans son œuvre de justice par la topographie des lieux. Pour faciliter la protection du feu premier, la case avait été adossée à une petite éminence qui formait un creux. Ainsi déjà en partie protégé, le lieu du feu avait été renforcé d’une palissade et d’un toit que des feuilles rendaient étanches. Enfin quand tout allait bien. Plusieurs fois, le vent avait emporté ce fragile rempart, mettant le feu à la merci des pluies importantes. Heureusement pour la tribu, le gardien avait toujours promptement réagi en couvant le feu. Ce jour-là, il sentit que tout était prêt. La pluie n’était pas très violente mais ses réserves étaient pleines. Le poteau ne tenait plus guère mais n’en donnait pas l’impression. Le vent soufflait par rafales courtes et assez violentes, pas assez pour faire peur au gardien. Il profita d’un imprévu. La fille du gardien arrivait en courant et criait des paroles encore incompréhensibles car trop lointaines. Le gardien du feu se leva, s’éloignant ainsi de ses réserves de feuilles à couvrir le foyer. Quand il fut au bord de l’abri, un craquement sinistre se fit entendre et une masse d’eau se précipita sur le feu premier. Le gardien se retourna et son regard exprima toute l’horreur de la situation. La tribu se trouvait sans feu. En cette fin de journée, tous les feux seconds mis en oeuvre la nuit pour éloigner les bêtes sauvages, avaient cessé de brûler. Le gardien poussa un grand cri et s’écroula pendant que sa fille, ignorante de ce qui venait de se passer, entrait. Sa mère qui était revenue en courant en entendant le bruit, l’attrapa et la serra contre sa poitrine.
Cette scène de victoire se grava dans sa mémoire. Il ne doutait pas un instant qu’il serait le prochain gardien du feu.
La femme et son enfant marchaient. Bannie de la tribu, pleurant la mort d’un conjoint, la femme du gardien du feu s’éloignait en hâte du territoire de la tribu. L’accident qui avait éteint le feu premier, avait tué beaucoup plus que le gardien. La nuit suivante, sans feu pour se protéger, la tribu avait été attaquée par les grands mangeurs. Ils avaient tué ou blessé plus d’hommes que ses mains ne comptaient de doigts sans compter les femmes et les enfants. Le chef, blessé mais vivant, l’avait bannie au matin. Elle ne pourrait revenir que si elle ramenait le feu.
Quand le soir arriva, la femme prit peur. La fillette chantonnait. La pluie n’avait pas cessé de la journée. La nuit s’annonçait froide. Seule sur une terre étrangère, à la merci des fauves, la femme ne savait pas quoi faire. Voyant des singes se réfugier sur les branches d’un arbre, elle entreprit de faire de même. L’enfant monta sans se faire prier. Dans la nuit qui tombait, elles grignotèrent quelques racines. Prenant sa fille dans ses bras, elle lui murmura des mots doux dans l’oreille jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
La femme se détendit un peu. Sa fille était trop jeune pour bien saisir tout ce qui se passait. Elle passait du rire aux larmes suivant les moments. Maintenant que son enfant dormait, elle pouvait laisser les larmes couler sur ses joues. Elle dormit peu et mal. Trop de peurs, trop de bruits inconnus l’avaient réveillée. Au matin, transie de froid, elle reprit sa marche forcée. Il lui fallait se mettre hors de portée des membres de la tribu. La journée ressembla à la précédente.
Dans la longue succession de pas sans arrêt ou presque, la pluie, le froid, la seule chose qui consolait l’enfant était de sentir ses pierres dans sa poche. Elle n’avait même pas pu les montrer à son père. La vision de la catastrophe repassait parfois devant ses yeux. Elle se demandait ce qu’elle avait fait pour que ça arrive. Quand trop épuisée pour continuer, elle trébuchait et tombait, sa mère s’arrêtait. Elle sentait sa peur. Elle avait peur. Loin des palissades et du feu protecteur, elle ressentait les dangers. Une deuxième nuit s’annonçait. Sa mère cherchait un nouvel abri. Les arbres étaient trop petits pour y grimper. Elle la sentait paniquer.
La femme regardait autour d’elle pour y chercher un abri, avec le soir les grands mangeurs et autres bêtes féroces allaient se mettre en chasse. Elle ramassa une branche solide et continua à chercher. Le soleil avait déjà disparu quand elle trouva une anfractuosité dans un éperon de lave refroidie. L’odeur était forte mais la place était vide, elle y poussa sa fille, qui s’endormit presque instantanément. Avec quelques branches qu’elle put traîner, elle obstrua tant bien que mal l’entrée. Est-ce que ce frêle barrage stopperait un grand mangeur ? Au moins se dit-elle, il ne pleuvait pas dans cet abri.
C’est le cri de sa mère qui réveilla l’enfant. Un grand velu s’attaquait à la haie de branchages qui lui barrait le passage. Il avait senti l’odeur étrangère dans sa tanière. Cela l’avait mis en colère. D’un dernier coup de patte aux griffes énormes, il se fraya un passage. La femme lui donna un coup de bâton. Ce n’est pas la douleur qui l’arrêta mais la provocation de cette bestiole ridicule avec son petit dans son antre. Il se leva sur ses pattes arrière et hurla sa colère. La femme essayait de faire face avec sa branche. Le grand velu faisait deux fois sa hauteur et devait au moins peser dix fois son poids. D’un coup de patte il la projeta sur la paroi. Heureusement pour elle, la branche avait un peu détourné le coup et les griffes ne firent que lui labourer le flan sans la déchirer complètement. Heurtant violemment la roche, elle tomba assommée. La fillette voyant sa mère comme cela jeta ses cailloux sur le monstre en criant aussi fort qu’elle put : « Siou.t...ama.gofa »
La rune de puissance libérée par l’enfant enveloppa le grand velu de son énergie. En quelques secondes, il tomba sec et raide par terre, toute son eau absorbée. Pour la fillette, ce ne fut même pas un miracle. Elle avait voulu qu’il laisse sa maman et il l’avait laissé et puis jamais plus il ne pourrait lui faire de mal. Elle courut vers sa mère et l’appela. Elle n’eut pas de réponse.
C’est alors qu’un bruit de branchage écrasé se fit entendre.
La fillette se retourna tout en pleurs. Un géant noir se tenait devant l’entrée.
« Bonjour, petite fille. C’est toi qui as dit la rune ?
- Mamaman, elle va mourir ?
- C’est pour cela que tu pleures ?
- Voui, parce que je l’aime mamaman !
- Tu veux que je la guérisse ?
- Tu pourrais ?
- Oui, mais réponds-moi, c’est toi qui as dit la rune ?
- Voui, j’ai dit la riune. C’est un grand comme toi qui m’a appris la riune. Même qu’il a joué avec mes pierres et que quand il me les a redonnées, même qu’elles brillaient.
- Un grand comme moi ?
- Voui, mais pas tout foncé comme toi, il était bleu. Et mamaman ? »
L’être de la terre dit une rune. Les plaies commencèrent à se refermer.
« Je pourrais aussi la dire ta riune ?
- Tu as compris ce que j’avais dit ?
- Voui, tu veux que je répète ?
- Non, il ne faut pas dire les runes à tort et à travers. Tu vois, petite fille, la rune que tu as dite m’a fait venir pour voir qui déployait tant de puissance.
- Alors je peux plus dire les riunes.
- Si petite fille, mais juste quand tu en as besoin. Dis-moi tout bas à l’oreille la rune que j’ai dite et je te ferai un cadeau. »
Le grand être se baissa et l’enfant s’approcha de lui. Comme elle n’atteignait pas son oreille, elle escalada son genou et lui murmura la rune.
« Je l’ai bien dite ?
- Oui, petite fille, dit l’être de la terre dans un grand rire, Je t’ai promis un cadeau, le voici ! »
Il donna une pierre brune et noire à l’enfant.
« Elle brille moins que les autres.
- Voui, mais je l’aime bien, on dirait la terre du potier.
- Alors fais en bon usage. Au revoir petite fille, ta mère commence à se réveiller.
- Au revoir géant. »
Elle regarda le grand être s’enfoncer sous la terre. Elle contempla sa nouvelle pierre, un cadeau rien que pour elle. Elle était ravie.
Le soleil se leva.

La femme ne comprenait rien à ce que lui racontait l’enfant. Elle se souvenait du grand velu, de la douleur et puis … plus rien. De ce géant, de ces runes, elle ne savait rien. Elle voyait la momie du grand velu devant la caverne. Elle voyait aussi que la pluie refusait de tomber dessus. La magie responsable de cela devait être forte car tous les animaux faisaient un détour pour ne pas passer près de la dépouille du fauve. Elle pensa que les hommes de la tribu feraient de même quand il la verrait. Elle tata la cicatrice de son épaule. Hier elle ne l’avait pas. Elle était tellement fatiguée, qu’elle se laissa aller au sommeil, sûre de ne pas être dérangée.
La fillette regarda sa mère dormir. La pluie avait presque cessé. La saison sèche allait pouvoir commencer. Elle joua avec ses pierres, les lançant et les relançant, récitant dans sa tête les runes apprises. Elle s’éloigna petit à petit de l’anfractuosité où dormait sa mère. Un papillon, quelques insectes, la vue de baies mûres l’entraînèrent plus loin que prévue. Quand elle prit conscience qu’elle ne voyait plus la caverne, elle se leva d’un bond regarda autour d’elle et partit en courant… du mauvais côté. Elle courait de toute la force de ses petites jambes, s’éloignant de plus en plus. Autour d’elle, le paysage devenait désert et chaud. Une coulée de lave finissait de refroidir. La nuit tombait, ainsi que le froid. La pierre noire était chaude. Elle s’assit et pleura doucement parce qu’elle était perdue.
L’être de feu était heureux. Il avait fait partir une nouvelle coulée de lave ; il en avait monté la température assez haut pour qu’elle soit bien fluide. Elle avait dévalé tout le flanc du volcan jusque dans la vallée. Il avait vu la végétation flamber, fuir tout ce qui le pouvait et mourir le reste. Cela l’indifférait, seule comptait la distance parcourue. Il descendait voir de combien de pas il avait dépassé la précédente. Depuis son intervention, le volcan avait beaucoup grandi. L’être de feu interférait avec le fonctionnement normal pour provoquer des coulées de lave. Préférant la solitude à ses expériences passées, il chassait tous ceux qui approchaient trop près. La colère bouillait toujours en lui et malheur à ce qui ne fuyait pas assez vite ou qui tentait le combat. Il avait ainsi réduit en cendres bien des monstres et bien des fauves, les autres êtres vivants fuyant le plus vite possible. Il était presque en bas de sa coulée quand il vit un grand mangeur roder. Ces bestioles chassaient en bande. L’être de feu les haïssait, peut- être parce qu’ils n’étaient pas seuls. Le fauve semblait en approche d’une proie. Laissant sa colère éclater encore une fois, il dit une rune. La combustion alla si vite que le grand mangeur n’eut même pas le temps de réagir. Par contre les autres membres de la meute partirent au triple galop pour échapper à cette terreur que représentait le feu. C’est alors qu’il entendit, porté par le vent comme des pleurs. Pourtant il ne voyait rien. C’était comme une détresse immense qui se disait. Scrutant le paysage, il ne vit rien. Oubliant la lave, il se mit à chercher l’origine de ce bruit qui le bouleversait. Il connaissait ces pleurs. S’il n’avait pas été de feu, il aurait eu les mêmes. Se faisant léger, il continua sa descente. Doucement il diminua sa chaleur. C’est alors qu’il repéra l’anomalie. Dans un coin là-bas, il ressentait une chaleur qui n’était pas minérale. C’était trop petit pour être un grand fauve, la lave était trop récente pour que ce soit un animal quelconque. Serait-ce un bipède ? Il en voyait parfois qui venaient chercher du feu. Beaucoup se brûlaient pour y parvenir. Certains même en mouraient. Les pleurs continuaient comme indifférents à ce qui se passait autour. Il approcha encore et découvrit un petit bipède caché au creux d’un repli de la lave. Il écouta plus attentivement.
« Mamaman ! Mamaman ! » sanglotait l’enfant.
Interloqué, l’être de feu s’assit sans bruit. Ces pleurs le rendaient perplexe. Il ne savait quoi faire. Face à la violence, il était armé mais là ! En lui, il ressentait une impression de déjà connue.
« Tu es perdue » demanda-t-il ?
En entendant cela la fillette sursauta. Elle vit l’être du feu et redoubla ses pleurs.
« J’ai perdu mamaman !
« Et alors t’as qu’à la chercher ! dit l’être de feu avec brusquerie, étonné de sa mauvaise humeur.
« J’sais pas où elle est, pleura l’enfant. J’suis perdue, toute seuuuuule ! »
L’être de feu se rappela ב et le manque après son départ. En lui, un nœud se fit, une boule gêna sa parole, il reprit dans un chuchotement.
« Tu es toute seule, toute seule ? Où est ton papa ?
- Il gardait le feu et il est tombé quand l’eau l’a éteint.
- !
- J’peux monter sur tes genoux, j’ai un peu peur ?
- Viens ! » dit l’être de feu singulièrement ému.
La fillette se pelotonna sur les genoux de l’être de feu. Elle s’endormit. Il la regardait surpris de la douceur qu’il sentait en lui.
Doucement de ses yeux de rubis scintillant, tombaient des larmes de flamme. Autour d’eux, le temps semblait suspendu. La nuit était venue. La fillette s’agitait parfois mais ne se réveillait pas. Ils restèrent ainsi, entourés des flammèches de larmes qui les séparaient du reste du monde.
Des animaux passèrent et s’arrêtèrent un instant pour regarder ce curieux spectacle d’un géant rougeoyant entouré de flammèches. C’est à peine si les plus attentifs virent l’enfant.
Mais petit ou grand, on ne va pas se frotter au feu.
Quand la fillette se réveilla, l’être de feu ne pleurait plus.
« J’ai faim ! dit l’enfant.
- Qu’est-ce que tu manges ?
- J’veux des fruits.
- Alors allons en chercher ! »
Quand l’être de feu se déplaçait, tous les autres se cachaient. La chaleur qu’il dégageait habituellement faisait fuir toutes les créatures rencontrées. Mais aujourd’hui, il restait étonnement doux. Aucun des animaux qu’ils virent ne se posa la question car ils avaient fui depuis longtemps. La fillette put goûter les meilleurs fruits, ceux qui sont tout en haut et que jamais, elle n’avait pu atteindre, ceux qui avaient mûri aux quelques rayons de soleil de cette fin de saison des pluies.
Ils parlaient ensemble, elle d’une voix petite comme une flûte, lui comme tout un orchestre.
« Comment tu t’appelles ? demanda la flûte.
- Mon nom est multiple, répondit l’orchestre.
- Et moi, comment je t’appelle ?
- Je ne sais pas si tu peux le dire.
- C’est une riune ?
- C’est quoi une riune ?
- C’est ce que les gens comme toi parlent.
- Tu connais des gens comme moi ?
- Oui et il m’ont appris des riunes et même que je sais les dire.
- Et qui tu connais ?
- Le bleu et le brun et toi t’es le rouge.
- Me voilà encore avec un nom de plus » dit l’être de feu en riant.
La conversation le rendait heureux. Ce petit bout d’être le rendait plus heureux que tout ce qu’il avait rencontré depuis qu’il était advenu.
« Et toi comment tu t’appelles ?
- Je ne sais pas, on doit me le dire plus tard.
- Et ta mamaman, comment elle t’appelle ?
- Elle a plein de petits mots très doux quand elle me cherche, et des piquants quand elle est fâchée.
- Alors je vais t’appeler petit être. En rune cela donne : Cal…ent…blu
- J’aime bien comme tu le chantes, Cal…ent…blu, Cal…ent…blu. Moi je vais t’appeler grand rouge, mais je sais pas le dire en riune.
- Fasssain…Ka. Cela se dit comme cela Cal…ent…blu.
- Fasssssssinka ?
- C’est presque ça, Fasssain…Ka. Essaye encore.
- Fasssssaim…Ka
- Si tu veux, mais ce sont nos noms que pour nous.
- C’est un secret ?
- Oui, c’est ça un secret » dit l’être de feu en souriant.
La femme pleurait. Avoir perdu son compagnon et sa fille en aussi peu de temps l’écrasait. Elle marchait, cherchant sans but sa fille. Elle s’était éloignée de la grotte et appelait l’enfant au mépris de sa sécurité. Elle passa ainsi un jour, puis deux. Le troisième la trouva pleurant encore, épuisée. C’est alors qu’ils la virent. Ils approchèrent comme les chasseurs savent le faire. Leur proie ne pourrait pas s’échapper. En la voyant ainsi pleurer, la comprenant inattentive, ils comprirent que cela serait facile. Les prêtres seraient contents, ils reviendraient avec une victime pour le sacrifice. Les chasseurs étaient contents, ils n’auraient pas à donner l’un des leurs.
Effectivement, la femme se laissa capturer sans résistance. Ils lui lièrent les mains dans le dos et la poussèrent vers leur campement. Ils mirent trois jours à y arriver. Ils ne maltraitaient pas la femme, mais ne lui donnaient que le strict minimum. Dans autant de jours qu’il y avait de doigts à leurs mains, ils seraient rentrés au village. Depuis l’arrivée des prêtres du Dieu fou, ou plus exactement depuis que leur armée avait vaincu la tribu des chasseurs-debout, ils devaient donner une victime à chaque nouvelle lune pour satisfaire le Dieu du feu, qu’ils surnommaient entre eux le dieu fou. Leur arrivée soulagerait les autres. Ils ne ramenaient pas une victime à chaque chasse.
Ils levèrent le campement et c’est un groupe fort de quatre mains de chasseurs qui se mit en marche. La femme, toujours désespérée, ne pleurait plus. Elle ne comprenait pas ce que se disaient les chasseurs. Elle était prisonnière. Elle serait esclave. Sans conjoint, sans sa fille, cela l’indifférait. C’est le feu qui la surprit le plus. Ils avaient avec eux, un pot à feu. Si son peuple avait connu cela, jamais le malheur ne l’aurait frappée. Comme chez elle, il y avait un gardien du feu dans le groupe. Il alimentait régulièrement le pot avec des herbes et des mousses. Suprême raffinement aux yeux de la femme, le pot à feu avait un couvercle qui le protégeait de la pluie.
Au début, elle fut reconnaissante à la marche qui lui changeait les idées. Les chasseurs marchaient vite et ne se reposaient quasiment pas. Quand la lumière fut à son maximum, la femme était épuisée et ne marchait que par pur automatisme. A la nuit, elle s’écroula sur le sol et s’endormit immédiatement. Les jours se succédèrent sans changement. Le paysage changeait pour passer de la steppe à un monde de collines.
Quand elle pensa qu’elle ne pourrait plus faire un pas, un des chasseurs cria et tous s’exclamèrent de joie. Elle comprit qu’elle était arrivée. Elle regarda et vit un gros bourg. Sa tribu lui sembla bien petite face à cette cité. De nombreuses fumées montaient des maisons en terre battue, recouvertes de palmes. A l’écart, un campement de tentes noires et un effrayant totem la firent frissonner.
Le groupe se remit en marche avec allégresse. Pour la femme ce fut le temps de l’inquiétude et puis de la peur. Sortant du campement de tentes, un personnage tout de noir vêtu, au visage scarifié, s’approcha. Quand il arriva près du groupe, le silence se fit, un silence de peur.
La femme comprit que tous avaient peur de ces guerriers en noir et encore plus de leur chef. Il s’empara de la longe qui attachait la femme et la conduisit vers son camp. Ce fut la panique qui envahit la femme quand elle fut attachée au totem. Devant elle sur le sol, à moitié calcinés, gisaient des ossements.
« Fasssssaim…Ka, allons chercher mamaman.
- On est bien ici, Cal…ent…blu. Je vais t’apprendre d’autres runes.
- J’veux bien apprendre d’autres riunes mais j’veux mamaman.
- Qu’est-ce que tu feras quand tu auras retrouvé ta mamaman ?
- On s’ra bien tous les trois. »
La fillette marchait en tenant la main du grand être. Celui avançait courbé en deux pour rester à sa hauteur. La proposition de l’enfant ne lui faisait pas plaisir. Depuis qu’il l’avait trouvé sur son champ de lave, il vivait dans le bonheur. Il n’avait pas envie de partager. Il sentait bien que s’il donnait beaucoup, il ne pouvait pas donner ce qui était nécessaire à l’enfant.
Douloureusement, il accepta d’aider la fillette à chercher sa mère. Il trouva la caverne où elles avaient passé la nuit. Il vit les restes momifiés du grand velu. Son opinion sur l’enfant changea. Elle était frêle et fragile mais pas sans force. Elle savait bien dire les runes, pas seulement les parler comme ils faisaient ensemble. Elle avait la parole d’autorité des runes, celle qui en libère la puissance. Il l’interrogea sur les runes qu’elle connaissait comme cela. Il reconnut la rune de l’eau et celle de la terre. Au fond de lui, les paroles de l’être double reprirent vie. L’être de feu connut le feu intérieur. Il entendit son besoin de l’autre et en sentit les dangers. Il devenait ce qu’il était. Comprenant l’appel de l’être double, il apprit la rune du feu à la fillette.
« Viens, Cal…ent…blu, tu as raison, il faut retrouver ta mamaman.
- J’suis sûre qu’elle va t’aimer.
- Tu sais Cal…ent…blu, quoiqu’il arrive, je reste ton ami. Tu as mon nom et ma rune. Si tu m’appelles, je serai là.
- Mais Fasssssaim…Ka, tu vas pas me laisser.
- Non, Cal…ent…blu, je ne te laisse pas. Regarde, je crois avoir trouvé la piste de ta mamaman »
Ils suivirent ses pas. Quand ils arrivèrent sur le lieu de la capture, l’être de feu comprit, pas l’enfant. Quand il essaya de lui expliquer, elle se mit à pleurer.
« - Ne pleure pas, Cal…ent…blu, Je suis là. Nous allons la retrouver et la délivrer. »
Pour mieux la consoler, il la prit dans ses bras et la berça. Quand elle se fut endormie, il examina le sol et à grandes enjambées, suivit la piste des chasseurs. Sur le lieu de leur campement, il ramassa quelques objets tombés. Un retint son attention. Il s’agissait d’un disque de bois noir où étaient gravées des flammes.Il poussa un long cri et partit en courant sur la trace des kidnappeurs.
Les noiraîtres l’attendaient au bout.
L’être de feu courait. Il courait d’autant plus vite qu’il ne le faisait pas pour lui mais pour l’enfant qui dormait dans ses bras, ignorante de ce qui se jouait. La pleine lune était pour ce soir. L’être de feu savait qu’il y aurait un sacrifice et qui serait sacrifiée. Déjà le soleil se couchait. Jamais, il n’y serait à temps. Il fut dans la crainte des pleurs de l’enfant quand elle comprendrait. Lentement la nuit se fit. Loin devant lui, des feux s’allumaient. Le prêtre du dieu du feu se préparait à officier. Loin de sa capitale, il avait choisi une suite de supplices aptes à marquer la tribu qu’il venait de soumettre. Il hésitait d’autant moins dans son choix que la victime n’appartenait pas au groupe. Ce serait une belle cérémonie et le dieu du feu serait content. Il avait prévu d’utiliser le feu pour commencer, la brûler mais pas trop pour qu’elle soit encore consciente quand il l’écorcherait vive. Il se remémora le rituel. Pour la première fois qu’il pouvait faire le grand rituel, il ne fallait pas qu’il se trompe. Dans la première partie, les vaincus participeraient. Ce sont eux qui allaient allumer le feu qui servirait à donner satisfaction au dieu. Il voulait en faire allumer assez pour pouvoir incinérer le corps à la fin. Il se méfiait aussi de la pluie. La saison sèche venait de débuter mais il préférait être prudent.

Et l’être de feu courait portant son fardeau.


Encadré de ses gardes, le prêtre apparut sur la place du totem. La femme y était attachée. Elle tremblait de peur. Il aima cela. Elle hurlerait sûrement très bien le moment venu. Derrière lui, dans un coffre, il y avait le nécessaire à faire le feu. Il dit la première prière. Comme il parlait dans sa langue, les chasseurs ne comprirent rien, mais l’intonation et la sonorité mirent la crainte dans le coeur des plus vaillants. Le prêtre frappa les silex sur la pierre à feu. Celle-ci une fois mouillée dégageait une vapeur qui s’enflammait à la moindre étincelle. Maîtriser l’allumage sans se brûler soi-même demandait du temps. Les nombreuses brûlures sur ses bras pouvaient témoigner de sa persévérance. Aujourd’hui prêtre qualifié, il savait. Bientôt le premier feu s’enflamma. Il dit la deuxième prière et poussés par des soldats, les volontaires s’avancèrent. S’approchant du feu, ils prirent un tison et allèrent vers les autres foyers.


Et l’être de feu courait à perdre haleine, la peur de ne pas y arriver l’emplissait.


La nuit était maintenant tout à fait noire. Seuls les feux éclairaient la place. Le prêtre en avait fait mettre tout autour. A chaque feu, les guerriers veillaient à ce que les chasseurs fassent ce qui devait être fait. Alimentés en bois pas trop sec, les feux prenaient doucement de la puissance. Le prêtre jugea que quand la lune se découvrirait, il serait juste le temps de commencer la torture.


Et l’être de feu qui vit le premier reflet du lever de la lune comprit qu’il arriverait trop tard. Il s’arrêta et pleura. La fillette se réveilla.

« Pourquoi tu pleures Fasssssaim...Ka ?
- Parce que j’ai tout raté, Cal...ent...blu.
- Mais je suis avec toi.
- Oui, Cal...ent...blu, tu es avec moi, mais nous n’arriverons jamais à temps pour ta mamaman.
- Qu’est-ce qu’elle a mamaman ?
- Des méchants lui veulent du mal.
- Comme celui qui a tué papapa.
- Pire, Cal...ent...blu, pire
- Alors faut courir.
- Je ne peux pas aller plus vite et nous sommes trop loin.
- Je vais dire la riune, tu vas voir. »
L’enfant sauta des bras du géant. Elle prit ses pierres et les jeta en disant la rune. La pluie se mit à tomber. L’être de feu sentit le désespoir l’envahir. L’enfant voyant que ce qu’elle avait fait ne servirait pas, jeta encore ses pierres et dit l’autre rune. Des fleurs se mirent à pousser. L’être de feu regarda les inutiles efforts de la fillette. S’il lâchait sa puissance, il savait que le feu atteindrait le village là-bas, loin, trop loin, mais que personne ne survivrait. Il hurla de peine. Comprenant son impuissance, l’enfant jeta ses pierres en bredouillant vaguement ses runes et s’effondra en pleurs.

Le prêtre se leva de son siège. Le moment était venu. La lune apparaissait à l’horizon. Sa lumière blanche lui réjouit le coeur. Tout était parfait pour réussir le sacrifice. Il s’approcha du feu près du totem. La femme le regardait les yeux exorbités. Il dit la prière du début de la torture sûr d’être entendu et approuvé par le dieu du feu. Puis il ramassa une branche incandescente.


Au loin, une enfant pleurait, une brise légère lui caressait la joue, agitant les fleurs fraîchement sorties de terre.

«Tu es bien petite pour dire les runes », dit une voix.
La fillette renifla et regarda autour d’elle
« Qui t’es, toi ?
- Je suis celui que tu as appelé par tes pierres et tes runes.
- Tu sais les riunes aussi
- Bien sûr, enfant. »
L’être de feu regarda autour de lui. Comme une grande ombre les couvrait de son tourbillon.
« Peux-tu, demanda-t-il ?
- Oui, je peux, Fasssain...Ka, dit la voix.
- T’es qui pour de vrai, demanda l’enfant.
- Je suis celui dont nul ne sait d’où il vient, ni où il va. Mais pour toi, parce que tu es Cal...ent...blu, j’irai là où tu ne peux aller. »
Aussitôt dit, la brise s’enfla, devint zéphyr et partit en ourageant.
Le prêtre approchait de la femme avec toute la lenteur nécessaire pour que sa peur soit maximum au moment du premier contact avec le feu. C’était indispensable pour qu’elle crie bien. Ce fut comme si une roche l’avait heurté. Le prêtre fut projeté dans un des feux autour de la place. Un mur de vent s’était mis à tout balayer d’un rire joyeux. Se transformant en trombe, il entreprit de faire le tour de la place. Aspirant tout ce qui se trouvait sur son chemin, il envoyait voler tout et tous. Le premier instant de surprise passé, le guerriers entreprirent de fuir. Le cyclone se centra sur le totem et prit de la force. Devenu ouragan, il réduisit en miettes le camp des noiraîtres mais aussi les cabanes des chasseurs. Projetant à distance tout ce qu’il aspirait, l’être de l’air visait les guerriers, aspirant les plus près et blessant ou tuant les autres par les objets qu’il envoyait de toute la force de sa rage.
La femme regardait sans comprendre. Au centre du vortex, elle voyait le mur intérieur tournant à toute vitesse sans que cela ne la touche. Le bruit était assourdissant mais au dehors, pour elle le monde était paix et calme.

L’être de feu et l’enfant avaient repris leur progression vers le village. Au loin sous la clarté de la lune, ils voyaient l’ouragan qui enflait. Un des bras du tourbillon les toucha, les souleva. Ils se retrouvèrent à flotter dans la masse même de l’air. Un rire joyeux retentissait.

« - Vois, Cal…ent…blu, ils ont disparu ceux qui faisaient le mal. »
La fillette cramponnée au bras de l’être de feu prenait plaisir au vol dans le vent. Elle voyait passer autour d’elle, des guerriers, des chasseurs reconnaissables à leurs costumes, mais aussi tout ce que le vent avait arraché au site. Ça allait du toit de cabane au brandon incandescent, que le vent toujours riant faisait se rencontrer dans un feu d’artifice surréaliste. Comme dirigés par une main invisible, l’être de feu et la fillette se retrouvèrent au centre. D’un bond le géant sauta à terre, protégeant l’enfant dans ses bras.
« Mamaman ! » dit la fillette en voyant la femme attachée au totem.
L’être de feu posa Cal…ent…blu par terre et détacha sa mère. Il avait à peine fini que le lourd totem fut pris par le bout de la trombe de l’être du vent qui partait toujours riant.
« Entends le vent, Cal…ent…blu, et appelle si tu en retrouves le désir. »
Quand il se fut éloigné, le silence se fit, seulement interrompu par les pleurs de joie de la femme serrant l’enfant sur son cœur. Son regard allait de l’enfant au géant à côté.
Autour d’eux, le camp des guerriers était ruiné. Il n’y avait aucune trace d’eux ni du prêtre. Des membres de la tribu des chasseurs s’approchèrent en se prosternant, tout ce qu’ils venaient de voir dépassait leur compréhension. La seule explication possible, la femme, l’enfant et surtout le géant étaient des êtres surnaturels.
Voilà maintenant trois jours que les évènements étaient arrivés. Les survivants avaient fait front comme ils pouvaient. Ils avaient commencé par bâtir un abri pour les fils des esprits comme ils appelaient la femme, son enfant et le géant. Le village était prospère et le vent avait peu détruit sa partie encaissée. La majorité des vivres était sauve. Délivrés du dieu fou, ils se demandaient ce qui allait leur advenir avec ce trio. S’ils estimaient que la femme était comme eux, l’enfant et le géant leur semblaient des êtres à part et surtout dangereux. Comme pour le prêtre du dieu fou, ils préférèraient courber l’échine que d’affronter des créatures capables de déclencher des ouragans. Leur sorcier les conseillait. Personnage rusé, il revendiqua la convocation des fils des esprits pour les délivrer des guerriers du dieu fou. Il observa longuement l’enfant. Il voyait la puissance en elle, mais aussi le jeune âge. Bien conseillée, elle pourrait être une aide efficace pour asseoir un pouvoir. Le chef de la tribu avait péri dans la tourmente, ce qui ne désolait pas le sorcier. Trop compromis avec les envahisseurs, il n’avait plus de légitimité. Le géant intriguait aussi le sorcier. Il ressentait une puissance quasi infinie.
Pourtant, il se conduisait plus comme une nounou que comme un être de puissance. La fillette lui avait-elle jeté un sort ? L’être de feu voyait l’enfant et sa mère vivre du simple bonheur d’être ensemble. Il observait aussi autour de lui. Il avait repéré le sorcier, le chasseur dominant, dont il ne doutait pas qu’il deviendrait le chef. L’être de feu avait eu son moment de gloire et de crainte quand il alluma un feu d’un simple mot. La fillette avait parlé au géant et ils s’étaient éloignés dans la plaine. « Pour quel rite ? », se demanda le sorcier. En revenant, elle semblait excitée comme un enfant avec un nouveau jouet. D’ailleurs dans ses mains, brillait une autre pierre que celles qu’il avait déjà vu. Son pouvoir semblait avoir besoin de ces pierres, mais seules elles ne suffisaient pas. En prenant beaucoup de risques, il avait réussi à les tenir un moment, mais dans sa main, elles étaient inertes, loin de ce qu’il voyait quand la fillette les tenait. Elle jouait très souvent avec. C’était à chaque lancé un festival de couleurs qui se déployait.
Le sorcier s’était même posé des questions sur la réalité de son ressenti. Avait-elle la puissance qu’il imaginait ? La réponse était venue un peu plus tard. Par maladresse, une femme avait mis le feu au toit d’une maison. D’un mot la fillette avait fait tomber des trombes d’eau qui avaient étouffé le feu. Puis elle s’était réfugiée dans les bras du géant ; ils avaient parlé longtemps ce jour-là.
Les relations entre la tribu des chasseurs, la femme et l’enfant se tissaient un peu plus fort chaque jour. Ils prenaient conscience qu’ils avaient failli livrer à la mort une guérisseuse. Le sorcier se livrait même à une cour assidue. Après tout, c’était le meilleur et le plus doux des moyens pour accéder aux bonnes grâces de cette femme et à ses secrets. Il avait commencé cela comme un moyen pour accéder au pouvoir et il s’était pris au jeu, séduit par cette femme étrange et attachante. La fillette, vive et joyeuse avait séduit la tribu, surtout depuis son coup d’éclat au moment du feu. Seul le géant provoquait encore un sentiment de malaise.
La saison sèche tirait à sa fin, quand le géant dit quelques mots à la fillette dans ce langage particulier qu’ils employaient. La fillette leva un regard inquiet vers le grand être. Celui-ci lui donna la main et ils partirent vers les collines. Ce n’est qu’à la nuit tombante que la fillette revint, seule. Elle alla à sa case. Sa mère interrompit ses travaux en la voyant entrer et lui tendit les bras pour qu’elle s’y effondre en larmes.
« Mamaman, il est parti !
- Tu es triste.
- Voui, je l’aimais bien Fasssssaim…Ka.
- Il reviendra.
- Il a dit, mais dans longtemps.
- On n’oublie pas un ami comme lui », dit sa mère en la berçant.
Elles restèrent ainsi, l’une berçant l’autre.

L’homme fuyait le combat. Il n’avait d’autre solution pour sauver sa vie. Ça n’avait pas été une bataille, mais un massacre. Le groupe de villageois dont il faisait partie, s’était mis en route pour aller défendre la vallée contre les envahisseurs. Chacun avait pris ce qu’il pensait être la meilleure arme possible, qui sa faux, qui son marteau, qui sa serpe, quelques uns avaient pris leurs arcs. Bien qu’on soit en hiver, les guerriers noirs ne s’étaient pas arrêtés. Pourtant dans leur vallée, ils pensaient être tranquilles jusqu’au printemps. De mémoire d’hommes, c’était la première armée à ne pas hiverner. Ils avaient conquis la plaine et sa richesse mais cela ne leur suffisait pas, ils continuaient. Les guetteurs de la vallée avaient vu leur progression. Les noires colonnes de fumée balisaient leur avance. Massacre et pillage semblaient être leur seule manière de faire.
L’homme fuyait comme il pouvait. Avec ses haches dont le tranchant de silex était parfait, il n’avait rien pu faire contre les armes enchantées qu’on lui opposait. Il laissait dans la neige, la trace de ses pas et le rouge de son sang. Il se trouvait chanceux. Il n’était pas grièvement blessé. Il s’était retrouvé seul face à un guerrier noir. Celui-ci armé d’une épée courte et d’un bouclier, l’avait chargé. D’esquives en feintes, ils s’étaient séparés du reste du combat. Utilisant le terrain qu’il connaissait, Renatka avait entraîné son adversaire dans un bois proche. Dans le fouillis des taillis, le grand bouclier avait été une gêne pour le guerrier. Malgré sa bravoure, Renatka avait été touché plusieurs fois au bras et aux jambes. Il souffrait des coupures. C’est comme si le guerrier avait cherché à faire durer le combat, évitant la blessure mortelle. Renatka se fatiguait. Il savait que la fin était proche. Il le lisait dans le regard de son adversaire. Sa chance vint des arbres. Il entendit le bruit et se recula à temps pour éviter le paquet de neige qu’un sombre sapin, trop chargé, laissait tomber.

Depuis, il fuyait. Il ne s’arrêta qu’à la nuit. Il était sur la mauvaise pente de la vallée. Son village était en face. Entendant des hurlements, il s’approcha de l’orée du bois. Il vit le rougeoiement des incendies. De là ne lui viendrait plus aucune aide.
Il s’assit sur une souche et pleura longtemps. Le sang coagulé lui tirait les chairs et ses blessures lui faisaient mal. Il ne voulait pas dormir. Se coucher sans abri par un tel froid revenait à se laisser mourir. Il ne le voulait pas. Il fallait qu’il rejoigne un abri. Il pensait à un abri rocheux où il avait laissé quelques affaires à l’automne. Des crissements dans la neige l’alertèrent. Il se retourna juste à temps pour faire face à un molosse. Ils avaient des bêtes à sang. Ces animaux, capables de suivre la piste d’une bête blessée, étaient une aide pour les chasseurs. Mais aujourd’hui, il maudit les guerriers noirs. Renatka avait encore ses haches. Le molosse grondait et se préparait à bondir. Au loin des éclats de voix prouvaient que cette bête à sang n’était pas seule. Les guerriers noirs ne voulaient vraiment aucun survivant, pensa Renatka. Pendant ce court instant, il avait dégagé une hache, il commençait à prendre l’autre quand la bête bondit. Renatka avait beaucoup chassé. Il avait déjà vécu une situation semblable. Fourrant une hache dans la gueule de la bête, il lui fracassa le crâne de l’autre. Sans plus attendre, il grimpa dans l’arbre le plus proche et passant d’arbre en
arbre, il s’éloigna du lieu de la mauvaise rencontre. Il entendit leurs cris quand ils découvrirent la bête morte. Il savait que sa piste s’arrêtait au pied d’un arbre et qu’il leur faudrait un moment pour le retrouver. Il serait tranquille pour la nuit.
Il en profita pour mettre la plus grande distance possible entre lui et eux. Il mit un jour et encore une nuit à parvenir à la grotte. Il avait fait tant de tours et de détours qu’il se pensait à l’abri. Il trouva les affaires qu’il avait laissées : quelques provisions sous forme de noix et surtout des fourrures qui allaient lui être bien utiles. Il était épuisé, son corps ne pensait qu’à dormir. Il s’obligea pourtant à avancer encore. Plus loin, il existait un ensemble de grottes avec plusieurs passages. Y vivait un gros solitaire, cette bête énorme toutes en griffes et en dents, hibernait dans la salle principale. Il savait comment rejoindre un espace où il pourrait dormir à l’abri. Il avait rencontré plusieurs fois le gros solitaire. Ils s’étaient observés et chacun avait continué ses occupations. Là encore quand il passa près de lui, il vit un oeil s’ouvrir à moitié. Il s’arrêta, n’osant plus bouger. La bête grogna un peu mais ne bougea pas. Précautionneusement, Renatka rejoignit la petite salle derrière et là, s’endormit.
C’est le bruit que fit le gros solitaire massacrant bêtes à sang et guerriers noirs qui le réveilla. Ils avaient retrouvé sa trace malgré toutes ses précautions. Il ne s’aventura dehors que quand le silence fut retombé. Le gros solitaire s’écharnait encore sur un corps ou l’autre. Renatka pilla ce qu’il trouva sur les dépouilles. Il rassembla ainsi un trésor pour lui, des vivres et des armes. Il remarqua que parmi les morts, il y avait un sorcier. Il comprit mieux pourquoi leurs pauvres sorts n’avaient pas fonctionné. Leur communauté connaissait quelques sorts de protection mais ils avaient été inutiles devant les guerriers noirs. Il avait entendu des récits sur ces sorciers à la peau écarlate.
Ils étaient tous plus effrayants les uns que les autres. Le fait qu’un de ces êtres soit à sa poursuite l’étonna. Il lui allait fuir encore et faire le plus de choses pour brouiller sa piste. Renatka assura les sangles de son chargement sur le dos. Il regarda en arrière pour voir le gros solitaire regagner sa tanière. Sur la neige blanche, le rouge du sang avait quelque chose d’incongru. A la mi-journée, la neige se mit à tomber. Il en fut heureux. Il cessa ses ruses, persuadé que la neige fraîche serait la meilleure de ses protections. Il marcha ainsi pendant trois longues journées. Ses plaies le faisaient souffrir et le ralentissaient. D’habitude les plaies qu’il se faisait cicatrisaient bien mais avec leurs armes enchantées, il se demanda s’il n’y avait pas quelque chose de plus sournois dans son corps.
Il se reposait sous un surplomb de roche à mi pente quand il entendit le bruit des branches qu’on casse. Il arrêta de respirer et écouta. Plus bas quelque chose marchait, il entendit des voix. Avec la neige, il ne voyait rien. Ne voulant pas prendre de risques, il se mit à escalader la paroi derrière lui. Il fit un dernier rétablissement et s’affala épuisé sur le sommet. Il regarda en bas. Un corps noir essayait de sauter sur la paroi en grondant. Une bête à sang ! Puis il entendit les voix. Il n’attendit pas plus et repartit, se disant que jamais, ils ne pourraient monter cela avec les bêtes. Il continua à monter. Là-haut, le col puis l’autre vallée et peut-être un village ami. En montant le pierrier, il lui vint une idée. Arrivé près du point haut de la coulée de pierre, il repéra un gros rocher un peu instable et le fit tomber dans la pente. Reprenant son souffle, il contempla l’avalanche qu’il venait de déclencher. Au pied de la paroi, s’ils entendirent le grondement, ils ne purent rien faire avant l’arrivée de la masse de neige.
Quand il atteignit le col, il était épuisé. Certaines plaies s’étaient remisent à saigner et le faisaient souffrir à chaque pas. Il marchait comme un automate. Il ne connaissait pas cette vallée hormis un chemin que la neige cachait. Pas d’abri, il ne pouvait pas s’arrêter. Il devait atteindre le village, mais il lui faudrait encore au moins une journée. Plus rien n’existait dans son esprit que le pas d’après. Un pas, un autre pas, encore un autre pas et puis encore, encore, encore !
Des yeux sous les arbres le regardaient passer.
Elles aussi fuyaient la guerre et ses massacres. Les hommes avaient fait partir femmes et enfants avant d’aller livrer combat. Le groupe d’une dizaine de femmes et d’autant d’enfants s’était caché en entendant le bruit d’un déplacement. Les femmes s’étaient réfugiées à l’ombre sombre des résineux, faisant taire les enfants. L’homme était passé devant elles sans les voir. Il avançait comme un somnambule. Buttant dans une pierre cachée sous la neige, il s'affala en avant, endormi avant de toucher terre. La vieille Shamian s'approcha. C'était la sorcière du village de la vallée. Elle avait fait tout son possible pour le village avant de fuir. Elle se savait incapable de s'opposer directement aux sorciers des guerriers noirs. Elle serait beaucoup plus utile aux femmes en fuite qu'aux hommes au combat. Lors du dernier entretien qu'elle avait eu avec le chef, elle avait compris que celui-ci ne pensait pas qu'un seul homme puisse revenir vivant. Elle avait pris la tête du groupe des femmes en leur cachant que ce n'était pas un au revoir mais un adieu. Elles avaient marché quatre jours avant d'atteindre le col. Elles se croyaient à l'abri quand était survenu l'homme.
Shamian préparait son sort de puissance en s'approchant, prête à dire la formule. L'homme étalé dans la neige, semblait inoffensif. Ce n'était pas un guerrier noir, mais il en avait les armes. Elle le dévisagea, envisageant de le laisser gelé, là.
«C'est Renatka, le bûcheron de la vallée de la combe blanche », dit-elle à l'adresse des autres. Elle avait déjà rencontré l'homme lorsque celui-ci était venu donner un coup de main dans la vallée. Sa connaissance des bois avait été bien utile, une fois ou l'autre. Il avait toujours répondu favorablement aux demandes d'aide. Changeant son regard, elle étudia ce qui émanait de lui. Il avait été blessé par les lames ensorcelées des guerriers noirs. Elle voyait les irisations malsaines des plaies mais plus en profondeur, il y avait comme une lumière qu’elle connaissait. Elle replongea dans son passé des années en arrière quand jeune apprentie à l’école de sorcellerie de Simantaba, elle avait rencontré dans un couloir où elle ne devait pas être, la plus haute autorité qui soit : la Maîtresse enchanteresse. Celles qui accompagnaient la Maîtresse, levaient déjà leurs mains pour la punir d’être là, quand la Maîtresse d’un geste les arrêta.
« Lève-toi, apprentie ! Tu sais que tu ne devrais pas être là ! Pourtant …. »
Shamian s’était mise debout et regardait la Maîtresse enchanteresse. Leurs regards se croisèrent. Shamian fut ébloui par la flamme qu’elle vit dans les yeux posés sur elle. Une telle puissance dans ce petit corps, comment est-ce possible ? Elle se sentait mis à nue, inspectée jusqu’au plus profond de son être. La flamme changea de couleur.
« De la décision que tu prendras en voyant cette flamme dépendra le sort de notre monde. »
Comprenant que la Maîtresse était en transe, les accompagnatrices commencèrent à réciter les paroles qui devaient être dites. Shamian perdit le sens du temps. Elle voyageait entraînée par l’esprit de la Maîtresse. Elle s’approcha de la flamme et son aspect se grava à jamais dans son cœur.
Enfoui au fond de cet homme, cette flamme brûlait. Shamian se releva en chancelant. Réfléchissant à toute vitesse, elle dit le sort de protection. Elle savait qu’elle manquait de puissance mais il suffirait pour le moment. Si c’était la FLAMME, cela voulait dire que les sorts de recherche qu’elle avait sentis, étaient pour la trouver. Il n’y avait qu’un endroit où aller pour la protéger : Simantaba. Retournant près des femmes, elle fouilla dans les affaires pour en sortir la peau non tannée qu’elles avaient prise.
« Vite, vite, il faut l’envelopper là dedans ! Si les guerriers noirs le trouvent, il n’y aura plus d’espoir. »
Habituées au comportement parfois étrange de la sorcière, les autres femmes se mirent à l’ouvrage avec elle. Au regard interrogatif d’une de ses compagnes, Shamian répondit :
« Il porte l’espoir du monde face à ce chaos. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment, mais je sais. La peau non tannée va le protéger des sorts des guerriers noirs. L’esprit de la bête est encore dans la peau et va détourner la sorcellerie. Je vais soigner ses plaies comme je peux, mais il faut l’emmener à Simantaba. »
- Mais, Shamian, nous n’y arriverons jamais, c’est trop loin et on est en hiver.
- Je sais, Cantacora, mais nous n’avons pas le choix. L’avenir est entre nos mains.
- Et les enfants ?
- Je sais, mes petites, je sais, mais nous ne pouvons laisser le peuple des guerriers noirs envahir le monde. »
La discussion se poursuivit un moment mais les femmes savaient que sans Shamian, elles ne survivraient pas. Elles avaient besoin et de son savoir et de sa puissance. Elles cédèrent à contrecœur. Faisant une litière elles chargèrent l’homme inconscient dessus. Deux femmes s’y attelèrent, les autres se répartirent les autres charges et le petit groupe repartit.
Shamian resta un moment en arrière, à genoux dans la neige, elle marmonnait les paroles des sorts. Un gros solitaire apparut, puis un autre, puis des herbivores à cornes. Liés par le sort de Shamian, tous ces animaux se mirent à ravager tout ce coin de forêt. Se relevant Shamian jeta un dernier sort avant de prendre le même chemin que son groupe. Dans la nuit tombante, une neige abondante et collante se mit à tomber.
Le sorcier arriva enfin au col. Il ne décolérait pas. Entre le retard pour apprendre la disparition des deux équipes de recherche, le retard pour partir à cause de la contre attaque venue des vallées du nord, le retard pris avec cette neige qui n'arrêtait pas de tomber dans cette foutue vallée, il s'était passé trop de temps, beaucoup trop de temps pour qu'il retrouve l'homme. Le grand sorcier noir avait senti sa présence et exigeait sa capture. Par deux fois, il avait eu de la chance. Un gros solitaire des montages et une avalanche avaient quasiment effacé sa piste. Heureusement les blessures faites par les armes ensorcelées laissaient une trace qu'un sorcier pouvait suivre, en tout cas un certain temps. Le sorcier avait guidé sa troupe sur ces petites impressions qu'il avait en regardant sur le paysage sur le plan magique.
Il examina encore une fois les bois autour de lui, vit une faible marque sur sa droite. L'homme serait-il redescendu dans cette vallée? Pourtant ils l'avaient parcourue après avoir massacré les quelques paysans qui osaient leur tenir tête sans trouver âme qui vive. C'était même étonnant, ni femme, ni enfant. Ils avaient dû fuir avant. Peut-être l'homme se cachait-il dans une grotte? Les blessures magiques corrompaient doucement mais inexorablement leur victime et soit le tuaient, soit le laissaient à la merci du jeteur de sort. Le sorcier et ses guerriers entamèrent la descente. Ils n'avaient pas fait cent pas que le sorcier s'arrêta en jurant. Devant lui s'ouvrait une clairière d'arbres fraîchement abattus, ou plutôt fracassés. Le sorcier grommelant entre ses dents des jurons incompréhensibles examina les lieux. Il n'y avait plus de trace de l'homme. Ah si! Une lueur magique au pied d'un baliveau brisé. Il dégagea la neige pour trouver une arme bien connue. L'homme avait perdu ici l'épée prise sur les guerriers tués à la caverne du gros solitaire. Le sorcier plaça son ressenti sur le plan élémentaire. Il se laissa envahir par les impressions que le lieu avait gardé. Il sentit la fureur destructrice, il sentit les gros solitaires en fureur, il sentit une harde de grands animaux piétinant, il sentit la neige qui tombait en abondance. Revenant au monde habituel, il fit signe à ses hommes de monter le campement pour la nuit. Ils ne pourraient pas aller plus loin aujourd'hui. Le sorcier ne comprenait pas. Il n'y avait pas de trace de l'homme. Il était venu là, l'arme le prouvait. Mais après où était-il passé ? La fureur animale pouvait expliquer cela, si l'homme avait été tué. Il retourna sur le plan élémentaire. Les guerriers noirs avaient l'habitude de voir les sorciers, frêles silhouettes encapuchonnées, rester de longs moments sans bouger à écouter on ne savait pas quoi. Les rapports entre guerriers et sorciers étaient faits de mépris et de peur. Les uns auraient bien massacré les autres et réciproquement mais cela représentait trop de danger. Ils préparèrent les tentes et les feux.
Le sorcier sortit de transe. Toutes les explorations qu’il avait faites sur le plan élémentaire, le rassuraient. Il avait même eu le sentiment du corps de l’homme dans une bête. Les blessures magiques avaient fait leur œuvre et les bêtes du coin avaient dû se disputer la dépouille. Il était presque content quand il s’aperçut que personne ne l’avait attendu pour son repas. Il mangea quasiment froid en maudissant intérieurement les guerriers et tout ce qu’ils représentaient. Il leur annonça que, demain, ils redescendraient dans la vallée pour faire leur rapport et il alla se coucher.
Malgré sa fatigue, il n’arrivait pas à trouver le sommeil. Pourtant le grand sorcier noir pourrait être fier de lui, l’homme n’était plus un danger, malgré cette impression de contentement intérieur, il restait éveillé. Il décida d’aller jusqu’à la tente à provisions pour prendre quelque chose à manger. Avant de sortir, il regarda dehors, la neige tombait toujours. La neige …, la neige… mais oui la neige. Voilà ce qui l’empêchait de dormir, quelque chose n’allait pas avec la neige.
Il se remit en position d’écoute intérieure et parcourut les différents plans, du plus élémentaire au plus spirituel qu’il pouvait atteindre. Mais il n’y avait rien d’anormal. Pourtant il savait que quelque chose n’allait pas. Il comprit qu’il ne pourrait pas redescendre dans la vallée sans la réponse. Se présenter devant le grand sorcier noir sans pouvoir être dans l’intime conviction de la mort de l’homme équivalait à signer son arrêt de mort. Enervé, en colère, il sortit de sa tente dans la nuit et le froid. La neige tombait encore. Voilà ce qui n’allait pas, la neige continuait à tomber. Bien sûr on était en saison froide, bien sûr il y avait des nuages, mais depuis dix jours qu’ils traînaient sur ces pentes, jamais elle n’avait cessée de tomber régulièrement avec obstination. Il ne connaissait qu’une magie capable de faire cela, une magie qui agissait sur un plan qui lui était interdit. Il y avait eu un diseur de runes dans cette vallée. Elles seules pouvaient expliquer la permanence du phénomène. Le sorcier jura et jura encore. Il ne manquait plus que ça, un diseur de runes. Il n’en dormit plus de la nuit, passant et repassant tout ce qu’il ressentait du lieu pour comprendre ce qui avait pu se passer. Tournant autour du camp en spirale, il élargit son champ d’investigation. Quand le jour se leva, il pensait avoir comprit les grandes lignes de ce qui était arrivé mais, il ne pouvait répondre à deux questions, malheureusement fondamentales : qu’était devenu l’homme ? Et qui était le diseur de runes ?
Le sorcier expédia un guerrier avec un compte-rendu sous sceau magique pour le grand sorcier noir. Il y détaillait ce qu’il savait, le groupe de femmes, sa présence au moment où l’homme passait. Il préféra aussi y mettre ses interrogations et son ressenti qu’il valait mieux qu’il poursuive ce groupe de femmes que de rester dans l’incertitude de la disparition de l’homme à la flamme. En faisant cela, il se protégeait de la possible colère du grand sorcier. Pendant que le messager partait, les autres avaient repris les paquetages et se préparaient à reprendre la traque. Passer l’hiver en montagne n’enchantait personne mais comme le sorcier, ils savaient qu’il est des chefs qu’il ne vaut mieux pas exaspérer.
Le sorcier calcula qu’ils devaient avoir au moins vingt jours de retard. Un groupe de femmes et d’enfant avec les bagages n’avance pas vite. Il estima qu’il leur faudrait cinq peut-être six jours pour les rejoindre. Restaient deux inconnues : qu’est-ce que le diseur de runes avait fait pour l’homme ? Quelle était leur puissance conjuguée ? Il avait avec lui cinquante gaillards bien entraînés et sa magie qui, sans être majeure, avait la puissance nécessaire dans bien des situations difficiles.
La neige les quitta une journée de marche plus tard. Les premiers signes, lisibles pour tous qu’ils étaient sur la bonne voie, apparurent. Le pisteur prit la relève du sorcier. Maintenant, il voyait les traces des traîneaux, celles des pieds des femmes et des enfants. Il fit remarquer au sorcier qu’il n’y avait nulle trace d’homme. Il comprit qu’il avait énervé le sorcier à la réponse cinglante qu’il lui fit. Celui-ci fit encore presser le pas, et diminuer les repos.
Le lendemain, ils arrivèrent presque sous le soleil dans une vallée assez large. Avançant toujours à marches forcées, ils regardaient où ils mettaient les pieds. La moindre erreur et c’était la punition. Ils ne prenaient pas de coups, mais de la surcharge. C’est ainsi que le chef répartissait le poids en fonction des plus méritants. Ils arrivèrent ainsi à un promontoire sur la fin de journée. Posant leurs paquetages, ils commencèrent à préparer le camp pendant que le sorcier s’isolait pour repérer les traces laissées et vérifier s’il pouvait répondre à ses questions. Lui déjà irascible, devenait invivable avec la fatigue.
« Là ! », cria un des guerriers. Le sorcier fut quasiment le premier à venir voir. A l’autre bout de la vallée, une lueur brillait. Il récita un sort de vision lointaine. C’était bien un feu. Là-bas, il y avait un campement. Des silhouettes frêles voire menues lui laissaient penser qu’il s’agissait du groupe de femmes qu’ils poursuivaient. L’excitation gagna les guerriers. Des femmes qui en plus n’intéressaient pas le sorcier, leur serviraient de gibier. Certains étaient prêts à repartir tout de suite.
« Non, dit le chef, il faut que nous soyons dans les meilleures conditions pour l’attaque. Elles sont à une journée de marche. Nous attaquerons dans deux jours à l’aube. Ce soir pas de feu. Il ne faut pas donner l’alerte. »
Malgré la nouvelle d’une nuit dans le froid, les guerriers avaient bon moral en pensant au troupeau de femmes qui les attendaient. Les plaisanteries grasses fusèrent toute la soirée.
Le sorcier s’était de nouveau mis à part. Il fit le rituel de la parole de vent et envoya la pensée de leur prochain contact avec le groupe des poursuivies. C’était un sort pratique mais fatiguant à mettre en oeuvre et ne supportant qu’une pensée à la fois. Cela ne valait pas un messager mais il connaissait le pouvoir du grand sorcier et savait qu’il saurait.
Quand l’aube se leva, les guerriers étaient tous prêts, trop excités pour attendre. Tout le jour, il n’y eut pas besoin de les pousser pour qu’ils allongent le pas. Sur la fin de la journée, ils avaient atteint le point de campement des femmes. A part quelques déchets, il n’y avait pas de trace intéressante. Surtout, il n’y avait pas de trace de la magie des blessures, ni de signes de présence masculine. Le pisteur détermina qu’il devait y avoir une dizaine de femmes et autant d’enfants.
Ils repartirent de plus belle à l’assaut du prochain col. Vu la capacité de marche du groupe, il devait être juste dans la descente de l’autre côté. Leur arrivée par le haut était un avantage certain. Le chef qui craignait les sorciers et tout ce qui y ressemble comptait sur le sien pour neutraliser ce diseur de runes capable en plus de ne pas laisser de trace.
La nuit tombait quand ils atteignirent le col. Le chef grimaça. A cause du manque de lumière, il ne voyait pas bien le relief et ne pouvait pas prévoir son attaque. Parfaitement entraînés bien qu’excités, les guerriers bougeaient en silence. Ce qui n’était pas le cas du groupe dont on devinait des voix portées par le vent.
Demain le sorcier aurait ses réponses. Ils dormirent peu et assez mal. C’est à la lumière de la lune montante qu’ils rassemblèrent leurs affaires. Ils en firent un tas. Cinq guerriers furent désignés pour les garder, les autres préparèrent leurs armes. Le groupe s’élança en silence dans la descente. Plus bas, une voix de femme chantait une berceuse.
Shamian maugréait intérieurement, mais savait qu’elle ne pouvait pas les presser plus. Déjà qu’elle arrivait presque à leur faire tenir une moyenne d’homme malgré la charge, leur demander plus était impossible. Elle comptait les jours depuis leur départ de la vallée. Elle savait la vitesse des hommes et la lenteur des femmes. Elle se disait que si les guerriers noirs prenaient la piste, ils couvriraient la distance beaucoup plus vite qu’elles. La lune était devenue noire, bientôt elle allait reprendre vigueur. C’est un moment que les femmes de la vallée aimaient. Elles le croyaient favorable. Shamian se dit que cela pouvait être aussi le moment du danger. Le soir, elle récitait des runes de protection. Elle avait essayé toute sa vie d’augmenter sa puissance sans y parvenir. Comme jamais elle n’aurait pu être une des maîtresses des runes, elle avait été choisie pour être envoyée de par le monde pour aider et surveiller. La vallée l’avait séduite. Elle s’y était fixée et y passait des jours heureux, jusqu’à ce que l’ombre noire du sorcier arrive. Les femmes l’appelaient la sorcière, mais elle était diseuse de runes. A ses inquiétudes pour ses compagnes s'ajoutaient celles pour Renatka. Il n'avait pas repris connaissance. Les blessures ne progressaient pas, mais ne régressaient pas. Il était une charge importante pour les femmes. Elles ne se plaignaient pas. La fatigue creusait leurs traits. Shamian leur avait accordé un jour de repos tous les dix jours, mais cela ne suffisait pas. Le rythme baissait. Les bagages nécessaires, les enfants et Renatka rendaient certains passages délicats. Le pâle soleil d'hiver les avait rejointes dans une vallée assez large où la progression malgré la neige avait été plus facile. Le soir à l'arrêt, Shamian comme toujours scrutait derrière eux en disant les runes de protection contre les sorts. Dans la lueur du soir, loin, un éclat de lumière avait attiré son oeil. Cela n'avait duré qu'un instant. Elle se dit que peut-être, une branche chargée de neige avait-elle reflété le soleil? Mais elle avait tout de suite pensé aux amulettes qui garnissaient les habits des sorciers.
Avant l'aube, elle avait fait remettre le groupe en marche. Devant, elle avait mis Cantacora. C'était une femme solide à la belle carrure. Elle tirait Renatka plus souvent qu'à son tour. Ce jour-là elle s'était attelée avec sa sœur à la litière pour lui faire passer le col. Shamian se réservait la dernière place, ce qui lui permettait d'encourager les derniers et peut-être de retarder les guerriers s'ils attaquaient. La matinée avait été nécessaire pour gravir la pente jusqu’au col. Shamian pensait que la descente serait plus facile.
Elle fut heureuse de voir que la vallée qui s’ouvrait descendait en pente douce comme celle qu’elles venaient de quitter. Malheureusement au bout d’une heure de marche, elle déchanta. Après un début prometteur le sentier passait par un grand pierrier puis devenait une étroite bande sur un pan de roche presque à pic.
Cantacora et sa sœur s’étaient arrêtées. Shamian avança jusqu’à elles.
« On ne passera jamais ça avec la charge qu’on a, dit Cantacora.
- Nous n’avons pas le choix, Cantacora. Mais je t’accorde qu’il se fait tard. Montons le camp ici et nous passerons cela demain. Mais puisqu’il fait encore jour, nous allons reconnaître le sentier. Prends les cordes. »
Shamian et Cantacora s’avancèrent avec mille précautions sur l’éboulis enneigé. Elles avaient fixé la corde à un arbre et la déroulaient derrière elles. Le pierrier faisait bien cent pas de long, une courte pente le séparait du pied de la falaise et du surplomb étroit que devenait le chemin. La roche heureusement protégeait le sentier qui était dégagé, mais tellement étroit que passer la litière serait difficile. Les deux femmes fixèrent les cordes aux endroits les plus difficiles, puis revinrent vers les autres qui avaient préparé le repas. La plus jeune des mamans fit remarquer que les provisions s’épuisaient. Même en se rationnant comme elles le faisaient, dans deux ou trois jours, elles n’auraient plus rien à manger. Shamian l’écoutait et essayait de la réconforter quand elle sentit un sort d’exploration. Elle murmura une rune pour le bloquer, s’apercevant qu’elle avait oublié de protéger leur arrière. Elle se dit pourtant qu’un tel sort ne pouvait être utilisé qu’à petite distance. Pendant que le groupe commençait à se préparer pour la nuit, Shamian fit signe à Cantacora qui arriva avec sa sœur. Elle finissait de manger.
A voix basse, Shamian leur dit :
« Les guerriers sont juste derrière nous !
- A combien ?
- Quelques heures probablement. J’ai l’impression qu’ils ont atteint le col de ce matin. Ils vont nous attaquer probablement demain au début du jour.
- Avec ce qui est devant nous nous sommes perdues, à moins que tes sorts ne nous sauvent encore une fois.
- Malheureusement, ils ont un sorcier avec eux et je ne pourrai lutter avec lui et les guerriers en même temps. Il n’y a qu’une solution. C’est pour cela que je vous ai demandé de venir. Il faut être de l’autre côté du surplomb demain matin.
- Tu es folle, Shamian ! Nous ne pourrons jamais passer cela de nuit, déjà de jour, ce sera dur mais la nuit…
- Oui, Cantacora, tu as raison, mais c’est cela, ou la mort. »
Devant un tel argument, Cantacora resta sans voix. Profitant du silence, Shamian expliqua son plan. Elles avaient mis les cordes, Elle pouvait faire une lumière douce avec sa magie, comme cela les autres ne verraient pas les dangers. Elle insista sur le silence. Ne trouvant rien à redire, Cantacora et sa sœur hochèrent la tête. Cette nuit serait-elle la dernière ?

Les trois femmes expliquèrent aux autres ce qu’elles avaient à tenter. Ce fut les mêmes réactions et les mêmes craintes.

Shamian ne leur laissa pas le temps de tergiverser. Pendant que les femmes rassemblaient leurs affaires en silence, ou presque. Shamian, Cantacora et sa sœur commencèrent les premières navettes pour porter les affaires à l’extrémité la plus éloignée du surplomb. Passant la première Shamian disait les runes de lumière et de protection. Du camp les autres virent une pâle lueur se répandre dessinant un chemin qui vu comme cela ne semblait qu’étroit. Il leur fallut plusieurs aller-retour pour faire passer les bagages, puis vint le tour des enfants. Ils ne comprenaient pas bien pourquoi on ne pouvait pas dormir. Les plus grands obéirent à l’ordre de se taire et suivirent le mouvement. Agés d’une dizaine d’hiver, ils aidaient à porter les charges et malgré la fatigue et la peur, ils étaient fiers d’êtres les hommes du groupe. Les deux petits de cinq ou six hivers nécessitaient encore beaucoup d’aide des mamans. Leur passage fut éprouvant pour les mères, mais assez facile. Shamian fit le tour du petit groupe. De l’autre côté ne restait que Renatka sous la garde de Cantacora. Shamian essayait de rassurer tout le monde.
Le surplomb formait à cet endroit-là une plate forme bien à l’abri du vent et des intempéries. C’est là que le groupe avait installé un abri de fortune pour se reposer un peu, le temps de faire passer la litière. Une nouvelle fois, Shamian fit le chemin, inspectant ses protections, disant d’autres runes pour consolider le passage.
Quand elle arriva près de la litière de Renatka. Elle entrouvrit la peau. Heureusement le froid les protégeait de l’odeur. Sa magie avait suspendu le temps pour Renatka. Il reposait comme elle l’avait trouvé. Elle savait que si l’aide n’arrivait pas bientôt, elle ne pourrait pas maintenir cet état. Elle avait espoir. Plus bas dans cette vallée vivait une autre diseuse de runes. Enfin peut-être y vivait-elle encore.
« Ecoute ! », lui dit Cantacora.
Shamian tendit l’oreille craignant entendre le pas des hommes, mais ce n’était que l’écho, curieusement net des paroles que s’échangeaient les femmes dans leur abri. Elle se prit à sourire. Dans d’autres circonstances, cela aurait pu être un jeu. A quatre elles entreprirent de transporter la litière. A l’endroit le plus étroit qui heureusement ne dépassait pas une dizaine de pas, elle dut dépenser une énergie folle en utilisant des runes de lévitation. Elle eut un instant d’angoisse en voyant ses autres sorts diminuer d’intensité. La lumière allait manquer quand la lune se leva. Bien que dans son premier quartier, elle éclaira la scène d’une lueur blafarde mais suffisante. Epuisée, elle s’assit pour reprendre souffle, pendant que les autres continuaient sur le chemin qui s’élargissait. Le jour allait poindre. Il fallait qu’elle trouve un plan pour stopper les guerriers, mais sa fatigue l’empêchait de réfléchir. Elle se laissa aller en arrière et s’appuya sur la roche. Elle entendit plus loin une femme chanter une berceuse.
Shamian dormait. Shamian rêvait. Des guerriers noirs descendaient en courant la pente suivant les traces du groupe de femmes. L’excitation du combat était en eux. Un sorcier les accompagnait. Sa cape flottait autour de lui. Son esprit était prêt au combat avec le diseur de runes. Ils passèrent un petit bois, puis débouchèrent sur ce qui devait être une prairie en été. La neige tassée par endroit montrait qu’un camp y avait été dressé, mais la place était vide. Ils se regroupèrent. La pente finissait par une falaise, la seule issue partait sur la gauche. Ils reprirent leur progression silencieuse. Un autre petit bois, sur signe-ordre de leur chef, ils s’arrêtèrent avant la sortie. Deux éclaireurs s’avancèrent jusqu’à l’orée. Une vieille femme était allongée après un pierrier d’une centaine de pas. Elle ne bougeait pas. Sa frêle carcasse occupait tout le chemin qui courait sous un surplomb, sûrement une morte abandonnée. Plus loin on entendait encore plus distinctement les voix de femmes et d’enfants. Ils revinrent faire leur rapport. Le chef prépara ses hommes par groupe de dix, une fois le premier arrivé après le pierrier, le deuxième suivrait et ainsi de suite. Il fit signe au sorcier de se mettre avec le deuxième groupe. Les dix premiers s’élancèrent en courant. Les pierres bougeaient sous la course. Ce fut le bruit des pierres qui réveilla Shamian. Le temps qu’elle ouvre les yeux et qu’elle se redresse. Le premier groupe avait traversé et le deuxième s’élançait. De toute sa peur, elle dit une rune alors que les dix premiers guerriers s’engageaient sur l’étroite corniche qui menait jusqu’à elle. La roche explosa littéralement. L’étroit chemin disparut dans un bruit de tonnerre, entraînant les hommes avec lui. La rune continua son vol et le pierrier se mit en branle. Les dix hommes dessus furent emportés. Sentant le sol se dérober sous lui, le sorcier dit un sort de protection et perdit toute notion de l’espace dans l’avalanche qui l’emmenait. Le chef regarda le désastre, vingt hommes et le sorcier perdu. Il resta sidéré par l’évènement.
Shamian voyait sans comprendre, puis l’esprit lui revint. Elle ne se savait pas capable de dire cette rune. Devant elle, il n’y avait plus de chemin. Trois guerriers regardaient impuissants l’avalanche qui les séparaient de leurs compagnons. Derrière elle, Cantacora accourait pour voir. Shamian se remit debout avec difficulté, la tête lui tournait. Elle chancelait. Cantacora poussa un cri en montrant quelque chose du doigt. Voulant se retourner, Shamian trébucha. Cela lui sauva la vie. Un des guerriers avait lancé son épée par-dessus le chemin effondré. L’épée tapa la paroi mais en rebondissant la toucha à la cuisse, faisant couler le sang. Shamian cria sous la brûlure de l’enchantement. Elle s’effondra. Cantacora eut juste le temps de l’attraper avant qu’elle ne bascule dans le vide.
Rapidement, elle la ramena vers le groupe. Voyant la faiblesse de Shamian, elle prit le commandement et remit le groupe en route. Il fallait qu’elles s’éloignent le plus vite possible de cet endroit. Les guerriers semblaient bloqués mais ils trouveraient bien un moyen de reprendre la poursuite.
Dans la vallée les villageois sursautèrent au bruit de l’avalanche. De mémoire d’homme, on n’avait jamais eu d’avalanche dans la vallée haute. Quelques fois des glissements de pierres mais pas un tel évènement. Une femme jeune sous un vieux manteau, s’arrêta de marcher. S’appuyant sur son bâton, elle sembla fascinée par le nuage de neige qu’on voyait au loin et par le bruit sourd de l’avalanche. Elle tendit l’oreille. Elle écoutait l’écho, faible mais reconnaissable pour ceux qui savent entendre. C’était le signe qu’elle attendait. Elle partit d’un pas vif.
« Manaashia, j’ai entendu la rune de la pierre. Celle qui la prononce doit être puissante pour avoir fait un tel effet.
- Je ne me souviens pas qu’une sœur de force soit par là. Quand la Maîtresse enchanteresse nous a envoyées dans cette partie du monde pour aider et surveiller, aucune de nous n’avait le pouvoir d’une telle rune. »
La femme qui parlait, était beaucoup plus âgée. Sa robe ressemblait à celle de la jeune femme mais elle était tellement défraîchie et reprisée, que sa propriétaire en éprouvait un sentiment diffus de honte.
« Pourtant je l’ai entendue.
- Oui, mais je ne sais pas qui a pu la cantiler.
- Combien étiez-vous dans cette partie du monde ?
- Nous sommes arrivées une quinzaine. Il y a si longtemps. Beaucoup sont mortes déjà. Je ne durerai pas encore longtemps. Je n’ai pas vu Shanamia depuis plusieurs hivers, Shamian non plus. Au printemps j’ai vu Nashia qui m’a avoué qu’elle ne reviendrait pas une autre fois. Les plus vaillantes sont les jumelles qui restent dans les vallées voisines. Nous nous voyons une fois l’an, à la fête après la moisson. Quant aux autres, je connais quelques décès mais j’en ignore beaucoup.
- Qui peut venir de cette direction ?
- Shanamia ou Shamian. Mais elles n’ont jamais eu la puissance de faire cela.
- La Maîtresse enchanteresse a ressenti l’appel à envoyer quelqu’un ici. Viens allons voir qui est derrière tout cela. »
Les villageois virent les deux femmes prendre le chemin de la vallée haute. Les plus vieux grommelèrent. L’arrivée de la jeune sorcière les avait plus inquiétés que rassurés. Et voilà qu’arrivait une avalanche là-haut. Les voir partir comme cela réveilla leur crainte.
Le noir sorcier hurlait sa mauvaise humeur. Tout son entourage faisait profil bas. Il avait envoyé une parole de vent au sorcier qui poursuivait l’homme. Il y avait mis toute son impatience de savoir. La parole était revenue sans avoir trouvé son destinataire. La découverte de l'homme à la flamme remettait en cause toute sa stratégie. S'il était ce qu'il craignait, c'est toute la réussite de la conquête qui était compromise. Il avait été très loin dans la connaissance de la mort, de la souffrance pour acquérir la puissance. Il avait regroupé une force importante et l'avait lancée à l'assaut du monde. Sa sortie des mondes souterrains avait été le début du malheur sur la terre sous le soleil. Il avait appris à convoquer des forces maléfiques et à faire venir les êtres noirs du domaine de la mort. Mais la flamme quand ce n'était pas lui qui la suscitait, pouvait contrecarrer sa puissance. Il devait s'avouer qu'il en avait peur et cela augmentait sa colère. Malgré toute sa force et tous ses serviteurs, il n'était pas en sécurité. Cette flamme était le grain de sable dans les rouages de sa machine. Il haïssait le feu depuis ce jour ! Les souvenirs et la douleur lui revenaient chaque fois. Cette nuée ardente qui avait failli le tuer, il avait juste eu le temps d’un sort. Il s’était littéralement envoyé ailleurs. Mais brûlé comme il l’était, il s’était retrouvé dans un non-monde où le temps n’existait pas. Monde de souffrance et de peines, mais seul endroit de vie pour lui. Enfermé à la recherche de sa vie qui dans le monde réel l’aurait fuit, il avait survécu aux démons de toute sorte, y avait gagné sa place et même avait acquis encore plus de puissance. Quand il avait pu regagner le réel, le monde avait changé. Le temps s’était écoulé, le monde ancien s’en était allé. Un nouveau monde était né. Il s’était réfugié dans les profondeurs de la terre encore une fois et avait préparé sa vengeance. Il retrouverait les géants et leur ferait payer. Et voilà que de nouveau la flamme des runes se dressait devant lui. Il voulait en savoir plus.
Des incapables, ces petits sorciers étaient des incapables. Il lui fallait prendre des décisions mais pas sans savoir. Il décida de faire un rite divinatoire. Il hurla ses ordres. Les serviteurs affolés obéirent. Il n’avait jamais vu le grand sorcier dans cet état. La grande silhouette encapuchonnée éructait des ordres brefs et cinglants. La pierre fut roulée sur la terre. A côté un brasier fut allumé. Les aides principaux amenèrent le corps d’un enfant mort. Ils le posèrent sur la pierre. Le rituel commença. Le grand sorcier fit une invocation. L’ombre qui apparut glaça de terreur tous les présents. Elle avança lourdement vers la pierre.
« Que veux-tu, sorcier ?
- Tu es en mon pouvoir et tu me dois obéissance par la magie qui te lie aujourd’hui.
- Parle sorcier, ma patience a ses limites. »
Enlevant son capuchon, le sorcier reprit :
« Tu me reconnais, Takachougha, esprit de mal. Je sais ton nom !
- Je sais, sorcier. »
L’ombre semblait se tordre sous les paroles du grand sorcier. Celui-ci lui dit :
« Prends possession de ce corps, et fais moi le récit de ce que je veux savoir.
- Comme tu veux, sorcier, mais j’aurai ma vengeance »
Le grand sorcier d’un geste de son poignard, ouvrit la poitrine de l’enfant. L’ombre y disparut. Le corps de l’enfant se mit debout sur la pierre pendant que le grand sorcier dessinait les cercles magiques autour.
« - Je vois la flamme, sorcier.
- Continue, Takachougha !
- Elle est dans un humain. Il est dans une peau non tannée, tiré par des femmes. Ah !
- Pourquoi ce cri, Takachougha !
- Des diseuses de runes. Je vois des diseuses de runes. Tue-les sorciers et je ne me vengerai pas de toi !
- Où sont-elles, Takachougha ?
- Dans la vallée où tes guerriers sont. Mais elles ne vont pas y rester.
L’homme est touché par tes armes-enchantements. Elles sont trop faibles pour le guérir, mais assez puissantes pour ne pas qu’il meure.
- Où vont-elles, Takachougha ?
- Simantaba ! », dit l’ombre en précipitant le corps de l’enfant dans le feu du brasier.
Les serviteurs regardèrent le corps se convulser dans les flammes, éclairant d’une lueur malsaine, le visage défiguré du grand sorcier. Il n’avait plus ni nez, ni lèvres, ni oreilles et sa peau semblait être trop petite pour cette tête. Remettant sa capuche, il partit sans un mot.
Shamian se réveilla dans un lit. Elle ne comprenait pas où elle était. Elle voulut se lever mais elle tomba. Sa jambe gauche refusait de la porter. En essayant de se relever, elle fit tomber le siège. Le bruit résonna douloureusement dans sa tête. La porte s’ouvrit. Une jeune femme entra.
« Bonjour Shamian. Tu ne risques rien. Nous sommes à l’abri ici. »
Shamian reconnut la robe que portait la jeune femme. Elle venait de Simantaba.
« Qui es-tu ?
- Je suis Cantasha, grande diseuse de runes. La Maîtresse enchanteresse m’a envoyé vers vous.
- Où est Renatka ?
- Il est dans une chambre voisine. Tu as bien fait de le plonger dans le sommeil. J’ai pu soigner ses blessures. Sans toi, nous serions aujourd’hui sans espoir. »
La jeune femme aida Shamian à se recoucher. Elle plongea à nouveau dans le sommeil. Quand elle se réveilla, il faisait nuit. Elle s’assit et testa la solidité de ses jambes. Elle fit quelques pas. Un malaise était en elle. Elle ouvrit la porte sans bruit. Un long couloir s’ouvrait devant elle. D’un côté des portes, de l’autre de petites fenêtres d’où venait la lumière de la lune. Shamian s’avança avec précaution. Elle regarda dehors. Le couloir devait être en haut d’un grand bâtiment car elle voyait à peine le sol en dessous d’elle. A la lueur de la lune, il vit une grande cour. Elle reconnut l’endroit. C’était la maison forte. Cantasha l’avait conduit à la maison forte du village de Manaashia. Elle avait réussi. Un soulagement l’envahit. Elle allait repartir se coucher quand elle crut voir une ombre traverser la cour. Son malaise grandit. Elle voulut se persuader que c’était un quelconque garde mais rien n’y faisait. Son malaise ne la quitta pas. Elle aurait voulu avoir de l’aide mais ne savait où aller dans cette grande bâtisse. Elle testa les portes en face d’elle. Elles étaient fermées de l’intérieur. Un escalier craqua. Shamian sursauta. Le bruit se renouvela comme si quelqu’un montait. Elle regarda autour d’elle. Elle entrevit un renfoncement obscur. Elle s’y glissa. Elle murmura une rune de nuit. Elle était maintenant ombre noire dans un coin noir. Il y eut des bruits de corps qui bougent dans leur lit, des craquements de charpente, des sifflements de vent. Le froid commençait à la pénétrer. Elle se dit qu’elle avait rêvé. Un nouveau craquement de l’escalier la remit en alerte. Du coin de l’œil, elle crut voir un mouvement furtif. En regardant mieux elle ne vit rien. Elle détourna la tête et de nouveau à la limite de son champ visuel, elle crut voir une ombre. Quand elle fixait son regard sur l’endroit, tout semblait normal et vide. Mais en regardant à côté, elle voyait comme une ombre qui se glissait sans bruit le long du couloir. Un sorcier ! Un sorcier sous sa cape protégé par un sort de discrétion. La colère monta en elle. Même ici, même maintenant, elle n’était pas à l’abri. Elle pensa à Renatka. Elle ne savait pas où il était. Cantasha lui avait parlé d’une pièce voisine mais ne lui avait pas précisé laquelle. Maintenant qu’elle avait compris comment le voir, Shamian l’observait. L’ombre s’arrêtait à chaque porte, s’agitait un peu et repartait. Le sorcier approchait d’elle. Il n’avait manifestement pas pris conscience de sa présence. Encore trois portes et il passerait devant elle. Encore deux, encore une…Il s’était arrêté. Elle l’entendit. Il murmurait des incantations tout bas. Il y eut un bruit derrière la porte. Le loquet venait de bouger. Renatka, cela ne pouvait être que la chambre de Renatka. Elle hurla une rune de vent. La bourrasque se précipita sur le sorcier, l’aplatit sur la porte qui s’ouvrit sous la poussée et l’écrasa sur le mur en face dans un grand bruit.
Ce fut le branle bas de combat dans la maison forte. Les soldats de garde se précipitèrent pour trouver un sorcier sans connaissance affalé au pied d’un mur. Sur les ordres de Shamian, ils lui lièrent les mains dans le dos et le bâillonnèrent. Puis ils réveillèrent le maître des lieux, Soutagdi, dit le taureau de Gartié en raison de sa force et de son allure.
Celui-ci de forte méchante humeur, tint conseil dans sa grande salle. Seigneur de la région de Gartié, avec sa vingtaine de soldats, il se croyait fort et se conduisait comme tel. Il fit venir les trois diseuses de runes, Renatka et le sorcier. Siégeant sur son grand fauteuil, ses conseillers de part et d’autre, Soutagdi fit avancer les trois femmes. Renatka se tenait en retrait. Le bruit l’avait ramené à la réalité. Il ne comprenait pas grand-chose. Son dernier souvenir était la pensée d’atteindre le village dans la vallée d’à côté et la sensation de fatigue intense qui l’emplissait. Sans transition, il se retrouvait arraché de son lit par des soldats pour être conduit devant un géant au cou de taureau qui vociférait. Il voyait Shamian, seule personne qu’il reconnaissait. Il pensa que le mieux était de ne rien dire pour le moment. Il resta dans la partie sombre de la pièce mal éclairée par un feu qu’un serviteur essayait de ranimer. Juste derrière les trois femmes, le sorcier toujours inconscient avait été traîné plus que porté par les soldats. Il gisait sur le carrelage froid dans une posture inconfortable.
« Explique-toi, Manaashia !
- Laisse-moi, te raconter, Maître Soutagdi. Mes compagnes ici présentes sont venues pour la bonne cause du bien tel que le défend toujours la maison de Simantaba. Shamian a recueilli l’homme que tu as accueilli alors qu’il tentait d’échapper aux griffes du grand sorcier noir dont les guerriers ravagent le pays qui est de l’autre côté des montagnes. Malheureusement, elle et ses compagnes furent poursuivies par un groupe de ces guerriers accompagné d’un sorcier. Celui-là même qui est là devant toi. Shamian a réussi l’impossible, faire traverser les montagnes aux femmes et au blessé sans perdre une âme. Elle est venue chez toi pour trouver aide et protection car ton nom est grand et ta puissance connue de tous.
- Ah ! Fort bien, se rengorgea, le taureau de Gartié. Ta soeur est sage mais elle amène le trouble et sème la violence sur son passage. Mes gens m’ont rapporté qu’une avalanche avait eu lieu dans la vallée haute. C’est un très mauvais présage. Le mage que j’ai consulté me confirme que le danger nous guette à cause des étrangers.
- Je te sers depuis toutes ses années et j’ai évité bien des malheurs. Simantaba fut bonne avec toi. Aujourd’hui, ses filles demandent ton aide.
- Je reconnais Manaashia, tout ce que le peuple te doit, mais il me faut me soucier de sa sécurité. Ce sorcier est aussi un mauvais présage sur les pas de cet homme étranger que tu as ramené dans mes murs. »
La conversation se poursuivit ainsi. Manaashia voulait de l’aide et Soutagdi opposait toujours un « oui mais » exaspérant. Puis il interrogea ses deux conseillers. Il se redressa et déclara :
« Ainsi le décide Soutagdi, maître de ces lieux et pour le bien de tous. Les trois diseuses de runes et l’étranger partiront au plus tôt. Les accompagneront celles de leurs compagnes qui le décideront. Le sorcier qui a troublé notre nuit sera retenu et interrogé. Tel est mon bon plaisir, telle est la loi ! »
Une fois cela dit, Soutagdi sortit avec ses conseillers malgré les protestations de Cantasha qu’essayait d’arrêter Manaashia.
Trois soldats emmenèrent le sorcier au cachot dans les sous sols. Pendant ce temps, le chef de la garde s’approcha des diseuses de runes en faisant un geste d’impuissance. Il avait toujours bien traité Manaashia qui lui avait sauvé la vie lors d’un accident.
« Je suis désolé, mais le maître a décidé. Il vous faut obéir. Je ne voudrais pas être obligé de prendre les armes contre vous.
- Ne crains rien, Moutagdati. Nous n’allons pas te causer de problème. De toute façon, il nous faut rejoindre Simantaba. Je pense que les compagnes de Shamian préféreront rester ici. Mais fais attention, le grand sorcier noir se moque de tes quelques soldats. Il peut aligner des centaines de guerriers et ses armes sont enchantées. Prépare-toi à la guerre. Soutagdi se croit fort mais la tourmente qui arrive est la pire des tempêtes que le monde ait portées.
- Viens Renatka » dit Shamian en sortant de la pièce.
Renatka et les trois femmes marchaient. Elles avaient préféré dissuader les autres femmes de venir avec elle. Le voyage vers Simantaba serait probablement plus dur que ce qu'elles venaient d'affronter. Elles avaient besoin de repos, les enfants surtout. Soutagdi semblait assez content de récupérer des femmes avec enfants. Cela ferait des bras supplémentaires.
Dans le petit groupe, personne ne parlait. Bien que dans une vallée, l'air était froid et la neige encore bien haute. Heureusement, Soutagdi avait accepté de leur donner un sauf-conduit. Même si son influence ne dépassait pas sa vallée, son nom était respecté assez loin. L'autre sauf-conduit était leurs robes qui les faisaient reconnaître pour des diseuses de runes. Les chemins bien qu'étroits étaient assez bien entretenus pour que la marche soit facile. Manaashia pensait, pour se rassurer sur l'avenir de sa vallée d’adoption, que même si le grand sorcier noir les poursuivait, il n'enverrait pas ses troupes par ces vallées mais leur ferait faire le tour par la plaine au pied du massif. Les cols de la région quelle que soit la saison étaient trop difficiles pour une armée.
Si les trois femmes n’avaient pour toute arme que leur robe, Renatka avait un sabre court et une pique. La journée fut morose. Personne n’avait beaucoup envie de parler. Shamian avait relaté les événements à Renatka. Celui-ci avait écouté sans un mot. Cantasha était déçue. La Maîtresse enchanteresse l’avait envoyé chercher celui qui devait être le héros de la guerre qui se préparait et elle avait découvert un bûcheron inculte et sans conversation. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Pour lui des guerriers en noir avaient attaqué son village, tué tout le monde. Il avait eu de la chance de s’en sortir. On le voulait à Simantaba. Pourquoi pas ? Du moment qu’il était loin des guerriers noirs.
Le soir venu, elles s’arrêtèrent dans une auberge à la croisée des routes vers plusieurs vallées. Malgré l’hiver, il y avait du monde. L’aubergiste leur demanda d’où elles venaient. Cantasha expliqua qu’elles arrivaient de chez Maître Soutagdi, et qu’elles retournaient à Simantaba accompagnées d’un garde car les routes ne semblaient pas sûres.
Les hautes vallées ne semblaient pas intéresser l’aubergiste. Il les délaissa bien vite pour aller à la table d’un maquignon qui remontait de la plaine. Son parlé haut et riche en couleur décrivait la peur qui gagnait la plaine. Une armée de guerriers noirs avançait malgré l’hiver. Les hobereaux se faisaient battre les uns après les autres. Aucun ne voulait faire alliance. Il aurait fallu désigner un chef et perdre ses prérogatives et cela personne ne le souhaitait. Le gros bonhomme racontait maints détails horribles sur la guerre et les massacres. Seuls ceux qui faisaient soumission avant l’apparition des guerriers semblaient avoir le droit de survivre. Pour les autres, le grand sorcier noir ne connaissait que la mort.
Les commentaires allaient bon train. Dans un coin, cuvant son vin, un personnage à la peau mate était affalé sur une table. Un regard attentif aurait remarqué que le bonhomme jetait des regards bien trop incisifs sur la salle pour être vraiment saoul. Dans un mouvement qui aurait pu être celui d’un dormeur qui bouge, il mit les diseuses de runes dans son champ de vision. Renatka n’était pas avec elles. Présenté comme un garde, il avait dû se contenter de l’écurie et de la paille pour dormir.
Le repas avalé, les trois diseuses de runes se retirèrent dans la soupente qu’elles avaient obtenue. Leur porte était fermée depuis peu qu’une ombre furtive se coula dans le couloir, regarda la porte, s’approchant écouta ce qui se disait.
« Le trajet risque d’être plus difficile avec la guerre dans la vallée. Simantaba est encore bien loin.
- Peut-être pourrions-nous passer par les collines du pays Corc ?
- Tu n’y penses pas Shamian. Le pays Corc est peuplé de trop de malfaisants. Il faut que nous ramenions Renatka. C’est impératif.
- Je comprends Shamian, dit une troisième voix, Ce qu’elle nous a dit des guerriers noirs et de leur pouvoir m’inquiète.
- Ecoute Manaashia, l’ennemi ne sait pas où nous sommes. Il n’y a pas de raison de se tourmenter. »
La conversation continua mais l’ombre s’était glissée dans l’escalier. Passant près d’une des mauvaises bougies qui éclairaient le couloir, l’ombre se révéla être un petit homme enveloppé d’une cape. L’aubergiste aurait été bien surpris de voir que celui qu’il croyait fin saoul, courait ainsi dans ses couloirs en essayant de ne pas se faire remarquer. Allant jusqu’à l’écurie, il fit le tour des boxes mais ne vit que des corps endormis. Il lui fut impossible de voir lequel correspondait au compagnon des diseuses de runes. Il sortit ensuite et s’éloigna dans la nuit, à la lueur de la lune. Arrivé derrière une haie d’arbustes, il retira sa capuche. Sortant de sous sa cape un petit pot contenant des braises, il entreprit de les ranimer en soufflant dessus. Quand elles furent bien rouges, il mit des herbes dessus. Une âcre fumée s’éleva. Il l’inhala, puis la rejeta en disant des mots incompréhensibles. Les petits nuages de fumées firent cercle autour de lui. Il recommença l’opération plusieurs fois. De loin, on aurait pu croire qu’un être à tête de fumée se tenait dans les bois. Puis l’homme fit un grand geste du côté où le soleil se levait. Les nuages comme poussés par un bon vent s’en allèrent par là. Il rangea tout sous sa cape et repartit à l’auberge pour s’y coucher.
Quand les diseuses de runes arrivèrent dans la salle pour le premier repas, l’homme était déjà parti.
La pluie s’était mise de la partie. Renatka devait bien reconnaître que ces runes qui éloignaient la pluie et leur permettaient de voyager au sec étaient bien pratiques. Il se souvenait des ces jours humides à couper du bois en sentant l’eau dégouliner sur lui. Il appréciait d’autant plus que Cantasha ait dit les runes. Il avait dû abandonner sa marche loin des femmes car le parapluie des runes n’était pas si grand. Le chemin principal était tellement boueux que Shamian avait conseillé de prendre à travers le bois de résineux qui le surplombait. Les aiguilles au sol absorbait efficacement et rendait la marche plus aisée.
La vallée s’était élargie. Aucune des trois femmes ne se rappelait exactement le chemin à suivre. Cantasha l’avait parcouru dans l’autre sens quelques mois plus tôt mais ne retrouvait pas ses repères. La discussion tournait autour de cela pendant que l’après-midi avançait. Manaashia se disait confiante, qu’il y aurait bien quelqu’un pour renseigner au prochain village. C’est ainsi qu’ils découvrirent le corps d’un homme face contre terre. Il ne devait pas être mort depuis longtemps, le corps était encore un peu chaud. Renatka affirma en le voyant que c’était un bûcheron, sa tenue le désignait comme tel. Il se pencha pour l’examiner et comprendre comment il était mort. Il essayait de le retourner quand il prit conscience du silence de ses compagnes. Elles regardaient le mort avec des yeux exorbités. Renatka ne comprit pas pourquoi. Il avait achevé de le retourner. Sous lui, il trouva une hache qu’il ramassa et soupesa en connaisseur. Oui, cet homme était un bûcheron pour avoir une hache équilibrée comme cela. Il n’avait qu’un peu de sang sur une jambe, sans autre blessure visible. Renatka pensait que c’était la vue d’un mort qui mettait les diseuses de runes dans cet état.
« Il n’a pas de grosse plaie. Il devait être malade.
- Non Renatka, il est mort de sa blessure. Elle a été fait avec une arme ensorcelée et lui n’a pas eu la chance de rencontrer Shamian.
Renatka devient pâle et se mit à regarder autour de lui.
- Combien de temps a-t-il pu marcher avec cela ?
- Tu as réussi à tenir plusieurs jours. Mais tu es le porteur de flamme. Lui, n’a pas pu tenir aussi longtemps.
- Alors les guerriers noirs ne sont pas loin.
- Non. Un ou deux jours au plus et probablement moins, dit Renatka, Je crois qu’ils n’aiment pas laisser des survivants. Restez-là, je vais voir. »
Il essaya de pister le bûcheron mort. Il descendit la pente, se rapprocha de la route. Il trouva à quelques centaines de pas le passage que l’homme avait pris pour venir depuis le chemin. Il s’était accroché dans les buissons et une deuxième hache, plus courte était tombée. Renatka la ramassa. Il allait s’engager sur le chemin quand il vit au loin une fumée noire monter dans le ciel. Il remonta sans bruit vers l’endroit où il avait laissé les trois femmes. De loin, il les vit penchées sur le mort. Le bruit d’une branche cassée, le fit s’aplatir contre le tronc de l’arbre devant lui. Un guerrier noir progressait d’arbre en arbre, le plus furtivement qu’il pouvait. N’en voyant pas d’autres, Renatka le suivit, la hache courte à la main tout aussi discrètement. A la fin tout se passa très vite. Le guerrier noir, deux épées brandies, s’élança vers les diseuses de runes. Cantasha et Manaashia debout, lui tournaient le dos, Shamian était genou à terre examinant l’homme, elle ne regardait pas dans cette direction. Le bruit de la course bien qu’amorti par les aiguilles de pins, les fit se retourner. Seule Shamian absorbée par son examen n’avait pas bougé. L’étonnement qui se lisait sur leur visage fit place à la peur. Leurs bouches s’ouvrirent pour dire quelque chose quand le guerrier tomba à leur pied. De son dos dépassait une hache courte.
Cantasha regarda le guerrier, puis Renatka, puis de nouveau le guerrier. Quand elle s’adressa à Renatka, une nuance de respect s’entendait dans ses paroles.
« Sans toi, nous aurions été mal. Je ne pensais pas qu’on pouvait manier la hache aussi bien.
- Ne restons pas là, il peut en venir d’autres.
- Tu as raison, mais avant, cachons les corps ».
Faisant cercle, les trois femmes cantilèrent des runes. Bientôt, il n’y eut plus de signe visible des deux morts, une couche d’aiguilles les ayant recouverts.
Dans la nuit, ils s’étaient approchés des ruines fumantes du village. Pour les diseuses de runes, les corps sans vie qu’elles apercevaient ici et là montraient des lueurs évidentes de plaies magiques. Elles entendaient les guerriers noirs festoyer dans une grange, seul bâtiment encore debout. Elle n’avait résisté que parce que trop éloignée pour brûler avec le reste des habitations. Une ombre noire et encapuchonnée sortit et se dirigea vers la forêt proche. Cantasha fit signe aux autres de ne pas bouger. Elle se dirigea vers là où était le sorcier. Renatka la suivit malgré ses ordres. Il avait en mains sa hache courte et fixée au dos l’autre hache. Habitué de la forêt, il se déplaçait en faisant moins de bruit que Cantasha pourtant plus légère. Il ne la voyait pas. Elle devait être protéger par des runes.
Dans une clairière, le sorcier avait allumé un petit feu dans un brasero et faisait des nuages de fumée. Renatka ne comprit pas son activité. Sûrement quelque sorcellerie dont il fallait se méfier. Même discrète, il entendait Cantasha qui contournait le sorcier. Celui-ci tout à son activité tournait autour du brasero en murmurant des mots que Renatka ne comprenait pas. Il se trouvait maintenant exactement opposé à Cantasha avec le sorcier entre eux deux. Celui-ci avait fini de déclamer et activait son feu pour faire monter de la fumée. Il tournait le dos à Renatka.
« Approche, diseuse de runes. Je ne te vois pas mais je t’entends bien ».
Il fit un geste et un éclair de lumière jaillit de sa main pour aller s’abattre derrière Cantasha dont on vit l’ombre. Le sorcier se mit à rire en faisant un autre geste.
« Tu peux toujours citer tes runes. Le sort que je viens de lancer m’en protègera. Par contre elles ne te protègeront pas des sorts que je détiens. Je ne suis pas un banal sorcier de combat, comme celui qui a raté l’homme à la flamme. Je suis assez puissant pour contrôler une grande diseuse comme toi. Alors « APPROCHE », dit-il en faisant un geste impérieux.
Cantasha sentit ses jambes se mettre à marcher contre sa volonté. Bien que rendue floue et diaphane par les runes, il lui sembla évident que le sorcier la voyait. Le brasero donnait une faible lumière, mais suffisante pour que Renatka voit l’ombre de Cantasha se diriger vers le centre de la clairière.
« Le Sorcier Noir m’a missionné pour retrouver la trace de l’homme à la flamme. Je sens que je vais lui ramener de très bonnes nouvelles. Mieux, je vais lui ramener les diseuses de runes en prime. Où est-il ?
- Tu peux toujours me tuer, Sorcier, tu ne sauras rien. A l’heure qu’il est, il doit être loin en montagne sur la route des pays de guerre pour trouver une armée.
- Ah ! Ah ! Ah ! Les espions de mon maître vous suivent depuis quelques jours et hier encore il était avec toi et les tiennes.
- Alors, ils espionnent mal. Cela fait trois jours qu’il est allé vers le pays de Corc avec les autres diseuses ».
Cantasha parlait fort, trop fort. Mais derrière ces mots elle cantilait des runes secrètes pour communiquer avec les autres. Elle leur disait de fuir avec Renatka. Shamian et Manaashia avait bien entendu le message mais ne pouvaient obéir. Renatka avait disparu. Elles essayaient de s’approcher mais comprenait bien que leurs pas dans cette forêt nocturne manquaient de discrétion.
« Tu te moques de moi, je les entends ».
Le sorcier fit un geste en disant une incantation et Cantasha devint comme une torche. Elle cria une rune et cela s’arrêta. Elle en hurla une autre et ce fut le sorcier qui dut se défendre des flammes qui l’entouraient.
« Satanée femelle, tu oses »!
Il n’alla pas plus loin. En deux pas Renatka l’avait rejoint et haché menu dans le sens littéral du terme. Immédiatement Cantasha se sentit libérée du sort qui l’avait obligée à avancer. Pendant que Shamian et Manaashia arrivaient, il se passa un étrange phénomène. Dans sa chute, le Sorcier avait entraîné le brasero. Son manteau avait pris feu. Il s’en dégageait une grande flamme verte et jaune qui prit un curieux aspect de volatile. Celui-ci s’envola sans un bruit sans un cri. Par terre, il ne restait rien.
Le petit groupe marchait vite. La peur les accompagnait. Cantasha avait touché les limites de sa puissance face à ce sorcier qui s’était joué d’elle. Sans l’intervention de Renatka, elle imaginait trop bien ce qui se serait passé. Shamian et Manaashia suivaient en serrant les deux. Beaucoup plus âgées, elles avaient du mal à suivre le rythme de la marche. Après l’épisode avec le sorcier, ils avaient fui en suivant l’instinct de Renatka. Il connaissait la montagne et avait le sens du terrain. Mais il ne savait pas aller à Simantaba.
Cantasha avait expliqué le chemin qu’elle connaissait par la plaine et décrit ce qu’elle savait de la géographie entre la vallée où ils étaient et la plaine de Simantaba non loin d’un volcan. Renatka se basait sur cela et sur son instinct pour choisir le chemin. Mais ils allaient devoir passer par le pays de Corc. La plaine à droite était aux mains des guerriers noirs, la montagne à gauche était trop escarpée et encore trop enneigée pour s’y risquer.
En deux jours, ils avaient quitté la vallée de l’incident, trouvé un premier col, traversé une autre vallée, cherché et trouvé un nouveau col. Ils remontaient maintenant l’autre versant. Arrivés sur la ligne de crête, Renatka la leur fit suivre. Ils montèrent ainsi sur le sommet local. Le temps était clair. Le regard portait loin. Ils firent une pause tout en haut.
Le soleil était haut. Ils avaient un peu de temps avant de chercher un abri pour la nuit. Assis, ils firent le point. Renatka prit la parole.
« A droite, derrière l’autre crête, c’est la vallée d’où nous venons. Derrière si nous suivions la crête, nous nous retrouverions en haute montagne. Toutes les colonnes de fumées noires qu’on peut voir dans la plaine sont à mon avis, les lieux des combats avec les guerriers noirs.
- Mais ils sont largement devant nous !
- Oui, Manaashia, c’est pour cela que nous ne pouvons pas rejoindre Simantaba par la plaine. Le sorcier noir doit savoir que nous voulons y aller et il a lancé ses troupes sur la région. C’est aussi pour cela je pense que nous avons rencontré des guerriers noirs dans la vallée avant la plaine. Le sorcier l’a laissé entendre, il nous veut, enfin surtout moi. Il faudra quand même que quelqu’un m’explique vraiment et pas seulement cette histoire de prédestination et de flamme intérieure.
- Il faudra que tu attendes de rencontrer la grande enchanteresse.
- Je sais Cantasha, mais cela ne semble pas être pour demain parce si tu regardes à gauche tu vois le pays de Corc. Des collines plus ou moins escarpées, plus ou moins espacées, et pas très accueillantes au dire de tous. Qu’en sais-tu ?
- Tout le monde a peur d’y passer. Il y existe des êtres dangereux. Il y a eu des disparus et personne ne les a revus, ni vivants ni morts. L’origine remonte à la légende de la princesse Tilouane qui devait rencontrer son futur. Son équipage complet et sa garde ont disparu. Son père et son fiancé ont envoyé moult troupes sans que personne ne retrouve rien. La légende veut que le vent pleure sa disparition les soirs sombres. Sur ceux qui y vivent, on ne sait presque rien.
- Pourtant, il faudra bien qu’on rencontre quelqu’un pour le ravitaillement.
- Là ! »
Tout le monde regarda ce que montrait Shamian. Un grand oiseau fait de lumière verte et jaune venait de passer devant eux. Cantasha cria une rune. Ce fut comme si une main avait bloqué l’oiseau. Rapidement, elle cantila d’autres runes. Entendant cela Shamian et Manaashia s’activèrent. Elles prirent un petit tube de bambou, et le donnèrent à Cantasha. L’oiseau se débattait. Les trois diseuses unirent leurs voix. L’oiseau sembla s’enrouler sur lui-même comme on roule une feuille pour la ranger. Il se débattait mais inexorablement il fut conduit dans le tube. Shamian ferma le tube et le scella avec de la résine. Elles laissèrent éclater leur joie.
« Nous avons au moins un prisonnier !
- C’est bien mais je ne sais pas s’il nous sera très utile. Partons maintenant, il nous faut un abri pour la nuit et il faudra qu’on trouve des vivres. »
Tout en parlant, Renatka avait remis son paquetage. Les trois femmes firent de même. Cantasha serra le tube au fond de son sac.
Parmi tous les sorciers qui lui devaient leur pouvoir, il était le plus puissant et il avait été vaincu. Il avait eu de la chance de tomber dans le feu, sinon le sort de sauvegarde n'aurait pas fonctionné. Le sorcier noir l'avait laissé sous cette forme immatérielle pour le punir et renforcer son contrôle. Il lui avait donné pour mission de surveiller le groupe. Il venait de sentir la capture et dans une partie de sa conscience avait vu le bouchon du tube se refermer. Il se mit en rage.
Ces f... femelles lui échappaient et l'homme à la flamme aussi. Il savait où ils étaient et maintenant, comprenait qu'ils allaient traverser le pays de Corc. Il ne connaissait que la rumeur sur ce pays. Ses sens magiques lui faisaient craindre des forces puissantes à l'oeuvre sans pouvoir en dire plus. Pourrait-il faire alliance ou les soumettre à ses volontés ? Il réorienta encore une fois ses troupes. Il savait que délaisser la plaine pouvait permettre le regroupement de tous les petits chefs. C'était un risque qu'il pouvait courir contrairement à celui de laisser l'homme à la flamme dans la nature. Il avait appris le nom de l'homme et cela aussi le perturbait. Les vibrations qui s'en dégageaient étaient sur un plan d'énergie blanche. Il connaissait les runes, mais ne savait les cantiler. Il y avait dans ce nom quelque chose des runes et dans ce qu'elles ont de bénéfiques. Lui ne fréquentait que les noires. Il décida un rituel de convocation des forces sombres. Bien sûr, il lui faudrait reprendre contact avec Takachougha, démon principal qui était toujours difficile à gérer. Lui saurait agir sur le plan des forces élémentaires y compris dans le monde de Corc. De nouveau, il exigea de ses serviteurs un cadavre d'enfant.

Renatka sentit le changement. Subtilement la forêt n'était plus pareille. Peut-être un vert différent ou un parfum autre le faisaient réagir et le mettaient mal à l'aise. La forêt était plus dense. La vue portait moins loin, trop de lianes, d’arbres tombés, de taillis, de ronciers. Il se dit qu’il lui serait difficile d’aller là où il le souhaitait. Les trois femmes semblaient aussi moroses que lui depuis qu’ils avaient passé le ruisseau qui semblait être la frontière du monde de Corc. Dans l’esprit de Renatka, la direction était simple il fallait traverser les vallées les unes derrière les autres, monter un côté et redescendre de l’autre, traverser le ruisseau qui ne manquerait pas d’être en bas et recommencer. La première vallée fut simple, à part quelques détours à cause de taillis trop impénétrables, ils avaient bien avancé. Dans la deuxième, une ligne de falaise barrait le chemin direct. Descendre vers la plaine était exclu pour ne pas rencontrer les guerriers noirs, ils firent donc un détour vers le haut. Le soir arrivait quand ils trouvèrent une voie possible vers le sommet du versant. Un auvent de pierre leur sembla un bon abri pour la nuit. Cantasha répartit les tours de veille. Manaashia s’occupa du repas plus que frugal. Il y eut peu de paroles échangées. L’atmosphère était lourde. Shamian prit le premier tour. Les autres s’endormirent immédiatement. Elle n’était pas d’une nature peureuse mais les bruits de la forêt l’inquiétaient. Elle n’avait plus l’âge de courir les routes comme cela. Ses yeux étaient trop lourds, sa fatigue trop forte. Elle sentait bien qu’elle avait des instants d’absence. Une pierre roula. Shamian ne l’entendit pas. Une autre suivit le même chemin. Elle ne bougea pas. Sa respiration régulière prouvait qu’elle dormait. La lune se leva éclairant de sa pâle lumière le bivouac.
Lentement l’ombre s’avança. Elle couvrit Shamian. Celle-ci remua un peu mais ne se réveilla pas. L’ombre se dirigea vers les dormeurs. Elle passa rapidement sur Renatka, s’attarda un peu sur Manaashia mais resta longtemps au-dessus de Cantasha. Un bras sombre se tendit vers le sac. Il le pénétra en passant à travers le tissu. Un cri silencieux jaillit quand l’ombre toucha le tube. Ce fut comme si un coup de tonnerre avait éclaté. Les trois femmes se réveillèrent. L’ombre s’était réfugiée à l’abri de la roche, la où ne pénétrait pas la lumière de la lune.
« Qu’est-ce que c’était ?
- Je ne sais pas Manaashia ! Shamian où es-tu ?
- Je suis là Cantasha, mais pardonne-moi je me suis endormie.
- Où est Renatka ?
- Il dort aussi, Shamian. C’est le tube qui a crié. Quelque chose l’a touché. »
Elles regardèrent autour d’elles. Elles ne virent rien même en essayant de voir sur les plans des esprits. Pas une ne leva la tête. L’ombre ne bougeait pas.
- Je vais reprendre la garde, Shamian. Je n’aurais jamais dû te laisser le premier tour. Tu es trop fatiguée.
- Par ma faute, nous aurions pu toutes être tuées ou pire.
- Rien n’est arrivé. J’ai beau me projeter sur les différents plans runiques, je ne perçois pas de danger. Va dormir, demain sera une longue journée. »
Cantasha cantila les runes de protection et tout bas les runes de puissance afin qu’elle reste éveillée. L’ombre juste au-dessus d’elle sentit comme un mur se dresser autour de la créature bipède. Elle vit les pulsations de force envahir le corps de Cantasha. Voilà sûrement ce qu’il lui faudrait pour cesser d’être ombre.
Le groupe courait. Il n’avait pas le choix. Les ordres étaient nets et impératifs, dits de cette voix de commandement qui n’acceptait aucune échappatoire. Il n’était qu’un des groupes lancés à la chasse aux diseuses de runes et à l’homme. Il fallait les ramener vivants ou morts. Cela ne dérangerait pas le sorcier noir capable de faire parler les morts. A ce groupe on avait donné des bêtes à sang. Elles avaient trouvé la piste en haut du mont et depuis elles la suivaient. Elles tiraient tellement qu’il fallait que les guerriers se relaient pour les tenir. Elles renâclèrent un peu devant un ruisseau avant de pénétrer dans le pays de Corc. L'exaltation de la chasse les poussa en avant. Les guerriers noirs se remirent à courir. Ils sentaient bien qu'ils regagnaient du terrain. Le sorcier qui les accompagnait les encourageait à accélérer. En milieu de journée, ils atteignirent le surplomb où les poursuivis avaient bivouaqué. Ils firent une pause pour relever les traces et estimer leur retard. Le sorcier sourit, encore une demie à une journée et ils les auraient rejoints. Le grand sorcier serait content.Une ombre légère voila le soleil. Personne n'y fit attention. Elle couvrit les cinquante guerriers, le sorcier et les bêtes à sang qui s'aplatirent par terre en gémissant. Immédiatement tous furent sur leur garde, armes au poing. Ils regardèrent autour d'eux mais ne virent rien. La nervosité les gagna. Le sorcier donna le signal du départ. Les guerriers obligèrent les bêtes à sang à repartir. Il fallut les battre pour qu'elles bougent.
L'ombre regarda l'agitation en dessous d'elle. Les bêtes la ressentaient, normal mais pas gênant. Le sorcier ne la remarquait pas. L'ombre rigola intérieurement, encore un qui se croyait plus puissant qu'il n'était. Les guerriers ne voyaient rien, mais là aussi c'était normal. Ils étaient morts et les morts ne ressentent rien. L'ombre voyait le sort du nécromancien qui les avait réanimés comme une aura noir pourpre qui les entourait. On pouvait les occire à nouveau et le sorcier par le même sort pourrait les remettre debout et grossir ses rangs. Leurs armes ensorcelées permettaient au sorcier de faire des zombis de tous les morts qu'elles faisaient. Ces guerriers n’intéressaient pas l'ombre. La force vitale du sorcier lui permettrait de revenir dans ce monde mais elle ne pouvait pas l'atteindre, la protection du grand sorcier l'en empêchait.
Elle les regarda partir comprenant bien qu'ils couraient après les quatre autres bipèdes qui eux, avaient un tube bien désirable. Elle se dit qu'il ne serait pas bon qu'ils les rattrapent. Elle manipula l'espace en allongeant un peu les distances et le temps en raccourcissant les instants. Ils couraient toujours aussi vite mais n'avançaient plus. L'ombre en fut heureuse. Elle se déplaça jusqu'au groupe qui marchait sur la crête au dessus.

Renatka essayait de ne pas aller trop vite. Shamian et Manaashia ne suivaient pas le rythme. Trop âgées, elles avaient besoin de plus de repos. Ils n’avaient pas beaucoup progressé. Renatka avait essayé un chemin, mais au bout d'un bon moment, il avait réalisé que jamais ils ne pourraient atteindre la crête par là. Ils avaient fait demi-tour et c'est à ce moment là qu'il avait pris conscience de la fatigue de ses compagnes. Leurs visages reflétaient l'extrême tension qu'elles mettaient pour avancer. Il leur avait fait faire une pause, en avait profité pour estimer les vivres. La situation était assez sombre. Si dans deux jours ils n'avaient pas trouvé de provisions, il ne donnait pas cher de leur peau. La soirée était douce pour un début de printemps. Sur les collines soufflait un petit vent chaud. Renatka, tout en marchant pensait à l'abri à trouver, aux vivres qui allaient manquer, au sorcier qui n'avait sûrement pas arrêter de les poursuivre, à l'état de ses compagnes.
L'ombre s'était placée sous un nuage. Elle surveillait les quatre bipèdes. Celle dont elle voulait quelque chose ne lâcherait sûrement pas le mâle. Il lui fallait les séparer des deux autres femelles dont l'ombre sentait bien qu'elles fatiguaient. Elle avait un peu manipulé la météo. Favorisant un petit vent tiède la plaine, repoussant vers le fond de la vallée l'air froid des hautes montagnes sur les guerriers noirs, elle espérait leur faire choisir un chemin favorable...pour elle.
Les guerriers noirs furent un peu surpris du vent glacial qui devait venir des montagnes. Le sorcier pensa que le printemps était encore bien jeune et dit un sort pour se protéger du froid. Si le groupe continuait comme cela, il ne doutait pas de sa réussite. Cela voulait dire des pouvoirs en plus pour lui. Les bêtes à sang marquaient une pause. Le sorcier vint voir ce qu’elles avaient trouvé. C’était un sac banal qui avait contenu des provisions. Sa découverte impliquait que les diseuses de runes allaient manquer de vivre. Le sorcier se réjouit. Il accorda une pause aux guerriers pendant qu’il faisait un sort de parole de vent. Dès qu’il eut fini, il relança son groupe comme on lance une meute pour la chasse. La neige se mit à tomber leur compliquant la tache. Cantasha ressentait la fatigue de la journée, mais elle serrait les dents comme ses compagnes pour ne pas retarder la marche. Elle avait retenu ses reproches lors de l’erreur de Renatka. Il leur avait fait perdre une demi-journée et avec les guerriers noirs à leur trousse, cela pourrait être fatal. Elle n’aimait pas cette forêt. La sensation d’être épiée ne la quittait pas. Elle voyait les deux autres devant elle. Elles n’avançaient plus assez vite. Elle pensa que le mieux serait de les abandonner, mais se reprocha immédiatement cette pensée, ce serait les conduire à la mort. Renatka avait ralenti depuis la pause mais marchait encore vite pour leurs muscles fatigués. Il fallait un abri pour la nuit. Le soir commençait à tomber et ils n’avaient toujours rien trouvé.
« Renatka, un abri !
- Où ça ? »
Cantasha pointa du doigt une lueur plus bas dans la pente.
« On dirait une bâtisse. Il me semble voir de la fumée.
- Peut-être pourront-ils nous accueillir pour la nuit, dit Shamian pensant qu’un lit lui ferait du bien.
- Peut-être qu’ils accepteront de nous donner des vivres, dit Manaashia que la frugalité des repas mettait à la torture. »
Renatka fut étonné de voir une trace semblant y conduire. Cela lui fit peur. Dans cette forêt une chose aussi simple qu’une trace, même pas un chemin, mettait ses sens en alerte. Il examina la situation et dit :
« D’accord, allons-y. Restons prudents, préparez-vous quand même à vous battre. »
Joignant le geste à la parole, il prit sa hache courte à la main.
Plus haut sous un nuage, une ombre souriait.
Quand ils approchèrent le vent leur apporta comme l'écho d'une fête. Entre les arbres ils apercevaient maintenant dans la nuit montante l'ombre d'une grande maison dont les fenêtres étaient illuminées. Ils arrivèrent au bord de la forêt, devant eux s'étendait une pelouse et au centre un manoir dressait sa fière silhouette. La nuit était tombée. Ils avancèrent doucement, s'approchant des murs avec précautions. Les bruits de la fête restaient curieusement comme éloignées. C'était étrange comme s'ils voyaient deux images qui se superposaient, une fête, des lampions, un repas servi sur une longue table, des invités en grande tenue, riant et s'amusant, et des ruines noires et silencieuses, dont les meubles encore debout étaient couverts de poussières et de gravats. La musique qu'ils entendaient venant de la salle de danse était comme une valse triste. Faisant le tour, ils trouvèrent un porche, s'engagèrent dessous.
Des gens entraient et sortaient, les côtoyant comme s'ils n'existaient pas. Renatka, la hache toujours à la main, se sentait ridicule. Il voyait la joyeuse ambiance se superposer à l'aspect ruiné.
- Qu'est-ce que c'est que ce bazar ?
- On dirait que les temps se mélangent.
Un serviteur s'approcha.
- Vous venez d'arriver ?
Renatka regarda derrière lui pour voir à qui il s'adressait. Mais il n'y avait personne.
- Vous voulez peut-être poser vos affaires. Les armes ne font pas bon ménage avec la fête. La maîtresse de maison préfère quand on les range.
Cantasha regardait la scène abasourdie. Elle voyait le serviteur, Renatka, la fête, les ruines, mais elle avait l'impression de ne pas exister pour le page en livrée qui parlait avec Renatka alors qu'elle en était à moins d'une coudée. D'un geste brusque, elle passa son bras devant lui. Il ne réagit pas.
- Renatka, il ne nous voit pas, il ne voit que toi.
Renatka prit la main de Cantasha, le serviteur sursauta et se recula.
- Je n'avais pas vu que monseigneur était accompagné. Veuillez me suivre, il vous faut rencontrer le maître de maison.
Tous les quatre lui emboîtèrent le pas. Ils avancèrent, passant d'une pièce à l'autre. Les convives manifestement voyaient le serviteur, Renatka et Cantasha, mais pas Shamian et Manaashia. Renatka leur fit signe de s'approcher de lui et leur toucha la main. A partir de là, elles furent aussi vues.
- Renatka, vois-tu encore les ruines ? Moi je ne vois plus qu'une grande maison en fête.
- Oui, Shamian. Nous marchons dans un couloir qui menace de s'effondrer. Faites attention où vous mettez les pieds.
- Mais je ne vois rien que le tapis par terre, répondit-elle
Renatka fut troublé par cette réponse. Etait-il le seul à voir les deux réalités ? Il demanda à Cantasha en s'approchant d'elle. Elle répondit qu'elle ne voyait que la brillante joie de la fête sauf s'il lui prenait la main. A ce moment-là, elle rentrait dans la double connaissance. Quand Renatka voulut lui lâcher la main, elle refusa.

Le Sorcier noir était perplexe. La parole de vent qu'il venait de recevoir était distordue, presque incompréhensible. C'est la première fois qu'il rencontrait ce phénomène. Il n'aimait pas ce qu'il ne contrôlait pas. Il en voulut au monde de Corc. Il avait cinq groupes de cinquante guerriers qui avaient pénétré sur le territoire de Corc. Le groupe de poursuivants avec des bêtes à sang envoyait un message optimiste mais dont la distorsion prouvait une interférence avec... avec quoi ? Qu’est-ce qui pouvait ainsi distordre une parole de vent ?
Les autres groupes envoyaient des messages sans intérêt. Le pays semblait couvert de forêts impénétrables. Sa colère gonfla mais ne sachant contre qui la tourner, c'est dans cet état qu'il se dirigea vers le lieu de l'invocation. Il refit les gestes de convocation mais fit les cercles magiques avant l'arrivée du démon. Il n'avait aucune envie de se retrouver à la merci de Takachougha. Invoquer deux fois en un temps si court un démon principal comme lui, était très risqué. Cela n'était possible qu'au sorcier de grande lignée aux pouvoirs immenses, et même pour eux la mort rôdait.
- Que me veux-tu encore, sorcier ?
- Je t'interdis de repartir avant mon ordre. Je connais ton nom.
- Fais attention sorcier, n'abuse pas de ma patience.
- Tu n'as pas le choix. Je suis maître ici et tu es esclave.
- N'oublie pas que j'aurai mon heure. Alors c'est moi qui serai le maître.
- Occupe-toi d'entendre ta mission. Je veux que tu soumettes les diseuses de runes et l'homme qui est avec à ma volonté. Alors je te laisserai aller. Jusque là je te lie.
Le sorcier prononça le sort. Takachougha hurla de rage et d'impuissance. Bloqué dans ce plan énergétique minable et limité, le démon se débattait à l'idée de servir ce sorcier qu'il méprisait. Il savait qu'il n'avait pas le choix. Les paroles noires avaient été dites et rien hormis la réussite de la mission ou la mort du sorcier ne pourrait le délivrer.

La lune venait de se lever éclairant d’une lumière blafarde les ruines dans lesquelles ils circulaient. Dans le même temps, ils rentraient dans une grande salle à manger, remplie de tables surchargées de victuailles. Manaashia la première, puis Shamian, se précipitèrent sur les buffets pour goûter ceci ou cela avec des petits « Oh ! » à chaque découverte d’une nouvelle saveur. Renatka et Cantasha, se tenant toujours par la main, voyaient aussi les deux femmes se précipiter sur des ruines branlantes couvertes de poussière. Une belle femme richement habillée s’approcha d’eux.

- Fuyez pendant que vous le pouvez et surtout ne mangez rien !
- Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?
- Mon nom fut Tilouane. Aujourd’hui je ne suis plus rien. Ni morte, ni vivante, je suis dans ce mélange de temps comme un fétu de paille qu’emporte le courant.
- Ne vous laissez pas importuner par cette rabat-joie !
Celui qui venait de parler, était un géant par la taille. Richement paré de tissus précieux et de bijoux de toutes sortes, il était suivi par un groupe de gens qui semblaient jouer des coudes pour être plus près de lui. Cantasha évoqua un roi et sa cour.
- Tu as raison diseuse de runes. Je suis le roi du pays de Corc. Vous êtes ici dans mon palais. Je voyage à ma guise dans mon pays, jouant avec les lieux et les temps. J’y invite qui je veux, et on ne part que si tel est mon bon vouloir.
- Nous avons une mission, grand roi.
- Parle diseuse.
- Je dois ramener cet homme à la maîtresse enchanteresse.
- Ta fidélité t’honore. Mais qu’es-tu prête à payer pour cela ?
- Je n’ai pas d’or.
- Je sais, diseuse, mais tu possèdes un tube qui irait bien dans mes collections.
- Si je te le laisse, tu nous autorises à partir.
- Non, diseuse, je t’autorise mais il faut que les autres aussi payent.
Renatka intervint.
- Je n’ai que mes haches, quant aux autres, elles n’ont que leurs habits.
- Je sais cela aussi. Mais les deux autres femmes ont déjà choisi. Regarde comme elles se régalent de mes plats les plus fins et de mes boissons les plus enivrantes. Et tu as raison, elles n’ont rien à me proposer alors que toi…
- Tu veux mes haches.
- Tu es stupide. Je me moque de tes haches, elles sont sans pouvoir ici. Je veux ta flamme.
En disant cela le regard du roi se voilait d’ombre. Ses yeux semblaient être des puits insondables ouverts sur un ailleurs improbable.
- Ne lui dis pas oui, Renatka. Simantaba en a besoin.
- Je sais Cantasha, mais que peut-on faire d’autre?
- Je vois que tu es plus raisonnable que cette diseuse de runes. Laisse-moi te regarder les yeux dans les yeux et tout sera terminé, tu pourras partir.
Cantasha avait lentement sorti le tube où était enfermé l’oiseau sorcier. Elle l’ouvrit et le jeta à la tête du roi. Celui-ci éclata d’un grand rire, d’un geste il attrapa l’oiseau par le cou avant qu’il ne se soit complètement déplié et plongea son regard dans le sien. Un serviteur lui amena une cage. Le roi y enferma l’oiseau sans que celui-ci ne tente le moindre geste de fuite.
- Tu as fait ta part du marché, diseuse. Alors va.
Le roi fit un geste et Cantasha se retrouva sur la pelouse à l’entrée de la forêt.
Elle regarda le manoir et ne vit que ruines sous la lune. Elle s'assit et pleura.
La nuit passa ainsi. Elle pleurait encore quand dans un grand rougeoiement, le soleil se leva derrière le château. Celui-ci sembla s’embraser. Cantasha était dans la sensation d’avoir tout perdue, tout ratée. Elle regardait les yeux pleins de larmes le chatoiement des couleurs. C’est alors qu’elle vit. Une ombre s’avançait vers elle. Elle se découpait en noir devant le disque de feu. Cette allure… cette démarche…
- Renatka !
Elle se précipita pour l’étreindre. Elle pleurait encore mais de joie.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Rien ou si peu ! Après ton départ, la négociation s’est poursuivie. J’ai refusé sa nourriture mais j’ai fini par accepter son regard.
- Et alors ?
- Alors, nous nous sommes installés face à face. Chacun assis de part et d’autre d’une table. Nos regards se sont croisés et rencontrés. J’ai cru un moment être aspiré dans un puits obscur sans fond. Cela allait en plus en plus vite. Il me semblait me vider de moi-même. J’ai pensé que j’allais être prisonnier comme les autres. La colère est montée en moi. Le feu de ma colère s’est allumé. A cette lumière, j’ai vu. J’ai vu le monde intérieur du roi. Mais surtout, lui a vu son monde intérieur. Il a poussé un grand cri, un long cri de détresse…Et je me suis retrouvé sous le porche d’entrée alors que le soleil se levait. Il est malheureux, infiniment malheureux car jamais il n’a rencontré personne. Toujours il s’est approprié l’autre mais ne sait pas ce que veut dire rencontrer. Il pensait aspirer ma flamme intérieure. Voilà qu’elle brûle maintenant en lui. Tout ce qui est inutile ou mauvais va disparaître. Elle consumera tout ce qui n’est pas lui, le libérant de son cachot intérieur.
- Qu’est-ce qui va se passer ?
- Il a voulu s’approprier la flamme. Quand il a senti qu’elle allait consumer ce qu’elle trouvait en lui, il m’a expulsé, il a cru se débarrasser de ce feu allumé en lui. C’est trop tard. Il va devenir autre.Ne restons pas là. Il nous faut sortir du pays de Corc. Il nous faut aller à Simantaba.
Tout en haut sous un nuage, une ombre les observait. Elle semblait posséder une lumière intérieure comme si un feu y brûlait.
Un enfant marchait. Son aspect était étrange. On pouvait penser à le voir qu'il ne marchait pas sur le même chemin que soi. C'est comme si sa marche n'était pas ce qui le faisait avancer. Il glissait un peu au-dessus du sol mais agitait les jambes. Plus près son aspect était encore plus dérangeant. Il était vêtu d'habits déchirés et sa gorge était rouge d'une plaie béante mais qui ne saignait pas. Tous ceux qui le voyaient, entraient dans la peur. Ils préféraient la fuite. L'enfant n’y faisait pas attention. Il avançait vite. Il lui fallait atteindre le pays de Corc. Takachougha ne décolérait pas. Intérieurement, il passait en revu tout ce qu’il ferait au sorcier quand celui-ci serait en son pouvoir. Il était coincé ici dans cette dimension où il ne pouvait exprimer tout son potentiel par la magie d’un être qui ne le valait pas.
Quand il arriva à la frontière du pays de Corc, il s’arrêta un instant pour voir ce qui l’attendait. Il avait une vision plus large que celle d’un humain. Il vit les forces qui tordaient le temps et l’espace. Il visualisa où étaient les groupes de guerriers noirs, ridicules pantins au service d’un être honni. Il voyait cela mais n’en trouvait pas l’origine. Il était évident qu’il y avait un ordonnateur. Le temps et l’espace ne bougent pas seuls. Rares étaient les entités capables de les manipuler, rares et dangereuses même pour un être de sa puissance. Il n’avait pas le temps pour être subtil. Il décida de passer en force. Après tout, la magie du sorcier le protégeait. Il ne pouvait quitter ce monde qu’à la fin de sa mission. Toute action contre lui devrait éliminer l’enfant mais le sort qui le liait l’empêcherait pour ne pas le libérer.
C’est en hurlant d’une joie mauvaise qu’il entra dans le monde de Corc. Takachougha détruisait tout sur son passage, y compris les fragiles équilibres de temps et d’espace. La confusion toucha les groupes de guerriers noirs. Brutalement éjectés du cocon d’espace-temps qu’avait tissé l’ombre, ils furent éparpillés en tous lieux et en tous temps du pays de Corc. Séparés de leurs sorciers de groupe, eux aussi éjectés, mais protégés par leur pouvoir, ils retrouvèrent leur état naturel qui était d’être mort.
L’ombre planait au-dessus de son monde. Elle vit l’être noir qui entrait chez elle. Elle sentit sa puissance à l’œuvre contre ses manipulations de temps et d’espace. Elle visualisa les corps des guerriers morts qui pleuvaient dans toutes les dimensions de son royaume. Elle aida les sorciers de groupe à se retrouver hors de son monde. Ce serait déjà ça de fait. Elle vit Takachougha avancer telle une noire blessure dans la forêt du monde qu’elle était. Ça lui fit mal. Elle aurait pu pactiser avec ce démon, si le feu ne brûlait pas en elle. Il arrivait trop tard. L’ombre allait lutter.
Takachougha arriva aux ruines du manoir. Pour lui, nulle musique, pas de lumière, que des murs délabrés, menaçant de s’effondrer. L’enfant démon entra par la porte. De son pouvoir Takachougha força le temps. Cela lui réclamait une énergie considérable. Le manoir se modifia, il reprit fière allure, mais il était encore vide. Takachougha insista, déployant encore plus de force, il poussa les murs du temps encore plus loin. Un roi apparut avec sa cour, il traversa le couloir pour se rendre dans la grande salle d’apparat. L’enfant démon courut après mais à peine entra-t-il dans la salle qu’il sentit le roi s’échapper dans le passé. Takachougha exulta. Il avait trouvé l’ordonnateur et celui-ci fuyait. Il prit encore plus de puissance et repoussa encore le temps. Le manoir s’était réduit à une maison forte. Le luxe intérieur avait cédé la place au fonctionnel. L’enfant démon ne vit que le dos du roi devenu chevalier qui quittait la pièce, tout équipé pour la guerre. L’ordonnateur voulait le combat, il l’aurait. Takachougha convoqua toute sa puissance et poussa aussi loin qu’il pouvait. Très loin dans le passé, il se retrouva dans une plaine. Ici serait bâti un manoir. Pour l’instant, il n’y avait qu’un monde vide sous un ciel de nuages noirs. Il chercha la présence de celui qu’il poursuivait. Il était là, il le sentait, il le savait. L’enfant démon tourna sur lui-même voulant identifier le couard qui avait fui comme cela. Il ne vit rien. Au-dessus de lui, se confondant presque avec les nuages bas, une ombre y mettait un peu de couleur, comme le début d’une aurore. Elle regarda le démon. Elle le sentit tendu à l’extrême, gorgé de puissance comme un fruit trop mûr ou un ballon trop gonflé. Elle sourit intérieurement. Il avait été trop loin. Elle se décala légèrement dans le passé pour descendre sur la terre. Elle s’ajusta pour être juste hors de portée du démon. Takachougha vit arriver un enfant devant lui. Il sut que s’était son ennemi. Son aspect était étrange. Il était vêtu d'habits déchirés et sa gorge était rouge d’une plaie béante mais qui ne saignait pas. Un être miroir, il rit intérieurement et se jeta sur lui. Au moment où leurs mains se joignirent, Takachougha comprit qu’il avait fait une erreur. Trop loin dans le temps, il était au bout de la puissance dont il pouvait disposer. Il sentit craquer son être trop distendu. Ce fut explosif. Toute la puissance fut libérée d’un coup, elle n’était que destruction. L’ombre la regarda faire son œuvre en guidant son évolution, car l’ombre ne luttait pas avec le temps mais le composait comme d’autres composent de la musique. Takachougha fut renvoyé dans son monde, vidé de sa substance. Le sort qui le liait se déchira. Il frappa en retour le sorcier noir qui hurla de douleur et en perdit une partie de son pouvoir. Parcourant le temps à la vitesse de la pensée, le phénomène prit corps dans l’espace et le temps d’où arrivait l’enfant démon. Explosant dans les ruines du manoir, il y eut une grande colonne de feu et de débris qui fut visible des pays alentours.
Dans le cratère ainsi ouvert, un enfant reposait. Ses habits étaient déchirés, sa gorge était rouge d’une cicatrice qui s’effacerait. L’ombre jubilait. Ce corps-là était bien réel et personne ne pourrait l’en séparer tant qu’y brûlerait ce feu intérieur.
Renatka et Cantasha avançaient vite. Ils en parlaient entre eux. C'en était curieux. Ils avaient pris des repères sur les montagnes lointaines pour ne pas se perdre dans ce monde étrange. Ils n'auraient pas dû avancer aussi vite. C’est comme si quelqu'un les aidait à sortir plus rapidement du pays ce Corc. Renatka pensait au roi de ce monde qui savait manipuler si bien temps et espace. Le faisait-il pour les aider parce que c’était le meilleur moyen pour se débarrasser plus vite d’eux ? Il n’y avait pas de réponse. Ils couvrirent en deux jours ce qui aurait dû demander un cycle complet de la lune. Ils arrivèrent à une rivière. Un arbre tombé permettait de la franchir. De l’autre côté, c’était un autre monde, plus ordonné. Ils ne savaient pas bien par où ils étaient passés, ni où ils étaient. Il était nécessaire de retrouver la route de Simantaba, ainsi que des provisions. Arrivés sur l’autre versant de la vallée, ils se retournèrent pour jeter un dernier regard sur le pays de Corc, où étaient Shamian et Manaashia. Qu’allaient-elles devenir ? A ce moment-là, ils virent une grande colonne de fumée s’élever loin dans la direction où le soleil est au Zénith. Le bruit n’arriva que plus tard comme un grondement sourd, prouvant bien l’éloignement. Après un dernier regret, ils regardèrent ce qui les attendait. La région devant eux, était cultivée, on voyait de groupes d’habitation ici et là. La fumée qui s’échappait des cheminées prouvait qu’il y avait des habitants. Amis ou ennemis ? Renatka vérifia sa hache et emboîta le pas à Cantasha qui avait entamé la descente.
Le Sorcier noir ne décolérait pas. Penché sur sa coupe de divination, il y plongeait les événements récents sous forme de parchemins couverts de glyphes. Il avait subi un sérieux revers. Casser le sort qui liait le démon nécessitait une magie plus puissante, ou antérieure à celle qu’il connaissait. Le choc en retour au moment de la disparition de Takachougha l’avait laissé sans force pendant plusieurs jours. Ses sbires avaient eux-mêmes perdu de la puissance. Les groupes de guerriers noirs avaient marqué le pas sur le terrain. De surcroît, ils avaient rencontré des ennemis redoutables qui avaient trouvé le point faible de l’organisation. Il y avait un sorcier pour cinquante guerriers. Ce sorcier dépendait du grand sorcier noir et transmettait ses volontés sur le terrain. Cela permettait de coordonner parfaitement les actions de tous les groupes. Sans ce sorcier, le groupe de cinquante guerriers ne savait plus quoi faire, pire, sans les sorts de protection, d’obéissance et d’enchantement des armes, il perdait sa valeur au combat. A cause du porteur de flamme, le grand sorcier avait dû envoyer ses soldats vers le pays de collines et délaisser la plaine. C’était le pays Asrha. Très hiérarchisée, cette civilisation comprenait une caste de guerriers pour qui la mort au combat lors de la défense du pays était la suprême récompense. Bien armés, dotés d’arc en plus de leurs armes de poings, ils avaient une technique de guérilla très efficace contre les guerriers noirs. Le roi avait convoqué ses mages et devins lorsque la menace était devenue réalité. Un vieux mage craint de tous, Entablu, avait donné le conseil de graver une certaine rune sur les pointes de flèches. Il n’avait pas voulu la dire, juste l’écrire.
« Cette rune ne doit pas être prononcée sans raison ! Sa force est grande. Je la tiens de la maîtresse Enchanteresse qui elle-même la tient de la grande tradition de Simantaba.
- Que va-t-elle faire ?
- Elle annulera les sorts de protection des sorciers. »
Le roi avait d’urgence fait fabriquer des flèches selon des instructions de Entablu. Malheureusement seuls deux scribes avaient réussi à maîtriser la graphie particulière de la rune et à la transcrire sur les pointes de pierre des flèches. Ils travaillaient aussi vite qu’ils le pouvaient. A deux, ils ne suffisaient pas à la tâche et les guerriers Asrha devaient ne les employer que contre les sorciers. Seuls les meilleurs archers en étaient pourvus.
Le conseil d’Entablu eut un effet plus large que prévu. Les gens de la plaine voyant comment le pays d’Asrha résistait aux guerriers noirs, envoyèrent des émissaires et des ambassadeurs pour apprendre la technique, voire faire alliance contre le mal.

Le Sorcier noir avait appris cela par ses espions. Trop faible, il ne pouvait rien faire pour l’instant. Il enrageait de son impuissance. Il avait commencé les rituels de restauration pour recouvrer sa force magique. Un cycle de lune complet serait nécessaire avant qu’il ne puisse reprendre l’offensive peut-être en convoquant les forces noires d’où venait sa magie. S’il le faisait dans cet état de faiblesse, ce sont elles qui le domineraient. Pour le moment, il lui fallait des victimes vivantes pour qu’il puisse les sacrifier à ses noirs desseins. Il n’oubliait pas pour autant le pays de Corc et se jura de le détruire. Toujours penché sur la coupe de divination, il vit les avenirs possibles. Il y en avait trop de défavorables pour lui. Pour inverser la tendance, il lui faudrait obligatoirement les forces noires. Bien que maître parmi les maîtres des arts magiques noirs, c’était encore une mauvaise nouvelle. Hurlant ses imprécations et ses ordres, il sortit de la pièce.
Cantasha se sentait heureuse de se retrouver dans une campagne. Elle se disait qu’enfin, ils laissaient derrière eux les plus gros problèmes et que Simantaba n’était plus si loin. Le printemps ensoleillé du jour lui redonnait du courage. Elle entendait derrière elle le pas lourd de Renatka. Si elle l’avait pris au départ pour un bûcheron obtus, elle devait reconnaître qu’il s’en sortait plutôt bien. Sa solidité lui plaisait bien. Elle s’interrogeait sur l’objectif de la maîtresse enchanteresse. Il était porteur de la flamme. C’était un fait évident. Face au sorcier que pouvait cette flamme ? Elle ne voyait pas. Son éducation de diseuse de runes la poussait à faire confiance à celle qui dirigeait Simantaba. Elle repensait à toutes ses années passées à apprendre à cantiler et à tracer les runes. Elle était rentrée, dans le grand temple, toute petite. Ses parents trouvaient qu’elle avait une jolie voix. L’accueillante, qui faisait passer un test à toutes les arrivantes, n’avait pas fait de difficulté pour l’admettre chez les novices. Elle avait travaillé durement toute son enfance, mais pas plus que les autres pourtant, elle avait gravi plus vite les échelons. Elle était la plus jeune des grandes diseuses. Elle devait cela à son double don. Elle avait une voix souple qui se prêtait à toutes les inflexions que nécessitaient la cantilation et elle avait un don de dessin qui lui permettait de tracer les arabesques des runes avec aisance et puissance. Mais ce dernier point elle l’ignorait. La maîtresse enchanteresse avait été prévenue qu’une apprentie pouvait être dangereuse car les plus beaux tracés de runes étaient aussi les plus puissants. Ce que Cantasha appelait ses fioritures, était en fait un appel supplémentaire à la puissance fondamentale de ce parler des dieux. Cantasha n’avait jamais expérimenté sa force car jamais on ne laissait les étudiantes dessiner toute une rune. Elles apprenaient un morceau puis un autre. Seul le dessin d’un même jet de tous les morceaux donnait la Rune. Renatka ignorait tout cela. Il avait trouvé Cantasha plutôt hautaine lors de leur première rencontre. Il préférait la compagnie de Shamian qui lui avait sauvé la vie. Il avait changé d’avis en la connaissant mieux. Elle devait être une bonne diseuse. Il avait été troublé quand dans le manoir, elle avait gardé sa main. Le temps était doux et ensoleillé. Il se dit qu’au lieu de se laisser aller à ses pensées, il ferait mieux de se méfier. Il ne savait pas où ils étaient, ni si les guerriers noirs étaient arrivés jusque là. Pour le moment, ils descendaient à travers bois. Par une trouée dans la futaie, il avait vu un chemin plus bas. C’est vers lui qu’ils allaient. Il commençait à avoir la désagréable impression que quelqu’un les épiait. En essayant de ne rien montrer, il ouvrait ses sens d’homme de la forêt. La vue ne portait pas loin dans ses bois touffus. L’ouïe percevait de temps à autre des bruits comme si quelqu’un se déplaçait. Son odorat lui évoquait un feu de bois. Cela n’était pas naturel.
Il se rapprocha de Cantasha.
« Le soleil est haut nous devrions nous arrêter. »
Cantasha lui jeta un coup d’œil interrogateur. C’était bien la première fois qu’il lui proposait une halte sans y être forcé. Elle ne fit pas de commentaire mais se dirigea vers un tronc couché qui ferait une excellente assise.
« Nos provisions s’épuisent. Il nous faut du ravitaillement.
- Nous trouverons bientôt un village. »
Echangeant des banalités à haute voix, ils murmuraient tout en sortant les affaires des sacs pour se prévenir du danger. Cantasha se pencha et traça sur le sol une rune de protection. C’est la première fois qu’elle avait l’occasion de tracer complètement cette rune. Cela demandait du temps et dans l’urgence la cantilation allait plus vite. Quand elle eut fini, elle se redressa et dit :
« Nous devrions être tranquilles ici. »
Elle avait à peine fini de parler que deux flèches jaillirent des fourrés. Le sifflement de leur vol s’interrompit à deux coudées du lieu où ils se tenaient. Les deux traits semblaient suspendus en l’air. Renatka avait à peine attrapé sa hache courte qu’une bande d’hommes armés arrivait. A dix contre deux, il espérait que la rune tracée les aiderait. La charge des soldats fut interrompue comme le vol des flèches. C’était une impression étonnante que de voir ses gaillards suspendus en pleine course, les armes levées.
- Tu es une diseuse de runes. Je ne connais qu’elles pour faire cela.
L’homme qui s’avançait maintenant accompagnés d’archers était grand, le visage carré portait fièrement une barbe noire. Il remettait son épée au fourreau. Il fit signe aux archers qui rangèrent leurs armes.
- Il faudra quand même que tu libères mes hommes. Il y a bien longtemps que je n’ai pas vu quelqu’un sortir du pays de Corc.
- Nous avons traversé le pays de Corc avec mon compagnon car c’était le seul chemin pour rejoindre Simantaba sans passer devant les guerriers noirs.
- Tu as raison, diseuse. Les guerriers noirs nous causent bien des soucis plus vers la plaine. Mais ils ne sont pas montés jusqu’ici. Vous allez nous accompagner jusqu’au palais. Le roi a donné l’ordre de lui amener tous ceux qui sortiraient du pays de Corc.
- Mais la maîtresse enchanteresse nous attend.
- Ne t’inquiète pas, diseuse. C’est le même chemin.
Cantasha se pencha, et petits gestes par petits gestes, effaça la rune sur le sol. Elle faisait attention de respecter l’ordre pour ne pas avoir d’effet dangereux. A un moment qu’elle seule connaissait, elle murmura une rune et fit disparaître le reste du dessin. Les hommes et les flèches s’écrasèrent sur le sol.
Marcher avec une troupe de soldats avait des avantages. On était bien reçu, protégé des aléas de la route. La contrepartie était qu'ils n'avançaient pas très vite.
Renatka était partagé entre le plaisir d'être avec d'autres hommes et l'inquiétude du temps qui passait. Dix jours furent nécessaires pour atteindre la capitale du royaume d'Ashra. Ni Renatka, ni Cantasha n'avaient évoqué leur vraie mission. Pour ceux qui les accompagnaient, Renatka était celui qui protégeait la diseuse pendant le voyage. Il était considéré comme un soldat alors que Cantasha avait droit à des égards dus à son rang plus élevé. Elle fut déçue de ne pas être conduite devant le roi sans attendre. La mission pour Simantaba était prioritaire pour elle. Elle ne pouvait pourtant pas partir simplement comme cela. Les relations entre Simantaba et le royaume d’Ashra étaient bonnes. Elle ne voulait pas être la cause d’un incident. Elle patienta d’autant plus volontiers que les nouvelles des combats étaient bonnes. Les soldats d’Ashra repoussaient les guerriers noirs partout où ils s’affrontaient. Les petits seigneurs de la plaine, pourtant jaloux de leurs prérogatives, venaient pour apprendre la technique de combat et voir si une alliance était possible ou profitable. Cela occupait beaucoup le roi et ses conseillers. Cantasha n’eut pas de nouvelles avant trois jours. Elle logeait dans un appartement sobre mais luxueux pour elle. Renatka était logé dans une des pièces de service. Toujours considéré comme un serviteur, il traînait dans le palais écoutant les ragots et les rumeurs. Alors qu’il badinait avec une servante de cuisine dans un couloir, il sentit une main de fer se fermer sur son bras. Il fut étonné de voir que l’homme qui l’attrapait ainsi était un vieillard. La servante poussa un petit cri et après une rapide révérence partit à toutes jambes vers ses fourneaux.
- Je sais que tu es le porteur de flamme. Conduis-moi à la diseuse de runes.
- Qui êtes-vous ?
- Je suis Entablu, le mage. Ne discute pas ! Conduis-moi, le temps presse !
Renatka accompagné du mage remonta vers les appartements. Devant Entablu, beaucoup faisaient la révérence. Cela semblait le contrarier. Il grommelait :
- Plus vite ! Plus vite !
Appuyé sur un solide bâton, il obligeait Renatka à allonger le pas. Quand il entra dans l’appartement de Cantasha, c’est lui qui mit genou à terre au grand étonnement de Renatka.
- Grande diseuse, je te salue. Que ferme soit ta main quand elle trace et forte ta voix quand elle cantile. Je suis le serviteur de la Maîtresse enchanteresse et viens vers toi pour t’informer.
- Parle Entablu.
Renatka était de plus en plus étonné. Qu’un personnage craint et respecté comme il avait pu le voir mette genou à terre devant Cantasha, il n’en croyait pas ses yeux. Bien sûr, elle connaissait les runes et les avaient sortis de quelques mauvais pas, mais elle n’avait pas fait le poids devant le sorcier et sans son intervention, elle ne serait pas là. Le plus étonnant pour lui, était qu’elle avait l’air de trouver la situation normale. Elle, dans une pauvre robe passablement élimée, recevait les hommages d’un des grands de ce royaume, et elle trouvait cela normal !
- Tu ne peux pas rester… pardon, vous ne pouvez pas rester au royaume d’Ashra. Je sais que le désir du roi est de te garder pour aider à la fabrication des flèches runiques contre les guerriers noirs. Il ne sait pas qui est avec toi. La Maîtresse enchanteresse m’a parlé lors de ma dernière visite à Simantaba. Le porteur de flamme est attendu depuis trop longtemps pour qu’il reste ici. Le roi est très occupé avec les négociations de l’alliance. Cela ne lui déplairait pas d’être le chef de la coalition. Il pense qu’avec ses flèches, il peut gagner…
- Non Entablu ; le sorcier noir est affaibli. Je le sens. Je ne sais pas pour combien de temps. Je suppose que notre passage par le pays de Corc n’y est pas étranger. Il est encore très puissant. Ses connaissances des arts noirs sont trop grandes pour croire qu’une simple rune le fasse reculer longtemps.
- Je pense comme toi, grande diseuse. Il vous faut partir, mais avec précaution. Le roi pense à te garder pour tracer les runes sur les flèches. Il pense à juste titre que ta graphie sera plus forte que celles des scribes que j’ai formés. Il te prend pour un pion sur son échiquier quand ton rôle est de conduire le porteur de flamme là où doit s’accomplir le destin pour lequel il est venu.
Entendant cela Renatka dressa l’oreille. Un destin ? De quoi parlait le vieil homme ?
- Partez, le plus tôt sera le mieux. Gardez le secret, même vis-à-vis de moi. Je ne suis pas sûr de ne pas être surveillé. Ma visite ici va être rapportée au roi.
- Ne crains rien Entablu. Tu es venu m’adresser ta salutation, comme tu dois le faire selon les rites qui sont les nôtres. Merci de ta venue. Nous déciderons ce qui est bon.
Saluant Cantasha, le vieil homme partit sans un regard pour Renatka, dont le visage s’empourpra :
« Mais pour qui se prend-il, de nous donner des ordres ?
- Il est Entablu, plus qu’un nom, c’est un titre à Simantaba. Il est d’un âge que tu ne peux imaginer. Il a connu plusieurs Maîtresses enchanteresses. Il connaît les runes, même si sa pratique en est moins profonde que la nôtre, et il est maître dans les arts magiques bénéfiques. Il représente une solide défense pour Simantaba de ce côté-ci du monde. Ton rôle est encore mystérieux. Les lignes d’avenir convergent vers toi, mais dépendent de toi. L’interprétation des signes te concernant occupent beaucoup de monde. Malheureusement, nul n’arrive à conclure. Les temps qui viennent après toi nous sont occultés. C’est pour cela que le Sorcier noir veut mettre la main sur toi. Il pourrait ainsi obliger l’avenir à être ce qu’il veut.
- Je suis bûcheron. Sans les guerriers noirs, je serais encore à couper mon bois dans ma vallée.
- Je sais, Renatka. Je n’ai pas de don de divination. Tu as une place particulière pour l’avenir. C’est pour cela que la maîtresse enchanteresse veut te voir. »
On frappa à leur porte, interrompant la conversation. Un page entra.
« Je suis porteur d’un désir royal. Vous devez être reçue en audience par le roi et son conseil quand le soleil sera au zénith dans la salle des audiences. Je vous demanderais de me suivre. »
Cantasha jeta un regard à Renatka. Il lui répondit en haussant les épaules en signe d’impuissance.

Il y avait eu… Il ne savait plus. Il avait été…Il ne savait plus non plus. Il ne ressentait que la volonté de détruire, la rage de broyer, le désir de déchiqueter. Il flottait dans des limbes indéfinis. Il avait été puissant. Il se sentait faible. Il faudrait qu’il le broie, le déchiquette, le massacre… mais qui ? Il avait juste conscience de son existence. Les limites de lui-même lui semblaient floues. Autour de lui, les ombres qu’il voyait semblaient le fuir. Des bribes d’évènements revenaient dans un tout incohérent. D’abord, il y avait celui-là qu’il devait poursuivre. Il y avait cet autre qui disait des paroles qu’il n’entendait pas. Il y avait la mission. Il y avait la magie. Tout se mélangeait, se mêlait, s’entremêlait. Puis sa conscience repartait. Quand il lui semblait être éveillé, les cauchemars reprenaient. D’autres êtres venaient y danser leurs sarabandes, d’autres entités le prenaient à partie. Il ne vit pas l’entité qui s’approchait. Elle le contemplait avec un plaisir gourmand. Elle allait vider de sa substance un démon principal. Cela la renforcerait. Alors elle pourrait être autre chose qu’un charognard démoniaque se nourrissant des victimes des batailles dans les mondes noirs. Elle savait même le nom de sa victime, Takachougha. Son histoire commençait à être connue. L’exemple à ne pas suivre. Son erreur : avoir laissé un sorcier apprendre votre nom. Après cela, il ne fut plus jamais tranquille, jusqu’à ce funeste jour où lié par un sort d’obéissance lancé par celui qui connaissait son nom, il avait dû affronter l’être de Corc, probablement la dernière entité capable de manipuler le temps et l’espace. La rupture brutale de lien magique entre Takachougha et le sorcier avait tellement affaibli Takachougha qu’il ne pourrait même pas se défendre quand elle allait lui sucer ses substances vitales. Quant au sorcier, elle entendait résonner ses rites noirs. Il essayait de récupérer sa puissance. L’entité se fixa sur sa victime et commença à se nourrir. Elle avait à peine commencé qu’elle sentit l’onde de force qui précédait un des grands dans les mondes noirs. Il avait plusieurs surnoms. Elle n’essaya même pas de l’amadouer. Elle s’enfuit.
Le seigneur des mondes noirs perçut Takachougha et le charognard qui fuyait. Takachougha était vraiment en mauvais état. Il partait en déliquescence. Est-ce que cela valait le coût nécessaire à le remettre en état ? Il faudrait le restructurer, lui réapprendre son être propre, le nommer d’un nouveau nom. Le seigneur des mondes noirs pesa le pour et le contre. S’il réussissait à le régénérer, alors il aurait l’arme idéale contre le sorcier et il pourrait même décapiter l’organisation des diseuses de runes. C’est la Force Noire qui allait être heureuse s’il y parvenait.

Cantasha était déprimée. Son audience par le roi n'avait pas tourné à son avantage. Il avait été très ferme, avait repoussé ses arguments, de plus en plus agacé qu'elle réponde et avait fini par lui donner l'ordre de se mettre à sa disposition. Il lui avait adjoint une garde officiellement pour la protéger mais aussi pour la surveiller. Elle était rentrée avec deux soldats derrière elle. Ils avaient pris position devant sa porte. Si Renatka pouvait entrer et sortir sans problème, Cantasha ne pouvait faire un pas dans le couloir sans que les gardes ne la suivent. Elle préférait demeurer cloîtrer dans sa chambre. Une escouade venait la chercher le matin et la ramenait le soir. Elle passait sa journée à faire des pointes de flèches runiques. Renatka passait ces journées à explorer le palais et ses alentours. Les nouvelles de la guerre étaient bonnes. L’humeur de la cité était joyeuse. Les guerriers noirs reculaient encore. A la pleine lune, cela ferait une lunaison qu’ils cédaient du terrain. Bien sûr, ils se défendaient mais la coalition qui prenait forme semblait assez puissante pour en venir à bout. Renatka cherchait un moyen de fuir. Cantasha ne voulait pas employer les runes pour faire du mal à un peuple ami. Il fallait trouver autre chose. La cité grouillait de monde. Les affaires allaient bon train. Pour la pleine lune, le roi avait décrété une journée de réjouissance. Beaucoup espéraient que ce serait aussi une fête de victoire sur les guerriers noirs. Assis à un coin de rue, Renatka remarqua que la foule semblait éviter quelque obstacle. Il ne voyait rien de particulier pour expliquer cela. Il se concentra, laissant la chaleur de la flamme monter en lui. Son regard se fit plus pénétrant. Il lui semblait ressentir un peu ce que chacun vivait dans cette foule. Il porta son attention sur l’obstacle et fut étonné d’apercevoir une forme d’homme. S’approchant, il découvrit un petit être fouillant le tas de détritus. Il triait ce qu’il trouvait. La foule passait autour de lui comme s’il n’existait pas.
- Qui es-tu ? demanda Renatka
Le petit être sursauta, surpris qu’on lui adresse la parole.
- Tu me vois ?
- Mieux, je te regarde. Qui es-tu ?
- Je suis Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, petit fils de Masantafiga, arrière petit fils de …
- Doucement. Il y en a long comme cela ?
- Je connais vingt générations. Mon père plus de deux cents !
- Je peux t’appeler simplement Michatagoulfa ?
- Tu veux m’appeler par mon nom ?
- Oui.
- Tu n’es pas de la cité. Comment tu t’appelles ?
- Renatka.
- Tu es fils de personne ?
- Si, fils de Sounataka, petit fils de … Je crois que je n’ai jamais su son nom.
- Vous les grands, vous êtes curieux. Ne pas savoir d’où vous venez, c’est indécent.
- Les gens ne te voient pas ?
- Non, et comme tu me parles, tu as cessé d’être visible à leurs yeux.
Renatka regarda autour d’eux. Effectivement, le flot des passants semblait les ignorer. Personne ne leur marchait dessus mais tous faisaient un détour comme on évite un arbre, ou un déchet.
- Tu les vois. Ils traitent toujours mon peuple comme cela. Sans nous, leur cité ne serait qu’un cloaque. Pourtant ils nous ignorent. Même pour les gardes nous n’existons pas. C’est parfois bien pratique.
- Tu peux faire ce que tu veux.
- Ah, non ! L’équilibre est fragile. Si nous devenons trop présents, ils nous voient et alors c’est la chasse. Nous ne sommes pas de taille à lutter contre les grands.
- Quel est le nom de ton peuple ?
- Je ne sais pas si je peux te le dire. Tu n’es pas comme les autres mais tu es un grand.
- C’est vrai, alors sois prudent, Michatagoulfa.
Ils se quittèrent ainsi. Quand Renatka se fut remis debout après le départ de Michatagoulfa, il recommença à se faire bousculer. Il était de retour dans le monde des grands. Il revint chaque jour et prit l’habitude de rencontre le « p’ti mich » comme il l’appelait. Il apprit ainsi que parfois, « p’ti mich » se promenait dans le palais. Il connaissait Cantasha et Entablu, les maîtres des runes comme il disait. Il les aimait bien. Son peuple avait été sauvé une fois d’une persécution par un diseur de runes qui les avait protégés. Par contre, il se méfiait de certains dont l’âme était aussi noire que les guerriers. Cela les inquiétait, car le roi les écoutait trop complaisamment. C’est en l’écoutant que Renatka conçut son plan. Il l’exposa à Cantasha, qui faute de mieux, l’accepta.
La pleine lune se levait quand « p’ti mich » se présenta dans l’appartement de Cantasha. Dehors les festivités avaient commencé. Il était passé entre les gardes sans que ceux-ci ne le voient. Renatka était toujours étonné de cette cécité volontaire.
- J’ai demandé à mon père. Il est d’accord pour que je vous aide. Il m’a dit de vous habiller comme nous. Alors voici des vêtements qu’on a taillés pour vous.
Michatagoulfa leur tendit un paquet de linge malodorant et sale. Renatka et Cantasha échangèrent un regard mais ne dirent rien. Ils découvrirent des capes faites de morceaux de tissus récupérés cousus ensemble. Habillés comme cela, ils donnèrent la main à « p’ti mich ». Quand ils passèrent la porte de l’appartement, les deux gardes semblèrent subitement intéressés par ce qui se passait ailleurs et ils tournèrent la tête. Leur évasion commençait.
Le sorcier noir jubilait. Le rituel touchait à sa fin. L’acmé viendrait avec la pleine lune. Pour son lever, il fallait que les six sorciers sacrifient ensemble les victimes. Le lieu du rite était gluant du sang des sacrifiés. On trouvait des cadavres d’animaux et d’hommes jetés pèle-mêle dans les coins de la grande grotte éclairée de brasiers fumants et de torches nauséabondes. Au centre, un cercle de six grandes pierres plates ruisselantes de sang. Les acolytes se dépêchaient d’amener les victimes futures pendant que le sorcier noir et ses adjoints les plus puissants mettaient au point les détails de la cérémonie. Ils allaient faire appel à des courants maléfiques considérables, qui prenaient leur source près de la Force Noire. La moindre erreur serait non seulement fatale mais ouvrirait la porte à des temps et des temps de souffrance pour les fautifs.
Immobilisés par un sort, il y avait cinq jeunes filles nubiles et un garçon prépubère. Ils roulaient des yeux affolés, paniqués de ce qu’ils voyaient et entendaient. Aucun son ne pouvait sortir de leur gorge. Leurs cris auraient une utilité mais plus tard, quand le couteau du sacrificateur trancherait les chairs de la poitrine pour en arracher le cœur.

Dans le plan où il vivait, le Seigneur des mondes noirs observait les actions du sorcier noir. Il éprouvait une joie mauvaise. Le rituel que le sorcier venait d’engager pouvait être perverti. Il ne le saurait pas mais le sorcier noir serait un colosse au pied d’argile. Une proie parfaite pour alimenter l’insatiable faim de la Force Noire quand elle voudrait prendre pied sur la terre. Lui et ses sbires amèneraient une solidité appréciable au pont nécessaire à l’arrivée de la Force Noire elle-même. Cette terre le faisait rêver avec tous ces êtres faibles prêts à être réduits en esclavage. Il avait beaucoup œuvré ses derniers temps avec Takachougha. C’est lui qu’il allait introduire comme un coin dans les défenses magiques du sorcier. Il en riait de plaisir. Il allait piéger ce nécromancien qui les faisait souffrir depuis si longtemps. Il avait redonné forme et puissance, enfin un peu, à Takachougha. Par une magie compliquée, grâce à l’aide puissante de le Force Noire sur ce plan, il avait changé le nom du démon. Il était devenu Takachoughaa. Si l’on pouvait traduire le jeu de mot Takachougha / Takachoughaa cela donnerait quelque chose comme vainqueur / vain cœur. Quand le sorcier noir verrait que sa force ne permettait pas de vaincre dans son monde, il ferait de nouveau appel au démon principal. Il n’en avait pas piégé d’autres de cette classe. Il découvrirait alors que celui-ci était encore là et soumis par la magie du nom. Mais il ne pourrait pas prononcer tout le nom. Dans un premier temps, la victoire serait à son service, au moins jusqu’à la défaite des diseuses de runes, puis viendraient les revers. Le Seigneur des mondes noirs prenait encore plus de plaisir à imaginer les sentiments du nécromancien quand il s’apercevrait de l’erreur. Il n’aurait plus qu’à déployer sa propre magie à travers Takachoughaa et il pourrait faire prendre pied à la Force Noire sur cette terre.


Tout à leur rituel, les six sorciers ignoraient le piège. Prêts à tout pour un surcroît de puissance, ils auraient continué même en le connaissant. Sûrs de leurs pouvoirs, ils se pensaient maîtres du monde et plus encore le sorcier noir. Un acolyte arriva en courant :

- La lune se lève !
- Que le rituel commence ! hurla le sorcier noir.
Les tambours se mirent à battre, l’odeur âcre des chairs brûlées s’éleva des brasiers. Les victimes des sacrifices précédents étaient offertes en holocauste aux forces noires.
Encore quelques heures avant de reprendre sa marche vers la domination, le sorcier noir ne doutait de rien.
La fête battait son plein. Le temps était clément. Le ciel s’était dégagé en fin de journée. La lune pouvait briller de toute sa splendeur, éclairant la ville d’une lumière fort agréable aux fêtards. Partout ce n’étaient que buvettes, orchestre, liesse. Au milieu de cette foule, une zone sombre se déplaçait. Etrangère aux débordements d’un peuple qui croyait en sa victoire prochaine, une zone sombre se déplaçait. Elle n’avançait pas régulièrement. Elle suivait les mouvements de la foule.
Au centre de cet îlot de silence, trois silhouettes qui se tenaient serrées l’une contre l’autre. La plus petite guidait les autres.
- C’est un bon jour pour nous !
- Pourquoi dis-tu cela, Michatagoulfa ?
- Les gens dans ces fêtes jettent sans compter. Nous récupérons beaucoup de bonnes choses.
- Ça ne facilite pas notre avance.
- Non, Renatka, mais nous sommes encore plus invisibles. Même ceux qui d’habitude nous remarquent, pensent à autre chose. Suivant un itinéraire un peu chaotique, le groupe se rapprochait des remparts. Les soldats avaient des consignes de bienveillance. Ils scrutaient pourtant ceux qui passaient la porte.
- Stop là, gens du peuple des petits !
Le garde qui venait de parler s’avança vers eux, le regard soupçonneux.
- Bonsoir, noble soldat, fils de soldat, petit fils de général…
- Arrête, je n’ai pas besoin de tes flatteries. Tu n’aurais pas fait quelques vilenies que tu te sauves quand tous les tiens rentrent en ville ? Vous allez me montrez bien gentiment ce que vous avez sous vos capes.
- Selon vos souhaits, noble soldat, mais il y a erreur, nous ne faisons que rentrer, les capes pleines de provisions.
- Laisse-moi en juger ! Allez faites voir !
« P’ti mich » commença à sortir des objets divers de sous sa cape.
Cantasha et Renatka ne savaient que faire et restaient immobiles.
- Eh vous deux ! Allez vider vos poches comme l’autre. D’ailleurs vous allez me montrer vos têtes, je vous trouve bien grand pour des gens du peuple des petits.
- Ce sont des handicapés de chez nous dont j’ai la charge. Ils sont sans danger, c’est tout juste s’ils savent leur nom et celui de leurs ancêtres.
Michatagoulfa, tout en parlant s’était légèrement déporté vers le centre de la rue. Il sortait les objets de ses poches intérieures avec beaucoup d’ampleur dans ses gestes.
- Au voleur ! Au voleur !
Le cri qui retentit de l’autre côté de la rue, au débouché d’une ruelle, attira l’attention des gardes. Un début de bagarre sembla se produire. Une escouade se lança pour mettre fin à l’action. Le garde de la porte ne regardait plus vraiment « p’ti mich ». Son attention était ailleurs. Les soldats peinaient à rétablir l’ordre. Les cris augmentaient. Un officier sortit de la tour, regarda du haut des marches ce qui se passait. Il fit un geste de commandement et les soldats encore à la porte allèrent aider leurs compagnons. Se retournant, l’officier cria quelque chose à l’intérieur. On entendit distinctement, le branle-bas de la troupe affectée à porte des montagnes.
Michatagoulfa récupéra au vol ses affaires que le soldat avait laissées tomber, il le regarda s’éloigner pour aller prêter main forte aux autres. « P’ti mich » fit signe à Cantasha et Renatka de la suivre et il les fit courir jusqu’à ce qu’il soit à une distance de flèche de la ville.
Essoufflés, ils s’arrêtèrent derrière un bosquet, à l’abri des regards des gens de la ville.
- Explique-nous, Michatagoulfa.
- Il y avait un risque, car vous êtes trop grands pour être de mon peuple. J’ai demandé à ceux qui nous dirigent ce qui pouvait être fait. Le grand ancien à mon récit m’a dit que nos livres sacrés parlent de vous. Il y est dit en langage ancien du peuple des Anouines dont nous descendons que, quand le fils du fils, à la quarantième génération de Achimagoulta, rencontrera un grand qui le regarde, accompagnée de celle dont le nom n’est pas encore dit dans sa profondeur, qui connaît les runes, alors les temps seront accomplis. A une condition que nous les aidions.
- Et vous nous avez aidés.
- Oui, un groupe des miens était prêt à faire diversion.
- Que risquent-ils ?
- La prison et les coups, mais c’est sans intérêt car il sera noté qu’ils ont aidé le grand qui regarde accompagnée de celle dont le nom n’est pas dit.
- Mais je m’appelle Cantasha.
- Oui, mais en profondeur, ton nom est autre. Nos livres l’affirment. Ne traînez pas, il faut que vous soyez le plus loin possible quand ils découvriront votre fuite.
- Je sais cela, Michatagoulfa, mais je m’inquiète pour vous.
- Non Renatka, nos livres sacrés nous guident. Nous vous avons aidés, alors les temps nouveaux sont venus pour nous. C’est notre histoire et nous savons comment l’écrire. Partez maintenant.
C’est ainsi qu’ils se séparèrent, Michatagoulfa avec la certitude d’un nouvel avenir, Cantasha avec l’interrogation de son nom, et Renatka avec la responsabilité de la flamme.
Le sorcier noir n'était pas content. Il avait récupéré ses forces magiques, mais la perte de temps sur le terrain s'était traduite par un net recul et une perte de guerriers. Ne pouvant faire à la fois le rituel de restauration et être derrière ses troupes, il n'avait pas suffisamment protégé ses sorciers soumis. Ils étaient souvent morts percés d'une flèche runique. Sans eux, les guerriers noirs étaient trop faibles face aux autres soldats. Le sorcier noir manquait de volontaires pour devenir sorciers sous sa coupe. Il avait pratiqué une politique de la terre brûlée sur les terres conquises. Sa terre nourricière était maintenant trop éloignée et pas assez peuplée pour le soutenir. Il devait être vainqueur sur le terrain et mettre les populations à son service pour pouvoir aller plus loin. Simantaba s'éloignait de ses objectifs. La plaine fertile lui était nécessaire. Le royaume d'Ashra avait réussi à monter une coalition contre lui. La topographie de ce pays était moins favorable à ses mouvements de troupes et les soldats trop aguerris. Le sorcier noir prit l'option de porter la guerre dans la plaine, où les soldats d'Ashra seraient moins motivés et moins nombreux. Le royaume d'Ashra tomberait plus tard. Il ne doutait pas pouvoir reprendre le contrôle des forces noires qu'il connaissait et ainsi soumettre Ashra. Il aurait alors route ouverte vers Simantaba et le porteur de flamme. Ses espions lui avaient donné une bonne mauvaise nouvelle, la diseuse et le porteur de flamme étaient retenus à Ashra, c'était bon, pour faire des flèches runiques, c'était mauvais. Il n’avait pas le choix. Cela le rendait nerveux. Son avenir dépendait de gens qu’il ne contrôlait pas. Il lui fallait devenir plus fort. Oui, conquérir la riche plaine était la solution. Il y avait là des richesses matérielles mais aussi en hommes prêts à tout pour un peu de pouvoir. Il pourrait alors s’occuper de chercher sur les plans inférieurs si le démon qu’il avait soumis avait résisté à la rupture du sort. En attendant, il décida de convoquer quelques démons secondaires pour l’aider dans sa conquête. Il pourrait même en envoyer un à Ashra pour s’occuper du porteur de flamme. Même s’il n’avait pas la puissance de Takachougha, il pourrait toujours nuire suffisamment pour lui rendre service.

Entablu riait intérieurement. L’appartement était vide. Les soldats devant la porte, lui avaient dit que la diseuse et son garde s’étaient enfermés plutôt que d’aller à la fête. Ils en étaient heureux car cela leur évitaient bien du souci. Ils n’auraient pas à les surveiller dans la foule. Entablu inspecta les lieux. Différents indices lui firent penser au peuple des petits. Curieuse race qui vivait en marge et en symbiose avec les hommes. Cantasha et Renatka étaient partis comme il l’espérait. Le ciel devenait moins noir. Il avait jeté les pierres de divination. Il voyait d’un côté l’espoir et de l’autre le danger. L’espoir était clair pour lui. Pour le danger, il refit un jeté des pierres. Le sombre s’étendait sur la plaine et sur le royaume d’Ashra, des forces démoniaques allaient être à l’œuvre. Il lui fallait protéger l’espoir en retardant la nouvelle de la fuite de la grande diseuse et du porteur de flamme. Il réfléchit un moment et se mit à l’ouvrage. Il sortit de sa tunique une pierre à encre, ainsi que le pinceau sacré que la grande enchanteresse lui avait remis à la fin de son initiation. Il mouilla la pierre, faisant naître l’encre subtile des grands traceurs de runes. D’un geste sûr, il dessina tout en murmurant les runes enchantées. Quand les murs de la pièce furent couverts d’arabesques compliquées, il s’arrêta. S’asseyant, il contempla. Il restait un carré devant lui. Ce qu’il allait faire, nul ne l’avait fait depuis des siècles. S’il se trompait, les conséquences en seraient catastrophiques. S’il réussissait, il serait le digne élève de Cal…ent…blu. Rajoutant de l’eau à la pierre, il fit naître une nouvelle encre. Trempant son pinceau, il l’imprégna soigneusement. Il n’avait droit qu’à un geste. Il s’installa confortablement devant le carré de mur lisse. Il leva la main…et commença. Elle parut danser en suivant le dessin complexe du dessein de la rune royale de Beth. Quand il eut fini. Le temps se suspendit un instant, une éternité. Doucement, le dessin runique vibra. Entablu sourit. Il se leva et sortit. Il donna l’ordre aux gardes de laisser la diseuse de runes tranquille. Elle était malade. Il interdit les visites. Il leur apprit qu’il reviendrait avec les remèdes nécessaires.
Dans l’appartement, le dessein de Beth emplissait la pièce. L’encre subtile de la pierre devenait invisible aux yeux des hommes. Les runes traçaient leurs arabesques dans l’espace même entre les murs. Comme l’écho d’un chant vibrait dans l’air. Quiconque entrerait dans cette pièce, serait pris dans le filet des runes et en deviendrait serviteur.
Entablu s'allongea sur son lit, le sourire aux lèvres. Il avait vécu intensément ses dernières heures. Une fois parti de l'appartement de la diseuse de runes, il avait été au conseil du roi. Il lui avait fait part de la nouvelle de la maladie de Cantasha, tout en restant très discret sur sa réalité exacte. Elle ne pouvait sortir et se montrer, mais elle pourrait encore faire des flèches runiques. A cette nouvelle, il sentit le soulagement du roi qui n'aurait pas à la contraindre pour rester chez lui, et les sentiments de haine de certains conseillers dont il ressentait bien le lien avec les forces noires. Après le conseil, il était parti en ville, s'était arrêté sur une place pour méditer. Il avait choisi un coin tranquille près d'une zone ombragée.
- Bonjour, Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, petit fils de Masantafiga, arrière petit fils de Fagantasoulba dit le grand, arrière-arrière petit fils de.....
Entablu avait prit le temps de la grande salutation. Michatagoulfa avait répondu de même.
- Tu connais mon nom entier ! Vous êtes un peuple étonnant, Michatagoulfa.
- Beaucoup de choses sont écrites dans nos livres sacrés. Des hommes qui portèrent le titre de Entablu, il y en a eu peu.
- La grande diseuse a encore besoin de votre aide.
- Parle, Entablu, nous l'aiderons.
- J'ai tracé les grandes runes dans son appartement. Il serait bon pour l'avenir qu'on le croit habité. Les serviteurs amèneront le nécessaire à vivre. Il serait bien que vous fassiez en sorte qu'ils puissent en ressortir avec les déchets de deux personnes.
- Les livres disent que les grandes runes sont exigeantes pour la vie de celui qui les trace.
- Tu as compris, Michatagoulfa. Ne dépassez pas le vestibule. Vous mettrez les flèches neuves dans l'entrebaillement de la porte et vous y reprendrez les flèches runiques, mais surtout n'entrez pas.
- Mon peuple fera cela.
- Que les runes vous soient favorables, Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, petit fils de Masantafiga, arrière petit fils de Fagantasoulba dit le grand, arrière-arrière petit fils de.....Entablu était rentré au palais. Selon les ordres du roi, il avait organisé le service pour la grande diseuse puis avait regagné ses appartements.
Allongé, il sentait la fatigue de sa dernière journée. Michatagoulfa avait raison. Peu d'hommes avaient porté le titre de Entablu. Il était le plus vieux de la lignée. Il avait fait ce qui devait être fait. Tracer les grandes runes et la rune royale de Beth demandait une énergie fantastique que seuls les Entablu avaient. Mais le prix était fort. Entablu sentait la vie s'éloigner de lui. Encore un peu, il ne serait plus. Son esprit resterait lié à l'appartement où étaient tracées les grandes runes. Une légère ombre comme une fumée s'élevait au-dessus de lui, elle dessinait comme des runes dans l'air.
Quand le serviteur d'Entablu entra dans la chambre, il ne trouva qu'une défroque vide. Le corps n'était plus.
Le sorcier préparait le rite de capture. Il lui fallait des esclaves démoniaques pour renforcer ses troupes. Il voyait aussi un autre avantage. Les démons étaient insensibles aux flèches runiques que les soldats d’Ashra employaient. Piéger des démons était assez simple mais relativement dangereux. Ils ne savaient pas résister à une porte ouverte. Tout le rite consistait à leur faire croire à un sorcier débutant se promenant dans les plans infernaux sans avoir pris toutes ses précautions. Quand le démon prenait pied sur la terre des hommes à travers ce qu’il pensait être un idiot se prenant pour un sorcier, un sort de soumission lui était passé autour de l’être. Pour les démons mineurs cela suffisait. Leur faire dire leur nom était l’étape d’après. Pour un sorcier de sa puissance, cela ne représentait pas trop de difficultés. Si un démon trop puissant se présentait. Le sort de soumission permettait de le renvoyer dans son monde. A moins qu’on puisse deviner son nom. C’est ce qui était arrivé avec Takachougha. Ce jour-là, il avait eu le bon réflexe. Le sorcier noir savait ne pas pouvoir compter à nouveau sur la chance. Il fallait un rapport de puissance qui lui soit favorable. Pour mener à bien ses plans, il allait être nécessaire de descendre dans les plans profonds pour voir si Takachougha était encore actif. En attendant, il se concentra sur la flamme noire devant lui qui recommençait à vibrer, preuve qu'un esprit venait de la toucher. Il prépara le sort de soumission. Il dit les mots qui agitèrent le faux sorcier qu'il utilisait comme piège. Le démon croyant à une fuite planta plus profondément ses vrilles de possession dans le leurre. Le sorcier noir n'eut plus qu'à ferrer sa proie. Encore un, vraiment cela devenait une routine. Il laissait aller ses pensées sur ses projets. Un autre esprit vint agité le leurre. Presque machinalement, il fit les gestes nécessaires. Il sentit une résistance plus forte. Revenant à la réalité présente, il constata que la prise était plus importante qu'il ne le pensait. Il fit rapidement les passes magiques pour augmenter la puissance du sort de soumission. Le démon au bout résistait de plus belle. Un instant, il se posa la question de le relâcher. Si par hasard, c'était un grand démon, il risquait de tout casser. L’excitation du chasseur prit le dessus. Le sorcier noir investit la flamme noire de sa puissante présence. Il ressentit les vrilles de possession qu'il isola par les sorts adéquats, puis redoubla le sort de soumission et inversa le mouvement spirituel de la prise de contrôle du démon. Se plaçant dans sa part la plus sombre, il envahit le démon et se mit à chercher son nom dans les replis de l'être démoniaque. Il rit intérieurement, ces démons étaient toujours aussi orgueilleux, celui-ci s'appelait le "très puissant des plans inférieurs", autrement dit Darquiflou. Voilà un parfait candidat pour aller s'occuper de la diseuse de runes. Darquiflou était nettement plus puissant que les autres démons capturés pendant ce rite. Avec son nom, le sorcier noir allait pouvoir le contrôler suffisamment pour le charger de certains sorts autrement interdits. Avec des gestes sûrs et rapides, il le fit advenir sur le plan terrestre. Le démon se fit le plus impressionnant possible prêt à frapper tout homme présent. Il s'apprêtait à s'élancer quand l'homme encapuchonné devant lui prononça son nom. Il se rétracta sous le choc. Comment avait-il pu savoir ce secret caché au plus profond de son être? Ce nom secret, il se l'était choisi quand il avait acquis son indépendance. Il essaya quand même de frapper l'homme faisant confiance à ses vrilles de possession qu'il sentait toujours en place.
L'encapuchonné se mit à rire.
- Alors Darquiflou, tu te crois un grand démon quand tu n'es qu'un apprenti.
- Je vais te réduire au silence, orgueilleux mortel !
Le sorcier rigola de plus belle. Darquiflou sentit que ses appuis ne reposaient que sur du vent.
Il comprit qu'il était sous la coupe du sorcier. Il eut peur.
- Allons Darquiflou, tu vas voir que me servir n'est pas si dur! Je ne suis pas un mauvais maître avec ceux qui obéissent. Mais ne fais pas de faux pas si tu ne veux pas tâter de la magie noire du nom.Le démon prit son ton le plus mielleux.
- Que dois-je faire, Maître ?
- Entre dans cette urne !
- Non, ça jamais !!
- Par la magie de ton nom, Darquiflou, entre et que son col soit scellé jusqu’à ce que tu reçoives mes ordres.
Le démon se sentit pris dans des forces gigantesques qui le forcèrent à intégrer le pot de terre cuite. Le couvercle qui vint se sceller lui cacha toute lumière et toute sensation. Non seulement, il s’était fait avoir par un sorcier, mais en plus il s’était fait enfermé dans une poterie ensorcelée. Darquiflou enrageait d’autant plus qu’il était réduit à l’impuissance. Pour passer le temps, il se mit à imaginer tout ce qu’il ferait à l’homme qui viendrait lui donner des ordres.
Le sorcier noir avait fort à faire. Il avait dû soumettre à ses sorts la centaine de démons piégés. Cela lui avait pris plusieurs jours que ses ennemis avaient mis à contribution pour renforcer leur position. Sur le terrain, les archers de la plaine devenaient aussi bons que ceux du royaume d’Asrha. Il fallait qu’il protège ses sorciers. Chaque fois que l’un d’eux disparaissait, c’est un peu de sa puissance qui partait. Il adjoint un démon comme garde du corps à chaque sorcier soumis tout en leur donnant des groupes plus grands de guerriers noirs. L’apparition des démons sur le champ de bataille bouleversa le rapport de force. Le cœur manquait au plus vaillant quand il fallait monter à l’assaut face à ces monstres grimaçant que rien ne pouvait tuer. Les démons se moquaient des flèches runiques, convenablement équipés d’armes enchantées, ils étaient quasi invincibles. La conquête avançait bien. Les terres ainsi conquises demandaient à être gérées. Il lui fallait trouver des âmes assez noires pour devenir ses sorciers soumis. L’initiation des apprentis demandait du temps aussi. Ses adjoints en faisaient beaucoup mais il était seul à pouvoir donner la dernière touche à leur transformation. La plaine se soumettait, les richesses affluaient, les sorciers soumis augmentaient. Les guerriers noirs voyaient aussi leur nombre s’accroître. Même les soldats d’Ashra reculaient maintenant devant sa puissance, leurs flèches runiques sans effet. Le sorcier noir avait appris la mort d’Entablu, heureuse nouvelle, la maladie de la diseuse de runes, autre bonne nouvelle, même si elle continuait à fabriquer des flèches runiques. Son pouvoir devait être diminué car elle n’avait pas changé ses runes malgré l’apparition des démons. Encore un peu et il pourrait s’attaquer à la capitale du royaume d’Ashra et la route de Simantaba serait ouverte. Il pensa qu’il lui faudrait envoyer Darquiflou pour la mettre hors d’état de nuire avant son arrivée. Si les guerriers noirs approchaient trop près du palais, il était certain qu’elle essayerait de mettre le porteur de flamme à l’abri. Il était la clé de l’avenir. Il en était persuadé. Mais pour cela il lui fallait du temps. Le sorcier noir essayait de mettre de l’ordre dans ses idées, mais à chaque fois, une nouvelle sollicitation urgente l’en empêchait. Il pesta contre le temps qui passait, rêvant de voler au pays de Corc son secret du contrôle du temps.

Le roi du pays d’Ashra commençait à avoir peur, malgré les dénégations de ses conseillers. Entablu lui manquait. Le vieux mage n’avait jamais été facile, mais ses conseils avaient été toujours avisés. Le roi se sentait maintenant entouré d’incapables, ou plus exactement d’ambitieux qui pour passer devant les autres, étaient prêts à tout. Il savait aussi sans avoir de nom précis que certains travaillaient pour le sorcier noir. Qu’il y ait des espions était une évidence. Plus encore dans son entourage, il pensait que plusieurs personnes étaient prêtes à le trahir contre la puissance. Etre roi à la place du roi, les faisait rêver. L’apparition des démons sur le champ de bataille avait changé le rapport de force. C’en était fini des victoires. Chaque jour apportait son lot de morts et de mauvaises nouvelles. L’alliance avec les gens de la plaine ne pouvait pas faire face. Manquant de cohésion et jouant parfois contre le bien commun pour défendre leurs intérêts particuliers, les seigneurs et hobereaux de la plaine compliquaient la tache du prince-soldat qui avait en charge la défense. Le roi avait voulu l’avis de la grande diseuse, mais celle-ci malade, ne répondait pas. Les gardes n’osaient pas entrer dans l’appartement. Une odeur pestilentielle les repoussait. Heureusement, elle fabriquait encore des flèches runiques. C’était mieux que rien. Devant cet état de fait, il avait envoyé un messager secret à Simantaba pour demander l’aide des grandes diseuses dans le combat contre les démons. Contre l’avis de ses principaux conseillers qui ne croyaient pas au danger d’une invasion par les guerriers noirs, le roi avait fait commencer les préparatifs pour soutenir un siège. Cela avait affolé la population. Chaque jour amenait son lot de candidats au départ pour se mettre à l’abri sur les hautes terres. Certains, au conseil du roi, estimaient qu’il faudrait des lunes et des lunes pour que le sorcier noir digère la conquête de la plaine. Ils étaient prêts à sacrifier l’alliance contre le sorcier pour leur sauvegarde. Ils donnaient le conseil négocier avec le sorcier avant qu’il n’arrive aux portes du royaume. Les plus anciens et ceux issus du rang des soldats estimaient qu’il était bon de mourir pour le royaume. Ils donnaient le conseil de la guerre sans trêve jusqu’à la victoire ou la mort. Les autres avaient des conseils tellement alambiqués que personne ne les comprenait. Le roi du pays d’Ashra se sentait bien seul.
Cantasha et Renatka avaient gardé leurs vêtements faits par le peuple des petits, sur les conseils de Michatagoulfa. Ils pouvaient ainsi marcher sur la route avec tout le monde sans attirer l’attention, pire sans être regardés. Pour Renatka qui avait vécu toute son enfance dans un hameau perdu, cela ne le dérangeait pas. Il n’en allait pas de même pour Cantasha. Etre grande diseuse était un rang élevé dans la hiérarchie de sa corporation, fort connue au demeurant. Cela la mettait mal à l’aise. Quand elle essayait d’aider quelqu’un, on la fuyait. Elle prenait petit à petit conscience que son aspect extérieur était pour beaucoup dans la manière dont les gens la regardait, ou ne la regardait pas. Les aubergistes qui ne les chassaient pas, les envoyaient dans les écuries en les traitant comme des indésirables, tout en acceptant sans difficultés les espèces sonnantes et trébuchantes. Elle aurait bien repris son habit de diseuse de runes. Tant qu’ils étaient dans le royaume d’Ashra, elle ne le pouvait pas. Sa mission était de ramener Renatka. Elle serrait les dents, attendant avec impatience d’arriver à Simantaba où elle serait de nouveau reconnue.
Ils étaient partis depuis une dizaine de jours. Cette partie du royaume s’appelait les hautes terres. Il s’agissait d’un plateau coupé par des vallées plus ou moins profondes. La terre pas très riche, servait surtout à l’élevage. Le printemps avançait ici aussi. Le temps était assez doux. Même les nuits n’étaient pas trop fraîches. Ils dormaient souvent à la belle étoile. Ils avaient repris leur marche depuis le matin quand ils arrivèrent à une rivière. Celle-ci était trop large et trop profonde pour être traversée à gué. Un radeau faisait donc la navette entre les deux rives. Ils arrivèrent au milieu d’un groupe de marchands allant de l’autre côté des cols vers Simantaba. Comme toujours, leur arrivée provoqua son lot de regards baissés et de dos tournés. Par moment Cantasha se disait qu’elle utiliserait bien quelques runes de puissance pour les forcer tous à lui reconnaître droit à l’existence. L’impossibilité de le faire lui devenait de plus en plus pesante. Elle écouta distraitement les marchands qui comme toujours se plaignaient d’affaires qui ne marchaient pas, de risque de bandits, des difficultés dues au guerriers noirs, de l’incapacité des dirigeants à faire ce qu’ils auraient dû pour protéger le commerce qui était la base de toute richesse. A travers leur babillage, elle apprit qu’ils se rendaient à Simantaba pour la grande foire. Elle fit signe à Renatka d’écouter et lui proposa de se joindre à eux pour le reste du voyage, ou tout au moins de les suivre d’assez près. Il n’eut pas l’air d’accord. Il n’aimait pas les marchands. Leur voisinage était trop dangereux pour la discrétion qui leur était nécessaire. Le radeau achevait sa traversée, empêchant Cantasha de répondre. Le passeur les fit patienter. Il lui fallut cinq passages pour faire transiter tout le monde. Il n’accepta de les prendre, tout en les faisant payer la même somme que les autres, qu’à la dernière traversée parce qu’il restait un peu de place. Cantasha fulminait intérieurement.
Sur l’autre rive, ils prirent le chemin derrière les marchands qui continuaient à les ignorer. La nuit les surprit en haut de la montée pour sortir de la vallée. Le groupe des marchands s’installa pour la nuit préparant son feu et son bivouac, tous tournant ostensiblement le dos au couple. Renatka prépara le feu et leur maigre provision. Michatagoulfa les avait bien conseillés. Ils avaient assez d’argent pour tenir jusqu’au bout du voyage. Dans certains villages, Renatka avait même mendié avec un certain succès. Cantasha n’avait pas aimé.
L’attaque eut lieu dans la nuit. Brutalement réveillés par les cris des assaillants, ils virent les marchands essayer de se défendre. Cantasha allait dire une rune de puissance quand une petite voix lui susurra :
- A votre place, je me tairais. Vous n’intéressez pas les bandits. Ils sont passés autour de vous sans même vous regarder.
- Mais les marchands …?
- Michatagoulfa m’a fait parvenir la nouvelle de votre passage dans ma région. N’insistez pas ou vous risquez plus de mal que de bien. Si on vous remarque, à quoi aura servi tout ce que mon peuple a fait ?
Cantasha hésita, déchirée entre son désir de venir en aide aux marchands et de retrouver sa place, et la mission qui la liait à Renatka.
Les bruits de combats cessaient. Les cris des hommes remplaçaient celui des armes. Les bandits rassemblaient leurs proies près du feu. Renatka prit la main de Cantasha et l’entraîna à l’abri de la nuit. Toujours guidant la diseuse, il suivait l’étrange guide qui leur était arrivé fort opportunément. Ils s’éloignaient de la route. L’écho des ordres et des cris diminua. Ils arrivèrent à une petite clairière. Le guide prit la parole.
- Ici, nous ne risquons rien.
- Comment peux-tu être aussi affirmatif ?
- Parce que je suis chez moi, que je connais les bandits.
- Tu connais les bandits !
- Oui, c’est une bande de rançonneurs plutôt sympathiques. Le passeur les renseigne sur ceux qui passent. Ils ne les tuent pas, cela ferait venir l’armée. Ils ne les dépouillent même pas complètement. Non, ils leur font payer un droit de passage. Vous verrez, demain sur la route, il n’y aura plus personne. Les marchands seront repartis et les bandits auront rejoint leur refuge.
- Qui es-tu ? Tu n’es pas un petit.
- Non, tu as raison, diseuse. J’ai été adopté par le peuple des petits. Je suis un handicapé. Je n’ai pas d’ascendance. Ils m’ont trouvé sur la route et m’ont gardé. Mon nom est trop court. Je suis Katonga, celui qui n’a pas de famille. Je suis resté de longues années avec mon peuple adoptif dans une des cités d’Ashra. Mais ne pas avoir de nom digne était trop difficile à porter. Celui qui n’a pas de parent est toujours à part. Un jour en changeant de cité, j’ai découvert cette clairière. Je m’y suis réfugié. Une cabane, de l’eau, une route pour mendier pas loin, rien ne me manque. Mon peuple sait que je suis là. Je suis maintenant Katonga le solitaire. Je sers de relais pour certains voyageurs qui ne veulent pas être trop reconnus. Le passeur me connaît, comme les bandits. Ils me respectent. Je sais toujours à temps quand viennent les soldats, alors nous faisons du troc, des nouvelles contre ce qui me manque.
- Tu savais que nous venions ?
- Oui, Renatka, fils de Sounataka. Je sais même ton nom. Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, petit fils de Masantafiga, arrière petit fils de Fagantasoulba dit le grand me l’a fait dire. Reposons-nous maintenant. Demain sera un autre jour.
Katonga leur fit visiter sa bâtisse. Il leur montra les paillasses où ils pourraient dormir et lui-même alla s’allonger dans une alcôve à côté de la porte. Un feu de braises réchauffait l’atmosphère. Tous trois s’allongèrent et bientôt les respirations devinrent calmes et profondes. Si Renatka respirait calmement, il ne dormait pas. Trop de choses s’étaient passées cette nuit. Bien sûr l’histoire de Kontaga se tenait, mais il avait un doute. Cantasha se tournait et se retournait dans son sommeil. Renatka avait l’ouie en éveil. Le temps passait, rien ne se produisait. La torpeur l’envahit doucement. Il se réveilla brusquement. Ses sens étaient en alerte. Quelque chose l’avait réveillé. A côté de lui la respiration maintenant calme de Cantasha le rassura. Mais… il n’entendait plus celle de Katonga. Silencieusement, il se leva. Le feu n’émettait que quelques faibles lueurs, pas assez pour se repérer dans la nuit noire de la maison. Il pensa que ce serait bien de pouvoir faire de la lumière. La chaleur monta en lui. Il eut l’intuition de regarder le feu. Celui-ci se ralluma sous ses yeux. De courtes flammes s’élevaient maintenant du foyer. Il vit distinctement les obstacles devant lui. Il y en avait beaucoup plus que lors de leur arrivée. Il pensa que Kontaga avait mis exprès tout cela pour être prévenu s’il se levait. Arrivé à la porte, il vit qu’elle était entrouverte. Se glissant par l’entrebâillement, il inspecta les alentours.
Du bruit se faisait entendre sur sa droite, derrière la maison. Précautionneusement, il fit le tour. Kontaga s’entretenait avec des hommes. La nuit sombre ne facilitait pas la tâche. Un des hommes avait une lanterne mais elle n’éclairait pas leur visage. Il tendit l’oreille mais ne put comprendre que des bribes de phrases. Kontaga parlait :
- …bien sûr que c’est lui….diseuse qui l’accompagne…ne sait pas encore…
Une voix grave lui répondit :
- …besoin de sa puissance… … flamme nue sera le signe… … plus loin sur la route…
Kontaga reprit.
- Je verrais ce … … vers Simantaba… …orcier noir sera là…
- … fais confiance, ils te croiront. … hache qu’il a laissée…
Le vent se mit à souffler l’empêchant d’entendre autre chose. Quand il vit que la rencontre semblait sur le point de se terminer, il rentra. Le feu éclairait encore la pièce. Il se glissa jusqu’à sa couche. Il avait à peine posé sa tête que les flammes moururent. La nuit reprit possession de la bâtisse. Il écouta la porte jouer doucement sur ses gonds. Kontaga entra aussi silencieusement que possible. Renatka l’entendit poser un objet lourd par terre. Au bruit, il évoqua sa hache. Il entendit Kontaga se glisser dans son alcôve. Quelques temps plus tard, le sommeil le prit. Quand il se réveilla, Renatka ne vit ni Cantasha, ni Kontaga. Il courut jusqu’au dehors. Il les trouva attablés, parlant tranquillement.
Cantasha lui fit le résumé de leur conversation, de la venue des messagers de la capitale, de l’arrivée de sa hache pour la suite. Elle semblait enthousiaste, Renatka pas du tout. Quand elle lui annonça que Kontaga allait les accompagner, il fut carrément de mauvaise humeur, ce qu’elle ne comprit pas. Ils ne partirent que le lendemain. Kontaga avait demandé un jour pour préparer son voyage. Pour Renatka, cela n’allait pas. Qu’est-ce que ce personnage venait faire entre eux, dans leur histoire ? Il restait de mauvaise humeur.
Profitant de ce jour de repos forcé, il était parti se promener dans la forêt qui s’étendait derrière la maison. En faisant cela, il s’éloignait de la route et du fleuve. Après plusieurs heures de marche, il arriva à un endroit découvert. Il était sur le plateau surplombant la rivière en contrebas. Celui-ci finissait par une falaise tombant à pic sur des gorges bouillonnantes. Une tour en ruines se dressait là. Il s’approcha. Cela devait être une ancienne tour de guet. La vue s’étendait au loin. Il resta un moment à la contempler. Se retournant, il regarda la tour et par curiosité voulut entrer dans les ruines. Avec la hache qu’il avait récupérée, il se fraya un chemin. Il sentait la chaleur de son corps augmenter avec l’effort pour s’ouvrir un passage. Arrivé devant ce qui était la porte, il eut une impression bizarre, quelque chose d’indéfinissable. Malgré ce mal aise, il pénétra dans la vieille enceinte. Ce fut comme s’il avait changé de monde. La tour semblait neuve et grouillait de personnages, il y avait des soldats et des prêtres. Ceux-ci faisaient un sacrifice humain. Renatka recula vivement. La nature était redevenue normale. Il refit ce pas en avant, repassant le seuil de la tour. Une autre scène était sous ses yeux. Il y avait encore des soldats, mais ils ne faisaient que monter la garde. Au centre deux prêtres discutaient, l’un était assis, l’autre debout.
- Et tu dis que l’ennemi avance.
- Oui, maître. Leurs armées surpassent les nôtres. De plus les éléments semblent avec eux. Même le feu semble leur obéir.
- Ne blasphème pas. Notre Dieu commande au feu. Notre manque de foi est la cause de notre défaite. Peut-être que si je t’offrais en sacrifice, Le dieu du feu serait content comme au temps de Noirsan. Renatka recula encore et refit un pas en avant. De nouveau le décor avait changé. La pièce était toujours la même mais les personnages différents. Une femme pas très grande se tenait assise et mangeait. Ses serviteurs l’entouraient.
- Tout a été fait selon tes ordres, CalEnBlu. Les êtres noirs ne pourront nous échapper.
- C’est bien. Que les armées se tiennent prêtes. Demain je gravirai le mont qui domine la plaine et je dirai les runes. Nous les repousserons à la mer. Après nous pourrons chanter nos morts et fêter la victoire.
Renatka fit l’expérience plusieurs fois. A chaque fois, une nouvelle scène se jouait sous ses yeux. Puis la tour tombait en ruine. Elle ressemblait à ce qu’il avait vu en arrivant de l’extérieur. Il fit un dernier essai. Un grand être encapuchonné se tenait au centre des ruines, hâtivement recouvertes contre la pluie. Il était penché sur une grande coupe posée sur un trépied en métal noir ouvragé. Des fumées s’en élevaient. L’être poussa un cri.
Une autre silhouette encapuchonnée apparut.
- Que se passe-t-il, Maître ?
- Le feu, l’être de feu se réveille !
Renatka se recula. La vision disparut. Il avança à nouveau. Des flammes ravageaient les ruines. Il fit un pas en arrière. Le présent reprit sa place. Des oiseaux chantaient devant la timide apparition du soleil. Renatka retourna vers la cabane, la tête remplie de questions.
Ils prirent la route tous les trois au petit jour. Kontaga qui l'avait déjà parcourue ouvrait le chemin. Cantasha marchait près de lui et Renatka fermait la marche. Le temps était incertain, des nuages lourds passaient sans pleuvoir. Kontaga commentait le chemin. Il y aurait encore deux rivières à passer puis la longue plaine avant Simantaba qui faisait le tour du volcan éteint. Il leur faudrait probablement quinze ou vingt jours de marche. Il se révéla être un compagnon de route agréable dont le babil permettait au temps de passer sans s'en apercevoir. Le premier jour se passa ainsi, le deuxième pareil, puis le troisième. Renatka se dit que s’il devait supporter cela pendant encore des jours et des jours, il ne le pourrait pas. Il ne comprenait pas comment Cantasha pouvait trouver encore de quoi faire la conversation avec Kontaga. La route lui devint un supplice. Il ne pouvait s’avouer que le pire était qu’il se sentait délaissé.

Au palais, le conseiller Sinta avait grande réputation. Le roi l’écoutait. Son caractère n’était pas bon mais comme son influence grandissait depuis la mort de Entablu, nombreux étaient ceux qui désiraient entrer dans ses bonnes grâces. Secrètement, il rêvait du pouvoir. Son intelligence et sa connaissance des problèmes du royaume lui faisaient attendre une occasion propice pour s’emparer du pouvoir. Depuis que Entablu n’était plus, le sorcier noir lui avait envoyé des émissaires. Bien sûr, ils ne s’étaient pas présentés comme cela mais c’était bien leur pire ennemi qui avait essayé de l’acheter. Ils lui avaient fait miroiter le pouvoir sur le royaume d’Ashra si les guerriers noirs pouvaient attendre Simantaba. Pour montrer la bonne volonté de leur maître, il lui avait offert un vase contenant un puissant esprit qui allait lui être tout dévoué. Il pouvait le contrôler par son nom. Il suffisait que chaque phrase s’adressant à l’esprit commence par son nom : Darquiflou. Bien sûr, il ne fallait pas oublier ce détail car sinon l’esprit pouvait devenir dangereux. Mais n’était ce pas là le reflet du pouvoir, plus on en a, plus cela devient dangereux. Sinta avait été heureux de ce cadeau et avait promis de réfléchir à la proposition. Un esprit à ses ordres, voilà une chance de concrétiser ses désirs de pouvoir. Il ne doutait pas qu’il arriverait et à prendre la place du roi et à contrôler le sorcier noir en retournant l’arme contre lui. Sinta avait beaucoup écouté Entablu et beaucoup étudié. Il connaissait aussi certaines runes. Avant que d’ouvrir l’urne à l’esprit, il dessina sur le couvercle et sur la terre cuite le symbole runique de l’unité. Il avait sur lui une breloque qui pouvait s’ouvrir. Les amoureux y conservaient l’image de leur chéri. Lui avait dessiné le même symbole et un autre. En ouvrant la breloque, il savait qu’il libèrerait la force de la rune et que rien ni personne ne pourrait empêcher l’urne de se refermer sur son contenu : l’esprit envoyé par le sorcier noir. Où que soit l’esprit, quoi qu’il fasse, il serait obligé de rentrer dans l’urne et de laisser le couvercle se refermer.
 Darquiflou avait subi les épreuves de soumission avec colère, mais il ne pouvait pas s'opposer au sorcier noir. Celui-ci connaissait son nom et le moyen de s'en servir pour le faire souffrir. Il avait compris qu'il lui fallait céder devant la force brute. Il n'était pas sorti du vase qui le contenait. Il avait subi, subi, subi et cela avait renforcé sa colère. Il avait compris qu'il allait être mis à disposition d'un autre qu'il espérait moins puissant. Il avait senti qu'on le transportait. Cela avait duré un certain temps, trop de temps à son goût. Il sentait que quelqu'un avait manipulé sa "boîte" comme il disait. Il sentait aussi des forces en jeu mais n'arrivait pas à déterminer ce qu'elles étaient. Il les considéra comme dangereuses puisque inconnues.
Son couvercle se souleva. Une voix l'appela par son nom. Il jura intérieurement un autre sorcier ? Il sortit n'ayant pas le choix de refuser. Il était dans une pièce vaste, richement meublée. En face de lui était un homme manifestement habitué au commandement. Il se prépara au pire, sachant que les sorciers capables de soumettre les démons, aimaient souvent faire souffrir. Et puis il prit conscience. En face de lui, ce n'était pas un sorcier mais un homme. Cela changeait tout. Les hommes faisaient beaucoup plus de fautes. Darquiflou entrevoyait la possibilité de s'en sortir. Loin du sorcier noir, cet homme ne faisait pas le poids, même s'il se croyait supérieur. Il ne fallait pas qu'il fasse de faute car l'homme avait son nom, même s'il n'avait pas les pouvoirs des sorciers. Darquiflou se dit qu'il allait commencer par endormir la méfiance de ce nouveau maître et qu'il frapperait après. Quand il aurait compris ce que cherchait l'homme, il pourrait trouver comment s'en débarrasser. Et puis si par malheur pour lui, il ne prononçait pas le nom au début de chaque phrase, alors c'est lui qui pourrait s'amuser avec l'homme. Pour suivre les ordres du sorcier noir, il prit une forme vaguement humaine. Il était capable de mimer de multiples formes, mais pour le moment, il était bloqué par les sorts de grand sorcier. L'homme devant lui jubilait. Il se sentait fort. Darquiflou sentait sa peur, au ton de sa voix trop forte. La peur le rendrait attentif, la faute n'était pas pour maintenant. Il fit faire une génuflexion à sa forme humanoïde. Si l'homme avait été un sorcier, il aurait vu que le démon prenait beaucoup plus de place que cette petite forme devant lui qui dansait au dessus du vase.
Sinta souriait devant l’apparition. Le sorcier ne l’avait pas trompé. Il fallait qu’il réfléchisse à ce qu’il allait en faire. Ce démon représentait une force puissante mais risquée. Etre convaincu de commerce avec les esprits entraînait la mort.
- Darquiflou, m’entends-tu ?
- Oui, maître.
- Darquiflou, personne ne doit te voir que moi seul. Darquiflou, tu ne dois me parler que si je suis seul.
- Oui, maître.
- Darquiflou, ton premier ordre sera de faire taire à jamais le prince commandant les armées.
- Oui, maître.
La forme qui tremblait au-dessus du vase, fit une génuflexion et se dissipa.
- Darquiflou !
- Oui, maître, fit le démon qui réapparut au-dessus de son vase.
- Darquiflou, tu fermeras le couvercle de ton vase en rentrant quand tu auras fini ta mission.
- Oui, maître.
La forme de nouveau semble s’évaporer. Le conseiller Sinta ramassa le vase. Il l’amena dans son cabinet de travail et l’enferma dans le coffre aux secrets. Celui-ci était gardé jour et nuit par ses soldats qui avaient ordre de ne laisser approcher personne sauf lui.
Le démon s’était rendu invisible aux yeux de l’humain. Il rageait. Il y avait tant d’âmes à tourmenter ici et il n’avait pas le pouvoir. Sa colère brûlait contre ce nouveau maître stupide. Après cette première conversation, il ne doutait pas de la faute. Cet homme aimait trop s’écouter parler pour ne pas oublier de dire son nom à chaque phrase. L’avenir lui apparaissait favorable. Il se mit en route à la recherche de sa proie. Il se laissa guider par les forces obscures et arriva près d’un terrain d’entraînement. Des soldats y maniaient toutes sortes d’armes qui seraient sans effet sur lui. Le prince commandant inspectait une troupe. Le démon s’approcha. Il ouvrit grand ce qui lui servaient de mains et les referma sur le cou de l’homme. Celui-ci eut un spasme et s’écroula. Tout le monde le vit tomber mais personne ne vit le démon. Les plus proches se précipitèrent pour aider le prince qui déjà se relevait. Il voulut crier un ordre mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il était devenu muet.
Cantasha souffrait. Une mauvaise chute pour éviter des cavaliers au grand galop, l’avait envoyée dans un ruisseau encaissé sur le côté de la route. Renatka était à ses côtés. Kontaga était resté sur le chemin. Il pataugeait dans l’eau pour relever Cantasha qui s’accrochait comme elle pouvait aux herbes du bord. Il la prit dans ses bras. Elle avait cru un instant se noyer quand elle s’était retrouvée sous l’eau. Maintenant, elle toussait et luttait contre la douleur intense de sa cheville.
Renatka avait de l’eau à mi-cuisse et essayait de voir comment il pourrait sortir de ce fossé naturel dans lequel ils étaient. Kontaga les regardait d’en haut, les encourageant de la voix. Renatka estima la hauteur pour sortir à deux fois la sienne. Les maigres herbes qui poussaient sur les pentes ne lui permettraient pas de sortir avec Cantasha. Seul, le défi aurait été difficile à relever. Il ne pouvait pas laisser la diseuse de runes au fond de ce fossé. Il regarda Cantasha qui ne toussait plus, elle était pâle, respirant difficilement. Il l’appela. Elle ne répondit pas. La douleur lui emplissait le corps, un brouillard blanc lui obscurcissait la vue. Elle entendait la voix de Renatka comme si elle venait de très loin. Elle entendit sa panique, elle voulait répondre que cela allait aller, qu’il fallait qu’il trouve un passage, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Le noir s’installa devant ses yeux. Renatka hurla quand il sentit Cantasha perdre connaissance. Il n’y avait nul endroit où la poser. Il paniquait presque. Kontaga essayait de le rassurer. Renatka respira lentement, reprenant la maîtrise de lui-même.
- Kontaga, as-tu une corde ?
- Non, je n’ai rien. Comment va-t-elle ?
- Elle respire, elle a juste perdu connaissance. Vois-tu par où je pourrais sortir de là ?
- Je regarde.
Kontaga se mit à courir en allant vers l’amont. Renatka se cala sur la paroi du fossé en l’attendant. Même si Cantasha était légère, il ressentait la fatigue. Le temps sembla long avant le retour de Kontaga. Il était porteur de mauvaises nouvelles. Plus haut, une cascade barrait le ruisseau et ne permettait pas de remonter. Soit la sortie serait plus loin en aval, soit il fallait trouver une corde pour les sortir de là.
- Je pars vers l’aval pour voir si je trouve un passage ou une corde. Commence à descendre si tu peux, Renatka. Je te retrouve dès que possible.
- D’accord, mais envoie-moi mon sac que je prenne une couverture qu’elle n’ait pas froid.
Au lieu de lui expédier son sac, Kontaga en sortit la couverture et l’a jeta avec adresse sur Cantasha. Renatka l’enveloppa avec et se mit en marche. Après un dernier mot d’encouragement Kontaga était parti chercher de l’aide.
Cantasha reprenait doucement ses esprits. Renatka marchait la portant toujours.
Ils parlaient tout en marchant. Cantasha souffrait beaucoup de sa cheville. Elle sentait bien qu’elle ne pourrait pas poser le pied par terre.
- Les runes ne pourraient t’aider ?
- Non, ma voix est altérée par la souffrance et je risque de ne pouvoir me concentrer suffisamment pour cantiler correctement.
- On, on va bien trouver un coin pour sortir de ce trou.
- Qu’est-ce qui s’est passé ? Je me souviens que je marchais sur la route mais pas pourquoi je suis tombé dans ce ruisseau.
- Tu marchais, comme d’habitude, à côté de Kontaga, vous parliez de Simantaba et des cavaliers ont surgi au galop. Il t’a poussée pour les éviter. Tu as glissé sur le bord et tu as disparu. Je me demande pourquoi, il n’est pas parti de l’autre côté, car il avait la place de s’y réfugier.
- Tu sais, Renatka, on ne réfléchit pas toujours. Il a eu peur des cavaliers et n’a pas pensé qu’il me poussait. Il a dû craindre de passer sous leurs sabots.
- Peut-être, mais maintenant à cause de lui, nous sommes coincés ici.
Tout en parlant Renatka regardait les bords du ruisseau. Celui-ci semblait s’enfoncer doucement sous terre en creusant une gorge. Heureusement, l’eau était peu profonde et le fond sableux, permettait une marche facile. Par chance, il découvrit une sorte de banquette naturelle en pierre que laquelle, il put poser Cantasha pour se reposer. C’est alors que la pluie qui menaçait depuis des jours se mit à tomber.
Quand ils entendirent kontaga, ils furent rassurés. La pluie avait depuis longtemps transpercé leurs vêtements et ils commençaient à avoir froid dans le soir qui tombait. Après quelques cris pour les repérer, Kontaga leur avait annoncé la bonne nouvelle :
« J'ai une corde et j'ai trouvé des gens pour m'aider. On va pouvoir vous sortir de là.
- Envoie la corde, on discutera après », répondit Renatka.
Il en attrapa l'extrémité et la noua sous les bras de Cantasha. Le fossé faisait environ trois hauteurs d'homme. Il vit Kontaga et un ou deux visages regarder au-dessus du trou. Il cria pour qu'ils remontent la diseuse de runes. Il vit s'élever Cantasha, il l'aida du mieux qu'il pouvait pour qu'elle ne se fasse pas mal. Puis il vit des bras musclés la récupérer. Il se dit qu'il allait bientôt sortir de là lui aussi. L'eau montait et il craignait de ne pas résister au courant. Le temps lui semblait long pour défaire un noeud. Il appela Kontaga, mais n'eut pas de réponse. Ses craintes sur la droiture du personnage lui revinrent en mémoire. Il pensait que quelque chose n'allait pas. Kontaga était intéressé par la diseuse de runes, mais que cherchait-il ? Il appela une nouvelle fois. La tête de Kontaga apparut au bord du fossé :
« Ca arrive, ça arrive dès qu'on a réussi à défaire le noeud que tu as fait !
- Dépêche-toi, l'eau monte. »
Avec la pluie qui redoublait, le paisible ruisseau s'était animé. Renatka tenait bon dans le courant mais celui-ci prenait de la force. Il n'avait pourtant pas serré son noeud, mais c'est sûr que si on tirait dessus sans précaution, il pouvait se coincer. Il pensa qu'avec un peu de patience tout serait fini. Il s'adossa à la paroi pour attendre. Quand la corde arriva devant lui, l'eau lui montait plus haut que la ceinture. Il fit le noeud sous ses bras, l'eau lui atteignait la poitrine. Il cria à Kontaga de tirer car il ne tenait plus face au courant. La corde le souleva. Il pensait que l'ascension serait courte. Il aida autant qu'il pouvait en se guidant sur la paroi rocheuse. Le ruisseau maintenant était impétueux. Nul n'aurait pu tenir. Il était content que cela se finisse. Il n'avait pas fait la moitié du trajet que la corde céda. Kontaga qui regardait le déroulement des opérations, poussa un cri quand il vit Renatka disparaître dans l'eau devenue boueuse.
Sinta subissait la pression des « amis » du sorcier noir. Ils lui avaient fait un cadeau, à lui de montrer sa bonne volonté. Ils ne lui demandaient pas grand chose mais un geste qui permettrait au sorcier noir de croire en sa bonne volonté. Par exemple faire cesser la fabrication des flèches runiques, ou simplement la diminuer, que les forces sur le terrain soient plus favorables aux guerriers noirs. Sinta en avait conclu que le plus simple était de faire disparaître la diseuse. Elle était malade et personne ne l'avait revue depuis des jours et des jours. L'odeur de son appartement laissait penser à quelque chose d'infamant qui l'empêchait de se montrer. Elle vivait encore puisqu'elle continuait à prendre ses repas et à faire des flèches. Les gardes à sa porte étaient formels, elle avait interdit sa porte. Il fallait lui laisser les plateaux et les flèches dans l'antichambre. Sinta pensa que le démon pourrait se rendre utile. Même si on découvrait sa participation démoniaque, c'est le sorcier noir qui en serait accusé. Oui, se dit-il, voilà une bonne idée. Isolé dans son appartement, il avait mis l'urne devant lui.
« Darquiflou, sors et viens recevoir tes ordres.
- Oui, maître, dit le démon en sortant et en reprenant une forme.
- Darquiflou, il y a dans ce palais une diseuse de runes qui fait des flèches runiques contre le sorcier noir. Darquiflou, tu vas la tuer. Darquiflou, tu la tues elle et son compagnon s'il est encore là. Darquiflou, une fois fini, tu rentres dans ton urne et tu attends que je vienne chercher ton rapport. Darquiflou, tu as compris mes ordres. Darquiflou, si tu fais mal je te renvoie au sorcier noir pour qu'il te punisse. Darquiflou, va maintenant.
- Oui, maître, j'ai bien compris. Je ferai selon vos ordres. Mais tuer une diseuse est une tâche difficile. Il me faudra plus de temps que pour faire taire l'autre homme.
- Darquiflou, ne traîne pas, il pourrait t'en cuire, je te donne trois jours.
- Oui maître, j'essaierai de te satisfaire.
- Darquiflou, il ne s'agit pas d'essayer. Darquiflou, malheur à toi si tu échoues ! »
Le démon partit à la recherche de sa proie. Une diseuse de runes n'était pas une proie facile. Elle devait savoir assez de magie pour se protéger contre les maléfices. En plus lors de leurs initiations, les diseuses recevaient des runes de protection qui étaient tatouées sur leurs corps. Les attaques magiques par l'extérieur échouaient sur de telles défenses. Il repéra sans peine l'appartement de la diseuse. Il apprit un autre élément qui le mit mal à l'aise. C'était une grande diseuse. Elle avait donc encore plus de puissance que les autres. Il alla inspecter sous une forme éthérique le couloir de l'appartement. Il vit les gardes, il vit aussi des petits êtres qui pillaient la nourriture dans l'antichambre. Il regarda les gardes et comprit qu'un sort ou une magie les empêchaient de voir les petits êtres. En s'approchant de l'appartement de la grande diseuse, il eut l'impression de se mouvoir dans quelque chose de plus épais comme si le plan éthérique devenait de l'eau. Il poussa aussi loin qu'il put mais ne réussit pas à aller très loin. Elle avait un sacré pouvoir la diseuse pour être capable de cela. Pourtant, il lui fallait trouver un moyen. Il n'avait aucune envie de retourner chez le sorcier noir surtout pour y être puni. Il était certain d'arriver à ce que l'homme fasse une faute. Il décida de passer sur les plans infernaux pour avoir une solution sur la manière de tuer une diseuse. Il devait là aussi être méfiant. Les autres démons ne le laisseraient pas en paix s'ils apprenaient ce qui lui arrivait. Il se projeta sur un plan qu'il savait occupé par des petits démons qui le craindraient. Son arrivée provoqua la panique, mais ils firent ce qu'il souhaitait. Un volontaire vint aux renseignements. Ces petits démons manquaient de puissance pour être très nuisibles mais ils servaient souvent un maître plus fort voir un prince. C'est ce qu'il cherchait. Darquiflou pensait que les princes des démons avaient déjà eu à faire aux diseuses et savaient comment contourner les runes de protection. A force de mensonges, de violences et d'intimidation, il eut un nom, pas le nom secret bien sûr, mais le nom d'usage. Cela lui suffisait pour trouver et coincer un jeune démon qui avait servi le Seigneur des mondes noirs. La simple évocation de ce nom mit le jeune démon presque en transe. S’il faisait quelque chose contre le seigneur des mondes noirs et qu'il l'apprenait, il était fini. Darquiflou mania la flatterie et les menaces mais encore plus la flatterie. L'autre y était sensible. Celui-ci lui raconta une histoire où le Seigneur des mondes noirs neutralisait une diseuse grâce à l'aide du jeune démon. D'ailleurs à bien l'écouter sans lui, le seigneur des mondes noirs n'aurait jamais réussi. Darquiflou se moquait de qui avait fait quoi, il voulait connaître le moyen employé. Il félicita son interlocuteur et renforça son discours en le flattant encore plus. Il finit par apprendre que le seul moyen de tuer une diseuse pour un démon était de rentrer en elle. Le plus simple était d'utiliser certains sorts peu connus de camouflage et de rentrer en elle en même temps que les aliments. Darquiflou se félicita intérieurement, il connaissait ces sorts. Il fit un peu d'esbroufe encore, posant d'autres questions, cherchant d'autres démons pour ne pas qu'on soupçonne la vraie raison de sa venue. Il repartit alors dans le monde des humains, fort satisfait de lui et de son stratagème. Il aurait beaucoup moins apprécié de voir le jeune démon qu'il avait interrogé aller tout raconter au seigneur des mondes noirs. Fait rare, celui-ci le récompensa d'un surcroît d'énergie. Il considéra Takachoughaa et Darquiflou, il avait là deux armes contre les diseuses qui allaient être bien utiles. Il fallait qu'il réfléchisse à cela.
Darquiflou réintégra le plan humain. Le temps n'avait pas la même valeur suivant les plans. La première chose qu'il fit c'est de voir combien avait duré son absence. Il ne fallait pas que l'humain en appelle à sa rune pour le faire revenir. Il fut rassuré à peine une journée de passée. Il se rapprocha de nouveau de l'appartement. Il ressentit la puissance de la protection de la diseuse. Au cours de sa vie longue en terme humain, il n'avait jamais connu de sort de défense aussi intense. Il trouva un coin tranquille. Il lui fallait du temps pour faire le nécessaire magique, en temps humain, un à deux jours. Il commença la convocation des forces nécessaires tout en observant les allées et venues. 

Le sorcier noir se tenait devant la coupe de divination. Comme toujours, elle révélait certaines choses mais en cachait d'autres, ou plus exactement elle n'avait pas tous les pouvoirs. Les diseuses de runes échappaient souvent à ses capacités. Le sorcier noir se voyait entrer dans la capitale d'Asrha mais ne voyait rien sur ce que devenait la diseuse et le porteur de flamme. Pourtant il était sûr que son avenir dépendait de ce qui allait arriver à ces deux personnes. Il se releva. La voie était tracée, il allait diriger ses guerriers noirs vers le royaume d'Ashra. Il n'était pas pour autant rassuré. Il voulait encore plus contrôler la situation. Pour cela il voulait reprendre le contrôle de Takachougha. Il décida de faire un rite de convocation. Pour un démon du rang de Takachougha, il fallait du temps. Sa puissance de nuisance était supérieure à celle des autres démons rencontrés. Il ne suffisait pas d'aller à la « pêche » pour le faire venir. Comme le sorcier noir connaissait son nom, le rite en serait simplifié. Les précautions étaient d'autant plus nécessaires que le démon au nom dit serait en rage de ce fait. Cette parole était interdite sous peine de mort. Seuls les sorciers qui avaient les connaissances requises et l'audace de s'en servir échappaient au sort commun. Le sorcier noir était de ceux-là. Il convoqua ses aides. Ils arrivèrent avec le matériel nécessaire. Les brûle-parfums furent installés autour de la pièce. Les braises qu'ils contenaient furent activées. Les aides y répandirent les substances mal odorantes que le sorcier noir concoctait pour ces occasions. Celui-ci au milieu de la pièce inspectait le sol. A l'aide d'une craie, il délimita un périmètre que les serviteurs recouvrirent de sable noir. Tout autour de la pièce, ils firent de même. Maintenant deux cercles tangents et circonscrits délimitaient la pièce en deux. Un rond de sable noir où se tenait le sorcier et devant, limité par l'autre cercle de sable noir, l'espace où se tiendrait l'apparition. La nuit arrivant, les torchères furent allumées. Le rite pouvait commencer. Le sorcier noir prit du sable blanc dans la main et commença à tracer un cercle sur le sable noir. Puis toujours de la même manière en saupoudrant le sable blanc sur le sable noir, il traça une figure complexe. Sa magie en était puissante et contraindrait le démon à respecter celui qui se tenait au centre. Puis il prit de la poudre d'or. Avec elle il dessina une autre figure, plus petite mais toute aussi difficile. Elle amplifierait son appel, le rendant irrésistible. Pendant ce temps, ses aides à l'extérieur de l'espace fermaient symboliquement le secteur en répandant de la cendre sur le bord du sable. Tout était prêt. Le sorcier se redressa, fit un signe à ses aides qui ajoutèrent des braises et des fragments de chair. L'odeur devint difficilement soutenable. Le sorcier noir commença l'invocation. Il alluma un premier feu, égorgea un premier coq, un noir. Il en répandit le sang sur sa droite. Il alluma le deuxième feu, égorgea un coq blanc ; il en répandit le sang derrière lui. Il alluma le dernier feu sur sa gauche, immola un autre coq noir et en répandit le sang. Prenant alors un peu du sang des trois coqs, il le répandit devant lui hors des figures tracées et cria :
« Takachougha, par la magie qui te lie à ton nom, apparais. »
Il y eut une explosion au centre de la pièce, des jets de feu partirent en direction du sorcier. Celui-ci ne bougea pas. Les jets s'écrasèrent sur les protections magiques. Il y eut comme un vent de tempête hurlant et tordant le feu des torchères, mais le sorcier ne bougea pas. Alors apparut un dragon tellement grand que seule sa tête et le début de son cou tenait dans la pièce.
« Tiens-tu tant à mourir, que tu me convoques?
- Takachougha, par la magie qui te lie à ton nom, choisis une forme moins grande.
- Te revoilà, sorcier maudit. Je crois que je vais te détruire. Tes protections ne valent rien. Sauve-toi avant que je ne te mette en pièces.
- Cesse tes enfantillages, Takachougha, j'ai fait ce qui devait être fait et tu ne peux rien contre moi. »
Le grand démon fit le tour des figures tracées sans trouver de faille. Lui qui se rétractait à chaque fois que le sorcier prononçait son nom, comprit qu'il ne pourrait le vaincre tant qu'il serait protégé par le rite d'invocation. Il avait d'autres cartes dans son jeu. Le Seigneur des mondes noirs l'avait ramené à sa puissance mais sous réserve qu'il le serve bien. Il n'était pas libéré de sa dette envers lui. Le sorcier noir n'était qu'un pion sur l'échiquier du seigneur des mondes noirs. Son but était la fin des diseuses de runes et surtout l'instauration du règne de la Force Noire. Takachoughaa savait qu'il aurait le sorcier noir en récompense s'il servait bien le seigneur des mondes noirs. Il rêvait déjà de cette éternité de supplice qu'il pourrait faire subir au sorcier.
« Ce que j'ai subi par ta faute sorcier mérite mille fois la mort !
- Tu aurais fait preuve d'intelligence ce ne serait pas arrivé et je ne serais pas obligé de t'invoquer à nouveau. Ton échec est à toi.
- J'ai perdu puissance et énergie à cause de toi. Le monde de Corc m'a laissé sans force.
- Quand je vois tout ce que tu t'amuses à faire quand tu apparais, je doute de tes paroles. Tu me sembles bien vaillant pour un mourant.
- Même si cela me coûte de le reconnaître mais je ne pourrais pas affronter les diseuses de runes pour le moment. Il faut que je retrouve de la force.
- Je vais être généreux avec toi et t'aider à récupérer des forces vives. Laissons les diseuses de côté. Pour le moment, elles ne sont pas un problème. J'ai besoin que tu aides tous ces petits démons bons à rien pour attaquer le pays d'Ashra.
- Qu'attends-tu de moi?
- Tu vois, Takachougha, tu sais où est ton intérêt. Je te laisse les âmes de ceux que tu auras vaincus sauf celles qui deviendront mes guerriers.
- Ton âme me suffirait, sorcier !
- Ne rêve pas, Takachougha, la magie liée à ton nom est active et c'est moi qui en ai la clé.
- Ne fais pas d'erreur, sorcier, car je ne te raterai pas!
- Maintenant va, Takachougha. Quand viendra l'heure de la bataille, je dirai ton nom et tu répondras. Tu prendras les forces que je te donnerai et quand viendra le moment nous verrons si tu es assez fort face aux diseuses de runes. »
Le sorcier jeta de la cendre sur l'apparition. Celle-ci poussa un cri de douleur, de colère, d'impuissance et disparut. 

Darquiflou était prêt. Il avait de la chance. La réalisation des différentes invocations ne lui avait pris qu'une journée de temps humain. Il était dans le couloir, protégé des forces de la diseuse, attendant le passage journalier des serviteurs avec le plateau de victuailles pour la diseuse et son compagnon. Quand le page apparut portant les vivres, il créa un mouvement d'air qui fit bouger les tentures. Le serviteur tourna la tête. Darquiflou en profita pour se laisser choir dans la coupe contenant les fruits. Il se savait presque indétectable. Le page avançait dans le couloir. Darquiflou commença à ressentir la pression des runes sur son être. Il en souffrait mais grâce à ses invocations de la journée, il pouvait continuer à se rapprocher. Il y avait un mur entre la force des runes et lui. Il savait que face à la diseuse si elle le repérait, tout ce qu'il avait préparé ne tiendrait pas longtemps. Pour le moment, il ne souffrait que de la proximité des runes, le grand risque viendrait quand il les affronterait. Si sa ruse marchait, dès qu'il serait à l'intérieur de la diseuse, il ne risquerait plus rien et pourrait accomplir son oeuvre de destruction. Les gardes saluèrent le servant, lui ouvrirent la porte et la refermèrent toute de suite derrière lui. Le page posa le plateau le plus vite possible. Il sortit du carquois toutes les flèches, les posa sur la table et récupéra les flèches runiques. Il se dépêcha de sortir.
Darquiflou sentait la force des runes de l'autre côté du mur comme on sent la puissance d'un ouragan à l'abri dans un lieu solide. Il se demandait si la punition n'était pas moins pire que ce qui l'attendait à côté. Il vit la porte vers l'extérieur s'ouvrir. Il fut étonné. Pour lui c'était la porte de la chambre qui aurait dû laisser le passage au compagnon de la diseuse. Il vit un des petits êtres entrer. Ne voulant pas se faire emporter avec les victuailles, il sauta sur les flèches. Le petit être posa un plateau chargé de restes à coté des victuailles fraîches. S'emparant des flèches, il se dirigea vers la chambre. Il vit que la porte en était entrebâillée. Des empennages de flèches dépassaient. Le petit être remplaça ces flèches par celles que le page venait d'apporter. Caché contre une des plumes, Darquiflou ne comprenait pas ce qui se passait. Il n'avait pourtant pas le choix. Il lui fallait affronter la diseuse. Il pensa qu'il était préférable qu'elle ne le découvre pas au milieu du faisceau de flèches. Il décida de se projeter dans la chambre. Il hésita un instant. Toujours sous sa forme la plus discrète il pénétra dans la chambre.
Et le monde explosa.
 Cantasha en entendant le cri de Kontaga avait compris. Elle cria aussi. Elle essaya de se mettre debout mais retomba lourdement. Sa cheville refusait de la porter.
« Kontaga, où est Renatka?
- Il vient de disparaître emporté par le courant.
- Il faut le retrouver, c'est vital !
- Mais c'est impossible, Cantasha. La rivière rentre dans une gorge et se jette dans la Limpierre qui coule dans la prochaine vallée.
- Il faut le secourir.
- Mais c'est vraiment impossible. Cette rivière finit par une chute qui alimente la Limpierre en bas. Le temps que nous arrivions, il se sera fracassé sur les rochers en bas. »
Cantasha frissonnait. Elle voulut dire une rune mais son esprit ne suivait pas. Elle avait l'impression de vivre, de réfléchir au ralenti. Elle voulait dire quelque chose, il fallait faire quelque chose. Renatka ne pouvait pas disparaître comme cela. Il fallait cantiler une rune et la tracer pour le sauver, mais comment fallait-il faire déjà ? Ah oui! On commence le tracé en haut, puis d'un geste ample et souple à la fois, on trace une ligne courbe comme la hanche d'une femme avait dit la maîtresse des runes qui lui avait appris les runes. Au point bas, on repartait vers le haut d'un geste fort et puissant comme les bras d'un homme. En même temps il fallait prononcer, ... il fallait prononcer, ... il fallait ...
Kontaga regardait Cantasha bredouiller des choses incohérentes en faisant des gestes sans suite. Il la toucha. Elle était brûlante. Il jura entre ses dents. Elle avait attrapé une fièvre. Dans ces régions, ce genre de maladie pardonnait rarement. Il jura encore. Déjà qu'il avait perdu Renatka, il ne pouvait pas perdre Cantasha. Le peuple des petits qui lui avait confié cette mission n'allait pas être content. Lui qui pensait briller devant les autres sans faire grand effort, se retrouvait confronté à l'échec le plus cuisant qu'il ait jamais connu. Il demanda aux gens, qu'il avait trouvés, pour l'aider de transporter Cantasha. Ce fut un triste cortège. Kontaga avait été jusqu'à l'auberge qui surplombe la Limpierre et avait demandé de l'aide. C'est là qu'il avait trouvé les aides et la corde. L'aubergiste n'avait accepté que contre monnaie sonnante et trébuchante. Comme souvent, il tenait en grand mépris le peuple des petits. Il fit grise mine quand il vit arriver ses gens portant quelqu'un et sans la corde. Il se mit dans une colère noire, refusait de laisser entrer ces traîne-savates dans son auberge, malades ou pas, argent ou pas. Il fit tant de bruit, que la porte s'ouvrit laissant le passage à une femme.
« Que se passe-t-il aubergiste ? Ma maîtresse voudrait se reposer.
- C'est ces traîne-misère qui m'ont perdu une corde et qui voudraient en plus être traités comme des princes ! »
Kontaga se tourna vers celle qui avait parlé : une diseuse de runes, c'était une diseuse de runes. Peut-être pourrait-elle sauver Cantasha ? Il s'adressa à elle.
« Accorde-moi un instant d'attention, ô diseuse. Cette femme malade est aussi une diseuse comme toi et je l'accompagnais à Simantaba.
- Quel est son nom ?
- Cantasha, pourquoi ? »
La diseuse ne répondit pas. Elle se tourna vers l'aubergiste.
« Cette femme est une diseuse. Elle doit voir ma maîtresse. Considère ces deux-là comme les nôtres. Nous te paierons ce qu'il faudra.
- A tes ordres, diseuse. »
L'aubergiste fit une courbette et donna des ordres à ses gens. Cantasha fut amenée dans la grande salle.
La salle était maintenant presque vide. Etaient venus et repartis ceux qui voulaient un service de la part des diseuses. Une femme âgée était assise à une table, mangeant un fruit qu'elle avait pris dans la coupe devant elle. Debout, autour d'elle, d'autres femmes l'entouraient. Toutes étaient revêtues du costume des diseuses. Celle qui était sortie, lui parlait à voix basse. Le regard de la femme âgée ne quittait pas des yeux les quatre serviteurs qui transportaient Cantasha sur un brancard de fortune. Kontaga les suivait.
La femme âgée prit la parole en s'adressant à Kontaga.
« Tu dis que cette femme sur le brancard s'appelle Cantasha. Comment le sais-tu?
- C'est le nom qu'elle m'a donné, Grande diseuse de runes. Je l'accompagnais pour aller à Simantaba. Malheureusement, elle est tombée dans un cours d'eau. Le temps de trouver de l'aide, elle a attrapé un mauvais mal. »
Ils avaient allongé Cantasha sur une table. Les femmes présentes lui ôtèrent ses vêtements du dessus. Elle apparut revêtue de sa robe de grande diseuse.
« Elle porte bien les signes de sa fonction et sa rune dit son rang. L'homme n'a pas menti Maîtresse Cantileuse
- Bien, reprit la femme âgée. Qu'on fasse sortir tous les hommes ! »
Kontaga fut repoussé comme les autres et un rideau fut tiré.
La maîtresse cantileuse fit déshabiller Cantasha. Elle balbutiait des mots incohérents, tout en frissonnant.
« Elle délire de fièvre, Maîtresse Cantileuse.
- Je vois, mais enlevez-lui tous ses habits que je puisse cantiler les runes de savoir. »
Une fois nue, les diseuses purent reconnaître les runes tatouées sur son corps. Seul son visage était vierge de tout tracé. La maîtresse cantileuse en examina le tracé avec soin. Elle en suivait certaines du doigt tout en les cantilant. Elle en traçait d'autres dans l'air pendant qu'elle les disait. Petit à petit, il y eut comme un réseau de tracés runiques qui entoura Cantasha comme une seconde enveloppe. La maîtresse cantileuse s'approcha de la tête de Cantasha et lui parla à l'oreille, rapides, ses doigts traçaient des signes dans l'air. Une novice qui accompagnait l'expédition, faillit applaudir en voyant la beauté des gestes de la maîtresse cantileuse. Heureusement sa voisine l'en empêcha en lui rappelant à voix basse, le besoin de concentration nécessaire pour cantiler les runes.
Sur la table, enveloppée de runes flottantes autour d'elle, Cantasha ne bougeait plus, ne frissonnait plus. La maîtresse cantileuse se releva.
« C'est bien Cantasha. La nouvelle de sa maladie à Ashra est fausse puisqu'elle est devant nous. Mais il me faut aller vérifier pourquoi cette nouvelle nous est parvenue. Je vais garder avec moi quelques unes d'entre vous. Les autres vous allez escorter Cantasha et son compagnon à Simantaba le plus vite possible
- Mais qu'est-ce qui lui est arrivé?
- Elle a blessé son corps en tombant. Cela je l'ai réparé. Elle a aussi affaibli ses défenses à la suite du choc. Elle s'en veut de quelque chose. A cela, je ne peux rien. J'ai bloqué l'évolution de l'infection, mais seule la maîtresse enchanteresse pourra la délier de ce qu'elle-même a lié sur ses épaules.
- Il se fait tard, Maîtresse Cantileuse. Nous partirons demain.
- Non, Motinaba ! Vous utiliserez les runes pour marcher jour et nuit. Ce qui se passe est de la plus haute importance. Il faut que Cantasha soit amenée au plus vite à la Maîtresse Enchanteresse. »
Malgré le soir, elles firent leurs préparatifs. L'aubergiste ne comprenait rien à rien. Déjà recevoir une maîtresse cantileuse était exceptionnel. Si ses souvenirs étaient bons, on lui avait expliqué qu’après la maîtresse enchanteresse, il y avait des enchanteresses puis des maîtresses cantileuses, puis des cantileuses, puis des grandes diseuses de runes et enfin des diseuses de runes, sans parler des apprenties. Il y avait chez lui une dizaine de femmes de grand pouvoir. Les voir s'agiter pour deux traîne-misère, le laissait sans voix. Même son personnel n'en revenait pas de le voir ainsi, il était tellement perturbé qu'il en oubliait de leur hurler dessus.
Kontaga fut convoqué. La maîtresse cantileuse lui fit préciser l'histoire. C'est ainsi qu'elle apprit l'existence de Renatka et sa disparition dans la rivière en crue. Elle fit un compte rendu pour la maîtresse enchanteresse. Pendant qu'on l'interrogeait, Kontaga jetait des coups d'œil vers Cantasha. Celle-ci était dissimulée sous un réseau vibrant de runes sombres. Il vit les autres diseuses l'envelopper dans un drap et préparer leur voyage.
« Kontaga, tu vas les accompagner jusqu'à Simantaba. Mais le voyage va être éprouvant car vous ne vous arrêterez pas. Il faut que je trace sur toi des runes spécifiques pour que tu puisses les accompagner. L'acceptes-tu ? Si tu refuses, tu restes ici.
- J'accepte, Maîtresse Cantileuse. J'ai promis à Michatagoulfa, prince du peuple des petits d'aller avec eux jusqu'à Simantaba. Je regrette que Renatka soit mort.
- Bien Kontaga, mais les choses ne sont pas toujours ce qu'elles paraissent. »
La maîtresse cantileuse appela deux grandes diseuses et leurs donna mission d'aller explorer la rivière Limpierre pour savoir le devenir de Renatka.
Le groupe de celles qui rentraient avec Cantasha était prêt. Kontaga était à côté.
- Kontaga, je vais cantiler des runes sur toi. Ne t'inquiète pas de ce que tu ressentiras. Ton corps va être sous le contrôle d'une grande diseuse pour le temps du voyage. Tu retrouveras ton libre arbitre à Simantaba. Es-tu prêt?
- Je suis prêt. »
La maîtresse cantileuse traça sur ses pieds, sur ses mains et sur son front des runes tout en disant des sons qui ne signifiaient rien pour Kontaga. Il se sentit comme séparé de lui. Une grande diseuse s'approcha et lui dit :
« Je suis celle qui va te guider pour ce voyage. Ne lutte pas avec toi-même et tout ira bien. »
Il voulut répondre mais s'aperçut que aucun son de sortait de sa bouche. Il voulut bouger mais son corps n'obéissait plus à ses ordres. Il eut un moment de panique. Puis il sentit ses jambes et ses bras se mettre à fonctionner sans qu'il le veuille. L'expérience était étrange. Il voyait quatre diseuses qui avaient pris le brancard où reposait Cantasha. La grande diseuse qui lui avait parlé donna l'ordre du départ. Il se sentit se mettre à marcher puis à courir une fois qu'il était sur le chemin au même rythme que les porteuses qui suivaient la grande diseuse. Deux autres partirent avec les apprenties, mais en marchant pour aller à la rivière Limpierre. Quand à la maîtresse cantileuse, elle prit la route de Ashra accompagnée des deux dernières grandes diseuses.
L'aubergiste sur le pas de sa porte regarda partir tout le monde. C'était la première fois de sa vie qu'il voyait une telle chose, son auberge se vider à la nuit tombante. 

Renatka se débattait dans l'eau, en premier pour garder la tête à l'air libre et en deuxième pour trouver où s'accrocher. L'eau bouillonnait autour de lui dans un fracas assourdissant. Il avait eu une expérience du même genre quand jeune, il était tombé dans la rivière de sa vallée avec un de ses copains, au moment de la fonte des neiges. Le courant violent les avait entraînés à toute vitesse. Lui avait choisi de se laisser aller dans le courant se rappelant que les feuilles tombées dans l'eau s'en sortaient mieux que les branches qui cognaient contre les rochers. Son copain avait choisi d'essayer de lutter et après plusieurs chocs sur des rochers, s'était noyé. Comme à cette époque, Renatka essayait de suivre le courant principal en évitant les rochers. Il ne les évitait pas tous, mais avait réussi à ne pas prendre de coups trop douloureux. S’il connaissait la rivière de son enfance et sa fin tranquille dans une prairie ombragée, il ne savait pas où celle-ci l'emmenait. Après un temps qui lui parut d'autant plus long qu'il était violemment chahuté, il glissa dans une vasque de grande taille où l'eau était tranquille. Il y avait un tronc en travers, un peu au-dessus de l'eau, il arriva à s'y agripper. Il fit le point. Il était seul sans Cantasha, sans Kontaga, celui-là il ne le regrettait pas. Il n'avait aucune provision, par contre sa hache courte était encore à son côté. Mais le plus grand problème était qu'il ne savait pas où il était, ni comment sortir de ce canyon. Les parois en étaient trop verticales. Le courant trop violent. La seule voie de sortie était l'aval. Raisonnablement, il pensa que cette crue due à la pluie ne durerait pas puisque la pluie avait cessé. Dans quelques heures, au plus dans un jour, il pourrait essayer de descendre le cours de la rivière. Il était bien nourri depuis ces quelques semaines passées avec Cantasha, il pourrait tenir les quelques jours nécessaires, quant à l'eau, elle ne manquait pas. Il avait réussi à prendre pied sur le tronc et reprenait un peu espoir pour la suite de son voyage. Le soir tombait. Il avait froid. Avec le bruit des chutes d'eau, il n'entendait rien autour de lui. Il remarqua que le courant augmentait encore. Le tronc sur lequel il était commençait à être recouvert par la montée des eaux. Puis d'un coup le bruit de la chute s'arrêta presque, Renatka leva la tête pour comprendre le phénomène. Il vit l'eau revenir un peu puis de plus en plus violente. Il aperçut les racines d'un arbre en haut de la chute. Il ne réfléchit pas, il plongea. L'arbre qui bascula dans la vasque où il était, écrasa le tronc sur lequel il avait trouvé refuge. La vague ainsi provoquée, le propulsa vers la sortie en forme de toboggan. Il tomba dans une autre vasque puis de nouveau dans des rapides. Renatka eut peur. Il ne maîtrisait plus rien. Il s'imaginait s'écraser au pied d'une chute. Le courant accélérait. Le bruit augmentait. Maintenant Renatka paniquait. Il essayait juste d'éviter le plus d'obstacles possible. Il y eut une brusque accélération et puis il se retrouva bloqué. La pression de l'eau sur son dos était considérable. Il ne pouvait plus faire un geste. Il commençait à manquer d'air. La peur de mourir noyé le prit. Il paniquait d'autant plus qu'il ne pouvait rien faire. Sa glotte montait et descendait de plus en plus vite. De l'air, il lui fallait de l'air. Les efforts surhumains qu'il fit ne firent qu'accentuer ce besoin. Ne tenant plus il inspira. Ce fut la nuit.
C’est pas fait pour respirer de l’eau. Ça doit pas être bon à manger. Ça aurait pas dû être là. Comme c'est curieux ! Ça a des pensées. Renatka ouvrit les yeux. Tout était noir. Il pensa qu’il était dans l’eau, d’ailleurs cela ne pouvait être autrement. Il se débattit pour en sortir avant de mourir.
- Non, ça doit pas bouger comme cela, ça va se faire mal !
Renatka eut l’impression que quelqu’un parlait dans sa tête. L’expérience était tellement étrange qu’il se mit à penser qu’il était mort.
- Mais non ça n’est pas mort, mais ça a failli.
- Qui êtes-vous ? Pourquoi parlez-vous dans ma tête ?
- Mais ça parle en plus.
- Je deviens fou, il y a quelqu’un dans ma tête.
- Non, ça est sain de corps et d’esprit. J’ai enlevé l’eau de ses poumons. Quant à sa tête elle fonctionne bien. Je suis … non, mon nom serait imprononçable pour ce temps. Je suis le dernier des grands sujets qui a peuplé la terre avant que naisse le peuple de ceux qui sont comme ça. Notre race a failli et a disparu, sauf moi. Je dois accomplir ce qui doit être fait, alors je pourrais partir en paix.
- Pourquoi tout est noir ?
- Ça ne peut pas me regarder. Ça pourrait mourir si ça me regardait comme je suis pour ses yeux. Je suis trop différent et trop semblable. Maintenant ça va dormir. Il faut que je réfléchisse à ce que je fais de ça.
Renatka voulait encore des explications. Il voulut parler, mais avant que le premier mot de la première pensée vienne, il dormait.
Quand il se réveilla, il fut moins surpris. L’être qui l’avait capturé et qui se donnait le nom de grand sujet, ne voulait pas le tuer. Il s’interrogeait sur ce qui allait lui arriver. Le noir était toujours absolu. Quand il bougeait, ses gestes se faisaient au ralenti. Il lui était impossible d’aller vite, même sa respiration était gênée, comme si l’air avait du mal à lui arriver.
- Ça se réveille. Ça va écouter et apprendre, même si ça souffre d’apprendre. Il faudra bien y arriver puisque telle est la prophétie.
- Mais où est-on ? Qui êtes-vous vraiment ?
- Ça est toujours curieux comme ça. Je comprends pourquoi ILL a choisi de vous faire advenir. Maintenant, ça va se taire et écouter, sinon ça ne comprendra rien et tout sera perdu.
Renatka voulut répondre mais aucun son ne sortit de sa bouche. Le grand sujet reprit la parole.
- J’ai cherché dans tes pensées, tes souvenirs. J’ai trouvé ce qui me sera utile. Ça va apprendre maintenant. Les paroles sont lentes. Je vais toucher directement au siège des pensées de ça et ça va se souvenir de ce ça va apprendre. Ça ne fait pas partie du premier des peuples de la terre. Avant que ça soit, nous étions, nous les grands sujets, mais nous n’avons pas su et le malheur est arrivé.
Renatka voyait des images et entendait des sons, avec les commentaires de celui qui le tenait. Il frissonna. Si devant ses yeux, il voyait la terre, il ne reconnaissait ni les paysages, ni la végétations ni ceux qui peuplaient la terre. Il comprit qu’il voyait des grands sujets comme ils se nommaient. Une entité qu’il nommait ILL avait fait naître les grands sujets. Il entendait leur nom mais ne pouvait redire ses sons qu’aucune gorge humaine ne pouvait produire. Renatka préféra les nommer par la couleur. Le grand sujet qui le tenait était bleu, les autres rouge, jaune, vert, avec toutes les nuances possibles. Leur corps était métastable. Ils pouvaient ainsi passer d’une forme de pure énergie à une forme de pure matière, en acceptant tous les niveaux intermédiaires. ILL leur avait donné la terre pour en faire un lieu de vie. Le grand bleu n’avait pas de plan préconçu. Il lui semblait qu’il fallait d’abord expérimenter la vie avant d’en définir les règles. Mais un jaune avait commencé à vouloir régenter le monde. Un rouge s’était opposé. Leur rencontre fut discussion, puis dispute, puis combat. Des flots d’énergies furent échangés et le jaune sortit vainqueur. Sa couleur avait changé, ayant absorbé le rouge, il était devenu orange d’une nuance plus jaune que rouge mais ayant perdu son origine. Il en tira un grand orgueil. Devant sa puissance d’autres grands sujets le rejoignirent, pendant que d’autres encore s’opposèrent. Il y eut bientôt deux camps sur la terre. Seul le grand bleu essayait de parler à l’un ou à l’autre. Le temps de la parole était résolu. Le temps des combats advint. Le jaune orangé attaqua un vert qui n’acceptait pas sa domination. Leur empoignade dura des siècles humains. Le vert fut vainqueur mais changea de couleur. Voyant la défaite de leur leader, à deux ils attaquèrent le vainqueur. Le grand bleu fut pris à partie car il ne voulait pas choisir son camp. Une grande confusion régna sur la terre. Seul le grand bleu gardait sa couleur, refusant d’annihiler l’autre, il gagnait en puissance mais restait lui-même, pendant que ses adversaires devenaient des ombres colorées mais éthérées bloquées dans un état énergétique minimal dont ils ne pouvaient sortir. Il fallut des siècles et des siècles, en temps humain, pour que le grand bleu s’aperçoive que ceux qu’ils avaient vaincus devenaient la proie de moins scrupuleux. Bientôt le monde ne fut plus peuplé que de grands sujets dont la couleur allait du marron au noir. Chaque combat se terminait invariablement par la victoire du sombre. Plus personne ne savait qui était avec qui, tant les mélanges de couleur et d’énergie avaient brouillé les repères. Le grand bleu qui n’avait pas supporté l’idée que d’autres puissent anéantir ceux à qui il avait fait grâce, s’était réfugié dans la solitude au sein de la roche comme aujourd’hui. D’autres siècles de siècles passèrent. Quand il sortit de sa retraite, il pensait avoir trouvé la solution. Les autres grands sujets qu’il rencontra ne cherchaient que la guerre. Il avait compris que leur peuple allait à sa perte par cette sorte de cannibalisme coloré. Le vainqueur se perdait autant que le vaincu. Le noir était devenu la couleur de ces êtres devenus opaques. Seul à garder sa transparence, il en appela à ILL.
- ILL, toi qui me fis advenir, viens m’aider.
- Quelle est ta demande ? Si elle est juste, alors je l’examinerai.
- ILL, maître créateur, bleu tu me fis. Ainsi je me garde par respect pour ton œuvre. Regarde mes compagnons devenus noirs. Leur vie n’est que combat, j’espérais le repos et la sérénité. J’ai compris que notre à venir est dans la transparence que tu fis pour nous.
- Ta quête est juste mais tu es le seul à l’avoir perçu. Tes compagnons vont continuer car ils sont devenus chaos. Quand le dernier combat aura eu lieu, va voir le vainqueur.
- Mais ILL, mon maître, nous nous battrons car tel sera son désir.
- Si dans ton cœur, ce désir n’est pas, alors tu lui laisseras une partie de toi, celle que je vais toucher.
- Et qu’adviendra-t-il de moi, ô ILL mon maître ?
- Tu vivras encore un temps jusqu’à ce que tu rencontres le feu qui est dans l’eau. Quand ce jour adviendra, tu lui transmettras ton savoir et les quatre glyphes premiers. Alors ce sera le temps du repos pour toi.
- ILL, que je sois le serviteur qui te sert.
ILL toucha le grand bleu. Un grain de lumière naquit à cet endroit. Le grand bleu s’en fut vers le lieu du dernier combat. Deux grands sujets aussi noirs l’un que l’autre, luttaient d’énergies et de matières mêlées. Longtemps l’issue en fut incertaine, puis le plus noir prit l’avantage. L’explosion de sa victoire fut déchirement pour le grand bleu. Il s’avança pour la rencontre. Le grand sujet noir le vit :
- Tu viens te soumettre, toi le lâche qui n’as pas combattu ?
- Non, je viens te proposer la sérénité.
- Je n’ai que faire de ta sérénité, j’ai la puissance.
- Ta puissance n’est rien.
- Tu te moques, alors goûte-la !
Un flot d’énergie jaillit vers le grand bleu. En lui, nul désir de combat. Il avança le grain de lumière et le matérialisa. L’énergie du grand noir lui dévora sa puissance. Le grand bleu comprit qu’il ne survivrait pas à un deuxième assaut. Le grain de lumière brillait maintenant au sein du grand noir, comme une petite bougie au cœur de l’immense nuit première. Celui-ci l’aperçut. Il voulut l’extirper. A chacune de ses tentatives, un autre grain prenait naissance. Des milliers de petites lumières brillaient à l’intérieur du grand noir, révélant un peu de jaune, un peu de bleu, un peu de rouge comme un vitrail. S’ajoutant l’une à l’autre les couleurs se joignirent en un blanc transparent, brillant qui se dilata encore et encore aux dimensions du monde jusqu’à ce que chaque particule de la terre recèle une touche de l’addition de tous les grands êtres.
- Maintenant que ça connaît notre histoire, ça va pouvoir accepter de porter les quatre glyphes premiers. Avec eux, grand sera le pouvoir. Ils donnent accès à la puissance des grands sujets qui fut répartie sur toute la terre pour la nourrir et la fortifier. Ça accepte ou ça refuse ?
- J’accepte.
Renatka sentit la pression augmenter autour de lui. Une douleur lui broya le pied droit, remonta sa jambe, s’élança vers la hanche. Il y eut une pose puis elle s’élança vers son épaule droite pour finir sur son petit doigt. Renatka haletait alors que la douleur le quittait. Il était encore sous le choc de la douleur quand une déchirure lui vrilla le pied gauche et fila vers son entrejambe. Après un instant d’arrêt, elle déchira le dos jusqu’au cou puis le bras droit jusqu’à son annulaire. Jamais il n’avait vécu cela. Il allait mourir, son cœur ne pourrait supporter pareille épreuve. Aussi soudainement, il eut l’impression que sa main gauche explosait. C’est comme si une tension faisait éclater ses doigts, puis son poignet, son bras, son épaule pour distendre dans un étouffement sans nom son thorax. La douleur continua son voyage jusqu’au majeur. Puis le feu prit dans son ventre, toucha le cœur, visita la tête et fila vers l’index.
Et la paix survint.
- Ça a été courageux. ILL sera heureux.
- Que m’avez-vous fait ?
- Ça verra à la lumière. Ici nous sommes dans la roche. Ça ne peut pas y vivre. Je vais poser ça dans une galerie et ça continuera son voyage. Maintenant, je vais connaître le repos.
Renatka se sentit poser à terre sur un plan dur. Autour de lui, le noir était toujours aussi profond. Il était seul.
Darquiflou se sentait comme un moucheron pris dans une toile. Il était pris au piège des runes. Il pensait pouvoir s’en sortir malgré tout. Il avait pris ses précautions et avait mis en place mille sorts pour les contrecarrer. Il avait retenu de nombreux détails sur les runes d’un séjour précédent. Un mauvais sorcier l’avait invoqué. Il avait joué le jeu tant que cela l’avait amusé. Il avait beaucoup appris sur les runes. Mais aujourd’hui, il était confronté à quelque chose de tellement puissant que la crainte le prenait. Son intrusion dans la chambre avait fait exploser celle-ci au sens littéral du terme. Pourtant ce n’était pas les hommes qui couraient en tous sens qui l’inquiétaient, c’était la rune centrale. Il ne l’avait jamais vue. Il ne pouvait la rapprocher d’aucune autre. Sa force brisait tous ses verrous magiques les uns derrière les autres comme des brindilles. Elle atteignit le cœur de son être. Ce fut une autre explosion, sans bruit, sans mouvement, mais brisant toute sa personnalité. Il pensa à tous les récits qu’on raconte aux jeunes démons pour les faire tenir tranquilles. Tous pensaient qu’il s’agissait de légendes. Aujourd’hui, il en vivait la réalité. Pour lui faire vivre la douleur qu’il vivait, il ne pouvait être que face à une des runes divines, voire même la rune royale. Une partie de lui souffrait mille douleurs tandis qu’une autre partie analysait froidement ce qui se passait. La diseuse n’avait pas pu tracer ces runes. Seules les enchanteresses les connaissaient et quelques mages. Il pensa à Entablu dont il avait entendu parler ici et là dans le palais pendant qu’il fouillait, mais il était mort. S’il y avait une enchanteresse, il lui fallait prévenir les siens et accessoirement son maître qui était… qui était… son esprit se dissolvait lentement. Encore un peu et Darquiflou ne serait plus. Il se regarda disparaître. C’est comme s’il rapetissait de plus en plus pour ne devenir qu’un petit, un minuscule point blanc dans le tracé d’une rune.
Lors de l’explosion les deux gardes à l’entrée furent ensevelis sous les décombres. L’appartement de la diseuse occupait un coin de bâtiment au dernier étage. On retrouva des pierres du mur à plus de trois cents pas de là. Quand les secours arrivèrent, ils ne trouvèrent aucun corps, aucune trace. Dans le rapport qui arriva jusqu’au roi, ils insistèrent sur ce détail, hormis les pierres, ils n’avaient rien retrouvé. Aucun fragment de bois, de métal ou d’étoffe. Les conseillers évoquèrent la magie, accusant le sorcier noir d’être à l’origine de cela. Sinta fut parmi les premiers à en parler. Il conseilla de signer une trêve. Le temps disait-il de faire le point et de se regrouper pour faire face au sorcier et à ses démons. Le roi pour calmer ses conseillers leur apprit l’arrivée prochaine d’une envoyée de Simantaba. Sinta ne montra pas sa peur, mais il l’a sentie lui mordre les entrailles. Dès qu’il put, il quitta le conseil pour retourner à ses appartements. Le démon avait bien travaillé, trop bien d’ailleurs. Prenant le réceptacle, il appela Darquiflou. Il n’eut pas de réponse. Il en ressentit du soulagement. Il avait du mourir avec la diseuse. En voilà deux qu’il ne pleurerait pas. Par précaution il activa la rune de confinement sans remarquer qu’un minuscule point blanc s’était glissé dedans.
Le sorcier aurait dû être content. En tout cas c’était l’opinion des acolytes. Depuis l’arrivée des démons sur le champ de bataille, la victoire était dans son camp. Malheureusement quoi qu’il arrive, il fallait qu’il se mette en colère. Aujourd’hui, c’était parce que le ravitaillement n’arrivait pas assez vite, et aussi parce que ses forces n’avançaient pas assez loin. C’est vrai que l’aide démoniaque était précieuse. Rien de tel qu’un démon pour attraper une flèche runique ou mettre en fuite par son apparition les montures de ses adversaires. Le nombre des sorciers soumis augmentait à nouveau. Ils mouraient moins sur les champs de bataille et nombreux étaient ceux qui voulaient un peu de la puissance du sorcier noir. Malheureusement tout n’était pas parfait. Les soldats d’Ashra avaient trouvé une nouvelle stratégie.
Comme ils avaient remarqué que les démons n’apparaissaient que pendant les batailles, ils menaient maintenant une guerre de harcèlement et de petits coups de main. Ils avaient aussi mis au point une technique pour se débarrasser des guerriers noirs sans que le sorcier noir ne puisse les réanimer. Ils crevaient les yeux des guerriers noirs morts avec une flèche runique et perforaient le crâne avec un bâton pointu sur lequel était gravé une rune, la même que sur les flèches. Cela n’aurait pas gêné le sorcier noir si cela avait été la vérité. Ce que les hommes d’Ashra n’avaient pas compris, était que l’on n’écrit pas ou on ne grave pas une rune comme un mot banal. Pour libérer toute sa puissance, la rune a besoin d’un tracé parfait et aussi d’être dite avec les bonnes intonations et les bonnes inflexions. Les soldats avaient bien observé les runes sur les flèches runiques et malgré leur obéissance, ils avaient décidé de les graver sur des bâtons pointus durcis au feu pour combattre les guerriers noirs et leurs sorciers. Ils n’avaient jamais réussi à reproduire le dessin parfait des traceurs de runes, leur imitation était grossière. Cela donnait un mauvais sens à la rune qui elle aussi était grossière. On ne pouvait plus la combattre comme une rune normale, car nul n’en connaissait la cantilation. Chaque groupe de soldats d’Ashra avait son graveur, ce qui donnait autant de runes différentes, grossières et incomplètes mais vaillamment servies par des hommes toujours prêts pour le sacrifice suprême. Ceux qui ramassaient les corps après les batailles et les ramenaient aux sorciers soumis avaient bien remarqué ces bâtons enfoncés dans les yeux. Ils n’avaient rien dit. Les sorciers soumis avaient essayé d’employer les sorts de neutralisation pour les runes. Ils avaient été mis en échec. Quelques corps étaient ainsi arrivés jusqu’au sorcier noir. Lui aussi avait tenté la neutralisation puis l’anéantissement des runes, sans plus de succès. Il avait alors extrait les bâtons et avait contemplé les contrefaçons grossières des runes. En agissant rune par rune, c'est-à-dire bâton par bâton, il neutralisa un bâton, puis deux, puis trois, mais pour ce faire, il avait dû perdre un temps précieux. Il avait abandonné la technique, préférant faire créer de nouveaux guerriers noirs par ses adjoints les plus proches. Malgré leur vaillance, les soldats d’Ashra n’avaient pas réussi à empêcher les guerriers noirs de fouler le sol d’Ashra.
La guerre d’Ashra avait commencé.
Le roi d’Ashra expliquait à la grande cantileuse et à ses suivantes ce qu’il savait. Celle-ci fut déçue du peu d’informations importantes qu’il lui apportait. Elle avait gardé secrètes ses informations sur ce qu’elle savait de Cantasha. Le roi ne savait pas le vrai rôle de Renatka. Il l’avait toujours tenu pour un simple garde. Après cette rencontre, elle avait tenu à aller explorer elle-même le bâtiment où avait été l’appartement de Cantasha. Elle cantila des runes pour le solidifier et lui permettre de l’inspecter. A ses yeux experts, les runes tracées furent évidentes. Seul Cantablu avait pu tracer et cantiler toutes ces runes, surtout la dernière au centre du dispositif. Elle ressentait encore la force première de la rune royale. Elle comprenait maintenant pourquoi Cantablu n’avait pas survécu. Ce vieux fou avait tracé la rune royale pour protéger le secret du départ de Cantasha. Elle sourit et une bouffée de tendresse la saisit en pensant à Cantablu qu’elle avait connu alors qu’elle était jeune apprentie. Il avait toujours été un peu fou mais là, elle n’aurait jamais osé. Elle continua son exploration et trouva les traces du passage d’un démon. Voilà pourquoi la réaction avait été si violente. Le faisceau des runes avait réagi d’autant plus violemment que le danger était grand. Déjà pour arriver jusqu’à l’appartement, il fallait un démon de bonne puissance mais rien que pour pénétrer dans la chambre, il fallait un être de forte magie. Ce n’était peut-être pas un des grands seigneurs noirs mais en tout cas pas un petit démon. Normalement, elle aurait dû trouver les restes du démon parmi les ruines. Ce filet de runes pouvait les capturer mais aussi les détruire. Une seule inconnue, la rune royale qui mettait le dispositif directement sous le contrôle de Beth. Hors de Simantaba, elle n’osait cantiler son nom, elle employa le langage ordinaire pour ses compagnes.
Elle s’interrogeait sur le devenir du démon. En tout cas il fallait le chercher. On ne pouvait pas laisser un tel être se promener dans le palais avec la guerre qui venait vers Ashra.
Sans se faire annoncer, elle retrouva le roi qui n’appréciait pas trop les libertés qu’elle prenait avec le protocole. Comme il lui faisait remarquer assez vertement, elle le morigéna, lui expliquant que laisser un démon puissant de surcroît se promener dans le palais était la meilleure chose pour qu’il en meure. Le roi pâlit. Elle lui annonça qu’elle allait fouiller tout le palais pour le retrouver. Il lui donna sa permission d’entrer partout et de chercher partout. Personne ne remarque la soudaine blancheur du conseiller Sinta. La grand cantileuse sortit comme elle était entrée, comme un coup de vent. Le conseil reprit. Le roi voulait l’opinion de ses conseillers sur la meilleure stratégie pour la suite de la guerre. Le conseiller Sinta, pour une fois, fut particulièrement bref dans ses avis. Dès que ce fut possible, il s’absenta. Sa position sociale lui interdisait de courir dans les couloirs. Il fallait qu’il se débarrasse de ce qui restait de Darquiflou. Il arriva dans ses appartements avant les diseuses qui avaient commencé leur recherche par les souterrains. Il prit l’urne. Il ne pouvait la casser, il avait peur qu’un sort l’en empêche. Il ne pouvait la jeter simplement. Au palais, peu de gens savaient assez de runes pour en tracer et surtout pour tracer celle qui était sur l’urne. Il se décida pour l’envoyer le plus loin possible. Sortant du palais, il rejoignit une petite maison discrète, où il faisait des affaires plus ou moins légales mais toujours rémunératrices. Il chargea un de ses hommes de main de trouver un porteur pour la convoyer au loin. Il fit comprendre à l’homme que le secret était essentiel vu ce qu’elle contenait, puis il rentra au palais. L’homme était mal à l’aise. Cette mission ne ressemblait pas à celles dont il avait l’habitude. Il cacha l’urne dans un vase plus grand en terre cuite. Il la cala avec des hardes qui traînaient là et qui d’habitude servaient de litière aux chiens. Sortant avec, il alla jusqu’au marché. Les rumeurs de guerre avaient dépeuplé la ville. Il maugréa devant le manque de monde, même les coquins habituels étaient partis se mettre à l’abri. Il ne restait que les trop pauvres qui ne savaient pas où aller pour fuir. Il repéra une femme en haillon, vieille et sale. Il l’accosta.
- Veux-tu gagner quelques pièces ?
- Que veux-tu que je fasse, Monseigneur ? Voler ? Tuer ?
- Non, rien de tout cela. Tu vois ce vase, il contient une Machirinta. Mon maître m’a chargé de l’enterrer au loin près de la rivière Limpierre, mais je préfère fuir dans la montagne et rejoindre ma famille.
- La rivière Limpierre est loin, cela va te coûter cher.
- N’exagère pas la vieille ! Si tu ne veux pas, je demande à quelqu’un d’autre.
- Je n’ai pas dit cela, Monseigneur, mais paye-moi un prix juste.
L’homme de main et la mendiante négocièrent ferme. Après la durée et la difficulté du voyage, elle dit la difficulté de voyager avec une Machirinta. C’était quand même des déchets qui sentaient mauvais. L’homme de main discuta encore un moment mais céda une somme que la mendiante trouva fort agréable. Ils se séparèrent après avoir échangé les serments d’usage, mille joies à celui qui respectait sa parole, mille peines au parjure. L’homme de main était assez heureux de s’être débarrassé de cet encombrant objet. Il trouva géniale son idée de Machirinta. C’était un vieux rite de fécondité. Son origine se perdait dans la nuit des temps. Quand un couple n’était pas fécond, il faisait le rite. Il était relativement simple. A l’aide de plantes toutes plus malodorantes les unes que les autres, on en faisait un emplâtre qu’on appliquait sur le bas ventre de la femme et de l’homme. Il fallait attendre qu’il sèche. Puis on l’arrachait avec les poils en général et on faisait brûler le tout. Les cendres devaient être mises dans une urne et jetées dans une rivière, qui était traditionnellement la Limpierre. Même réduites en cendres, l’odeur des plantes était désagréable. Souvent le porteur ne dépassait pas le premier ruisseau et jetait le tout aux abords de la ville. La mendiante but une bonne partie de la somme, mais la peur de la guerre la fit partir. Elle suivit le flot des réfugiés. La route de la Limpierre lui sembla aussi bonne qu’une autre. Elle la prit.
Sinta était heureux. La maîtresse cantileuse n’avait trouvé que des broutilles et aucun démon de grande puissance. Son homme de main avait fait son rapport et lui avait assuré de la disparition du vase. Sinta se disait que de toute façon, personne ne pourrait ouvrir l’urne de Darquiflou scellée par une rune et même si quelqu’un connaissait la manière de le faire, l’ignorance du nom du démon causerait la perte de l’imprudent. L’autre bonne nouvelle lui était arrivée par ses espions puis avait été confirmée au conseil. Le sorcier noir avait décidé de s’en prendre au royaume d’Ashra. Sa progression était plus lente que prévue mais les soldats d’Ashra ne tenaient pas longtemps devant les démons. Le roi après avoir rencontré le prince commandant en privé, estimait que la capitale se retrouverait assiégée d’ici à ce que la lune soit pleine. Il restait donc quatorze jours pour parfaire les défenses et s’organiser. Le roi détailla les travaux urgents à entreprendre et se voulut rassurant. Les démons ne feraient pas le poids devant une maîtresse cantileuse et ses adjointes. Maintenant qu’elles étaient sûres qu’il n’y avait pas de possession démoniaque dans la cité, elles allaient inscrire les runes sur les murs de la ville pour la protéger. Le sorcier noir pensait gagner la guerre mais au final le peuple d’Ashra serait vainqueur.

Le sorcier noir était satisfait, pour une fois. La progression des troupes de guerriers noirs était régulière. Ils avançaient un peu moins vite que prévu. Ce n’était pas trop gênant, la plaine était soumise et pouvait servir de base arrière. Il disposait de réserves. Ses espions étaient actifs. Il avait appris la mort de la grande diseuse et du porteur de flamme dans l’explosion de l’appartement. Il y voyait l’œuvre de Darquiflou. Il avait essayé de voir à travers divers sorts ce qui se passait chez la grande diseuse mais elle avait mis trop de défenses pour qu’il puisse en venir à bout de loin. Une fois sur place, il inspecterait lui-même les lieux. Il ne doutait pas de trouver ce qui était arrivé et de soumettre par un sort de nécromancie et la diseuse et le porteur de flamme. Il savait aussi l’arrivée de la maîtresse cantileuse, il ne la craignait pas. Il avait une arme secrète, Takachougha. Sa puissance saurait faire tomber ses orgueilleuses de leur piédestal. Avant que la lune soit pleine, il ferait le siège de la capitale du royaume d’Ashra. Avec l’aide de Takachougha, il ne doutait pas. Le siège serait court. Après cela, la route de Simantaba lui serait ouverte. Simantaba : le dernier obstacle avant le pouvoir absolu.

La maîtresse enchanteresse attendait. Elle était âgée. Elle dirigeait la fondation depuis tellement longtemps. La crise était là. Bien sûr, elle avait pris les décisions qui lui semblaient nécessaires. La suite des évènements lui avait donné raison. Aujourd’hui, elle connaissait le doute. Elle avait appris la mort de Entablu, l’ami fidèle, le conseiller pertinent. Il lui manquait pour faire face sereinement aux évènements. La maladie de Cantasha l’inquiétait. Elle attendait avec impatience les nouvelles de la maîtresse cantileuse. Elle décida de sortir les pierres. La tradition les faisait remonter à la fondatrice elle-même. Ces pierres auraient même été données par les grands êtres inventeurs des runes. Elle y croyait sans y croire. Longue héritière d’une tradition séculaire, elle connaissait les archives secrètes et savait que certains rites fondamentaux étaient somme toute, assez récents. Les pierres étaient entreposées dans une petite salle creusée dans la roche. La tradition interdisait de les stocker ailleurs. Les bâtiments qui abritaient la fondation étaient adossés à la falaise. Age après âge, des étages avaient été ajoutés. En tant que maîtresse enchanteresse, elle occupait un bâtiment en surplomb qui était rattaché au reste par une passerelle, qui était la seule voie d’accès. Elle se dirigea vers le fond de la pièce, ouvrit une porte et pénétra dans une petite salle basse, ancienne grotte naturelle qui avait été agrandie. Elle déplaça le petit rocher qui fermait la niche et sortit les pierres. Il y en avait une bleue, une brun noir, une rouge, et une blanche. Les couleurs lui semblaient toujours trop vives pour des objets anciens. Elle les posa sur une table de pierre. Elle prépara le bol d’eau, le roseau et l’encre. Jeter les pierres ne suffisait pas, il fallait aussi préparer le terrain. Avec une encre qui serait lavée après la cérémonie, elle traça les runes inachevées. Elles formaient une figure complexe mais toutes s’arrêtaient avant d’atteindre le centre et laissaient ainsi un cercle. Elle laissa l’encre sécher en tenant les pierres dans ses deux mains réunies en cage. De la chaleur semblait s’en dégager. Elle les jeta dans l’espace entre les runes. Les pierres tintèrent en tombant. Les runes inachevées se mirent en mouvement. Elles se détachèrent de leur support de pierre pour se dérouler dans l’espace. De nouveaux tracés apparurent, créant d’autres runes, disant d’autres choses. La maîtresse enchanteresse très tendue, lisait les dessins changeants. L’avenir était trouble et incertain. Elle voyait sa fin possible avec la fondation, elle voyait une succession qui la sauverait peut-être. Elle entraperçut des runes sombres porteuses de malheur, parlant de magie noire, elle vit des tracés inconnus aux couleurs de ses pierres. Puis les runes se mélangèrent et furent illisibles. Elle attendit que les fins réseaux flottant dans l’air se dispersent pour récupérer les pierres et les ranger. Elle lava la pierre de la table. Quand elle sortit de là, elle avait le sentiment qu’elle n’était plus celle qu’il fallait pour diriger. Il lui fallait convoquer les enchanteresses pour déterminer laquelle prendrait sa suite. Cela voulait dire une cérémonie des corps. Tout au long de leur vie, les diseuses quel que soit leur rang, traçaient des runes sur elles-mêmes ou sur leurs élèves suivant les différentes initiations. Arrivées au rang d’enchanteresse, elles étaient tatouées de la tête au pied de runes diverses par leurs tracés et leurs couleurs. Lors de la cérémonie des corps, des herbes divinatoires étaient brûlées. Les enchanteresses et leur maîtresse si elle vivait encore, entraient dans la salle. Après un bain purificateur, elles respiraient les vapeurs des herbes. Une vision était donnée à l’une ou à l’autre, la vision d’une rune particulière résultant du mélange des tracés sur le corps d’une des prétendantes. Une fois la vision reçue, il suffisait d’examiner chacune pour découvrir qui était désignée. Depuis le début de la fondation, il n’y avait jamais eu d’exception. Seule la bien aimée fondatrice n’avait pas subi cette cérémonie.
L’annonce de la cérémonie des corps fit l’effet d’une bombe. Toutes furent bouleversées.
Il y en a une qui fut contente. Sifréma n'attendait que cela. Depuis des années, elle manœuvrait et intriguait pour se placer en bonne position pour se faire reconnaître maîtresse enchanteresse. Elle ne doutait pas de pouvoir influencer les visions afin de se faire désigner. Elle étudiait les runes dites noires depuis si longtemps qu'elle les maniait en experte. Officiellement, elle était chargée de superviser l'enseignement et la mise en place des garde-fous indispensables à l'utilisation de ces runes. Les runes étaient dites noires parce que leur utilisation pouvait permettre d'agir sur l'autre contre sa volonté et surtout sans qu’on le sache. Elle avait commencé presque sans le faire exprès. Sa première manipulation, elle s’en rappelait encore après toutes ces années, fut pour avoir plus de bien être matériel. La règle ne prévoyait pas de dérogation matérielle pour celles qui avaient fait un gros travail. Sifréma avait jugé cela injuste. Elle avait manipulé sans trop de subtilité les cuisinières et avait obtenu un surcroît de nourriture bien venue pour apaiser la fin qui lui tenaillait le ventre. Elle avait craint le châtiment mais rien n’était venu. Cela l’avait confortée dans la croyance de sa bonne foi face aux autres. Elle avait ensuite continué. C’était bien pratique, et puis elle donnait tant pour la fondation qu’elle y avait le droit, sans vouloir entendre que faisant cela elle privait les autres de ce qui leur revenait. Elle avait beaucoup travaillé, mais aussi beaucoup arrangé les choses pour arriver la plus jeune enchanteresse de la fondation. Elle faisait partie des huit conseillères de la maîtresse enchanteresse et à ce titre, la cérémonie des corps lui était destinée. Elle supervisait la préparation de la salle pour la cérémonie. Elle en profita pour tracer de petites runes noires un peu partout. Elles ne feraient aucun mal aux autres enchanteresse, ni à la maîtresse enchanteresse, simplement, elles leur feraient voir ce qu’il était bon qu’elles pensent. Elles verraient un tracé de runes corporelles qui n’existaient que chez elle. Après la suite logique l’amènerait au poste suprême qui devait lui revenir de droit puisqu’elle était sûre d’être la plus apte à diriger la fondation. La nuit tombait quand les neuf femmes entrèrent dans la salle de la cérémonie des corps. Des apprenties avaient fait chauffer l’eau des bains de purification, préparé les braseros où seraient brûlés les mélanges aromatiques et hypnagogiques. Elles se déshabillèrent. L’une après l’autre, elles entrèrent dans le bain purificateur. Aidées par les apprenties, elles frottèrent leurs corps pour effacer toutes traces pouvant altérer le tracé des runes corporelles. Une fois prêtes, elles firent cercle autour du plus grand des braseros. Les apprenties, allumèrent toutes les lanternes. La vaste pièce était maintenant brillamment éclairée. En son centre, neuf femmes nues, immobiles comme des statues, s’apprêtaient à vivre l’expérience de la transe divinatoire. Les apprenties sortirent dans une procession pleine de dignité. Deux maîtresses cantileuses s’approchèrent du brasero, y répandirent les herbes et sortirent en fermant les lourdes portes de pierre. La maîtresse enchanteresse cantila la première rune, puis chacune à son tour joignit sa voix à celle de la maîtresse enchanteresse. Une lourde fumée se dégageait du brasero. Son odeur suave et entêtante se répandit dans la pièce. La cantilation continuait, s’y adjoignit le geste. Maintenant chacune traçait dans l’air avec tout son corps la rune qu’elle cantilait. Sifréma sentit le lourd parfum. Elle sentait la dissociation se faire petit à petit. Si une partie de son esprit savait la rune à cantiler et les gestes à faire, l’autre partie commençait à divaguer, lui montrant des images incohérentes. Elle voyait des lignes qui se tordaient, dansaient, volaient. Elle savait que l’une ou l’autre prendrait un des morceaux de charbon de bois et tracerait ces lignes sur le mur blanc préparé pour l’occasion. Il ne fallait pas que ce soit elle pour que les soupçons ne puissent pas naître. La tête lui tournait. Elle regarda les autres qui ne semblaient pas mieux qu’elle. Elle avait perdu la notion du temps. Elle sentit sa langue butter sur une cantilation, ses bras devenir lourds. Le sommeil la gagnait. Elle fit un effort pour rester debout. Déjà trois des neuf femmes s’étaient allongées et dormaient. Elle s’appliquait pour cantiler les runes divinatoires sans faute. Une enchanteresse se laissa couler au sol dans un dernier mouvement de traçage. Elle ferma les yeux un instant. Quand elle les rouvrit, elle était allongée sur le sol. La maîtresse enchanteresse toujours debout venait de prendre un morceau de charbon de bois. Elle se dirigea vers le mur. Elle la vit s’arrêter, lever le bras et le laisser retomber. Sifréma voulut dire une des runes noires mais le son à produire ne venait pas à son esprit. Il aurait fallu. La maîtresse enchanteresse leva à nouveau le bras et commença à tracer la rune. Elle reconnut le début d’une des runes de protection que l’on recevait lorsqu’on devenait diseuse. Il en existait plusieurs tracés. Ils commençaient tous au niveau du cou et descendaient soit directement vers la hanche soit faisait le tour du thorax pour finir sur l’os du bassin. Des neuf femmes, elle était la seule à avoir le tracé direct. Un sentiment de victoire l’emplit quand elle vit que c’était le tracé direct qui venait sous les doigts de la maîtresse enchanteresse. Celle-ci avait aussi du mal à coordonner ses gestes. Arrivée à mi-parcours du dessin, elle eut comme un hoquet qui se traduisit par un empattement noir et elle lâcha le charbon de bois. Elle tomba à genou, ramassa le fusain et sans se relever, reprit le laborieux tracé de la fin de la rune. Suprême bonheur pour Sifréma, la maîtresse enchanteresse fit même les fioritures qui lui ornaient la hanche gauche. Arrivée au bout, elle sembla se tasser sur elle-même, son bras glissa sur le mur laissant quelques marques noires. La maîtresse enchanteresse, l’ancienne pensa Sifréma, venait de perdre connaissance. Sifréma se laissa alors aller au sommeil. Elle savait que les grandes diseuses qui ouvriraient les portes au matin, verraient le tracé runique. Elles feraient alors l’inspection des corps des enchanteresses et la reconnaîtraient comme la première de la fondation.
Dans la nuit qui s’avançait, un groupe de femmes et un homme couraient en portant un brancard.


Renatka était dans la nuit. Il ne ressentait plus de douleurs, il ne sentait plus la présence du grand être. Il essaya de s'orienter. Il cria dans le noir, l'écho renvoyé par les parois lui donna l'impression qu'il était dans un tunnel. Il avançait les mains en avant, faisant des grands mouvements de bras à la recherche d’un obstacle devant lui, tâtant le sol de ses pieds. Il avança comme cela longtemps en ayant l’impression de ne pas faire beaucoup de chemin. Il tapait régulièrement dans un obstacle en haut ou en bas sur un côté ou sur l’autre. Il avait peur de tomber dans un trou, et commençait à se demander qui avait bien pu creuser cette galerie. Il était beau le héros, perdu dans le noir à … il ne savait même pas combien de la surface. Il n’avait ni arme, ni provision, il était dans le noir absolu, sans aucune idée sur la direction vers laquelle il allait. Il se dit qu’il avait eu tort de croire tous ces récits sur sa destinée, sur la flamme qu’il portait intérieurement. En fait, il n’était qu’un pauvre homme, un pauvre bûcheron perdu dans un monde inconnu et dont l’espérance de vie s’amenuisait au fil des heures. Bien sûr, il n’avait pas eu le choix. Sans les guerriers noirs, il serait encore à couper des arbres dans sa vallée, à rencontrer ses amis et peut-être à oser dire à la fille du fermier de la combe qu’elle était belle. Au lieu de cela, il s’était trouvé jeté sur les routes à écouter les sornettes des diseuses et à fuir pour se réfugier à Simantaba. Il se laissa tomber sur le sol. Les larmes coulaient doucement sur ses joues. Renatka souhaita la mort. C’est alors qu’il y eut comme un frottement. La panique le prit. Quelque chose approchait. Il se sentait dans le rôle de la proie. Il sauta sur ses pieds et se mit à courir. Il fit deux pas et s’étala de tout son long par terre. Le frottement derrière lui avait accéléré. Il se mit sur le dos, tendit la main droite en un geste de protection face à ce qui arrivait. Une longue flamme blanche jaillissant de son index, illumina la galerie. Il vit avec horreur une gueule pleine de crocs se diriger vers lui. Il hurla de terreur. La flamme devint jaune. Une chaleur intense se dégagea. La gueule se referma sur un cri silencieux, elle se recroquevilla sous l’intense chaleur. Renatka prit conscience qu’il était à l’origine de ce feu. Il pensa stop et la flamme cessa. Une odeur épouvantable de chair brûlée régnait dans la galerie. Il était de nouveau dans le noir. Il leva la main et pensa feu. La flamme rejaillit de son doigt. Il se dit alors que les autres doigts aussi… Il pensa au vent et un fort courant d’air chassa l’odeur et la fumée. Il pensa eau et elle s’écoula de son annulaire. Dans sa tête, l’enseignement du grand être s’ordonnait. Il sut. Il sut comment contrôler la flamme, l’air ou l’eau et même la terre. Il sut qu’il venait de recevoir la puissance des grands êtres. A travers lui, toutes les particules de leur puissance pouvaient se révéler. Il n’avait plus peur. Il savait.
Cela faisait cinq jours que Motinaba faisait courir le groupe. Malgré le pouvoir des runes, elle fatiguait beaucoup, encore plus que les porteuses et que Kontaga. Heureusement Simantaba la bien aimée, se dressait devant elle. Encore une demi-journée et elle pourrait se reposer. Elle se concentra sur le présent à ces six corps à faire courir ensemble.

Le Sorcier noir était excédé. Ses adjoints hésitaient à porter la guerre plus loin en Ashra. Les espions avaient prévenu de l’arrivée d’une maîtresse cantileuse et de ses adjointes. Ses idiots avaient peur de femmes qui ne feraient pas le poids devant le démon qu’il tenait en laisse. Il décida de le convoquer et de le lancer dans la bataille.


Sinta n’était pas content. Malgré ses conseils, le roi d’Ashra voulait se battre. Tout le monde se préparait dans la ville au siège qui allait arriver. Sinta essayait de sauver ses arrières en contactant ceux qui lui avaient promis puissance et gloire avec le sorcier noir. La maîtresse cantileuse était en grande partie responsable de cet état de fait. Elle avait remonté le moral du roi et chaque jour, elle l’incitait à résister. De plus elle donnait l’exemple. Tôt levée, elle arpentait la ville en cantilant des runes sur les défenses, les soldats et sur tout ce qui pouvait contribuer à défendre la ville.


Sifréma préparait son couronnement. En tant que nouvelle maîtresse enchanteresse, elle avait presque tous les droits. Le protocole était assez vague sur les cérémonies d’accession au pouvoir. Elle explorait avec son nouvel aréopage de conseillères les possibilités qui s’offraient à elle. Sifréma considérait que l’humilité et la modestie de Sintacasha, qui l’avait précédée à cette fonction avaient été des erreurs. Il fallait redonner de la force et de l’allure à la fondation afin de renforcer son influence. D’ailleurs ce ridicule sorcier noir allait bien la servir dans ce but. Apparaître comme celle qui sauve le monde lui allait très bien.

La vieille mendiante se délassait les pieds dans la rivière limpierre. Elle n’avait rien bu ou presque depuis quelques jours. Elle râlait contre cette campagne où il n’y avait pas de lieu pour boire. Le Machirinta sentait vraiment très fort. Elle entreprit de le vider et de jeter ce qu’il contenait dans la rivière. Avec un peu de chance, ils auraient mis un peu d’alcool dedans. C’était traditionnel lors de la confection du Machirinta de disposer un petit vase contenant une liqueur pour se mettre bien avec le monde des esprits. Elle sourit en trouvant une petite urne décorée d’une rune.
Cantasha flottait dans un monde incertain. Vivre mais pourquoi ? Mourir mais pour qui ?

Renatka s’enfonça dans la nuit. Il souriait. De son index jaillissait un fin pinceau de lumière. Plus jamais il ne serait dans le noir.
L’arrivée de Cantasha se fit dans la plus parfaite indifférence. La proximité des cérémonies d’investiture occupait l’esprit de tous. L’arrivée d’un groupe de coureuses avec un homme fit tourner quelques têtes mais ne mobilisa pas l’assistance. Les commentaires étaient nombreux sur les désirs de la nouvelle maîtresse enchanteresse. L’histoire de l’attente du porteur de la flamme ne passionnait personne. Motinaba conduisit son groupe jusqu’aux salles d’accueil. La diseuse présente avait reçu des ordres de l’ancienne maîtresse enchanteresse mais rien de la nouvelle. Elle envoya les porteuses, Motinaba et Kontaga se restaurer et se reposer. Elle fit déposer la civière de Cantasha dans une alcôve et partit chercher des instructions auprès de la nouvelle maîtresse enchanteresse. Elle patienta longtemps avant d’être reçue par Sifréma. Celle-ci écouta la diseuse de l’accueil d’une oreille distraite tout en réglant les détails de la procession qui devait traverser tout Simantaba. Elle l’aurait oubliée genou à terre si une de ses suivantes ne lui avait pas rappelé sa présence au bout d’un moment. Comme ce détail était un ordre ancien, Sifréma décida de la confier à Sintacasha, en pensant que cela l’occuperait et qu’elle serait plus libre pour organiser sa cérémonie sans ses incessants rappels à l’ordre. Sur ce, elle lui fit un geste pour la congédier.
La diseuse de l’accueil se mit à la recherche de l’enchanteresse Sintacasha pour avoir ses ordres. Elle la trouva comme toujours pencher sur des grimoires anciens à lire et à interpréter de vieux textes pour éclairer les événements actuels. Elle lui dit que Motinaba était arrivée avec son groupe portant Cantasha et qu’un homme l’accompagnait. Lâchant tout, Sintacasha l’entraîna en courant à l’accueil. Elle interrogea la diseuse de l’accueil :
- Où sont-ils ?
- La grande diseuse est couchée dans une alcôve sur sa litière. J’ai envoyé les autres et l’homme se restaurer et se reposer. Ils ont couru sans un arrêt ou presque depuis cinq jours.
- La grande diseuse est malade, elle ne peut pas rester à l’accueil d’autant plus que beaucoup de monde va venir pour la cérémonie. Il lui faut un lieu tranquille qui ne sera pas utilisé.
- Pardonnez-moi Enchanteresse Sintacasha, mais je ne vois pas de lieu.
Des cuisines aux chambres en passant par les salles d’enseignement, la maîtresse enchanteresse a tout réaffecté en fonction de l’accueil nécessaire des hôtes.
- Il n’y a aucun lieu tranquille dans Simantaba ? Dans les quartiers hauts, il reste des logements.
- Oui, Enchanteresse Sintacasha, mais ils seront occupés par les diseuses car l’aile qu’elles habitent est prévue pour accueillir la noblesse.
- Il reste la salle de la cérémonie des corps.
- Oh, Enchanteresse Sintacasha, ce n’est pas dans la tradition que de l’utiliser à autre chose.
- Je sais bien, mais vois-tu un autre lieu ?
Sintacasha ne lui laissa pas le temps de la réponse. Elle avait tiré le rideau et posait les yeux sur Cantasha. Elle vit d'abord une forme allongée couverte d'un drap. Quand elle l'eut soulevé, elle rencontra la barrière de runes changeantes qui masquaient le corps de Cantasha. L'émotion monta dans sa poitrine pour venir à sa gorge. Sintacasha remercia intérieurement celle qui avait ainsi cantilé les runes de protection, du beau travail. Elle reconnaissait bien là la valeur de la maîtresse cantileuse qu'elle avait envoyée. Elle commençait à regretter la cérémonie des corps. Sifréma ne semblait pas être celle qui allait pouvoir diriger Simantaba dans la tourmente. Et pourtant les runes avaient parlé. Elle avait elle-même regardé le tracé et sur le mur et sur le corps de Sifréma. Pour la première fois de sa vie, elle douta du pouvoir des runes. Les souvenirs remontaient à son esprit. Des émotions enfouies depuis longtemps lui gonflaient la poitrine.
Sintacasha se reprit. Ce n’était ni le lieu ni l’heure. Pour libérer Cantasha du manteau des runes changeantes, il fallait du calme et le rapport de Motinaba. Sintacasha entreprit de se renseigner. Elle donna des ordres pour que Cantasha soit conduite dans l’antichambre de la salle des la cérémonie des corps. Elle-même se mit à la recherche de Motinaba.

Le groupe qui explorait la rivière Limpierre avait trouvé le point de chute du cours d’eau où était tombé Renatka mais n’avait pas trouvé son corps. Elles avaient décidé de poursuivre leur exploration en fouillant les berges de la rivière vers l’aval. Cela leur prit d’autant plus de temps qu’elles avaient un peu un sentiment de vacances dans cette vallée. Le temps était assez favorable. La température était douce et les apparitions du soleil bien agréable. Les deux grandes diseuses profitaient de ce temps de répit. La vie à Simantaba était chargée. Les obligations nombreuses. Lors des pauses, elles en profitaient pour continuer l’enseignement pour les apprenties. Plusieurs jours avaient été nécessaires pour atteindre l’endroit où la rivière Limpierre se calmait. Elles n’avaient retrouvé aucun signe de Renatka. Après un temps de détente comportant baignades et jeux, elles avaient donné le signal du retour. Le groupe marchait en file indienne tout en bavardant. Dans deux trois jours elles auraient rejoint la route et reprendraient le chemin de Simantaba.

La vieille mendiante râlait. S’il y avait bien une urne dans le Machirinta, elle n’avait trouvé aucun moyen pour l’ouvrir. Elle avait tout essayé. La force de ses mains étant insuffisante, elle avait essayé divers leviers et avait même essayé de la casser à l’aide de pierres. Tout cela sans résultat. Le dessin devait être une de ces f… runes que les riches utilisaient pour protéger leur bien. Son espoir de boire quelque chose s’amenuisait et son manque grandissait. Elle se maudissait d’avoir quitté la capitale. Après tout, ces bruits de bataille n’étaient pas si graves, elle aurait pu se débarrasser du Machirinta dans un quelconque ruisseau et boire tout l’argent. Maintenant elle était coincée là. Le bruit d’un groupe approchant la fit se cacher derrière un buisson. Elle s’aperçut alors qu’elle avait oublié la petite urne. Quant aux restes malodorants du Machirinta, ils étaient dispersés de part et d’autre du chemin. Elle se recroquevilla au plus profond de sa cachette.
Les grandes diseuses sentirent l’odeur mais sachant la route proche, elles préférèrent continuer. Le lieu étant en amont de la chute d’eau, cela n’avait aucun intérêt. Une jeune apprentie curieuse s’approcha des restes. Elle poussa un cri de surprise en voyant la petite urne ornée de runes. Le groupe s’arrêta. Ce fut une joyeuse pagaille. Un des serveurs de l’auberge voisine qui se reposait en revenant chargé d’eau entendit les cris en contrebas. Il vit les diseuses s’éparpiller. Il en vit une brandir un petit objet en direction des deux plus âgées qui s’étaient arrêtées un peu plus loin. C’est alors que la mendiante jaillit comme un diable hors de sa boîte. Il entendait ses cris sans comprendre les paroles qu’elle disait. En tout cas elle n’était pas contente et se disputait pour ce qu’une jeune diseuse avait ramassé. Il vit les deux plus âgées intervenir. Elles parlaient sans élever la voix, mais d’où il était, il pouvait entendre la puissance qui émanait de leurs paroles. La mendiante se calma. Le groupe reprit sa marche, elle le suivit la tête basse.

L’apparition du grand démon sur le champ de bataille changea la donne. Les revers furent nombreux pour les soldats d’Ashra. Takachougha était particulièrement repoussant. Il était la haine et la peur. Son apparition galvanisait les petits démons et terrorisait les hommes. Face à lui les plus braves fuyaient et seules quelques âmes bien trempées qui étaient au-delà de ses sentiments pouvaient lui résister. C’est grâce à ces commandos que le début de la guerre d’Ashra ne fut pas une déroute mais un repli. Il y avait dans ces hommes qui mériteraient qu’on raconte leur histoire, des gens de Corc. Ils avaient le don de manipuler un peu le temps. Si le démon pouvait apparaître à l’instant d’un bout à l’autre de la ligne de front, les commandos d’élite des forces d’Ashra en étaient incapables. Heureusement, par le don hérité de leur terre natale, ils arrêtaient le temps pour arriver sur le lieu d’apparition de Takachougha. Il était particulièrement irrité par cette possibilité de jouer avec le temps qui lui rappelait de très mauvais souvenirs. Il aurait bien tout arrêté mais le Seigneur des mondes noirs ne lui en laissait pas le choix. En quelques jours, la ligne des combats s’enfonça profondément dans le pays d’Ashra. Il fut bientôt évident que le prochain grand combat aurait lieu pour la possession de la capitale du royaume.
 
Grâce à l’intervention de la maîtresse cantileuse, le prince commandant avait retrouvé la voix. Ensemble, il organisait la défense. Les réfugiés arrivaient en grand nombre. Les ordres étaient formels, il fallait qu’ils continuent vers les monts Blandetête. Là-bas, ils trouveraient des grottes en grand nombre et tout ce qui est nécessaire à la survie. Les vallées étaient étroites et faciles à défendre et le peuple des montagnards encore plus redoutables que les soldats d’Ashra. Dans la ville ne restaient que les soldats et ceux qui avaient un rôle à jouer dans l’intendance. Le prince commandant ne redoutait pas les guerriers noirs et la maîtresse cantileuse était prête à affronter le pouvoir du grand démon.
Sinta continuait son double jeu. Trahissant tout le monde, il espérait se servir. Il se voyait bien en tant que roi du royaume d’Asrha. Il faisait et refaisait des plans pour se débarrasser des uns et des autres. Les contacts nombreux qu’il avait développés avec les peuples outre royaume, lui avait permis de se procurer quelques atouts dont il espérait bien se servir dans cette empoignade pour prendre la place qui lui revenait : la première. Il écoutait les messagers qui arrivaient du front. Les nouvelles étaient mauvaises mais moins catastrophiques qu’il ne l’avait prévu. Le démon du sorcier ne réussissait pas aussi bien que prévu. Il regretta un instant le sien. Celui-ci l’avait débarrassé d’une diseuse, ce qui était une bonne chose pour lui. La maîtresse cantileuse s’agitait beaucoup mais ne comprenait pas ce qu’il tramait. Lors de l’arrivée du sorcier noir et de ses troupes, Sinta se dit que le plus dur resterait à faire. Le roi prit la parole pour faire la synthèse des nouvelles. Comme prévu, il s’attendait à l’arrivée des guerriers noirs au pire dans cinq jours, au mieux dans dix. Sinta prit un air de circonstance mais la joie qui précède l’action l’emplit. Il avait hâte que se termine le conseil, il avait des choses à préparer.

Renatka descendait dans les profondeurs de la terre. Il découvrait tout un monde souterrain. Les êtres qu'ils croisaient fuyaient à son approche. La lumière était une source de peur pour ceux qui vivent dans la nuit. Quittant le réseau de cavernes creusées par l'animal qu'il avait tué, il fut heureux de pouvoir s'éclairer. Ce n'était que passages irréguliers, stalactites, boyaux étroits suivis de grandes salles à l'écho impressionnant. Il marchait dans un passage étroit mais assez haut quand il entendit des gémissements accompagnés de grognements. Il avança prudemment. La lumière d'une lanterne éclairait chichement une salle de la taille d'une maison. La flamme en s'agitant, donnait des ombres mouvantes qui gênaient la compréhension de la scène. Renatka stoppa sa lumière et avança sans bruit. A l'opposé de lui, il vit un petit être de métal se débattre contre un rocher qui bougeait. En regardant mieux, le rocher avait des pattes et grognait. Renatka approcha. Le grattement sur sa gauche le fit se retourner. Un bloc de pierre venait vers lui. Il ne réfléchit pas, pensa vent-eau-terre. Un torrent de boue entraîna la menace loin de lui. Se retournant vers l’être de métal, il le vit s’affaisser. Ce qu’il avait pris pour un bloc de roche pivotait vers lui et se mit à le charger. Il fit un nouveau torrent de boue et l’envoya rejoindre l’autre. Il fit de la lumière et éclaira toute la salle. Dans la partie basse, la boue qu’il avait faite avait tout recouvert. De sa surface émergeaient des pattes qui s’agitaient. Ne voyant pas de danger immédiat, il s’approcha de l’être de métal. Ça avait la taille d’un enfant, mais plus large et surtout en métal de la tête au pied. Quand il fut encore plus près, il comprit que c’était une armure. Il se pencha. Le petit respirait encore, mais son armure bosselée le gênait. Renatka essaya de lui ôter. Il finit par trouver l’ouverture. Quelques lanières coupées plus tard, il avait extrait non pas un enfant mais un nain. Celui-ci était toujours inconscient mais respirait mieux. Des bruits de boue piétinée attirèrent l’attention de Renatka. Il regarda en contrebas. Les bêtes de pierre avaient réussi à se remettre sur leurs pattes. Leur dos ressemblait vraiment à de la pierre. Pour le moment, elles pataugeaient dans la boue, n’arrivant pas à remonter vers Renatka. Il pensa à la terre et déversa sur elle un flot de sable.
- Uhncha ta com retkiatima.
Renatka sursauta en entendant cette voix gutturale. Il vit alors que le nain avait repris connaissance et s’était adossé à la paroi.
- Retkiatima com tougta.
Il parlait en désignant quelque chose que Renatka ne comprit pas.
- Retkiatima com tougta !
Le nain laissa retomber la tête en arrière.
- On va avoir un problème à se comprendre tous les deux !
Le nain se redressa :
- Tu parles le langage de la surface ?
L’accent était épouvantable, Renatka répondit
- Je viens de la surface.
- Les pierrepattes ne peuvent pas être tuées avec du sable. Donne-moi mon épée, il faut la leur enfoncer entre les deux palpes.
- Reste tranquille, tu ne tiens pas debout. Pour le moment les pierres à pattes ont autre chose à penser qu’à nous attaquer.
- Nous sommes sur leur territoire, les pierrepattes n’arrêteront pas. Il faut les tuer, c’est la seule manière.
Comme pour donner raison au nain, le sable remua laissant apparaître le rostre d’une pierrepatte. Renatka d’un jet de feu la coupa en deux, vitrifiant le sable en même temps.
Le nain se protégea les yeux de la violence de la lumière. Il demanda :
- Qui es-tu, toi qui maîtrises le feu?
- Mon nom est Renatka.
- Dans le langage de mon peuple, cela évoque les vieilles légendes, quand le grand dieu de la terre marchait avec nous. Veux-tu venir avec moi voir ceux qui dirigent mon peuple?
- Es-tu en état de marcher?
- Oui, nous avons des constitutions solides. La pierrepatte m'écrasait à m'étouffer. Il ne m'a pas blessé. Ton arrivée m'a sauvé la vie.
- Quel est ton nom ?
- Dans ta langue, on dirait « grondement de pierres ».
- Et dans la tienne ?
- Ragdra.
Après avoir aidé Ragdra à se relever et à remettre son armure qu’il avait décabossée au moins en partie, Renatka l’accompagna dans les sombres couloirs. Il apprit ainsi que Ragdra était un éclaireur dont le rôle consistait à chercher de nouveaux filons des différents métaux et surtout du precmet dont il faisait les armures et les armes. Ragdra parlait du precmet avec un respect étonnant. Quand Renatka lui parla de l’or, Ragdra eut un rire méprisant.
- C’est bon pour les décorations des femmes et des tuniques. Cela ne vaut rien pour se battre.
- Vous vous battez souvent ?
Ragdra raconta la difficulté pour son peuple de garder sa place dans le monde souterrain. Les mauvais de toutes sortes comme les pierrepattes, ou les Menturu essayaient toujours de les chasser de leurs grottes. Les « hommes de la terre » comme Ragdra appelait son peuple, avaient conquis leur liberté en pouvant vivre sous ou sur la terre. Les autres ne le supportaient pas, surtout les Menturu qui étaient dirigés par des sombres maîtres. Les batailles étaient toujours sanglantes et sans pitié. La torture était la règle pour les survivants blessés ou prisonniers qui tombaient aux mains de l’ennemi. Les Menturu avaient de la magie, les hommes de la terre des armes de precmet, les forces s’équilibraient. Puis Ragdra voulut connaître le monde de la surface d’où venait Renatka. A l’évocation du sorcier noir, il reparla de légende. Renatka le poussa à lui en parler mais Ragdra lui expliqua que c’était au prince minier de lui dire ce qui devait en être dit. Ils continuèrent ainsi à s’enfoncer dans les profondeurs de la terre à la lumière de la lanterne de Ragdra.

Cantasha reposait sur une table dans l'antichambre de la salle de la cérémonie des corps. Sintacasha passait du temps auprès d'elle. Elle étudiait les runes changeantes pour préparer la cantilation qui lui permettrait de la guérir. Malheureusement, elle n'y passait pas le temps qu'elle aurait souhaité, elle avait beaucoup de charges encore malgré son abdication. La principale mais la plus délicate était de donner l'enseignement final à Sifréma. Celle-ci n'était pas pressée de le recevoir et ne faisait guère d'effort. Il s'agissait pourtant du cœur du savoir de Simantaba, les cinq runes sacrées. Elles demandaient une cantilation particulière. Toutes les diseuses les connaissaient mais personne n'osait les prononcer. Elles n'avaient pas été cantilées depuis des générations et des générations. Le tracé était connu, appris par toutes mais la gestuelle n'était enseignée qu'aux derniers échelons de la hiérarchie. Sintacasha avait répété plusieurs fois les différents éléments de la gestuelle mais n'avait jamais osé les cantiler dans leur intégralité. Sifréma était beaucoup plus réticente à cette pratique qui devait être journalière pour une grande enchanteresse. La préparation de la cérémonie d'intronisation avançait mais toujours un détail, une décision réclamaient son attention et lui faisaient écourter sa séance de méditation et de cantilation. Sintacasha continuait alors seule la gestuation de la cantilation. Elle en arrivait à penser que pour bien la réussir, il était nécessaire de laisser toute la périphérie de sa personnalité, pour se centrer sur son noyau essentiel. Cantiler les runes en étant pleinement en accord avec soi, en étant toute dans le geste et la parole, lui évoquait son enfance quand dans le jeu, tout son être se tendait vers le but à atteindre.
Dans le soir qui arrivait, Sintacasha alla vers l'antichambre de la salle de la cérémonie des corps. Elle repensait à ce que lui avait dit Motinaba et Kontaga. Elle pensait à Renatka qui allait manquer. Pour elle, les runes avaient été formelles : sans lui, Simantaba ne connaîtrait pas le salut. Cela avait été un autre point de discorde avec Sifréma qui n'avait pas la même interprétation. Pour la nouvelle maîtresse enchanteresse, les runes orientaient vers un changement, elle était d'accord, mais que le porteur de flamme soit là ou pas n'importait pas, la puissance des runes l'emporterait.
Sintacasha essaya d’oublier ses pressentiments en se consacrant à Cantasha. Elle se concentra sur les runes changeantes. Par petites cantilations, elle commença à stabiliser le manteau de runes. Alors qu’elle recommençait un chant, la porte s’ouvrit à toute volée la déconcentrant. Elle vit avec colère qu’elle avait mal cantilé une rune et qu’un accroc s’était fait dans la protection. Ce n’était pas grave si elle pouvait le réparer maintenant. Mais il lui fallait le silence. Elle dirigea son regard vers ceux qui avaient troublé sa concentration. Une jeune diseuse précédait des hommes portant différentes malles. Quand elle vit l’enchanteresse et surtout son regard, elle mit genou à terre.
Les hommes décontenancés, s’arrêtèrent dans leur mouvement.
- Excusez-moi Maîtresse Enchanteresse, pardon Enchanteresse, mais la maîtresse enchanteresse a donné l’ordre de ranger les malles des voyageurs dans cette pièce pour le temps de leur séjour.
- Tu as bien fait d’obéir. J’ai un soin à faire sur celle qui est allongée. J’ai besoin de calme. Envoie-moi quatre apprenties pour m’aider à la bouger.
- Oui, Enchanteresse.
La jeune diseuse fit un signe aux hommes qui se dépêchèrent de faire un tas de leurs malles dans un coin de l’antichambre. Ils partirent aussi vite qu’ils purent. Restée seule, Sintacasha reprit le cours de son examen. Cantasha avait été blessée dans sa chute et réparée. Par contre le blocage que les runes changeantes décrivaient, était plus profond, plus intérieur. Cela avait à voir avec Renatka et sa disparition. Sintacasha allait se remettre à cantiler quand la porte s’ouvrit à nouveau. Elle eut l’impression de revivre la même scène avec d’autres acteurs. Elle pensa que Sifréma ne respectait rien. Elle savait Cantasha dans cette pièce et l’importance que les runes lui donnaient. Vraiment elle exagérait. Quelle signification donner à cette conduite ? Au moment où ils s’en allèrent, quatre apprenties arrivèrent. Sur un ordre de Sintacasha, elles transportèrent Cantasha dans la salle grotte de la cérémonie des corps.

Le roi était sorti. Du haut des remparts, il regardait les hordes de guerriers noirs s’installer sans hâte autour de sa capitale. Il mesurait l’ampleur de la tache qui l’attendait. Ils allaient se battre à une contre deux. En soi ce n’était pas le plus grave, les remparts avec tous leurs pièges valaient facilement autant que ceux qui étaient là pour les défendre. Le roi laissa son regard se promener sur les murailles. De nombreux soldats étaient montés voir eux aussi les ennemis qu’ils devaient combattre. Ils savaient qu’il n’y aurait pas de prisonnier. On ne les rend pas à des morts et des démons. Le roi sentit une présence à côté de lui. La maîtresse cantileuse venait d’arriver.
- Vous avez peur, Majesté ?
- Pas vous ?
- Je crains surtout pour tous ceux-là qui vont donner leur vie.
- Parfois je me dis qu’on aurait peut-être dû demander la paix et négocier avec lui, et puis je me rappelle tout ce qu’il a fait. Il est impossible de négocier avec lui autrement que les armes à la main.
- Vous devriez vous adresser aux soldats. Je peux faire porter votre voix jusqu’à chacun d’eux.
- Essayons !
La maîtresse cantileuse posa son doigt sur la bouche du roi, traça dans l’air quelques signes en murmurant des paroles que personne ne comprit.
- A vous, Majesté ?
- Hommes d’Ashra…
Tous les regards convergèrent vers la tour où il se tenait.
Manifestement ils l’entendaient, plus même, le roi eut l’impression de les entendre en retour.
- Hommes d’Ashra, voici venu le temps pour lequel nous nous sommes préparés depuis si longtemps. Nous sommes le dernier rempart face au mal. Le sorcier noir et ses guerriers morts ne doivent pas passer. Nos femmes, nos enfants, notre terre ne resteront libres que si nous repoussons ces déjà morts dans leurs fosses. Je sais que des démons les accompagnent, mais les cantileuses sont avec nous. Les runes seront notre appui et renforceront nos bras dans le combat qui s’annonce. Nous ne survivrons pas tous mais je sais que tous autant que vous êtes, vous aurez à cœur de faire votre devoir jusqu’au bout, afin que vos noms soient glorifiés par nos descendants comme ceux qui ont fait leur devoir et ainsi qui ont sauvé le monde de la noirceur du mal. Voyez déjà la puissance des runes qui me permettent de vous parler à tous. Les démons ne feront pas le poids et les guerriers noirs auront peur de vous. Soyez tous assurés que dans les jours qui viennent, s’écrira la plus belle page du peuple d’Ashra. La gloire est devant nous. Soyez mon honneur et ma gloire. Que vive Ashra !
L’ovation qui suivit, stoppa les guerriers noirs qui regardèrent les remparts sans comprendre. Les sorciers qui les accompagnaient, frissonnèrent involontairement. Malgré ce qu’avait dit le sorcier noir, l’avenir n’était pas si sûr que cela. Les quelques démons présents se bouchèrent les oreilles, incapables d’entendre l’expression de la détermination du peuple d’Ashra à se sacrifier pour défendre leur terre.

Renatka suivait Ragdra dans des tunnels de plus en plus travaillés, au milieu du peuple des hommes de la terre. Lors de la première rencontre avec un groupe de son peuple, Ragdra avait longuement parlé avec ceux en armures. Renatka qui ne comprenait pas ce qui se disait, avait observé les différentes tenues. Il y avait ceux en armures, des armures superbes, brillantes bien entretenues, ne faisant pas de bruit ou presque. Il en avait conclu que leurs propriétaires faisaient partie de la caste des guerriers mais pas seulement. D’après ce que lui avait dit Ragdra, être en armure signifiait qu’on était prêt à se battre, qu’on s’entraînait pour cela, mais cela ne donnait pas le vrai rôle de celui qui la portait. Les décorations des armures avaient un sens. Ragdra était un éclaireur qui avait pour mission de trouver de nouveaux filons, mais aussi de prévoir leur mise en exploitation. Il y avait aussi « ceux qui creusent », les tacpacgi, qui dirigeaient les équipes de mineurs qui eux étaient en tenue de travail en cuir et dont la seule arme était leur pic. A la manière dont Ragdra en avait parlé, Renatka les avait mis au rang des quasi esclaves. Il avait vu aussi d’autres personnages sans armure mais que Ragdra avait traités avec déférence. Chaque mission de mineurs partait avec « un qui forge et qui travaille le precmet », ce precmetinfa avait redressé l’armure cabossée de Ragdra avec une adresse qui avait ébloui Renatka. Le precmetinfa n’était pas soumis à l’autorité de ceux en armures contrairement aux mineurs. Il respectait une hiérarchie que Ragdra connaissait mal mais qu’il craignait un peu. Au fur et à mesure des paroles de Ragdra, Renatka avait vu changer les regards posés sur lui, de un peu hostiles, ils passaient à la franche admiration. Ragdra, de temps à autre, donnait quelques repères sur ce qui se passait à Renatka, lui expliquant qu’après le récit de son sauvetage, il avait prononcé son nom et dit sa manière de contrôler le feu. Les discussions avaient alors tourné autour de la question des légendes. Etait-il le personnage décrit dans les vieux récits ? Le precmetinfa avait donné le conseil de l’emmener au plus vite au Centre pour y rencontrer le plus haut dignitaire de la caste des forgerons. Les responsables de l’exploitation avait donné un conseil semblable mais avait parlé du roi des armures. Tout le monde s’était mis d’accord pour envoyer un coursier devant pour prévenir de son arrivée.
Quand Ragdra et Renatka reprirent leur voyage vers le Centre, ce dernier demanda quelques précisions sur la caste des forgerons et le roi des armures. Ragdra lui expliqua alors que son peuple était double. Il y avait le peuple du minerai dont il faisait partie, les plus nombreux, les plus forts et le peuple de la forge dont le precmetinfa était le représentant, moins nombreux mais détenteurs des secrets du façonnage. Chaque peuple avait sa hiérarchie et son chef. Le commandement suprême était donné au binôme du roi des armures et du roi forgeron.

Chaque fois qu’elle le pouvait Sintacasha venait dans la salle de la cérémonie des corps. Elle méditait un moment et reprenait ses cantilations de runes de libération. Elle devait le faire prudemment. La vie de Cantasha était en jeu si elle se trompait. Pour Sintacasha, cette cantilation était comme redonner la vie à Cantasha. Les runes changeantes qui l’entouraient, cédaient petit à petit. Sintacasha pouvait deviner la forme du corps sous le voile qui devenait de moins en moins opaque. Les souvenirs affluaient. Sintacasha avait toujours essayé d’être le plus honnête possible et de ne pas faire de préférence dans ses enseignements. Catansha l’avait souvent ravie par la justesse de ses cantilations. Elle se rappelait ce jour où les runes de divination avaient désigné Cantasha comme la meilleure possible pour aller chercher le porteur de flamme. Elle se rappelait sa fierté et son émotion de savoir la jeune femme choisie pour une telle mission. Les souvenirs remontaient encore et avec eux l’émotion. Elle se rappela son attente de l’arrivée de Cantasha. Déjà enchanteresse, elle n’aurait pas dû avoir pour mission de s’occuper des arrivantes, mais elle l’attendait depuis déjà si longtemps, trop longtemps pour son cœur. Sa gorge se serra quand vint l’émotion de la séparation. Il y avait si longtemps qu’elle pensait en être guérie mais non, l’émotion renaissait et l’emplissait comme si c’était hier. Femme mûre, maîtresse cantileuse brillante, elle allait devenir enchanteresse. Tout le monde le savait à Simantaba. Sintacasha se rappelait son impatience à cette époque. Cela lui nuisait. Entablu dans un de ses séjours à la fondation, était venu la voir. Il avait longuement parlé avec elle de cette impatience. Il lui avait expliqué que pour être digne d’être enchanteresse, il était nécessaire qu’elle apprenne la patience. Elle lui avait répondu du tac au tac : « Apprends-moi ». Entablu avait posé son regard sur elle. Sintacasha était étonnée de se rappeler aussi bien ce regard, elle y avait lu la profondeur de la connaissance, mais aussi la joie et un petit autre chose qui lui avait fait désirer l’enseignement de Entablu. Il avait accepté et était venu tous les jours pour la guider.
Un bref instant Sintacasha revint à l’aujourd’hui en entendant du bruit dans l’antichambre. Sifréma avait fait transformer cette pièce en débarras pour les bagages. Des serviteurs allaient et venaient pour y prendre ou y ranger différentes choses. Elle se laissa aller au flot des souvenirs de cette période dont elle pouvait dire aujourd’hui qu’elle avait été son bonheur. De maître, Entablu était devenu ami et même plus pour elle. Sintacasha se souvenait de la tension de son attente. Il allait arriver, il arrivait. Son cœur s’emballait. Face à elle Entablu semblait rester l’ami fidèle qui l’aidait à progresser. Pour la première fois de sa vie, elle avait patienté, craignant de le perdre si elle lui avouait l’amour qu’elle lui portait. Ils avaient été séparés un moment pour une mission. A son retour, Sintacasha avait cru marcher sur les nuages. Sa cantilation avait gagné en joie et en spontanéité. C’est ce que lui avait dit Entablu. A la fin d’un enseignement, elle avait mis sa main sur la sienne, il n’avait pas bougé et lui avait souri. Il avait alors choisi le grand langage pour lui parler. Sintacasha fut étonnée de l’entendre lui adresser la parole en runes. Elle avait répondu de même. Tentant d’exprimer ce qu’elle ressentait, elle prit conscience de la vraie richesse des runes, de leur profondeur symbolique et de leur pouvoir évocateur. Avait commencé pour eux une vie faite de joie et de bonheur. Leur amour s’était concrétisé. L’annonce de la grossesse ne perturba pas Entablu. Il prit Sintacasha dans ses bras et lui chanta un long chant runique qu’elle ne connaissait pas. Ensemble, ils eurent une vision de l’avenir. Le sombre était apparu dans le monde, cachant le soleil. Il s’était étendu jusqu’à obscurcir presque complètement la lumière. Il n’en restait qu’un petit point. Un enfant, leur enfant prenait ce point de lumière, l’entourait de ses mains pour le protéger et le portait jusqu’à … La vision avait fini trop tôt. Sintacasha avait appris une autre patience, celle de l’attente. Entablu avait fait des recherches sur l’enfant du rêve. Ils avaient aussi lancé les runes de divination. Les révélations des runes avaient transpercé le cœur de Sintacasha. L’avenir de son enfant était fermé sauf s’ils acceptaient de le perdre. Entablu avait alors entraîné Sintacasha dans les niveaux d’interprétations ésotériques, lui montrant le fil ténu d’un possible.
Ensemble durant les derniers mois de la grossesse, ils avaient mis au point la conduite qui allait être la leur durant toutes ses années. Sintacasha avait accepté de laisser l’enfant à sa naissance. Il serait confié à une famille qu’Entablu connaissait qui l’élèverait sans savoir son origine comme un des leurs.
Dans la tête de Sintacasha se mélangeaient la joie de l’arrivée et la douleur de la perte. L’enfant contre toute attente était une fille. Elle lui donna le nom de Cantasha : « celle dont le chant est vie».
Revenant dans son aujourd’hui, Sintacasha essuya les larmes de ses yeux.

Les premiers combats furent intenses. Le sorcier noir avait hâte d’en finir avec Ashra. Pour lui le but était Simantaba, le lieu symbolique qu’il lui fallait abattre. Malgré sa puissance magique, ses démons, et ses guerriers noirs, il n’avait pas réussi en ces trois premiers jours à prendre la ville d’assaut. Il devait reconnaître que les gens d’Ashra se battaient comme des lions. La mort au combat était pour eux un honneur surtout s’ils avaient bien combattu. Pas moyen d’ouvrir une brèche. Il maudit encore une fois les diseuses de runes qui en avaient tracé partout, des runes renforçant les murailles ou les portes, des runes rendant les flèches plus vulnérantes pour les sorciers, des runes de puissance pour certains guerriers, des runes de rage pour ôter la peur de combattre les démons. Même peu nombreuses, elles avaient encore trop d’influence. Il fallait qu’il trouve un moyen pour s’en débarrasser.
Les premiers combats furent intenses. Le roi et le prince commandant vivaient quasiment ensemble depuis trois jours. Ils dirigeaient à deux les plans opérationnels. Le génie du prince commandant était qu’il anticipait les actions de son ennemi. Il pouvait ainsi être prêt quand il fallait. Le sorcier noir était puissant mais mauvais stratège. Les soldats d’Ashra étaient là où ils étaient nécessaires. Les diseuses couraient partout pour renforcer les protections runiques ou en faire de nouvelles. Elles soignaient aussi les blessures des armes ensorcelées des guerriers noirs. Les soldats ne craignaient qu’une chose, mourir dans le déshonneur. Ils avaient organisé une sorte de compétition de la gloire. Tuer un guerrier noir, alors qu’il pourrait revenir une fois réanimer par les sorciers ne valait qu’un point. Le tuer et lui planter un bâton runique qui le mettrait hors d’état définitivement valait cinq points, blesser un sorcier dix points, le tuer cinquante points. Quant aux démons, ils avaient aussi leurs valeurs. Ils étaient redoutables par la capacité à s’infiltrer dans la tête des gens et à les désespérer, ou à les rendre fou. Le peuple d’Ashra n’avait pas de magie comme celle du sorcier noir, mais possédait des amulettes plus ou moins efficaces. Chaque guerrier en avait une. Les démons devaient comprendre la barrière que dressait l’amulette avant de pouvoir s’attaquer au guerrier. Ils devenaient ainsi en partie vulnérables, non pas que leur existence soit en danger, les êtres physiques ne peuvent pas tuer physiquement un démon, mais leur avatar physique, c'est-à-dire ce qui les obligeait à rester sur ce plan, pouvait être suffisamment endommagé pour que le démon soit réduit à l’impuissance comme Darquiflou dans son urne. Le maximum de points était pour le grand démon. Nul ne savait son nom, mais tous rêvaient de mourir en le mettant hors combat. Les combattants venant du monde de Corc étaient bien placés dans cette course à la gloire. Ils avaient fait du combat contre le grand démon leur spécialité.
Les premiers combats furent intenses. Sinta espérait que cela irait vite pour pouvoir négocier avec le sorcier noir, mais les soldats et surtout les diseuses le contrariaient dans ses projets. Au bout de trois jours, lors de la réunion journalière que faisait le roi pour tenir ses conseillers au courant de la situation, Sinta eut la mauvaise surprise d’entendre le prince commandant expliquer que selon lui dans quelques jours le sorcier noir changerait de tactique pour un siège en règle qui allait durer beaucoup plus longtemps. Sinta connaissait suffisamment le prince commandant pour accepter son avis. De retour dans ses appartements, il fit le point. Le roi pensait pouvoir tenir au moins trois lunaisons. Ça laissait le temps à l’arrière pays de se réorganiser et de venir les défendre, d’autant plus que Simantaba ne manquerait pas d’envoyer des enchanteresses. La maîtresse enchanteresse, qu’il avait rencontrée une fois lors d’une visite qu’elle avait faite pour saluer Entablu et le roi, n’était pas du genre à laisser le pays d’Ashra sans aide. Il fallait que les choses aillent plus vite. La nuit tombait quand il alla sur son balcon. Il alluma une lanterne et fit des signes dans la direction du soleil couchant, à l’opposé du camp du sorcier noir. Sur une colline au loin, on lui répondit. Un dialogue s’engagea. Quand il rentra pour se coucher, Sinta était d’humeur plus joyeuse.
Quand elles atteignirent la route, les grandes diseuses trouvèrent un flot de réfugiés arrivant de la capitale. Discutant avec les uns, réconfortant les autres, elles apprirent la nouvelle du siège de la ville. Confrontées à la réalité de la guerre, elles décidèrent de ne pas rentrer à Simantaba mais d’aller aider la maîtresse cantileuse enfermée dans la capitale en siège. Elles choisirent parmi les apprenties les plus aptes à les aider dans cette mission et commandèrent aux autres de rentrer à Simantaba en emmenant la vieille mendiante et son curieux réceptacle sur lequel figurait la rune d’unité. Quand on lui apprit la nouvelle, elle en fut rassurée et c’est presque avec plaisir qu’elle suivit les apprenties diseuses qui rentraient à la maison mère.

L’homme de main de Sinta était parti à l’aube vers la mer. En s’arrêtant le minimum, il pourrait remplir sa mission en une dizaine de jours, moins si les relais fonctionnaient. Si tout allait bien, il ramènerait la réponse avant la prochaine plein lune. Il ne doutait pas qu’il pourrait demander plus de gratifications pour avoir si bien rempli sa mission. C’est le cœur léger qu’il courrait au devant du destin.


Sifréma rêvait de grandeur. Sa désignation prenait des allures de couronnement. Elle ne doutait pas de marquer d’une manière irréversible la fondation pour lui insuffler ce qui lui manquait depuis des siècles. Sous son impulsion, Simantaba allait enfin avoir la place qui aurait dû être la sienne depuis très longtemps, la première. Elle ne doutait pas d’amener tous les princes de la terre à lui prêter allégeance. Continuant à employer les runes noires, elle changeait les personnes clés de l’intendance et isolait l’ancienne, qu’elle aurait probablement inviter à se faire ermite si elle n’avait été celle par qui la désignation arrivait.


Le seigneur des mondes noirs avait des motifs de satisfaction. Le sorcier présomptueux qui croyait diriger Takachoughaa, piétinait devant la capitale d’Ashra. Bientôt par l’entremise du grand démon, il pourrait lui faire la proposition de convoquer une force supérieure. Il n’aurait alors aucun mal à mettre le premier jalon pour l’arrivée de la Force Noire dans ce monde. Le sorcier serait le premier sacrifié et puis il y avait dans la ville une maîtresse cantileuse, un mets de choix pour la Force Noire. De là, elle pourrait vaincre Simantaba, d’autant plus que depuis quelques temps, il sentait l’emploi des runes à contresens. Quelqu’un jouait avec les runes noires, c’était une belle faille pour que la Force Noire s’y coule.


Darquiflou n’était pas mort. Il n’allait pas mourir. Il le sentait maintenant. La peur le quittait. Curieusement la rune de l’unité tracée sur l’urne de Sinta avait bloquée le pire. Il était resté un. Il était resté esprit. Il flottait dans un monde inconnu de lui. Ce n’était pas le monde de Sinta, ce n’était pas le monde des esprits, c’était…c’était…Le concept lui manquait. Les mots lui manquaient.

L’attente s’installait. Le temps n’existait pas. L’espace n’existait pas. Il chercha qui il était. Aucun nom ne vint à sa mémoire. Il l’avait perdue dans la catastrophe, quand la lumière avait fait exploser son monde, son être. Plus rien ne l’attachait à rien. Il était un sans nom. Pourtant une certitude émergea. Il avait un nom, un nouveau nom. Il ne pouvait l’entendre, mais à l’instant de sa proclamation, il le reconnaîtrait, il se reconnaîtrait.

Dans son antre, une noire conscience écoutait battre les cœurs du monde. Innée, sa création avait résulté de la rencontre des noirs desseins des êtres. Venant de la rupture et de la désunion, elle ne connaissait que la souffrance. Elle avait petit à petit attiré tous les noirs sentiments des êtres qui l’entouraient. Les esprits avaient été les premiers à la nourrir, sans le savoir. Ils pensaient qu’en elle, on pouvait déverser toutes les sombres pensées qui parfois occupaient leurs centres ou leur agir. La conscience lui était venue plus tard. Un plus noir que les autres pensaient pouvoir l’utiliser pour sa propre gloire. Emplie des plus noires pensées du monde, elle l’avait soumis à sa volonté. Il avait été le premier de ses esclaves. D’autres étaient venus volontairement ou par la force lui donner leur élan vital qu’elle avait transformé en sa propre substance. Prenant force et puissance, elle avait pris pied dans le monde, soumettant les esprits à ses noirs désirs. Se nourrissant de haine et des cris de souffrance, elle avait inauguré une ère de malheur et de peine. Son ire était l’étalon avec lequel elle mesurait sa vie. S’étendant dans le monde des esprits, elle fut à l’origine des démons dont les plus noirs devinrent ses princes et seigneurs. Jamais rassasiée, toujours envieuse, elle voulait que plus rien n’existe hormis elle et ses sujets. Son influence sur le monde fut telle qu’il en perdit l’équilibre. Basculant dans le noir du cœur de celle qui en voulait la destruction, le monde courrait à sa perte. Sentant sa victoire proche, son rire éclata tel un feu d’artifice de peines, de haine, de mensonges. C’est alors qu’il y eut comme l’écho d’un cristal qui chante dans la nuit. L’insupportable pureté du son fut un supplice pour elle. Laissant sa colère enfler, elle mit toutes ses forces à le faire taire. Mais l’être était double. Transfigurant les noirs sentiments en lumière pure, il éclaira ce qui était dans la nuit, révélant au grand jour ce qu’elle cachait. Incapable de le supporter, elle se rétracta. L’attention de l’être double la poursuivit. Devenue, celle qui fuit, elle acquit son unité. L’être double la lui laissa, tout en l’enfermant dans le fin réseau de son désir lumineux et transparent. Maintenant, elle savait qui elle était : Force Noire était son nom, noire force de destruction était son rôle. Enfermée, elle n’était pas pour autant impuissante. Ses serviteurs dans les mondes faisaient ce qu’elle ne pouvait accomplir mais si maladroitement, si incomplètement qu’elle ne rêvait que d’une chose : emplir les mondes de sa haine et de sa colère. Les temps passèrent, ses serviteurs œuvraient pour elle afin de créer les noirs passages qui pourraient la faire advenir dans les mondes, mais jamais jusqu’à ce jour les conditions favorables n’avaient été réunies. Aujourd’hui le Seigneur des mondes noirs sentait palpiter les fils des noirs desseins issus des mondes et jusqu’au cœur de Simantaba. Il sentait aussi derrière les barreaux lumineux et transparents l’impatience grandissante de la Force Noire.
La clé de la prison s’appelait Takachoughaa.


Quand Renatka arriva au Centre, il fut ébloui. Lui qui ne connaissait que les villages de montagne, avait été émerveillé d’arriver dans la capitale d’Ashra, mais quand au décours d’un tunnel mal éclairé, il avait découvert le Centre, il resta sans voix, immobile et la bouche ouverte. Cela fit beaucoup rire Ragdra. Le peuple des hommes de la terre avait construit, ou plutôt sculpté de fabuleux palais dans la roche de cet ancien cratère volcanique. Partout où portait le regard, il n’y avait que des merveilles d’architecture et de sculpture. Peu au fait des techniques de construction, Renatka n’admirait pas un travail particulier, mais l’accumulation des beautés taillées dans la roche. Le contraste était saisissant entre la froide utilité des tunnels et l’exubérance des habitats du Centre. Ragdra le laissa se reprendre. Quand Renatka eut encore une fois exprimé son admiration, ils reprirent leur marche. Ragdra était fier de parler de la taille des différents palais. Il apprit qu’il n’était pas dans un vrai volcan mais dans la création du grand dieu de la terre pour le peuple qu’il s’était choisi. Depuis toujours, ils creusaient les flancs du cratère pour en faire leurs habitats. Le peuple de la terre ne creusait pas pour rien. Il ne creusait de nouveaux bâtiments que s’il avait grandi. Parfois en raison des guerres et des famines, rien de nouveau n’était creusé, parfois comme en ce moment, la période était faste. Le roi des armures avait fait creusé une nouvelle grande salle pour recevoir les hôtes étrangers et accueillir les grandes fêtes. Au détour d’un tournant, un roulement de bruits sourds attira l’attention de Renatka. Interrogeant Ragdra, il comprit que face au soleil couchant était la caverne du roi des forgerons et les forges. D’ailleurs des volutes de fumées s’échappaient de nombreuses cheminées, signe de l’intense activité des forges. S’arrêtant au bord du chemin, Renatka contempla l’immensité du site. Il se dit qu’il devait bien y en avoir pour une journée de marche pour traverser le site. Observant le fond, il vit les multiples caravanes de porteurs amenant les minerais vers les forges. Il y avait des hommes du peuple de la terre mais il y avait aussi des êtres encore plus trapus, ayant quatre pattes et deux bras qui portaient de lourdes charges.
- Ragdra, qui sont ceux qui ont quatre jambes et deux bras ?
- Ce sont des dromdères. Ils ne sont pas humains mais ce ne sont plus des animaux. Ils nous aident depuis la nuit des temps. Certains disent que c’est le grand dieu de la terre qui nous les a donnés, d’autres pensent qu’ils sont nés en même temps que nous. Ils creusent très bien et très vite. Ils sont aussi nos porteurs de charge pour ramener le minerai.
- Quand serons-nous arrivés ?
- Tu vois, la grande façade blanche qui fait face au soleil levant. C’est là que nous allons. A notre allure, une demi-journée sera nécessaire.
- Alors allons !
Le roi des armures faisait face au roi des forgerons.
- Les vieilles légendes seraient-elles vraies ?
- Vous les guerriers êtes trop modernes, vous oubliez les traditions. Les légendes sont vraies. La seule question est de savoir si c’est aujourd’hui qu’elles s’accomplissent.
- Il faut bien que nous avancions, s’il n’y avait que les forgerons, nous aurions à peine des épées pour nous défendre. Cet homme de la surface qui maîtrise le feu, est-il celui qui doit nous conduire au combat de notre naissance au monde de la surface ?
- Les vieux textes nous guideront. Leur sagesse contient les réponses.
- Comme toujours, mais si nous devons nous battre face à des ennemis que nous ne connaissons pas quelle sera leur aide ? La vaillance des bras des guerriers sera plus sûre.
- Il est préférable d’attendre de savoir qui il est avant de faire des projets de sortie de notre isolement. J’ai relu les vieilles plaques gravées, dont la tradition dit qu’elles le furent par le grand dieu lui-même. Elles nous annoncent la venue d’un homme maîtrisant les éléments dont le visage est gravé d’étranges dessins. Ils sont en partie reproduits mais le temps a altéré certains détails.
- Auriez-vous laissé la rouille manger le savoir ?
- Tes railleries ne me touchent pas. Elles furent endommagées lors des batailles il y a cent générations, quand les menturu sont entrés dans les tunnels du Centre. Les guerriers n’avaient pas fait ce qui était nécessaire.
- C’est grâce à ces combats que les forgerons ont accepté de nous faire des armures. Si les guerriers les avaient eues plus tôt, jamais les menturu n’auraient été aussi loin. Dans notre tradition orale, il est dit aussi que cet homme dépassera en force dix guerriers de notre peuple. Je propose qu’il en fasse la démonstration.
- Cela me semble juste mais avant, je voudrais comparer les dessins lignes de son corps avec ceux gravés sur les plaques mémoire et lui faire passer l’épreuve de la forge.
- Cela me semble juste aussi.
Ignorant ce qui l’attendait Renatka marchait en devisant joyeusement avec Ragdra.

Comme prévu par le prince commandant, le sorcier noir avait commencé un siège et commençait à s’installer pour un moment. Sans les runes, il aurait bousculé les remparts par sa magie, il aurait réduit en cendres cette ville qui osait lui tenir tête. Dix jours étaient passés sans résultats ou presque, les guerriers noirs tenaient un bastion des défenses de la ville. Les combats se cristallisaient dessus. Le sorcier noir fouillait les sombres niveaux de la mort pour trouver l’esprit d’un guerrier qu’il pourrait soumettre, afin qu’il lui apprenne la conduite d’un siège. Il se rendait bien compte qu’il ne connaissait pas le métier de la guerre. Sa magie lui avait toujours suffi pour obtenir tout ce qu’il voulait. Le rite de recherche était assez long mais il avait trouvé plusieurs pistes. Demain, il essaierait de soumettre le premier esprit guerrier. Si cela n’allait pas, il ferait pareil avec le second et ainsi de suite. Cette perte de temps le faisait enrager. Pour le moment, il puisait de la force vitale dans les quelques prisonniers que ses guerriers avaient faits. Il ne se sentait pas d’humeur à les torturer. Simplement, il les vidait de leur énergie vitale. Quand il se sentit un peu plus fort, il convoqua Takachougha. Il lui avait donné pour mission d’explorer les abords de la ville sur différents plans pour chercher une faille dans les défenses runiques de la ville. Il était déçu par ce démon. Il en espérait plus. Il manquait de puissance sur le matériel. Quand il pouvait démoraliser l’adversaire en l’imprégnant de sentiments de peur, de jalousie, d’envie, la victoire devenait facile mais là les diseuses avaient bouché toutes les failles, quant aux différents talismans traditionnels du peuple d’Ashra, ils rendaient la tâche quasi impossible à tous les démons soumis par ses sorts. Le grand démon apparut, toujours en colère. Le sorcier noir savait qu’au moindre de ses faux pas, Takachougha deviendrait dangereux. Il multiplia les invocations faites avec le nom du démon pour ne pas relâcher sa pression.
- Alors Takachougha, qu’as-tu trouvé ?
- Rien, Sorcier, les diseuses ont bien tricoté leurs runes. Tu n’es pas prêt d’en finir ! Ce n’est pas avec tes petits guerriers avec leur armement léger que tu vas prendre cette ville.
- Je te croyais plus puissant, Takachougha, mais en fait tu es comme les autres, un petit démon de deuxième zone.
Takachougha rugit sa colère, venant presque au contact du sorcier noir, mais il se bloqua sur le cercle magique tracé par terre. Celui-ci resta impassible, un vague sourire de contentement sur les lèvres, ce qui exaspéra encore plus le grand démon.
- C’est de ta faute, sorcier ! Si tu ne m’avais pas envoyé à la mort au pays de Corc, je n’aurais pas perdu autant de puissance et les remparts seraient déjà par terre.
- Tu te cherches des excuses. La vérité est que tu te vantes plus que tu n’agis.
Un autre rugissement ponctua les dires du sorcier. Takachougha était effrayant à voir. Le sorcier se dit que dans cet état là, il aurait peut-être plus d’effet sur les défenseurs. Il commença à réfléchir sur la manière de l’amener à réagir comme cela face aux soldats d’Ashra.
- Je veux ma liberté sorcier ! Ton combat se perd. Tu ne gagnes rien à me garder.
- N’essaye pas de faire le malin avec moi, Takachougha. Si tu continues, je vais te donner l’ordre d’aller dans une urne sur laquelle je graverai un sort de confinement. Tu ferais mieux de me trouver un plan pour que ce siège ne s’éternise pas.
- J’ai peut-être une solution pour toi.
- Parle, Takachougha !
Le sorcier s’en voulut d’avoir répondu si vite. Il montrait ainsi au grand démon une faiblesse que celui-ci essaierait d’exploiter.
- Attention à ce que tu proposes, Takachougha. N’oublie pas l’urne est prête pour toi.
- Je n’oublie rien, sorcier. Je te propose un marché.
- Je ne marchande pas avec toi.
- Alors tant pis pour toi, sorcier, tu vas passer ton temps devant la ville.
- Que proposes-tu ?
- Si tu prends la ville grâce au moyen que je te propose, tu me rends ma liberté.
- Cela pourrait s’envisager, si ta solution me plaît.
Le sorcier noir ne croyait pas un mot de ses promesses. Il était persuadé que Takachougha non plus. Le grand démon devait lui tendre un piège. Mais en jouant finement, il pourrait gagner et la ville et le démon. Takachougha scrutait le sorcier. Protégé par son cercle magique et ses sorts, il était hors d’atteinte du ressenti du grand démon.
- Parle, ou va-t-en ! Je verrai après ta récompense si je suis satisfait.
- Je préférerais avant, sorcier, mais je n’ai pas le choix. Pour l’instant tu es le plus fort. Avant que tu ne me captures, j’avais soumis des entités puissantes dans mon monde. Mes liens ne sont pas défaits. Je suis prêt à t’échanger la puissance d’une de ses grandes forces contre ma liberté.
- Qui me prouve que je la contrôlerais ?
- Je peux te donner les maux qui la commandent. L’entité dont je te parle aime la souffrance mais la craint. Elle vit sur un plan plus élémentaire que le mien. Elle se moque des talismans et ne ferait qu’une bouchée des soldats d’Ashra.
- Il va falloir que tu m’en dises plus si tu veux que je te crois !
La discussion continua entre les deux. Ne se faisant pas confiance, ils refusaient l’un comme l’autre de quitter leur défense pour négocier. Takachougha essayait d’appâter le sorcier comme le lui avait conseiller le seigneur des mondes noirs. Quant au sorcier, il était persuadé que c’était un piège, à moins que… il entrevoyait un moyen d’utiliser la situation à son avantage si la créature dont lui parlait le démon était un élémental. Ils finirent par trouver un compromis. Le sorcier accompagnerait le démon sur le plan élémentaire pour juger de la véracité de ses dires. A ce point des discussions, il congédia le démon et décida de se donner deux jours pour réfléchir. Bien sûr le siège atteindrait son quinzième jour, mais un élémental du plan démoniaque n’était pas un animal de compagnie. Leur brutalité et leur capacité de destruction étaient bien connues. Toute la difficulté résidait dans leur contrôle, comme pour Takachougha, la connaissance du nom était important mais plus encore la connaissance des maux qui les touchaient. Il commença à préparer les sortilèges dont il aurait besoin et pour se protéger et pour prendre le contrôle de l’entité sans perdre Takachougha.

Sintacasha était épuisée. Elle s’assit auprès de Cantasha qui reposait dans son enveloppe runique. Sintacasha n’avait pas touché à la dernière enveloppe, celle qui isolait Cantasha du temps qui passe. Elle ne savait pas comment la ramener à la vie. Elle préférait la laisser suspendue dans ce non temps qui la protégeait. Il ne restait plus que cette ultime tunique pour la séparer de la réalité. Les runes changeantes qui la composaient brouillaient la vision du corps de Cantasha. On en devinait la forme de la jeune femme sans pour autant pouvoir déchiffrer les runes tatouées. Sintacasha se laissa aller en fermant les yeux. La cérémonie d’intronisation était terminée. Elle l’avait vécue comme un simulacre de sacre. Sifréma avait tout fait pour que cela y ressemble, jusqu’à réveiller ce vieux rite oublié des rameaux posés sur la tête de la maîtresse enchanteresse. A la fin du rite, Sintacasha avait bien vu se dessiner le clan des futures courtisanes qui avait bien senti le changement d’époque, et le groupe de celles qui comme elle, jugeaient cette conduite inadaptée à une maîtresse enchanteresse en période de guerre. Juste avant que ne commencent le banquet et les réjouissances programmées, Sifréma avait rencontré Sintacasha et lui avait bien fait comprendre que son rôle allait se cantonner à la méditation et aux œuvres subalternes. Sintacasha n’était même pas étonnée de cela. L’entretien bien que court, lui avait laissé une impression désagréable. Elle avait cherché tout le banquet à mettre des mots sur ce qu’elle avait ressenti. Elle avait observé et écouté Sifréma pendant un long moment. Alors qu’elle désespérait de comprendre, une inflexion, un ton de voix lui avaient ouvert l’esprit : les runes noires ! Elle eut l’impression que le plancher disparaissait sous elle. Elle se sentit basculer. C’est le mur qui lui avait évité de tomber. Avait-elle été manipulée comme les autres ? Elle se retira discrètement pour se réfugier dans la salle de la cérémonie des corps. Les yeux fermés, elle laissait vagabonder son esprit. Sa vie lui apparut comme une succession de pertes et d’échecs. Elle n’avait pas été à la hauteur. Pendant que les reproches se succédaient à sa conscience, un coin de son esprit se rebiffait et analysait la situation. Cette humeur noire qui l’envahissait, n’était que le signe de l’inefficacité des runes noires à la maintenir sous leur coupe. Quand un sujet rejetait leur action, elles continuaient leur action en devenant facteur de dépression morale, cherchant à empêcher toute action réfléchie. La connaissance qu’elle avait des runes lui permit de comprendre ce qu’elle vivait. Lui revint en mémoire, le très vieux chant runique qu’ Entablu avait cantilé pour elle lors de sa grossesse. Elle cantila à mi-voix certains passages, étonnée de voir se défaire ses pensées noires comme des nuages poussées par le vent. Demain, elle ne serait plus que responsable de l’accueil des étrangers dans la fondation. Ce poste loin de tous les rouages de décisions aussi bien moralement que physiquement, était la solution de Sifréma pour la mettre hors circuit. Il fallait qu’elle s’occupe de Cantasha maintenant. Demain, elle n’aurait plus accès à cette pièce. Le chant d’Entablu l’emplissait de paix et de joie. Elle se mit debout, alluma les différentes lampes. Elle mit ses mains au-dessus du corps de Cantasha. Sereine, elle cantila les runes secrètes de savoir et d’interrogation que seules les maîtresses enchanteresses pouvaient découvrir. Des images et des impressions apparurent dans son esprit. Elle vit des chevaux, la chute, et surtout l’eau qui emplissait tout l’espace, noyant tout par sa puissance. Sous ses mains Cantasha semblait souffrir. Son corps était secoué de spasmes. Elle sentit la culpabilité d’avoir entraîné Renatka, de n’avoir pas réussi à le sauver. Elle sentit aussi l’embryon d’un sentiment plus puissant que la mort. Son cœur de mère en fut bouleversé, au point qu’elle perdit le contact. Elle reprit le chant d’Entablu. Quand de nouveau la paix fut dans son esprit, elle reprit sa cantilation. Elle examina l’esprit de Cantasha, sans y trouver autre chose que ce conflit. Elle cantila des runes de paix pour que s’apaise le corps. Rompant le contact avec Cantasha, elle s’assit par terre. Elle dessina, cantila d’autres runes secrètes, interrogeant la trame même du monde. Elle y projeta ce qu’elle avait découvert de Renatka en Cantasha. S’il était mort, la trame serait bouleversée. Sintacasha suivit les fils de la trame du monde depuis le temps de la chute de Cantasha. Grâce à ce qu’elle avait appris, elle sentit le fil que suivait Renatka. Elle sourit, non seulement il ne s’interrompait pas mais il gagnait en force et en puissance. Il croisait d’autres fils tissant avec eux d’étranges motifs qu’elle n’arrivait pas à interpréter.
Rassurée, elle eut la certitude qu’elle allait pouvoir réveiller Cantasha.

Dans la nuit noire, simplement troublée par la flamme d'une bougie faisant danser le dessin de la rune dessinée sur le mur, Sintacasha préparait la deuxième phase de son intervention. Au loin, elle entendait les bruits de la fête. Maintenant qu'elle avait compris ce qui se passait, elle était sereine. Même si les runes noires l'avaient amenée à abdiquer, le dessin tracé sur le mur désignait sans possibilité d'erreur celle qui devait devenir maîtresse enchanteresse. Elle avait parcouru des pages et des pages de chroniques tenues par celles qui l'avaient précédée. Jamais aucune manipulation n'avait réussi. Sifréma portait la rune qu'elle avait dessinée, elle était donc celle qui était la meilleure pour continuer la lignée, même si elle ne lui plaisait pas. La fatigue se faisait sentir, en cette heure avancée. Elle se reposait sachant qu'une fois dans l'action, elle ne pourrait plus s'arrêter avant la fin. Elle contemplait la rune qu'elle avait dessinée, suivant mentalement les arabesques du tracé. Lui revenait à la mémoire l'état second qui avait présidé à son geste. Elle était étonnée de ne pas avoir fait plus d'erreurs dans le dessin, un empattement sur la courbe du SHI, et ces traces en bas quand son bras était retombé. Laissant son esprit vagabonder, elle se retrouva remplie par le chant runique d'Entablu. C'était un très vieux chant. Si vieux, que la tradition le faisait remonter à la fondatrice dont le nom runique faisait partie des cinq runes les plus sacrées de la fondation. Elle se laissa aller au chant, puis à la danse du chant. Entrant en résonance avec la pièce, la voix de Sintacasha éveillait des harmoniques. Son corps se mit à vibrer lui aussi. Bientôt, elle ressentit les différents plans entrant en phase. Son état de conscience se dilata. Elle emplissait la pièce de sa présence rayonnante, enveloppant de lumière l'espace protégé des runes changeantes. Elle cantila alors les runes du temps. Lentement comme à regret, l'enveloppe runique se fondit dans sa lumière. Le corps de Cantasha apparut dans l'abandon de sa nudité, baigné de la lumière de la présence de Sintacasha. Changeant le rythme de sa cantilation, elle entonna le chant d'intronisation des grandes diseuses. Un éclat de vie sembla se répandre sur le corps immobile. Sintacasha cantilait sur le double rythme du chant d'Entablu et du chant des grandes diseuses. L'éclat de vie pâlit doucement pour s'éteindre au niveau du nombril. Gardant le rythme du chant d'Entablu, elle le tissa avec les runes des apprenties. L'éclat de vie réapparut au niveau de la tête de Cantasha et envahit toute la peau, puis de nouveau, il s'affaiblit pour disparaître.
Sintacasha pensa que le seul moyen de toucher le centre du conflit de Cantasha était d'aller encore plus loin. Elle habilla sa voix des runes d'accueil, des premières runes que Cantasha avait entendues à son arrivée à la fondation. Le corps allongé frémit, l'éclat de vie l'envahissant par vagues. Sur la fin du chant des runes d'accueil, il se mit de nouveau à pâlir. Sintacasha sentit la panique apparaître en elle. Elle se lança avec tout son être dans le chant d'Entablu, le tissant de tout ce qu'elle aurait cantilé à son enfant si elle l'avait gardée. La pression des harmoniques augmenta autour d'elle. Elle ne leur résista pas. Tout à son chant, elle laissa son corps s'harmoniser. Naturellement, elle se retrouva à enlacer Cantasha, lui cantilant tout bas le chant des runes inarticulées du bébé qui ouvrait les yeux. Elle prit conscience que le corps qu'elle tenait dans ses bras avait retrouvé sa chaleur. Alors qu'elle en arrivait à la dernière strophe du chant d'Entablu, les premiers rayons du soleil pénétrèrent par l'étroite fente creusée dans la paroi, éclairant le tracé de la rune sur le mur et réchauffant le dos de celle qui cantilait. La tête enfouie dans les cheveux de Cantasha, Sintacasha tissa le chant de son émotion :
- Ma fille, il est vivant !
Venant de très loin, le flot de la vie envahit le corps qu'elle tenait dans ses bras.
- Mamaman, j'ai faim.

Renatka attendait dans le logement mis à sa disposition. Il avait passé en se jouant les épreuves qu'on lui avait imposées. L'examen des glyphes sur son corps avait été une formalité. Il avait été étonné de voir ces dessins gravés sur des plaques de métal quasiment grandeur nature. Le roi des forges avait changé de ton au cours de l'inspection, et il était presque devenu humble quand il avait regardé Renatka forger. Les traditions des hommes du peuple de la terre parlaient d'un héros qui viendrait porteur de tatouages et sachant forger sans forge. Pour ce qui est des tatouages, Renatka avait ceux qu'il fallait. Restait l'épreuve de la forge que le roi des forges pensait insurmontable. Les plaques gravées parlaient de l'arme forgée par le héros au centre du grand cratère. Renatka s'était donc retrouvé dans une sorte d'arène circulaire au centre de la caldeira. Elle avait été construite pour l'occasion sur l'étang qui recueillait les eaux de ruissellement. Elle avait été recouverte de sable et une pierre dont le dessus était vaguement plat était au centre. De nombreux spectateurs étaient venus voir l'épreuve. Renatka avait rejoint le lieu par une simple passerelle. Il savait qu'il avait une tâche à accomplir mais il n'avait découvert ce qui l'attendait qu'une fois à côté de la pierre au centre de l'arène. Le precmetinfa lui avait demandé de forger une arme pour lui, afin de prouver qu'il était le héros attendu. Il avait demandé des explications, mais n'avait reçu comme réponse que la liberté de faire ce qu'il voulait. Il était resté interloqué. Il avait réfléchi à ses besoins. Il avait perdu ses haches dans la rivière. Le mieux était qu'il en forge une nouvelle. Il avait aidé quelque fois le forgeron de son village pour réparer ses haches ou pour en refaire. Il lui fallait non pas une bonne cognée pour abattre les arbres mais une hache de combat, plus courte, moins lourde pour être plus rapide. Autour de lui il n'y avait rien. L'épreuve était là : comment faire avec rien. Il écouta en lui l'enseignement reçu du grand être. Il ferma les yeux, prit appui sur la pierre et laissa ce qui l'habitait jaillir de ses mains. C'est en entendant les cris qu'il rouvrit les yeux. Ce qu'il vit l'étonna, de ses doigts jaillissaient le feu, l'eau, l'air et le minéral. Les quatre éléments tourbillonnaient dans un feu d'artifice de couleurs, de fumée, mais de bruits aussi. Renatka s'aperçut qu'il forgeait comme d'autres respirent, sans réfléchir. Ses mains, son corps bougeaient selon un schéma évident. Depuis sa rencontre avec le grand être, il n'en finissait pas de découvrir qui il était devenu. Il se sentait pleinement lui, mature. Sur la pierre, l'arme prenait forme. Il avait pensé à une hache comme celle qu'il avait connue et il réalisait une hache double au manche métallique. Les nuages qui passaient au-dessus de la caldeira, se dispersèrent sous la poussée du vent. Quand il leva la hache pour la montrer, le soleil brillait, accrochant un éclat scintillant sur les multiples facettes du métal brut. La hache n'avait pas la brillance et la qualité de finition des armures et des armes faites par le peuple des hommes de la terre, mais elle était belle de sa force même, de cette brutalité possible mais contenue.
Il y eut une ovation. Des centaines de poitrine saluaient la naissance de l'arme et de la réalisation des prophéties. On entendait : Tinchentaka ! Tinchentaka ! Qu'on pourrait traduire par la hache qui brille à la face de l'ennemi. Sans attendre dix passerelles furent jetées entre la berge et l'étang, permettant à dix guerriers lourdement armés de se lancer à l'assaut. Renatka les bras levés la hache au-dessus de la tête, vit la charge des petits hommes en armures. Derrière leur lourd bouclier, il ne voyait que les yeux et le haut du casque qui dépassaient. Puis il prit conscience des lances pointées sur lui arrivant au rythme de la course des soldats. Renatka rit, posa sa hache et déclencha le chaos. D'un vent violent né de sa main, il envoya les dix guerriers d'un seul mouvement tournant se perdre dans les profondeurs de l'étang. Toujours riant, il courut au bord de l'arène et sauta lui aussi à l'eau. Le silence s'était brutalement fait. Il n'y eut plus que le bruit du vent et au loin celui des forges qui jamais ne s'arrêtaient. Mille personnes retenaient leur souffle. Un oiseau chanta. Il y eut un grand remous dans l'eau. Une vague s'éleva, déferla sur le bord le plus près de la tribune des rois.
En se retirant, elle laissa dix ombres qui furent brillantes, couvertes de vase qui remuaient un peu. Puis on vit sortir en marchant l'homme qui maîtrise le feu. Il y eut un instant de stupeur dans le peuple, puis explosa la joie et l'admiration. Renatka alla ramasser la hache et la ramena devant la tribune royale.
- Roi des armures, accepte cette arme, qu'elle soit le gage d'amitié et de respect.
Sous un tonnerre de vivats, le roi des armures reçut Tinchentaka et la montra au peuple assemblé.
Renatka attendait dans le logement mis à sa disposition. Sa victoire aux épreuves du peuple de la terre lui était agréable, découvrir ce qu'il était devenu était vital pour la suite, il en était convaincu. Pourtant, il n'était pas heureux. Seul dans un monde dont il ne comprenait pas la langue, ni les codes de conduite, il s'interrogeait sur le devenir de ceux qu'il connaissait et principalement de Cantasha. Les évènements qu'il venait de traverser ne lui avaient pas laissé de répit. Pour la première fois depuis son intervention pour porter secours à Cantasha, il avait du temps vacant devant lui. Se retrouver ainsi, sans rien à faire, sans objectif à court terme était une autre épreuve, non prévue celle-là. Il tournait entre ces quatre murs. S'arrêtant devant la baie, il admirait sans le voir vraiment, le paysage qui s'offrait à lui. La caldeira était belle dans ce soleil couchant. Dans quelques heures, une grande fête aurait lieu. Les rois lui avaient laissé entendre qu'ils lui diraient alors tout sur les prophéties du monde du peuple de la terre. Cela ne l'inquiétait pas plus que cela. Il avait l'impression d'un faisceau de forces convergent vers un point. Les prophéties iraient dans le même sens. S'il comprenait qu'il occupait une place particulière dans cette histoire, il ne savait rien pour Cantasha et cela l'inquiétait. Quelle était sa place dans le déroulement des faits? Là où il allait, pourrait-il encore la voir ? Il dut bien reconnaître qu’elle lui manquait. Il avait hérité de la puissance des grands êtres, mais elle lui manquait. Il était reconnu comme un demi-dieu par le peuple des hommes de la terre mais Cantasha n’était pas là pour s’en réjouir avec lui. Ses pensées tournaient autour d’elle. Il avait sauté dans le ruisseau sans réfléchir parce qu’il la croyait en danger. Maintenant, il pouvait remettre de l’ordre dans ses idées. Il évoqua leur première rencontre faite de méfiance surtout de sa part. Il se remémora leur voyage et ce lent travail d’apprivoisement réciproque. Il se souvenait encore de la sensation de sa main dans la sienne. Dans ce lieu splendide, il souffrait de son absence. Cela lui fit et du bien et du mal de se l’avouer. Pour la première fois de sa vie, il avait le désir de la présence d’une autre. Toujours solitaire dans son enfance, il avait développé des manières de faire où l’autre n’avait pas de place. Il avait appris à être autonome sans rien attendre, ni aide, ni compliment. Aujourd’hui, il aurait bien voulu une présence auprès de lui pour partager la joie de la victoire, mais aussi la joie de savoir qui il était devenu. Sans elle, il ne serait pas ici. Il se dit que l’enchaînement des faits et gestes de Cantasha l’avait conduit dans cette pièce. Tous ses choix avaient été dictés par et pour elle depuis qu’il s’était réveillé dans la vallée de Gartié. Cela prenait du sens pour lui. Il lui devait qui il était. Elle devait être rentrée à Simantaba. C’est donc là qu’il lui fallait aller. Il était certain maintenant que leurs destins étaient liés. Puis la peur revint, et si elle était attachée à Kontaga. Il avait beau marcher et marcher, il n’arrivait pas à être en paix sur ce sujet. Il fut soulagé quand Ragdra frappa à la porte et l’invita à vernir rejoindre le banquet.

Le sorcier noir avait beau tourner et retourner le problème, la seule solution à court terme était celle de Takachougha. Cela lui déplaisait fortement. Il avait fait multiplier les attaques contre la ville. Non seulement, il n’avait pas réussi à entamer les défenses par ses sorts, mais en plus ses guerriers noirs avaient perdu le contrôle d’un poste avancé chèrement conquis. Le grand démon, aussi bloqué que lui par les runes dont était couverte la ville, lui faisait remarquer à chaque rencontre son échec, ce qui contribuait à renforcer sa colère. Il se préparait depuis maintenant trois jours. C’est plus qu’il n’avait pensé au départ. A chaque fois qu’il envisageait la rencontre avec l’entité que lui avait signalée Takachougha, il lui revenait en mémoire de nouveau danger et il se sentait obligé de préparer un nouveau sort de protection. Il n’aimait pas se sentir coincé par les évènements. Il avait interrogé l’avenir sans réponse nette. Il voyait une force venir à son aide mais elle ne lui était pas soumise. Il n’aimait pas l’incertitude, il préférait le contrôle. Quand il avait essayé de préciser la nature de cette force, les sorts de divination avaient révélé de sombres ombres réunies en un grand corps. Se prémunir contre cette multitude lui avait demandé de longues heures de préparation. La nuit était tombée depuis longtemps quand il arrêta sa décision. Au petit jour, il convoquerait Takachougha. Il ne pouvait pas se préparer plus. Le jour affaiblirait un peu le danger, le grand démon préférait la nuit. Le grand sorcier profita de la fin de la nuit pour faire le cercle de contrôle magique. Il prit un soin particulier pour éviter d’être débordé par Takachougha et son entité. Il lui faudrait accompagner le démon sur les plans inférieurs et laisser son corps physique. Ce cercle magique comportait des volutes et des signes supplémentaires par rapport à ceux qu’il traçait habituellement. Le soleil se levait quand le sorcier alluma la première bougie et débuta le rite de convocation du démon.

Sifréma jouissait de se retrouver seule dans les appartements de la maîtresse enchanteresse. La fête avait été à la hauteur de ses efforts. Tous les princes et hobereaux invités avaient été très impressionnés. Elle avait tenu à les voir tous un par un. Quelques runes noires glissées à l’oreille de chacun, lui avait permis de se rassurer sur le pouvoir qu’elle pourrait exercer sur eux dans les temps prochains. Elle regarda autour d’elle. Son regard se remplit de mépris en voyant dans quoi vivait celle qui l’avait précédée. Les appartements lui apparaissaient comme une cellule d’apprentie. Dans chaque pièce ce n’était que rouleaux ou recueils de feuilles de vélin, nul luxe ni rappel du pouvoir qui était le sien. La nouvelle maîtresse enchanteresse commença à s’imaginer ce qu’elle ferait de tout cela. Toutes les solutions qu’elle envisageait, avaient pour caractéristique commune de rappeler à toutes et à tous qui était la maîtresse. Déjà elle avait imposé à Sintacasha une retraite en la nommant responsable de l’accueil.
Là-bas, elle ne risquait pas de lui nuire. Il n’y avait aucun pouvoir à récolter, seules les moins brillantes des diseuses y étaient nommées. Elle les avait d’ailleurs envoyées avec cette Cantasha qui avait échoué à ramener le porteur de flamme. Sifréma préparait ses futures actions et prévoyait de mettre en place un système pour contrôler ce qui se passait dans la fondation. Elle avait déjà repéré des diseuses qui seraient parfaites dans ce rôle de surveiller les autres.

Sintacasha découvrit le pavillon des accueillis avec un désappointement certain. Il fallait presque une journée de marche pour aller de ses anciens appartements au pavillon des accueillis. Elle avait descendu des centaines de marche. Le pavillon est en bas dans la plaine, quand le reste de la fondation s’étalait sur le flanc de la falaise. Composé d’un bâtiment principal entouré de petites constructions, le pavillon des accueillis était dans une cuvette naturelle un peu en dehors de la route principale. Elle vit les diseuses en charge du pavillon se précipiter pour s’incliner devant elle. Elle regarda chacune d’elles, essayant de se souvenir de son nom et de sa fonction. Elle n’avait pas pensé que son éviction serait si rapide. Elle découvrit son nouveau domaine sans que l’inquiétude de la guerre ne quitte son esprit. Elle savait que les diseuses du pavillon n’avaient pas les compétences de celles de la fondation. Il allait falloir les motiver pour obtenir le meilleur d’elles pendant ses jours troublés. Son esprit se tourna un instant vers Cantasha qui en ce moment même, devait se présenter devant Sifréma puis revint vers la situation présente. Comme à chaque fois, Sintacasha se lança toute entière dans la nouvelle tache qui lui était confiée, même si comme lui avait fait remarqué une diseuse du pavillon, cet emploi n’était pas à sa hauteur. Elle avait travaillé tard pour comprendre le fonctionnement. Le lendemain, première levée, elle fut heureuse quand la première personne qu’elle vit sur le chemin d’accès fut Cantasha arrivant avec ses affaires.
Dans les jours suivants, entre les invités qui repartaient chez eux et les réfugiés qui arrivaient, elles n’eurent pas beaucoup de temps pour se voir. Elles avaient pris l’habitude de se voir sur l’esplanade pour voir se coucher le soleil. C’était un temps de paix et de tranquillité, curieusement respecté par les autres diseuses qui sentaient bien le lien entre les deux femmes. Un matin, une femme aux yeux rougis, s’arrêta devant la porte. Cantasha l’accueillit.
- As-tu besoin d’un peu de repos ?
- Je ne sais pas où aller !
- Alors arrête-toi ici quelques temps. Les routes ne vont pas être très sûres.
Sintacasha arriva à ce moment-là, accompagnant un des derniers invités qui s’en allait. Elle regarda la scène. Après un dernier signe d’adieu, elle se rapprocha des deux femmes. Posant sa main sur l’épaule de la visiteuse, elle dit :
- Tu es une apprentie.
- Oui, maîtresse enchanteresse, enfin je l’étais jusqu’à hier soir.
- Viens t’asseoir et raconte.
Murmurant des runes d’apaisement, elle conduisit la femme jusqu’à une petite pièce d’accueil où elles trouvèrent des sièges. Cantasha voyant Sintacasha prendre en charge la visiteuse, retourna à ses activités. Sintacasha prit la parole :
- Je t’écoute.
- Je suis entrée il y a deux étés à la fondation. Pour moi tout allait bien. J’ai bien progressé, je peux même dire que je suis douée pour le tracé des runes. Hier matin, mon cœur n’a fait qu’un bond dans ma poitrine quand la grande diseuse est venue dans notre cours chercher une bonne traceuse et que j’ai été désignée. On m’a conduite jusqu’à la salle sacrée de la désignation pour que je recopie le dessin de la rune sur le mur afin de le préserver. Je ne suis qu’une apprentie, mais je connais cette rune. C’est celle que reçoit une diseuse quand elle est reconnue capable de tenir ce rang. C’est une belle rune que j’aime tracer. Mais celle du mur est légèrement différente.
- Légèrement différente ?
- Oui, l’enchanteresse Tinteclin, qui est venue nous faire l’enseignement, a insisté sur la nécessité de bien respecter le tracé pour ne pas en changer le sens. Elle a pris pour illustrer son propos l’exemple de la rune que j’avais dessinée sur le tableau. En jouant sur deux détails, elle en a changé le sens. Quand j’ai recopié la rune du mur, j’ai bien vu qu’elle avait trois détails qui en changeaient le sens. Il y a d’abord les deux traces en dessous. Si je me rappelle bien mes cours, ils en font une grande rune de puissance protectrice, et puis, il y a le détail au milieu, le trait est trop large et cela je ne sais pas l’interpréter.
- Mais tu as bien recopié ce que tu voyais.
- Oui, et c’est là mon malheur. La maîtresse enchanteresse Sifréma est entrée dans une violente colère quand elle a vu mon travail. Elle m’a accusé d’avoir changé le tracé et m’a chassée de la fondation.
- Tu es sûre de ta copie ?
- Oui, maîtresse enchanteresse. Je l’ai même gardée avec moi quand elle m’a fait expulsée tellement j’ai été surprise. Comme je ne peux pas détruire une telle rune, je l’ai mise dans mon paquetage. Maintenant la honte est sur moi. Jamais je ne pourrais retourner dans mon village, je suis la première expulsée depuis deux générations.
- Ne crains pas, tu vas rester ici quelques temps. Cela nous donnera un peu de temps pour y voir plus clair. Si ta faute n’est que cela, elle ne mérite pas l’expulsion. Il doit y avoir un malentendu à éclaircir. Sintacasha demanda à voir le vélin sur lequel était tracée la rune. Elle admira la qualité du trait. Elle reconnut parfaitement ce qu’elle-même avait tracé sur le mur jusqu’à ces deux points qu’elle avait négligés lors de la désignation. Il y avait aussi l’épaississement du trait au milieu de la rune. Elle avait pris cela pour une simple erreur mais maintenant, une autre hypothèse se formait dans sa tête. Il fallait qu’elle vérifie l’histoire de cette apprentie ainsi que quelques détails. Elle regretta de ne pas avoir ses catalogues de traits. Un épaississement du trait à cet endroit, avait, si ses souvenirs étaient bons, une valeur très particulière. Si tel était le cas, Sifréma n’était pas celle désignée par la rune. Sintacasha fit jurer l’apprentie sur son nom runique, pour qu’elle ne répète rien à personne. Elle la présenta comme une aide qu’elle prenait en plus pour le service des chambres. Cela ne posa aucun problème aux autres diseuses fort heureuses d’avoir une aide supplémentaire. Seule Cantasha lança un regard en coin, mais ne dit rien.

Renatka avait la tête embrumée. Le vin y était pour beaucoup mais les légendes aussi. Il n’avait pas tout compris. Ragdra lui avait bien traduit au fur et à mesure mais certains concepts lui échappaient. Il avait bien compris que le peuple de la terre était le peuple choisi par le dieu de la terre et que ce dieu avait marché avec eux suffisamment longtemps pour qu’ils deviennent le peuple fort et puissant qu’ils étaient. Puis le dieu de la terre était reparti. Il leur avait pourtant donné des textes et des récits rassemblés sous le nom de légendes du peuple. Elles avaient été gravées sur des plaques de métal. Appris par cour et récité à tous les enfants, ces légendes formaient le ciment du peuple. Elles racontaient pourquoi il y avait la forge et les autres, et même pourquoi il y avait quelque chose à la place de rien. Elles allaient plus loin car elles étaient aussi prophétiques. Le récit concernant le héros qui maîtrisait le feu se révélait vrai. Renatka s’était posé la question de savoir s’il était vrai en lui-même, ou parce que connaissant la légende, les rois le rendaient vrai en suivant ce qu’il prophétisait. Il n’avait pas eu le temps de creuser la question, car le récitant continuait sa psalmodie. Le roi des forges faisait amener les différentes plaques gravées pour bien monter la véracité du récit. La suite de la prophétie annonçait la guerre avec les guerriers nus porteurs de la malignité du monde. Renatka se faisait une représentation précise des guerriers mais ne comprenait pas pourquoi la légende en parlait comme des guerriers nus. Voulait-elle parler de leur âme de mort vivant ? Les rois avaient hoché gravement la tête à ce passage et avaient fait un discours justifiant le recours à la guerre. Ragdra avait fait court en expliquant que les déclarations royales étaient ampoulées et redondantes. Il avait résumé tout cela en disant que les guerriers du peuple de la terre allaient accompagner Renatka pour se couvrir de gloire et recueillir le dernier des fruits promis par le dieu de la terre, c'est-à-dire une place parmi les peuples de la surface. Alors ils pourraient rendre gloire au dieu de la terre. Leur victoire serait le signe pour lui qu’il pouvait revenir les visiter. Alors commencerait un temps de bonheur pour les hommes du peuple de la terre.

Les jours suivants furent assez vides pour Renatka. Ragdra lui avait demandé de venir voir ceux qui arrivaient des tous les points du royaume pour participer à la campagne de la surface, comme il appelait cette expédition. Il fallait dix jours pour rassembler le peuple en arme, mais déjà les éclaireurs étaient partis vers Simantaba comme Renatka l’avait demandé. Leur rôle était de chercher les chemins sans danger. Les rois avaient décidé de partir par les tunnels et de revenir après la victoire, dont ils ne semblaient pas douter, par la surface. Renatka passait son temps à passer en revue des troupes qui l’ovationnaient dès qu’il apparaissait. Ses inquiétudes étaient réapparues. De curieux rêves l’envahissaient la nuit. Le grand être lui apparaissait. Il lui enseignait d’autres choses mais à son réveil, Renatka ne pouvait s’en souvenir. Seul un rêve lui était resté, peut-être parce qu’il s’était réveillé en sursaut.

Le grand être parlait comme toujours :

- Ça doit bien comprendre que ça n’a pas la force de porter la puissance toute sa vie.

- Mais tu m’as donné la force du monde.

- Ça a bien compris, c’est bien, ça a la puissance du monde des grands êtres, mais ça n’est pas un grand être. Un jour pour être heureux ça devra renoncer à la puissance et ça devra la donner à celui qui en est digne.

- Mais comment saurai-je ?

- Ça a montré qu’il trouvait les solutions. Ça trouvera.

- Et si je ne veux pas ?

- Alors ça deviendra comme ce que ça aura chassé.

Renatka s’était réveillé en sueur. Renoncer à la puissance alors qu’il commençait à y prendre goût lui semblait impossible. Nul n’est assez fou pour renoncer à la puissance pour faire le bien.



Le sorcier noir alluma la deuxième bougie et commença le rituel d'invocation. Comme il allait devoir aller dans les plans inférieurs, il avait renforcé les invocations protectrices. Il en était à nommer les esprits tutélaires quand un serviteur entra. Il lui jeta un regard noir, prémices de la colère qui déjà bouillonnait en lui. Il n'eut pas le temps de finir sa litanie que l'homme s'était jeté à terre pour la salutation.
- Maître, pardonnez-moi, mais une armée arrive!
Le sorcier noir faillit en oublier sa litanie. La magie de l'invocation ne s'arrêtait pas comme on souffle une bougie. Certains rites étaient impossibles à stopper, le risque en retour était trop grand. Il eut besoin de presque une heure pour revenir dans le monde courant. Il retrouva ses principaux sorciers soumis. Les patrouilles étaient rentrées en signalant un nuage de poussière très important dans la vallée qui allait vers la mer. Les sorciers soumis avaient lancé des sorts de vision. Quand le sorcier noir arriva, au milieu de la pièce flottait l'image d'une armée en marche. De grands hommes à la peau sombre vêtus de vêtements noirs ou rouges avançaient prestement en portant deux par deux des perches lourdement chargées. Lentement l'image dérivait montrant un grand nombre de ces binômes, évoquant un troupeau en transhumance. En se rapprochant, la vision montrait la puissance de ces hommes et surtout montrait leurs armes. Le sorcier noir n'eut aucun doute quant à l'entraînement de ces soldats rien qu'à les voir avancer presque au pas de course avec une telle charge. Il se demanda qui ils venaient combattre. Le peuple d'Ashra ou lui?
- Agrandissez la vision !
Un des sorciers ajusta le sort en sacrifiant un petit animal. Un gigantesque thorax sombre emplit la pièce, la veste noire qu'il portait était ouverte découvrant une peau sombre couverte de scarifications plus pâles dessinant des motifs complexes.
- Du parlé ancien.
- Que dites-vous, maître?
- Ces scarifications sur leur peau, c'est du parlé ancien. J’en ai déjà vu dans mes voyages nécromantiques. Peu de gens le parlent aujourd'hui, et je pensais que plus personne ne savait l'écrire ou comme là le scarifier. Dans combien de temps seront-ils là?
- A ce rythme, ils seront là dans deux jours.
- Cela nous laisse juste le temps de nous préparer à les recevoir comme ils le méritent. Surveillez-les! Prévenez-moi s'ils font quelque chose d'autre que marcher.
Le sorcier noir se retira dans son abri. Fermant toutes les issues, il se mit en transe et pénétra dans les plans qu'il affectionnait comme nécromant. Il dérangea des personnages morts depuis des temps immémoriaux. Sous la contrainte qu'il exerçait, ils lui montrèrent tout ce qu'ils savaient sur le parlé ancien. Les signes que le sorcier noir avait vus sur le thorax de la vision faisaient partie du noir parlé ancien. Il s'agissait d'une magie mais plus brute, moins travaillée que la sienne, à la fois moins puissante mais plus résistante aux perturbations entre autres des runes. Faire alliance avec eux pouvait être la bonne formule pour en finir avec le siège de la ville. Il prépara ses sorts de séduction, de bonnes paroles et de voix. Il fallait que son discours de bienvenu soit juste comme il faut pour les mettre de son côté. Il faisait presque nuit quand il sortit de son abri. Rejoignant les sorciers qui surveillaient les autres, il écouta le rapport qu'on lui faisait. Avant la chute de la nuit, ils avaient monté un bivouac. Au centre, ils avaient allumé un grand feu. Un homme vêtu de rouge était parti chercher un prisonnier. Celui-ci avait la peau pâle des gens du bord de mer hormis les mains et le visage. La vision montra le déroulement du rite. Les hommes à la peau sombre vêtus de rouge semblaient officier pendant que ceux qui étaient en noirs psalmodiaient en se balançant de droite à gauche. Le prisonnier fut attaché à quatre pieux plantés dans le sol. Tour à tour, les hommes en rouge à l'aide de leurs épées longues découpèrent des lanières de peau. Un des sorciers soumis devint pâle à la vue des tortures et fut heureux que la vision ne transmette pas le son. Le supplice dura longtemps. Le sorcier noir en voyant cela eut un sourire mauvais. Il ne connaissait qu'un peuple pour avoir de tels rites : les gendailleurs qui chaque jour sacrifiaient une victime en l’honneur de leur dieu sombre et rouge. Avec des alliés comme eux, il n’aurait pas besoin de demander l’aide de l’entité de Takachougha, et cela le soulageait.


Quand les apprenties arrivèrent en vue de la fondation avec le flot des réfugiés, elles se posèrent la question de ce qu’elles devaient faire de la vieille mendiante. Quand les diseuses qui les dirigeaient leur avaient donné l’ordre de rentrer, elles n’avaient pas précisé quoi faire de cette encombrante personne. Tout le long du chemin, elle n’avait pas cessé de faire des ennuis aux apprenties. Sa conversation était des plus limitées mais ses insultes couvraient un registre inconnu des apprenties. Ne connaissant pas assez de runes pour la faire obéir de force, elles avaient dû négocier avec elle pour la faire avancer, pour éviter qu’elle ne se saoule trop. Elles eurent la chance de rencontrer une jeune diseuse qui leur fit le résumé des évènements qui avaient eu lieu à la fondation. Si les noms de Sintacasha et de Sifréma, ne leur disaient pas grand-chose, le fait que l’une soit l’ancienne et l’autre la nouvelle maîtresse enchanteresse leur permit de comprendre le changement de politique de la fondation. Quand elles questionnèrent la diseuse sur ce qu’elles devaient décider pour la mendiante qu’elles traînaient depuis des jours, leur interlocutrice eut une réponse immédiate. Elle leur déconseilla de l’amener à la fondation qui commençait à se préparer pour la guerre. La politique de la nouvelle maîtresse enchanteresse n’était pas tournée vers l’accueil des pauvres. La diseuse leur donna l’ordre de l’amener à la maison des accueillis. Là, la mendiante aurait un toit et un repas chaud et surtout des gens capables de la diriger.Quand Cantasha vit arriver le groupe, elle ne comprit pas tout de suite le but de leur visite. Le temps qu’elle interroge les apprenties, la mendiante avait disparu. Elle renvoya les apprenties vers la fondation en leur conseillant d’oublier de parler de leur arrêt à la maison des accueillis et de ce qui s’y était dit. Sûre que la mendiante n’avait pas pu repartir sur la route, Cantasha partit à sa recherche. Traçant dans l’air des runes à pister, elle comprit à leur déplacement vers où était allée leur étrange visiteuse. Cantasha prit alors le chemin des cuisines, se demandant comment cette vieille femme qui n’était certainement jamais venue, avait fait pour en trouver la direction. Elle la trouva attablée devant un repas chaud, Sintacasha assise en face d’elle. Entre deux bouchées, la mendiante racontait sa vie, le Machirinta et le drôle de vase qu’elle n’avait pas réussi à ouvrir. D’ailleurs, elle était prête à s’en séparer moyennant une honnête rétribution. Sintacasha avait dû cantiler des runes de paroles, car la vieille femme n’arrêtait pas de parler. Cantasha se demanda comment elle faisait pour parler autant et engloutir autant. Sur la table, était posée une urne décorée d’une rune unité. Ayant fini tous les plats, la mendiante s’endormi la tête posée sur ses avant-bras repliés. Sintacasha fit signe aux diseuses préposées aux cuisines.

- Gardez cette femme avec vous. Elle aidera à la tâche avec les forces qui lui restent. J’ai cantilé des runes pour qu’elle ne boive plus. Elle restera ici tant qu’elle le désirera.
- Bien, maîtresse des accueillis. Il sera fait selon vos dires.
- Ah, Cantasha tu es là ! Viens avec moi.
Les deux femmes sortirent. Elles se dirigèrent vers un tertre situé derrière la maison des accueillis, à l’opposé de la route. Elles s’arrêtèrent au sommet. Quelques pierres sur le sol servaient de siège, formant vaguement un cercle, au centre duquel les restes de feu dessinaient une zone plus sombre.
- Asseyons-nous, Cantasha. Il faut que nous en apprenions plus sur cette urne.
- Qu’a-t-elle de particulier ?
- La rune de l’urne a été tracée par Entablu, ou par quelqu’un à qui il a appris à tracer certaines runes.
- Comment peux-tu en être sûre ?
- Entablu traçait ses runes d’une manière très ancienne. Regarde, dessinerais-tu une rune unité comme cela ?
- Non, je ne ferais pas toutes ses enluminures sauf si je la traçais pour en faire un tableau.
- Nous allons faire appel aux runes mémoires pour connaître l’histoire de cet objet et de ce qu’il contient.
Elles cantilèrent à deux voix les runes appropriées. Puis dans le faisceau changeant de runes qui entoura l’urne, elles lurent l’histoire. A la fin du récit, le silence s’installa au milieu d’elle. Un démon ! L’urne contenait un démon, qui plus est, avait été se frotter à la rune royale. Sintacasha transmit le savoir qu’elle avait sur la question à Cantasha. Ce n’était pas grand-chose. Rencontrer la rune royale était une bénédiction. La rencontrer alors qu’elle avait été cantilée pour protéger, entraînait une malédiction. C’était vrai pour les humains mais pour les démons, Sintacasha ne savait pas. Elles restèrent là à deviser alors que la soirée s’avançait. Cantasha aimait ses moments de rencontre avec sa Mamaman. L’émotion lui serrait encore la poitrine. Sintacasha qui ressentait le trouble aussi, l’avait prise dans ses bras. Elles parlèrent de la guerre qui arrivait, de ce qu’elles allaient faire pour protéger la maison des accueillis. Sintacasha était restée assise tandis que Cantasha se mettait à ses pieds et avait posé sa tête sur les genoux de sa mère. C’est ainsi que le sommeil la surprit. Sintacasha avait vu les paupières de sa fille s’alourdir. Elle avait continué son monologue tout en caressant les cheveux de Cantasha. Sans arrêter sa caresse, elle se mit à cantiler une vieille berceuse. Sintacasha avait beaucoup étudié les vieilles runes, celles du temps où elles étaient le langage commun d’un peuple. Maintenant, on ne parlait plus le runique, on utilisait telle ou telle rune. Peu de chants avaient survécu de cette période. Cette berceuse en était un. Elle chantait les temps primordiaux quand les grands êtres se promenaient sur la terre pour protéger les petites filles de la pluie ou des méchants.


Le sorcier noir avait soigneusement préparé la rencontre. Il avait fait le long rite d’envoûtement de la pièce de réception. Il avait aussi amélioré sa voix en reprenant les vieux sorts. Il fallait qu’elle soit parfaite pour séduire les hommes à la peau sombre. Il avait donné des ordres pour accueillir les gendailleurs en allié et non en ennemi. Par les sorts de surveillance qu’il utilisait pour les surveiller, il avait compris que le chef de cette armée était le presque géant habillé de rouge à la peau particulièrement sombre. Pourtant à le voir avancer à marches forcées, portant sa perche comme les autres, le sorcier noir ne l’aurait pas reconnu. Ils étaient plus nombreux que les guerriers noirs. Ils avaient monté leur camp de l’autre côté de la ville. Pour les assiégés, la situation devenait critique. Vers la plaine, ils voyaient le sorcier noir, ses guerriers et ses démons, sur la route de la mer, le camp des gendailleurs bloquait toute possibilité de sortie. Entre les deux, le terrain était trop découvert pour espérer s’échapper. Leur espoir résidait dans la confiance en Simantaba. La fondation ne pourrait pas laisser ses alliés sans réagir. La maîtresse enchanteresse qui maintenant devait connaître la situation devait être en route pour les sauver. Les gendailleurs n’avaient fait aucun effort pour rencontrer le sorcier noir, ni pour attaquer la ville. Ils prenaient leur temps. Leurs patrouilles avaient regardé les guerriers noirs et les démons porter leurs attaques contre la ville mais n’avaient pas participé. A la nuit tombante, le premier soir de leur installation, ce furent les cris d’agonie du sacrifié qui firent dresser les cheveux sur la tête des assiégés. Le deuxième soir fut pire. Le troisième jour, les émissaires du sorcier se présentèrent pour inviter le gendailleurs à venir. Ils acceptèrent. La rencontre fut fixée pour le lendemain. Il y eut encore les hurlements dans le soir. Sur les remparts, les gens de la ville essayaient de voir.
Le soleil était à peine levé qu’une dizaine de gendailleurs se mit en marche. Ils restèrent juste hors de portée des armes des assiégés. Faisant le tour de la ville, ils se dirigèrent vers le camp du sorcier noir. Au lieu de toile pour son campement, ils avaient investi les faubourgs de la ville. Le presque géant qui conduisait la délégation des gendailleurs, avançait en tête. Toujours vêtu de rouge, il avait ajouté deux baudriers portant des haches de guerre. Ceux qui le suivaient portaient haches et lances. Leurs visages parcourus des scarifications rituelles de leur peuple étaient effrayants à voir. Un groupe de sorcier soumis vint les accueillir. Puis tous se dirigèrent vers la maison occupée par le sorcier noir. A leur entrée, celui-ci utilisa toutes les nuances de sa voix pour les séduire. Il était debout derrière une table somptueusement chargée de nourriture. Dans la pièce était dressée une table de banquet.
- Entrez, entrez, Mes seigneurs, installez-vous. Nous allons manger et festoyer pour fêter votre arrivée.
Le presque géant rouge qui était entré le premier fit ce que le sorcier pensait impossible. Avant même que le sorcier noir eut fini, le guerrier gendailleur avait abattu sa hache sur la table, la coupant en deux :
- Toi, pas parler avec cette voix ! dit-il
- …!!
- Toi surtout écouter. Nous venir prendre la ville et détruire Simnataba. Toi, rentrer chez toi.
Le sorcier noir fit un petit geste, les armes présentes s’envolèrent pour se coller au plafond. Il aimait ce sort qui laissait l’autre sans défense, il n’avait qu’un regret, qu’on ne puisse pas employer ce sort ailleurs que dans une pièce.
- Non, homme en rouge, tu vas m’écouter.
Le sorcier noir continua à parler dans la langue des gendailleurs. L’homme en rouge ne dit rien mais s’assit. Les négociations commençaient.

Les premiers chocs furent d'une extrême violence. Les gendailleurs savaient se battre. Ils connaissaient aussi la technique du siège d’une ville. Les runes tracées sur les remparts empêchaient la magie d'agir, ou de saper les murailles, mais elles ne pouvaient rien contre les tours en bois que les attaquants avaient fabriquées. Les combats pour le contrôle des différents remparts furent intenses et meurtriers. Les défenses de la ville étaient un véritable patchwork de murailles qui avaient été faites à différentes époques. Cela empêchait les attaquants de prendre l'ensemble en une seule fois. Certains secteurs étaient perdus et repris suivant les jours. Le moral des assiégés devenait moins bon au fil des jours. Non seulement l'arrivée des gendailleurs avait transformé les combats, mais les sacrifices journaliers qu'ils effectuaient sapaient le moral dans la ville. La grande cantileuse était particulièrement sensible à ces cris de souffrance que chaque soir on entendait de la ville. Le pire qu'elle avait vécu était le soir dernier quand le sacrifié fut un des prisonniers fait lors des combats. Entendre un des habitants de la ville hurler sous les tortures déstabilisait tant la diseuse qu'elle avait échoué lors de la cantilation d'une rune complexe. Cela s'était traduit par un effondrement d'un mur, première brèche dans un des remparts. Elle s'était reprise mais avait expliqué au roi qu'elle espérait l'arrivée rapide de la grande enchanteresse car elle commençait à craindre. Ce retard de l'aide de Simantaba était aussi une des raisons du mauvais moral des troupes assiégées. Les habitants de la capitale avaient supporté presque avec facilité le siège par le sorcier noir, son échec malgré ses guerriers noirs morts vivant et ses démons les renforçaient dans leur détermination. La première attaque des gendailleurs les avait pris par surprise. Les défenseurs ne s'attendaient pas à une telle absence de limite dans l'horreur Les guerriers noirs n'avaient aucune imagination. Ils se battaient avec détermination mais presque mécaniquement. Les gendailleurs étaient plus grands, plus forts, plus lourds mais surtout plus féroces et plus imaginatifs. Les armes des guerriers noirs étaient ensorcelées et empoisonnaient les plaies et les soldats mais les runes existaient pour en combattre l'effet et les guérisseurs de la cité savaient souvent les guérir assez vite. Les gendailleurs avaient cranté leurs lames et les souillaient d'excréments avant les combats. Les plaies provoquées étaient affreuses et s'infectaient toujours mettant hors combat de nombreux défenseurs. Malgré tout son savoir faire, la grande cantileuse n'arrivait plus à faire face. Elle qui avait été le moteur de la résistance, faiblissait. Sa baisse de moral se révélait contagieuse. La morosité touchait tout le monde, du plus petit défenseur au roi. Seul Sinta se réjouissait mais en secret. Son plan avait fonctionné. Il jouait parfaitement son rôle de conseiller attentif bien que pessimiste, répandant ainsi petit à petit le poison de la défaite. Il se laissa même aller une fois à recommander la reddition. Le regard du roi fut éloquent au point que Sinta crut qu’il allait le faire exécuter. Le sorcier noir envoyait encore ses troupes à l’attaque ce qui séparait les défenseurs. Obligés de courir d’un côté à l’autre de la ville, ils étaient moins efficaces. Le siège aurait duré encore longtemps sans un évènement désastreux. Depuis dix jours qu’ils assiégeaient la ville, les gendailleurs avaient pris plusieurs enclaves de la défense mais ils avaient aussi perdu beaucoup d’hommes. Leur chef menait sa guerre sans tenir compte des pertes possibles. Par mépris de la mort et de la souffrance, ils attaquaient nus, ce qui les rendait rapides et mobiles. Les défenseurs étaient protégés de vêtements de cuir épais avec des renforts de métal, de bois ou de pierre. Moins vulnérables, ils étaient aussi plus lents et donc blessés plus facilement. Ayant appris comment étaient traités les prisonniers, ils menaient une partie des combats pour délivrer les uns ou les autres au détriment de l’efficacité défensive. Le onzième jour, sur les remparts vers la mer, comme chaque jour, les guetteurs essayaient d’évaluer les pertes ennemies. C’est ainsi que se répandit la nouvelle de l’arrivée de troupes fraîches chez les gendailleurs. Ce fut la consternation dans la ville. Les combats ce jour-là furent désastreux pour les soldats du roi. A la fin du jour, une bonne partie de la ville était tombée aux mains des assiégeants. Heureusement, le roi avait réussi à faire faire un repli dans la partie la plus haute de la ville. Le douzième jour au soir, ce furent des cris de femmes qui alertèrent les guetteurs, bientôt rejoint par une bonne partie de la population. Sous leurs yeux effarés, les gendailleurs procédaient à leur sacrifice quotidien. Attachées par les quatre membres en croix, deux femmes hurlaient de douleur et ces femmes étaient des diseuses à en croire leurs robes. Quand le chef à la peau sombre vêtu de rouge, vit la foule s’écarter pour faire de la place, il sut que la grande cantileuse et le roi étaient présents.
- Hommes d’Ashra, regardez vos renforts ! Les autres sont mortes. Nous vous avons gardé celles-là pour sacrifier au Dieu Rouge et Noir.
De nouveaux hurlements s’élevèrent quand les bourreaux reprirent leurs œuvres. La grande cantileuse fut atterrée. Elle reconnaissait les robes de grandes diseuses. Il n’était pas possible que les renforts se soient faits anéantir. Il n’était pas possible non plus que la maîtresse enchanteresse n’ait pas envoyé les renforts. Elle ne savait plus que penser. Les cris de ses compagnes lui traversaient le cœur, obscurcissant sa réflexion. N’en pouvant plus, elle monta sur les créneaux et cantila une rune noire. Le silence se fit. Les suppliciées étaient mortes. Il y eut un sifflement. La grande cantileuse tomba en arrière, une flèche noire en plein cœur. C’est alors que fusèrent les hurlements des gendailleurs et des guerriers noirs s’attaquant aux murs pour le dernier assaut.

Sifréma se préparait à la guerre. Elle savait que le sorcier noir viendrait après avoir pris la capitale de Ashra. Elle avait fait interroger les réfugiés qui passaient par Simantaba. Ils avaient parlé des guerriers noirs qu'elle connaissait et des démons dont elle se méfiait beaucoup plus. Elle avait fait le point avec les enchanteresses hormis celle de la maison des accueillis. Elle avait décidé de ne pas dégarnir ses forces pour porter secours à la ville assiégée. Le flot des réfugiés se tarissait. Les nouvelles qu'elle récoltait laissaient entendre que le siège serait long. Le sorcier noir piétinait devant la ville, ne pouvant briser les runes de défense. Sifréma pouvait donc se consacrer à la défense de Simantaba. Elle avait fait partir les apprenties pour les refuges de montagnes. Ne restaient que les diseuses confirmées. Chacune avait son rôle de défense ou de soutien logistique. Sifréma donna l'ordre de peindre les runes de défenses. Simantaba était construite dans la falaise. En bas les premiers étages renfermaient les communs et les différents services en lien avec l'extérieur. Devant s'étendait le gros bourg qui abritait ceux qui voulaient vivre proches des diseuses. Il avait été construit sans plan préalable et était composé d'auberges et de maisons basses. Les rues tortueuses ne permettaient pas à des troupes de manœuvrer. Les villageois qui doutaient de la pérennité de leurs biens, en cas de conflit, avaient demandé que la protection de la maîtresse enchanteresse s'étende jusqu'au village. Sifréma avait refusé. Le chef du village avait essayé de négocier mais n'avait même pas été reçu par la maîtresse enchanteresse. Les villageois avaient appris le changement à la tête de la fondation mais ne pensaient pas que cela entraînerait un tel changement dans les relations qu'ils entretenaient avec les diseuses. Le chef du village avait rencontré Sintacasha qui lui avait renouvelé sa volonté de protéger tous ceux qui avaient toujours fait confiance aux diseuses. On assista alors à une coupure entre les deux mondes. La fondation se refermait sur elle-même, peignant les runes de défense sur ses murs pendant que les villageois, essayaient de mettre à l'abri leurs biens et déménageaient ce qui pouvait l'être. Cantasha recevait ceux qui venaient chercher refuge à la maison des accueillis. Les diseuses qui y étaient en poste, bien que moins puissantes dans le maniement des runes que celles de la fondation, avaient à cœur de venir en aide à tous ceux dont elles ressentaient la peur et le malheur. Cantasha laissa son regard se poser sur la fondation, alors qu'elle sortait pour accueillir un nouveau groupe. La haute falaise de pierre rouge se couvrait de runes couleur or ou argent. Par réflexe, elle les lut. Elle eut un choc. Les runes de défense s'étalaient en symboles géants sur la paroi verticale. Vu le contexte, elle s'y attendait mais au milieu des runes or, argent, elle vit des runes plus petites tracées simplement à la peinture noire qui dessinaient comme des fleurs d’iris. Laissant le groupe d'arrivants au soin d'une diseuse, elle partit à la recherche de Sintacasha. Les choses se précipitaient. Un des réfugiés le matin même, avait parlé d'une autre armée en route pour assiéger la ville et maintenant ces runes. Il fallait aussi qu'elles discutent de ce qu'on pouvait faire alors que les capacités de la maison d'accueillis étaient largement dépassées. Elle ne la trouva pas dans le bâtiment central comme à son habitude. Elle demanda à une jeune diseuse qui lui raconta qu'elle avait vu Sintacasha accompagnée de l'apprentie renvoyée aller vers le tertre sur l'arrière de la maison des accueillis. Cantasha se dirigea vers ce lieu. Elle monta sur le chemin herbeux. Elle commença à entendre les voix. Elle s'arrêta pour écouter.
- ... mais maîtresse enchanteresse,
- Non, ne m'appelle pas comme cela, je ne suis plus qu'une enchanteresse. Tu ne dois par raconter ce que tu as vu.
- Mais je l'ai vu. La rune que j'ai dessinée est celle que porte la grande diseuse Cantasha. Elle a même les deux points sur sa cuisse.
- Je sais, je la connais. Le secret est nécessaire pour sa sécurité même. Si ce savoir diffusait, elle serait en danger. Je vais te demander encore de jurer le silence.
- Bien maîtresse enchanteresse.
Cantasha était redescendue silencieusement et avait fait le tour du tertre pour monter par le chemin de terre où l'on entendait ses pas.Elle avait croisé l'apprentie qui descendait. Celle-ci fit le salut traditionnel et continua son chemin.
- Je te cherchais, Mamaman.
- Je t'écoute.
- J'ai vu les runes sur la fondation. Il y a les runes des défenses or et argent mais elle fait mettre des runes noires.
- Tu as pu les lire.
- Ce sont des runes de malédictions.
- Alors c'est la fin.
- Que veux-tu dire?
- La prophétie qui m'a fait chercher le porteur de flamme dit que la fin est proche pour la fondation, si les diseuses de runes deviennent des diseuses de malédictions.

Le sorcier noir ruminait sa colère et sa vengeance. Ses « alliés » le traitaient comme une quantité négligeable. Le pillage de la capitale avait duré quelques jours. Les principaux conseillers avaient servi de sacrifice. Le premier à être offert au dieu rouge et noir fut Sinta. Par contre personne n’avait retrouvé le roi et le prince commandant. Peut-être étaient-ils morts dans les combats ? Ou dans l’effondrement du donjon. Le sorcier noir qui en avait assez de jouer les utilités, avait convoqué son grand démon et lui avait intimé l’ordre de détruire la dernière tour et tout ce qu’elle contenait. Il l’avait doté pour l’occasion d’accessoires que les runes lui avaient interdits. Takachougha avait littéralement broyé la pierre de la tour, la transformant en monceau de gravats. Sisgriuk le chef des gendailleurs l’avait traité de tous les noms, sans oser pour autant l’affronter. S’il savait son peuple peu sensible aux runes, il connaissait suffisamment de magie pour voir que le sorcier noir pouvait lui causer des pertes irremplaçables dans la campagne qu’il menait. Il se contenta de le mépriser, sachant que cela le toucherait plus que toute autre mesure de rétorsion. Le sorcier noir se retira dans son camp pour préparer sa riposte. Il pensait qu'il lui fallait se débarrasser de ses gêneurs avant que d'aller attaquer Simantaba. Le fait que la maîtresse enchanteresse n'ait pas envoyé de renfort digne de ce nom lui laissa penser qu'elle fortifiait ses positions. Il fit un rite de divination pour essayer de savoir. D'habitude, les visions étaient claires et le déroulement lui prenait presque la moitié de la journée. Ce jour-là, les brumes habituelles ne remplirent pas la pièce. Ce fut à peine un voile léger qui dura peu. Les visions qu'il vit se dessiner dessus furent pâles et instables. Ce qu'il vit l'inquiéta, les gendailleurs étaient devant Simantaba mais pas lui. La bataille faisait rage, mais il ne voyait aucun guerrier noir. Malgré tous ses efforts, il échoua à maintenir le sortilège. A sa sortie de la pièce où il avait officié, il fit renforcer la garde et demanda aux sorciers soumis de garder leurs cohortes sous pression. L'alerte lui arriva le soir. Il y avait des mouvements de troupes dans le camp des gendailleurs. Tous les guerriers noirs passèrent la nuit sur le pied de guerre, prêts à se battre malgré les rapports rassurants des éclaireurs. Au matin, le sorcier noir se rendit à l'évidence. Ils étaient partis. Il convoqua un petit démon et l'envoya en reconnaissance sur leurs traces. Utilisant ses dons de déplacement rapide, le démon les avait rejoints sur la route de Simantaba au passage du gué. Ils étaient en train de passer l'obstacle sur un pont de liane fait pour compenser la fuite du passeur et de son bac. Il avait vu un des soldats habillés de noir traverser l'eau à la force de ses bras en tirant une corde. Il avait eu besoin de trois tentatives pour y arriver. Une fois de l'autre côté, cela avait été un jeu d'enfant que de tirer les deux grosses cordes pour faire le pont. Quand il était reparti en arrière vers le démon il avait vu les binômes traverser en portant leur bagage sur une poutre. Les pieds sur une corde, une main sur l'autre et la deuxième main pour la perche, ils lui firent évoquer une colonne de fourmis rouges ou noires en déplacement. Le sorcier noir donna l'ordre de départ dès la fin du rapport de son espion démoniaque. Si les gendailleurs étaient très mobiles, le sorcier noir et ses guerriers s'étaient installés dans le siège de la ville.
Partir allait demander plus de temps. Déplacer certains talismans demandait des précautions particulières surtout avec des démons dans les environs. Les sorcier noirs et ses soumis se mirent au travail. Les sorts de protection, les sortilèges de force pour porter les pièces les plus lourdes furent mis en œuvre. Deux jours plus tard, les éclaireurs avaient trouvé un endroit où le sorcier noir et son armée pourraient faire une première halte. Le sorcier noir pensait au temps qu'il perdait face aux gendailleurs. Soit il arrivait après la bataille et devrait se battre avec le vainqueur pour affirmer sa suprématie, soit il arrivait pendant la bataille et il devrait probablement refaire alliance avec eux. Quand il pensait au premier cas, il rageait de penser qu'il ne serait pas celui qui aurait détruit Simantaba. Quant au deuxième cas, il rageait de devoir partager la gloire de la victoire. Lourdement son armée se mit en marche. Pendant ce temps les gendailleurs avaient commencé leur course dans la longue plaine qui menait à Simantaba.

Le soleil se couchait, éclairant le tertre de la maison des accueillis de ses rayons dorés. Cantasha assise à son sommet après sa journée de travail, attendait Sintacasha. Elle aimait ses moments de tranquillité, de douceur, de tendresse. Avoir ainsi retrouvé sa mère, la remplissait de bonheur. Elle pensait qu’avec la guerre qui s’annonçait, il serait de courte durée. Elle tenait à en profiter chaque jour. Sintacasha semblait penser de même car elle était très fidèle à ce rendez-vous informel. Avec les réfugiés qui arrivaient, Sintacasha était débordée de travail. Cantasha était persuadée qu’elle cantilait des runes de force sur elle pour tenir ainsi. Son esprit déroulait ses pensées sans entrave. La conversation qu’elle avait surprise revint à son esprit. Qu’est-ce que sa rune de protection avait de particulier pour que sa mère veuille l’en protéger. Elle avait, à plusieurs reprises, utilisé le pouvoir de cette rune. Celle qui l’avait tatouée, était une vieille diseuse dont la main tremblait un peu. Elle avait élargi la rune autour de son nombril. Elle se rappelait encore de ses paroles quand elle lui avait fait part de sa peur d’avoir une rune mal faite.
- Ne t’inquiète pas, petite. C’est Entablu lui-même qui m’a appris à tatouer et qui m’a appris les variations que l’on peut faire en fonction de l’anatomie des gens.
- Es-tu sûre de sa puissance ?
- Bien sûr petite ! C’est un secret mais dessinée comme cela, la rune n’en sera que plus forte.
Cantasha l’avait crue et secrètement en était heureuse. Elle portait une rune qu’Entablu avait déclarée meilleure. A l’époque, elle en retirait un sentiment de fierté, presque d’orgueil. Aujourd’hui, elle pensait à cette rune avec beaucoup de tendresse comme à un cadeau de son père. Les yeux fermés dans les derniers rayons, elle se laissa surprendre par le sommeil.
Elle avançait dans un monde de géants, ou plutôt elle était petite fille et regardait les adultes si grands autour d’elle. Elle aurait aimé être comme eux, mais elle était si petite. Les grands ne la regardaient pas. Elle serrait contre elle le vase que lui avait offert son père. Quand l’ombre recouvrit le monde, elle eut peur. Les grands, encore plus, car ils se mirent à fuir en tous sens. Ce qui avançait vers eux était tellement grand, tellement gros, tellement laid qu’elle le haït de toute sa chair. Il était le mal, il voulait le mal. Autour d’elle, plus personne pour la protéger. De toutes ses forces, elle hurla, attirant le grand mal vers elle. Un membre énorme s’approcha pour la faire souffrir. Serrant son poing sur son ventre, elle lui jeta le contenu de son vase. Ce fut comme si un feu liquide avait jailli. L’être maléfique se consuma. Se regardant, elle vit qu’elle avait tellement grandi que c’étaient les adultes qui avaient l’air petits. Elle regarda son poing encore serré sur son nombril. Une rune l’habillait.
Ce furent les caresses de sa mère sur ses cheveux qui réveillèrent Cantasha.
- Ah Mamaman, tu es là !
- Oui ma fille, tu sais que je ne voudrais pas manquer ces instants. Nul ne sait de quoi demain sera fait.
- La guerre approche.
- Oui, je la sens. La fondation a ses runes. La maison des accueillis ne peut que compter sur nos quelques forces. Je vais essayer de cantiler les runes de la grande protection, mais je ne sais si le lieu est propice à les recevoir.
- Non, Mamaman, tu risques ta vie.
- Je sais, mais a-t-on le choix ?
- Peut-être, dans mon rêve, la puissance venait aux petits. J’ai pensé que nous pourrions toutes cantiler les runes des plantes. Autour de la maison des accueillis, il y a assez de ronces et d’épineux pour en faire un rempart.
- Quelle bonne idée, ma fille ! J’ajouterai des runes de discrétion.
Quand le soleil se leva, les réfugiés eurent la vision curieuse des diseuses marchant l’une derrière l’autre en chantant et dansant tout autour du domaine. A la fin du jour, tout autour se dressait une barrière de plantes vivantes dont les branches aux épines acérées semblaient tressées ensemble. Dans la maison des accueillis, la paix s’installa. Avec une telle muraille, le sorcier noir passerait son chemin. Seules Cantasha et Sintacasha ne partageaient pas l’euphorie. La maison des accueillis possédait des pierres de divination, héritage de l’époque ancienne où même les hommes venaient chercher l’enseignement des runes. Elles les avaient utilisées. L’avenir restait sombre.

Sisgriuk était content de la progression des ses troupes. Au loin, il voyait se dessiner les contreforts de la montagne au pied de laquelle était la fondation. Bientôt l'honneur serait vengé. Cela faisait des siècles que la légende criait vengeance. Sisgriuk serait le héros incarnant la réussite des vieilles prophéties. Il fit la jonction avec ses troupes fraîches juste à deux jours de marche de Simantaba. Après la fin du siège, il avait envoyé les messagers prévenir de son mouvement permettant d'éviter aux renforts de passer par le royaume d'Ashra.
Intérieurement, il jubilait d'avoir laissé sur place le sorcier. Une confrontation avec lui serait inévitable mais le plus tard serait le mieux. Une fois les diseuses disparues, il pourrait retourner ses forces vers les guerriers noirs et leurs démons. Depuis quelques siècles, le renouveau de sa nation avait permis une nouvelle expansion. Gloire soit rendue à Triznak, le grand prêtre qui avait réussi à entrer en contact avec la divinité. Si celle-ci appréciait toujours les sacrifices humains, elle avait ajouté la couleur rouge au noir. Les habits des prêtres avaient été petit à petit transformés pour prendre cette nouvelle teinte de sang. Cet avatar du grand dieu avait prouvé sa puissance en protégeant la nation de ses ennemis, en particulier des magiciens qui les combattaient en faisant appel aux esprits plus ou moins malfaisants. Elle aimait encore plus le sang que le feu. La divinité avait repris l'enseignement du peuple qui s'était égaré. Elle l'avait purifié en demandant le sacrifice des éléments les plus tièdes.
En quelques années, le peuple s'était ainsi débarrassé de ceux qui l’empêchaient d'être un grand peuple. C'est encore la divinité qui avait éclairé le grand prêtre sur les anciennes légendes en réveillant celle qui racontait comment l'expédition au pied de la montagne avait entraîné la chute par manque de pureté. Ils avaient voulu soumettre les autres sans se purifier eux-mêmes. Pour racheter cela, le peuple avait mis en place une discipline de fer et le désir de vengeance. Sisgriuk avait été choisi pour mener l'expédition. Jeune prêtre, il brillait déjà par la rigueur de sa discipline et la pureté de sa foi dans la noire divinité. Il n'avait pas hésité à éliminer ceux qui gênaient son ascension. Aujourd'hui seul le grand prêtre était au-dessus de lui et s'il rentrait victorieux, il serait le prochain. D'ailleurs le grand prêtre l'avait compris et l'avait initié à la rencontre avec la divinité. La cérémonie avait eu lieu dans les profondeurs du temple qui avait retrouvé sa splendeur. Dans la pièce nue, un rocher dépassait. Il était le seul élément que l'homme n'avait pas transformé. La roche noire était couverte des traînées de sang sacrificiel versé dessus. Ils avaient brûlé des herbes de visions, scarifié leurs peaux avec les glyphes de la divinité ajoutant du rouge sang au noir du charbon dont leurs corps étaient enduits. La transe avait été violente. Sisgriuk s’était retrouvé projeté dans un monde sombre et rouge. Devant lui palpitait l’essence même de la divinité. Il aurait voulu la toucher, mais une pensée forte s’imposa à lui :
- Ne la touche pas !
Entendant sa perception, il sentit la présence d’un puissant serviteur de la divinité. Le serviteur continua à projeter ses pensées.
- Elle n’est pas prête.
- Je voudrais tant la servir, pensa Sisgruik, jusqu’à ne faire plus qu’un avec elle.
- Alors fais tout ce qu’elle te dira et tu connaîtras l’extase de son baiser.
- Pourquoi semble telle retenue derrière une barrière ?
- Les temps ne sont pas accomplis pour qu’elle se montre dans toute sa gloire. Détruis les diseuses et elle pourra advenir.
Le retour fut aussi brutal que le départ. Il se retrouva avec le grand prêtre, étalé sur le rocher. Les glyphes sur sa peau avaient coagulé. A ses demandes d’explication, le grand prêtre lui avoua n’avoir jamais pu parler directement avec la divinité, l’entité qu’ils avaient encore rencontrée semblait être l’intermédiaire obligé pour entendre les volontés divines. C’est cette grande ombre noire qui lui avait communiqué les moyens de lutter contre les magiciens et leurs esprits esclaves. C’est encore elle qui avait orienté l’action du peuple vers Simantaba en promettant le moyen de détruire la fondation.
Oui, Sisgriuk était content.

Le seigneur des mondes noirs regardait le monde et ceux qui s'y mouvaient. Il était satisfait de ce qu'il voyait. Les gendailleurs servaient bien la Force Noire. Ils ne se rendaient pas compte qu'ils étaient les premiers sur la liste de ceux qui donneraient leur vie-énergie pour que la force noire advienne. A moins que ce ne soit les diseuses, et surtout cette nouvelle maîtresse enchanteresse qui apparaissait comme un cercle noir sur le fond clair de la fondation. Il ressentit une petite contrariété en regardant cette lumière qui semblait naître pas loin de la fondation mais sourit à la pensée du sorcier noir et du piège que représentait Takachougha. Les choses se présentaient bien. Depuis des cycles et des cycles qu’il préparait cela, le seigneur des mondes noirs ne ressentait pourtant pas d'impatience. Encore trop de choses lui échappaient. Par exemple le cercle du porteur de flamme avait disparu. Depuis sa chute dans la rivière, il ne sentait plus sa présence. Il n'avait pour autant pas senti sa mort. Qu'était-il devenu ? D'autres inconnues existaient. Les runes de défense de la fondation étaient puissantes, très puissantes mais avoir tracé des runes noires au milieu les affaiblissaient. Cette nouvelle maîtresse enchanteresse était un vrai plaisir pour lui. Il avait commencé à la manipuler avant même son entrée à la fondation comme d'autres mais celle-là était une bonne servante même si elle ne le savait pas. Elle n'avait plus le cœur assez pur pour prononcer les cinq runes sacrées et encore moins pour cantiler la rune royale. Elle ne pourrait pas appeler à l’aide les plus puissantes des runes. Les gendailleurs protégés par les glyphes que le seigneur des mondes noirs leurs avait enseignés lutteraient plus facilement contre les diseuses. Les jours qui venaient allaient être décisifs.
Renatka peinait. Cela faisait des jours qu'il avançait dans l'obscurité avec tous les soldats du peuple de la terre. Enfermé dans le ventre de la terre, il en ressentait l’oppression des voûtes de pierre sans lumière. Le manque d’information consciente le faisait souffrir. Il pensait que Cantasha était vivante. Quand il focalisait ses perceptions sur elle, il ressentait l’emballement familier maintenant de son cœur, il la sentait vivre mais ses sensations étaient différentes d’avant. Il se demandait si cela venait de l’éloignement ou si Cantasha avait changé. En son for intérieur, il optait pour la deuxième solution. Comment serait leur rencontre ? Il percevait aussi les autres, enfin ceux qu’il connaissait. Kontaga n’était pas loin de Cantasha mais pas très près. Cela le rassurait. Il le sentait près de Michatagoulfa, fils de Santagaltopa. Le peuple des petits s’était rapproché de Simantaba. Renatka mit ce fait en rapport avec le ressenti qu’il avait du sorcier noir près de la capitale du royaume deAshra. Le sorcier devait avoir progressé dans ses conquêtes pour aller vers Simantaba. Renatka devait arriver avant lui à Simantaba pour protéger Cantasha et les autres par la même occasion. Bien que la progression soit bonne au dire de Ragdra, Renatka peinait. Des forces obscures tournaient autour de la région. Il n’avait aucune idée de ce qu’elles pouvaient être ni du danger qu’elles représentaient. Pourtant tout son être en ressentait la pression. Les éclaireurs du peuple de la terre avaient poussé presque jusqu’au site de Simantaba. Les nouvelles qu’ils ramenaient, entamèrent le moral des troupes. Les tunnels là-bas étaient soit effondrés, soit trop petits pour que les soldats passent vite. Il allait falloir creuser probablement pendant quelques jours ce qui compromettait l’effet de surprise voulu par Renatka.

Cantasha montait rejoindre sa « Mamaman » sur le tertre. Elle la savait troublée d’avoir laisser le pouvoir à Sifréma. Cantasha n’aimait pas Sifréma depuis longtemps. Celle-ci avait été son professeur dans l’étude des runes noires. Si le discours lui avait plu, Cantasha avait bien senti la faille entre ce que disait le professeur et ce qu’elle faisait réellement. Ce n’était pas les actes de Sifréma qui la mettait mal à l’aise mais cette manière particulière qu’elle avait de bouger et de tracer les runes. Le corps de Sifréma ne disait pas la même chose que ses paroles. Cantasha était sensible à ce langage du corps, terriblement sensible. C’est ainsi qu’elle n’avait que peu d’amies et encore moins de soutien parmi celles qui pensaient pouvoir monter dans la hiérarchie. Cantasha devait sa progression à sa capacité à être tout entière à ce qu’elle faisait. Quand elle traçait une rune, ou quand elle la cantilait ce n’était pas son intelligence ou sa sensibilité qui fonctionnait, c’était son tout dans une unité que peu acquérait. Sintacasha avait été prévenue de ce don par une des premières éducatrices. Parmi les apprenties, elle se détachait par sa réussite à enchaîner les différents éléments qu’elle apprenait séparément pour ne pas courir de risque. Avec la croissance, elle avait approfondi sa capacité. C’était ce qui l’avait fait choisir pour cette mission : retrouver le porteur de flamme. Cantasha voulait interroger sa mère sur la suite des évènements.
- Mamaman ?
- Oui, ma fille, je t’attendais.
- Ceux qui arrivent ne nous veulent pas du bien. Je ne sais si nos défenses seront suffisantes.
- Elles ne tiendront pas jusqu’au bout si j’en crois mon expérience des pierres de divination. L’avenir repose sur nous ma fille et sur nos capacités. Il nous faudra intervenir. La fondation vit un combat terrible et j’ai laissé à sa tête celle qui ne devait pas y être.
- Tu ne pouvais pas savoir qu’elle avait triché. Ces runes noires t’ont manipulée.
- Je sais mais j’ai vu que la rune que j’avais dessinée n’était pas tout à fait celle de Sifréma. Il manquait quelques détails. Je me suis laissé influencer par la tradition qui dit que la maîtresse enchanteresse vient du groupe des enchanteresses. En fait, c’est faux, c’est une tradition assez récente, dans les temps anciens, après la cérémonie des corps, c’est toutes les diseuses qui passaient pour vérifier celle qui portait l’exact tracé. Je n’ai pas respecté cette précaution et Sifréma est là, véritable imposture qui va coûter la vie à beaucoup.
- Mais tu ne pouvais pas savoir.
- Non, mais quand je t’ai vu nue, j’ai su. Dans mon esprit, la vérité s’est faite. Pourtant je n’ai rien dit. J’ai eu peur qu’elle ne s’accroche au pouvoir. J’ai envoyé un mot en runes enchantées qu’elle seule pouvait lire pour lui ouvrir mon cœur afin que soit réparée la vérité. Sa réponse à été de faire effacer la rune et de renvoyer l’apprentie qui l’a recopiée.
- Je comprends mieux ce que j’ai entendu. Cette rune c’est moi qui la porte.
- Oui, ma fille, tu es la vraie maîtresse enchanteresse de ce temps. Malheureusement, tu n’as pas eu les enseignements pour tenir ton rang et ton rôle. Tu ne sais ni cantiler les cinq runes sacrées ni tracer la rune royale.
- Si, Mamaman, je sais. Je les ai vues dans un rêve, il y a quelques temps alors que je marchais avec Renatka. Je les ai reconnues pour ce qu’elles sont. Je n’ai rien dit à personne. Je crois que je pourrais les cantiler. Quant à la rune royale, dans mon dernier rêve, quand le mal était sur moi, elle a saisi ma main et a consumé ce qui était mauvais.
- Il faut que tu saches ma fille, la rune de protection avec ses deux points qui t’a été tatouée est plus forte que les autres. Comme cela, elle tiendrait tête à tout sortilège mais celle qui a cantilé sur toi cette rune a ajouté un détail. Autour de ton nombril, elle n’est pas conventionnelle.
- Je sais, Mamaman, elle me l’a dit. C’est Entablu lui-même qui lui a appris à la faire. Elle m’a expliquée qu’elle ne la faisait pas comme cela mais vu mon corps, il serait meilleur de la tatouer ainsi. La rune n’en serait que plus forte.
- Cela va plus loin, Cantasha. Cette rune est une rune d’amour. C’est selon la tradition la rune que Fasssain…Ka cantila pour Cal…ent…blu avant qu’ils ne se quittent pour que jamais le mal ne soit sur elle.
Cantasha resta sans voix. A travers la vieille diseuse, son père lui avait cadeau de la rune d’amour première. Sintacasha respecta son silence. Elle la prit dans ses bras et doucement, très doucement la berça.
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Sisgriuk se donna deux jours de réflexion avant d'attaquer. Pour la première fois de sa vie, il n'était pas confronté à une armée en armes. Face à lui, une falaise, mais on ne voyait pas de soldat. Le village était désert, les bords de la route couverts d'épineux. Ses espions lui avaient décrit une région vivante et verdoyante. Il y avait bien de la végétation mais pas de vie. Les gendailleurs montèrent leur camp. Comme à leur habitude, ils sacrifient les victimes non loin du village. Il était bon de montrer sa crainte de la divinité et de démoraliser l'ennemi. Ses avantages se résumaient à beaucoup d'hommes et des hommes très têtus. Si les runes avaient peu d'action sur eux comme ils avaient vérifié le fait pendant le siège, leurs glyphes n'avaient aucune action sur les murs couverts de runes. Personne dans leurs armées ne savaient lire les runes, mais à voir les grandes runes peintes en or et argent sur la paroi ocre rouge de la falaise, Sisgriuk se dit qu'il lui faudrait recourir à un assaut normal, donc long et difficile. Le troisième jour, il attaqua. Le premier de ses assauts fut mené par vent favorable et ne lui coûta rien. Il fit mettre le feu au village. Les lourdes fumées s'élevèrent et furent rabattues sur les fenêtres de la fondation. Le soir venu, aucune diseuse n'ignorait que la guerre avait commencé. Le village mit trois jours à brûler. Attisés par le vent, les incendies faisaient rage, détruisant les efforts de vies de labeur. Les gendailleurs furent déçus du peu de prisonniers qu'ils avaient faits. Certains craignaient de manquer d'offrande à sacrifier. La crainte de Sisgriuk quand il vit la durée du feu, fut que le sorcier noir arrive trop tôt. Heureusement ses éclaireurs le rassurèrent. Le sorcier noir bougeait mais lentement. Il en était encore à faire traverser les rivières à ses troupes. Vu sa vitesse, ils auraient le temps de détruire Simantaba avant son arrivée.
Les premières fumées qui envahirent les pièces et les couloirs de la fondation, mirent hors d'état un nombre assez élevé de diseuses. Les yeux rouges et larmoyants, elles toussaient beaucoup ce qui les rendaient inaptes à la cantilation. Sifréma s'aperçut que le site n'avait pas été prévu contre ce genre d'attaque. Une partie des bâtiments était heureusement épargnée. C'est de là que partit la contre attaque. Sifréma et les enchanteresses cantilèrent des runes de vent qui refoulèrent les nuages âcres à l'extérieur. Le deuxième coup porté fut au moral. Les diseuses ne s'attendaient pas aux cris des suppliciés. Certaines, prenant conscience de l'horreur de la guerre, furent sidérées. Ce repliement sur elles-mêmes, s'il protégeait leur esprit, enlevait des combattantes à la fondation. Sifréma se rendit compte que les évènements ne seraient pas aussi évidents que ce qu'elle avait pensé. D'abord, ceux qui campaient en bas n'étaient pas les soldats du sorcier noir. Elle était prise au dépourvu par cette annonce. Elle s'interrogeait sur leur identité et sur la stratégie qu'elle allait devoir développer.
Cantasha regardait la colonne de fumée. Elle ressentait le mal qui émanait de la troupe de guerriers campée devant Simantaba. La petite réfugiée était allée observer la troupe la nuit. La description qu'elle ramena, évoqua les vieilles légendes à Sintacasha. Les adeptes du dieu fou étaient de retour. Le sacrifice qu'avait vu l'enfant et qui lui avait fait très peur, était le signe évident de cette réalité. Sintacasha n'eut pas à forcer beaucoup l'enfant pour lui interdire de sortir. Les occupants de la maison des accueillis se faisaient le plus discret possible. Heureusement pour eux, les gendailleurs avaient dressé leur camp plus près de Simantaba, délaissant la route et ses abords. Cantasha ressentait très douloureusement cette nouvelle. Ces sacrifices la faisaient souffrir dans son corps même. Elle ressentait une certaine impuissance à ne pas savoir que faire. Si elle n'intervenait pas, il y aurait des morts, si elle intervenait, il y en aurait aussi mais ce ne serait pas les mêmes. Elle n'avait pas à choisir entre le bien et le mal mais entre deux maux et cela lui déchirait le cœur. Depuis qu’elle avait parlé avec sa mère, elle savait qu’elle était devenue comme elle : celle sur qui on devait s’appuyer pour avancer, celle qui prendrait les décisions et en porterait les conséquences. Elle eut un regret pour toutes ces années d’enfance et d’apprentissage quand c’étaient les autres qui étaient les responsables, y compris Sintacasha. Maintenant, elle devait gérer seule.
Sisgriuk déclencha la première vraie attaque une fois le feu refroidi. Il se doutait que les étages au ras du sol seraient piégés. Il avait mis à profit le temps du feu pour faire des échelles. Les archers commencèrent à tirer sur toutes les silhouettes qu’ils voyaient aux fenêtres. Tirer vers le haut n’était pas très facile, mais il y eut plusieurs blessées. Les cris des diseuses atteintes renforçaient leur volonté. Les guerriers, nus comme toujours pour montrer le mépris de la mort, coururent en portant leurs échelles vers la falaise. Celles-ci étaient assez grandes pour atteindre les premiers dortoirs. Le premier des gendailleurs à prendre pied dans la fondation fut éjecté par la fenêtre. Si le mouvement d’expulsion ne fut pas immédiat, il fut fatal au combattant. Les suivants ne firent pas mieux. Ils avaient ordre de profiter du temps avant leur éjection pour préparer le terrain aux suivants. Leurs efforts furent vains car même les toits leurs étaient interdits sous peine de chute mortelle. Sisgriuk n’insista pas. Il comprit que la voie qu’il avait choisie lui coûterait trop de pertes. Quand ils mirent des branches enflammées par les fenêtres, le résultat fut le même avec en plus des soldats brûlés en bas par leur chute.Les runes-pièges des étages inférieurs remplissaient bien leur office. Sifréma fut contente du résultat. Elle pensa que jamais ils ne parviendraient à atteindre les deuxièmes dortoirs. Le lendemain, elle déchanta. Elle vit les ennemis amener des matériaux et commencer la construction d’une tour. Elle fit lancer des pierres couvertes de runes de feu sur les troncs ramenés à cette fin. Si des flammèches naissaient, jamais elles ne parvinrent à enflammer le bois. Était-il trop vert ? Était-il protégé par quelques maléfices ? La tension retombée lors de l’échec du premier assaut, remonta brusquement. Les runes de feu étaient parmi les armes les plus puissantes dont elles disposaient. Les enchanteresses et Sifréma tinrent un conseil pour déterminer quoi faire.
Sisgriuk fut heureux d’avoir le rapport sur l’échec des diseuses. Il faisait graver des glyphes sur le bois avant qu’il ne soit abattu. Ceux-ci protégeaient le bois du feu et de la foudre. Ils avaient assez de bois pour faire une tour de dix hommes de haut. Avec ça, ils atteindraient le premier niveau de fenêtres où ils avaient vu des diseuses. Sisgriuk savait que cela ne suffirait pas, il en fallait plus. Il avait fait aussi écorcer les arbres pour obtenir de grands panneaux ressemblant à des boucliers. Les glyphes étaient leurs alliés. En les traçant sur ces écorces, ils allaient en faire des paravents qui rendraient les runes inopérantes.
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Dans la maison des accueillis, tout le monde retenait son souffle. Une foule de guerriers travaillaient dans les bois alentours pour abattre des arbres. Heureusement, la haie d’épineux haute et large les protégeait. L’enfant avait été voir à la limite de la barrière végétale. Elle avait rapporté ce qu'elle avait vu : un grand nombre de soldats qui faisaient les bûcherons. D'ailleurs ils posaient les branches coupées contre la haie d'épineux qu'ils considéraient comme une zone sans intérêt. En l'entendant, Sintacasha estima qu'ils avaient coupé de quoi faire une tour très haute ou bien plusieurs.
Une diseuse vint prévenir le conseil des enchanteresses que les gendailleurs avaient commencé d'autres tours. Ils en étaient à trois bases. La première était près des escaliers entre les dortoirs, la seconde était près des cuisines et la dernière à l'autre bout. Malgré les jets de pierres gravées, la construction progressait. A ce rythme-là, il leur faudrait encore une journée pour être en position d'attaque. Un grand silence se fit dans la salle du conseil. L'échec des runes de feu inquiétait. Les discussions reprirent de plus belle pour savoir comment réagir face à cette menace. Il fallait les arrêter avant que les tours ne soient hautes. Une fois la décision arrêtée, Sifréma et les enchanteresses descendirent au niveau le plus bas. Regardant par les fenêtres à l’abri des flèches des assaillants, elles virent tout comme on leurs avait décrit. Elles firent un chœur. Une longue mélopée jaillit, reprise au deuxième niveau par les grandes cantileuses. Le son porta au loin. Dans la maison des accueillis tout le monde reconnut la cantilation de la rune du vent. Sintacasha hocha la tête. Même chantée aussi fort, il manquait quelque chose. Jamais le vent n’aurait la puissance voulue. D’ailleurs le zéphyr qui se levait s’il était fort, était bien incapable de faire du mal aux constructions des gendailleurs. Elle courut voir Cantasha.
- Chante, chante avec elles quand elles vont redoubler la cantilation, sinon, ce qu’elles font ne sert à rien.
- Tu veux que je cantile pour Sifréma ?
- Non, je veux que tu cantiles la rune du vent pour celles que j’ai toujours aimées et qui sont à la fondation !
Le son doucement faiblit pour s’arrêter. C’était un grand défi pour Cantasha. Se joindre à un chœur pour cantiler une rune était difficile, d’autant plus qu’elle était très loin et que son chant devait commencer au même instant que le leur pour ne pas être en opposition. Si sa «Mamaman » lui avait demandé de le faire c’est qu’elle la croyait capable de cela. Cantasha se concentra. Elle rentra en elle-même pour écouter.
Sifréma vit le vent qui soufflait et fut déçue. Jamais cela ne suffirait. Il y eut un court conciliabule entre les enchanteresses pour essayer de comprendre la faible puissance déployer.
- C’est ces maudites écritures sur le bois qui gênent les runes. Redoublons la cantilation qu’ils voient que nous ne nous laisserons pas vaincre comme cela, proposa une enchanteresse ; Sisgriuk avait entendu le chant, commencé à sentir le vent forcir mais se mit à haranguer ses soldats quand il comprit que le vent ne serait pas assez puisant pour les gêner vraiment.
- Guerriers ! Voyez comme elles sont faibles ! Elles veulent nous envoyer un ouragan et c’est une brise. Allons pressons et détruisons ce nid de vipères !
Cantasha agenouillée les yeux fermés, écoutait sa musique intérieure. La paix se faisait en elle. Elle s’ouvrit au chant du monde. Quand elle sentit monter en elle la rune du vent, elle cantila doucement sans hurler mais de toute sa puissance. Sintacasha l’écouta. Quand la cantilation atteint le deuxième niveau, celui où intervenait le chœur des diseuses, elle entendit la cantilation de la fondation. Cantasha avait réussi. Elle semblait diriger le chant et les choristes. La rune prenait son envol, l’écho vint à son aide et répercuta de vallée en vallée l’appel au souffle. Quand cessa le chant, il y eut un instant de silence. Et la tempête se déclencha.
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Sisgriuk arpentait le camp. Il faisait le point des dégâts. Le calme était revenu depuis le matin après avoir duré un jour et une nuit. Sa haine et sa colère avaient augmenté, nettement. Il ne doutait pas de l'origine runique de la tempête. Face au chœur des cantileuses, les glyphes du parlé ancien n'avait pas fait le poids. Le vent avait renversé les piles de troncs dont étaient faites les tours. Ce n'était pas le plus grave. Ils allaient recommencer en mettant de la terre au milieu, ce qui rendrait le vent inefficace. Le camp de tentes par contre avait beaucoup souffert de la tempête. Sisgriuk pensa que pour une fois leur mobilité se retournait contre eux. Il y avait eu des morts et des blessés par les arbres et les branches. Comment gérer la suite de la bataille ? L’attaque à partir des tours était une nécessité. Les boucliers seraient-ils suffisant ? Il lui fallait essayer de démoraliser les diseuses. Il s'aperçut qu'il avait sous-estimé la puissance de ces femmes.
Un doute sur la réussite de l'expédition l'effleura.
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Sifréma se réjouit avec toutes les diseuses quand elle vit le résultat. Les tours s'étaient effondrées. Le camp ennemi était balayé mais l'activité avait repris très vite. Elle sentait bien que la fondation avait obtenu un délai mais pas la victoire. Les autres se réjouissaient de la puissance de leur chœur. La cantilation répétée avait mis à mal ces mâles orgueilleux qui venaient en pensant pouvoir leur imposer leur volonté. Sifréma restait plus mesurée. Elle avait bien senti la puissance de la tempête. Ce vent beaucoup plus puissant que le premier créé et surtout venant de la montagne, non de la plaine. Cette inversion du sens du souffle l'avait étonnée. Cela ne se pouvait que si une voix supérieure à la sienne cantilait la même rune au même moment. Elle était la voix la plus haute dans la hiérarchie. Dans l'intronisation à la fonction de maîtresse enchanteresse, des runes spécifiques étaient cantilées pour donner ce statut particulier à la voix de celle qui endossait la responsabilité. Sifréma les avaient entendues, les autres aussi et pourtant aujourd'hui, elle venait de faire l’expérience d'une voix couvrant la sienne. Au moins une autre enchanteresse l'avait compris et avait fait une remarque. Sifréma avait rétorqué en affirmant être à l'origine de cela pour, avait-elle dit, accroître la puissance de la tempête. Elle se rappela que l'apprentie qui avait dessiné la rune de la cérémonie des corps, avait fait des réflexions sur les petites différences entre celles que Sifréma portait et celles tracées par Sintacasha. Elle l’avait immédiatement renvoyée, trouvant inacceptable un tel soupçon. Pourtant sa voix n’était pas la plus forte. Regardant par la fenêtre de son logement, là haut, tout là-haut, elle vit la maison des accueillis au loin dans un écrin de verdure. Sa pensée alla vers Sintacasha et ses mises en garde.
Un doute sur sa réussite l'effleura.
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Sintacasha faisait le tour de la haie d’épineux qui avait bien résisté à la tempête. Il n’y avait pas de brèche. Curieusement, les branchages abandonnés par les gendailleurs le long des buissons avaient renforcé la protection contre le vent. Elle rejoignit Cantasha sur le tertre. Pour tous les accueillis, Cantasha était celle qui les protégeait. Même si elle s’était mise en retrait pour cantiler, certaines diseuses l’avaient vue. Elles avaient compris. A celles qui n’avaient pas pu voir Cantasha et qui pensaient que la tempête était l’œuvre de Sintcasha, elles amenèrent la vérité. Cantasha était une maîtresse enchanteresse ou mieux encore.
L’apprentie dessinatrice prit plaisir à se sentir confirmée dans ce qu’elle savait. Mère et fille debout sur le tertre, saluaient le nouveau jour par un chant runique ancien. Ample et large, la cantilation s’ouvrait au monde. Bien que chantées doucement, les runes firent vibrer l’air. Tout le monde l’entendit à une distance de plusieurs heures de marche. Il parlait de lumière et de paix. Touchant le cœur, il mit la sérénité dans ceux qui cherchaient la pureté et l’angoisse dans les autres.
Sisgriuk se mit à haïr la région et tous ceux qu’elle abritait.
Sifréma se bouchant les oreilles, se recroquevilla dans le coin le plus éloigné de la lumière.
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Le sorcier noir avait trouvé un endroit pour s’installer. Moins mobile que les gendailleurs, il avait par contre l’habitude de diriger ses troupes de loin. Ses sortilèges de communication lui permettaient de garder le contact avec ses sorciers soumis. Après avoir s’être beaucoup reproché le départ des autres, il avait changé d’avis. C’était une bonne chose qu’ils aillent combattre les diseuses. Manifestement, ils avaient eu plus de réussite que lui au siège de la capitale du royaume d’Ashra. Par contre il ne doutait pas de pouvoir les battre une fois affaibli par la bataille avec ce nid de vipères que représentait pour lui la fondation. Sur un plateau surplombant la rivière, il avait déniché une vieille tour chargée de souvenirs comme il l’avait constaté. De vieux et antiques sorts tenaient encore les pierres ensemble. Il les renforça pendant que ses guerriers continuaient la route. Il fallait qu’ils soient à portée d’attaque quand Simantaba tomberait. Depuis la surprise qu’il avait eue en voyant arriver ces guerriers à la peau sombre, il avait beaucoup réfléchi. Il avait essayé d’envisager toutes les solutions. Il avait concocté de nouveaux sorts qu’il espérait plus efficaces. Il savait que la maîtrise des runes pouvait anéantir ses efforts. Pourtant, il en était arrivé à la conclusion que la maîtresse enchanteresse actuelle n’était pas à la hauteur de sa tâche. Le fait qu’elle n’ait pas envoyé de renforts pour soutenir le royaume d’Ashra prouvait bien sa faiblesse, ou sa morgue, ou les deux. Quoi qu’il en soit, elle était fragilisée, à lui d’en profiter, pour atteindre son but, dominer. Il s’était fait à l’idée de recourir à l’entité du grand démon. Si Takachougha était capable de la circonvenir, il saurait aussi le faire. Il avait vu la manière dont il en parlait. Sa puissance devait être suffisante pour les plus puissants de ses sorts. La tempête, dont il n’avait eu que les bords, le confortait dans sa position. Depuis cette tour, il ne risquait rien. Trop loin pour qu’il soit à leur portée, les diseuses vivaient leurs derniers temps. Les sorts de divination laissaient entrevoir cette issue. Ils avaient aussi montré le sorcier noir entrant dans la puissance et tous les autres dont il ne devinait pas l’identité, trembler de peur devant ce qu’il était devenu. Cette vision de grandeur lui donnait encore plus d’énergie pour ses préparatifs.

Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, avait vu la tempête souffler depuis le haut de la falaise. Le peuple des petits ne pouvait pas combattre comme les autres. Dans une bataille rangée, ils n’auraient eu aucune chance. Il était maintenant le prince de son peuple. Il avait été acclamé comme tel après la chute de la ville. Il avait réussi malgré les combats, le sorcier noir et les gendailleurs à sauver la plus grande partie de son peuple encore enfermé dans la ville. Il avait même réussi l’exploit de sauver le roi du royaume d’Ashra et son prince commandant.
Il s’était mis à son service et le conseillait pour ce qui est de la guerre. C’est le prince commandant qui avait eu l’idée d’essayer de les employer par petits groupes pour harceler l’ennemi. Leur camp était à deux jours de marche de la fondation. Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, avait beaucoup d’admiration pour les diseuses, plus encore, elles avaient toujours protégé le peuple des petits des attaques des grands. Il surveillait le terrain. Il avait vu le village en feu, la première attaque repoussée. En voyant le vent se lever, il avait transmis l’ordre aux siens de se protéger. Depuis le temps que son peuple cultivait la discrétion, ils avaient mis au point un code de transmission à distance par signaux qui fonctionnait bien et surtout que tous les autres prenaient pour autre chose, un coup de vent, la chute d’une feuille, le saut d’un animal. Sa clairvoyance lui avait permis d’éviter des victimes parmi les siens. Il vit les gendailleurs reprendre leurs activités. Si la tempête les avait touchés, elle ne les avait pas éliminés. Il fit le signal. Le peuple des petits entrait en guerre.

Sisgriuk entra dans une violente colère Une des équipes qui bûcheronnait, venait d'être découverte égorgée. Il avait été voir sur place avec ses meilleurs pisteurs sans trouver de trace. Ces cinq soldats qui disparaissaient, étaient le signe d'une faiblesse. Il envoya des patrouilles tout autour pour trouver des pistes à suivre et punir les coupables. Pendant ce temps, il fit accélérer la construction des tours. Les rendre suffisamment résistantes au vent et aussi à la pluie car il se doutait que les diseuses pouvaient lui envoyer des pluies diluviennes, prenait du temps. Le moral des troupes était terne. Les guerriers pensaient au mieux que la divinité les mettait à l'épreuve, au pire qu'elle les punissait. Une grosse partie du temps de Sisgriuk fut pris pour gérer les différents problèmes et les états d'âmes de ceux qui étaient sous ses ordres. Sa seule satisfaction était de voir monter les tours d'assaut. Cela prit quelques jours pour qu'elles atteignent la hauteur des premiers dortoirs. Les diseuses continuaient à expédier des runes gravées sur divers objets, sans résultat apparent. Ceux qui travaillaient sur les tours ne se séparaient pas de leur bouclier couvert de glyphes. Sisgriuk avait ordonné à une petite unité de ramasser les divers projectiles runiques et de s'en débarrasser. C'est ainsi que Cantasha sentit la barrière des épineux se renforcer. Les gendailleurs trouvaient très pertinents d'envoyer dans les ronces et les épines tous ces objets couverts d'une écriture qu'ils maudissaient. Sisgriuk reprenait espoir de pouvoir lancer un assaut bientôt et d'en finir avec les diseuses quand revinrent les patrouilles. Aucune n'avait été épargnée. Certaines manquaient même à l'appel. Les rapports furent tous sur le même schéma. Personne ne remarquait rien et puis on s’apercevait qu’un homme avait disparu. On le retrouvait égorgé derrière un tronc ou empalé sur un pieu au fond d’une fosse. Être le dernier de la patrouille était devenu souvent mortel. L’ennemi était insaisissable comme invisible. Sisgriuk dut revoir sa stratégie. Il obligea ses soldats à creuser des fossés et à monter des remparts de bois tout autour du camp. Cela retardait la construction des tours, il le savait bien, mais il ne pouvait prendre le risque de voir ses hommes se faire égorger les uns derrière les autres.

Sifréma s’était reprise. Ce vieux chant l’avait affectée plus qu’elle ne voulût bien le reconnaître. Elle continuait à faire envoyer des projectiles couverts de runes. Elle savait bien que cela ne faisait pas de mal à ses ennemis tous protéger par des boucliers. Les tours montaient inexorablement. Elle regardait la manière dont ils les construisaient pour essayer de trouver la bonne stratégie. Les diseuses entendaient ce qui se passait dans le camp ennemi. Les paroles étaient incompréhensibles pour elles mais le ton en était clair. Le plus difficile était d’entendre le cri des suppliciés. Cela affectait beaucoup leur moral. Sifréma avait donné l’ordre de se retirer pendant ce moment-là dans des pièces d’où le bruit était banni par des runes appropriées. Seules les plus solides restaient à leurs postes pour guetter les mouvements ennemis. Les explosions de colère étaient fréquentes. Elle avait remarqué un grand soldat à la peau sombre et à l’habit rouge. Vu son comportement, il devait être le chef. Elle avait compris qu’un évènement inhabituel s’était produit quand elle vit des groupes de soldats partir patrouiller alentour. Voir la construction des tours ralentir pour faire des remparts, lui fit chaud au cœur. Les diseuses avaient donc des alliés capables de faire peur à ces gens-là.
Elle n’avait plus que quelques jours avant l’irruption des soldats à la peau sombre dans les deuxièmes dortoirs. D’ici là, il fallait qu’elle trouve une stratégie.

Le sorcier noir se réjouissait de voir les misères des gendailleurs. Par contre, il avait beau lancer des sorts de vision lointaine, il n’arrivait pas à visualiser ceux qui les attaquaient. Quelle magie les protégeait ? De temps à autre, dans une vision, il lui semblait apercevoir une ombre avant que ne tombe un soldat. Homme ou démon soumis à un sort ? Il avait transmis l’information de la présence de groupes ennemis à ses propres troupes qui approchaient du champ de bataille. La tour dans laquelle il avait pris position lui parut idéale pour mettre en place tout le cérémonial nécessaire au contrôle d’une entité de forte puissance. Il se mit au travail.

Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, était heureux du résultat de ses premiers combats. Le peuple des petits n’avait même pas subi de perte. De nombreux gendailleurs étaient morts. Maintenant, ils en étaient à fortifier le camp. Un seul point noir, personne n’avait réussi à entrer en contact avec des diseuses. Celles de la fondation étaient proprement inaccessibles et elles ne semblaient pas voir les signaux qu’on leur adressait. Quant aux autres diseuses, la barrière d’épineux était très décourageante et le contact n’avait pas eu lieu. Kontaga pensait qu’il y avait bien un moyen. Pour le moment, comme les autres, il n’avait pas réussi. Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, décida de proter son action selon deux axes : entrer en contact avec les diseuses, détruire le plus de possible d’ennemis. Après on verrait.

Sisgriuk préparait l’assaut. Un orage venait d’éclater. Les diseuses en avaient profité pour cantiler quelques chants de leur façon qui avaient transformé l’orage en tempête. Les tours tenaient bon. Ils n’avaient plus que quelques coudées à faire pour atteindre enfin les premières ouvertures de la fondation. Le haut des tours était hérissé de boucliers couverts de glyphes. Derrière, malgré la pluie et le vent, les soldats se pressaient. Des barricades avaient été érigées derrière les fenêtres. Quand ils furent en bonne position, les béliers entrèrent en action. Faites de bric et de broc, les défenses cédèrent facilement. Les gendailleurs entrèrent dans les longues pièces en hurlant. Les diseuses n’avaient pas eu le temps de tracer assez de runes sur les murs. Protégés derrière leurs glyphes, les attaquants sentirent la puissance qui les repoussait. Lançant de toutes ses forces un flacon d’encre sur le mur, un soldat perturba une première rune qui perdit son tracé et devint inefficace. Un cri de joie accueillit l’exploit. D’autres projectiles furent lancés et obtinrent le même résultat. Des grandes diseuses au fond du dortoir essayèrent de cantiler des runes pour repousser les agresseurs. Des flèches partirent en sifflant. Des corps tombèrent. Le cri se changea en hurlement. Ils avaient trouvé. La fondation allait tomber. Au niveau des trois tours c’était le même spectacle.

Sifréma sentit la rencontre des deux puissances. Les runes contre les glyphes. Elle ressentit quand les runes furent polluées par le colorant jeté sur les murs. Elle souffrit de la rupture des liens avec les autres diseuses quand celles-ci furent ou blessées ou tuées. Les barricades qu’elles avaient montées à grand peine n’avaient pas tenu longtemps. Les runes ne suffisaient pas à les défendre. Servis par des gaillards autrement plus puissants que les diseuses, les glyphes semblaient conduire à la victoire. Le plus rapidement qu’elle put, Sifréma fit retirer les escaliers de bois entre les dortoirs et le reste de la fondation. Elle craignait que rien ne puisse les arrêter. Réunissant les autres enchanteresses, elle donna l’ordre de cantiler la rune de l’eau. Le chant s’éleva, les grandes diseuses derrière dansaient la rune. La maîtresse enchanteresse allait devoir guider le flot quand celui-ci allait arriver pour qu’il noie les attaquants. De nouveau Sifréma peina à mettre en œuvre la grande rune de l’eau. Elle ressentait le manque de quelque chose pour y arriver. Un courant d’eau prit naissance sur le seuil que les diseuses contrôlaient et, telle une cascade alla s’engouffrer dans les dortoirs en dessous. Les attaquants pataugèrent un peu et puis sans paraître forcer beaucoup mirent en place des boucliers qui détournèrent l’eau. Sifréma faillit pleurer quand une jeune diseuse vint lui faire la rapport de ce qui arrivait. Et puis… Et puis… Elle entendit le grand chant des runes, celui dont elle comprit que jamais elle ne saurait le cantiler, il venait de dehors. Léger et discret, elle l’entendit quand même malgré l’orage, l’eau qui coulait et les hurlements des attaquants. Le chant l’emplit, déclenchant les larmes qu’elle retenait, enveloppant les autres enchanteresses. L’eau jaillit, flot tumultueux emplissant le couloir vers les dortoirs. Quand il atteignit la porte, il devint cataracte, heurtant de la force d’un fleuve les barrières de glyphes, les dispersant. Sifréma pleurait et pleurait encore. A ses pleurs se mêla la colère de toutes les injustices qu’elle avait vécues. Et l’eau devint feu. Dans les dortoirs ce fut des hurlements de douleurs quand les soldats furent confrontés à cette masse d’eau bouillonnante, renversant tout sur son passage et brûlant ceux qui s’opposaient à elle.

Cantasha pleurait le mal, assise en pleine tempête sur le tertre de la maison des accueillis. Sintacasha était venue. Elle savait le lien qui unit une maîtresse enchanteresse à toutes les diseuses. En tant qu’enchanteresse, elle le ressentait aussi, mais sur un mode mineur. Cantasha le vivait dans tout son être. Quand Cantasha commença la cantilation, Sintacasha l’avait épaulée, reprenant l’autre voix et dansant la rune pour elle, pour la fondation, pour les diseuses, pour … Dans l’esprit de Sintacasha beaucoup de choses se mêlaient mais elle tenait bon. S’appuyant sur la force de sa fille, elle devenait un des éléments du chant, du grand chant des runes. Tel un vortex, la cantilène se lova, s’envola. Le chant des puissance et des forces atteignit la paroi de la falaise, s’y heurta, répercuta, trouvant le passage, entra, enveloppa celles qui s’y trouvaient, y déposa sa force et se nourrit de la leur. Il devint eau, feu, vapeur, nuée pour détruire le mal.



Quand le peuple des petits entendit les cris de douleurs des gendailleurs, il se rapprocha pour voir. L’eau coulait en cataractes des fenêtres et des portes des dortoirs. Elle cascadait le long des tours et s’écoulait vers le fond de la vallée en torrents impétueux. Les remparts de bois et les fossés faits ces derniers jours avaient ralenti le flux liquide sans l’arrêter. De larges brèches existaient dans l’enceinte. Le peuple des petits en profita pour investir le camp ennemi. Le combat était maintenant engagé aussi sur le sol. Sisgriuk hurlait les ordres de colère. Il se savait impuissant face aux éléments déchaînés. Avec quelques uns, il était monté sur le toit des dortoirs pour essayer de trouver un autre chemin pour atteindre le centre de la puissance de la fondation. Ils avaient ainsi échappé à la nuée. A la lumière des éclairs, il vit que des combats avaient lieu en bas. Sa colère ne fit que s’amplifier. Il ne pouvait pas descendre, l’eau tenait toujours le terrain. Des ombres, l’armée des ombres, il reconnut à cette caractéristique ceux qui avaient attaqué ses patrouilles. Il en appela à la divinité en hurlant les glyphes secrets.

Le sorcier noir par les yeux de ses sorciers soumis vit le désastre qui s’abattait sur les gendailleurs. Il en déduisit que c’était le bon moment pour intervenir. Ses ordres furent clairs : pas de quartiers. Les phalanges de guerriers noirs aidées de sorciers et de démons se mirent en mouvement. Les sorts de téléportation furent nombreux. Le sorcier noir avait convoqué Takachougha le matin même et puisait l’énergie nécessaire dans la puissance démoniaque. Ce dernier en souffrait beaucoup. Ce que ne savait pas le sorcier noir, c’est que Takachougha avait demandé de l’aide au seigneur des mondes noirs pour ne pas disparaître, toute son énergie éthérique aspirée par les sorts que jetait le sorcier.

Le peuple des petits faisait des ravages dans les rangs désorganisés des gendailleurs. C’est alors qu’arrivèrent les démons. L’orage continuait de plus belle. Les démons profitant des variations brutales de lumière prirent les formes les plus redoutées. Tous les combattants qui les voyaient, ne pouvaient qu’être sidérés un moment. Cela suffisait aux guerriers noirs pour eux aussi massacrer tout ceux qu’ils rencontraient.

Sisgriuk voyait tout cela, impuissant, il vit aussi au loin dans un éclair la maison des accueillis dans son écrin de verdure. Cela ressemblait à un havre de paix alors qu’il était dans la tempête. Il comprit en un éclair d’intuition que la vraie source du pouvoir n’était pas au-dessus de lui comme il le pensait, mais là-bas. Cela ajouta de la rage à sa colère. Ses glyphes anciens n’en prirent que plus de pouvoir.
Le seigneur des mondes noirs attendait cet instant depuis si longtemps. Bientôt, bientôt, ce serait le bon moment. Le sorcier noir ponctionnait des quantités importantes de forces pour ces sortilèges mais s’il avait su la réserve dans laquelle il puisait, il aurait attaqué depuis bien longtemps. Takachougha remplissait bien son rôle. Il fallait maintenant qu’il décide le sorcier à en appeler à la Force Noire. Les gendailleurs étaient arrivés au point d’appeler par les glyphes sombres qu’ils croyaient sacrés. Les prêtres se les transmettaient depuis plusieurs générations comme un secret de puissance absolue. S’ils avaient su que là où ils seraient dit, là pourrait aller la Force Noire, jamais ils ne les auraient utilisés. Des générations de tromperies aboutissaient enfin.

Dès que le sorcier noir aurait mordu à l’hameçon de l’entité de Takachougha, alors ce dernier pourrait se libérer du servage en utilisant la force de son vrai nom. Le sorcier noir serait alors le vecteur idéal de la Force Noire.
Le sorcier noir qui avait convoqué le grand démon en vue de la bataille, avait tout prévu dans sa tour pour faire advenir l’entité que Takachougha contrôlait. Les rapports qu’il recevait par ses sorciers soumis étaient tellement favorables, qu’il commença à se dire qu’il n’aurait pas besoin de faire venir cet être qui réveillait sa peur. Les forces qu’il puisait dans Takachougha lui suffisaient à assurer sa victoire. L’orage qui tonnait en permanence au-dessus du lieu de la bataille, avait décuplé l’effet de ses démons mineurs.
Ce fut à ce moment-là que la falaise s’effondra.
Les guerriers noirs entendirent le bruit des éboulements venus de la paroi rocheuse. Un flot en armure se précipita en poussant un cri de guerre guttural qui fut renvoyé par l’écho. Sous ce ciel d'orage, avec le grondement permanent du tonnerre, ce fut comme si des guerriers habillés de lumière scintillante envahissaient le champ de bataille. Les éclairs faisaient resplendir les cuirasses du peuple de la terre mieux que ne l’aurait fait n’importe quel sort. Leur irruption renversa le cours de la guerre. Les guerriers noirs ne pouvaient blesser ces silhouettes de métal. Les sorciers soumis tentèrent d’utiliser leurs sortilèges. Leur méconnaissance de l’ennemi qu’ils rencontraient les rendit inefficace. L'alliance des soldats de l'ombre avec ceux de la lumière fit un ravage dans les rangs des guerriers noirs. Le fait que mêmes blessés, ils continuaient le combat, ne déstabilisa pas longtemps le peuple de la terre. Ils comprirent vite que décapités, les guerriers noirs devenaient inoffensifs. Les gendailleurs encore debout furent beaucoup plus coriaces. Ayant déjà lutté contre des hommes en armures, ils savaient les techniques. Si les pertes étaient lourdes, leurs lances courtes tenaient à distance les guerriers des mondes souterrains. Pourtant l’espoir n’était pas dans leur camp. Lors de l’effondrement de la falaise, une partie des constructions de la fondation s’était éboulée aussi. Heureusement occupées à défendre l’accès par les dortoirs, les diseuses avaient déserté ces pièces. Les diseuses s’étaient réfugiées dans ce qui restait debout. Sifréma contemplait les dégâts à sa fondation. Tout ce qui avait été les appartements de la maîtresse enchanteresse, les logements des enchanteresses, tout était ruiné. Elle pensa aux nombreux ouvrages précieux par leurs enseignements, emportés dans la chute, définitivement perdus par toute l’eau tombée dessus. Elle contempla la salle de la cérémonie des corps, éventrée, révélant à tous ce qui avait été l’intime de la fondation. Elle était indifférente aux combats en dessous d’elle, centrée qu’elle était sur la perte irréparable qu’elle venait de subir. Jamais, jamais, elle ne pourrait être la maîtresse enchanteresse d’une fondation toute puissante. Insensible aux cris de ses compagnes qui commentaient ce qu’elles voyaient, elle sentit les larmes venir seules à ses yeux.

Le sorcier noir, toujours en lien avec ses sorciers soumis, encaissa l’arrivée du peuple de la terre. La perte des liens lorsqu’un de ceux-ci succombait, l’affecta. Il fit d’énormes efforts pour que Takachougha ne voie rien. Il fallait qu’il se ressaisisse avant que d’en appeler à l’entité des mondes noirs. Il utilisa un sort qui renvoya le démon dans les limbes mais pas trop loin. Il voulait faire un rite de divination. Sortant du cercle de protection, il s’approcha du grand trépied soutenant la coupe. Il commença le cérémonial. Il sentait encore quelques liens avec ses soumis, mais comme ceux-ci fuyaient remplis de peurs, il n’avait plus accès à la réalité qui les entourait. La perception qu’il en recevait était une panique qui lui demandait des efforts pour la contrôler. Les volutes s’élevèrent entraînant son esprit vers Simantaba. Tel un oiseau, il survola quelques groupes de guerriers noirs fuyant parfois accompagnés d’un sorcier affolé. S’approchant de la falaise, il eut la surprise de voir une armée commencer à charger. Des gendailleurs, en grand nombre, lourdement armés se lançaient à l’assaut de ce qui lui apparut comme un champ de ruines. Jamais le rite de divination n’avait été aussi clair. Il comprit qu’une nouvelle fois, il s’était fait devancer par Sisgriuk. Des renforts arrivaient à temps pour le sauver. Il le découvrit sur un des toits de la fondation dont il vit la ruine. Il eut une telle bouffée de plaisir à cette vue, qu’il en perdit le contact et se retrouva dans la tour à côté de la coupe fumante. Avant de repartir voir ce qui se passait, il fit le point. Il était maintenant sûr que Sisgriuk avait déjà formé ses plans avant d’établir son camp devant Simantaba. Il avait dû demander des renforts pour le siège de la capitale du royaume d’Ashra et les orienter vers la fondation à la chute de la ville. C’était la seule explication à la présence de troupes qui semblaient fraîches. Ses propres soldats grandement décimés devant la falaise, ne pourraient recevoir les renforts que lui aussi avait prévus. Son évaluation du temps d’affrontement se révélait fausse. Ils étaient encore trop loin, beaucoup trop loin pour participer avant plusieurs jours et surtout trop peu nombreux pour combattre l’armée des gendailleurs avec une chance de succès. Le spectre de la défaite lui apparut. A moins… Oui bien sûr, si les nouveaux arrivants en armure s’entretuaient avec les gendailleurs, il pourrait alors arriver juste au bon moment pour retirer les marrons du feu. Il reprit le rite de divination avec fébrilité. La suite de son action dépendait de l’issue de cette bataille. Les soldats en armures se battaient très bien, mais s’il avait bien vu, ils étaient trop peu nombreux pour faire face à l’armée de renfort. Il psalmodia avec plus d’intensité, réfrénant son impatience pour accomplir le rite avec efficacité. De nouveau, l’image de Simantaba apparut dans les fumées. Malheureusement le rite avait perdu de son adéquation, le sorcier noir n’eut plus l’impression de voler. Les images étaient quand même assez nettes pour qu’il reconnaisse les différents protagonistes. Les gendailleurs avaient établi le contact avec les armures qui cédaient du terrain. La masse de ceux qui arrivaient allait enfoncer les lignes de défense. Il aperçut même Sisgriuk faisant des grands signes. Le temps qu’il se pose la question de savoir s’il fallait qu’il soutienne les cuirassés un moment, pour mieux vaincre les gendailleurs après, il remarqua une silhouette qui se détachait de la falaise. Alors que tous couraient ou se battaient, celui-ci avançait tranquillement. L’homme leva le bras, tendit le doigt. Un langue de feu jaillit de lui, parcourant l’espace qui le séparait des gendailleurs, elle creusa dans leurs rangs une noire tranchée.
Brutalement le sorcier noir coupa le lien avec un grand cri. Une autre silhouette encapuchonnée apparut.
- Que se passe-t-il, Maître ?
- Le feu, l’être de feu se réveille !

Ils étaient au bout du tunnel. L’avant-garde avait pu creuser et agrandir les passages jusque là pour que les guerriers passent avec leurs armures et leurs équipements. Ils étaient maintenant dans une grande salle irrégulière, au plafond décoré de stalactites. Marchant entre les stalagmites, les hommes de la terre se réunissaient par groupe. Renatka, toujours accompagné de Ragdra avança jusqu’au centre.
Les éclaireurs avaient allumé des lampes à huile. Renatka demanda à son compagnon de lui traduire les discussions qui avaient lieu.
- Ils disent que pour aller plus loin, il faut creuser, il n’y a plus de passage. Celui qui existait est éboulé. Il n’y a même plus de courant d’air à travers les pierres.
- Savent-ils où nous sommes ?
Ragdra s’adressa à eux. Il s’en suivit un long échange puis Ragdra fit le résumé.
- Ils pensent que nous sommes dans une grotte pas loin de la fondation.
En haut de la pente, sur la droite, il y a un courant d’air qui amène des odeurs de fumée. On doit donc être près d’habitations, ce qui est gênant pour creuser. Cela va faire du bruit et nous faire repérer.
- Est-ce qu’ils savent si c’est Simantaba.
- Ils n’en ont pas la certitude. C’est la vallée de Simantaba. Il propose d’envoyer le plus petit d’entre eux se glisser dans la faille d’où viennent les odeurs de dehors. Si tout va bien, nous pourrons creuser un accès pour sortir.
- Ça va prendre combien de temps ?
- Ils espèrent que ce sera rapide. Mais ils ont une demande à te faire.
- Quoi ?
- Le peuple des hommes de la terre est fier et honoré que tu combattes à ses côtés mais il voudrait que tu nous laisses combattre les premiers afin que nous prouvions notre bravoure au combat.
Renatka céda à leur demande sans discuter. Ses pensées allaient vers Cantasha. Que devenait-elle ? Où était-elle ? Se battre contre les guerriers noirs ne l’intéressait pas. S’il fallait le faire, il irait mais il préférait pouvoir se concentrer sur Cantasha.
Le jeune éclaireur s’enfonça dans le boyau qu’il avait repéré. Il n’avait qu’un pic pour tout matériel. Il eut besoin de nombreuses heures pour arriver dans une petite salle ouverte sur l’extérieur. Il faisait nuit quand il regarda dehors. En dessous de lui, un village finissait de brûler. Des fumées s’élevaient encore. Elles étaient rabattues vers lui par un vent soutenu. L’aube n’était pas loin, il décida d’attendre un peu. Quand la lumière se leva, il vit au-dessus de lui des constructions, ainsi que sur sa droite. Plus bas des hommes en armes, nus, couraient avec des échelles. Il comprit qu’il était dans la falaise de la fondation et que l’attaque avait commencé. Il s’enfonça dans la salle et découvrit en repartant un autre passage qui semblait plus grand. Il l’explora. Son retour fut plus rapide mais il arriva beaucoup plus haut que prévu dans la grande salle. Il cria pour qu’on lui envoie une corde.
Renatka assista au conciliabule. La guerre faisait rage dehors. Eux étaient là enfermés sans pouvoir sortir rapidement. Le sens de l’orientation de l’éclaireur était prodigieux. Il dessina les deux couloirs qu’il avait suivis. Celui du bas n’avait pas d’intérêt. Celui sur haut permettrait d’envoyer quelqu’un surveiller ce qui se passait dehors pendant qu’on creuserait. C’est ce que traduisit Ragdra à Renatka. La difficulté allait être de creuser la roche pour pouvoir sortir en masse. Les discussions allaient bon train quand Renatka demanda la parole.
- Peuple de la terre, je suis heureux de partager votre campagne contre les forces du mal. Je comprends et je respecte votre désir de montrer votre bravoure. Je n’interviendrai pas le premier. Laissez-moi pourtant vous aider. Je pense pouvoir faciliter votre sortie en creusant pour vous.
Ragdra traduisit, et les hommes de la terre applaudirent. Demandant où il devait creuser, Renatka fut conduit vers le fond de la salle.
- Ici, il faudrait un tunnel assez large pour que dix hommes puissent courir de front.
- Combien y a-t-il de roche entre nous et dehors ?
- Il y a six jours de travail pour un homme afin de creuser une telle épaisseur.
Renatka tendit le bras. Dans un sifflement suraigu, un fin jet d’eau jaillit de son majeur et s’enfonça sans effort dans la roche. De l’eau giclait partout mais bientôt un premier bloc se détacha sans plus de bruit. Les hommes du peuple de la terre firent silence. En quelques instants, Renatka venait de faire un trou que le meilleur de leur ouvrier n’aurait pas réussi à faire en une demi-journée. Puis il y eut une ovation. Tous ceux qui pouvaient vinrent dégager la roche. Renatka se remit à l’œuvre.
Pour ménager l’effet de surprise, Renatka avait changé de tactique pour ouvrir la montagne. Il avait préparé des traits de fracture dans la roche. Averti par l’observateur qui du haut de son nid de pie dans la falaise, témoignait des événements qu’il voyait. Le cœur de Renatka avait battu au rythme des attaques et des contre-attaques. Il ne doutait pas de la présence de Cantasha à quelques pas de lui. Malgré son impatience, il attendit comme les autres le moment favorable. Il aurait bien couru en avant pour la rejoindre mais il avait donné sa parole. Quand l’ordre d’attaque fut donné, il souffla littéralement la paroi restante. Le peuple de la terre s’élança en poussant une clameur de guerre. Ils avaient eu une description des forces en présence. Renatka se sentait étrangement seul au milieu de tout ce monde. Les diseuses, les gendailleurs, le peuple de l’ombre, les guerriers noirs et maintenant le peuple de la terre, s’agitaient autour de lui. L’orage éclairait tout cela d’une lumière surréaliste. Renatka admira la rage de l’eau du ciel mais aussi les cataractes venues des étages supérieurs de la fondation. Il supposa que Cantasha était là-haut avec la maîtresse enchanteresse. Il supposait qu’elle avait été félicitée pour ce qu’il était devenu. Il suivait le cours des évènements d’un œil distrait cherchant comment aborder Cantasha. Le reconnaîtrait-elle maintenant qu’il était couvert des quatre glyphes premiers ? Il enregistrait la topographie des lieux sans y penser, enregistrant qu’une armée s’avançait vers le champ de bataille. Il sortit de sa rêverie quand il vit la charge brutale de ceux qui devaient être des gendailleurs. Réalisant que le peuple de la terre ne pourrait pas faire face à cette puissance, il se mit en marche. Il était encore à mi-pente quand il déclencha le feu sur les assaillants. Il eut conscience de révéler au grand jour ce qu’il était devenu. De nouveau ses pensées se trouèrent vers Cantasha. Il avait beau être l’humain le plus puissant de la terre, il se sentait inachevé.
Sifréma vit le feu détruisant l’armée ennemie. Elle se posa la question de qui était cet être doué d’une telle puissance. Rien ne se déroulait comme elle l’avait pensé. Les évènements lui échappaient de plus en plus. Par elle, la fondation était presque détruite, elle avait perdu ses connaissances les plus sacrées et les plus secrètes. La confusion régnait sur le terrain et dans son esprit. Qu’est-ce qui allait lui advenir ? Pourrait-elle un jour racheter toutes ces catastrophes ? La culpabilité l’envahissait. Elle en vint à penser qu’il n’y avait plus qu’une solution, sauter d’une des fenêtres et en finir.

Sisgriuk effaré, vit la disparition de l’armée venue en renfort. Ce n’était pas possible. Il ne pouvait en croire ses yeux. Il répétait de manière quasi hypnotique les mantras de glyphes anciens. Lui seul ou presque allait rester vivant pour connaître la honte de la défaite et l’humiliation de l’échec. Tout ce en quoi il avait cru jusqu’ici l’abandonnait. Il ne lui restait qu’une issue : trouver un ennemi et se faire tuer en combattant. Tout son être se tendit vers cette fin.
 
Cantasha sentit la puissance à l’œuvre. Elle n’était pas runique. Elle ressemblait à celle qu’avait déployée les gendailleurs mais elle était tellement plus importante que cela ne pouvait venir d’eux. Cette puissance dont elle vit le reflet de lumière au-dessus du champ de bataille touchait aux harmoniques fondamentales du monde. Le chant de la rune de l’eau était terminé. Du tertre de la maison des accueillis, Sintacasha et Cantasha ne voyaient que ce qui se passait au-dessus des premiers dortoirs. La haie d’épineux les protégeait mais en même temps les empêchait de savoir ce qui se passait sur le sol. Le bruit des armes leur permettait quand même d’avoir quelques informations. Elles avaient senti la confusion et la reprise des combats sur un mode plus violent entre soldats plus lourdement armés. Quand la lumière avait éclaté, pas celle des éclairs, celle née des harmoniques du monde, le silence avait envahi le terrain. L’orage lui-même semblait obéir et rendre les armes. Cantasha s’interrogea sur l’origine du phénomène. 

Le sorcier noir ne pensait plus. La pensée de l’être de feu l’obsédait depuis si longtemps qu’il lui fallait s’en débarrasser. Revoyant devant ses yeux la vague de feu qui l’avait presque tué, il n’eut qu’une pensée, s’en protéger. L’entité de Takachougha était la seule solution. Ce que lui en avait dit le grand démon était son seul espoir d’en finir avec cette menace. Faire disparaître l’être de feu quel que soit le risque, lui sembla la meilleure solution.
Le seigneur des mondes noirs avait enfin amené le sorcier là où il désirait qu’il soit, dans la confusion et soumis aux mensonges de Takachoughaa. Il l’entendait appeler Takachougha sans se douter qu’il était déjà dans les mâchoires du piège. Le grand démon qui ne tenait sa forme que de ce que lui donnait le seigneur des mondes noirs, joua le jeu qu’on attendait de lui. Il se présenta au sorcier et lui tint le discours que celui-ci voulait entendre. Ainsi renforcé dans sa conviction, il commença le rite d’invocation de l’entité que Takachougha avait nommé la Efenne. Le cérémonial sembla au sorcier facile, trop facile. Ses sens commencèrent à se mettre en alerte. Takachoughaa ne lui laissa pas le temps de s’interroger. Il fit une injonction de prononciation pour le sorcier. Le grand démon lui rappela que mal dire les flexes de la dernière invocation était sanctionné par la mort au mieux et par les tourments éternels au pire. Le Sorcier noir se re-concentra sur son rituel, laissant de côté les messages de danger que son esprit envoyait. Dans la tour, le sorcier noir se tenait au centre de la figure de protection tracée avec toute la rigueur qu’il mettait à ce genre de choses. Takachoughaa se tenait au centre de sa propre figure, supposée être contenue par le tracé de cendre et de sable. Il savait que le sorcier se croyait protégé par la magie du nom. Une troisième figure encore plus complexe était dessinée au sol. Elle avait été faite avec un soin encore plus particulier et contenait des amulettes et des contre-sorts que le démon ne pouvait pas connaître. La voix du sorcier monta dans les aiguës pour descendre dans les graves. Aidé d’un sort, il descendit encore la tonalité de son récitatif. Quand il atteignit la note la plus grave correspondant au dernier mot de la dernière phrase, tout fut dit. Une fumée, non ! Une ombre, non ! Encore plus noire, une absence de lumière comme seuls ceux qui ont connu les mondes souterrains peuvent comprendre. Une noirceur infinie s’éleva doucement au centre de la troisième figure. Takachoughaa sembla se rétrécir devant celle qu’il appelait la Efenne. Le sorcier retrouva ses peurs avec la fin du rituel. Qu’avait-il appelé ? De tous les êtres noirs qu’il avait déjà rencontrés, celui-ci était le plus noir. Un froid glacial se fit dans la tour. La Efenne advenait devant ses yeux. Le sentiment d’horreur qui l’envahit fut tel qu’il commença à chercher comment couper le lien. La forme nuit d’encre commença à tester les bords de la figure. Les amulettes semblaient fonctionner, à leur contact, les pseudopodes de noirceur se rétractaient, malheureusement pour renaître juste à côté. Un espoir vint au sorcier, que la Efenne ne puisse circonvenir la figure dont la complexité était grande puisqu’elle s’étendait sur des plans physiques mais aussi spirituels et éthériques. Un bruit cristallin se fit entendre. Un bruit incongru tellement était grande l’horreur ressentie. Dans l’esprit du sorcier noir se forma l’image de la glace qui se rompt en hiver sous les pieds d’un marcheur.
- Takachougha, que se passe-t-il ?
- La Efenne parle sorcier. Tu aurais intérêt à lui répondre. Elle manque de patience. Elle est affamée de force vitale !
- Renvoie-la !
- Ce n’est pas possible, sorcier. Écoute, le bruit de sa faim augmente. Trouve quelque chose à lui donner ou gare à toi.
- Elle ne peut pas sortir. Elle est dans un triple sort d’enfermement.
Le grand démon fit entendre un rire mauvais.
- Et tu crois que cela va l’arrêter, que tu es naïf !
Comme pour donner raison au démon, une ombre sembla dépasser du cercle central de la figure. Ce fut comme si une eau noire débordait un barrage et se coulait dans les méandres d’un dessin. La noirceur se mit à faire des évolutions parfois bizarres, mais pour le sorcier qui avait monté la cage démoniaque de triple enfermement, il comprenait que la Efenne suivait la ligne de rupture avec une grande science des pièges. Le sorcier noir paniquait intérieurement, comme quand jeune apprenti, il avait déclenché des forces obscures qu’heureusement son maître savait arrêter. Aujourd’hui, il se croyait maître en ces choses-là et il comprit qu’il ne maîtrisait rien. Bientôt la lumière de la tour sembla aspirée vers un petit détail du tracé. Le sorcier n’osait pas bouger malgré les invectives du démon. Le bruit était devenu hurlement, le froid faisait se fendre les pierres. Le sorcier balbutia :
- Le monde sans lumière, j’ai ouvert le monde sans lumière !
Le grand démon hurlait de rire. La Force Noire tâta les défenses qui entouraientTakachoughaa, puis sembla se diriger vers le sorcier. Celui-ci tremblait de peur, mais remarquait qu’une partie de cette nuit ambulante semblait être attiré vers l’extérieur de la tour. Il y eut comme un instant de lutte entre les deux mouvements, vers le sorcier ou vers l’extérieur. Puis ce dernier l’emporta d’abord doucement et puis de plus en plus vite.
La lumière revint brutalement. Le sorcier noir au centre de son cercle de puissance avait mouillé ses vêtements de sa peur.
Le sorcier tremblait encore quand il remarqua un changement dans le comportement de Takachougha. Quelque chose dans son maintien l’alerta. Il vérifia les figures au sol. Celles qui avaient tenté d’encager l’Efenne étaient abîmées donc inefficace. Par contre les arabesques entourant le grand démon étaient parfaites, ainsi que les siennes. Il en conclut que c’est ce qui l’avait sauvé de la noirceur absolue qui s’était rendue présente dans la tour. Il fallait que quelqu’un paye pour cette erreur. Takachougha était le bouc émissaire tout trouvé. C’est à cause de lui qu’il avait fait venir cette entité. C’étaient ces paroles mielleuses prononcées par le démon qui l’avaient amené à faire ce qu’il n’aurait jamais dû faire. Il décida de vider la force vitale du démon ce qui lui donnerait un surcroît de puissance et lui permettrait de s’occuper de cette horreur en liberté. Il se redressa. Il n’avait plus la fière allure d’avant. Ses vêtements souillés le gênaient mais il ne pouvait pas sortir de sa forteresse magique avec un démon pas loin. Celui-ci le regardait goguenard. Takachoughaa semblait attendre. Le sorcier noir interpréta cela comme une marque de son pouvoir restant. Le doute était quand même en lui, ce qu’il venait de vivre l’avait déstabilisé. S’il doutait trop, il donnerait trop de pouvoir au démon, trop de prise. Cela serait dangereux. Il décida de frapper un grand coup sans attendre. Il marmonna tout bas les formules secrètes des sorts de contrôle par le nom. Rien ne se produisit. Sous son capuchon, le sorcier fut étonné. Avait-il perdu sa puissance ?
- Non, non, sorcier, tu n’as pas perdu ta force. Enfin pas encore ! Je vais faire de toi mon jouet pour l’éternité qui vient. Je te laisserai juste assez de force vitale pour que tu souffres encore et encore.
- Tu rêves, Takachougha ! Par la puissance de ton nom, je te tiens.
Le démon éclata de rire.
- Essaye donc pour voir. Tu n’as plus de griffes alors que moi j’ai toujours mes crocs.
- Par la magie du nom, je t’ordonne de me rendre hommage Takachougha !
Toujours riant, le démon ne se donna pas la peine d’obéir, pire, d’un de ses membres, il dispersa une partie du dessin au sol. Le sorcier blêmit. C’était impossible. Pas avec la puissance de cette magie. Il fut tétanisé. Sa figure devint d’une pâleur de mort. Takachoughaa continua sa reptation vers le sorcier, dérangeant les arabesques de sa cage magique. Il s’arrêta à la limite de celles qui protégeaient le sorcier.
- Alors, sorcier, tu commences à me croire et à comprendre ? Tu as bien profité de moi pendant tout ce temps ou tu me gardais sous ta coupe. Alors est-ce que je peux ou est-ce que je ne peux pas ? J’ai l’impression d’entendre ta question. Ta magie peut-elle m’arrêter au pied de tes figures ou pas. Réfléchis bien sorcier, ou plutôt apprenti, si tu fais erreur cela va te coûter très cher !
Le sorcier essayait de réfléchir à toute vitesse pour trouver l’erreur. A quel moment la magie lui avait-elle échappé ? Il ne pensait pas avoir fait d’erreur dans le tracé des figures au sol. La seule solution était que le démon avait trouvé un contre-sort. Il prononça la formule adaptée à ces cas-là, en puisant de l’énergie dans tous ses soumis car cette incantation demandait de la puissance. Il ressentit l’échec. Où était l’erreur ? Il analysa les différents plans à la recherche des signes d’un renversement de sort mais ne trouva rien. Il ne trouva pas non plus de signe d’enchaînement du démon par la magie du nom. Le sorcier eut un éclair de compréhension. Le démon avait joué la comédie pour l’amener à cet instant précis. Sa dernière chance était que ses murailles magiques résistent.
- Je vois que tu commences à comprendre, apprenti. La magie du nom ne marche plus sur moi, par ta faute. Quand je suis rentré du monde de Corc, j’ai tout perdu y compris mon nom. Je n’ai survécu que par la force du serviteur de la Efenne, la Force Noire. C’est lui qui a trouvé amusant de te piéger. Mais tout n’est pas fini.
En entendant le vrai nom de l’entité qu’il avait fait advenir, le sorcier noir sentit une onde froide lui couler dans le dos. Il était perdu. Le peu qu’il savait de cette force le faisait frissonner de panique. La mort était de loin préférable. Il déverrouilla en lui le compartiment de son esprit où étaient isolées les formules de mort. Elles lui semblèrent le paradis comparativement à ce qui l’attendait s’il restait vivant. Dans les tourbillons de ses pensées, il en saisit une, la plus rapide, la plus forte. Il vit alors avec horreur que Takachougha avait bougé un membre et qu’il effaçait un morceau de l’arabesque protectrice. Son espace se figea, ses pensées, ses gestes, les battements de son cœur, tout s’immobilisa dans une position qui n’était ni la vie ni la mort. Il voyait et entendait mais était autrement dans l’impuissance.
- Alors apprenti, que dis-tu de ma surprise ? Moi aussi je connais des sorts de contrainte. Tu ne peux pas me répondre mais ce n’est pas grave, tu peux encore entendre et voir et puis quand il faudra, je te ferai ressentir que tu ne perdes rien de ce qui t’attends. Mais patiente encore un peu, car pour le moment ton rôle n’est pas terminé. La Force Noire s’impatienta.
Balayant de ses appendices les fines figures des arabesques, le démon attrapa le sorcier suspendu entre les mondes. Toujours riant, il prit son envol.

Sisgriuk était debout sur une ruine. Des dortoirs, il ne restait que les toits accrochés à la paroi verticale. Toute la partie habitable avait été emportée par la furie des eaux. Le courant s'était maintenant tari, comme l'orage. La lumière de la fin de journée éclairait la falaise d'une ambiance chaude et mordorée. En bas, le champ de bataille retrouvait son calme. La terre était jonchée des morts et des agonisants. Celui qui était sorti de la falaise avait balayé d'une vague de feu toute l'armée de renfort que Sisgriuk attendait. Ce dernier se sentait prisonnier de cet espace de tuiles rouges. Ils étaient quelques uns comme lui à chercher une sortie. Sauter dans le vide voulait dire la mort du déshonneur, monter le long de la falaise était impossible. Il n’allait quand même pas se battre entre eux pour s’entretuer. Ils regardaient leur chef et prêtre, attendant de lui un signal, une décision. Ils le voyaient remuant les lèvres sur ce qu’ils pensaient être une prière à ce dieu qui les avait oubliés. Ces yeux exorbités étaient comme fous. L’arme à la main, il se tenait debout face au vide, sa main libre sur la paroi. Le désespoir s’insinuait doucement dans leurs esprits. Il y eut un petit cliquettement, un tintinnabulement. Le son avait quelque chose d’irréel.
- Là ! dit un des soldats en donnant un coup de coude à son voisin.
Du doigt, il montrait une tache noire sur la roche qui allait en s’agrandissant. Elle était apparue devant Sisgriuk. Elle était accompagnée de froid. Bientôt, ils grelottèrent. La noirceur qu’ils voyaient, évoquait un trou sombre. Bientôt, elle prit de l’épaisseur. Une angoisse immense s’abattit sur eux. Un prolongement s’avança vers Sisgriuk et le toucha. Comme un sac vide, il tomba sur les tuiles dans un bruit de terre cuite cassée. La forme prit de l’ampleur. Elle se dirigea vers les quelques gendailleurs qui restaient. Le même phénomène se reproduisit. Le plus éloigné préféra sauter dans le vide à l’approche de ce pseudopode. Comme une langue de nuit, l’extension de la Force Noire toucha le chuteur. En arrivant au sol, il s’écrasa comme un sac vide.
C’est ce bruit qui étonna les hommes en armures du peuple de la terre. Ils levèrent les yeux et virent. Un sentiment de peur prit naissance dans leur esprit. Un archer lança une flèche qui traversa la forme de part en part et s’écrasa sur la roche derrière. L’étrangeté du phénomène les fit s’éloigner quand ils virent des prolongements noirs descendre vers eux. Plusieurs se mirent à courir pour prévenir les différents groupes qui patrouillaient sur le terrain. Bientôt presque tous les yeux furent tournés vers ce bout de la falaise. Sans les pseudopodes qui s’agitaient, on aurait pu croire à un trou sans lumière dans la roche de la falaise. De leur côté les diseuses perçurent le changement du bruit en dessous d’elle. Regardant vers le bas, elles virent ce qu’elles ne pouvaient nommer. Rapidement l’une d’elles alla avertir les enchanteresses et Sifréma. Elle la trouva regardant par la fenêtre, semblant balancer.
La grande diseuse qui entrait dans la pièce pour la prévenir eut l’impression fugitive qu’elle allait sauter. Sa raison lui interdit de penser cela.
- Maîtresse enchanteresse, venez vite ! C’est affreux !
Sifréma eut l’impression de sortir d’un cauchemar. Elle lança un dernier regard vers la maison des accueillis et se tourna vers l’arrivante.
- Que se passe-t-il ?
- Une chose, un ... il n’y a pas de mot pour désigner cela. Il n’y a pas de rune pour, non plus. C’est noir, mais plus que noir. On dirait de l’horreur à l’état pur !
Sifréma qui avait passé une bonne partie de sa vie à étudier les runes noires et les maléfices, fut intriguée. Elle suivit la grande diseuse jusqu’à la porte ouvrant sur les dortoirs ruinés. Elle vit et tout son être se révulsa. Aucun mot ne pouvait désigner cela. Elle cantila une rune qui repoussa toutes les autres en arrière, mais ce faisant, un pseudopode qui montait vers le sommet se détourna pour se diriger vers elle.

Sintacasha avait les yeux tournés vers son ancien lieu d’habitation. Il lui semblait voir une silhouette qui se penchait, qui se penchait ! Les bruits avaient cessé, comme si l’activité humaine s’était arrêtée. Elle se posa la question de l’origine de ce phénomène. Regardant la falaise, elle ne vit rien si ce n’est ce trou noir au du côté du toit des dortoirs. Il n’y avait plus signe de gendailleurs, elle pensa qu’ils avaient fait tomber un bout la falaise. Instinctivement, elle pensa qu’elle aurait dû entendre le bruit de la chute des pierres. Elle regarda mieux cet endroit et eut l’impression que l’orifice bougeait.
Cantasha poussa un cri :
- La pire que la mort est là !
- Qu’est-ce que tu dis ?
- Ce noir, cette horreur, c’est la pire que la mort !
- Mais ça n’a pas de sens.
- Mamaman, je n’ai pas de mot pour dire ça !
Renatka déambulait sur le champ de bataille, assez indifférent à ce qui l’entourait. Il ne voulait pas se précipiter vers la fondation, espérant et craignant la rencontre avec Cantasha. Il tournait le dos à la falaise et regardait vers le soleil qui se couchait dans un flamboiement orangé. Après cette journée de combat, il apprécia cet instant de calme. Il pensa que Cantasha regardait peut-être elle aussi ce disque orange à points noirs ! A points noirs ? Tous ses sens en alerte, il examina ce qui arrivait en volant. Ce ne pouvait être des gendailleurs. Cela lui évoquait une formation de combat. Il eut la certitude intérieure qu’il avait en face de lui le sorcier noir et ses troupes qui chargeaient. Se retournant, il poussa un cri d’alerte.

Takachoughaa ne riait pas tant que cela. La magie du nom n’avait pas fonctionné puisque le sorcier n’en connaissait pas le changement. Il pensait pouvoir s’amuser avec son prisonnier mais le seigneur des mondes noirs avait donné l’ordre de suivre la Force Noire. Même pour un démon, sa compagnie n’était pas agréable. La servir était le seul choix possible, ou alors mourir. C’étaient ces sombres pensées qui occupaient l’esprit du démon pendant qu’il suivait la trace de la Force Noire. Sur le chemin, il avait rencontré et soumis par la puissance du sorcier qu’il contrôlait, tous les morts vivants, tous les sorciers soumis et tous les démons de seconde zone. Il avait choisi de léviter pour se déplacer. Il savait qu’il allait moins vite que celle qu’il suivait. Pourtant rapidement, il fut en vue de la falaise de Simantaba. L’aspect avait bien changé. Partout, il voyait les traces de la guerre. En dessous de lui, des hommes couraient et s’agitaient. Ils étaient soit en armure, soit comme des ombres. Toujours portant le sorcier noir, il se rapprocha de la fondation. Il distinguait maintenant les grandes runes de défense qui étaient censées protéger le lieu contre les ennemis. Il connut une joie mauvaise en découvrant que des petites runes de malédiction étaient gravées entre les runes de défense. Voilà un excellent levier pour pouvoir casser le pouvoir des runes. En approchant de sa destination, il entraperçut un espace de paix entouré de buissons d’épines. Il n’eut pas le temps d’approfondir la question de savoir ce que c’était, il venait de repérer la Force Noire.
Celle-ci après avoir absorbé les forces vives des gendailleurs, réclamait encore plus de puissance, encore plus de victimes. Ces extensions cherchaient la piste de possible source d’énergie. Quelques unes allaient vers le bas, mais tous les hommes avaient fui. Les autres remontaient maintenant vers ce qui restait de la fondation. Le cri runique qu’elle avait entendu, laissait espérer à la Force Noire de trouver de quoi la rassasier. Plus la proie était forte, meilleure était l’amélioration. Cette rune nécessitait de la puissance pour être cantilée. La Force Noire, concentra ses efforts sur la source de la cantilation. Elle allait l’atteindre quand son pseudopode rencontra la trace d’une rune de malédictions, tracées entre les runes de défense. Comme la foudre rencontrant un conducteur, l’extension fila sur le tracé runique. Sa connaissance des mécanismes du mal permit à la Force Noire d’inverser les runes et de récupérer l’énergie qui avait servi à les créer. La taille de la forme visible de la Force Noire grandit. Encore un peu de nourriture et elle pourrait contrôler un être humain, puis deux, puis cent, puis tous. Elle pensa à ses serviteurs, où étaient-ils ceux qui avaient juré fidélité ? Ils ne perdaient rien à attendre. Elle se vengerait. Un signal lui vint du seigneur des mondes noirs, pour lui apprendre l’arrivée de Takachoughaa. Un sentiment de satisfaction lui emplit l’intérieur. Il arrivait avec les restes d’une armée et de la matière première qu’elle pourrait utiliser à bon escient.
Takachoughaa qui avait pris de l'avance sur le gros de ses troupes, se posa sur le reste du toit des dortoirs. La Force Noire vibrait d'attente. Le grand démon posa le sorcier sur les tuiles. Un filament noir se précipita vers la silhouette encapuchonnée. Elle pénétra sous le capuchon. Le corps du sorcier fut secoué de soubresauts. La forme noire grandit brusquement. Takachoughaa fut englobé dans la force Noire en expansion. Les guerriers noirs passèrent sous contrôle comme les sorciers soumis. Les yeux de tous ces personnages devinrent comme des portes sur le néant. Les petits démons eux-mêmes furent atteints par cette vague. Ils devinrent les extensions de la Force Noire. Tous fondus dans la même volonté, ils prirent le pas de charge. Il y eut une grande clameur, le même cri poussé par toutes les poitrines, exprimant le désir de tuer et même plus d'anéantir, de détruire, de déchiqueter.
Renatka fit face à la déferlante. Il essaya différentes possibilités de défense. Utilisant le mélange d’eau, de feu et de vent, il fit une nuée ardente qui lui permit de gagner du temps. Renversant les guerriers noirs et les sorciers, carbonisant les corps, elle renvoya au loin les ennemis. Les démons face à celle colonne de nuée ardente, perdaient la partie d’eux-mêmes qui était entrée dans le monde physique des hommes. Son action sembla rendre vie aux soldats du peuple de la terre. Entraînés et obéissants, ils se regroupèrent sous le commandement de leurs chefs de guerre. Ils manœuvrèrent pour se mettre en position de se défendre. Devant la puissance développée par Renatka, certains eurent le sentiment que tout cela ne servait pas à grand-chose. Bientôt, les lignes furent constituées, prêtes à faire face au choc d’un assaut. Loin là-bas, où avaient atterris les restes carbonisés, un phénomène extraordinaire avait lieu. Des morceaux, rencontraient d’autres morceaux, reconstituant des guerriers noirs, des sorciers aux yeux comme des portes sur le néant. Quand manquait un membre ou une arme, il repoussait. Bientôt une nouvelle armée fut en marche. Elle était composée d’un ramassis de corps difformes, brûlés, défigurés mais capables de se battre. Des gorges inexistantes poussèrent un cri inarticulé, pendant que les corps qui les portaient repartaient à la charge. Se heurtant à la nuée issue de Renatka, les guerriers de la Force Noire, étaient renvoyés loin et en piteux état. Là où ils arrivaient, de nouveau une régénération se faisait, leur permettant de repartir à l’attaque. Un bon nombre de ces guerriers de l’horreur évitèrent la nuée, firent un détour pour s’en prendre aux soldats en armures. Le combat s’engagea féroce, sans merci. Se glissant entre les armures, le petit peuple, telles des ombres, infligeait des blessures aux pantins de la Force Noire. Coupant une jambe par-ci, détruisant un genou par-là, ils ralentissaient les assaillants. Tombant à terre, ils se faisaient piétiner par ceux qui les suivaient. Rampant comme ils pouvaient vers l’arrière, le phénomène de régénération les touchait alors, faisant redevenir fonctionnel ce qui avait été détruit. Le moral des hommes fut atteint à la vue de ce spectacle. Ils ne cessèrent pas pour autant le combat. Ils n’avaient pas le choix, le combat ne pouvait cesser. Ils avaient compris qu’ils ne luttaient pas que pour leur vie mais pour la Vie.

La Force Noire telle une plante maléfique avait atteint le sommets des runes de défense.
Parasitant les tracés, elle avait couvert les parois restantes de la fondation de sa noirceur fondamentale. Profitant d’une rune de malédiction tracée sur un appui de fenêtre, elle envoya une extension pénétrer dans une des pièces des appartements des enchanteresses. Une rune tracée sur la porte lui interdisait le passage. Le pseudopode tâta la rune et se rétracta sous la morsure du signe runique de protection. Ce qui aurait pu passer pour une fumée explora toute la pièce et se dirigea vers la fenêtre voisine. De nouveau un tracé intact et pur lui interdit tout passage. L’espèce de tentacule rentra dans une nouvelle pièce qui comme toute avait été protégée par des runes. Elle longea le mur et trouva une faille, une simple fente apparut dans le mur lors de la chute de la falaise au moment de la sortie du peuple de la terre. Frémissante, elle s’y engagea pour se retrouver dans un couloir. Tel un prédateur en chasse, elle se dirigea en suivant son instinct.
La Force Noire prenait de l’ampleur et augmentait à chaque blessure infligée, ainsi qu’à chaque mort. Sentir la puissance de Renatka l’exaspérait. Elle ne pouvait encore lutter directement avec lui mais rêvait de le posséder. Pour le moment, elle consolidait sa position et son ancrage dans le monde physique des humains. Le plus rentable pour elle était de capturer la maîtresse enchanteresse qui devait être celle qui avait prononcé la rune de protection qui avait mis les diseuses hors de sa portée. Sa conscience se concentrait dans l’appendice qui explorait un couloir plus loin là au-dessus. Elle sentait par là la présence de nourriture pour elle. Quand elle atteignit ce qui restait de la pièce de la cérémonie des corps, elle marqua une petite pause. Devant elle, des porteuses de puissance lui tournaient le dos. Se ramassant, la Force Noire prépara plusieurs extensions qui se détendirent toutes d’un coup.
Sifréma après avoir cantilé la rune éloignant ses compagnes, était restée un moment à observer la progression de la Force Noire. Même si elle ne savait pas ce qu’elle aurait pu faire face à une telle horreur qui lui hérissait tous les poils, elle pensait que son rôle était de protéger les siennes. Voyant la noirceur s’engager sur la paroi, elle décida de remonter pour prévoir ce qu’on allait pouvoir faire pour se sauver. Elle arriva dans l’antichambre en partie démolie de la pièce de la cérémonie des corps. Elle voulut crier, cantiler une rune. Elle eut la vision horrible d’une pieuvre noire s’emparant du corps de ses compagnes. Elle les vit tomber comme des sacs vides. Mettant ses deux poings devant la bouche, elle retint un hurlement. Ce fut comme si son esprit se liquéfiait. Devant l’impossible, elle voulut crier son refus de ce qui arrivait. Son instinct et son entraînement prirent le dessus. Face à la Force Noire qui se dirigeait vers elle, Sifréma cantila la rune interdite de Corc.

Takachoughaa qui avait pris de l'avance sur le gros de ses troupes, se posa sur le reste du toit des dortoirs. La Force Noire vibrait d'attente. Le grand démon posa le sorcier sur les tuiles. Un filament noir se précipita vers la silhouette encapuchonnée. Elle pénétra sous le capuchon. Le corps du sorcier fut secoué de soubresauts. La forme noire grandit brusquement. Takachoughaa fut englobé dans la force Noire en expansion. Les guerriers noirs passèrent sous contrôle comme les sorciers soumis. Les yeux de tous ces personnages devinrent comme des portes sur le néant. Les petits démons eux-mêmes furent atteints par cette vague. Ils devinrent les extensions de la Force Noire. Tous fondus dans la même volonté, ils prirent le pas de charge. Il y eut une grande clameur, le même cri poussé par toutes les poitrines, exprimant le désir de tuer et même plus d'anéantir, de détruire, de déchiqueter.
Renatka fit face à la déferlante. Il savait qu'il avait déjà vécu cette scène. Il ne trouva pas d'autre solution, il fit une nuée ardente qui lui permit de gagner du temps. Renversant les guerriers noirs et les sorciers, carbonisant les corps, elle renvoya au loin les ennemis. Les démons face à cette colonne de nuée ardente, perdaient la partie d’eux-mêmes qui était entrée dans le monde physique des hommes. Son action sembla rendre vie aux soldats du peuple de la terre. Entraînés et obéissants, ils se regroupèrent sous le commandement de leurs chefs de guerre. Ils manœuvrèrent pour se mettre en position de se défendre. Devant la puissance développée par Renatka, certains eurent le sentiment que tout cela ne servait pas à grand-chose. Bientôt, les lignes furent constituées, prêtes à faire face au choc d’un assaut. Des gorges inexistantes poussèrent un cri inarticulé, pendant que les corps qui les portaient repartaient à la charge. Se heurtant à la nuée issue de Renatka, les guerriers de la Force Noire, étaient renvoyés loin et en piteux état. Là où ils arrivaient, de nouveau une régénération se faisait, leur permettant de repartir à l’attaque. Un bon nombre de ces guerriers de l’horreur évitèrent la nuée, firent un détour pour s’en prendre aux soldats en armures. Le combat s’engagea féroce, sans merci. Se glissant entre les armures, le petit peuple, telles des ombres infligeait des blessures aux pantins de la Force Noire. Coupant une jambe par-ci, détruisant un genou par-là, ils ralentissaient les assaillants. Tombant à terre, ils se faisaient piétiner par ceux qui les suivaient. Rampant comme ils pouvaient vers l’arrière, le phénomène de régénération les touchait alors, faisant redevenir fonctionnel ce qui avait été détruit. Le moral des hommes fut atteint à la vue de ce spectacle. Ils ne cessèrent pas pour autant le combat. Ils n’avaient pas le choix, le combat ne pouvait cesser. Ils avaient compris qu’ils ne luttaient pas que pour leur vie mais pour la Vie.
La Force Noire telle une plante maléfique avait atteint le sommets des runes de défense. Parasitant les tracés, elle avait couvert les parois restantes de la fondation de sa noirceur fondamentale. Profitant d’une rune de malédiction tracée sur un appui de fenêtre, elle envoya une extension pénétrer dans une des pièces des appartements des enchanteresses. Une rune tracée sur la porte lui interdisait le passage. Le pseudopode tâta la rune et se rétracta sous la morsure du signe runique de protection. Ce qui aurait pu passer pour une fumée explora toute la pièce et se dirigea vers la fenêtre voisine. De nouveau un tracé intact et pur lui interdit tout passage. L’espèce de tentacule rentra dans une nouvelle pièce qui comme toute avait été protégée par des runes. Elle longea le mur et trouva une faille, une simple fente apparut dans le mur lors de la chute de la falaise au moment de la sortie du peuple de la terre. Frémissante, elle s’y engagea pour se retrouver dans un couloir. Tel un prédateur en chasse, elle se dirigea en suivant son instinct.
La Force Noire prenait de l’ampleur et augmentait à chaque blessure infligée, ainsi qu’à chaque mort. Sentir la puissance de Renatka l’exaspérait. Elle ne pouvait encore lutter directement avec lui mais rêvait de le posséder. Pour le moment, elle consolidait sa position et son ancrage dans le monde physique des humains. Le plus rentable pour elle était de capturer la maîtresse enchanteresse qui devait être celle qui avait prononcé la rune de protection qui avait mis les diseuses hors de sa portée. Sa conscience se concentrait dans l’appendice qui explorait un couloir plus loin au-dessus. Elle sentait par là la présence de nourriture pour elle. Quand elle atteignit ce qui restait de la pièce de la cérémonie des corps, elle marqua une petite pause. Devant elle, des porteuses de puissance lui tournaient le dos. Se ramassant, la Force Noire prépara plusieurs extensions qui se détendirent toutes d’un coup.
Cantasha avait senti la cantilation de la rune interdite de Corc. Elle regarda autour d'elle se re dérouler les évènements qu'elle venait de vivre. Les unes et les autres faisaient à nouveau les mêmes gestes disaient les mêmes paroles. La jeune capable de se glisser dans l'étroit passage entre les épineux venait proposer de sortir. Sintacasha, qui avait pris Cantasha dans ses bras lors de son cri, refusait cette solution en arguant qu'il fallait en savoir plus sur cette forme noire suspendue à la paroi. Cantasha qui avait été déstabilisée par la découverte de l'horreur inhérente à la Force Noire, avait passé cette fin de journée et la nuit suivante en méditation sous la lune. Sa mère était partie avec la jeune pour donner des directives aux unes et aux autres, alors qu'elle sentait l'approche de nouveaux malheurs. Cantasha savait qu'elle allait revenir pour la soutenir et lui permettre d'orienter son dialogue intérieur. Sintacasha allait essayer de renforcer ses défenses pour qu'elle puisse faire face. Cette cantilation de la rune de Corc était un nouveau problème. Cantasha ne savait pas comment gérer cette boucle de temps qui allait continuer. Sifréma avait utilisé une rune de temps sans la maîtriser. Personne ne pouvait cantiler cette rune sans bloquer le monde dans son évolution. Sifréma avait sauvé sa vie et en même temps l'avait enfermée dans une bulle de temps dont rien ni personne ne semblait pouvoir sortir.
Sifréma après avoir cantilé la rune éloignant ses compagnes, était restée un moment à observer la progression de la Force Noire. Même si elle ne savait pas ce qu’elle aurait pu faire face à une telle horreur qui lui hérissait tous les poils, elle pensait que son rôle était de protéger les siennes. Voyant la noirceur s’engager sur la paroi, elle décida de remonter pour prévoir ce qu’on allait pouvoir faire pour se sauver. Elle arriva dans l’antichambre en partie démolie de la pièce de la cérémonie des corps. Elle voulut crier, cantiler une rune. Elle eut la vision horrible d’une pieuvre noire s’emparant du corps de ses compagnes. Elle les vit tomber comme des sacs vides. Mettant ses deux poings devant la bouche, elle retint un hurlement. Ce fut comme si son esprit se liquéfiait. Devant l’impossible, elle voulut crier son refus de ce qui arrivait. Son instinct et son entraînement prirent le dessus. Face à la Force Noire qui se dirigeait vers elle, Sifréma cantila la rune interdite de Corc.

Takachoughaa qui avait pris de l'avance sur le gros de ses troupes, fut englobé dans la force Noire en expansion. Les guerriers noirs devinrent comme des portes sur le néant. Les petits démons eux-mêmes furent atteints par cette vague. Ils devinrent les extensions de la Force Noire. Il y eut une grande clameur, le même cri poussé par toutes les poitrines, exprimant le désir de tuer et même plus d'anéantir, de détruire, de déchiqueter.
Renatka fit face à la déferlante. Pour la deuxième fois, il revivait cette scène. Concentrant son énergie dans le feu, il tenta autre chose qu’une nuée ardente qui lui permettait que de gagner du temps. Guerriers noirs et sorciers furent volatilisés. Les démons face à cette flamme perdaient la partie d’eux-mêmes qui était entrée dans le monde physique des hommes. Son action sembla rendre vie aux soldats du peuple de la terre. Entraînés et obéissants, ils se regroupèrent sous le commandement de leurs chefs de guerre. Ils manœuvrèrent pour se mettre en position de se défendre. Bientôt, les lignes furent constituées, prêtes à faire face au choc d’un assaut. Les nuages de vapeur qu’étaient devenus les corps se mirent à pleuvoir. En touchant terre, des formes apparurent et devinrent guerriers ou sorciers. Les gorges inachevées poussèrent un cri inarticulé, pendant que les corps qui les portaient repartaient à la charge. Se heurtant à la flamme issue de Renatka, les guerriers de la Force Noire, étaient de nouveau vaporisés. Les nuages se reformaient, de nouveau une régénération se faisait, leur permettant de repartir à l’attaque. Un bon nombre de ces guerriers de l’horreur évitèrent la flamme, firent un détour pour s’en prendre aux soldats en armures. Le combat s’engagea féroce, sans merci. Se glissant entre les armures, le petit peuple, tel des ombres infligeait des blessures aux pantins de la Force Noire. Le phénomène de régénération faisait redevenir fonctionnel ce qui avait été détruit. Le moral des hommes fut atteint à la vue de ce spectacle. Ils ne cessèrent pas pour autant le combat. Ils n’avaient pas le choix, le combat ne pouvait cesser. Ils avaient compris qu’ils ne luttaient pas que pour leur vie mais pour la Vie.
La Force Noire telle une plante maléfique avait atteint le sommets des runes de défense. Parasitant les tracés, le pseudopode tâta la rune et se rétracta sous la morsure du signe runique de protection. Elle trouva une faille. Frémissante, tel un prédateur en chasse, elle se dirigea en suivant son instinct.
La Force Noire prenait de l’ampleur. Sentir la puissance de Renatka l’exaspérait. Elle consolidait sa position et son ancrage dans le monde physique des humains. Sa conscience se concentrait dans l’appendice qui explorait un couloir plus loin là au-dessus. Quand elle atteignit ce qui restait de la pièce de la cérémonie des corps, la Force Noire prépara plusieurs extensions qui se détendirent toutes d’un coup.
Cantasha enregistra le début de cette nouvelle boucle. La jeune capable de se glisser dans l'étroit passage entre les épineux venait proposer de sortir. Sintacasha, qui avait pris Cantasha dans ses bras lors de son cri, refusait cette solution en arguant qu'il fallait en savoir plus sur cette forme noire suspendue à la paroi. Quand sa mère revint près d’elle, Cantasha lui parla de la rune interdite de Corc. Sintacasha ne comprit pas ce qui se passait. Elle venait de laisser sa fille dans la détresse et elle la retrouvait lui parlant de la rune interdite. Cantasha lui expliqua qu’elle était a priori la seule à ne pas être enfermée dans cette boucle. Que pouvait-elle faire ? Sintacasha avoua son impuissance. Peut-être que dans les livres, tout cela était expliqué mais vu tout ce qui était arrivé, elles ne pouvaient pas les consulter. Le monde de Corc était très mal connu. Si la rune de Corc était interdite, c’est qu’elle était connue, peut être avait-elle été utilisée. Si une solution existait, Cantasha avait une soirée et une nuit pour la découvrir. Impavide la lune brillait au-dessus de leur tête.
Sifréma était restée un moment à observer la progression de la Force Noire. Elle pensait que son rôle était de protéger les siennes. Elle arriva dans l’antichambre en partie démolie de la pièce de la cérémonie des corps. Elle eut la vision horrible d’une pieuvre noire s’emparant du corps de ses compagnes. Elle les vit tomber comme des sacs vides. Ce fut comme si son esprit se liquéfiait. Devant l’impossible, Sifréma cantila la rune interdite de Corc.

Takachoughaa fut englobé dans la force Noire en expansion. Les guerriers noirs devinrent comme des portes sur le néant comme les petits démons. Ils devinrent les extensions de la Force Noire. Il y eut une grande clameur exprima le désir de tuer et même plus d'anéantir, de détruire, de déchiqueter.
Renatka fit face à la déferlante. Pour la troisième fois, il revivait cette scène. Il comprit qu'il était bloqué dans une boucle de temps. Il tenta autre chose. Il poussa un cri amplifié par le vent qu'il créa. Son cri d'alerte sembla rendre vie aux soldats du peuple de la terre. Ils manœuvrèrent pour se mettre en position de se défendre. Bientôt, les lignes furent constituées, prêtes à faire face au choc d’un assaut. Le combat s’engagea, féroce, sans merci. Se glissant entre les armures, le petit peuple, telles des ombres, infligeait des blessures aux pantins de la Force Noire. Le phénomène de régénération faisait redevenir fonctionnel ce qui avait été détruit. Le moral des hommes fut atteint à la vue de ce spectacle. Ils ne cessèrent pas pour autant le combat. Ils n’avaient pas le choix, le combat ne pouvait cesser. Ils avaient compris qu’ils ne luttaient pas que pour leur vie mais pour la Vie. Renatka courut vers la fondation, pensant qu'en détruisant cette noirceur, il détruirait le piège temporel.
La Force Noire telle une plante maléfique avait atteint le sommet des runes de défense. Parasitant les tracés, elle trouva une faille. Frémissante, tel un prédateur en chasse, elle se dirigea en suivant son instinct.
La Force Noire prenait de l’ampleur. Sentir la puissance de Renatka l’exaspérait. Sa conscience se concentrait dans l’appendice qui explorait un couloir plus loin, là au-dessus. Quand elle atteignit ce qui restait de la pièce de la cérémonie des corps, la Force Noire prépara plusieurs extensions qui se détendirent toutes d’un coup.
Cantasha enregistra le début de cette nouvelle boucle, la troisième. Sintacasha, qui avait pris Cantasha dans ses bras lors de son cri, arguait qu'il fallait en savoir plus sur cette forme noire suspendue à la paroi. Quand sa mère revint près d’elle, Cantasha lui demanda ce qu’elle savait du monde de Corc. Sintacasha fut étonnée de la voir aussi bien. Cantasha lui fit une résumé de la situation et lui expliqua sa surprise d’être la seule à ne pas être complètement soumise à la boucle du temps puisqu’elle gardait ses souvenirs d’une fois sur l’autre. Elles restèrent à parler de ce que Sintacasha savait du monde de Corc. Puis elles firent le tour des accueillis pour savoir si quelqu’un connaissait mieux cet univers particulier.
Impavide, la lune brillait au-dessus de leur tête à peine troublée par les lumières venues de la Falaise.
Sifréma était restée un moment à observer la progression de la Force Noire. Elle jeta un coup d’œil aux combats qui avaient repris en dessous d’elle, les forces en armures peinaient devant la poussée des assaillants. Elle vit une silhouette d’homme courir vers la base de la falaise. Elle pensa que son rôle était de protéger les siennes. Délaissant son observation, elle décida de remonter. Renatka arriva près de ce qui fut l’entrée de la fondation. Il repéra une des extensions noires. Celle-ci rampait semblant chercher quelque chose. Un représentant du peuple des petits passa devant elle en courant. Brusquement, l’appendice se détendit, traversant celui qui courait et qui tomba, comme vidé de sa substance. Renatka n’en supporta pas davantage. Il alluma un brasier tel que la pierre fondit, éclairant toute la falaise de lueurs d’incendie. Le pseudopode se rétracta sous la chaleur de la flamme bleue. Renatka intensifia la puissance de son action, la faisant remonter la falaise. Les tentacules noirs se rétractèrent. Il ne vit pas celui qui venant d’une rune parasitée, se dirigea vers son dos. Sifréma arriva dans l’antichambre en partie démolie de la pièce de la cérémonie des corps. Elle eut la vision horrible d’une pieuvre noire s’emparant du corps de ses compagnes. Elle les vit tomber comme des sacs vides. Ce fut comme si son esprit se liquéfiait. En bas, un pseudopode bondit traversant le corps de Renatka. Devant l’impossible, Sifréma cantila la rune interdite de Corc.

Takachoughaa fut englobé dans la force Noire en expansion. Les guerriers noirs devinrent comme des portes sur le néant comme les petits démons. Ils devinrent le désir de tuer et même plus, d'anéantir, de détruire, de déchiqueter.

Renatka fit face à la déferlante. Pour la quatrième fois, il revivait cette scène. Il se souvint du contact horrible qu’il avait vécu. En lui le néant avait pris pied par le contact avec la Force Noire. Sans la flamme intérieure qui l’habitait, il aurait disparu devenant comme ceux qui le chargeaient. Il poussa un cri amplifié par le vent qu'il créa. Son cri d'alerte sembla rendre vie aux soldats du peuple de la terre. Ils manœuvrèrent pour se mettre en position de se défendre. Bientôt, les lignes furent constituées, prêtes à faire face au choc d’un assaut. Le combat s’engagea féroce, sans merci. Se glissant entre les armures, le petit peuple, telles des ombres, infligeait des blessures aux pantins de la Force Noire. Le phénomène de régénération faisait redevenir fonctionnel ce qui avait été détruit. Le moral des hommes fut atteint à la vue de ce spectacle. Ils ne cessèrent pas pour autant le combat. Ils n’avaient pas le choix, le combat ne pouvait cesser. Ils avaient compris qu’ils ne luttaient pas que pour leur vie mais pour la Vie. Renatka courut vers la fondation. Il lui fallait trouver une solution pour détruire la Force Noire, mais plus encore, il fallait sortir du piège.
La Force Noire telle une plante maléfique avait atteint le sommet des runes de défense.
Parasitant les tracés, elle trouva une faille. Frémissante, tel un prédateur en chasse, elle se dirigea en suivant son instinct.La Force Noire prenait de l’ampleur. Sentir la puissance de Renatka l’exaspérait. Sa conscience se concentrait dans l’appendice qui explorait un couloir plus loin là au-dessus. Quand elle atteignit ce qui restait de la pièce de la cérémonie des corps, la Force Noire prépara plusieurs extensions qui se détendirent toutes d’un coup. Cantasha enregistra le début de la quatrième boucle. Sintacasha, qui avait pris Cantasha dans ses bras lors de son cri, arguait qu'il fallait en savoir plus sur cette forme noire suspendue à la paroi. Quand sa mère revint près d’elle, Cantasha lui demanda, après lui avoir fait un nouveau résumé, si le fait qu’elle avait traversé le monde de Corc n’était pas la cause de sa différence. Sa mère lui répondit que c’était là qu’était la solution, si une solution existait. Quand Cantasha lui signala qu’elle avait aperçu des lueurs d’incendie sur la falaise sous la tache noire, comme si la pierre brûlait, Sintacasha lui répondit que seul le porteur de flamme pouvait faire cela selon les oracles. Le cœur de Cantasha battit plus vite : il était là. Impavide la lune brillait au-dessus de leur tête.
Sifréma était restée un moment à observer la progression de la Force Noire. Elle jeta un coup d'œil aux combats qui avaient repris en dessous d’elle, les forces en armures peinaient devant la poussée des assaillants. Elle vit une silhouette d’homme courir vers la base de la falaise. Elle pensa que son rôle était de protéger les siennes. Délaissant son observation, elle décida de remonter. Renatka cherchait l’explication. Qui avait provoqué cette distorsion du temps ? La Force Noire y était elle aussi soumise. Il explora le champ de bataille courant en tous sens. Partout, il ne vit que des choses sans particularité. Après l’expérience de la fois précédente, il fit bien attention de ne pas se trouver en contact avec une extension de la Force Noire. A la fin de la nuit, il ne restait que deux lieux qu’il n’avait pas été voir, l’intérieur de la fondation ou ce qui en restait et ce curieux endroit entouré d’épineux qui hantait son esprit depuis qu’il l’avait vu.
Sifréma arriva dans l’antichambre en partie démolie de la pièce de la cérémonie des corps. Elle eut la vision horrible d’une pieuvre noire s’emparant du corps de ses compagnes. Elle les vit tomber comme des sacs vides. Ce fut comme si son esprit se liquéfiait. En bas, un pseudopode bondit traversant le corps de Renatka. Devant l’impossible, Sifréma cantila la rune interdite de Corc.

Takachoughaa qui avait pris de l'avance sur le gros de ses troupes, sentit la morsure du feu lui déchirer son ancrage dans le monde physique. Il regarda ses griffes et vit avec horreur que tout avait été volatilisé y compris le corps du sorcier noir. Se posant quand même sur le toit des dortoirs, il ne put qu’offrir son impuissance à la Force Noire frémissante de colère.
Renatka fit face à la déferlante. Il avait compris qu’il ne pouvait rien contre la Force Noire. Elle avait réussi par deux fois à le toucher. L’horreur de ces deux contacts restait en son esprit et lui avait donné l’idée d’attaquer le grand démon avant qu’il ne fusionne avec l’ennemi.
Devant lui, les troupes du sorcier noir étaient débarrassées du carcan de sa volonté. Les sorciers fuyaient, quant aux guerriers morts vivants, ils s’effondraient sur place. Les petits démons libérés du carcan de la magie disparurent dans leurs mondes.
Les soldats du peuple de la terre, ayant entendu la menace, manœuvrèrent pour se mettre en position de se défendre. Bientôt, les lignes furent constituées, prêtes à faire face au choc d’un assaut qui n’eut pas lieu. Le peuple des petits s’approcha, les armes à la main. Il fut bientôt évident qu’il n’y aurait pas de combat. Des hourras s’élevèrent. On se congratula. Seuls quelques uns regardaient en arrière la tache noire sur la falaise qui palpitait.
La Force Noire telle une plante maléfique affamée, explora ce qui l’entourait. Atteignant une rune de malédictions gravées sur la paroi, elle en absorba la puissance. Insuffisant ressentit-elle. Pourtant elle réussit à détourner la rune de défense à son avantage. Parasitant les tracés, elle couvrait petit à petit les parois restantes de la fondation de sa noirceur fondamentale. La nuit était bien avancée quand profitant d’une rune de malédiction tracée sur un appui de fenêtre, elle envoya une extension pénétrer dans une des pièces des appartements des enchanteresses. L’espèce de tentacule explora la région jusqu’à ce qu’elle entre dans une nouvelle pièce qui comme toute avait été protégée par des runes. Elle longea le mur et trouva une faille, une simple fente apparut dans le mur lors de la chute de la falaise au moment de la sortie du peuple de la terre. Frémissante, elle s’y engagea pour se retrouver dans un couloir. Tel un prédateur en chasse, elle se dirigea en suivant son instinct.
Renatka se précipita vers la fondation et vers la mort possible. Il fallait qu’il retrouve Cantasha. Tout en courant, il réfléchissait à comment se protéger d’un ennemi qu’on ne voit pas, qu’on ne sent pas, pouvant surgir de n’importe où.
Cantasha sentit le changement dans cette nouvelle boucle temporelle (la cinquième). Il lui fallait retrouver Renatka, mais où. Ce qui était sûr c’est qu’il n’était pas dans l’enceinte de la maison des accueillis. Elle devait sortir. A deux, ils seraient plus forts que le temps, plus forts que la force noire. La jeune capable de se glisser dans l'étroit passage entre les épineux venait proposer de sortir. Sintacasha, qui avait pris Cantasha dans ses bras lors de son cri, refusait cette solution en arguant qu'il fallait en savoir plus sur cette forme noire suspendue à la paroi. Cantasha s’y opposa au grand étonnement de sa mère qui ne comprit pas comment elle réagissait maintenant si bien. Elle lui fit de nouveau un résumé. Sintacasha ayant compris ce que voulait sa fille, entreprit de l’aider mais il y avait maintenant tant de runes et de cailloux couverts de runes dans les épineux, qu’elle ne savait pas comment et si elles allaient parvenir à ouvrir la barrière végétale. L’enfant qui avait entendu leur discussion, décida de sortir.
La Force Noire ne prenait plus d’ampleur. Il lui manquait blessures et morts. Sentir la puissance de Renatka l’exaspérait. Elle ne pouvait encore lutter directement avec lui mais rêvait de le posséder. Pour le moment, elle essayait de consolider sa position et son ancrage dans le monde physique des humains. Le plus rentable pour elle était de capturer la maîtresse enchanteresse qui devait être celle qui avait prononcé la rune de protection qui avait mis les diseuses hors de sa portée. Sa conscience se concentrait dans l’appendice qui explorait un couloir plus loin là au-dessus. Elle sentait par là la présence de nourriture pour elle. Elle mit du temps à atteindre ce qui restait de la pièce de la cérémonie des corps, elle marqua une petite pause. Devant elle, des porteuses de puissance lui tournaient le dos. Se ramassant, la Force Noire prépara plusieurs extensions qui se détendirent toutes d’un coup.
Sifréma après avoir cantilé la rune éloignant ses compagnes, était restée un moment à observer la progression de la Force Noire. Même si elle ne savait pas ce qu’elle aurait pu faire face à une telle horreur qui lui hérissait tous les poils, elle pensait que son rôle était de protéger les siennes. Elle ressentait de la colère irradiant de cette horreur. Elle connaissait bien la colère et se dit que peut-être elle avait là une arme contre cette ennemie. Il fallait qu’elle en parle avec les enchanteresses. Voyant la noirceur s’engager sur la paroi, elle décida de remonter pour prévoir ce qu’on allait pouvoir faire pour se sauver. Elle arriva dans l’antichambre en partie démolie de la pièce de la cérémonie des corps. Les enchanteresses et les diseuses étaient rassemblées dans différents secteurs du complexe. Sifréma s’isola avec les enchanteresses dans une petite pièce attenante. Les discussions s’engagèrent sur ce qui pouvait être fait, sur les runes possibles. Sifréma exposa sa théorie sur les runes de colère et sur la puissance qu’elles renfermaient pour faire face à l’horreur noire qui montait. La nuit s’avança sans qu’une décision soit prise. Tombant de sommeil, elles s’accordèrent quelques heures de repos. Quand le matin arriva, toutes les diseuses se réunirent dans la salle pour manger quelque chose. Sifréma alla jusqu’à une fenêtre pour voir ce qui se passait en bas.
Les hommes en armes restaient à distance de la falaise. Eux aussi avaient pris du repos et se levaient. Des bivouacs étaient dressés. La vie d’après la bataille débutait.
Renatka avait trouvé un moyen pour voler dans les airs. Utilisant le vent qu’il pouvait produire, il s’était propulsé dans les locaux de la maîtresse enchanteresse. N’y trouvant rien, il redescendait en suivant les couloirs. Ayant vu les fins tentacules noirs dans un couloir, il décida de passer par les airs. Cahin-caha, il arriva à se propulser sur un toit en contrebas. Regardant autour de lui, il vit un groupe de diseuses dans une grande pièce. Derrière elles, il eut l’impression de voir la nuit.
Quand Sifréma revint, elle eut la vision horrible d’une pieuvre noire s’emparant du corps de ses compagnes. Elle les vit tomber comme des sacs vides. Mettant ses deux poings devant la bouche, elle retint un hurlement. Ce fut comme si son esprit se liquéfiait. Devant l’impossible, elle voulut crier son refus de ce qui arrivait. Son instinct et son entraînement prirent le dessus. Face à la Force Noire qui se dirigeait vers elle, Sifréma cantila la rune interdite de Corc.

Takachoughaa qui avait pris de l'avance sur le gros de ses troupes, sentit la morsure du feu lui déchirer son ancrage dans le monde physique. Il regarda ses griffes et vit avec horreur que tout avait été volatilisé y compris le corps du sorcier noir. Se posant quand même sur le toit des dortoirs, il ne put qu’offrir son impuissance à la Force Noire frémissante de colère.
Renatka fit face à la déferlante. Il avait compris en entendant Sifréma qu’il ne connaissait pas, que c’était ce qu’elle disait qui faisait bloquer le temps. L’idée d’attaquer le grand démon avant qu’il ne fusionne avec l’ennemi, était bonne, restait à trouver comment empêcher cette diseuse de cantiler. Devant lui, les troupes du sorcier noir étaient débarrassées du carcan de sa volonté. Les sorciers fuyaient quand aux guerriers morts vivants, ils s’effondraient sur place. Les petits démons libérés du carcan de la magie disparurent dans leurs mondes.
Les soldats du peuple de la terre, ayant entendu la menace, manœuvrèrent pour se mettre en position de se défendre. Bientôt, les lignes furent constituées, prêtes à faire face au choc d’un assaut qui n’eut pas lieu. Le peuple des petits s’approcha, les armes à la main. Il fut bientôt évident qu’il n’y aurait pas de combat. Des hourras s’élevèrent. On se congratula. Seuls quelques uns regardaient en arrière la tache noire sur la falaise qui palpitait.
Renatka se précipita vers la fondation et vers la mort toujours possible. Il fallait qu’il retrouve Cantasha. Tout en courant, il réfléchissait à comment encore se protéger, tout en empêchant l’ennemi qu’on ne voit pas, qu’on ne sent pas tuer les diseuses. Il s’interrogeait douloureusement sur la présence de Cantasha dans le groupe. Trop loin de la scène, il n’avait pas vu leurs visages. Il n’alla pas très loin et se fit arrêter par les rois du peuple de la terre et par Michatagoulfa, fils de Santagaltopa qui voulaient le congratuler. Il ne pouvait pas se soustraire à leur demande. Intérieurement il bouillait d’impatience, mais ne se voyait pas les rabrouer.
La Force Noire telle une plante maléfique affamée, explora ce qui l’entourait. Atteignant une rune de malédictions gravées sur la paroi, elle en absorba la puissance. Insuffisant ressentit-elle. Pourtant elle réussit à détourner la rune de défense qui touchait le tracé de celle de malédiction à son avantage. Parasitant les autres tracés, elle couvrait petit à petit les parois restantes de la fondation de sa noirceur fondamentale. La nuit était bien avancée quand profitant d’une rune de malédiction tracé sur un appui de fenêtre, elle envoya une extension pénétrer dans une des pièces des appartements des enchanteresses. L’espèce de tentacule explora la région jusqu’à ce qu’elle trouve une faille. Frémissante, elle s’y engagea pour se retrouver dans un couloir. Tel un prédateur en chasse, elle se dirigea en suivant son instinct.
Cantasha retrouva la même sensation qu’à l’itération précédente. Elle pensa qu’elle aurait le même temps devant elle pour trouver la sortie. Elle savait qu’il y avait trop de pierres de runes de guerre, c'est-à-dire de runes de défense ou d’attaque, dans la barrière d’épineux pour qu’elle arrive à passer. Le feu ne pouvait rien contre leurs runes de défense. Celui qui s’attaquerait à la hache aux arbres serait détruit. La seule solution était soit le passage de l’enfant, soit de passer en dessous ou au-dessus. Elle laissa les évènements se dérouler un peu avant d’intervenir auprès de Sintacasha pour lui faire le résumé de la situation. Elle avait à peine fini de parler que l’enfant avait disparu. Elle se dit qu’elle allait sortir. Une enfant, oui peut-être pouvait-elle être le grain de sable qui débloque le temps.
Sifréma après avoir cantilé la rune éloignant ses compagnes, était restée un moment à observer la progression de la Force Noire. Même si elle ne savait pas ce qu’elle aurait pu faire face à une telle horreur qui lui hérissait tous les poils, elle pensait que son rôle était de protéger les siennes. Elle ressentait de la colère irradiant de cette horreur. Elle connaissait bien la colère et se dit que peut être elle avait là une arme contre cette ennemie. Elle décida de remonter pour prévoir ce qu’on allait pouvoir faire pour se sauver. Sifréma s’isola avec les enchanteresses dans une petite pièce attenante. Les discussions s’engagèrent sur ce qui pouvait être fait, sur les runes possibles. Sifréma exposa sa théorie sur les runes de colère et sur la puissance qu’elles renfermaient pour faire face à l’horreur noire qui montait. Comme chacun sait, pour qu’une rune soit vraiment efficace, il n’est pas suffisant de la cantiler, et-ou de la danser. Il est nécessaire d’avoir l’unité entre ce que vit celle qui la cantile et ce qu’elle a à cantiler. Certaines runes ne peuvent être dites que s’il y a accord entre intérieur et extérieur. Ces runes portent le nom du sentiment qui leur est associé. Plus l’adéquation est bonne, meilleur est le résultat. Malheureusement, elles étaient toutes trop touchées par la peur pour pouvoir être uniquement dans la colère. Tombant de sommeil, elles s’accordèrent quelques heures de repos. Quand le matin arriva, toutes les diseuses se réunirent dans la salle pour manger quelque chose. Sifréma alla jusqu’à une fenêtre pour voir ce qui se passait en bas.
Pendant ce temps Renatka avait réussi à se dégager. Il se précipita vers la fondation.
Entendant un dernier appel, il se retourna tout en courant faisant un geste d'au revoir. Reprenant sa course, il renversa une enfant qui venait de sa gauche. Ne pouvant garder son équilibre, ils se retrouvèrent tous les deux par terre.
- Ça va, petite ?
L'enfant ne répondit pas. Renatka prit l'enfant dans ses bras et lui tapota les joues. Elle battit des paupières.
- Ça va, petite ?
- Oui, oui, mais faut que je trouve le porteur de flamme.
- Qu'est-ce que tu dis ?
- Faut que je trouve celui qui s'appelle Renatka !
- Et pourquoi ?
- C'est pour la maîtresse enchanteresse Cantasha.
Le cœur de Renatka fit un bond dans sa poitrine. Elle était vivante. Il étreignit l'enfant contre lui.
- Ça va toi ? demanda la petite
- Où est-elle ?
Dès qu’il eut la réponse, il prit la main de l'enfant et se mit à courir vers la maison des accueillis et Cantasha. L’aube s’annonçait. L’enfant lui montra le passage qu’elle seule pouvait emprunter. Renatka vit que cela était trop petit pour lui. S’approchant des épineux, il sentit la force protectrice des runes qui entouraient ce lieu. Il hésita entre forcer le passage en brûlant tout ou découper la barrière à moins de la contourner en passant par-dessus ou par-dessous. Le soleil se leva.
Quand le matin arriva, toutes les diseuses se réunirent dans la salle pour manger quelque chose. Sifréma alla jusqu’à une fenêtre pour voir ce qui se passait en bas.
Les hommes en armes restaient à distance de la falaise. Eux aussi avaient pris du repos et se levaient. Des bivouacs étaient dressés. La vie d’après la bataille débutait.
Quand Sifréma revint, elle eut la vision horrible d’une pieuvre noire s’emparant du corps de ses compagnes. Elle les vit tomber comme des sacs vides. Devant l’impossible, elle voulut crier son refus de ce qui arrivait. Face à la Force Noire qui se dirigeait vers elle, Sifréma cantila la rune interdite de Corc.
 
 
Takachoughaa qui avait pris de l'avance sur le gros de ses troupes, sentit la morsure du feu lui déchirer son ancrage dans le monde physique. Il regarda ses griffes et vit avec horreur que tout avait été volatilisé y compris le corps du sorcier noir. Se posant quand même sur le toit des dortoirs, il ne put qu’offrir son impuissance à la Force Noire frémissante de colère. Renatka avait fait face à la déferlante. Cantasha, Cantasha l’attendait à la maison des accueillis.
Devant lui, les troupes du sorcier noir étaient débarrassées du carcan de sa volonté. Les sorciers fuyaient quand aux guerriers morts vivants, ils s’effondraient sur place. Les petits démons libérés du carcan de la magie disparurent dans leurs mondes. Ne voulant pas se laisser arrêter par les troupes du peuple de la terre, Renatka choisit à nouveau de passer par la voie des airs.
Les soldats du peuple de la terre, ayant entendu la menace, manœuvrèrent pour se mettre en position de se défendre. Bientôt, les lignes furent constituées, prêtes à faire face au choc d’un assaut qui n’eut pas lieu. Le peuple des petits s’approcha, les armes à la main. Il fut bientôt évident qu’il n’y aurait pas de combat. Des hourras s’élevèrent. On se congratula. Seuls quelques uns regardaient en arrière la tache noire sur la falaise qui palpitait.
D’autres acclamations fusèrent quand les soldats virent Renatka les dépasser par la voie des airs. Ils auraient voulu le féliciter. On lui adressa de grands gestes d’invitation qu’il ne vit pas ou qu’il ignora. La Force Noire telle une plante maléfique affamée, explora ce qui l’entourait. Atteignant une rune de malédictions gravée sur la paroi, elle en absorba la puissance. Insuffisant ressentit-elle. Pourtant elle réussit à détourner la rune de défense qui touchait le tracé de celle de malédiction à son avantage. Parasitant les autres tracés, elle commença à couvrir petit à petit les parois restantes de la fondation de sa noirceur fondamentale. Cantasha retrouva la même sensation qu’à l’itération précédente. Elle pensa qu’elle n’avait pas eu le temps pour trouver la sortie. Elle avait vu l’enfant partir mais pas revenir. Elle avait entendu les clameurs des guerriers puis d’autres clameurs nouvelles. Quelqu’un faisait advenir du nouveau. Peut-être aurait-elle plus de temps ? Elle laissa les évènements se dérouler un peu avant d’intervenir auprès de Sintacasha pour lui faire le résumé de la situation. Elle avait à peine fini de parler que l’enfant avait disparu. Elle se dit qu’elle allait sortir. Une enfant, oui peut-être pouvait-elle être le grain de sable qui débloque le temps.
Sifréma après avoir cantilé la rune éloignant ses compagnes, était restée un moment à observer la progression de la Force Noire. Elle ressentait de la colère irradiant de cette horreur. Elle connaissait bien la colère et se dit que peut-être elle avait là une arme contre cette ennemie. Jetant un coup d’œil par une fenêtre, elle vit une ombre volante se diriger vers la maison des accueillis. Elle pensa : « Encore des ennuis ! » Elle décida de remonter pour prévoir ce qu’on allait pouvoir faire pour se sauver. Sifréma s’isola avec les enchanteresses dans une petite pièce attenante à la salle de la cérémonie des corps. Les discussions s’engagèrent sur ce qui pouvait être fait, sur les runes possibles. Sifréma exposa sa théorie sur les runes de colère et sur la puissance qu’elles renfermaient pour faire face à l’horreur noire qui montait.
Renatka prit peu de plaisir au vol, alors qu’il le maîtrisait bien mieux que ce que ce qu’il pensait. Tendu vers le seul but de retrouver Cantasha, il profita de la lumière de la lune pour se diriger vers ce bosquet d’épineux qu’il avait déjà remarqué. Il sentit la puissance des runes quand il passa au-dessus de la haie. Il ressentit aussi une sensation de paix. Seul son cœur battait la chamade. Il se posa au milieu d’un verger derrière le rempart végétal. Alors que dehors tout était détruit ou brûlé, ici régnait encore l’harmonie. Il s’arrêta quelques instants pour admirer. Surgissant entre deux arbres, une petite fille le heurta de toute la vitesse de sa course. Il la rattrapa au vol pour qu’elle ne tombe pas. Elle se débattit.
- Laisse-moi, j’ai une mission de la maîtresse enchanteresse !
- Je sais, retrouver le porteur de flamme.
L’enfant arrêta de se contorsionner. Il la reposa par terre.
- Comment tu sais ça, toi ?
- Parce que je suis celui que tu cherches.
- Alors viens, elle t’attend !
Lui saisissant la main, elle se mit à le tirer de toutes ses forces. Riant aux éclats de bonheur, Renatka la suivit. Cantasha discutait avec Sintacasha de ce qu’elles pourraient faire pour retrouver Renatka, tout en sachant que la première difficulté était de sortir d’ici. Cantasha s’arrêta brutalement au milieu d’une phrase, le regard fixé derrière l’épaule de sa mère. Celle-ci se retourna pour voir un grand gaillard au visage et aux bras couverts de signes qu’elle reconnut pour des glyphes. Quand celui-ci vit les deux femmes, il s’arrêta. Dix pas les séparaient. Sintacasha fit un pas sur le côté, la fillette vint se jeter dans ses bras :
- Je l’ai trouvé, celui qui porte la flamme, je l’ai trouvé !
  Étrangersà tout, ils se regardaient. Ils s’approchèrent sans un mot. S’arrêtèrent à deux pas l’un de l’autre, se dévorant du regard.
- Je !
- Tu !
Affolés leurs cœurs battaient. Puis comme si une digue rompait, ils se retrouvèrent dans les bras l’un de l’autre. Ni l’un, ni l’autre n’était prêt à sentir les battements de l’autre contre sa poitrine. Ce fut une expérience extra ordinaire. Rires et larmes se mélangèrent. Trouvant les lèvres de Renatka, Cantasha s’abandonna à l’ivresse du bonheur. Cet instant avait goût d’éternité.
C’est Sintacasha d’une voix rendue rauque par l’émotion qui leur rappela qu’ils avaient des décisions à prendre. Sans se lâcher ni des yeux ni des mains, ils partagèrent leurs informations. Renatka raconta ce qu’il savait sur la fondation, Cantasha ce qu’elle avait ressenti des runes dites. Sintacasha apportait son expérience et son savoir. Ils passèrent la moitié de la nuit à mettre au point une stratégie et puis si cela ratait, il leur faudrait recommencer à la prochaine occurrence. Tout au bonheur d’être ensemble, ils passèrent sous silence leur peur, et si la Force Noire prenait l’un deux avant la cantilation de la rune de Corc. Renatka avait eu de la chance. Il se dit qu’il en aurait encore, mais Cantasha ne voulait pas courir le risque. Sintacasha, une fois le plan d’action arrêté, voulut qu’ils se reposent un peu. S’éloignant de quelques pas, elle regarda les deux corps enlacés. Puis elle alla à la maison des accueillis pour organiser la suite.
Sur le terrain au pied de la fondation, les armées bivouaquaient. Quelques sentinelles somnolentes montaient une garde relâchée. Il n’y avait plus d’ennemi à combattre, seule la tache noire sur la falaise faisait peur aux rois et aux chefs de guerre. Dans cette nuit claire, on ne distinguait qu’une ombre plus sombre qui ne bougeait pas.
Dans la fondation, les diseuses se reposaient. La discussion autour des runes de colère les avait épuisées, la peur aussi. Sifréma dormait mal. La peur régnait dans le cœur des diseuses. Elle ne savait pas l’ôter. Elle n’avait su que suivre son orgueil et sa colère. Elle se posa pour la première fois la question de savoir si les runes noires qu’elle avait étudiées toute sa vie, ne l’avaient pas rendue inapte à diriger. Elle se rappela sa colère quand l’apprentie dessineuse avait fait une rune qui n’était pas celle qu’elle avait tatouée sur son corps. Sur le mur cela ne sautait pas aux yeux mais sur le vélin, il était évident qu’il y avait une différence. Sans les runes noires qu’elle avait cantilées avant la cérémonie des corps, Sintacasha l’aurait-elle désignée comme maîtresse enchanteresse. Le doute était en elle. Qu’étaient devenus l’apprentie qu’elle avait chassée et le vélin ? Il lui fallait quand même assumer la direction de la fondation quitte à laisser sa vie.
La Force Noire avait profité de la nuit qui avançait pour grandir. La puissance des runes était forte mais n’était pas adaptée à ses besoins. Il lui fallait du vivant. Elle en sentait palpiter au-dessus d’elle et tendait sa progression dans ce sens.
A la maison des accueillis, profitant du clair de lune, ce fut un défilé permanent pour apercevoir et le porteur de flamme et la maîtresse enchanteresse. Sintacasha avait bien essayé d’arrêter le mouvement mais tous les présents voulaient voir ceux qui portaient leurs espoirs. Sur le tertre, insensible au monde extérieur, deux silhouettes regardaient dans la même direction, vers la falaise. Sintacasha s’approcha d’eux pour leur dire qu’il était l’heure de se mettre en route. L’enfant qui avait trouvé le porteur de flamme ne la quittait plus. Cantasha et Renatka se levèrent. A ce moment-là, une vieille mendiante s’approcha :
- Prends ça, belle diseuse, mon instinct me dit qu’il le faut !
- Qu’est-ce que c’est ?
- On m’a parlé d’un Machirinta, mais c’est faux. Par contre ça porte chance, la preuve, je suis là.
Cantasha ne dit rien et mit le drôle de vase dans une poche de sa robe. Elle se demanda intérieurement comment la mendiante avait retrouvé le vase qu’elle et Sintacasha avaient soigneusement rangé.
Renatka entraîna Cantasha vers la haie d’épineux. Il avait demandé qu’on les laisse partir sans les suivre. Il n’était pas sûr de lui. Il avait réussi à se déplacer dans les airs en utilisant la puissance du vent qu’il créait mais pourrait-il le faire à deux ? Comment emmener Cantasha ? Il ne voulait pas de témoin à ses essais. Arrivés dans le verger, Cantasha profita de leur isolement pour enlacer Renatka et s’emparer de sa bouche. Celui-ci lui rendit son étreinte et profitant de ce qu’elle avait les bras autour de son cou, il décolla. Cantasha éclata de rire sans le lâcher. Elle lui murmura :
- Je t’aime !
Ils atterrirent dans l'appartement de la maîtresse enchanteresse, là où Renatka était déjà venu. Renatka cantila les runes d'abolition, qui vidaient de leurs puissances les runes de défense. Il fallait aussi les effacer du moins en partie. C'est ce que s'employa à faire Renatka. Il vint faire son rapport à Cantasha. Toutes les grandes runes étaient inactivées sauf une qui refusait de s'effacer, ainsi que certaines des petites runes de malédictions dont les tracés noirs couraient sur les murs de la fondation. Ils en conclurent qu’elles avaient été phagocytées par l’ennemie. Malgré le danger que Renatka connaissait et que Cantasha ressentait douloureusement, il y avait toujours une légèreté dans leurs rencontres. Ils risquaient la mort mais vivaient le bonheur d'être ensemble.
La Force Noire avait senti ces proies potentielles dont la puissance la faisait frémir de désir. Les posséder lui donnerait le pouvoir dont elle avait besoin pour étendre son règne sur ce monde. Sa colère fut à la hauteur de sa déception quand elle sentit la cantilation vider les runes de leur énergie. Elle n'avait pas réussi à parasiter tous les tracés. Il lui aurait fallu encore du temps. Maintenant, elle n'avait plus devant elle que des traits peints, qui ne valaient que par leur esthétique. La Force Noire était en rage et se vengea sur Takachoughaa. Celui-ci, malgré la difficulté que représentait pour lui la perte de son ancrage dans le monde physique, fut chargé de trouver de l'énergie à ramener. Ne pouvant plus interagir avec le monde des humains autrement que par ce qu'il représentait, il décida de pousser les diseuses à portée de sa dominatrice. Les grandes runes de protection ayant disparu, il apparut dans la pièce de la cérémonie des corps. Toutes semblaient dormir. Il donna plus de consistance à son image au moment où il sentit le réveil d'une d'entre elles. Son cri réveilla les autres. La panique s'empara du groupe. Sifréma se réveilla comme les autres et vit le démon. Elle ne cria pas comme les autres. Son esprit se mit à travailler à toute vitesse. A son aspect, il s'agissait d'un grand démon, mais quelques éléments discordants lui faisaient penser soit à un démon de moindre importance qui mimait plus fort que lui, soit à un vrai grand démon mais en état de déficience. Sachant l'horreur noire pas loin, elle ne put que mettre les deux en perspective. Elle cantila rapidement une rune de blocage pour fixer le démon sur place. Elle appela les diseuses à la suivre vers d’autres lieux, plus bas. Takachoughaa sourit de contentement. Il avait réussi à leur instiller la peur. Il ne restait plus comme un chien de troupeau qu’à les guider vers la Force Noire. Sifréma fut contrariée de voir que le démon ne répondait pas à la rune de blocage. Les plus jeunes diseuses paniquaient. Elles commençaient à courir vers une échappatoire possible, obligeant les enchanteresses à les contrôler. Sifréma fit face au démon qui était réapparu plus près. Celui-ci n’essaya pas de lui faire peur, il sentait bien qu’elle réagissait beaucoup mieux que les autres. Reniflant en elle une faille, il en profita pour induire un sentiment de culpabilité. Sifréma fut submergée par l’idée de sa faute. Elle était la cause de tout, cela lui semblait maintenant évident. Il ne lui restait plus qu’à s’abandonner à la mort pour expier tout ce qu’elle avait fait de mal. Takachoughaa lui laissa encore quelques instants de rumination. Il allait pouvoir en prendre possession dès qu’elle allait s’offrir à la mort, ce qui ne saurait tarder. Il pourrait alors la livrer à celle qui le possédait. Quand il sentit le bon moment, il avança un palpe qu’il recula brutalement quand il fut écrasé par un vase venu il ne savait d’où. Il vit sur le vase une rune de protection. Il comprit sa douleur. C’est le pouvoir de la rune qui l’avait blessé. Sifréma regarda une instant le vase qui roulait devant elle. Une rune y était tracée. Machinalement, elle la cantila. Dans une explosion silencieuse, le couvercle sauta pendant qu’une fumée blanche s’en échappait. Takachoughaa se précipita dessus et prit une claque magistrale.
Netkilyte se précipita dehors quand le couvercle s’ouvrit. Un grand démon lui sauta immédiatement dessus. D’un simple geste de sa part, il l’envoya bouler en arrière. Son apparition irradia dans la salle. Sifréma cligna des yeux comme si elle se réveillait. Un spectacle étonnant se déroulait devant elle. D’un côté un grand démon, elle connaissait cette espèce mais de l’autre on aurait dit son inverse. L’un était affreusement laid, l’autre était beau, l’un suait la peur, l’envie, la haine, l’autre semblait chanter la confiance, le désir, l’amour. Les deux esprits se firent face. Netkilyte laissa le grand démon utiliser sa force contre lui mais tranquillement il la transforma en lumière au fur et à mesure. Devant l’impuissance de son action Takachoughaa fut perplexe. Cela ne lui était jamais arrivé de rencontrer un tel esprit. Profitant que celui-ci préparait une nouvelle attaque, Netkilyte lança la sienne. Touchant d’une lance de pensées pures le centre vital du grand démon, il le réduit à l’impuissance et l’enchaîna de liens de lumière.
Cantasha riait de ce qu’elle voyait. Accompagnant Renatka, ils avaient rejoint un poste d’observation plus près de la salle de la cérémonie des corps. Quand elle avait vu Sifréma se faire prendre à partie par le grand démon, elle avait voulu l’aider mais sans qu’elle sache qui était à l’origine de cette aide. La pensée de ce petit vase que la mendiante lui avait remis avait envahi son conscient. C’est à l’apparition du palpe annonciateur de possession par le démon qu’elle avait réagi en envoyant le vase à Sifréma. Quand elle avait vu ce qu’il contenait, elle avait failli battre des mains comme une enfant. Quand Renatka lui fit remarquer qu’ils n’étaient pas en promenade, elle ne lui répondit pas mais se blottit dans ses bras, le laissant sans voix.

Netkilyte regardait le noir Takachoughaa se débattre dans ses entraves lumineuses.

- Tu ne devrais pas t’agiter comme cela !
- Attends que ma maîtresse me libère, tu regretteras ce que tu viens de faire !
- Elle est encore loin. Elle ne peut rien pour toi.
- Elle approche. Tu ne feras pas le poids devant elle.
- C’est sûr. Mais serai-je encore là quand elle arrivera ?
- Je te poursuivrai partout où tu iras, une abomination comme toi ne dois pas exister.
- Je te crois, mais peut-être voudras-tu m’accompagner ?
- Moi ? Jamais !
- J’étais comme toi avant, le sais-tu ? Je servais le maître qui me donnait de la puissance ou dont j’étais l’esclave. J’avais les mêmes sentiments que toi. En face de moi n’existait que ce qui pouvait me servir ou me blesser. Mon but ultime était de dominer les mondes, comme toi. Mon histoire ressemble à la tienne. Prisonnier d’un maître sorcier, je n’ai plus eu le choix. J’ai obéi aux ordres que j’aurais donnés si j’avais été à sa place… Je vois que mon histoire t’intéresse.
Takachoughaa ne bougeait plus, écoutant sans y croire la créature devant lui.
- J’ai rempli mes missions du plus mal que j’ai pu sans désobéir, essayant de nuire à celui qui me possédait, afin de m’en libérer. J’aurais continué cette vie sans avenir si je n’avais fait une rencontre. Je venais pour détruire. Je me croyais fort. L’image de son nom m’attendait dans l’appartement. Pour tous, ce fut une explosion. Je me suis cru mort. En moi, tout le noir s’est consumé. Je n’étais plus. Survivait un petit reste fait de pâle lumière et un nom, mais quel nom, celui de ma liberté.
- Darquiflou, tu es Darquiflou.
Takachoughaa exultait, il avait le nom de son ennemi. Celui-ci était à sa merci. Il avait entendu ce nom prononcé par le sorcier noir. Forçant sur ses liens, il cria :
- Par la magie du nom, Darquiflou, obéis-moi !
Netkilyte éclata de rire.
- Tu ne comprends pas, je suis libre. J’ai choisi celui que je sers, son nom signifie la liberté et maintenant je suis libre. Il ne tient qu’à toi de me rejoindre.
- Tu n’es pas Darquiflou ?
- Je fus celui que tu cites. Aujourd’hui je suis le serviteur de la lumière, Netkilyte. Prononce ce nom si tu veux, il ne te donnera pas de pouvoir. Tes œuvres sont nuit, mon nom est lumière. Là où on le prononce vient la lumière. Ta noire magie ne la supporte pas. Mais si tu le veux, tu peux connaître la liberté et le bonheur.
- Je ne te crois pas. Pour ceux qui sont comme moi, le chemin est tout tracé.
- Je t’offre la liberté et tu n’en veux pas ?
- Ce que tu dis n’est qu’utopie pour dupe. Je ne peux pas te croire.
- Pourtant toi aussi tu as connu la défaite et la presque annihilation. Rappelle-toi le monde de Corc et ta rencontre avec celui qui maîtrise le temps.
Takachoughaa sursauta à l’énoncé de son passé. Comment avait-il pu le savoir ?
- Tu t’étonnes de ce que je sais. Mais je peux lire en toi, je peux lire ton nom.
- NONNNN !
- Tu vis dans la peur. Rejoins-moi et tu deviendras vrai cœur.
- JAMAIS !
- Tant pis, reste vain et va là où ton destin t’entraîne.
Netkilyte poussa Takachoughaa hors de la pièce, le renvoyant à sa maîtresse.
Sifréma regardait ces deux entités devant elle, une de lumière, une de nuit. Elle comprit que sans l’arrivée du porteur de lumière, elle aurait sombré dans la nuit de sa détresse. Elle ressentit aussi le combat qui se déroulait devant elle. Elle vit le démon lié de liens lumineux. Elle ressentait les mouvements intérieurs de ses sentiments qui vibraient au rythme du dialogue des esprits. Quand le démon fut expulsé, elle tomba à genoux pleurant le mal qu’elle avait fait.
Cantasha, toujours dans les bras de Renatka, avait assisté à toute la scène. Son monde intérieur avait vibré aussi en accord avec le porteur de lumière. Elle vit Sifréma s’agenouiller et être secouée de sanglots. Netkilyte tourna son regard vers le couple. Cantasha entendit son appel. Elle se leva.
- Renatka, emmène-nous là-bas !
Obéissant, il les transporta jusque dans la pièce de la cérémonie des corps pendant que disparaissait Netkilyte. Les autres diseuses qui avaient senti le changement, remontaient. Sous leurs regards étonnés, elles virent leur maîtresse enchanteresse en pleurs, genoux à terre, devant une jeune femme à contre-jour, irradiant de puissance, de joie et de paix. Derrière elle, éclairé par le soleil qui se levait, se tenait un homme au corps couvert de glyphes. Les Enchanteresses s’avancèrent au premier rang. S’adressant à Cantasha, l’une d’elle demanda :
- Qui es-tu ?
- Je suis celle par qui vous êtes.
L’entendre ainsi reprendre la formule des maîtresses enchanteresses leur fit un choc. L’une d’elle reconnaissant la voix de Cantasha dit :
- Je sais qui tu es : tu es celle qui s’appelle Cantasha et tu es une grande diseuse, tu ne peux revendiquer ce titre.
- Je ne revendique rien. Je suis.
Se tournant vers Sifréma, une enchanteresse dit :
- Maîtresse, elle dit cela et tu la laisses dire.
Sifréma, le visage baignée de larmes, regarda le groupe des diseuses et se prosterna devant Cantasha :
- J’ai fait ce qui est mal devant toi qui es celle par qui nous sommes. Je ne suis digne ni de mon titre ni d’être une diseuse. Fais de moi ce qui est juste.
Un murmure parcourut l’assemblée des diseuses qui ne comprenaient pas ce qui se passait. Par ces paroles rituelles, Sifréma reconnaissait Cantasha pour maîtresse enchanteresse et lui avouait un crime dont la peine était au mieux le bannissement et au pire la mort. Une enchanteresse plus légaliste que les autres, ne pouvant croire ce qu’elle voyait, cantila une rune de souffrance contre Cantasha qu’elle pensait être une usurpatrice. Quand l’onde sonore toucha Cantasha, la rune de défense d’amour premier absorba l’énergie de la cantilation. Les diseuses eurent alors la surprise de voir le tracé de la rune d’amour premier briller d’un tel feu qu’il consuma le tissu de la robe que portait Cantasha. Quand la lumière toucha la cantileuse, elle s’effondra. Voyant cela les autres enchanteresses mirent genoux à terre et récitèrent en cœur :
- Tu es celle par qui nous sommes. Sois notre guide.
- Debout mes sœurs, il y a plus à faire que de se battre entre nous. Quant à toi Sifréma, ton sort sera lié ou délié quand l’horreur qui campe dans nos murs sera détruite.

La Force Noire vit arriver Takachoughaa pieds et poings liés par des filaments de lumière. Elle aurait pu le libérer de ses entraves, mais aurait dû pour cela utiliser son énergie. Elle avait mieux à faire. Il lui fallait des victimes. Le fond courant du mal ambiant ne servait qu’à la maintenir en vie. Elle laissa le grand démon porter ses chaînes, tout en re-développant sa stratégie pour trouver des forces vitales à absorber.

La Force Noire se décida à attaquer les hommes qui bivouaquaient en bas. Le jour ne lui était pas favorable. Les diseuses avaient réduit à l’impuissance un grand démon à l’aide d’un esprit de lumière. Pour le moment, elle avait perdu la possibilité de les attaquer. Elles avaient choisi d’obéir à un cœur pur et de surcroît amoureux. Pour se confronter avec une telle personnalité, la Force Noire devait récupérer plus d’énergie. Même si un homme n’était qu’une goutte, il y avait assez de gouttes pour faire un lac. Elle se laissa glisser vers le bas, préférant les zones sombres, évitant le soleil qui montait dans le ciel.
Cantasha n’ayant pas connu le contact avec la Force Noire, ne doutait pas de la possibilité d’annihiler cette ombre qui vampirisait les êtres vivants. Renatka gardait le douloureux souvenir des deux contacts qu’il avait subis. Il était moins optimiste que Cantasha. Face à eux, l’ennemie cherchait le pouvoir absolu du néant, nourrie des sentiments destructeurs du monde. Renatka savait que ces états d’âme ne disparaîtraient jamais. Il doutait de pouvoir renvoyer cette entité à l’inexistence. Il participa à la mise en commun des savoirs. Chacune fut invitée par Cantasha à exprimer ce qu’elle savait. Pour beaucoup cela ne faisait pas beaucoup. Sifréma garda la parole assez longtemps. Le regard baissé, elle fit le point de ce qu’elle avait compris et de ce qu’elle avait essayé. Les enchanteresses firent le récit de leurs combats sans amener plus de connaissance. Renatka fit lui aussi le résumé de ce qu’il savait. Il n’entra pas dans les détails de ce qui lui avait fait rencontrer la Force Noire. Cantasha fit la synthèse de tout ce qui avait été dit. Elle annonça qu’il leur fallait quitter la fondation où les pièges que pouvaient tendre la Force Noire étaient trop nombreux. Elle ne sentait plus dans ce lieu qui avait connu son enfance la sécurité nécessaire pour gagner ce combat. Elle pensait comme Renatka que leur force serait dans la mobilité et pas dans la guerre de position. Pour les diseuses, ce fut un choc. Abandonner la fondation représentait pour elles la défaite. Elles ne voyaient pas comme Cantasha l’état réel de leur univers quotidien. Cantasha leur laissa un moment pour digérer l’information. Utilisant sa voix, elle cantila des runes messagères pour Sintacasha. Les enchanteresses sentirent intérieurement la justesse de la revendication du titre de maîtresse enchanteresse par Cantasha. Sifréma ressentit encore plus douloureusement son orgueil d’avoir voulu être celle qu’elle ne devait pas être. Debout devant la fenêtre, Cantasha fit un chant en runes anciennes. Tel un oiseau, le chant prit son envol. Bientôt, les diseuses eurent la surprise d’entendre comme un contrepoint. Sintacasha cantilait à son tour. L’émotion du groupe fut grande. Mais pas seulement celle du groupe. En bas dans la plaine cette cantilène fut aussi le début de réjouissances. Elle parlait aux cœurs, redonnant espoir et force. La dernière note resta suspendue en l’air dans un vibrato dont on aurait aimé qu’il dure l’éternité. Cantasha se retournant vers ses compagnes donna le signal du départ. C’est Renatka qui ouvrit la marche en choisissant de les faire passer par le chemin découvert par les hommes de la terre. Il lui fallut un moment pour retrouver la grotte naturelle qui avait servi d’observatoire lors de son arrivée. Passant devant le groupe des diseuses, il agrandit le passage, utilisant le pouvoir des glyphes premiers. Cantasha qui le suivait, traçait en avançant des runes de lumière sur les parois. Le groupe s’enfonça sous la terre en même temps que le soleil qui se couchait.
La Force Noire avait entendu le chant. La haine et la colère l’envahissaient. Il fallait faire taire cette cantilation. Jamais elle ne pourrait vaincre tant que serait connu le secret des runes. Elle avait mis à profit la journée pour se retrouver près des hommes. Elle avait laissé leurs sentiments l’imprégner. Il y avait là tout ce qui lui était nécessaire, jalousie, orgueil, haine, peur… Si pendant la journée, elle était restée cachée, la nuit tombante allait lui permettre de faire un festin.
 
 
Les hommes se reposaient. La bataille était finie. Leurs journées allaient se transformer en besogne d’ensevelissement ou en reconstruction. Les hommes du peuple de la terre n’aimaient pas passer la nuit dehors sans la sécurité d’une caverne au-dessus d’eux. Ils avaient réintégré la grande salle découverte dans la falaise de la fondation. Le peuple des petits campait près du village détruit au pied de la falaise. La nuit était tombée mais personne ne dormait. Des émissaires étaient partis, certains revenaient déjà. Des villageois venaient voir ce qui restait du village et de leurs biens. Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, se trouvait devenir l’autorité. Les rois du peuple de la terre s’étaient retirés dans la caverne. Il aurait bien aimé rencontrer la maîtresse enchanteresse ou le porteur de flamme. Mais pour le moment, il devait gérer les réfugiés qui revenaient. Il les fit s’installer tant bien que mal dans la plaine à la place du camp des gendailleurs. Le village complètement brûlé n’offrait pas de toit à ceux qui rentraient. Michatagoulfa, fils de Santagaltopa l’avait fait entourer d’une barrière, de vieilles poutres se consumaient encore et pouvaient se révéler dangereuses. La route ainsi barrée était gardée. Un gros homme qui avait tenu une des auberges se présenta et demanda à aller dans le village pour s’enquérir de ce qui était advenu de son établissement. Il venait en avant-garde, sa famille et ses servantes attendaient son compte-rendu pour revenir. Devant le refus des gardes de la barrière, il entra dans une violente colère. Ce n’était pas des petits va-nus-pieds comme eux qui allaient l’empêcher d’aller voir ce qui restait. Ils avaient beau lui répéter qu’il ne restait rien, il ne voulait croire que ses yeux. Les gardes en référèrent à Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, qui ne put que lui redire la même chose. Le bonhomme ne voulait rien entendre. Lassé, Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, lui permit d’aller voir. L’homme s’empara mal gracieusement d’une torche, passa sous les barrières et commença à déambuler dans les ruines des rues, en grommelant contre tous ceux-là qui lui compliquaient la vie. Les gardes l’entendirent s’éloigner petit à petit, puis recommencèrent à s’occuper des nouveaux arrivants. Le gros homme s’avançait dans ce qui avait été la rue principale. Soufflant et suant, il exprimait encore sa colère contre ces foutus grades, contre ces foutus guerriers qui ne respectaient rien et surtout pas son bien, contre ces foutues diseuses qui n’avaient pas été capables de protéger sa maison. Il espérait qu’ils n’avaient pas trouvé l’entrée de sa cave. Même si le dessus était détruit, le dessous recélait des trésors pour un aubergiste. Depuis des générations, âpres au gain, ses ancêtres avaient creusé et agrandi toute une série de caves fort bien achalandées. C’est ce qu’il espérait retrouver en venant. Il avançait en essayant de se repérer dans ces ruines encore fumantes, ces poutres rougeoyantes pointant vers le ciel des brandons incandescents. Plus il avançait et plus il se sentait oppressé. Pourtant aux dires des gardes, il n’y avait rien. Tenant haut sa torche, il se retournait de plus en plus fréquemment. Son grommelage avait fait place à un silence anxieux. Il arriva enfin à l’emplacement de son auberge, comme lui avaient dit les gardes, il ne restait rien. Les murs s’étaient effondrés, le feu couvait encore dans les parties en bois. Il eut l’impression d’un mouvement à côté de lui, vivement, il se retourna, sans rien voir que des ombres mouvantes à la lueur tremblotante de sa torche.
- Qui est là ?
Il n’y eut pas de réponse. Le silence lui sembla épais. On l’épiait. Son corps paniquait. Il voulait fuir. Son raisonnement reprit le dessus. Ce n’était pas possible, il ne pouvait rien y avoir… il se força à reprendre sa recherche. Bientôt la peur augmenta d’un nouveau cran. N’y tenant plus, il voulut fuir. Il fit deux pas et entra dans le néant.La Force Noire trouva tout à fait à son goût cet homme aux sombres pensées. Un esprit aussi tordu et pervers était une friandise. Si tous ceux qu’elle rencontrait était comme cela, elle aurait rapidement la puissance qu’elle désirait.
Les gardes à la barrière sentirent le malaise. Il était diffus mais bien réel. Rien autour d’eux ne méritait un tel sentiment, un mélange de peur et de dégoût. La nuit était sombre, les nuages cachant trop la lune pour qu’elle éclaire la route. L’homme avait disparu depuis un moment. On ne l’entendait plus grommeler sa colère et son mépris. La garde allait être monotone. Plus personne sur la route, le camp des réfugiés en contrebas, bruissait à peine. Ils étaient deux, essayant en parlant de se rassurer l’un l’autre. C’était la première fois qu’ils portaient les armes. Ils avaient eu de la chance, leur discrétion habituelle et la brièveté des combats leur avaient permis de traverser la crise sans blessure. Ils se racontaient une nouvelle fois leurs exploits, les enjolivant un peu, et surtout minimisant leur peur lors de l’affrontement.
La Force Noire avançait vers les sources de vie qu’elle ressentait. Ces deux-là ne l’intéressaient pas. Un peu de colère mais surtout de la peur et de la résignation. Elle les toucha quand même pour qu’ils ne donnent pas l’alerte. Son approche les avait rendus nerveux et inquiets. Pomper leurs énergies vitales ne lui avait procuré aucun plaisir. Lentement, elle se coula vers le bas côté. Par là non plus, elle ne sentit pas de nourriture roborative. Quelques silhouettes se détachèrent de l’ombre des tentes pour se diriger vers la route et vers elle. Insipide fut la première pensée qui lui vint. Ne s’occupant pas plus longtemps d’eux, elle se dirigea vers le campement des soldats. Ceux qui avaient combattus avaient certainement des pensées de haine qui vaudraient le déplacement. Se glissant de tache sombre en tache sombre, elle progressa. Elle entendit les cris des réfugiées qui venaient d’atteindre la route. Ils venaient de découvrir sur la route les dépouilles des gardes. Se mettant à courir, ils se dirigèrent aussi vers le camp militaire. C’est, remplis de peur, qu’ils passèrent devant elle. Lançant un pseudopode, elle aspira quand même le peu d’énergie qu’ils possédaient. Un bouillonnement émotionnel attira son attention. Les hurlements d’alerte de ses dernières victimes avaient réveillé les occupants du camp. La Force Noire pensa que le nombre compenserait la qualité. Elle se propulsa vers l’endroit d’où provenait le bruit.
Dans le campement du peuple des petits, c’était l’alerte. Dans la nuit, où tout prenait de grandes proportions, chacun s’armait et transmettait l’alerte. Personne ne savait ce qui se passait. Les officiers et sous-officiers firent ce qui était prévu dans ces cas-là. Les accès du camp furent barrés tant bien que mal, et plutôt mal que bien. Des messagers furent envoyés vers la caverne pour prévenir les soldats du peuple de la terre. Les torches et les feux allumés furent couverts pour ne pas servir de cible.
La Force Noire se retrouva encore plus en colère. Ces cris et cette alerte avaient gâché ses possibilités de choisir ses proies. Maintenant, elle devait prendre tout ce qui se présenterait. Elle avança profitant toujours de l’obscurité. Elle sentait la peur qui montait. Arrivant près des remparts faits par les gendailleurs, en partie détruits par la pluie et le vent de l’ouragan, tel un prédateur, elle se fit la plus discrète possible. Un homme s’était un peu éloigné de cette protection, elle l’attaqua. Il tomba telle une enveloppe vide sans bruit. Sa forme noire commença l’escalade d’un morceau du mur de défense. Elle sentait un groupe de proies derrière. Arrivée en haut, elle prit la mesure du camp et de ses possibilités. Elle allait se laisser couler vers l’intérieur des défenses quand la lune éclaira la scène de sa blanche lumière. Un homme cria non loin de là, en la désignant. Rapide comme le serpent, elle envoya une extension le faire taire. Lui aussi tomba vidé. Les autres autour s’enfuirent en hurlant. Le plus courageux planta son épée dans sa noire protubérance. La Force Noire en profita pour le vider aussi. Elle entendit les cris des hommes se renvoyant l’information. Une pluie de projectiles la toucha sans lui faire le moindre mal. Tel une hydre aux multiples têtes, la Force Noire dressa ses pseudopodes. Sans plus attendre, elle attaqua. De nombreux hommes tombèrent. Les autres fuirent cette menace que rien ne semblait pouvoir arrêter. Quelques téméraires voulurent prouver leur vaillance. La Force Noire goûta l’épice de leur orgueil qui venait relever le fond diffus sans relief de cette nourriture remplie de peur.
Elle avait forci. Sa perception était meilleure. Des nuages passèrent devant la lune, rendant la nuit opaque aux yeux des hommes. Grâce à ceux qu’elle avait absorbés, elle avait acquis de nouveaux dons. Dans cette absence de lumière, elle se repérait. D’un côté fuyaient des hommes sans saveur, de l’autre elle repéra une belle brillance signe d’une vie forte et vaillante dont elle pourrait tirer une belle énergie. La Force Noire, rebroussa chemin repartant d’où elle était venue, guidée par l’instinct du chasseur. Arrivant à la route, elle jeta un coup d’œil aux réfugiés qui s’enfuyaient aussi. N’ayant aucune information, ils partaient dans tous les sens. Elle ne fit pas d’effort pour capturer les flammèches qui s’éloignaient, mais ne dédaigna pas ceux qui lui tombaient dessus. Son objectif était plus loin. En avançant, elle s’aperçut qu’autour de la vive lumière blanche qu’elle avait vue, il y avait des éclats rouges formant une barrière autour. Elle s’approcha encore. Des runes, c’étaient des runes qui scintillaient ainsi. Les lacis de leurs mouvances traçaient un réseau continu. Approchant un pseudopode, elle tâta ce flamboiement. Ce fut comme une brûlure. Elle entreprit d’en faire le tour. Elle avait réussi à les retourner à son profit sur les murs de la fondation jusqu’à ce que le porteur de flamme ne les détruise, aidé par celle qui cantilait si bien, si fort. Si elle trouvait ne serait-ce qu’une petite rune mal faite ou encore mieux une petite rune de malédiction, elle pourrait alors mettre à bas tout le réseau de défense qui la privait de sa proie. Derrière la rouge barrière mouvante, elle sentit l’agitation. Des flammèches sans intérêt bougeaient. Elle continua son exploration s’éloignant de la route pour s’enfoncer dans la forêt. La lune réapparut un instant illuminant d’argent une barrière d’épineux et lui cachant le détail des flammes d’énergie. La Force Noire s’arrêta. Obligée de patienter, elle se réfugia dans la colère. A sa satisfaction, de sombres nuages occultèrent encore une fois la lune. Elle reprit son examen de la barrière rougeoyante. Elle remarqua une flammèche brillante partir rapidement vers le coin qu’elle avait exploré et traverser la barrière des runes. Une proie trop petite pour qu’elle rebrousse chemin. Elle concentra son attention sur la flamme principale toujours présente dans l’enceinte des runes. Elle la voyait bouger dans l’enceinte mais n’arrivait pas encore à la ressentir, signe que l’énergie était encore hors de portée. La Force Noire avança encore. Elle allait quitter les chemins de débardage pour s’enfoncer vers l’arrière de l’enceinte quand elle la vit. Bien sûr ce n’était qu’un petit point noir dans la rouge brillance, mais cela lui suffirait. Il était pris au milieu du filet ce qui rendait délicat sa récupération. La Force Noire analysa la situation. Dans le rempart de runes était enchâssée une rune de malédiction. Elle n’avait pas été tracée avec le rempart. La cantileuse l’aurait vue. La Force Noire était persuadée que l’auteur de cette barrière était celle qui aidait le porteur de flamme. Celle-là n’aurait pas fait l’erreur de l’autre. Mettre des runes de malédiction dans des runes de défense revenait à miner le rempart. La Force Noire pensa que la rune avait été jetée par une ennemie de celle qui cantilait si bien. Si elle pouvait la toucher alors par ce canal, elle pourrait contaminer les runes rouges. La Force Noire se déploya telle un naja à la collerette étalée. Elle ne pouvait pas aller plus loin sans ressentir le rouge douleur des runes. Elle se concentra sur un point, juste un petit point de faiblesse. Se glissant par là, elle atteignit son but : la rune de malédiction s’offrit à elle qui était malédiction. La Force Noire disant le mal, fit se toucher la rune noire et les runes rouges. Celles-ci résistèrent. La Force Noire força de dyslogorrhée le passage. Un petit morceau de scintillement s’éteignit, puis un autre. Sentant qu’elle gagnait, elle poursuivit ses efforts, certaine que ce qu’elle récupérerait derrière cette barrière remplacerait au centuple l’énergie qu’elle perdait dans cet effort de destruction. Bientôt une tache noire apparut dans toute l’épaisseur du rouge. Elle avait gagné, le passage était ouvert. La chasse reprenait. La Force Noire se glissa dans l’ouverture. Ses proies l’attendaient.

Sintacasha avait vu s’éloigner le couple vers la fondation. Elle eut un pincement au cœur. Des souvenirs lui remontèrent à la mémoire. Ils venaient du temps lointain où elle-même avait connu la joie d’être amoureuse. Elle se remémora ces premiers mois de bonheur, puis ce long temps de bonheur paisible donné par la certitude d’être aimée. La nostalgie la quitta quand elle dut reprendre les activités habituelles de la maison des accueillis. Elle pensa qu’ils avaient eu beaucoup de chance et que les runes qui avaient agi sur les épineux avaient été un rempart efficace. Maintenant que Cantasha et Renatka étaient partis, était-il toujours nécessaire de garder cette enceinte. Elle se posa aussitôt la question de savoir si elle aurait assez de force pour contrecarrer les runes dites par sa fille. La journée se passa sans difficultés. Elle fit faire le compte des provisions. L’eau ne manquait pas grâce à la source, mais dans sept jours, il n’y aurait plus assez pour nourrir tous les accueillis. Elle manquait d’informations sur la suite. Sa pensée s’envolait sans cesse vers sa fille qui affrontait peut-être cette horreur comme elle avait dit. Sintacasha ne l’avait pas sentie. Peut-être était-elle trop loin pour ses sens. Le soir venu, elle fut heureuse d’entendre le chant des nouvelles que lui adressa Cantasha. Elle répondit de même partageant le plaisir de cantiler en cœur. Elle se préparait à aller se coucher quand elle croisa la mendiante.
- Sais-tu comment on sort d’ici ? demanda celle-ci.
- Tu veux nous quitter ?
- Si je suis en vie diseuse, c’est parce que j’ai toujours écouté mon instinct ! Aujourd’hui, il me dit qu’il faut partir.
- Je suis désolée mais c’est impossible. Les runes qui nous protègent, nous empêchent de sortir.
- C’est emm !!! diseuse, je sens pas ça bien !
La mendiante tourna les talons. Elle la regarda s’éloigner vers le verger. Sintacasha renonça à aller se coucher pour aller sur le tertre. Debout, elle regardait vers la falaise, essayant de deviner ce qui pouvait arriver. Elle médita un moment, mais comme rien ne se passait, elle choisit d’aller dormir pour être en forme le lendemain. Elle atteignait sa chambre quand arriva le cri d’alerte sur la route. Le silence retomba. Elle retourna sur le tertre. Elle entendit les hommes en armes se réveiller, crier sans qu’elle comprenne ce qu’ils disaient. Elle ressentit simplement leur peur. Petit à petit, elle se sentit envahie intérieurement par un malaise indéfinissable. L’angoisse montait en elle. Elle vit qu’elle n’était pas la seule, la mendiante, l’enfant et d’autres accueillis sortaient des bâtiments pour se diriger vers le tertre et vers elle qui pouvait, pensaient-ils, les protéger. Elle en doutait. Pourtant, autour d’eux, aucun bruit. Sintacasha pensa que c’était cela qui l’angoissait, il n’y avait pas les bruits habituels de la forêt la nuit. La barrière d’épineux semblait solide et nul ennemi ne pourrait la traverser. Elle se répétait et elle répétait aux accueillis cette phrase pour les rassurer. Une impression d’horreur la traversa. Cantasha avait parlé d’horreur sans nom. Est-ce que la chose serait proche ?
Sintacasha fit taire tout le monde. Elle leur enseigna une rune qu’elle leur fit répéter et répéter en boucle. En faisant cela, elle renforçait sa propre concentration. Elle entra en état modifié touchant le plan runique. Autour d’elle, elle sentait maintenant physiquement le pouvoir des runes de la barrière. Tout cela lui semblait solide et sans faille. Ancienne maîtresse enchanteresse, elle avait beaucoup d’expérience. Elle ne s’arrêta pas à cette première impression et s’obligea à faire une analyse plus fine des ressentis runiques. Sur sa droite, un détail attira son esprit. Il y avait là un caillou venant de la fondation. Un de ces cailloux que Sifréma avait fait faire pour les jeter sur les gendailleurs et dont ceux-ci s’étaient débarrassés en les lançant dans les épineux. Sur ce caillou, il y avait non pas une rune de défense mais une malédiction. Sintacasha savait que tout ce qui est mal dit pouvait être la source de conflit entre les runes. Elle réfléchissait à la manière de s’en délivrer quand elle sentit la présence maléfique. Elle ressentit comme un poids qui pourrait entraîner l’édifice protecteur vers la chute. Puis ce fut une présence mauvaise cherchant le mal qui s’infiltrait dans le lacis des runes. Sortant de sa transe, elle vit la petite devant elle qui s’appliquait à dire la rune comme elle lui avait demandé. L’interrompant, Sintacasha lui dit d’aller prévenir Cantasha, qui devait être dans la grotte, que la chose noire était ici. L’enfant partit de toute la vitesse de ses petites jambes. Sintacasha fit l’effort de reprendre sa transe. Elle se concentra malgré la peur et le dégoût, sur ce qui se passait au niveau du caillou de malédiction. Elle ressentit douloureusement le conflit qui se jouait. Et puis, elle sentit la rupture, comme une fuite dont elle savait qu’elle allait s’agrandir. L’horreur allait arriver. Sortant de sa transe, elle fit reculer tous les présents, donna des ordres aux cantileuses présentes pour qu’elles isolent autant que possible le secteur et elle se prépara au combat.
L’enfant courut à son passage secret. Sintacasha lui avait demandé un service à elle la petite enfant perdue que nul n’avait réclamée. Au ton qu’elle avait employé, l’enfant sentait que cela était important, au moins autant que de retrouver le porteur de flamme. S’enfonçant dans le passage sous les épineux, elle ne fit pas attention aux griffures qui déchiraient sa robe. Quand elle serait grande, elle voulait être comme Sintacasha ou Cantasha. Pour l’instant, elle se débattait avec des ronces qui l’avaient capturée. La nuit noire n’arrangeait rien. Elle avait beau connaître le passage, elle se sentait bloquée. L’enfant commença à paniquer. Elle ne pouvait plus avancer, ne pouvait pas faire demi-tour. Reculer la faisait rencontrer des épines qui lui déchiraient le dos. Son cœur battant à toute vitesse, elle se mordit la lèvre inférieure pour ne pas crier. Elle aurait voulu pleurer et que maman la console, mais elle était seule, perdue et piégée dans le noir. Par sa faute, Sintacasha allait au moins mourir. Les larmes coulaient sur ses joues. Elle était prête à abandonner quand la lune vint à son aide. Par un trou dans les nuages, les rayons de lumière éclairèrent la forêt. Elle s’aperçut qu’elle n’était pas perdue mais qu’elle avait oublié de se baisser. Là où elle était, elle ne pouvait passer qu’à quatre pattes. Elle se décrocha vivement, laissant encore quelques bouts de vêtement et de peau aux épines de la barrière. Elle avançait bien maintenant. De nouveau elle se heurta à un mur invisible. Elle poussa de toutes ses forces, bandant sa volonté pour y arriver. La résistance ne céda pas. Pourtant elle ne voyait rien. Ça commençait à bien faire. Elle se mit en colère et dit :
- Ça suffit ! Laisse-moi passer !
Elle sentit comme un flottement, et devant elle le passage s’ouvrit. Elle continua sa marche à quatre pattes, puis se redressa, se mit de profil pour la suite, tourna à gauche puis à droite, enjamba la grosse racine qui annonçait la fin du passage et se retrouva dehors. Prenant ses jambes à son cou, elle s’élança. La route n’était pas loin, elle allait l’atteindre quand elle remarqua à la lueur lunaire qu’il y avait une trace de nuit par terre. Elle stoppa net. Elle la regarda. Il y avait par terre une bande noire assez large. Elle pensa : « c’est comme si on avait enlevé les couleurs ». Tout était uniformément noir. La séparation était nette, d’un côté le monde, son monde, de l’autre la nuit. Elle eut envie de toucher pour voir ce que c’était. Elle s’approcha. Elle fit peur à un petit rongeur qui détala. Elle le vit marcher sur la bande noire et s’effondrer comme une robe quand il n’y a personne dedans. Elle eut peur. Elle cria :
- Pousse-toi !
Rien ne se passa. Déçue, elle décida de longer cette bande noire. Elle reprit sa course. De nouveau la lune fut cachée par les nuages. Elle ralentit à nouveau. Il lui fallait scruter le paysage pour y détecter la bande noire. Plus elle avançait et plus elle comprenait que jamais elle n’atteindrait la falaise comme cela. Il fallait qu’elle traverse cette chose. Un hibou traversa le ciel en hululant. Sursautant, elle alla sur le bas côté de la route. Elle n’aimait pas cette bête qui volait sans bruit et dont le cri lui faisait peur la nuit. Elle suivit la lisière de la forêt, surveillant la route pour voir si il n’y avait pas un passage dans la bande noire. Elle entendit parler un peu devant elle. S’approchant sans bruit, elle entendit des adultes discuter :
- N’allez pas plus loin, il y a une horreur sur la route.
- Il faut qu’on trouve un refuge. Nous avons eu des disparus. Je veux mettre ma famille à l’abri près des soldats.
- Oui, mais n’allez pas sur la route, mon compagnon a voulu traverser et regardez, sa dépouille est au milieu de la zone noire.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Il a mis un pied sur cette horreur et il s’est effondré sans un bruit, sans un cri, comme vidé. Il est devenu aussi noir que le sol.
L’enfant vit des silhouettes près de la route. Il y avait quelques adultes, aussi nombreux que les doigts d’une main et des enfants cachés dans les herbes hautes au bord de la route.
- Il faut passer en sautant par-dessus.
- Je pourrais peut-être y arriver mais les enfants non.
- J’ai une idée !
L’enfant ne bougeait plus. La nuit et le bruit que les autres faisaient la rendaient invisible. Elle regardait ce qui se passait. Une des hommes revint vers la forêt, à l’aide d’une hache, il entreprit de faire tomber un arbre. Cela lui prit du temps, trop longtemps au goût de l’enfant. Dans un craquement sinistre, l’arbre s’abattit sur la route. Les branches touchaient le sol de l’autre côté de la bande noire. Le tronc faisait un pont. Les hommes observèrent ce qui se passait. La lumière de la lune profitant d’un trou dans les nuages éclaira la scène. La bande noire n’en parut que plus sombre. L’arbre gardait ses couleurs. Tous entreprirent de passer par-dessus. Les adultes aidèrent leurs petits à traverser. S’étant rapprochée du groupe, l’enfant sentit une main prendre la sienne. Une autre fillette l’avait agrippée. Elle serrait fort. Une femme appela. La fillette, sans lâcher la main de l’enfant, se mit à courir. La femme en voyant arriver deux filles ne dit rien et les aida à passer sur le tronc. Arrivées de l’autre côté, il fallut bien se lâcher pour pouvoir descendre entre les branches. L’enfant en profita pour s’éclipser. Elle entendit l’autre fillette l’appeler mais ne s’arrêta pas. Sintacasha comptait sur elle.
Les réfugiés du peuple des petits avaient mis le camp des hommes de la terre en émoi. Cent bouches racontaient cent récits différents. La seule chose en commun était l’horreur. Il fallut du temps pour que Cantasha, Renatka et les rois comprennent un peu la situation. Seul Renatka avait tout de suite fait le lien entre ce qui était raconté et la Force Noire. Il s’en était ouvert à Cantasha et depuis, ils essayaient de comprendre ce qui se passait, où était l’ennemie et comment ils allaient pouvoir lui faire face. Renatka avait allumé un feu devant la grotte. Il fallait de la lumière. Il fit alimenter plusieurs foyers pour éclairer toutes les entrées en faisant abattre des arbres qui pouvaient servir de repaire. Si la Force Noire approchait, les guetteurs devraient la voir malgré la nuit. Tous espéraient que la lumière de la lune reviendrait pour éclairer la plaine. En écoutant les uns et les autres, ils retracèrent le sens de l'attaque. Ils comprirent que si la Force Noire avait poursuivi les fuyards, elle serait déjà là. Les Rois furent rassurés, Cantasha et Renatka non. Si elle n'attaquait pas la grotte, où était-elle? Renatka la pensa tapie quelque part attendant son heure. Le plus important était de la repérer. Le deuxième problème était quoi faire quand elle serait localisée. Pour le moment toutes les expériences de rencontre entre un être vivant et cette "chose" se soldait par la mort du vivant. Le conseil des rois avec Cantasha et Renatka discutait. Ces deux derniers avaient l'impression de discussions stériles. Sans savoir, que pouvait-on faire? Seules les runes avaient semblé pouvoir l'arrêter. Cantasha laissa le conseil continuer à prévoir les différentes techniques de repli pour se mettre à cantiler les runes de défenses devant la grotte. Elle coordonna l'action des cantileuses pour le tracé des runes. Les gardes étaient nerveux. Elle les avait obligés à dégager les abords de l'entrée et ils avaient l'impression d'être exposés. Il y eut des cris d'alerte quand ils entendirent des bruits dans les fourrés alentour. Cantasha, laissant les enchanteresses continuer le déploiement des défenses runiques, alla voir ce qui se passait. Elle tendit son esprit pour ressentir la présence maudite mais rien ne vint. Elle donnait l'ordre de poser les armes quand Renatka arriva. Lui aussi avait entendu les cris. Son inquiétude avait fait le reste, il avait déserté le conseil pour courir vers Cantasha. Les feuillages de nouveau bougèrent, alertant à nouveau les soldats. Renatka se prépara, Cantasha aussi, mais ce ne furent que quelques hommes affolés qui arrivèrent. Ils avaient voulu fuir le sentiment d'horreur qui les avait envahis lors de la rencontre avec la force Noire. Ils avaient tourné en rond dans la nuit sans lumière pour finir par s'apercevoir à la clarté de la lune, qu'ils se retrouvaient près de la route. L'un d'eux avait couru vers la forêt qui est de l'autre côté pour se mettre à l'abri. Il n'avait pas fait deux pas sur la route que ses compagnons l'avaient vu tomber mort par terre et devenir noir. La lune, dévoilée à ce moment, avait montré l'horreur de la situation. La route était comme peinte en noire. Voyant cela, les survivants avaient pris la direction opposée, avaient couru jusqu'à la grotte. Une des arrivants insista sur le fait que sans lumière, ils auraient tous fait pareil. C'est le pâle éclairage nocturne qui avait révélé l'absence de couleur. Leur regard, pendant qu'ils racontaient était comme habité de folie. L'horreur noire était sur la route. Par là, il y avait le camp de réfugiés près du village, la forêt et ... la maison des accueillis. Cantasha pensa à eux en se disant que les runes dont elle l'avait entourée, tiendraient cette horreur à distance. Elle n'avait pas mis de malédiction dans sa cantilation. Son inquiétude s'orienta vers les pauvres gens qui campaient près du village. Si la Force Noire avait fait comme avec les soldats, il ne devait plus rester âme qui vive. Elle en était là de ses réflexions quand une tornade se précipita sur ses jambes.
- Viens vite, viens vite, elle m’a dit que tu devais venir tout de suite !
Cantasha regarda ce qui s’accrochait à elle. Elle reconnut l’enfant. Son sang ne fit qu’un tour, La Force Noire attaquait la maison des accueillis et sa Mamaman.

La Force Noire s'élança en avant avec la ferme intention de profiter au mieux de toute cette énergie vitale disponible dans cet enclos. Elle bondit mais n'avança pas. Elle était freinée par ce qui était autour d'elle. Contrairement aux runes de la fondation qu'elle avait facilement retournées, celles-ci faisaient de la résistance. Elle voyait pourtant le noir dans toute l'épaisseur du rouge. Elle affina sa perception et remarqua des filaments rouges qui ne disparaissaient pas. Disposés en filet, ils bloquaient sa progression. Protéiforme, elle aurait dû pouvoir se glisser dans le moindre petit espace entre les mailles. Elle fut obligée de se re concentrer sur cet obstacle. Elle se mit à suivre le filet runique. Sa colère montait contre celle qui avait cantilé ces défenses. C'est celle-là qu'il lui fallait pour atteindre la puissance, celle-là et le porteur de flamme. En attendant, elle était bloquée dans un réseau enchevêtré de fils rouges. La Force Noire se déplaça dans ce qui ressemblait de plus en plus à un labyrinthe. Il y avait des passages, des culs-de-sac, des faux raccourcis. Avec le temps sa colère prenait de l'ampleur. Il lui fallut trouver la faiblesse de la défense. C'est en arrivant presque à son point de départ qu'elle trouva l'autre faille : une porte, une ouverture curieuse, tortueuse et qui était accordé sur un seul être. Elle eut quelques difficultés à en profiter en raison des pierres runiques qui l'encombraient. Elle les annihila au moment où une petite lueur de vie semblait bloquée dans le passage. Trop petite pour valoir la peine de courir après, elle la laissa partir. Elle comprit que ce qui la bloquait le plus était le mélange des runes. Etalant sa conscience à tout l’ensemble de son être, elle chercha les runes qui ne faisaient pas partie de la défense première. Elle découvrit que toutes faisaient partie de ce qui avait été rapporté de la fondation. Cela l’arrangea car elles étaient plus faciles à annihiler. La Force Noire contempla ce qui restait. Elle découvrit un réseau structuré en mailles de runes de défense. Il avait été affaibli par les runes maudites et par les mauvais tracés faits sur les pierres, mais il était encore gênant. Elle se concentra à nouveau sur le premier point de faiblesse. Elle était sûre que là elle pourrait passer. Effectivement, la rune de malédiction avait profondément fragilisé le réseau faisant lâcher une maille. Elle réussit enfin à passer de l’autre côté. Elle se rua en avant vers la proie qu’elle cherchait.

Sintacasha avait suivi les mouvements de cette horreur. Elle connaissait les runes mieux qu’elle et elle avait compris la première que cette entité noire sans nom reviendrait là où il y avait eu la rune de malédiction. Elle se prépara au choc. Pour cela, elle cantila soigneusement des runes qu’elle choisit parmi les plus anciennes connues. Entablu lui avait appris beaucoup. Face à une telle chose, comme sa fille, elle ne trouvait pas de mot pour la nommer, il lui fallait aussi se préparer. Elle quitta ses vêtements. Elle cantila avec soin toutes les runes tracées sur elle, ajoutant la rune d’Entablu, c'est-à-dire son nom secret qu’il lui avait appris lors de leur union. Ainsi prête, elle continua sa cantilation avec d’autres runes, des runes de combat, des runes qui allaient fatiguer son ennemi, l’innommable. Elle entra en transe sachant qu’elle sentirait mieux les évènements. Sa dernière cantilation fut un chant d’amour à sa fille.
La Force Noire déboucha de la haie d’épineux au pied du tertre. Ombre parmi les ombres, elle progressa vers ce qui pour elle était un phare lumineux, la cantileuse. Profitant de l’obscurité sans lune qui régnait, elle bondit, envoyant plusieurs prolongements pour absorber sa proie.
Ils se consumèrent en un éclair de lumière. La Force Noire ne connaissait pas ce qui la traversa à ce moment-là. Elle avait déjà connu des contacts désagréables l’obligeant à chercher d’autres passages, mais ça jamais. Ce fut sa première expérience de souffrance. Ça avait un goût désagréable. Elle se redressa, cherchant à voir ce qu’il y avait entre elle et l’énergie qu’elle convoitait. Avançant prudemment, elle chercha les contours de ce qui la bloquait. Un de ses pseudopodes avançait. Il ressentait une douleur, elle le reculait. Par petites touches douloureuses, elle fit la cartographie de cette nouvelle défense. Vraiment cette cantileuse serait une nourriture goûteuse. A chaque contact blessant avec les runes invisibles pour elle, la Force Noire avait ressenti un spasme brûlant. Son être perverti s’en empara, faisant un but en soi que de souffrir. La Force Noire prenait plaisir à la douleur qu’elle ressentait. Elle renvoya de nouveaux prolongements vers ces lieux de plaisirs malsains. A chaque fois, elle allait plus loin, ressentant une satisfaction à la douleur ainsi ressentie. Elle avait compris que ces runes brûlantes étaient là pour lui consommer de l’énergie, mais ce que ne savait pas la cantileuse, c’est que la souffrance même était jouissance pour la Force Noire. A chaque spasme ; elle se renforçait tout en affaiblissant les runes en face. Vint un moment où elles ne furent plus une barrière à sa progression. Pour la Force Noire, Sintacasha apparaissait comme un geyser de lumière blanche qui l’éblouissait et l’empêchait de voir ce qui était devant. Devenue méfiante, elle ne se rua pas en avant. Elle préféra une approche plus lente, une approche qu’elle devinait plus angoissante pour sa proie. Ça n’en serait que meilleur.

Cantasha paniquait. Vite, il lui fallait aller porter secours à Sintacasha. Elle prit Renatka par le bras pour attirer son attention. Ce dernier, après le récit des réfugiés, surveillait la mise en place des différents brasiers faits pour éclairer. Il savait produire de la lumière, mais ne voulait pas être bloqué sur place pour la générer. Il restait un bon moment avant le lever du soleil. Il fallait que les feux gardent leur puissance tout ce temps s’ils voulaient avoir une chance de repérer l’horreur noire avant qu’elle ne les détuise. Quand il vit le regard de Cantasha, il la serra dans ses bras voulant la rassurer, mais elle se dégagea vivement :
- Vite, vite, Sintacasha a besoin de nous !
- Oui, Cantasha, mais on ne peut pas partir comme cela. Il faut un plan.
- Mais tu ne comprends pas, elle va tuer Mamaman.
- Je sais le risque mais je ne veux pas te perdre aussi. Elle m’a tué deux fois et sans la rune de Corc, je ne serais plus là.
- Mais je suis plus forte qu’elle.
- Je sais Cantasha, mais sais-tu ce que tu vas faire quand tu vas rencontrer cette horreur ?
- Je vais prononcer les runes de mort.
- NON ! Elle se nourrit de mort, elle est la mort. Tu ne peux pas cantiler ces runes devant elle, sinon tu lui donneras la victoire.
- Ce n’est pas possible, il doit y avoir un moyen.
- Connais-tu des runes de vie ?
- Elles sont nombreuses celles qui aident à la vie.
- Non Cantasha, pas celles qui aident, celles qui sont vie, couleur, joie.
Un timide sourire apparut sur le visage de Cantasha.
- Oui, je vois ce que tu veux dire. Je peux essayer certaines runes pour cela.
- Tu n’auras pas beaucoup de temps. La chose est rapide.
- Oui, mais il faut agir vite. Emmène-moi !
Renatka ne savait plus quoi dire. Partir comme cela pour combattre cette chose innommable sans savoir ce qu’on allait faire lui avait coûté très cher. Il avait peur pour la vie de Cantasha, plus que pour la sienne. Il la comprenait aussi. Savoir que ceux qu’on aime allaient mourir était trop difficile à supporter. Il était dans l’incertitude. Sans Cantasha, le monde n’avait aucune chance. Il ne voyait pas comment lui pourrait lutter contre cette horreur. Il en était là de ses réflexions quand Cantasha lui redemanda fermement de l’emmener pour secourir Sintacasha.
- Ne pars pas !
Sifréma venait d’intervenir en se jetant à genoux aux pieds de Cantasha.
- Tu es notre maîtresse enchanteresse. Sans toi la fondation n’est plus ! Je comprends ta peur et ta peine mais tu ne peux pas laisser les cantileuses sans personne pour les guider.
- Je t’entends Sifréma, mais je ne pourrais pas me pardonner d’avoir laisser Sintacasha sans aide face à un tel danger.
- Quand le démon est arrivé, et cette chose est pire que le démon, je me suis sentie envahie par toutes les pensées les plus noires de ma vie. Ton cœur est-il assez pur pour lutter contre eux ?
Cantasha ne dit rien. Elle sentait la peur, la colère, la peine bouillonner en elle. Aurait-elle suffisamment de paix intérieure pour cantiler ce qui doit être cantilé ?
- Sifréma, ta faute est grande, mais voici la peine qui va pour elle.
Sifréma se prosterna encore plus bas. Les autres cantileuses firent cerclent autour d’elles. Parlant la langue runique ancienne, Sifréma dit :
- Je t’écoute Maîtresse. Je ferai ce que tu me diras.
Cantasha lui répondit dans la même langue.
- Je pars combattre l’innommable. Ma décision est irrévocable. Je sais qu’il n’y a pas d’autre chemin. Tu prendras la responsabilité des cantileuses. Vous viendrez sur mes pas pour combattre si je ne réussis pas. Tu as suivi les runes noires, maintenant tu as ouvert les yeux de ta connaissance, alors ta rédemption viendra des runes de vie que tu cantileras pour le bien de toutes. Prends cette enfant avec toi. Elle est comme une rune de chance. Elle a su venir, elle saura te conduire là où nous avons rendez-vous. Qu’ainsi tu sois celle que tu dois être.
Les cantileuses mirent genou à terre en entendant la formule rituelle de la fin du jugement. Cantasha se tourna vers Renatka.
- Maintenant, allons !

Les cantileuses firent de leur mieux en suivant les instructions de Sintacasha. Elles firent reculer tout le monde vers les bâtiments de la Maison des accueillis. Puis se retournant, elles unirent leurs voix pour cantiler et danser du mieux qu’elles pouvaient les runes de défenses. Elles se doutaient que ce qu’elles faisaient n’avait pas la puissance de ce qu’aurait pu faire la maîtresse enchanteresse. Elles firent de leur mieux. Toujours suivant les ordres, elles firent s’armer de haches, de faux, de faucilles tous ceux qui pouvaient. Ainsi équipés, ils s’attaquèrent à la barrière d’épineux, seule manière de fuir.

Sintacasha ne craignait pas la mort. Elle avait vécu longtemps. Elle avait connu l’amour. Encore aujourd’hui, son cœur était rempli de l’amour d’Entablu. Sa mort l’avait beaucoup touchée. Le rejoindre ne lui faisait pas peur. Elle avait accompli ce qu’elle devait accomplir, passé le flambeau de la direction de la fondation à celle qui pourrait la conduire vers l’avenir. Elle pensait toujours qu’elle n’était pas celle qui pourrait mener les réformes. Elle avait trop longtemps dirigé le monde des cantileuses pour pouvoir inventer du nouveau. La nomination de Sifréma était une erreur mais qui s’était révélée favorable. Son cœur avait de nouveau battu d’amour pour quelqu’un d’autre. Ces derniers temps passés avec Cantasha l’avait fait irradier de bonheur. Aujourd’hui, comme Entablu, elle allait donner sa vie pour que vive sa fille, signe d’avenir. Bien sûr elle appréhendait un peu ce qui allait arriver. Elle n’était plus celle qui pouvait cantiler les cinq runes sacrées. Elle était elle, pleinement elle. C’est dans cette unité intérieure qu’elle allait affronter le monde du mal.

Forte de sa jouissance perverse, la Force Noire s’avança. Devant elle, tel un phare, se tenait la cantileuse. Elle vit derrière des barrières runiques se dresser. Devant la pâleur de leur structure, elle méprisa celles qui les avaient dressées. Tout cela n’était que de la piétaille qu’elle absorberait plus tard. Elle dressa sa noirceur devant la forme lumineuse. Elle voulut connaître le plaisir de faire peur. Se balançant tel un serpent devant sa proie, elle essaya de percevoir dans la colonne de lumière qui lui faisait face, les traits sombres de la peur. Elle eut la déception de ne rien trouver. Se déployant, elle engloba le tertre et celle qui était dessus. La lune se leva, révélant le noir de la Force.

La cantileuse restée en sentinelle, partit en courant prévenir les autres. Elle avait vu disparaître Sintacasha dans l’horreur noire. La lumière lunaire qui avait brutalement éclairé la scène ne laissait aucun doute. Tout le tertre était devenu plus sombre que la nuit la plus noire. Apprenant la nouvelle, tous redoublèrent d’effort. La peur leur tenaillait le ventre. Ils avaient déjà ouvert un brèche dans la barrière épineuse, mais auraient-ils le temps de finir avant l’arrivée de la chose immonde qui allait les poursuivre.
La Force Noire avait recouvert Sintacasha de sa nuit intérieure. Elle était sûre de sa puissance. Elle envoya des pseudopodes pour prendre possession de l’énergie de sa proie. Ceux-ci entrèrent en contact avec ce monde de lumière sans pouvoir le pénétrer. La Force Noire n’avait jamais connu cette situation. Elle avait toujours rencontré une faille, un petit trait sombre pour lui servir de porte d’entrée. Il ne lui restait plus alors qu’à forcer le passage pour profiter de l’énergie de ceux qu’elle touchait ainsi. Cela lui évoquait le contact avec les runes de défenses qu’elle venait de traverser. Là aussi, elle avait trouvé une faille, une erreur. Elle était devant un mystère. Cela la fit enrager. Etre protéiforme, la Force Noire était étalée sur une grande distance. Une partie d’elle était restée accrochée à la paroi pendant que le reste se déplaçait. Cela ne lui était possible que parce qu’elle avait rencontré des proies tout au long du trajet. Elle décida de se rassembler pour absorber cette énergie qui se refusait. La pression qu’elle exerça sur sa prisonnière augmenta au fur et à mesure que la Force noire se mettait en boule.
 
Renatka prit Cantasha contre lui. Elle était tendue comme un arc. Il se rappela certaines péripéties lors de leur voyage vers la fondation. Ils s’éloignèrent un peu. Quand ils furent seuls, elle se détendit un peu.
- J’ai peur.
- Moi aussi.
- Tu crois qu’on va mourir ?
- Peut-être, mais nous serons ensemble.
Loin de la lumière des feux, Cantasha mit ses bras autour du cou de Renatka. Dans la nuit noire, ils s’envolèrent. De haut la maison des accueillis était faiblement visible à cause des lumières dans le verger. C’est là qu’ils se posèrent à nouveau. Près de la haie, il y avait du bruit et des lumières. Ils s’approchèrent. Pendant que certains tenaient des torches d’autres taillaient dans la masse de la végétation. Cantasha prit la parole.
- Qu’est-ce qui ce passe ?
- Ah ! maîtresse enchanteresse, c’est vous. L’enchanteresse Sintacasha nous a donnés l’ordre de fuir pendant qu’elle se battait avec la chose innommable qui nous attaqués cette nuit.
- Où est-elle ?
- Nous avons cantilé sur son ordre les runes de défenses pour l’isoler. Elle est derrière avec la chose.
Cantasha tourna le visage vers Renatka. Malgré le peu de lumière, il put y lire la colère. Il prit lui aussi la parole :
- Poussez-vous ! Poussez-vous tous ! Laissez-moi faire.
Quand ils se furent tous écartés du passage, Renatka levant la main, ouvrit une brèche dans la haie qui n’était plus protégée par les runes. Dès qu’ils virent le passage ouvert, tous les accueillis s’y engouffrèrent. Les cantileuses restèrent la torche à la main. Elles se tournèrent vers Cantasha.
- Rejoignez l’enchanteresse Sifréma qui est dans la grotte ouverte sous la fondation ou sous ce qui reste de la fondation. Elle vous donnera des instructions. Mais surtout ne marchez sur rien qui soit sans couleur. Utilisez vos torches.
Cantasha ne les regarda même pas partir. Elle se retourna vars le tertre et avança en essayant de voir dans la nuit.
- Attends-moi ! dit Renatka.
Cantasha s’arrêta. Il lui prit la main. De sa main libre, il fit naître un peu de lumière pour éclairer devant eux. Il sentit Cantasha cantiler. Il s’immobilisa attendant qu’elle ait fini.
- J’ai mis une protection autour de nous.
- Je peux mettre plus de lumière.
- Oui. Devant nous, il y a la barrière de défense que les cantileuses de la Maison des accueillis ont faite. Sintacasha et l’innommable doivent être derrière. Je sens quelque chose sur le tertre devant. Cette force est une horreur. Je ne sens plus Mamaman, il y a trop de mauvais dans cette chose.
Renatka alluma toute la partie devant eux d’un large geste de la main. Dans la lumière crue qu’il fabriquait le jardin apparut étrange, peuplé d’arbres et de plantes improbables. Quand le faisceau lumineux toucha le tertre, ils poussèrent un cri. Une boule noire comme une porte sur le néant palpitait devant eux.
La Force Noire mettait tous ses efforts à circonvenir cette cantileuse qui se refusait à elle. Elle s’était centrée sur cet obstacle à sa volonté. Elle ne remarqua pas tout de suite l’arrivée de Cantasha et Renatka. Il fallut que la lumière la touche pour qu’elle s’intéresse à autre chose qu’à Sintacasha. La nuit touchait à sa fin. La couche de nuages s’amincissait mais la lune était couchée. La nuit était encore très noire même si un espoir de couleur vers le levant laissait pensée à l’aurore. Sentir autant d’énergie à sa portée affola les sens de la Force Noire. Ils se croyaient protégés derrière la mince barrière des runes des autres cantileuses. Analysant la situation, elle se dit qu’elle pouvait d’un coup absorber les trois si elle s’y prenait bien. Elle était certaine de faire céder celle qui se refusait en attaquant les autres. Entre la cantileuse et le porteur de flamme, quelle était la proie la plus facile ? Mais avant d’attaquer, il lui fallait savoir ce qu’ils allaient faire. Si par hasard, ils baissaient les défenses runiques, elle pourrait attaquer la porteur de flamme dont elle devinait qu’il n’avait certainement pas le pureté des cantileuses entraînées depuis leur plus jeune âge à se purifier pour être digne de cantiler les grandes runes. La situation plut à la Force Noire. Elle les sentit bouger. Se focalisant sur les plans énergétiques, elle les perçut comme de brillantes étoiles. L’homme était effectivement moins unifié que la femme. Elle sentait en lui la puissance des glyphes, de ceux qui lui avaient un jour échappé quand un grand être avait mis à mal son plan. Oui vraiment, il était la bonne voie pour se venger et détruire les cantileuses. Elle essaya d’analyser la femme, mais la Force Noire était trop gênée par sa brillance pour le faire. C’était comme vouloir regarder le soleil à l’œil nu.
Renatka était partagé sur ce qui convenait de faire. Il éclairait ce ! cette ! En lui revenait la peur du contact qu’il avait déjà connu par deux fois pendant les cycles de la rune de Corc. Il ne savait même pas s’il était en danger tout de suite ou après que la barrière des runes ait été supprimée.
Toute la volonté de Cantasha était tournée vers la destruction de cette innommable qui en voulait à sa Mamaman. Elle n’avait pas eu le sentiment de la disparition de Sintacasha, mais elle ne la voyait pas. L’inquiétude prenait sa place dans son cœur. Elle tenait fermement la main de Renatka. Cela lui évoqua le monde de Corc. Elle comprit aussi pourquoi Sifréma avait cantilé la rune interdite. Elle se posa la question de ce qu’ils devaient faire. Entre eux et la chose, la dentelle runique, qu’avaient dressée les cantileuses de la maison des accueillis.
Elle décida de s’en servir. Elle s’en ouvrit à Renatka.
- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Tu es plus forte que ces runes qui pourraient être détournées par la chose. Ressens-tu Sintacasha ?
- Non, tout mon esprit est occupé par la vision de cette horreur.
- Chante pour elle, je modulerai le vent comme toi.
Cantasha commença à cantiler en runes anciennes tout doucement. Renatka mit l’air en mouvement au même rythme que la cantilène. Voyant leur unité, Cantasha augmenta la puissance de sa voix, l’air se mit à vibrer autour d’elle faisant résonner son corps en unité avec sa voix.
La Force Noire qui espérait voir les runes de défenses tomber, fut déçue d’entendre le chant. Elle n’y ressentait aucune puissance. Ils venaient la combattre avec une berceuse. Elle ne comprenait pas ce qu’ils faisaient. Elle était sûre qu’à travers cela, ils l’attaquaient, même si elle ne voyait pas comment. Quand le chant prit de l’ampleur, elle ressentit l’air vibrer. Ce n’était pas la femme qui manipulait la puissance mais l’homme. Même si elle n’était pas matérielle, la Force Noire interagissait avec. La vibration de l’air, qui gagnait en puissance, la traversait. Elle ressentit en elle la colonne lumineuse entrer en résonance avec le chant.
Sintacasha, enfermée dans le noir, sentait la pression s’exercer sur son esprit pour la faire céder. Elle répétait comme un mantra la rune de l’unité. Seulement la nuit profonde dans laquelle elle était et l’isolement sensoriel ne lui laissaient que peu d’espoir de s’en sortir.
Elle fut surprise du mouvement qu’elle ressentit. Cette vibration lui évoquait des runes. Elle fixa son attention dessus. C’était bien un chant en runes anciennes. Cantasha était là avec Renatka, juste là, à portée de la Force Noire. Ils étaient en danger. Pour les prévenir, Sintacasha décala ses gestes et perturba la vibration, remodulant autrement ce qui lui arrivait. Elle savait qu’ainsi sa vibration arriverait à Cantasha. Elle y mit tout son savoir. La suite de la modulation devint dialogue.
La Force Noire lança son attaque voulant profiter de la fin de la nuit. Après il y aurait trop de lumière. Si l'homme éclairait le tertre, il laissait beaucoup de zones d'ombres. Elle profita de celles-ci pour envoyer une extension afin de le capturer. Ne voulant pas faire de mouvements trop brusques, elle prit un peu de temps pour se mettre en position d'attaque. Quand elle fut juste derrière la barrière de runes, elle se prépara. D'un coup, elle se déploya, se heurta aux fils rouges pâles des runes cantilées sans puissance, qui ne l’arrêtèrent pas. Il y eut un bref flamboiement quand elle les traversa. C’est à peine si elle fut ralentie. L’homme, tout à sa modulation du vent, était à sa portée. Elle accéléra…
Renatka était très attentif à la cantilène de Cantasha. Il avait senti la variation dans le rythme de ce qu’il amplifiait. La main de Cantasha avait serré plus fort la sienne. De la joie était apparue dans son chant. La nuit finissait. Renatka maintenait de la lumière sur la chose. Plusieurs fois, il avait cru la voir bouger, mais ombre sur ombre, il n’en était pas sûr. Il y eut comme un scintillement sur sa droite. Dirigeant sa main dans cette direction, il projeta un mur de sable, de chaux et d’eau. Il sentit la pression lorsque quelque chose heurta ce mur. Éclairant dans cette direction, il vit comme un serpent noir rebondir et revenir vers lui. Il dirigea un nouveau jet de matière vers cette tête qui le visait. Une nouvelle fois, il ressentit le choc. Élargissant la lumière du mieux qu’il pouvait, Renatka cherchait l’extension de la Force Noire. La panique commençait à prendre possession de lui. Elle arriva d’en haut, il se protégea de nouveau, puis par le bas, il la bloqua encore. Les murs qu’il faisait n’avaient pas le temps de se solidifier. Il la vit arriver droit devant lui, il réagit, d’instinct il para sur sa droite la deuxième extension. Il n’allait pas tenir comme cela…
Cantasha serra plus fort la main de Renatka quand elle entendit la modulation lui revenir. Sa Mamaman était vivante, prisonnière de l’innommable mais vivante. Elle entama le dialogue. Sintacasha lui transmit du savoir à l’état pur par des runes que Cantasha n’avait jamais entendues avant. Elle comprit la nature de la Force noire, pourquoi Sintacasha pouvait lui résister et pourquoi elle ne pourrait pas. Elle allait lui demander de s’expliquer quand Renatka bougea violemment. Elle regarda et vit les pseudopodes noirs danser un ballet de mort autour de son bien-aimé. Renatka ne lui avait pas lâché la main. Elle ne pouvait pas cantiler comme il aurait été nécessaire. Elle tira sur sa main pour se dégager. Elle prépara dans sa tête les runes à cantiler pour aider Renatka. Un instant, elle avait besoin d’un instant…
Renatka sentit que Cantasha voulait sa main. Comme plusieurs extensions le menaçaient, il lâcha sa bien-aimée et des deux mains se défendit. A l’abri momentanément derrière une barrière de sable, il jeta un coup d’œil vers Cantasha. Il poussa un cri d’horreur. Une extension arrivait droit sur elle.
La Force Noire était certaine de sa victoire. Elle avait été surprise par la projection de matière solide que l’homme lui avait opposée. Elle avait vite perçu que ces murs ne tenaient pas. Il fallait un temps qu’elle n’allait pas lui laisser. Elle multiplia ses attaques puis ses attaquants. Son premier succès fut de les séparer. Avoir l’homme n’était plus qu’une question d’instants, elle en profita pour foncer sur la femme en venant de l’autre côté. Au moment où le soleil se levait, elle allait toucher au ventre la cantileuse de puissance et jouir de son triomphe.
Cantasha venait juste de libérer sa main. Elle se tourna pour cantiler la rune prévue. Devant elle, un noir pseudopode arrivait comme une flèche. Il la toucha en plein ventre. Elle sentit l’horreur la toucher. La rune de défense tatouée sur son corps encaissa le choc et entra en vibration. La cantilène d’amour premier retentit, disloquant l’attaquant. Cantasha fut projetée en arrière. Renatka n’eut que le temps d’ouvrir les bras pour récupérer ce corps qui tombait.
La Force Noire se coupa elle-même de son extension qui se pulvérisait sous la force de la cantilène runique, pour mieux repartir à l’assaut.
Le soleil se leva, éclairant le tertre et le champ de bataille. Arrivant vers la maison des accueillis les cantileuses et les armées des petits et du peuple de la terre faisaient mouvements. Sifréma tenait par la main une enfant qui ne demandait qu’à courir pour sauver Cantasha. Ils étaient tous en ordre de bataille. Tinchentaka brillait à la main du roi soldat du peuple de la terre. Ils savaient qu’ils n’avaient pas le choix. Il leur fallait défendre la vie.
Le seigneur des mondes noirs avait perdu le contact avec sa reine quand elle était advenue au monde réel grâce à Takachoughaa et au sorcier. Il avait eu besoin de temps pour comprendre que les glyphes qu’il avait appris des siècles plus tôt aux gendailleurs et qui étaient récités tel un mantra par Sisgriuk, avaient agi comme un aimant sur la Force Noire. Quand il avait voulu prendre contact avec le grand démon, il avait échoué plusieurs fois. Il avait senti que la trame du temps était perturbée. Lors d’un essai suivant, il s’était heurté aux liens qui emprisonnaient Takachoughaa. Un esprit de lumière avait agi. Ce n’était pas le signe qu’il attendait. La Force Noire avait donc besoin de lui jusqu’à ce qu’elle soit assez forte pour gouverner le monde. Il fit appel à ses troupes. Une foule d’esprits démoniaques répondit. Il ouvrit une antique porte qui donnait dans la forêt. Quand l’aube arriva une armée d’esprits malfaisants marchait vers la maison des accueillis pour défendre leur reine.

Renatka regardait Cantasha. Elle avait été touchée par la noire extension de l’horreur. Inattentif au monde extérieur, il laissa retomber ses fragiles murs de défense. La Force Noire lança une dizaine de tentacules, certaine qu’il ne pourrait tous les arrêter. Les larmes dans les yeux, il créa un dôme de pierre qui les enferma tout en les protégeant…un temps. Il savait qu’il n’avait pas réussi à faire une pierre parfaite. La Force Noire allait trouver les failles. Dans le noir où il les avait plongés, Renatka sentit respirer Cantasha. Elle avait été touchée et elle avait résisté. Il en pleura de joie. La berçant, il l’embrassa.

La colère de la Force Noire s’acharna sur cet igloo de pierre. Il y avait une faille dans cette défense, elle le sentait. Multipliant ses palpes, elle chercha le passage. Il lui fallait faire vite. Elle savait la cantileuse capable de la contrer. Recouvrant la pierre de sa présence, elle trouva le passage contre le sol. Elle s’y engouffra.
Sintacasha avait chanté les runes du savoir pour sa fille. Elles avaient dialogué à travers l’horreur qui les séparait. Maintenant, elle avait peur pour sa fille. Un souvenir lui revint en mémoire. Il datait du temps lointain de sa vie avec Entablu. Celui-ci lui avait chanté, une nuit, pendant qu’elle dormait, une rune secrète. Il lui avait expliqué le matin à son réveil.
« Quand tout sera noir, alors souviens-toi de ce matin et chante ma rune. Ce que j’ai cantilé pour toi cette nuit t’apparaîtra et tu sauras. »
Sintacasha se concentra sur la trame des forces autour d’elle. Malgré la noire présence qui la retenait, elle pouvait les ressentir. Plus très loin, vers la falaise de la fondation, venaient les hommes, de l’autre côté, sortant des vieilles portes magiques arrivaient les démons. Cantasha n’apparaissait plus comme un feu. Renatka semblait dans la confusion. La fin était proche. Elle sentait l’impatiente avidité de la Force Noire autour des amoureux. Elle cantila la rune d’Entablu. Son esprit s’ouvrit. Elle connut la source. S’écoulant en elle, la rune royale fut mur muré.
- La nuit peut-elle arrêter la lumière ?
Sintacasha sursauta en entendant cette voix. Elle s’attendait à tout sauf à entendre une voix. Autour d’elle comme un soleil qui se lève, la lumière fut.
- Ton cœur est à moi depuis longtemps. Entablu t’a bien formée. Que ma joie d’aujourd’hui soit ta joie.
- Qui es-tu ?
- Celui par qui ce qui doit advenir advient car tel est mon désir.
- Aurais-tu fait la Force Noire ?
- Non, j’ai créé la lumière. Ce qui n’est pas dans la lumière est dans l’ombre. A chacun de dire s’il veut être dans la lumière ou dans l’ombre.
Renatka sentit l’horreur pénétrer son dernier refuge. A la lueur qu’il avait allumée, il vit des pseudopodes se glisser tout autour d’eux. Ils allaient finir là, sans avoir eu simplement le temps de s’aimer. Ses larmes devinrent de peine. Quand ils frappèrent, Renatka rentra la tête dans les épaules... Rien. Il ouvrit les yeux pour découvrir la noirceur à un doigt de son visage. Regardant autour de lui, il vit que le corps de Cantasha brillait. Observant mieux, il comprit que la rune tatouée sur son ventre éclairait l’abri de pierre… Plus. La lumière issue de la rune repoussait la Force Noire. Comme la nuit se dissipe devant le lever du soleil, elle se dissipait devant la lumière qui irradiait du tatouage runique de Cantasha. La prenant dans ses bras, il se redressa. Faisant voler en éclats ses murs inefficaces, il se retrouva dans la lumière de l’aube. Il regarda le tertre. Sous la masse ténébreuse, la lumière s’écoulait comme un ruisseau remplissant le paysage au fur et à mesure de son ruissellement. La Force Noire était agitée de convulsions et de soubresauts comme si elle cherchait à fuir ce qui lui faisait mal.

Le roi des armures qui marchait en tête de ses troupes, arrivant à la brèche que Renatka avait ouverte dans la haie d’épineux, s’arrêta devant ce prodige. Tinchentaka s’illumina avant même que la lumière ne la touche. Sifréma et les cantileuses qui le suivaient, marquèrent le pas, elles aussi. Sifréma voyant ce débordement lumineux, dit :

- La rune royale a été dite. Nous sommes devant celui qu’elle appelle.
Entendant cela, toutes les cantileuses se prosternèrent. Ce fut comme une vague qui se propagea. Même si ceux qui suivaient n’avaient pas entendu les paroles prononcées, ils mirent tous un genou à terre. Le roi des armures resta seul debout comme sidéré. Se retournant, il vit que tous s’étaient agenouillés. Posant sa grande hache de combat au sol, il fit de même.

Le seigneur des mondes noirs faisait presser ses troupes. Les évènements ne se présentaient pas comme il le souhaitait. Avec tous ceux qu’il amenait, il voulait influer sur ce qui allait arriver. Encore un peu et il serait en vue de la maison des accueillis. C’est là qu’était la Force Noire. C’est là qu’il lui faudrait l’aider. Ils débouchèrent dans l’espace dégagé par la coupe des gendailleurs. Il allait donner le signal de la charge quand il le vit. Au milieu du chemin qu’ils suivaient, il était là. L’être de lumière était debout, seul face à eux tous. Toute la troupe démoniaque s’arrêta. Personne ne voulait être le premier à l’affronter. Le seigneur des mondes noirs lança immédiatement une attaque. L’énergie vola tel un sombre trait vers Netkilyte. Celui-ci leva un de ses membres. Quand elle le toucha, le projectile d’énergie noire disparut simplement comme disparaît l’ombre en plein midi.
- Tu es sans force devant moi. Je peux te proposer la paix au lieu de la guerre, la lumière au lieu de la nuit.
- Et perdre ma puissance ? Jamais.
- Tu as tort, seigneur des mondes noirs. Mon maître est ici, et il sait ton nom. Tout ce qui est dans la nuit, il le révèle.
Entendant cela, tout seigneur qu’il était, il prit peur. Il vit derrière Netkilyte, la lumière qui commençait à se répandre tel un fleuve. L’être de lumière disait vrai, son maître était là. Le Seigneur des mondes noirs dit une incantation et disparut. Netkilyte se mit à rire. C’en était trop pour tous les malfaisants qui étaient restés là. Ils se mirent à fuir.
 
Le soleil levant faisait flamboyer le ciel, éclairant la maison des accueillis de pourpre et de jaune d'or. Plus intense encore la lumière qui s’écoulait du tertre faisait briller toutes choses. Les couleurs éclataient dans une symphonie dont le contraste était rehaussé par la proximité de la Force Noire. L'air était devenu plus léger à respirer. Renatka, tenant Cantasha dans les bras, regardait autour de lui la transformation soudaine du cauchemar en rêve éveillé. Lentement une forme apparut, drainant le fleuve lumineux. Bientôt elle dépassa les arbres. Renatka se dit qu’elle touchait au ciel. Il y avait maintenant une colonne de lumière devant lui. Cantasha bougea. Voyant qu’elle reprenait conscience, Renatka lui fit poser les pieds par terre sans lâcher sa taille. Sous les yeux du couple enlacé, la forme, une allure vaguement humaine. Derrière, sur le tertre, une masse noire se tassait petit à petit laissant apparaître la silhouette d’une femme. Cantasha reconnut sa mère. Elle voulut courir vers elle. La forme fit un geste, l’arrêtant sur place.
- Non, il est préférable que tu restes près de lui, Cal…ent…blu.
Cantasha sursauta. La forme devant elle avait osé prononcer une des cinq runes sacrées avec les tonalités secrètes. Puis le sens de la phrase la pénétra. Celui qui avait cantilé la rune sacrée l’avait utilisée pour la désigner elle. La pensée explosa dans sa tête : elle était en présence du maître des runes, celui que désignait la rune royale. Elle se laissa tomber à genoux, entraînant Renatka dans sa descente, tout en murmurant :
- Le Maître des runes !
- Tu as encore à apprendre, Cal…ent…blu. Je te fais confiance, tu trouveras le chemin. Celui que tu as choisi et qui t’a choisie, t’enseignera aussi. Il est nécessaire que vous soyez deux pour le chemin qui va advenir pour vous. Il est nécessaire parce que je suis double.
Un sourd gémissement se fit entendre. Il venait de la masse noire au pied du tertre qui était prisonnière d’un filet de lumières multicolores. L’être double se retourna vers la Force Noire. La lumière qui l’entourait s’adoucit.
- Maintenant qu’elle est advenue dans votre monde, et qu’elle a goûté à l’énergie des runes, elle ne peut repartir dans un autre lieu. Je vais sceller sa prison ici. La fondation a été un lieu de haute spiritualité pendant longtemps. Cela protègera la terre. Puis viendra le temps où la Force Noire aura usé cette protection, alors de nombreux changements auront lieu ici. La terre deviendra inhospitalière et froide comme elle. Alors sa puissance pourra être réveillée.
- Pardonne-moi, Maître des runes, mais ne peux-tu pas la faire disparaître ?
- Tu parles sans savoir, porteur de glyphes. Je ne sais pas tuer.
- Alors, nul ne peut nous en délivrer.
- Tu parles encore sans savoir. Le jour où les tous les hommes auront un cœur pur, alors elle disparaîtra par manque de nourriture. En attendant ce jour, elle restera dans ce monde. Tu vas m’aider dans ma tâche, porteur de glyphes. Tu seras celui qui va sceller la pierre qui la retiendra.
- Je suis à tes ordres.
Depuis la brèche dans la haie, les témoins voyaient une aura de lumière devant le couple de Cantasha et Renatka. Ils entendaient comme des grondements de tonnerre auxquels répondait la voix humaine de l’un ou de l’autre. Dans ce halo brillant, ils ne distinguaient rien. Un peu derrière, une ombre palpitait. Un silence fait de respect et de crainte s’était répandu sur les présents. C’est à peine s’ils osaient lever la tête.
Cantasha leva les yeux vers la forme éblouissante de l’être double. Elle ne savait comment s’adresser à lui.
- Parle, Cal…ent…blu. Que la crainte soit étrangère à ton cœur. Tes paroles seront toujours bien accueillies.
- Mamaman…, pardon, Sintacasha que va-t-elle devenir ?
- Ta Mamaman a choisi voici longtemps la voie de la lumière comme celui qui fut son compagnon. Entablu est entré dans ma lumière en cantilant ma rune pour te protéger. Ta Mamaman était dans la lumière et parce qu’elle était dans ma lumière, elle a cantilé mon nom runique pour te protéger. L’un comme l’autre ont accompli leur vie en donnant tout pour que tu vives. Laisse-les venir avec moi. Jamais plus ils ne connaîtront les ténèbres.
Les larmes se mirent à couler sur les joues de Cantasha. Descendant du tertre, la silhouette presque translucide de Sintacasha approcha. D’une voix qui semblait lointaine, elle s’adressa à Cantasha.
- Ne pleure pas, ma fille, ma petite fille. Tu as comblé mon cœur bien au-delà de tout ce que j’avais pu imaginer. Ces derniers temps passés en ta compagnie furent le début de mon paradis. L’être double t’a nommée. Je présentais ton nom secret. Ta nature était trop runique pour que tu ne sois qu’une maîtresse enchanteresse de plus. Tu cantilais avec tant de bonheur les vieilles runes et tu as tant de liberté en toi que tu pourras être le nouveau guide dans ce monde qui s’annonce.
- J’aurais tant aimé te côtoyer encore, profiter de ton savoir et de tes conseils.
- Je comprends cela, ma fille, mais les évènements en ont décidé autrement. Ne pleure pas sur moi, je vais dans la lumière rejoindre celui que j’aime tant. Ne pleure pas sur toi, si nous ne nous verrons plus, je serai dans ta lumière de tous les jours. Maintenant, va et vis ! Deviens celle que tu es !
Ces dernières phrases furent presque inaudibles tellement la voix qui les disait s’était éloignée. Dans la lumière de l’être double, se fondait une silhouette porteuse de la robe des enchanteresses.
 
 
La Force Noire palpitait de rage et d'impuissance. Face à la lumière pure, elle ne pouvait lutter. Sintacasha lui échappait car elle connaissait la rune royale et avait pu la cantiler. La Force Noire pensa qu'il lui faudrait effacer cette possibilité pour avoir le pouvoir. Aujourd'hui elle perdait la partie. Elle enrageait pour cela mais elle ne s'avouait pas vaincue. Le temps n'avait pas de valeur pour elle, en tout cas pas la même valeur que pour les hommes. Elle obtiendrait ce qu’elle voulait. Sa mémoire dépassait tout ce que pouvait imaginer les habitants de ce monde. Prisonnière de l’être double, elle se sentait bouger. Sa proximité était une souffrance. Il l’avait déjà enfermée une première fois, il allait recommencer. Elle s’échapperait encore une fois et remporterait la victoire. Bien que réduite à l’immobilisme, elle n’était pas complètement impuissante. Sa nature affectait tout ce qui l’entourait. Ce qui était noir viendrait à elle. Alors elle reprendrait des forces, et pourrait reprendre pied dans ce monde.
L’être double avait bougé. Portant le fardeau de la Force Noire, il avait dirigé ses pas vers la falaise de la fondation. Cantasha et Renatka le suivaient. Devant eux, tous s’écartèrent respectueusement. Après s’organisa la procession. Les cantileuses, puis les soldats, dans un silence que troublait le bruit des armures, avancèrent eux aussi dans la même direction. Ils pénétrèrent ainsi dans la grotte. Tous les êtres vivants nocturnes fuirent l’endroit. Renatka avait toujours éclairé l’espace souterrain par morceau. L’entrée de l’être double se traduisit par l’irruption du soleil sous la terre. Là où il était, il n’y avait plus d’ombre. Regardant autour de lui, il choisit un espace assez dégagé près du fond. Il s’arrêta et posa son fardeau au sol. La procession s’arrêta à l’entrée. Tous se rangèrent du mieux qu’ils pouvaient pour voir ce qui se passait. Le grondement de la parole de l’être double reprit :
- Viens porteur de glyphes.
- Parle, Maître des runes, je t’obéirai.
- Utilise tes pouvoirs et fais advenir une terre noire et métallique. Qu’elle fasse une boîte assez grande pour contenir celle qui est le malheur et la nuit.
Renatka se mit à l’œuvre. De ses mains jaillissaient comme une lave se répandant sur le sol.
- Cal…ent…blu, viens près de moi.
Cantasha s’approcha de l’être double.
- Nous allons cantiler ensemble, Cal…ent…blu, la rune qui scellera la prison de celle qui veut la nuit et la mort.
- J’obéirai, mon Maître, père de toutes les runes. Mais suis-je assez forte pour réussir ce que tu me demandes ?
- Nul besoin de force, Cal…ent…blu. Ta voix est ce qui est harmonie. Tu vas cantiler le nom de celle qui espère le mal. Je serai celui qui vient en contrepoint. De nos runes conjointes sortiront les liens puissants qui garderont fermée la prison de roche.
Renatka avait fait une sorte de cuve noire et brillante. L’être double déposa la Force Noire dedans. Il invita le porteur de glyphes à sceller la cuve. Pendant que de nouveau la matière jaillissait des mains de Renatka, il invita Cantasha à cantiler.
Pour ceux qui étaient à l’entrée de la grotte le spectacle était impressionnant. Dans un bruit assourdissant, ils avaient vu Renatka faire jaillir de la matière, maintenant, ils entendaient l’étrange concert d’une voix féminine et d’un puissant tonnerre. Sifréma pleurait de joie. Jamais elle n’avait espéré entendre ce qu’elle entendait, ni voir ce qu’elle avait sous les yeux. Les autres cantileuses étaient dans le même état d’esprit. Elles entendaient la cantilène de la souffrance de l’homme comme jamais. Sifréma murmura sa propre voix. Elle se sentit accueillie par le tonnerre qui tint compte de son murmure. Osant plus elle cantila ouvertement. L’écho de la voûte lui renvoya un grondement en accord. Une autre enchanteresse ajouta sa mélodie runique, puis une autre, puis toutes les cantileuses firent chœur pour dire la rune de la souffrance de l’homme.
Il y eut un dernier grondement lorsque le dernier morceau de roche fusionna avec le couvercle, scellant ainsi la prison de la Force Noire. Le silence se fit. La lumière doucement partit.
Cantasha prit la main de Renatka.
- C'est fini!
- Oui, le cauchemar est fini.
Le vide s’installa en eux. La tension était retombée. Dans la grotte, au milieu de la pénombre, ils revenaient à la vie toute simple. La guerre était finie, celle qui était le malheur des hommes était enfermée. Une pensée arriva dans l’esprit de Renatka : « Je suis vivant, alors que tant d’autres sont morts. Pourquoi ? »
La main de Cantasha le sortit de sa rêverie.
- Viens !
Elle l’entraîna vers la lumière du jour. Le soleil en plein zénith éclairait la plaine et la falaise. Devant eux, tous s’écartèrent. Ils s’arrêtèrent sur le seuil de la grotte, là où le soleil les toucha. Quel allait être l’avenir ? La question de ce qui devait être fait se posa avec acuité à leurs esprits.
L’ovation les prit au dépourvu. Elle commença timidement pour finir telle la vague d’un tsunami. Elle déferla sur tous les présents. Chacun pouvait crier sa joie, son soulagement. Elle dura un long temps puis doucement retomba. Il y eut comme un flottement. Le roi des armures s’approcha presque timidement. Il mit un genou à terre devant le couple et offrit Tinchentaka.
- Relève-toi, roi des armures, du peuple de la terre. Ici nous ne sommes que des hommes.
- Soyez assurés de ma loyauté et de celle de mon peuple jusqu’à la fin des temps.
- Tu as prouvé ta vaillance et celle de ton peuple. Tu n’as pas hésité à te porter à notre secours. Gloire te soit rendu pour ce que tu as accompli. Le peuple de la terre peut être fier. Les peuples de la surface lui doivent leur liberté. Que Tinchentaka soit l’alliance entre nous et que fidèle, elle réponde si la vie l’appelle à son secours. Vos exploits seront chantés sur toute la terre.
Le roi des armures se releva et fit quelques pas en arrière. Michatagoulfa, fils de Santagaltopa s’approcha à son tour. Derrière lui, le peuple des petits, telles des ombres, se tenait debout.
- Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, petit fils de Masantafiga, arrière petit fils de …
Cantasha récita la généalogie complète telle que les annales du peuple des petits l’avaient notée.
- …sois assuré de notre reconnaissance. Vous avez œuvré pour le bien commun avec force et détermination, ruse et discrétion. Que les générations des générations chantent vos louanges et que les annales marquent votre nom en rouge amarante comme le sang que vous avez versé pour sauver la vie. Quelle récompense sera la vôtre ?
- Mon peuple ne demande ni richesse, ni honneur. Il souhaite vivre en paix sur une terre qui serait sienne au même titre que tous les hommes.
- Nous lutterons pour qu’il en soit ainsi.
Michatagoulfa, fils de Santagaltopa se retira. Spontanément chacun vint pour voir le couple. Une longue fille se constitua. La foule passa devant Cantasha et Renatka. Chacun y allait de sa salutation ou de sa génuflexion. Certains ajoutaient le dépôt d’un objet à côté de l’un ou de l’autre. La procession dura jusqu’à la nuit. Sifréma fit interrompre le défilé. Elle invita le couple à rejoindre le campement des enchanteresses au centre de celui des cantileuses. Ainsi protégés, ils purent se restaurer. Dans chacun des gestes de ceux qui les entouraient, ils pouvaient voir la dévotion et la crainte.
- Sifréma !
- Oui, Maîtresse enchanteresse.
- Je ne suis pas, nous ne sommes pas des dieux.
- Je sais, Maîtresse enchanteresse. Mais vous seuls avez entendu le Maître des runes, vous seuls avez été choisis pour accomplir ce qui devait l’être. Partout où vous nous direz d’aller, nous irons.
- Et si je me trompe ?
- Le Maître des runes t’accompagne, tu ne peux te tromper.
Cantasha ne sut que répondre. Partout devant la falaise des feux avaient été allumés. Spontanément des fêtes s’organisaient. Des instruments sortaient. Des joyeuses mélodies s’envolaient. Tous allaient manger, boire et danser pour célébrer la victoire. Elle s’approcha de Renatka :
- Allons nous reposer.
Ils se prirent par la main et s’enfoncèrent dans la nuit. Les étoiles brillaient, la lune n’était pas encore levée. La température était douce. Partout où portaient leurs yeux, ils voyaient des foyers éclairant des fêtes. Renatka cherchait un coin de paix pour être enfin seul avec Cantasha. En avançant, ils rencontraient des gens qui leur faisaient fête. Ils tournèrent ainsi un moment sans autre succès que d’avoir un groupe d’admirateurs qui les suivaient. Cantasha était nerveuse de sentir tous ces gens autour d’elle qui regardait ce qu’elle faisait. Elle aurait aimé de l’intimité mais comprenait ceux qui cherchaient après eux. Renatka se pencha vers elle :
- Tu ne connaîtrais pas une rune d’invisibilité ? Sinon nous ne serons jamais tranquilles.
- C’est une très bonne idée. Prends-moi par la taille et ne me lâche pas.
- Ne crains pas, il n’y a pas de danger que je te lâche.
Les témoins applaudirent quand Renatka la prit par la taille. Cantasha cantila tout bas la rune d’invisibilité et ils disparurent aux yeux des observateurs qui poussèrent des « Oh ! » d’étonnement. Bien vite ceux-ci comprirent que le couple n’avait pas disparu. Des torches furent amenées pour voir ce qui bougeait pendant leurs déplacements.
- Ce n’est pas encore la tranquillité.
- Non mais je crois que j’ai une idée. Mets tes bras autour de mon cou, nous allons partir.
Dès que Cantasha eut entouré le cou de Renatka, celui-ci les souleva. Tout ce que virent les observateurs fut le vent qui déplaçait les feuilles qui étaient par terre. Il y eut des cris de désappointements quand ils comprirent qu’ils s’étaient envolés.
Vu d’en haut, tout le campement était illuminé. Des bribes de musiques et de chants leurs arrivaient. Cantasha demanda :
- Où tu nous emmènes ?
- A un endroit, où nous serons tous les deux, seuls !
Leur vol fut court. Renatka se posa devant la pièce de la cérémonie des corps. Seules les étoiles éclairaient le couloir où ils étaient maintenant.
- Je n’aurais pas rêvé mieux ! dit Cantasha. Viens !
Elle entraîna Renatka vers la grande pièce où s’était déroulée la cérémonie des corps. Cette pièce était considérée comme le cœur de la fondation. Cantasha avait lâché la main de Renatka. Dans le noir, il se laissait imprégner par ses sensations. De ces murs, se dégageait une impression de sérénité, de quiétude. Ils étaient dans un lieu spécial. Il ressentit le besoin d’ôter ses chaussures. Ses pieds se posèrent sur une pierre tiède. Il écouta pour localiser Cantasha. Elle avait retiré aussi ses sandales. Il entendit le bruit d’un tissu qu’on froisse. Il eut l’image d’une robe qu’on retire. Il fit de même. Nu dans le noir, il eut le sentiment de son extrême fragilité. Il entendit :
- Approche-toi Renatka.
Se guidant sur la voix, il avança les mains en avant, tâtant le sol du pied. Sa main rencontra une main. Il la prit. Leurs deux mains se joignirent. Il sentit un corps se lover contre le sien.
- Tu vas être mien et je vais être tienne.
La voix enrouée par l’émotion, il parvint à murmurer :
- Tu vas être mienne et je vais être tien.
Lentement ses mains découvraient le corps qui se serrait contre lui. Doucement, ce corps se fit plus lourd l’entraînant vers le bas. Renatka suivit le mouvement et se retrouva allongé. Une bouche cherchait la sienne, il répondit. Caressant le dos de Cantasha, il sentit son désir répondre au sien. Il eut une pensée pour son village et pour tout ce qui était arrivé depuis. L’image de l’être double lui traversa l’esprit. Et puis les mains de Cantasha sur son corps réveillèrent encore plus de désir.
Cantasha murmurait doucement les runes de l’amour tout en couvrant le corps de son bien-aimé de ses baisers. Sentir ainsi son pouvoir sur ce corps qui s’offrait ravissait son cœur. Les yeux grand ouverts dans le noir, elle remarqua tout de suite le changement. Le glyphe du feu commença à apparaître. Son rouge tracé complexe ornait le ventre, le cœur et le visage de Renatka. Puis s’y mêla le bleu léger du glyphe de l’air bientôt rejoint par la profondeur de l’indigo du glyphe de l’eau pour finir par la sombre sépia de celle de la terre. Suivant de ses mains et de sa bouche les tracés révélés, Cantasha faisait vibrer les deux corps à l’unisson. Elle se sentit prête. Cantilant doucement la première rune de l’amour, la dansant de tout son être, elle ressentit la vibration intérieure de ses runes s’unissant en un seul cri d’amour. Se donnant, elle reçut.
 
 Le temps était passé depuis le combat. Cantasha, la tête posée sur la poitrine de Renatka, s'émerveillait encore de voir les glyphes qui doucement pâlissaient. Détendue, goûtant la douceur du moment présent, elle repensait à tout ce qui était arrivé. La victoire sur la force Noire avait été longuement fêtée. Puis était venu le temps de faire le bilan des batailles et des destructions. Le monde ne pouvait plus être comme avant. La fondation était en grande partie ruinée. Presque tous les écrits avaient disparu ou étaient devenus illisibles. Les bâtiments eux-mêmes avaient beaucoup souffert. Très vite, elle avait senti qu'on ne pourrait reconstruire à la même place. La proximité de la Force Noire faisait comme une pression sur l'esprit des gens. Le peuple de la terre et le peuple des petits étaient partis assez rapidement, auréolés de la gloire des victorieux. Les habitants du village avaient vite compris que leurs vies ne continueraient pas ici. Dès que possible, ils partaient tous, les uns après les autres. A la demande de Sifréma, Cantasha avait transféré le siège de la fondation dans la maison des accueillis. Elle savait qu’elle n’y serait pas bien, rencontrant à chaque pas des images qui lui rappelaient sa mère. Pourtant ce n’est pas ce qui avait été le plus difficile. Renatka avait comblé la caverne après le départ du peuple de la terre avec la pierre la plus dure qu’il puisse fabriquer. Cela lui avait pris du temps. Cantasha avait essayé de se mettre dans le rôle de maîtresse enchanteresse. Elle avait rapidement compris qu’elle n’avait pas les talents d’organisatrice de sa mère. Petit à petit, elle avait délégué à Sifréma le soin de gérer le quotidien et de mettre en place l’organisation matérielle dans la maison des accueillis. Elle souffrait physiquement de la proximité de la Force Noire. Le manque d'amour faisait douloureusement pulser la rune d'amour premier. Elle comprit alors pleinement les paroles de l'être double. La suite avait été évidente. Il était nécessaire que les cantileuses quittent ces lieux. Sifréma s'y opposa. Arguant de la nécessité de surveiller la noire prison, elle plaida pour rester. Cantasha avait trouvé cela juste. Un jour de soleil, Cantasha avait donné le signal du départ. La majorité des cantileuses partait avec elle, mais un bon groupe restait autour de Sifréma pour devenir les gardiennes du lieu. Sifréma imposa une règle de vie faite d’ascèse, de prières et de privations. Seules les plus fortes restèrent au bout du compte. Le plus étrange fut que cela attira des vocations, ou des gens à la recherche de rédemption. Longtemps après elles devinrent légendaires sous le nom des gardiennes de la montagne noire, dont les récits chantèrent le courage et la loyauté.
Depuis, la fondation marchait vers le lieu d’une nouvelle implantation. Si certaines avaient pensé trouver rapidement cet endroit, elles avaient déchanté. La lune était déjà redevenue pleine deux fois sans que Cantasha ne donne l’ordre de s’arrêter.
Une routine s'installait progressivement dans le groupe. Chacune avait pris ce qu'elle pouvait porter. La charge des écrits avait été répartie du mieux possible, mais il avait fallu faire des choix. La maison des accueillis gardait une bonne partie des supports mais les plus sacrés, les plus secrets étaient du voyage. Certaines runes allégeaient la peine du portage. Malgré cela, Cantasha avait tranché pour ne prendre que l'essentiel. Elle avait voulu que ce qu'elle laissait ne permette pas que le mal puisse utiliser les runes, en tout cas qu'il n'ait pas accès aux plus puissantes. Pendant la marche elle tenait comme d'habitude la tête du convoi avec Renatka. Derrière, plus ou moins en ligne suivaient les autres cantileuses avec ou sans leurs compagnons. Faire se déplacer un tel groupe représentait une difficulté d'approvisionnement et d'hébergement. Leur progression était de ce fait plutôt lente. Laissant derrière eux la vallée de la fondation, ils étaient partis à l'opposé des rivières et du royaume d'Ashra. Ils remontaient ainsi une vallée large où coulait un ruisseau peu profond. Elle était composée d’une alternance de zones boisées et de cultures. L’air était doux, bien que les nuits soient un peu fraîches. Pour beaucoup, il s’agissait du premier voyage. Les habitants de la région connaissaient la fondation. Ils étaient heureux d’avoir des nouvelles des évènements qui avaient eu lieu à quelques dizaines de jours de marche de chez eux. L’accueil était cordial mais la peur de ne pouvoir nourrir tout ce monde était présente. Ils avaient rencontré deux gros bourgs depuis leur départ. A chaque fois Cantasha avait désigné une cantileuse pour rester en poste là et servir de relais au besoin. Elle ne l’avait pas fait au hasard. Elle pouvait sentir la lassitude chez certaines de ses compagnes. Elle avait ainsi dans les deux cas choisi celle qui était arrivée au bout de ce qu’elle pouvait supporter. A Renatka qui lui avait demandé si elle savait où elle allait, Cantasha avait répondu par la négative. Elle ressentait seulement que le chemin pour l’instant remontait la vallée. Renatka n'avait pas insisté. Il était d’ailleurs heureux de retrouver une région faite de vallées et de forêts. La chasse et la pêche l’occupaient souvent. Il aimait cette vie simple.
Ils arrivèrent face à une falaise. Une chute alimentait la vasque d'où était issu le ruisseau. Un étroit chemin rejoignait le haut de la paroi. On voyait quelques habitations près du sommet sans signe de vie. Seul claquait au vent le tissu attaché à un poteau planté à côté de la chute d’eau. Cantasha frissonna. Renatka qui la tenait par la main donna l’ordre de s’arrêter. Depuis le temps qu’ils marchaient, ils n’avaient rencontré aucun ennui. Ils avaient vécu cette période comme des amoureux insouciants profitant de la vie. Renatka se tourna vers Cantasha :
- Que se passe-t-il ?
- Je sens des forces à l’œuvre.
- Bonnes ou mauvaises ?
- Je ne sais pas. Étranges en tout cas.
- Installons-nous ici pour la nuit. Demain, il fera jour et nous pourrons faire une reconnaissance.
La journée était à peine à son midi qu’ils s’installèrent pour la nuit. Tous ceux qui arrivèrent regardèrent vers le poteau. Renatka remarqua que tous posaient leurs affaires à distance de la falaise. Il profita de l’après-midi pour explorer le pied de la falaise. L’eau tombait dans une vasque de pierre puis s’écoulait par de petites cascades. On pouvait en faire le tour. La paroi rocheuse faisait presque un demi-cercle en léger surplomb, interdisant l’escalade. Moins sensible que Cantasha, il ressentait quand même un certain malaise à se promener au pied de l’escarpement. Un repli de terrain lui permit de prendre un peu de hauteur. Arrivé en haut, il découvrit ses compagnons s’installant à au moins une distance de deux jets de pierre. Parcourant du regard l’autre côté il vit un peu mieux le chemin. Celui-ci serpentait sur les contreforts de la falaise et semblait disparaître. Une ombre dans le soleil attira son œil. Cela ressemblait à la silhouette de quelqu’un. A cette distance, il lui sembla voir des mouvements. Il décida d’aller voir. Il rebroussa chemin, repassa derrière la chute d’eau. Il eut l’impression que le bruit était plus fort, comme si le débit du ruisseau avait augmenté. Il continua vers l’autre versant. Trouvant le début du chemin, il s’y engagea tout en restant prudent. Le bruit de l’eau couvrait les bruits de ses pas. Il progressa doucement, prêt à se défendre. La végétation et les tournants limitaient la visibilité. A chaque fois qu’il ne voyait plus la suite du sentier, il marquait une pause, écoutait, puis jetait un coup d’œil avant de continuer. A cause du tracé tourmenté du parcours, il mit beaucoup de temps à atteindre le niveau où il pensait avoir vu quelqu’un. Il s’arrêta plus longuement en entendant comme des gémissements un peu plus loin après un virage. S’approchant le plus discrètement possible, il écouta. Le bruit se répétait. Dans sa répétition même, il y avait quelque chose d’étrange. Il attendit, écoutant, pas de bruit de pas, juste cet étrange gémissement. Il essayait d’imaginer quel gosier pouvait ainsi s’exprimer. Il ne trouva rien dans sa mémoire qui poussait de tels cris. Jetant un coup rapide coup d’œil sur le chemin après le tournant, il ne vit rien. Il se coula le plus silencieusement possible derrière un rocher, puis derrière un autre. Le bruit se rapprochait sans changer de rythme. Encore un effort, il allait voir.
Il ne s’attendait pas à ce qu’il découvrit. Planté au bord du chemin, un poteau peint était surmonté d’un crâne. Autour, d’autres poteaux, peints eux aussi. Le haut était sculpté de formes étranges. Certaines pouvaient évoquer des oiseaux mais les autres étaient trop abîmées pour être identifiables. C’est le bruit du vent passant à travers cet ensemble qui provoquait le gémissement. Renatka s’approcha davantage. Il remarqua alors que la peinture était vieille. Regardant l’ensemble, il se mit à évoquer une porte. Craignant de mal faire, il rebroussa chemin. Il fallait qu’il en parle à Cantasha. Peut-être aurait-elle une idée de la signification de ce qu’il avait vu ?
Renatka rapporta ce qu’il avait vu. Tout le monde en parla pendant un long moment. L’ignorance était générale. Le plus proche village était à quelques jours de marche de là. Cantasha décida d’y envoyer quelqu’un pour se renseigner. Le malaise était général. La nuit tomba doucement sans qu’une réponse soit apportée. Cantasha et Renatka se retirèrent sous leur tente. Ils l’avaient dressée les premiers. Toutes les autres étaient derrière eux. Renatka sourit en voyant cela. Ils étaient les plus près de la falaise. Lentement le camp se préparait pour la nuit. Le bruit devenait moins fort. L’intimité de leur corps à corps fut interrompue par le bruit. Ce fut comme un gigantesque gémissement. En un instant, tout le monde fut dehors pour voir ce qui se passait. Le son continuait. Dans le noir de la nuit, on ne voyait rien. La lueur des étoiles ne révélait rien. Renatka fit naître de la lumière de ses mains et la projeta vers ce qu’il pensait être la source du bruit. Il éclaira la paroi rocheuse de la falaise. Il ne vit rien. De mémoire, il pensa qu’il illuminait la région du chemin. Était-ce encore le vent ? Les arbres semblaient agités. Dans le creux où ils étaient, il n’avait pas le sentiment que le vent était très fort. Cantasha à ses côtés, ne disait rien. Par contre, derrière eux, les discussions allaient bon train. Toutes les hypothèses étaient passées en revue. Il entendait évoquer les démons, les esprits des morts, les guerriers maudits… Il ne connaissait pas d’histoire de guerriers maudits. Il s’adressa à Cantasha :
- Sens-tu quelque chose ou quelqu’un ?
- Je n’aime pas cet endroit. Les forces sont plus fortes cette nuit. Ce gémissement m’évoque un souvenir, mais cela reste vague.
- Peut-être n’est-ce que le vent qui joue dans la falaise.
- Non, je ne crois pas.
Parfois le gémissement devenait hululement. Par cette nuit sans lune, la peur fit son apparition dans le camp des diseuses. Les enchanteresses s’étaient rapprochées de leur maîtresse. Cantasha tint conseil avec elle.
- Là !
Le cri fit se retourner tout le monde. Renatka qui continuait à promener la lumière sur la paroi, regarda celle qui avait crié. Elle pointait du doigt vers la falaise Maintenant tout le monde scrutait la paroi rocheuse.
- J’ai vu une ombre là-haut !
- Où ça ?
- Vers le sommet, près du ruisseau.
Renatka déplaça la lumière vers le lieu indiqué. Le poteau au bord de l’eau apparut. Il eut l’impression que quelque chose de furtif se reculait brusquement. Il se demanda si ce n’était pas un effet de son imagination. L’eau s’arrêta de couler. Il n’y eut plus comme bruit que le gémissement. Ceux qui avaient des armes les avaient prises. Les cantileuses avaient resserré les rangs autour des enchanteresses. Des runes de visions nocturnes furent cantilées, puis d’autres runes pour détecter les présences hostiles. La voix de Cantasha s’éleva.
- Il y a un danger !
- Que sentez-vous, Maîtresse ?
- Là-haut, il y a un danger qui se prépare.
Tout le monde était sur le qui-vive, guettant les premiers signes d’une attaque. Rien ne vint. Le temps passait. Les enchanteresses sentaient la menace sans pouvoir la préciser. Cantasha avait demandé à Renatka de rester pour protéger le camp. La tension montait dans le groupe. Elle atteint son acmé quand cessa le gémissement. Dans le brusque silence de la nuit, tous sentirent leurs nerfs à vif. Ce fut alors que le premier craquement se fit entendre.
Une masse que la nuit rendait immense apparut au sommet de la falaise, accompagnée de bruits effrayants, de craquements, de gémissements, de grincements. Tous ceux qui regardaient furent comme tétanisés. Cela ne ressemblait à aucun animal connu. Chacun imagina une bête ou un monstre différents. La masse s’arrêta, sembla hésiter. Puis elle se mit à trembler avec un sourd grondement. Dans un bruit de tonnerre, elle jaillit de la montagne. Renatka d’un vent puissant détourna ce qui arrivait vers l’autre côté de la vallée. Tout s’écrasa dans un bruit d’apocalypse, projetant de l’eau partout alentour. Puis ce fut le silence seulement troublé par le bruit de la chute d’eau. S’approchant pour regarder, ils virent un entremêlement de branches, d’arbres et de troncs.
Quand Cantasha annonça qu’elle ne sentait plus de danger, les langues se délièrent. Toutes les hypothèses furent évoquées. La moins probable, selon l’avis général, était un barrage naturel par un arbre tombé ayant obstrué le cours du ruisseau. Celle qui détenait les faveurs du plus
grand nombre était que la montagne au-dessus avait envoyé un avertissement car elle ne voulait pas que le groupe passe. Renatka fit établir une garde pour la nuit. Ce fut la première garde depuis qu’ils avaient quitté la fondation. Tous furent volontaires pour la faire.
Renatka rejoignit Cantasha sous la tente.
- La garde n’était pas nécessaire, il n’y a plus de danger immédiat.
- Je te crois, Cantasha, mais cela va les rassurer de monter la garde.
- Moi aussi j’ai besoin que tu me rassures.
Renatka se coucha contre sa bien-aimée. Leurs corps nus s’épousaient tendrement.
- Toi, la maîtresse enchanteresse, tu as besoin d’être rassurée ?
- Je sens que nous sommes attendus, mais je ne sais pas ce que je sens. C’est fort et je ne sais pas si nous aurons la force de passer par là où nous devons passer.
- Tu préfères que nous fassions demi-tour pour chercher un autre passage.
- Non ! Nous sommes sur le bon chemin mais il n’est pas facile. Demain, il fera jour. Cette nuit nous ne sommes plus en danger.
Guidant les mains de son bien-aimé, elle l’amena à se taire.
Le matin, Cantasha envoya une enchanteresse pour recueillir des renseignements au village qu’ils avaient traversé deux jours plus tôt. A marche forcée, elle y serait le jour même et pourrait revenir le lendemain. Une ou deux journées de repos leur feraient du bien. Une équipe de chasseurs et une de cueilleuses furent mises en place. Les autres explorèrent la vallée mais sans s’approcher du chemin qui serpentait sur la falaise. Cantasha et Renatka furent les seuls à oser s’aventurer par là. Les gémissements reprirent quand ils arrivèrent au dernier tournant. Ils continuèrent jusqu’au poteau. Cantasha voulait le voir de ses yeux. Il était plus grand qu’elle. Le crâne dessus était humain. Il avait été enduit d’une couleur tirant sur le jaune. Derrière les autres poteaux étaient de tailles différentes. Il y avait des petits, d’autres étaient plus grands. Ils étaient tous surmontés d’une silhouette. De près et dans la pleine lumière du jour, Renatka comprit que sa première impression lui avait fait prendre pour des volatiles ce qui maintenant lui évoquait fortement des formes humaines courant avec leurs capes. Il s’en ouvrit à Cantasha :
- Regarde, on dirait des guerriers courant avec la cape au vent !
- Oui, c’est très étrange. Qui a bien pu sculpter cela ici ?
- Je pense encore à une porte en voyant cela.
- Moi aussi, je sens le passage et le danger. Mais je ne vois rien.
Cantasha cantila une rune de paix. Le gémissement faiblit.
- Ici, la peine est grande pour que les runes de paix soient efficaces.
- Es-tu sûre que nous devons passer par ici ?
- Non, mais je ne vois pas, je ne sens pas d’autre chemin. Attendons le retour de l’envoyée, alors nous déciderons.
Cantilant encore des runes de paix, Cantasha se recula doucement, imitée par Renatka. Après le tournant, ils reprirent une marche normale. Derrière eux le gémissement avait repris.
Avec la tombée de la nuit, tous devinrent nerveux. Cantasha les rassura. Ce soir il n’y avait pas de danger. A leur demande sur l’avenir, elle fit la même réponse qu’à Renatka. Elle organisa avec les enchanteresses une cérémonie runique pour essayer d’explorer les différents plans d’énergie. Celle-ci déstabilisa la petite communauté plus qu’elle ne la rassura. Quel que soit le rite déployé et les runes cantilées, elles ne purent passer après le poteau au crâne. Si elles pouvaient explorer la vallée et ceux qui y habitaient, elles rencontraient un véritable mur chaque fois qu’elles tournaient leur attention vers la falaise et ce qui était en haut.
La nuit pourtant se passa calmement. Le jour suivant, les chasseurs contribuèrent à entretenir le trouble. Poursuivant une bête, ils avaient été littéralement bloqués en essayant de la suivre au-dessus de la crête. Celle-ci avait sauté un petit cordon de pierre apparemment sans difficulté. Eux, tout à leur chasse, l’avaient poursuivie, le premier s’était écrasé comme sur un mur invisible. Les autres s’étaient approchés plus lentement mais tous avait palpé la barrière qui bien qu’invisible, était réelle. Cantasha les interrogea sur ce qu’ils avaient vu de l’autre côté. Pour eux, tout était normal. Même après le choc sur ce mur immatériel, l’aspect de ce qu’il voyait était identique à ce qu’ils avaient parcouru jusque là. Certaines cueilleuses firent le même récit à leur retour. Une certaine inquiétude gagna le groupe. Bien que la région soit giboyeuse et riche en baies de toutes sortes, beaucoup exprimèrent le souhait de s’éloigner et de faire demi-tour. Cantasha fit preuve d’autorité. La décision serait prise quand l’envoyée serait de retour et pas avant. En attendant, elle posa l’interdit de s’approcher des limites découvertes. La vallée leur était ouverte, quant aux sommets, le mieux était de se tenir à distance.
La journée passa sans que ne revienne l’enchanteresse partie au village. Chacun passa le temps comme il pouvait. Renatka renvoya les chasseurs et les cueilleuses faire des provisions. Ils firent très attention d’être de retour avant la nuit. Dans la soirée, Cantasha fit faire des groupes d’enseignement pour occuper les esprits. Quand ce fut le moment d’aller dormir, nombreux furent ceux qui retardèrent leur départ des cercles de lumière autour des feux. La nuit passa calmement. C’est à peine si les plus près de la falaise entendirent les gémissements.
La matinée était bien avancée quand la guetteuse accourut vers Cantasha :
- Maîtresse enchanteresse ! Maîtresse enchanteresse ! Elle approche ! J’ai vu celle que vous avez envoyée. Au plus tard, elle sera là pour le repas.
A son arrivée l’envoyée fut très entourée. Elle attendit d’être devant la maîtresse enchanteresse pour prendre la parole. Cantasha, voyant l’anxiété dans les yeux de ceux qui l’entouraient, lui donna l’ordre de parler devant tous.
- Maîtresse enchanteresse, et vous compagnes, je vais vous faire récit de ma mission. J’ai été envoyée au village pour recueillir des renseignements sur ce lieu et ce qui s’y passe. J’ai été très déçue car les villageois ne savent rien. Le lieu est « Tanka-tanka », ce qu’on peut traduire par : très défendu. Personne n’aurait l’idée de s’aventurer sur ce chemin. Ils ont été étonnés qu’il soit encore tracé. De mémoire de villageois, personne n’a été par là depuis des générations. J’ai insisté pour en savoir plus. On m’a renvoyée de plus âgé en plus âgé. C’est ainsi que je me suis retrouvée dans une cabane en lisière de forêt, au chevet d’un mourant. « Personne ne vous le dira. Ils ont trop peur. Il vous faut aller voir celle qui tisse le fil de la mémoire là-haut sur la crête ! » Épuisé par ces paroles, il s’est tu. J’ai demandé à la femme qui rentrait dans la cabane où était celle qui tisse le fil de la mémoire. Elle a ouvert des yeux apeurés et a murmuré un semblant de rune de protection. J’ai cantilé des runes de paix et de protection sur elle, sur le mourant et sur sa maison. Cela a semblé la rassurer. Elle m’a indiqué un chemin qui ressemblait plus à la trace d’une bête qu’à un chemin pour humain. A l’aide d’une rune de discernement, j’ai suivi la trace jusqu’au pied de la crête qui domine le village du côté du soleil couchant. C’était le crépuscule quand j’ai vu une grotte éclairée par un feu. Je me suis approchée après avoir dit des runes de discrétion. J’ai jeté un coup d’œil dans la grotte. C’est alors que la femme à l’intérieur m’a interpellée : « Entre cantileuse ! Je t’ai entendue ! ». Je me suis approchée d’elle. Il faut imaginer une petite femme, presque une naine mais bien proportionnée, habillée d’une robe de grosse toile. Un voile couvrait son visage. « Permets que je garde mon voile, cantileuse. Mon visage est aussi affreux que mes mains ». J’ai sursauté en voyant les cicatrices des atroces brûlures qui lui déformaient les mains. « Ne crains pas, cantileuse. Depuis le temps, je ne souffre pas plus que ceux de mon âge. Voilà bien longtemps que personne n’était monté jusqu’à mon humble demeure. Qu’est- ce qui t’a conduit jusque là ? » Je lui expliquais le but de ma mission. Elle eut l’air embarrassée. « Le lieu est Tanka-tanka. Vous ne devriez pas y aller ! » Je lui ai alors dit que la maîtresse enchanteresse avait l’intuition qu’il fallait passer par là. Elle a raclé sa gorge : « assois-toi et écoute. Sur le chemin qui jamais ne s’efface, beaucoup ont couru pour attraper la gloire et le pouvoir. J’en ai vu passer de fiers guerriers, sûrs de leurs armes et de leur chance. Ils ont tous disparu. D’eux il ne reste que des figurines sur des poteaux à côté de la porte. Voulez-vous connaître le même sort ? » Je suis restée en silence. Elle a soupiré et a repris. « Il fut un temps où j’étais jeune et ma foi assez jolie. J’habitais un endroit maintenant abandonné loin d’ici. J’étais l’élève des filles de la mémoire. On nous plaçait là pour que nous apprenions les signes et les façons de les tisser. Puis quand nous étions formées, on nous plaçait chez les puissants pour tenir leurs chroniques. C’est ainsi que je me suis retrouvée loin des miens chez un seigneur petit par son fief mais grand par ses appétits. J’y ai fait mon travail. De petites guerres, en trahison, soudoyant les uns, assassinant ceux qu’il ne pouvait acheter, il est devenu un puissant avec qui il fallait compter. Je l’accompagnais partout car tel était son désir. Je tissais les fils de sa vie sur ma toile mémoire. J’y mettais ce qu’il faisait en bien comme en mal. Je dois reconnaître qu’il y avait plus de mal que de bien ce qui rendait mon œuvre bien sombre. Parfois je rencontrais une autre tisseuse et nous lisions nos toiles. Mon seigneur est devenu légendaire de son vivant. Grand guerrier, chef d’une puissante armée, pour les autres il ne lui manquait rien. Mais lui n’était pas heureux. Tout ce qu’il avait convoité, il l’avait, toutes les femmes qu’il avait désirées, il les avait eues. Sa descendance était assurée mais il n’était pas heureux. C’est alors qu’il entendit parler du pays de Raiwe. Je ne sais qui lui en a parlé pour la première fois ni ce qui lui a été dit. Sur ma toile mémoire est simplement tissé le compte-rendu du conseil durant lequel il a annoncé qu’il allait partir à la conquête de ce royaume. A son premier conseiller qui lui demandait ce que ce fief avait de spécial, il a répondu qu’on pouvait y accomplir tous ses désirs. Il est parti à la tête d’une forte armée. J’étais bien sûr du voyage. Cette expédition fut une calamité. Depuis les fièvres qui ont décimé ses troupes, jusqu’à la défaite devant des forces bien supérieures, d’autres auraient renoncé, mais pas lui. Il avait un but à sa convoitise. Il nous fallut bien des détours pour arriver là où vous êtes aujourd’hui. Il est arrivé au bout de la vallée avec une poignée d’hommes fatigués et à bout de ressources. Lui ne doutait de rien. La vue du poteau sur la cascade l’a transporté de joie. C’est presque en courant qu’il a gravi le chemin. Il s’est arrêté au poteau peint sur le chemin à cause des gémissements. Une toile mémoire y était attachée. Je lui ai signalé. Dessus était tissée une énigme : Roi, ici, tu peux être si la réponse à ton désir tu connais. Mon seigneur est parti d’un grand rire. Son désir était d’être roi. Alors il s’est avancé. Comme toujours je l’ai suivi. Quand il a eu dépassé le poteau, un guerrier en armure est apparu sur le chemin. Dégainant sa grande épée, mon seigneur est parti, joyeux, pour combattre. Je me suis arrêtée sur le chemin. Le combat fut long. Fatiguée, je me suis appuyée sur le poteau. L’orage a éclaté. Les éclairs ont frappé de grands arbres autour qui tombaient avec tonnerre. Les deux combattants se sont empoignés. Chacun tenait la main droite de l’autre pour l’empêcher de se servir de son arme. Ce fut comme s’ils dansaient les épées pointées vers le ciel. J’ai vu le feu du ciel toucher leurs épées et bondir vers moi. Quand je me suis réveillée, les hommes de mon seigneur m’avaient tirée en arrière. J’étais horriblement brûlée et je ne voyais plus rien. Ils m’ont redescendue jusqu’au lieu où ils ont fondé ce village. Ils m’ont soignée, j’ai survécu. J’ai appris à tisser sans mes yeux. Depuis je tiens leurs chroniques ce qui ne fait pas beaucoup de travail et je médite. » La vieille aveugle s’était tue. J’ai attendu qu’elle reprenne, mais comme elle semblait perdue dans ses pensées, je l’ai interrogée sur le temps écoulé depuis les faits qu’elle m’avait racontée. « Oui, diseuse, je comprends ton étonnement. Depuis cet évènement, je médite. Je ne suis pas encore morte, alors que des générations et des générations d’hommes se sont succédées au village. Je crois que moi aussi je ne connaissais pas mon désir. Je me suis avancée dans le royaume de Raiwe avec le désir de savoir la fin de l’histoire qui comme chacun sait n’en a pas. Maintenant, je suis maudite et condamnée à rester témoin impuissante du temps qui passe. Mais le jour se lève, diseuse. Va, ta maîtresse t’attend. » Je l’ai quittée et je suis revenue vous faire récit. Mes paroles sont véridiques.
Entendant la conclusion dite en rune sur la véracité de ces paroles, Cantasha remercia l’enchanteresse. Elle convoqua le conseil pour la fin de journée, après que chacun se soit restauré et reposé. Elle fit signe à Renatka et alla vers sa tente.
Le conseil des enchanteresses avait été difficile. Elles n’étaient pas du tout prêtes à laisser Cantasha faire ce qu’elle avait en tête. Elles avaient mis en avant la nécessité de diriger le groupe, de l’impossibilité actuelle de faire une cérémonie des corps et de donner une successeuse à la maîtresse enchanteresse si elle disparaissait. Pourtant Cantasha campait sur sa position. Elle s’en était ouverte à Renatka dans l’après-midi. Son intuition lui disait que le chemin, son chemin passait devant ce poteau couvert d’un crâne. Celui-ci n’avait rien rétorqué. Il avait simplement dit : « Je te suis » Tout autre avait été la réaction des enchanteresses. Sa proposition avait été accueillie par des cris d’étonnement et de colère. Le récit de la tisseuse de mémoire était clair. C’est la mort qui attendait Cantasha sur ce chemin.
Toutes le refusaient. Pourtant Cantasha ne voyait pas d’autre possible. Pour mettre fin aux discussions, elle fit faire un rite divinatoire. Sortant les pierres de divination de sa robe, ces pierres qui auraient dû être gardées dans leur abri secret de la pièce grotte de la fondation firent sensation parmi les enchanteresses. Elles ne les avaient pas vues depuis la bataille et les pensaient perdues. Aucune ne mit en doute leur authenticité. Comprenant que les temps changeaient et que plus rien ne serait comme avant, elles s’activèrent pour préparer le tracé des rune inachevées. Quand tout fut prêt, Cantasha prit les pierres dans ses mains, les portant à sa bouche murmura la rune sacrée du nom donné Cal…ent…blu, puis elle les lança au centre des runes inachevées. Pour la première fois depuis des temps et des temps, un étranger assistait au conseil : Renatka. Celui-ci contempla les runes inachevées se tordre et changer lorsque les pierres touchèrent le sol. Les enchanteresses et même Cantasha eurent un hoquet de surprise. En lieu et place de runes à déchiffrer, les volutes des runes inachevées dessinèrent un poteau surmonté d’un crâne. Un linge y était attaché et dessus elle purent lire : « Je t’attends, puisses-tu être l’être puissant que j’attends ! ». Quand la vision se fut évanouie, personne n’ouvrit la bouche pendant un moment. Puis une enchanteresse, mettant genou à terre dit la formule rituelle de soumission. Les autres s’y associèrent plus ou moins vite mais aucune n’osa contester la décision de Cantasha. La suite du conseil fut technique et parla de l’organisation du groupe pendant l’absence de la maîtresse enchanteresse. Tout fut passé en revue, même l’hypothèse de la disparition de Cantasha.
Tard dans la nuit, elles se séparèrent et prirent du repos. Le départ avait été fixé le jour suivant. Cela laissait un peu de temps pour que la maîtresse enchanteresse fasse part de sa décision au groupe et puisse faire les rites nécessaires à son absence. Comme une ombre, Renatka l’accompagna partout.
Le jour se levait à peine quand Cantasha et Renatka démontèrent la tente et chargèrent leurs sacs pour le voyage. Le groupe s'était massé de part et d'autre du chemin. Lors du passage du couple au milieu d'elles, les cantileuses entonnèrent le chant de bénédiction. Ils dépassèrent les derniers et commencèrent l'ascension. Comme lors de leur dernière venue, les gémissements se firent entendre quand ils approchèrent du poteau. Ils s'arrêtèrent juste avant. L'aspect du chemin était le même, après, rien ne semblait marquer la frontière hormis le poteau sur le côté. Renatka prit la main de Cantasha qui la lui serra fortement en retour. Ils firent ensemble un grand pas en avant. Ils furent soulagés mais déçus que rien ne se passe. Les gémissements étaient toujours présents, un peu plus forts peut-être mais, pas de guerrier armé pour les accueillir, pas de mur invisible pour empêcher leur passage. Ils firent encore un pas, puis un autre, se rapprochant des autres poteaux. Les gémissements venaient d'eux. En suivant le chemin, ils arrivèrent près des poteaux gémissants. Ils furent étonnés par leur nombre qu'on ne pouvait deviner d'en bas. Certains semblaient très vieux, très abîmés, d'autres avaient mieux résisté au temps ou étaient plus récents. Chacun d'eux étaient surmontés d'une statuette. Les plus anciennes n'étaient plus que des silhouettes sans détails mais ils reconnurent sans difficulté le seigneur qu'avait décrit la tisseuse de mémoire, à la position de son épée pointée vers le ciel. Aucun détail ne manquait. Renatka pensa qu’on aurait pu lui compter les poils de la barbe. Cantasha, après avoir cantilé des runes d’apaisement et de bénédictions, lui fit signe de continuer. Le sentier continuait en serpentant à flanc de falaise, se coulant dans les reliefs de la pierre pour s’élever doucement mais régulièrement. Ils se retrouvèrent en haut sans avoir eu le sentiment de monter. L’arrivée sur le plateau était marquée par un autre poteau. Ils s’aperçurent qu’il s’agissait de celui à côté de la chute d’eau. Renatka s’approcha pour faire un signe à ceux restés en bas. Devant le mauvais état du terrain, il renonça à approcher du bord. Tournant le dos à la falaise, ils prirent la route qui s’ouvrait devant eux. La matinée passa tranquillement. Ils marchaient d’un bon pas sur une route où un chariot aurait été à l’aise. Ils remontaient le ruisseau qui allait à la chute dans une forêt dont Renatka dit qu’elle ne connaissait pas les bûcherons. Il pensa à un autre cours d’eau et en fit part à Cantasha. C’est en parlant de tous ces évènements et du malaise qui ne les avait pas quitté qu’ils arrivèrent au carrefour. Le ruisseau prenait sa source là. Une fontaine émettait un son joyeux en alimentant un abreuvoir. Ils découvrirent un peu plus le pays. Ils étaient sur une petite colline couverte de la forêt qu’ils venaient de traverser. De l’autre côté du carrefour, par une brèche dans la verdure, on voyait une plaine cultivée, aux multiples parcelles. Le carrefour comportait trois branches.
- Vers où veux-tu que nous allions ?
- Je ne sais pas, Renatka. Reposons-nous un peu. Je pense mal le ventre vide.
Posant leurs sacs, il prépara un repas fait de baies et de viande séchée. La conversation tournait autour de leur chemin du matin et de la direction à prendre, quand ils entendirent des bruits de pas venant du chemin de gauche. Se levant, ils découvrirent en premier les ombres de deux personnes marchant à pied. Le premier qui apparut était un homme grand, aux vêtements bariolés portant un instrument à corde sur son dos attaché par une corde. Le deuxième personnage se révéla être une femme croulant sous le poids d’un sac presque aussi gros qu’elle.
Après des salutations, ils posèrent leurs affaires et s’installèrent aussi pour manger. L’homme était brutal avec la femme. Ses paroles et ses manières déplurent à Cantasha et Renatka. Ayant besoin de renseignements, ils durent se résoudre à lier conversation.
- Nous arrivons dans ce royaume, dit Cantasha
- Ça s’voit ! répondit l’homme. Avec un accoutrement comme le vôtre, on risque pas d’vous confondre avec quelqu’un du coin !
Qu’on puisse qualifier sa robe de maîtresse enchanteresse d’accoutrement, toucha Cantasha beaucoup plus qu’elle ne l’aurait pensé. Renatka lui pressa la main pour qu’elle garde le silence. Il demanda :
- Où est-on ici ?
- S’êtes vraiment pas dégourdis, c’est le royaume de Raiwe ici. On n’aime pas trop ceux qu’on connaît pas. D’ailleurs vous venez d’où ?
- Nous arrivons de la fondation.
- Et c’est où ça ?
- Assez loin après la falaise. Nous avons eu la guerre, alors nous sommes partis.
- S’êtes des réfugiés alors ?
- Pas vraiment, mais la guerre a fait beaucoup de dégâts. Nous cherchons un coin où nous poser.
- S’avez de thunes ?
- Des quoi ?
- De l’or quoi !
- Non, juste nos affaires.
- Des armes, alors !
- Non plus ;
- Pas d’or, pas d’armes et vous voulez vous installer ici !
- Nous pensions travailler.
- Ecoute, espèce de tatoué, ici avec une tête comme la tienne personne voudra de toi, même pour vider sa merde. T’as une gueule à porter le mauvais. S’il est ici c’est mal vu ! Quant à l’autre mal fagotée, elle pourra p’têtre faire souillon dans une auberge.
- Vous n’êtes pas encourageant !
- Tu vois le mieux, c’est que tu prennes tes affaires, ta copine et que tu repartes d’où tu viens.
Renatka sentait Cantasha bouillir intérieurement. Il lui adressa une rune d’avertissement de danger en la traçant de la main comme elle lui avait appris.
- Je suis bien d’accord mais nous ne pouvons pas repartir, vu ce qui s’est passé à la guerre. Nous préférerions quand même tenter notre chance un peu plus loin. Il n’y a pas un village ou un bourg dans le coin ?
- Si, y’a Taldich, où on va pour la foire. Y aura du monde, s’allez pas être bien accueillis.
- Je le crains mais nous allons quand même tenter notre chance par là.
La conversation continua entre les deux hommes. Cantasha avait préféré s’éloigner. A la manière dont elle rangeait les affaires, Renatka sentait sa colère. Le musicien tenta encore de les convaincre de repartir, puis voyant que cela ne servirait à rien, il mit son veto à ce qu’ils l’accompagnent. Il consentit à leur donner quelques explications sur le chemin en échange de la promesse qu’ils feraient comme sils ne s’étaient jamais rencontrés. Bousculant la femme, lui aboyant dessus pour qu’elle se dépêche, ils se mirent en route pour s’éloigner au plus vite.
Une fois seule, Cantasha se laissa aller à sa colère. Demandant assez brutalement à Renatka pourquoi, il n’avait pas voulu qu’elle lui dise ce qu’elle avait sur le cœur.
- Tu ne sens pas comme ce royaume est étrange. Je me pose la question depuis que nous avons vu les poteaux aux silhouettes de savoir l’épreuve qui nous est réservée. Qu’a dit la tisseuse ?
- Que son seigneur était mort foudroyé en combattant. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec nous ?
- Tu étais prête à combattre cet homme pour tes idées. Comme le seigneur qui a rencontré un adversaire qui a su le défier. Autre chose m’inquiète, l’adversaire du seigneur n’est pas en statuette, lui. De plus, ce n’est pas lui qui tue le seigneur, c’est la foudre. Je crois que nous avons intérêt à nous méfier dans ce royaume de Raiwe. Il y a des forces en action que je sens redoutables.
Ils finirent de se préparer en silence puis prirent le même chemin que le musicien et sa compagne.
Ils avancèrent un moment dans la forêt avant de déboucher dans une plaine cultivée. Ils s'arrêtèrent un moment pour découvrir le paysage. On avait l'impression d'une mosaïque de petits champs de couleurs différentes suivant la culture. Quelques vallonnements venaient rompre la régularité du découpage. Ça et là des bois et des forêts mettaient une touche vert foncé. Cette impression idyllique fut rompue quand leurs regards se posèrent sur la forteresse. Écrasant le paysage de son imposante structure, elle évoquait la puissance brute. La sombre couleur de ses pierres faisait naître le malaise. Cantasha partagea son ressenti avec Renatka. Le pays de Raiwe parlait de puissance et l'étalait. Renatka estima qu'il leur faudrait deux jours de marche pour atteindre la ville. Ils reprirent leur cheminement. Il y eut une sonnerie de trompe. Cantasha sursauta de surprise. Ils virent alors les gens arrêter le travail des champs et rejoindre les sentiers. Quand ceux-ci virent le couple sur la route qu’ils rejoignaient, il y eut comme un grondement de réprobation. Bientôt, Cantasha et Renatka les virent se rassembler. Ils décidèrent de s’arrêter. Renatka conduisit Cantasha près d’un petit épaulement de la route.
- Je n’aime pas cela. Reste derrière moi, ces gens qui se groupent en nous regardant bizarrement pourraient devenir dangereux.
- Je sens leur tension mais pourquoi nous voudraient-ils du mal ?
- Tu as toujours vécu pour et avec la fondation, femme de mon cœur, mais ici ta robe ne leur dit rien d’autre que ton étrangeté. Dans mon village, on n’aimait pas les étrangers à la région. Trop souvent cela a été le début des ennuis.
- Mais, je ne leur veux pas de mal.
- Tu le sais, mais eux le savent-ils ?
La première pierre tomba assez loin pour les alerter sans les toucher. Renatka se tourna vers le groupe et fit un geste de paix en levant la main tendue vers eux. Derrière lui Cantasha cantila des runes de paix et de pacification. La pierre suivante toucha Renatka à la poitrine avec un bruit cristallin. De nouveau, il sentit la colère de Cantasha se lever. La main toujours tendue, il lui dit :
- Ne cantile pas contre eux, continue à les bénir.
- Mais ils vont te tuer !
- Non, j’ai rendu mon corps plus dur que leurs pierres. Protège-toi derrière moi.
Les pierres se mirent à pleuvoir. Chaque fois qu’une d’elles touchait Renatka, ce fut le même son cristallin. Les paysans n’approchèrent pas pour autant, mais cet homme qui restait debout malgré les cailloux qui le touchaient, la main tendue, leur faisait plus peur que s’il avait été violent. Une autre trompe sonna au loin. La pluie de pierres s’arrêta. Les assaillants se retirèrent non sans avoir renouveler verbalement leur menace de les tuer s’ils restaient sur leurs terres.
Cantasha cantila une rune de guérison sur les quelques plaies qu’elle avait. Renatka lui avait presque tout évité, mais quelques projectiles mineurs avaient quand même blessé sa bien-aimée. Dès que les hommes du pays de Raiwe furent assez loin, elle inspecta Renatka pour voir s’il était blessé. Elle sourit en constatant qu’il n’avait rien. Seuls ses vêtements avaient souffert de l’attaque. Se précipitant dans ses bras, elle dit :
- Comment fais-tu ça ?
- Le glyphe de la terre me donne le pouvoir soit de projeter comme pour la force noire, soit de me protéger en rendant ma peau aussi dure que la matière que je choisis. Mais cela a un inconvénient, je ne peux pas bouger. Ma peau est rigide comme la pierre.
- Qu’allons-nous faire ?
- Continuer bien sûr. Je pense que ce royaume cherche notre violence. Si nous répondons à ses provocations par la force, alors il l’utilisera contre nous. Plus je médite l’histoire de la tisseuse de mémoire et plus cette idée s’impose à moi. Le guerrier qui s’oppose au seigneur est comme lui, armé comme lui, de même force que lui.
- Je ne sais pas. Je sens la violence latente mais voir des gens m’attaquer me déstabilise beaucoup. Sans toi, j’aurais cantilé des runes de défenses et de force.
- Je le sens bien. Dans mon village, j’ai déjà vu des situations du même genre. Crois-moi, si nous pouvons éviter la violence, ce sera préférable.
Le soir venant, ils s’abritèrent sous les frondaisons d’un petit bois. Cantasha trop inquiète pour se laisser aller, prit la première garde.
 
 
Cantasha fut réveillée bien avant l'aube. Elle n'osa pas remuer. Elle voyait Renatka de dos assis sur un tronc d'arbre tombé. Sa silhouette se découpait sur le ciel étoilé. Tout semblait tranquille. Elle pensa à ce dont ils avaient discuté. Comment faire face à ces gens qui la mettaient hors d'elle et réveillaient sa colère? Elle voyait quelles runes de puissance employer pour les contraindre à la laisser tranquille. Elle pensa que Renatka avait raison, elle rêvait de violence en réponse à la violence. Lors de l'attaque à coups de pierres, elle aurait bien cantilé des runes de destruction contre les paysans. Elle gardait encore en elle toute la colère de ce moment de peur, et pas seulement la peur, elle ressentait aussi tout le rejet de ce qu’elle était. Elle comprenait bien qu’ils n’avaient aucune idée de ce qu’était une cantileuse et encore moins une maîtresse enchanteresse, quelle en était la puissance. Elle n’avait senti que le rejet, la négation de qui elle était derrière sa fonction. Elle se sentait profondément atteinte par cet évènement. D’anciens souvenirs lui revinrent en mémoire. Elle était avec d’autres enfants sous la garde d’une adulte. C’était avant la fondation. Elle ne revoyait pas vraiment l’endroit, même si elle pensait que c’était le village de sa Mamou, celle qui l’avait élevée dans sa prime enfance. Tous citaient leur père et ses exploits. Elle était restée muette. Les autres enfants l’avaient alors rejetée car tout le monde savait que Mamou n’était pas sa mère. Elle avait pleuré longtemps même après que Mamou l’ait prise dans ses bras et lui ait raconté la légende de sa naissance. Comment le père des runes l’avait engendrée avec la plus belle des cantileuses de la fondation. Cantasha se rappelait qu’elle s’était accrochée à cette histoire, imaginant ce qui allait se révéler vrai, qu’elle serait la maîtresse des cantileuses, que toutes lui rendraient hommage et la vengeraient de tous ces affreux qui se moquaient de celle qui n’avait pas de parents. Elle pensait avoir tourné la page de cet épisode surtout depuis tout ce qu’elle avait appris avec Mamaman. Elle se savait fille d’Entablu et de Sintacasha, porteuse du nom sacré de la première cantileuse, mais elle se découvrait encore blessée du rire des enfants d’il y a si longtemps. Elle envia Renatka et sa connaissance des moyens de se protéger. Elle pensa que s’il avait trouvé en lui la force de résister à cela, elle avait peut-être en elle des trésors cachés de protection qu’elle n’avait pas encore découverts. Elle décida de méditer pour les trouver. Sur ce, elle s’endormit.
Renatka ne bougeait pas. Il sentait que Cantasha s’était réveillée. Il attendit pour voir si elle l’appelait. Son désir le poussait à aller la serrer contre son cœur, mais il sentait aussi que la rencontre violente d’hier l’avait beaucoup perturbée. Depuis qu’ils avaient fait couple, c’était le premier soir qu’elle se couchait sans chercher le contact des corps. Il l’avait protégée du mieux qu’il avait pu. Si les cailloux ne lui avaient fait que des bobos sans importance, il craignait que la peur et le désir de violence ne soient trop forts pour elle. Il écouta ses mouvements. Cela dura un moment, puis sa respiration devint plus calme. Il se retourna, elle dormait. Faisant un petit peu de lumière, il la contempla. Elle souriait. Rassuré, il reprit sa veille.
Ils se réveillèrent au son de la trompe. De leur cachette, ils observèrent les paysans qui allaient tête basse dans les champs. Pas un ne leva la tête, comme si ce qu’ils avaient vécu la veille ne les concernait pas. Cantasha et Renatka différèrent leur départ jusqu’à ce qu’ils voient les hommes au travail. Alors ils se mirent en route sur le chemin. Quelques fois, un homme les regardait passer, levant le poing, leur intimant l’ordre de s’en aller, de retourner chez eux, mais il ne quittait pas son activité. Dès qu’ils avaient un peu avancé, le paysan reprenait sa tâche. Cette manière de réagir faisait peur au couple, et quand ils entendirent la trompe sonner vers midi, ils se hâtèrent vers un bosquet pour se protéger des regards. Voyant sans être vus, ils observèrent les mouvements de ceux qui avaient quitté leurs champs. Des femmes arrivèrent avec des paniers de victuailles. Du bois, on ne pouvait entendre ce qui se disait, mais les mouvements de bras désignaient leur direction. Parlant tout bas Cantasha glissa à Renatka :
- Cela me donne l’impression qu’ils nous cherchent un peu.
- Oui, mais nous sommes hors de vue. J’ai le sentiment qu’ici, tout le monde obéit aux ordres d’un seul. Reste à trouver qui.
- En allant à la forteresse nous devrions le savoir. Après il faudra trouver comment faire passer le groupe à travers le pays. Je ne pense pas que cela soit une bonne idée de s’installer ici. Ils se turent et se cachèrent plus encore. Cantasha cantila une rune de discrétion. Les femmes, qui passaient non loin sur le chemin, ne les virent pas malgré les regards inquisiteurs qu’elles lançaient tout autour d'elle. Quand la trompe sonna la reprise du travail, ils se remirent en route. Ils avancèrent assez vite sur des routes juste suffisantes pour le passage d’un chariot. Le plus étonnant était de n’y rencontrer personne. Parfois, au loin, sur d’autres chemins, ils apercevaient des voyageurs mais même en approchant de la forteresse qui maintenant les écrasait de sa masse, les routes restaient désertes. Renatka avait estimé à deux jours leur temps de voyage, il avait bien estimé la distance. Malheureusement, une nouvelle sonnerie de trompe les obligea à se cacher de nouveau. La rune de discrétion leur avait permis d’éviter d’être repérés par tous les paysans, mais elle n’avait pas empêché un homme de brandir de loin sa fourche en les menaçant de toutes les tortures qu’il connaissait. Le bois qui leur servait d’abri se trouvait sur une petite colline. En le traversant, ils aperçurent la forteresse dressant sa menace sur un éperon rocheux entouré d’une rivière et en face sur la berge, une bourgade. Dans le soir qui tombait, tout semblait calme. Ils virent un homme portant un instrument de musique et une femme qui disparaissait sous la charge qu’elle portait. Ceux-ci se présentèrent aux portes fortifiées. Renatka vit les soldats sortir. Ils fouillèrent le chargement de la femme, puis deux d’entre eux les prirent en charge pour les conduire vers le château. Il grimaça. Les soldats étaient toujours plus chatouilleux quand il y avait des foires. C'était toujours la période qui attirait les tireurs de bourse et les malfrats de toutes sortes. Il discuta un moment avec Cantasha pour essayer d’avoir une ligne de conduite le lendemain. La soirée passa comme cela. Cantasha restait prête à la violence, Renatka se méfiait de cette réaction dans ce royaume. Mais auraient-ils la possibilité d’échapper à la violence ?
Le matin, ils furent debout de bonne heure. Ils regardaient la forteresse quand la trompe sonna. Ils la reconnurent alors. Elle était intégrée à la forteresse elle-même. De grandes bouches en forme de gargouilles sortaient le son. C'était un barrissement grave qui faisait vibrer. Ils en ressentirent les effets dans le thorax car la colline faisait face à une des gueules de pierre. Renatka se demanda comment pouvait être produit un tel son. Cantasha dit:
- Je comprends mieux pourquoi je n'aime pas cela. Cette sonnerie fait vibrer le corps comme certaines runes de soumission.
Elle cantila des contre-runes pour elle-même mais aussi pour Renatka qui se sentit dynamisé par la cantilation. Ils laissèrent l'animation que provoquait le signal de la trompe retomber avant de se mettre en route. Ils descendirent la colline par un chemin qui serpentait à couvert sous les arbres.
- Entends-tu, ou plutôt as-tu remarqué qu'on n'entend plus les oiseaux?
Renatka s'arrêta, tendit l'oreille.
- Oui, plus un bruit comme si cette trompe tuait les autres sons.
Ils arrivèrent en bas de la vallée. Devant eux se dressaient les murailles de la cité et au-dessus encore plus imposante, encore plus menaçante se dressait le château. Ils approchèrent de la porte par le côté, si bien que les soldats qui surveillaient la route, ne les avaient pas vus approcher. Ils sursautèrent en les découvrant. Prenant les armes, ils se mirent en travers du chemin :
- Halte là! Identifiez-vous!
- Nous sommes des voyageurs qui traversons le pays.
- C'est impossible, les frontières sont fermées. Quelle est votre tâche habituelle?
- Nous sommes étrangers et nous passons...
- Des étrangers !!! CHEF DE POSTE DES ÉTRANGERS!
Un autre soldat sortit de la tour portière. Il n'avait pas de lance, mais l'épée à la main. Il regarda la situation.
- Qui êtes-vous?
- Des étrangers de passage.
- Comment êtes-vous passés?
- Nous avons suivi notre chemin.
- Vous n'avez pas vu le poteau ?
- Si, il gémissait. Nous sommes passés, il s'est calmé.
- Vous n'avez vu personne ?
- Si, un musicien et une femme quand nous avons atteint la route.
- Que voulez-vous?
- Continuer notre chemin.
- Mais les gardiens, vous n'avez pas vu les gardiens ?
- Non, vous êtes les premiers soldats que nous voyons.
Renatka qui répondait, entendait Cantasha cantiler à mi-voix. Il sentait l'incertitude chez le chef des gardes. A ce moment-là plusieurs gardes sortirent en armes de la salle de garde.
- On les tue tout de suite ?
Renatka garda le sourire mais se prépara à l'action. Il entendit Cantasha s’agiter derrière lui. Le monde devint transparent autour de lui.
- Qu’est-ce qui se passe, Cantasha ?
- J’ai cantilé une rune d’immobilisation. Ils ne peuvent bouger tant que je ne cantile pas autre chose. Nous allons devoir nous battre.
- Non, je ne crois pas. Ce ne sont pas des adversaires à notre niveau. Ils peuvent nous provoquer comme les paysans mais je crains que le danger ne soit ailleurs. Connais-tu des runes de fatigue ?
- Oui, bien sûr !
- Alors cantile-les pour eux.
La voix de Cantasha s’éleva pure et cristalline. Renatka prit du plaisir à cette beauté qu’il entendait. Les soldats se remirent en mouvement en même temps que le reste du monde. Les lances étaient moins hautes, l’épée plus basse. Le chef de poste reprit la parole.
- Non, les ordres sont de faire monter les saltimbanques au château.
- Merci à vous, j’allais vous en prier, dit Renatka.
Sur un signe de leur chef, deux soldats étouffant force bâillements, les encadrèrent. Ils se mirent en route dans la ville vers la forteresse.
Ils avancèrent dans les rues où les passants marchaient en regardant leurs chaussures. Les boutiques étaient ouvertes, les artisans travaillaient mais nul rire, nulle joie. Les regards qu'on leur jetait en disaient long sur leurs intentions. Comme ils étaient accompagnés de soldats, ils continuaient leurs tâches sans bouger. Cantasha frissonnait en sentant l'hostilité qui l'entourait. Bientôt ils atteignirent les bords de la rivière. A chaque extrémité de la cité, le rempart faisait un pont et allait s'appuyer sur la base rocheuse du château fort. C'est par un des étroits passages de ce pont-remparts qu'ils passèrent pour atteindre la barbacane. Les soldats de la ville les confièrent à d'autres soldats portant une livrée amarante. Entourés d'une escouade de six hommes, précédés par un gradé, Cantasha et Renatka entamèrent l'ascension du rocher sur des escaliers en bois prenant appui dans la roche. Le corps principal de la forteresse était à moitié creusé dans la roche, à moitié construite avec la pierre extraite sur place. Cela donnait à l’ensemble une unité mais la couleur sombre du matériau rendait l’ensemble sinistre. Quand ils arrivèrent à la haute cour, les soldats les guidèrent vers un bâtiment. Renatka avait essayé de poser des questions mais n’avait obtenu aucune réponse. Toujours sur leurs gardes, ils suivaient le mouvement. Le gradé arriva devant une porte. Il frappa du poing, elle s’ouvrit. Avec la lumière de la cour, on ne distinguait pas l’intérieur de la pièce.
- Entrez ! Sa Seigneurie vous attend !
Intrigués, ils pénétrèrent dans le bâtiment. Cantasha qui hésitait un peu, fut poussée à l’intérieur et la porte fut brutalement refermée. Ils étaient dans une pièce sombre pour ne pas dire noire. Renatka allait faire de la lumière quand le sol se mit à bouger. Il eut l’impression de peser plus lourd l’espace d’un instant puis tout rentra dans l’ordre. Cantasha se rapprocha de lui et lui prit la main. L’arrêt fut aussi brusque que le départ. Sur leur droite, un rideau fut tiré. Ils se retrouvèrent en pleine lumière. Ils s’aperçurent alors qu’ils étaient dans une petite pièce dont une paroi était composée de barreau. Immédiatement, Cantasha évoqua une cage. Ils étaient suspendus à mi-hauteur dune grande salle. Au fond, contre le mur, un trône, le reste de la pièce de style monumental semblait vide. Le plafond richement peint reposait sur de grosses poutres de bois sombre. La lumière entrait par de grandes fenêtres orientées vers le soleil de midi.
- Sortons de là ! dit Cantasha
Renatka allait attaquer les barreaux quand un bruit de pas se fit entendre. Une grande silhouette avançait en s’appuyant sur une canne sculptée. S’arrêtant, le personnage se tourna vers eux. Ils furent étonnés de reconnaître le musicien.
- Ah ! Vous voilà arrivés mes tourtereaux ! Vous m’avez donné bien du mal. Il y a bien longtemps que personne n’était arrivé ainsi au cœur du royaume.
- Où sommes-nous ? demanda Cantasha
- Je te reconnais bien là, femelle. Tu parles sans qu’on t’interroge.
Sortant de sous sa cape un petit instrument à corde, il fit un accord discordant. Cantasha s’écroula en se bouchant les oreilles.
- Apprends à me craindre, femelle. Ici c’est moi qui pose les questions et qui veux les réponses.
- Et que veux-tu savoir ? demanda Renatka.
Un autre accord discordant le mit dans le même état que Cantasha.
- J’espère que vous avez de jolies voix, mes tourtereaux, car vous allez apprendre à chanter pour moi. Vous avez évité mon gardien, à l’entrée du chemin, je ne sais pas encore comment mais vous allez me le raconter. Ensuite, vous résistez à mes provocations. Mieux, vous prenez la route derrière moi. Mes serfs semblent impuissants à vous éliminer. Heureusement vous voilà en cage pour moi. Rassurez-vous, nous allons avoir beaucoup de temps pour parler mais nous verrons cela demain.
Le musicien s'éloigna vers un des coins de la pièce. Sortant un instrument à vent d’une alvéole dans le mur, il joua une note basse devant un des piliers du mur. Immédiatement le mugissement de la trompe retentit à l’extérieur. Une fois terminé, il reposa l’instrument. Il semblait prêt à sortir quand il se ravisa, revenant vers eux, il leur dit :
- Bonsoir, les tourtereaux, demain nous aurons le temps de discuter. En entendant, reposez-vous bien. Faites bien attention, sinon vous pourriez découvrir que ces cages sont plus qu’elles ne semblent.
Se retournant, il fit un signe et les rideaux furent tirés, les plongeant dans le noir.
- Qu’allons nous faire ? demanda Cantasha
- Essayer de sortir.
- Ces dernières paroles semblent indiquer que ces cages sont de prisons pleines de pièges.
- Nous n’allons pas rester sans rien faire !
Renatka s’approcha des barreaux. Il tira autant qu’il put sur les rideaux. A travers l’espace ainsi dégagé, il essaya de voir autour. Il remarqua ainsi d’autres cages de tailles différentes. Il appela :
- Y a-t-il quelqu’un ?
- Ne criez pas si fort ! dit une voix sur sa droite. Les cages pourraient bouger.
- Comment cela ? demanda Renatka presque à voix basse.
- La magie qui gouverne ces cages les fait rétrécir chaque fois que l’occupant fait ce qu’il ne faut pas. Si vous maltraitez votre prison, elle va rétrécir, si vous ne faites pas ce que dit sa seigneurie, elle va rétrécir. Certains ici sont morts étouffés par leur cage.
- Vous êtes là depuis combien de temps ?
- Je ne sais plus. J’ai vu tant de fois la neige revenir que j’ai perdu le compte.
- Et les autres ?
- Les autres ne parleront pas, ils ont eu ordre de se taire. Aujourd'hui mon chant a plu à sa seigneurie, alors il m’a récompensé en agrandissant ma cage et il a oublié de me dire de me taire.
- Combien sommes-nous ?
- Plus que les doigts des deux mains.
- Vous ne vous êtes jamais révoltés ?
- Si, certains ont essayé. Maintenant, leur cage est minuscule. Leurs cris ont duré des jours et des jours quand la cage s’est rapetissée encore et encore. Ça a été un soulagement quand ils se sont tus. Mais c’est peut-être la solution pour échapper enfin à cet enfermement.
Renatka resta sans rien dire. L’autre se tut aussi. Il s’approcha d’un barreau. Il essaya de couper un des barreaux comme il l’avait fait dans la grotte pour la roche. Avec des craquements sinistres, les murs de la cage se mirent en mouvement.
- Arrête, cria Cantasha, tu vas nous faire écraser !
Renatka stoppa, les murs cessèrent de bouger.
- Nous n’allons quand même pas rester comme cela !
- Non, mais il faut trouver avant que d’agir. Qu’est-ce que nous savons de lui ?
- Il domine le pays de Raiwe. Je ne sais même pas si un habitant à une volonté propre. Il les tient sous sa coupe avec cette sonnerie, comme on l’a vu tout à l'heure. Tout semble réglé dessus. Ma puissance venue des glyphes ne semble pas efficace. Peut-être que les runes pourraient nous libérer de la cage.
- Je ne sais pas. Je ne suis pas magicienne et je ne sais pas ce qui nous retient enfermés. Je crains que nos efforts pour nous en sortir ne réduisent notre espace.
Ils continuèrent à discuter sur la situation pendant un bon moment. Une nouvelle sonnerie retentit. Ils n’avaient pas entendu arriver celui qui avait sonné. Ils écoutèrent mais les rideaux étouffaient les bruits et ils n’entendirent personne. Il y eut une petite musique et un petit bruit au fond de la cage. Renatka fit de la lumière. Sur le sol, deux écuelles pleines d’un brouet fumant. D’un commun accord, ils n’y touchèrent pas. Ils n’avaient aucune confiance. Écartant les rideaux, ils virent que la nuit tombait. Ils finirent par s’endormir. Leur nuit fut agitée. Cantasha rêva de liberté. Elle se voyait jeune, apprenant les chants des runes de joie. Ses compagnes éclataient de rires joyeux à sa cantilation. Elle se réveilla pour se rendormir plus tard. De nouveau, elle rêva. Sous un ciel d’orage zébré d’éclairs et de pluie, elle cantilait le chant du soleil et le beau temps se levait. Elle continua ainsi sa nuit alternant les périodes de veille et de sommeil.
Elle se réveilla car la cage bougeait. Renatka tirait autant qu’il pouvait sur les rideaux pour voir dehors.
Cantasha cantilait les runes de joie. Lentement, elle prenait de l’assurance et sa voix devenait plus forte, plus ferme. Elle vivait comme toujours ce qu’elle chantait et son visage reflétait la beauté de ce qu’elle cantilait. Une brise légère entra dans la grande pièce faisant flotter les rideaux. Renatka l’écoutait de tout son être. Pour lui, le temps s’était suspendu. Brutalement en bas, une porte claqua. Celui qu’ils avaient surnommé le musicien, entra en hurlant :
- ARRÊTE ÇA TOUT DE SUITE.
Prenant son instrument à corde qu’il portait à la ceinture, il commença à jouer un air discordant. Les parois de la cage commencèrent à grincer. Les deux chants se heurtèrent. Cantasha modifia le sien pour harmoniser celui du seigneur de Raiwe. L’heure approchait de la première sonnerie de trompe et le combat entre les deux continuait. Cantasha luttait pour suivre les dysharmonies de leur geôlier. Quand elle y arrivait les parois de la cage s’immobilisaient. Puis par une nouvelle attaque, il reprenait l’avantage et les grincements reprenaient dans la prison.
Renatka connaissait la peur, pas tant pour lui, il connaissait sa résistance, que pour elle dont il voyait bien qu’elle peinait dans une lutte dont il ne voyait pas d’issue. Il se dit que tant qu’elle ne ferait que répondre, elle ne pourrait gagner. Il lui fallait prendre l’avantage sur son adversaire. Il avait pris un coup d’avance, il fallait trouver la faille pour retrouver l’initiative. En bas, l’homme continuait à les invectiver et à les menacer, tout en pinçant les cordes de son instrument désaccordé. Renatka le regardait cherchant la faille qui lui permettrait d’aider sa bien aimée à gagner la liberté. Une idée lui vint. Utilisant le feu qu’il produisait, il en fit un minuscule pinceau qu’il utilisa pour brûler les cordes de l’instrument discordant.
Renatka fut satisfait du résultat car bien qu’il n’en ait détruit que deux, les deux restantes produisaient un son plus agréable. Le seigneur de Raiwe n’avait pas compris qu’il venait de se faire attaquer par Renatka. Rapidement, il se mit à changer les cordes. Le chant de Cantasha continuait. Même les murs de la prison semblaient respirer au rythme des runes, leur donnant un peu plus de place. Malheureusement, leur geôlier avait fini de changer ses cordes et reprenait ses attaques avec le même résultat. Renatka n’était plus à la bonne place pour recommencer ses tirs. Il dut attendre que l’ennemi bouge pour tenter un nouvel assaut. Il jetait fréquemment des regards vers Cantasha dont il sentait bien qu’elle fatiguait à tenir un rythme qui n’était pas le sien pour répondre à celui qui lui voulait du mal. Une autre idée germait dans son esprit mais avant qu’il ait pu la formaliser, il prit conscience que de nouveau l’autre était à portée de lui. Recommençant son exploit, il fit sauter trois des quatre cordes. A la différence de la première fois, leur bourreau regardait ses cordes au moment de leur rupture. Il vit qu’elles brûlaient avant de rompre. Jetant son instrument inutile dans un coin, il se précipita vers le coin où était rangée la trompe à sonner. Renatka fut douloureusement surpris d’entendre ce qu’un être humain pouvait tirer d’un tube quand il connaissait le mal. Il vit Cantasha perdre pied. Sa cantilation devint hésitante comme celle d’une enfant qui ne sait pas encore. Les parois de leur geôle grincèrent encore plus. Le combat tournait à l’avantage du seigneur des lieux. Le vent lui-même avait changé. La petite brise matinale était devenue bourrasque fantasque et tourbillonnante qui les secouait. Renatka prit conscience qu’ils étaient perdus si l’échange continuait sur le terrain de leur geôlier. Il devenait de plus en plus nécessaire qu’ils expriment qui ils étaient au lieu de laisser l’ennemi diriger les évènements. Rentrant au plus profond de lui-même, il trouva. Il dit le glyphe de son amour et prononça le Nom sacré de sa bien-aimée dans ce langage ancien. Quand elle entendit son Nom, Cantasha eut un sursaut. N’était-elle pas Cal…ent…blu? Non, car jamais, elle n’aurait laissé l’homme d’en bas imposer son désir. Elle arrêta son chant. Le seigneur de Raiwe pensa qu’il avait gagné. Pressé par le temps, il se tourna vers le coin pour lancer la sonnerie du matin. Cantasha prononça à voix basse la rune sacrée Cal…ent…blu comme si elle l’entendait pour la première fois. Elle la cantila une deuxième fois. Alors elle se reconnut. Elle était Cal…ent…blu, celle par qui les runes avaient été données aux hommes, celle qui refondait la fondation. Son désir se dit. Le désir de l’homme d’en bas était mauvais. Ce qu’il faisait était mauvais. S’ouvrant tout entière à elle-même, elle cantila son chant. L’homme surpris se boucha les oreilles, laissant tomber son instrument. La cantilène prit son envol. L’homme se ressaisissant, ramassa l’instrument et le porta à ses lèvres. Entendant la discordance, Cantasha chanta son désir. Il était joie et paix. Se souvenant du glyphe sacré de son Nom, elle le tissa avec la rune sacrée pour ne faire plus qu’un. En elle ce fut comme si une porte s’ouvrait. Unifiée, elle se laissa aller à la cantilation. Elle n’était plus Cantasha souffrant dans une prison, s’accueillant dans tout ce qu’elle était, elle devint Cal…ent...blu cantilant, elle était la cantilène que personne ne peut arrêter quand elle vient d’aussi profond. Son chant runique fut celui de la guérison. Elle ne pensait plus à se battre, elle pensait à guérir. Ce fut en elle comme une nouvelle naissance. Le monde s’ouvrait à elle.
Renatka vit que quelque chose avait changé. D’abord Cantasha avait cessé de chanter puis, elle avait eu l’air de découvrir la rune sacrée. Il vit qu’elle avait le regard perdu de ceux qui sont tout intérieur. Puis était venue la cantilène. Il ne savait pas le nom de ce chant, mais il en ressentit un bonheur à l’écouter qu’il ne pensait pas possible. Ce fut un murmure, puis il prit de l’ampleur, de la puissance. La geôle qui avait perdu la moitié de sa surface sembla se dilater comme si elle ne pouvait contenir un tel chant. Les murs entrèrent en résonance. Toute la pièce se mit à chanter les runes. L’homme qui avait recommencé à jouer ses dysharmonies, s’écroula quand son instrument se cassa. La cantilène amplifiée par le réseau des trompes de commandement du seigneur de Raiwe, se répandit dans le pays. Ce fut comme si un séisme avait frappé. Les gens se tournèrent vers la forteresse pour mieux écouter. Alors éclatèrent les cris de joie et d’allégresse. Dans une vallée, au pied d’une chute d’eau, les cantileuses sortirent pour écouter ce chant. Ce fut en pleurant de joie qu’elles commencèrent à démonter le camp. La maîtresse enchanteresse les appelait. Cal…ent…blu cantilait ce qui habitait son cœur. Nulle peur, nulle crainte maintenant qu’elle s’était reconnue pour ce qu’elle était. Elle ouvrit les yeux, cherchant du regard, où était son bien-aimé. Quand elle le vit, son cœur se dilata et son chant runique l’engloba. Il lui tendit les mains, elle les prit. Chantant dans ses bras, elle vit que la prison s’était ouverte. Elle chanta son désir. Les murs s’effacèrent, les barreaux disparurent. Les rideaux devinrent comme des ailes et ce fut sur cet étrange oiseau qu’ils quittèrent la forteresse.
Ils arrivèrent en quelques heures au-dessus de la vallée qu'ils avaient quittée quelques jours plus tôt. L'effervescence y régnait. Il y eut des cris de peur quand un grand oiseau s'approcha en planant puis des cris de joie quand les cantileuses entendirent le chant de Cal...ent...blu.
Dans un dernier cabré, leur étrange monture les déposa à proximité de la chute d'eau. Les enchanteresses furent les premières à venir rendre hommage à leur maîtresse.
- Nous avons entendu la cantilène de la joie. As-tu trouvé le lieu de la nouvelle fondation ?
- Oui, mes sœurs. Quelques jours de marche nous en séparent. Finissez de vous préparer, je vous guiderai.
Cantasha fit le tour du campement. Partout, elle vécut la même scène de joie. Son chant runique avait été le signe d’avenir que toutes attendaient. C’est dans un enthousiasme indescriptible qu’elles se préparèrent. Il fut nécessaire de modérer certaines bonnes volontés.
Toutes à leur élan, certaines seraient bien parties en abandonnant tout. Si Cantasha pensait pourvoir s’installer dans la forteresse de Raiwe, elle savait qu’il y avait beaucoup de travail pour l’adapter à leurs besoins.
Dès le milieu de matinée, les premiers groupes furent prêts. Cantasha les accompagna sur le début du chemin. Quand elle arriva au poteau qui gémissait, elle sursauta. Il semblait maintenant neuf. Le tissu qui y était attaché flottait joyeusement. Une rune d’accueil y était tracée. Elle n’entendit plus de gémissement mais comme l’écho de sa cantilène. A son approche, le son devint plus net, évoquant la rune de paix. Pleines de courage, les enchanteresses qui ouvraient la marche, s’élancèrent sur la montée. Cantasha les regarda avancer, confiante dans l’avenir, puis elle redescendit pour rejoindre Renatka. Celui-ci lui demanda :
- Quand je pense à la manière dont certains paysans nous ont accueillis, crois-tu que les cantileuses ne risquent rien ?
- J’y ai pensé, mais je pense que la magie des runes a guéri ce qui n’était que la conduite dictée par le seigneur de Raiwe.
- Peut-être pourrions-nous aller voir ? Sont-ils tous accueillants ? Et puis qu’est devenu le seigneur de Raiwe ?
- Alors allons voir ! dit Cantasha dans un grand rire de joie.
Elle cantila une rune et l’étrange oiseau que fut leur prison vint se poser à proximité d’eux.
- Tu vois moi aussi, je peux voler ! dit-elle dans un nouveau rire
Renatka s’associa à sa joie. Montant avec elle sur le dos de leur monture, ils décollèrent dans un grand vent de battement d’ailes. Bientôt, ils survolèrent le chemin le long de la rivière, puis la route qu’ils avaient empruntée. Dans les champs des paysans s’activaient. Cantasha fit se poser sa monture. En voyant l’étrange équipage volant, ils arrivèrent en criant de joie.
- Gloire à notre reine et à notre roi !
Un plus hardi s’approcha encore plus près. Mettant un genou à terre, il tendit un bouquet de fleurs des prés.
- Regardez, ma reine, ces fleurs ont poussé depuis que vous avez vaincu l’ordonnateur de Raiwe.
- Quel est ton nom ?
- Je n’en ai pas. L’ordonnateur nous l’interdisait. J’étais celui qui surveille l’irrigation.
- Alors sois qui tu dois être, maître de l’eau. Mes compagnes vont arriver. Elles vous enseigneront. Merci de ton présent. Il est pour moi signe de votre renaissance.
Cantasha remonta sur sa monture qui décolla sous les applaudissements.
En peu de temps, ils furent en vue de la forteresse. Elle avait bien changé. Les pierres sombres avaient été recouvertes par une plante aux feuilles argentées donnant ainsi à l’ensemble un aspect étincelant. Ils se posèrent sur le toit de la grande tour. Des pages surgirent de l’escalier. L’un deux se précipita pour saisir les rênes de l’oiseau de la reine. C’est sous ce nom qu’il fut connu pendant les siècles qui suivirent. Cantasha et Renatka se dirigèrent vers la grande salle où ils avaient été retenus prisonniers. Toutes les cages étaient ouvertes. Des serviteurs aidaient des hommes décharnés à se nourrir et à marcher. L’un deux se leva. Titubant, il serait tombé sans l’aide d’un page derrière lui.
- Grâce te soit rendue pour nous avoir libérés. Par ta victoire, tu es reine de ce royaume. Je t’offre mon allégeance.
Disant cela, il mit genou à terre.
- Relève-toi et dis-moi ton nom.
- Je suis Dackiri. J’étais roi d’un grand pays, jusqu’à ce que mon orgueil me pousse à vouloir encore plus. Le seigneur de Raiwe m’a fait prisonnier. Pendant tout ce temps passé dans ces geôles, j’ai pu comprendre l’inanité de tous mes désirs anciens.
- Qu’est devenu le seigneur de Raiwe ?
- Ton chant a brisé ses enchantements mensongers. La vérité l’a touché. Il s’est lui-même consumé de ses désirs d’iniquité.
Dackiri lui présenta les autres prisonniers. Tous avaient été grands seigneurs ou roi. Tous avaient connu la gloire des armes et la douleur de l’enfermement. Cantasha comprit que certains étaient là depuis un temps qui représentait plusieurs vies d’homme. Libérés de la boucle du mensonge qu’entretenait le seigneur de Raiwe dans son monde, ils reprenaient le cours de leurs vies. Elle eut l’intuition qu’elle pourrait en faire des porteurs de runes comme Entablu. On lui présenta un petit tas de poussières à côté d’un instrument à vent brisé. Elle ne ressentit aucune joie à la vue de ce qui restait de son ennemi. Se détournant, elle s’en fut pour organiser l’arrivée de ses compagnes.
Le temps s’écoula sans que Cantasha ne s’en aperçoive. Elle était très occupée avec la gestion de son installation. Elle s’appuyait sur Renatka mais surtout sur Dackiri qui s’était révélé être un excellent dirigeant. Son séjour dans les geôles et la cantilène de guérison avait fait de lui un vassal dévoué à sa reine, mais plus encore un serviteur efficace agissant dans le même esprit que Cantasha. Renatka bougeait beaucoup pour organiser sur le terrain la population ravie de voir son roi venir ainsi à sa rencontre. En quelques lunes, le royaume de Raiwe avait été transformé. Son ancien maître en avait bloqué le temps. Avec l’arrivée du jeune couple et la victoire de Cantasha, le temps avait retrouvé son écoulement habituel. Cela se traduisait par beaucoup de petits signes dont le plus significatif était l’arrivée de bébés dans la population.
L’ancien seigneur contrôlait tout, y compris les naissances et les morts. La liberté donnée par sa disparition atteignit aussi la nature qui donna son fruit en abondance cette année-là. Cantasha partageait son temps entre les problèmes du royaume et les problèmes de la fondation. Chaque jour elle enseignait les enchanteresses. Depuis sa rencontre avec l’être double et plus encore depuis qu’elle avait chanté sa cantilène à partir de son nom sacré, elle avait eu la révélation du savoir des runes. Le soir, chaque fois que cela était possible, elle se retrouvait seule avec Renatka dans une intimité renouvelée dont elle avait un besoin vital. Ils sentaient bien qu’une page de leur histoire était tournée. Être reine et roi les rendait différents mais aussi responsables de la bonne marche du royaume. Renatka regrettait parfois le temps de l’action. La paix était bien agréable, les bras de sa bien-aimée aussi, mais au plus profond de lui, il sentait la vie qu’il menait comme moins riche que celle de la période précédente. Sa position en plus lui semblait un peu ambiguë. Il était roi parce que conjoint de la reine. Elle était reine parce que victorieuse et maîtresse enchanteresse. Heureusement, ces sentiments ne le troublaient pas souvent.
L’été était bien avancé. Cantasha méditait dans le jardin qu’elle avait fait faire au pied de la forteresse maintenant vert argent. Elle eut le désir de cantiler. Comme souvent, elle commença par sa rune sacrée, cantilée à voix basse. Puis enrichissant son chant de ce qu’elle avait portée dans sa méditation, elle improvisait une cantilène. Ce jour-là, elle s’arrêta bien vite et resta sans voix. Les harmoniques de son chant avaient changé. Plus riches, plus graves, plus profondes, elles avaient des résonances étranges pour l’oreille de Cantasha. Elle avait connu déjà un épisode d’altération de sa voix un jour de rhume. Mais là, c’était différent. Sa respiration était bonne, elle ne se sentait pas fiévreuse. Elle garda l’interrogation dans un coin de son esprit quand un serviteur vint lui rappeler le moment de sa rencontre avec les enchanteresses. Elle se dirigea vers la salle de la rencontre. Comme souvent, elle croisa Renatka qui, attentif à ses horaires, en profitait pour l’embrasser. Cela lui mit le cœur en joie comme à chaque fois. Ce fut avec un sentiment de bonheur qu’elle entra dans la pièce où les enchanteresses l’attendaient. Depuis une lune, elles mettaient par écrit certains enseignements pour la formation des apprenties. Une difficulté surgit. Il fallait faire un choix sur le mode de cantilation d’une des premières runes de défense. Une enchanteresse la cantila, une autre proposa un autre mode. Cantasha cantila sa propre version et s’arrêta interloquée devant les regards que lui jetaient les autres cantileuses.
Il y avait de l’incrédulité et de la joie dans leurs yeux.
- Maîtresse enchanteresse, quelle joie !
- Mais quoi !
- Vous qui connaissez le mystère des runes vous ne connaissez pas ce signe. L’expérience vous manque et Sintacasha aussi. L’émotion étreignit le cœur de cantasha en entendant le nom de sa mère. Mais elle restait encore plus intriguée par la réaction de ses compagnes.
- Parle ! Qu’est-ce que je ne sais pas ?
- Votre voix cantile pour vous la nouvelle, vous êtes enceinte !
La nouvelle avait rapidement fait le tour du royaume. Cantasha avait été radieuse pendant toute sa grossesse. Renatka avait été plus perturbé. Il ne savait pas comment se comporter. Il sentait bien que leur relation évoluait. Il avait déjà eu le sentiment de subir la royauté comme une perte de la liberté de faire ce qu’il voulait. Bien sûr il avait le pouvoir, mais surtout il avait les devoirs de sa charge. Il avait l’impression de se retrouver avec encore plus de devoirs. Comme Cantasha fatiguait plus vite, il s’alarmait, et ne savait pas quoi faire. De temps en temps, il se faisait gentiment rudoyer par les suivantes de Cantasha. Il n’était pas où il fallait, ni quand il fallait. Il avait vu le ventre s’arrondir. Il osait à peine y toucher. Ce temps d’attente lui avait paru trop long et trop court. Cantasha entretenait avec son bébé des liens auxquels il ne participait pas. Elle avait déjà entendu sa voix disait-elle. Dans sa cantilation, le bébé participait à sa manière. Elle avait annoncé un matin à Renatka que ce serait un garçon. Il en était resté muet. D’une certaine manière, cette annonce lui faisait prendre conscience d’une réalité qu’il n’appréhendait pas encore. La naissance l’avait laissé perplexe. Tout s’était bien passé mais la rencontre avec ce petit être avait été une expérience … une expérience …curieuse. Il ne trouvait pas d’autre mot pour la décrire. Il avait déjà tenu des bébés dans les bras, il avait déjà aidé à s’en occuper quand il était enfant mais là, on lui demandait de ne rien faire mais d’être là. Le bébé était né le jour anniversaire de la victoire de sa mère. Tout le monde ne parlait que de ce signe, laissant le pauvre père qu’il était désemparé avec ses questions quand il s’approchait de son fils. Cantasha avait refusé de choisir un prénom. Elle avait été catégorique, le nom de son fils leur serait donné plus tard. Pour le moment c’était le bébé. Il y aurait une cérémonie runique pour cela. Mais Renatka avait aussi été catégorique. Le glyphe était déjà prêt. Cela avait été leur première dispute sérieuse. Ils s’étaient quittés violemment. Après l’un comme l’autre avait cherché comment renouer le lien. Cela avait mis quelques jours avant que la petite famille se calme. Renatka avait gardé le glyphe pour lui, se disant qu’il reviendrait à la charge plus tard. Mais quand il était seul avec l’enfant, il l’utilisait. Ce glyphe signifiait premier né dans la paix. Les syllabes modernes ne peuvent en traduire toute la richesse sonore. On pourrait l’écrire : BaüornKa. Ce qu’il ne savait pas c’est que les serviteurs l’avaient entendu. Eux aussi s’étaient mis à appeler l’enfant BaüornKa. Cantasha quelques temps plus tard, entra dans une belle colère quand elle l’apprit. Ce jour-là, tout le monde rasait les murs. Quand une reine et un roi se disputent, les serviteurs ne sont pas à la fête. Un évènement calma les esprits. Un ambassadeur demanda à être reçu. Il fit un panégyrique de Cantasha, en rajouta pour parler de Renatka. Assise sur son trône, la reine qu’elle était se tenait impassible, mais intérieurement, elle bouillait. Cet ambassadeur qui s’appelait… elle en se souvenait déjà plus, usait sa patience. Après beaucoup de paroles et des cadeaux, il prit congé. Cantasha et Renatka se regardèrent, eux qui s’évitaient depuis deux jours. Cet homme voulait quelque chose. C’était évident. Restait à savoir quoi. Dackiri vint à leur aide. Cet ambassadeur venait de la partie du monde qu’il avait bien connu. Là-bas, on ne parlait jamais de la vraie raison de sa venue avant plusieurs rencontres. Ils allaient devoir donner une fête en son honneur puis attendre une autre visite au moins pour savoir. Tout cela demanda beaucoup d’énergie. Ils étaient habitués à une vie faite de simplicité et d’ascèse. C’est encore Dackiri qui prit l’organisation en main. La fête fut réussie. La deuxième audience demandée pour remercier de la fête, permit à l’ambassadeur d’introduire une demande d’aide. Son royaume était en but à une attaque par des esprits malfaisants. Son roi avait pensé que peut-être que la puissance des runes ou bien que le vainqueur de la force noire pourrait aider son peuple à survivre. Cantasha encore plus lassée par le flot de paroles que la première fois, allait dire non quand Renatka se leva en acceptant. Elle ne laissa rien montrer mais elle encaissa le choc. Ils allaient être séparés.

Le pays de Tief était à presque un cycle de la lune du royaume de Raiwe. Cantasha avait mal vécu cette période d’avant le départ. Elle oscillait sans cesse entre la colère, que lui causait le départ de Renatka, et la peine de la séparation. Ils s’étaient réconciliés. Si leurs adieux en public furent sobres, la nuit qui précéda fut presque blanche. Trop d’émotions et trop de choses à se dire sans trouver les mots avaient fait fuir le sommeil. L’enfant dormait tranquillement. Cantasha avait admis que BaüornKa était un nom possible, Renatka avait admis qu’il n’avait pas assez respecté la nature runique de Cantasha. La fin de la nuit fut multicolore.
Cantasha ne laissait pas partir son bien-aimé sans aide. Une enchanteresse et plusieurs maîtresses cantileuses l’accompagnaient. L’ambassadeur du pays de Tief était satisfait, il avait pleinement rempli sa mission. Son seigneur serait content. Mais rien ne l’avait préparé à ce qu’il allait voir. Il rentrait chez lui accompagné de tatoués. Il ne faisait pas de différence entre les glyphes du corps de Renatka et les runes tatouées sur ceux des cantileuses. Si le tatouage existait au pays de Tief, il était marginal et ne concernait que quelques ethnies mineures vivant dans les marais du delta. La mode au palais était une peau blanche et sans défaut. Il avait donc un regard plutôt condescendant pour ces petits souverains d’un petit royaume pas bien riche et sûrement pas très puissant. Il pensait que le roi s’était laissé embobiner par la vieille diseuse de bonne aventure qu’il consultait en secret, au moins le croyait-il. Les jours succédèrent aux jours sans épisode majeur. C’est même l’escorte de l’ambassadeur qui défit l’embuscade des bandits dans le défilé entre les deux pays dans la montagne de Tinchtousa. L’ambassadeur se présenta l’esprit plein de doutes devant son seigneur. Celui-ci qui avait vu grand pour la réception d’accueil fut assez déçu du peu d’allure de ses invités. Il avait prévu plusieurs jours de solennités mais dut tout annuler quand Renatka lui annonça le premier soir, qu’ils repartiraient le lendemain pour le champ de bataille.
Cantasha suivait les évènements à distance grâce à la communication qu’elle entretenait avec l’enchanteresse. Au palais de Raiwe comme on appelait maintenant la forteresse, la vie s’écoulait paisible. Soutenu dans son administration par Dackiri, elle pouvait consacrer à son fils le temps qu’elle souhaitait. L’absence la faisait souffrir mais affinait son désir. Son plus grand regret était de ne pouvoir parler directement avec Renatka.
Accompagnés du seigneur de Tief et de l’ambassadeur servant d’interprète, Renatka et le groupe des cantileuses mirent cinq jours à arriver au lieu des combats. C’était une succession de landes entrecoupées de grandes étendues d’eau. Ils s’arrêtèrent sur la plus haute colline. Plus loin la terre devenait noire. C’était devenu le lieu des esprits. Tout autour campait l’armée. La seule défense qu’ils avaient trouvée, était de faire une ceinture de feu quand les apparitions se faisaient. Tant que le feu brûlait, l’ennemi était contenu. C’était malheureusement inefficace car leur territoire s’agrandissait toujours. Personne n’arrivait à prévoir leur venue, ni leur départ. On montait la garde toujours prêt à intervenir. Pendant que l’ambassadeur leur expliquait cela, Renatka vit qu’on montait un camp fait de riches parures pour que le seigneur de Tief s’installe. De nouveau, il prit tout le monde au dépourvu en disant : « je vais aller voir ». Avant que quiconque ait pu réagir, il était parti en courant dans la nuit. L’escorte, qu’on lui avait allouée, le perdit quand d’un bond, il sauta un cours d’eau. Elle resta plantée là cherchant des embarcations pendant qu’il disparaissait dans le noir. Les cantileuses les déstabilisèrent encore plus en allant tout simplement se coucher dans une tente qu’elles tissèrent de runes.
La nervosité gagna le campement des soldats. Savoir leur seigneur si proche réveillait leurs peurs. Le premier cri d’alerte retentit au milieu de la nuit. De grandes formes luisant faiblement dressaient leurs multiples tentacules au milieu de la terre noire lançant des sifflements stridents qui écorchaient les nerfs des hommes. Les feux s’allumèrent. Les formes s’agitèrent. Les guerriers alimentaient les brasiers. Si par malheur, un des soldats restait sans la protection d’une flamme, il était happé et haché par une des formes présentes. Quand on voulut réveiller les cantileuses, les serviteurs se heurtèrent à un mur. Les runes semblaient plus dures que la pierre. Les formes avaient senti le seigneur de Tief, elles attaquaient dans sa direction. Celui-ci s’apprêtait à fuir quand s’éleva la cantilène. C’était un chant pacifiant, comme une tisane calmante qu’on prend pour que cesse l’agitation de la journée. En même temps, il y eut comme un feu d’artifices au centre de la zone noire. Les formes s’agitèrent, se contorsionnèrent. Elles pâlirent et s’effacèrent. Il ne resta que le ronflement du feu et le chant qui coulait comme un baume sur une plaie à vif. Une lumière s’alluma dans la nuit, éclairant toute la région. C’était comme un soleil mais dont la portée aurait été limitée. Là où s’étaient trouvés les esprits, un homme s’avançait rapidement en portant un sarcophage. A sa description, le seigneur de Tief reconnut Renatka. Il n’eut pas besoin de donner l’ordre de le laisser passer. Les soldats qui s’étaient rapprochés pour combattre, étaient poussés en arrière, comme l’étrave d’un bateau repousse de l’eau. La cantilène prit fin. La hutte de runes sembla se dissoudre. Les cantileuses firent un cercle. C’est en courant qu’il arriva jusqu’au campement. Il déposa le sarcophage au centre du cercle.
- Vois, Seigneur de Tief. Voilà ton ennemi.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il
- La magie occupe cette pierre. Son occupant fut un des grands de ce monde bien avant que n’existe ton pays.
- Que me veut-il ?
- Lui rien, mais quelqu’un l’utilise pour te perdre.
- Qui est-ce ?
- La personne qui a convoqué la magie. Je vais détruire le lien et la magie se retournera contre son auteur.
Renatka fit un signe pour qu’on cantile un chant de protection. Il tendit les mains vers le sarcophage. La lumière qui en jaillit fut si éblouissante que tous fermèrent les yeux ou se détournèrent. La pierre sembla se dissoudre dans la lumière. Il y eut des cris. Par terre, deux hommes se convulsaient. Ils se mirent à fumer et eux aussi semblèrent s’évaporer. Quand Renatka eut fini, le seigneur de Tief tremblait. Il avait vu sous ses yeux disparaître et son frère et le mage de celui-ci.
- Maintenant, Seigneur de Tief, tu peux dormir en paix !
Cantasha avait eu la nouvelle de la victoire de Renatka par l’enchanteresse. Elle lui avait raconté comment il avait senti la magie dès son arrivée dans le pays de Tief et comment il avait bousculé tout le monde. Cantasha ressentit de la fierté. De plus on lui annonçait leur retour rapide. Elle demanda qu’une maîtresse cantileuse reste sur place pour être l’ambassadrice du royaume de Raiwe. Renatka savait ce qu’il allait trouver en venant. Il avait senti dès le début du récit de l’ambassadeur que des forces magiques étaient en jeu.
Il avait aussi compris qu’elles avaient à faire avec la magie des glyphes. Arrivé au pays de Tief, l’impression avait été trop forte. Quelqu’un s’était permis de détourner la puissance glyphique ancienne pour un usage mauvais. Il avait exploré le monde des glyphes et avait trouvé sans problème la source utilisée pour faire naître les esprits mauvais qui étaient des fantômes des animaux des temps des grands êtres. Cette source était un sarcophage taillé des temps et des temps plus tôt avec ces mêmes glyphes que lui utilisaient aujourd’hui. Sa « promenade » nocturne lui avait simplement permis de trouver physiquement la pierre taillée, d’en extraire le savoir qu’elle renfermait et qui heureusement était restée inconnue du mage qui l’avait utilisée. Ce dernier avait simplement plaqué sa magie sur cette source. L’utilisation des glyphes appropriés avait provoqué un contre-sort aussi mortel que le sort. De cette histoire, il revenait plus fort, plus riche de savoir et déçu encore une fois de la nature humaine. Il avait fait passer le message par l’enchanteresse qu’il prendrait la route dès que possible. C’était sans compter avec le seigneur de Tief qui voulait fêter dignement selon ses critères cet évènement qui avait failli lui coûter son royaume. Les fêtes succédèrent aux fêtes. Renatka fut séduit, puis rapidement lassé par ses plaisirs qui lui semblaient pauvres par rapport à l’exercice de la puissance des glyphes. Plus le temps passait, plus le désir de se retrouver avec Cantasha et BaüornKa devenait grand. Dans une fête, croisant sur une terrasse l’enchanteresse qui faisait son possible pour protéger la cohésion de son groupe, il lui annonça qu’il rentrait et qu’il la chargeait d’expliquer son absence au seigneur de Tief. Elle répliqua qu’il fallait organiser le convoi pour le retour, préparer le voyage. Il lui dit simplement : « Non » et il s’envola. L’enchanteresse qui n’avait jamais vu le phénomène resta sans voix ainsi que les autres cantileuses. Elles furent les seuls témoins, la nuit étant noire.
Cantasha contemplait l’aube. BaüornKa l’avait réveillée par sa faim. Maintenant repu, l’enfant dormait comme un bien heureux. Elle pensait à lui qui là-bas avait dit qu’il rentrerait vite. Quatre jours étaient déjà passés sans qu’il soit sur le chemin du retour. Bientôt le soleil se lèverait sur le cinquième jour. Les premières lueurs faisaient pâlir le bleu sombre du ciel. Un peu de pourpre et d’orange se glissaient à l’horizon. Les premiers pépiements d’oiseaux signalaient que le réveil était proche. Au loin, elle vit un oiseau voler. Elle pensa à un aigle pour qu’il soit déjà en l’air à cette heure du jour. Puis elle se dit que ce n’était pas possible. Jamais un oiseau n’irait à cette vitesse. Elle dit une rune d’exploration. Sa vision changea. Elle épousa les lignes invisibles des runes de lair. Elle ne put retenir un cri : « Renatka ». Son cœur ne fit qu’un bond dans sa poitrine. Bravant la nuit et les vents forts en cette saison, il arrivait. Elle revint dans le monde physique et dit une rune de lumière qu’elle dirigea vers lui. Elle le vit arriver plus rapide que le plus rapide des oiseaux. Il se posa devant elle sur la terrasse. Cantasha chercha quoi lui dire :
- Tu ? Tu ?
- Oui !
La suite se passa de paroles. 
 
La vie reprit son cours calme et tranquille. BaüornKa grandissait. La cérémonie de désignation de son nom runique devenait une urgence pour Cantasha. Elle profita d’une des fêtes qui rythmait la vie pour y associer la célébration. Il y eut des cantilènes nombreuses et variées. Le peuple fut heureux de participer à cet évènement qui lui permettait de se reconnaître encore mieux dans cet enfant dont personne ne doutait qu’il serait roi. Dans la cour d’honneur, le choeur des cantileuses entonna la cantilène de l’enfant. Au centre un espace rond avait été dégagé. Des pierres brutes avaient été disposées selon des règles précises. Elles pouvaient servir de points forts pour tracer les runes des noms de Cantasha et de Renatka. Cantasha officiait. Dansant les runes au centre de l’espace, elle versa sur les pierres l’encre qui servait à tracer les runes inachevées. Prenant l’enfant dans son berceau, elle le mit à l’endroit où les runes des noms de ses parents s’entremêlaient. Le Choeur entonna une cantilène quasi hypnotique. Tous les spectateurs virent danser les runes. Passé le moment de surprise, le calme se fit dans la cour. Les runes inachevées commençaient leur danse, s’élevant dans des volutes entremêlées. Elles se mirent à tourner dans une spirale au-dessus du couffin. Il n’y eut plus bientôt qu’un disque d’encre au-dessus de l’enfant. Le chant continuait. Un autre groupe de cantileuses vint prendre position autour de l’espace et se mit à danser les runes de la détermination. Lentement, se détachant du centre du disque d’encre, une volute s’étira. Pour les spectateurs ce n’était que fumée, mais Cantasha y cherchait la rune de son fils. Renatka y vit un glyphe. Il le transcrit sur un morceau décorce. Le tracé continua d’évoluer. Cantasha découvrit la rune qu’elle attendait. Elle aussi la traça sur une écorce. Puis la forme se stabilisa. Lentement, elle tourna sur elle-même montrant tour à tour deux aspects distincts, l’un était runique, l’autre glyphique. Si pour le peuple de Raiwe cela n’avait pas d’importance, Cantasha et Renatka étaient très profondément touchés. La cantilène se termina. Les cantileuses s’attendaient à voir l’encre retomber. Au lieu de cela, elle resta suspendue en l’air. Quand Cantasha vint chercher l’enfant, elle comprit que l’encre était devenue solide comme la pierre. Elle tourna vers Renatka un regard interrogatif.
Celui-ci alla jusqu’au centre de l’espace et prenant en main la sculpture d’encre solidifiée, il permit à Cantasha de prendre l’enfant.
A voix basse, il lui dit :
- Montre l’enfant à la foule que nous le nommions.
- Mais il y a deux tracés.
- Cantile la rune, je dirais le glyphe.
Ensemble, ils prirent la parole. Tous les témoins furent d’accord, on n’entendit qu’une voix qui disait ce que tout le peuple reprit d’un seul cri : Raïvtajornka. Ce fut une longue ovation. Répétant encore et encore ce nom, le peuple se dispersa, laissant Cantasha et Renatka étonnés de ce qu’ils avaient vu.
- Que dit la rune ?
- Elle parle de paix et de force. Que dit le glyphe ?
- Comme je l’avais senti, il parle du premier né dans la paix. Je ne comprends pas ce nom.
Ils rentrèrent au palais pendant qu’on entendait dans la cité le chant Raïvtajornka que reprenait le peuple. Dackiri les accueillit tous les trois en disant :
- Longue vie au roi Raïtajornka !
- Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
- Avant que tu ne sois victorieuse, Ô ma reine ! Le peuple portait dans son cœur le nom d’un héros qui le libérerait définitivement du joug qu’il subissait. C'est la légende de Raïvtajornka. Nul n’en connaît l’origine, elle fut comme une écharde plantée dans la peau de celui que tu mis à terre. A cause d’elle, jamais ce peuple ne fut réellement sien. Après ce que vous venez de dire, le peuple vient de se reconnaître dans votre fils. Que mille bénédictions l’accompagnent.
Les saisons succédèrent aux saisons. Le royaume de Raiwe voyait sa réputation grandir. La politique de formation des cantileuses portait ses fruits. Cantasha établissait des liens avec les royaumes environnants en leur envoyant des ambassadrices. Renatka partait parfois aussi en mission. Souvent de simples visites de courtoisie mais parfois plus dramatiquement, il partait au combat. Ce qui était arrivé au pays de Tief avait assis sa réputation. D’autres royaumes firent appel à lui pour régler soit des conflits internes, soit des invasions d’êtres ou d’esprits mal contrôlés et dangereux. Avant de l’appeler, les princes ou les rois faisaient bien attention depuis l’histoire des évènements de Skitagi. Le prince de ce territoire avait fait appel à Renatka pour le débarrasser de rebelles qui ravageaient une province et menaçaient l’unité du pays, aidés par des génies malfaisants qui mettaient à mal l’armée. Renatka lors de son arrivée avait longuement écouté le prince. Il était alors parti régler le problème comme il avait dit. Le prince se frottait déjà les mains quand il avait vu revenir Renatka accompagné d’un homme qu’il reconnut comme étant le chef des rebelles et un autre individu caché sous sa cape. Il allait donner l’ordre à sa garde d’abattre les insoumis quand Renatka prit la parole :
- Avant tout Prince, écoute !
Les gardes qui s’étaient rapprochés, restèrent en alerte pendant que la silhouette encapuchonnée s’avança. D’une voix grave et sourde, qui obligea le prince à tendre l’oreille, il parla :
- Te rappelles-tu, toi qu’on appelle prince, de ce qui fut quand tu accédas au pouvoir ? Comment sont morts le roi et sa jeune épouse ?
- Ils furent tués par des rebelles qui comme toi refusaient la paix !
- Oui, cela est la version que tout le monde connaît, mais te souviens-tu comme ta main tremblait dans le couloir jaune quand tu t’es approché, la nuit, de la chambre où le roi reposait ?
- Qui es-tu ? demanda le prince en se levant.
- Le roi que tu as tué ! dit la silhouette en rejetant la cape qui le couvrait, découvrant son aspect spectral. « Tu m’as tué et tu as tué mon épouse, jeune accouchée. Tu as cru tuer l’enfant dans son berceau, mais tu n’as poignardé que l’animal qui le réchauffait. »
- Gardes, tuez-les tous !
A cet ordre, ils chargèrent l’arme au poing. Renatka les éjecta sans difficulté malgré leur nombre. L’aréopage, qui entourait le prince, prit du recul. Il resta autour du trône que les quatre protagonistes. Le spectre reprit la parole.
- Aujourd’hui, ta force ne t’ait d’aucun secours. Mon fils est en âge de réclamer son trône. Et le temps est venu pour moi de me venger.
- Tu ne peux pas, tu es mort, je t’ai tué !
- Bien sûr que je suis mort, bien sûr que tu m’as tué. Mais ce que tu ignores, toi qui n’es pas de ma lignée, c’est le pouvoir de la magie transmise de père en fils. Mon fils devenu grand m’a invoqué, alors j’ai pris pied dans le monde des vivants jusqu’à ce que je me venge.
- C’est impossible ! Roi de Raiwe, je ne t’ai pas appelé pour que tu fasses cela.
- Non, dit Renatka, tu m’as appelé pour que le pouvoir légal soit rétabli. Ce sont tes mots.
Le prince se mit à courir pour fuir, mais le fantôme du roi fut plus rapide et l’attrapa. A peine fut-il touché que le prince félon hurla. Bientôt il ne fut plus qu’un spectre à la merci du roi mort. Celui-ci reprit la parole :
- Maintenant, mon fils, va, vis ton avenir !
- Mais père, tu ne restes pas pour me conseiller ?
- Non, je ne le puis. L’avenir est tien, le passé est mien. Reçois ma bénédiction, roi de Raiwe pour ce que tu as fait.
Ayant dit cela, il disparut entraînant avec lui l’ombre d’un homme qui avait voulu être prince quel qu’en soit le prix.
- Vive le roi ! Vive le roi !
Ce furent à ces cris que le jeune chef revint à la réalité. Tous les dignitaires rassemblés furent unanimes à reconnaître sa légitimité. Ils le firent d’autant plus vite qu’ils avaient été plus proches du prince déchu.

L'enfant avait grandi. Il jouissait d'une grande facilité à se libérer des corvées. Les serviteurs passaient leur temps à lui courir après. Cantasha avait un sens très sûr de sa position et le récupérait toujours, mais elle était très occupée. Renatka qui avait grandi dans les bois sans contrainte, trouvait l'attitude de son fils normale sauf quand il avait besoin de lui. Curieusement l'enfant arrivait comme par magie avant que son père ne se mette en colère. Il avait trouvé tous les passages plus ou moins discrets qui allaient du château à la cité. Il avait en plus développé une réelle complicité avec les gens de "son" peuple qui le connaissaient bien. Il avait ainsi très facilement appris la langue ancienne des gens de la rue et maîtrisait parfaitement les différents dialectes du royaume. Lui trouvait cela normal, les autres s'en étonnaient toujours. Cette complicité lui permettait de cacher beaucoup de ses écarts de conduite. Dans la cité, tout le monde connaissait le prince Raïvt comme il l'appelait familièrement. Il était partout comme chez lui. Il accumulait ainsi inconsciemment tout un savoir qui lui rendrait bien service plus tard. Il noua aussi de solides amitiés aussi bien avec des enfants de son âge qu’avec des gens plus âgés. Loin des préoccupations des adultes, il menait une vie heureuse. Il n’aimait pas trop quand son père ou sa mère partaient au loin. Mais comme ils n’étaient jamais partis tous les deux ensemble sans lui, ce sentiment restait assez embryonnaire. Il savait qu’il serait le roi, mais ne s’en préoccupait pas. Il avait des choses beaucoup plus importantes à faire comme piéger les grenouilles ou aller à la pêche. La construction d’une cabane l’occupa aussi tout un été. Quand il eut atteint l’âge d’être raisonnable, il eut le droit d’apprendre le maniement des armes. Souple et rapide, il prit rapidement goût à leur maniement. L’arc et son bruit lors du lâcher de la flèche le réjouissaient. La lance qu’elle soit longue ou courte ne lui plaisait pas du tout. Entre l’épée et le sabre, c’est l’épée qui le séduit. Les différentes autres armes le lassèrent assez vite sauf le grand couteau qu’il utilisait facilement en complément de l’épée dans des duels à deux mains. Son père aimait la hache, il le savait mais lui avait du mal à la manier correctement. Lors de ses joutes avec son père, il sentait bien que, s’il gagnait, c’était plus parce que son père ne donnait pas toute sa mesure que parce qu’il pouvait vraiment la battre. Il se promit qu’un jour quand il serait plus grand, il aurait une vraie victoire. Sa mère ne le délaissa pour autant et il devait passer des soirées à cantiler et à apprendre des runes. Il avait une belle voix, mais celle de sa mère était extraordinaire. Quand il l’écoutait, il y avait en lui un tel ravissement qu’il en oubliait de cantiler.
Quand venait le temps pour lui d’aller se coucher, il essayait toujours de gagner du temps. Rester avec les adultes prouvait qu’on était un grand et il en rêvait. Certains soirs, à pas de loup, alors que tout le monde le croyait endormi, il revenait se cacher en haut de l’escalier derrière les balustres pour écouter les conversations de ses parents. Il entendit parler de la gestion du royaume ou des problèmes des pays alentours. Une fois ou l’autre, il s’était fait surprendre par sa mère qui l’air mi-fâché, mi-amusé l’avait renvoyé dans sa chambre. Parfois, il se réveillait dans son lit alors qu’il était persuadé d’avoir été épié la conversation des adultes, ne sachant pas que son père l’avait porté jusque là.
Son enfance s’écoulait paisible. Sa première inquiétude sérieuse lui arriva quelques saisons plus tard. Alors qu’il commençait à avoir le droit de veiller plus tard, il avait reçu l’ordre d’aller se coucher. Il n’avait pas discuté. Quand sa mère employait ce ton-là, ce n’était pas le moment d’entrer en conflit avec elle. Il préféra se soumettre du moins jusqu’à sa chambre. On l’avait à peine laissé seul, qu’il était de retour pour écouter. Il avait trouvé un endroit plus discret, c’était un passage dans le mur. Il en avait repéré quatre sur la terrasse en haut. Celui dans lequel il se glissait était le plus près de sa fenêtre. Une fois dedans, il entendait les paroles prononcées dans la grande salle comme s’il y était. Il avait même, dans un tournant du conduit, un endroit plat presque confortable. Bien installé, il prêta l’oreille. Il reconnut la voix de son père.
- J’ai vu les traces des hommes des longues plaines du froid chez notre voisin. Le roi Tza a tenu à me les montrer. Ils ont déjà subi plusieurs invasions. Pour le moment ce sont des éclaireurs. Mais il a peur d’une nouvelle invasion comme à l’époque de son arrière grand-père.
- Que veulent-ils ? demanda Cantasha.
- Les longues plaines peuvent être très pauvres certaines années. Le roi Tza pense qu’ils vont venir chercher de quoi manger.
- Est-il possible de les aider ?
- Je ne sais pas. Le roi Tza ne le pense pas. Ils ont peu d’échanges avec eux et toujours sur un mode agressif. Son armée n’est pas assez forte pour contenir les tribus des hommes des longues plaines s’ils arrivent. Nous serons sûrement obligés de l’aider. Si le roi Tza tombe, la guerre se fera chez nous.
La conversation continua un peu, mais le mot guerre avait heurté son oreille. En rentrant dans sa chambre, il rêva de combats et de victoire.
La situation évolua peu pour le prince Raïvt, mais il se concentra sur les exercices guerriers. De nombreux jeunes de son âge avaient déjà des responsabilités d’adultes. Lui croyait encore que les rêves de guerre étaient des rêves d’adulte. Il savait que pour partir au combat, Renatka emmenait une petite armée. S’il était la force et pas seulement qu’aux yeux de son fils, il ne pouvait être partout. Ces unités lui servaient à défendre les positions, lui se réservait l’attaque. Raïvt avait conçu le projet de partir avec eux. Il avait tâté le terrain et avait eu un refus net et catégorique de sa mère, cela il s’y attendait, mais aussi de son père. Il avait mal vécu le fait. Il s’était rabattu sur les soldats. Les gradés refusèrent. Un des soldats lui confia que pour partir sur le terrain, il n’y avait pas que des gens en armes. Le comprenant à demi-mot, Raïvt alla chercher l’aide de jeunes de son âge qu’il réussit à convaincre de tenter l’aventure, si aventure il y avait. Ils passèrent un printemps à jouer à préparer la guerre. Ils allaient partir, cachés dans les chariots de l’intendance. Une fois arrivé, Raïvt ne doutait pas de convaincre son père. Le temps passait et rien ne se passait. Raïvt s’occupa à d’autres jeux. Il était parti camper à quelques distances quand il entendit parler du départ de l’armée. Il courut pour revenir.
Rien ne se passa comme prévu, du groupe d’amis prévus, seuls deux furent disponibles immédiatement. Les chariots relativement confortables qu’ils avaient aménagés étaient déjà partis quand eux arrivèrent. Il leur fut nécessaire de se rabattre sur d’autres moyens. Voyant les bouviers pousser les bêtes de rechange, Raïvt, qui les connaissait, négocia. C’est couverts des haillons des pasteurs en déplacement qu’ils partirent à pied pour la guerre. Le chemin était long. Il leur était difficile de tenir le rythme des hommes. Au bout d’une semaine, les pieds en sang, un des trois aventuriers abandonna le convoi pour se réfugier chez un membre de sa famille. Raïvt et son ami Tetba ne valaient guère mieux. Plus têtus ou plus orgueilleux, ils refusèrent l’hospitalité pour continuer. Les soldats, qui avaient tous finis par savoir que le prince était là, lui vinrent en aide en les cachant dans un chariot. Les premières brumes de ses rêves se déchirèrent. Quand il vit le poteau marquant la frontière du royaume de Raiwe, son espoir reprit vigueur. Les choses sérieuses allaient commencer et il allait connaître la gloire. Le convoi mit encore cinq longs jours avant que de s’arrêter. Il découvrit qu’ils allaient occuper une position en hauteur qui commandait la route. Ils surplombaient le début de la longue plaine. Au loin des colonnes de poussières s’élevaient. Vu leur nombre, il comprit qu’ils allaient faire face à un ennemi très supérieur en nombre. Sans être alarmistes, le discours des soldats fut inquiétant. Ils s’attendaient à de durs combats et ils n’osaient pas aller avouer à Renatka que son fils était au milieu d’eux. Sans rien dire, ils préparèrent un plan pour protéger le jeune prince. Renatka quitta la position rapidement pour rencontrer le roi Tza. Raïvt et Tetba se ressentir isolés pour la première fois de leur vie et les colonnes de poussières avançaient. Ils participèrent aux travaux de défenses. Creusant des fossés, fixant des pieux, ils n’eurent pas le temps de penser. Le soir venu, trop épuisés, ils s’écroulaient sur leurs paillasses mais le matin au réveil ils voyaient : les colonnes de poussières avançaient. Les officiers passèrent donner les ordres. Considérés comme de l’intendance, ils furent oubliés. Devant les préparatifs, ils commencèrent à craindre de s’être embarqués dans une aventure qui les dépassait. Ils entendaient les officiers discuter des combats possibles et des stratégies à appliquer. Ils les entendirent aussi parler des pertes humaines et de comment faire avec moins d’hommes pour tenir la position. Si le désir de fuir les atteignit, ni Raïvt, ni Tetba ne voulurent le reconnaître l’un devant l’autre. Le soir venu, ils virent que les colonnes de poussières seraient bientôt assez près pour qu’on puisse distinguer ceux qui les composaient. Cette nuit-là ils dormirent mal.
Cantasha ne décolérait pas. Personne n’avait vu son fils depuis plusieurs jours et c’est seulement aujourd’hui qu’on lui apprenait. Elle retournait en hâte au château car elle ne l’avait pas senti à proximité. Il devait camper avec quelques amis à une journée de marche sous la surveillance du chef de village, père d’un des enfants. Ce n’était pas le jour. Déjà que Renatka n’était pas là. Elle savait bien qu’il lui fallait aider leurs voisins. Mais elle l’aurait voulu avec elle aujourd’hui. Elle monta sur la plus haute terrasse du palais. Mais où avait-il été se fourrer ? Le lien qu’elle entretenait avec lui était assez fort pour qu’elle puisse le localiser. Quand il était plus loin, la recherche était plus difficile mais toujours elle l’avait trouvé. Arrivée sur la terrasse, elle se mit en position de méditation. Il fallait qu’elle se calme pour cantiler. Lentement, grâce à ses exercices, la paix se fit à l’intérieur. Elle commença une cantilène douce pour ajuster sa voix. Pour le moment, elle ne voulait pas que la nouvelle se sache. Une fois prête, elle cantila la rune de son fils suivie de celle qu’elle utilisait pour le chercher. Le temps passa. Elle commençait à croire qu’elle avait fait une erreur quand l’écho de sa présence arriva. Son inquiétude monta d’un cran. Il était loin, très loin d’elle et de la sécurité. Elle décrypta ce qu’elle entendait et pâlit. Il était à la limite des longues plaines. En un instant, elle comprit. Il était parti à la guerre. La colère la submergea, puis l’inquiétude et la peur. Il lui fallait prévenir Renatka au plus vite. Comme toujours, elle lui avait adjoint un groupe de cantileuses avec une enchanteresse. Il savait que cela permettait à Cantasha de savoir où il était et ce qu’il faisait. Cela lui donnait aussi un atout supplémentaire. Leur maîtrise de la cantilation et des runes de puissance était une aide précieuse.
Il repoussait une colonne de ces envahisseurs. C’était assez facile. Pour eux, il avait l’aspect des démons. Les glyphes gravés dans sa peau valaient toutes les armes. Sa simple apparition les faisait fuir. Quelques uns essayaient bien de lui envoyer quelques traits ou quelques lances. Il les réduisait simplement en cendres ce qui augmentait encore leur peur. Comme un chien guide un troupeau, il guidait la colonne vers un passage prévu avec le roi Tza. Ils avaient longuement discuté et avaient fini par conclure que la guerre serait trop destructrice. Le mieux était de les envoyer vers les mondes ouverts. La marche serait longue sûrement difficile mais là-bas, ils auraient une place. Bien sûr les chefs des hommes des longues plaines avaient refusé. Ils se pensaient assez forts pour déloger le roi Tza et d’autres si besoin pour prendre leurs terres. L’apparition de Renatka avait bouleversé ces grands guerriers. La première colonne avait accepté de suivre le corridor de transhumance. Puis la deuxième était arrivée et il avait fallu recommencer la négociation. Les roi Tza et Renatka finirent par comprendre un peu le fonctionnement en tribus de ce peuple des longues plaines. Pour les colonnes suivantes, les choses allèrent plus vite. Le seul point noir restait les éclaireurs. Ces petits groupes armés couraient devant les colonnes pour écarter le danger. En s’approchant directement des colonnes, Renatka avait séparé ces groupes de leur base. Il apprit que des combats avaient lieu à quelques distances entre les guerriers du roi Tza et les éclaireurs. Quelque chose se passait mal. La colonne perdait son bel ordonnancement. Il vit arriver une cantileuse qui courait. Devant elle, les gens des longues plaines fuyaient. Couverte de runes, elle était pour eux aussi effrayante qu’un dragon. L’inquiétude vint effleurer son esprit. Que se passait-il pour que l’enchanteresse qui devait guider une autre colonne lui envoie ainsi une maîtresse cantileuse et au pas de course ? Toute essoufflée, elle lui délivra la nouvelle de la position de son fils, et de la possible présence d’éclaireurs dans ce secteur. Confiant à la maîtresse cantileuse le soin de continuer sa tâche, il décolla, ce qui paniqua encore plus les gens des longues plaines.
Raïvt aurait préféré être ailleurs. Les éclaireurs avaient attaqué tôt le matin. Les combats étaient difficiles. Tetba avait été fauché d’un coup de hache. Raïvt aurait subi le même sort sans toutes ses heures d’entraînement. Il n’avait ni la puissance, ni l’endurance mais il avait la rapidité pour lui. Durant la matinée, il avait réussi à échapper à plusieurs coups et à ramener Tetba vers l’abri des défenses érigées la veille. Une cantileuse avait dit les runes de guérison qu’elle connaissait et était repartie aider les guerriers. Lors d’une attaque, il avait vu un des officiers mis à mal par deux éclaireurs. Blessé, il ne pouvait pas faire front. S’emparant d’une épée, il avait surgi en hurlant. Nul ne put dire si c’était le cri ou la surprise de le voir surgir qui avait fait hésiter l’ennemi, mais le prince Raïvt l’avait occis. Il y eut au même moment plusieurs scènes du même genre, si bien que les éclaireurs rompirent le combat. Raïvt était debout, la fureur en lui et tout était étrangement calme. Cela ne dura qu’un instant. Les ordres fusèrent, précis, pressants. Rapidement, les officiers réorganisèrent les hommes pour faire face à une nouvelle attaque dont ils ne doutaient pas. La cantileuse s’occupa des blessés. Elle ne pouvait pas guérir toutes les blessures. Ce qu’elle faisait là permettrait d’attendre l’arrivée d’une maîtresse cantileuse. L’officier principal se dirigea d’un pas décidé vers Raïvt qui n’en menait pas large quand une nouvelle attaque eut lieu. Il en fut soulagé d’un côté. Les explications et les punitions attendraient. Par contre la peur vint lui serrer les entrailles. De nouveau les éclaireurs chargeaient. On voyait danser les boucliers multicolores et briller les sabres. Tout le monde se prépara au choc. Un mur de feu jaillit, cassant net leur élan, grillant les poils des guerriers du premier rang. Les éclaireurs s’enfuirent en hurlant quand ils virent le démon qui appelait le feu contre eux. Renatka ! Un immense soulagement envahit le cœur de Raïvt quand il vit son père.

Le jeune prince aurait préféré que son père s’énerve, lui crie dessus voire le punisse. Au lieu de cela, Renatka lui avait demandé s’il allait bien. Puis devant sa réponse positive, il s’était occupé des blessés et de voir avec les officiers la suite à donner. Une maîtresse cantileuse était arrivée rapidement. Elle avait fait beaucoup d’effort pour remettre sur pied les blessés. Tetba avait beaucoup souffert quand les runes avaient réparé sa plaie. Malheureusement, il garderait toute sa vie une cicatrice et une boiterie. Raïvt en fut bouleversé. Ce n’est pas ce qu’il voulait. Dans ses rêves tout était tellement beau et facile. Son sentiment de culpabilité était immense. Le soir venu, il était replié dans un coin pleurant encore sur ce qui s’était passé, réagissant à la mort qu’il avait donnée. Un bras se posa autour de ses épaules. Tournant la tête, il vit son père. Il pleura amèrement dans ses bras. Renatka le laissa faire. Puis le prenant, il le fit monter sur son dos et s’envola avec lui. Pour l’enfant, l’expérience fut extraordinaire. Passée la peur des premiers instants qui lui avait fait resserrer sa prise, il goûta pleinement l’expérience.
Ils se posèrent sur la terrasse haute du château. Cantasha se précipita vers eux et serra longuement son fils dans ses bras, pleurant et riant à la fois. Renatka les regarda. Rentrés dans la salle, Cantasha se fit raconter tout ce qui était arrivé. Raïvt tremblant n’osa pas mentir et raconta son périple. Puis il s’effondra en larmes dans les bras de sa mère qui le berça doucement. Elle lui parla longuement, faisant appel et à son intelligence et à son cœur. Il était prince, il serait roi. Il ne pouvait pas se permettre ce genre de conduite. Il était grand mais pas tant que cela, il n’était pas prêt à vivre ce qu’il avait vécu. A vouloir aller trop vite, il avait failli tout perdre et entraîner une catastrophe. Il y a un temps pour tout. Un temps pour grandir et apprendre, un temps pour être adulte et agir. Ce qu’il avait vécu le rendrait plus fort, mais ce qui avait été fait ne pouvait être défait. Puisqu’il avait voulu se comporter en adulte, il était maintenant responsable de la suite qui serait donnée à son aventure. Si un des garçons avait eu assez peur pour s’arrêter, Tetba payait le prix. Pour l’avoir entraîné là-bas, Raïvt devra faire ce qui est juste.
L’enfant s’effondra plus qu’il ne s’allongea. Il s’endormit très vite d’un sommeil peuplé de cauchemars. Se retrouvant seul, Renatka prit Cantasha dans ses bras :
- N’as-tu rien à me dire ?
- Mais qu’est-ce qu’il lui a pris…
- Non, non, je pensais à autre chose.
- Que veux-tu dire ?
- Quand nous sommes arrivés et que je t’ai vu prendre ton fils dans les bras, j’ai cru…
- Oui…
- Mais c’est à toi de me le dire !
- Oui mais tu le devines si bien.
- Alors garçon ou fille ?
- Fille !

Dans les semaines qui avaient suivi, Raïvt se sentait mal. Il ne faisait que penser et à ce qui était arrivé à Tetba et à la mort qu’il avait donnée. Il se reprochait ce qu’il avait fait. A cause de lui Tetba ne marcherait plus jamais comme il faut. Son père était reparti là-bas le lendemain, le laissant ruminer. Sa mère venait le voir mais il la sentait différente. Il ne la savait pas enceinte. Il était resté confiné quelques jours dans le palais ayant honte. Il pensait que tout le monde se détournerait de lui. Une servante l’avait sidéré en se jetant à ses pieds pour le féliciter et le remercier. Il s’était renseigné auprès de Dackiri, toujours en poste malgré son grand âge. Il avait appris qu’elle était la fille de l’officier que son geste avait sauvé. Malgré son malaise, il osa sortir. Il fut accueilli partout en héros. Pour les gens du pays de Raiwe, il était leur héros. Il avait sauvé les soldats. Il essaya de rétablir la vérité mais personne ne voulut écouter. Leur prince était un héros en qui ils pouvaient mettre leur confiance et leur amour.
Quand les soldats rentrèrent de campagne avec Tetba qui gardait une boiterie, ils ne firent que renforcer le sentiment de la population. Cantasha et Renatka ne dirent rien. Ils étaient plutôt fiers des suites de ce qui avait failli être une catastrophe. Raïvt n’y trouvait pas vraiment son compte. Il se sentait coupable de la blessure de Tetba et trouvait exagérée la dévotion des gens. Il avait demandé et obtenu que Tetba rentre au service du palais. Sa famille lui en fut encore plus reconnaissante. Garçon intelligent, à l’esprit vif et ouvert, il avait plu à Dackiri. Il en fit son élève.
Les saisons succédèrent aux saisons. Une fille était née. Raïvt avait accueilli ce petit être avec circonspection. Ses parents étaient fous de joie. Avant tout le monde, il l’avait appelée Mipti, ce qui en langage ancien du pays de Raiwe signifiait : « petite chose ». Elle reçut plus tard un nom officiel runique et glyphique mais pour le peuple, elle fut toujours la princesse Mipti. Elle grandit sans histoire. Très vite, sa voix, un sujet d’enchantement pour sa mère. Baignée dès avant sa naissance par la cantilation, Mipti fut un sujet d’étonnement pour les cantileuses et de fierté pour sa mère. D’autres saisons passèrent, puis encore d’autres. Raïvt avait pris de l’assurance. Il pouvait se conduire en prince même si au fond de lui restait la blessure de cette fugue. Il fut chargé d’ambassade dans différents pays. Accompagné de Tetba devenu grand serviteur de son prince, il goûta pleinement les annonces des hérauts quand il entrait : « Prince Raïvtajornka du royaume de Raiwe ! ». S’il savait son pays respecté, il savait aussi qu’il n’en était pas la cause. Ses parents étaient honorés et craints. Intérieurement, il gardait encore ce rêve de conquérir la gloire par sa propre valeur. Mais le monde était en paix. Petit à petit, il se résignait à être le futur roi de Raiwe, successeur des fondateurs.
Raïvt était fier. Il venait de recevoir la charge de gouverner en l'absence de ses parents, partis tous les deux pour honorer les fêtes du jubilé du roi de Tief qu'ils avaient aidé à retrouver son trône. Les temps avaient été calmes très longtemps. Depuis une saison des réfugiés arrivaient des hauts plateaux. Il n'y avait pas de vrai royaume, mais des cités plutôt indépendantes qui contrôlaient un petit territoire suffisant pour leur subsistance. Après les hauts plateaux des cités, on trouvait un grand massif montagneux où vivaient des nomades. Leurs raids incessants sur les cités envoyaient les habitants sur les routes pour sauver leurs vies. Le royaume de Raiwe était confronté à l’afflux des réfugiés qu’il essayait de rediriger vers d’autres cieux. La vallée qui allait vers l’ancienne fondation se peupla doucement. Cantasha avait été voir les réfugiés pour comprendre. Elle avait ramené des informations sur les raids. Les nomades utilisaient des montures quand les autres allaient encore à pied. Rapides et mobiles, ils étaient pour le moment insaisissables. Renatka en avait fait l’expérience en quadrillant le terrain. Il n’était jamais au bon endroit au bon moment. Il renonça à cause d’obligations qui le réclamaient ailleurs. Il avait laissé pour mission à Raïvt de surveiller les frontières et de le faire prévenir si besoin. Cantasha avait de son côté spécialement mandaté une enchanteresse pour l’aider dans cette mission et surtout pour garder le lien. Mipti, fière de fêter ses dix printemps, prenait très au sérieux son rôle de princesse au même titre que son frère qui la regardait avec des yeux amusés. Les premiers jours furent sereins. Ils jouèrent au roi et à la reine. Tetba qui était devenu le premier serviteur à la mort de Dackiri, gardait les pieds sur terre. Il recevait chaque jour les messagers venus rendre compte de ce qui se passait sur les frontières avec les hauts plateaux. Il alerta Raïvt le troisième jour. Les réfugiés venaient de la cité la plus proche. Ils firent un conseil et décidèrent d’aller voir. Prenant la tête des troupes, Raïvt partit pour la frontière. Une maîtresse enchanteresse l’accompagnait pour faire le lien. Quand il arriva à la frontière ce fut pour découvrir une colonne de fumée au-dessus de la cité des collines bleues. Les réfugiés décrirent l’attaque des nomades et l’horreur des combats et du pillage. Il décida de tenir la position et de rassembler le maximum de renseignements avant de prévenir ses parents. Sans la sentinelle, qui avait crié avant qu’on l’égorge, l’attaque aurait tourné au massacre. Au lieu de cela, Raïvt et ses soldats avaient réussi à repousser les nomades qui s’enfuirent sur leurs montures. Quand on fit le bilan, les pertes étaient lourdes dans les rangs des guerriers de Raiwe. Plusieurs officiers, la maîtresse cantileuse et des soldats trop nombreux étaient morts. Le soleil se leva sur un camp où régnait la désolation. Ils n’eurent pas le temps d’enterrer les morts. Les nomades chargeaient. La présence des cantileuses en atténua l’impact. Si aucune des présentes ne savait maîtriser les runes de contact lointain, elles connaissaient assez de runes de puissances et de défense pour participer activement à la bataille. Voyant qu’ils ne gagneraient pas au premier assaut, ils rompirent le combat et partirent au grand galop vers les ruines de la cité des collines bleues. Dès qu’il comprit la manœuvre des nomades, l’officier, commandant les troupes, vint trouver Raïvt.
- Prince Raïvt, il vous faut regagner le palais !
- En vous laissant, jamais !
- Votre bravoure vous honore, mon prince, mais le royaume ne peut pas courir le risque de vous voir mort. Ces nomades vont revenir bientôt. Il nous faut des renforts car nous ne tiendrons pas.
Raïvt ne sut quoi répondre. Il regarda autour de lui. Ses soldats tenaient la passe qui permettait d’accéder au royaume de Raiwe. Lui-même se tenait à côté du poteau frontière. Ici aussi le poteau peint qui marquait la frontière datait d’avant le dictateur qu’avaient renversé ses parents. Il voyait les blessés qu’on ramassait. En deux attaques, c’est plus du cinquième des ses soldats qui avaient été au moins partiellement mis hors de combat. Il s’appuya sur le poteau pour réfléchir. C’est comme si une voix s’insinuait en lui. Une voix venue du fond des âges qui parlait en langage ancien de Raiwe.
- Raïvtajornka datkimaba cosmata.
Ce qui pourrait se traduire par :
- Raïvtajornka, sois celui que tu es, dis les mots de la terre.
Raïvt ressentit comme une présence intérieure. Il la reconnut. Depuis toujours, elle était là. Aujourd’hui seulement, il mettait des mots sur ce qui l’habitait. Il était en lien et avec la terre et avec son peuple. L’officier qui continuait à parler, essayant de le convaincre de repartir, le vit prendre le poteau à deux mains et y appuyer son front. Il jura toute sa vie que lorsque son prince avait relevé la tête, des flammes brillaient dans ses yeux.
- Kitam, fais reculer les hommes derrière le poteau.
- Mais mon prince…
- C’est un ordre, Kitam !
L’officier salua son prince et alla donner les ordres. Au loin une autre charge était lancée. Les nomades arrivaient. Raïvt faisant face à l’ennemi, prit le poteau à deux mains. En langage ancien, il appela :
- Mipti ! Mipti !
Là-bas, loin, la princesse Mipti qui jouait à se faire obéir, bondit sur ses pieds. La voix de son frère résonnait dans sa tête.
- Raïvt ? Raïvt, je t’entends !
- Oui, Mipti. Va dans la grande salle, près du coin qui fait face au soleil.
Mipti se mit en marche poursuivie par les servantes qui lui demandaient ce qui se passait.
- Cours Mipti, cours !
Le sol commença à trembler sous le choc de sabots. Les hommes et les cantileuses se préparèrent à mourir pour protéger leur prince. Celui-ci le front posé contre le poteau frontière, semblait étranger à la scène. Devant ses yeux, il voyait les pièces défiler, il entendait les servantes rappeler leur princesse à la raison. Bientôt, il vit le coin de la pièce et la tenture qui avait été mise devant la bouche à son. Il la fit arracher par Mipti.
- Chante Mipti, chante le chant de Raiwe que je t’ai appris !
Il entendit, plus il ressentit les harmoniques de la voix de sa sœur s’engouffrer dans la bouche à son. Autour de lui, il vit les soldats relever la tête. Maintenant eux aussi entendaient le chant magique de Raiwe renvoyé aux quatre coins du royaume par les bouches à son de la grande tour. Les nomades n’en crurent pas leurs yeux, jaillissant de nulle part, une armée de cavaliers leur faisait face. Maître de la magie de son pays et de sa puissance, Raïvt cria :
- Maintenant !
La charge de l’armée magique de Raiwe se fit au cri de : « Raïvtajornka ! ». Bousculant tout sur son passage, elle mit en fuite les nomades.
- Kitam !
- Oui mon prince ?
- Nous rentrons, les gardiens de Raiwe ont repris du service. 

Renatka était partagé à son retour. Raïvt se posait vraiment en vrai prince du royaume. Il avait protégé le pays mais avait refusé que ses parents reviennent. Il avait fait preuve d’une telle autorité que l’enchanteresse n’avait pas osé passer outre. Elle avait donc fait un rapport très rassurant. La magie de Raiwe opérait. Raïvt en était le maître. Les sentinelles faisaient leur rapport tous les jours. Une main sur le poteau, elles racontaient en langage ancien ce qu’elles voyaient. Raïvt, de la grande salle, entendait et voyait par leurs yeux. Les nomades n’avaient plus attaqué. Se retrouver face à la magie les avait terrorisés. Ils avaient dirigé leurs raids vers autre part. A Mipti, qui demandait des explications sur ce qui se passait, Raïvt tenta de lui expliquer la magie de Raiwe. A celui qui voulait pénétrer dans le royaume sans être en paix, la magie opposait son double le plus noir. Cela revenait à se battre contre son pire ennemi, soi. Renatka reconnaissait cette nouvelle autorité de son fils. C'était une bonne chose, mais lui se trouvait un peu en décalage. Il était le roi mais le cœur du peuple battait pour son prince. Cantasha avait une place à part. Elle était celle dont la voix avait délivré le pays et elle était la maîtresse enchanteresse. Il sentait en lui poindre de la jalousie, ainsi qu’une certaine nostalgie. Il y a bien longtemps, il avait été bûcheron, simple bûcheron, sans toutes les complications qu’il vivait aujourd’hui. Il savait bien que sans les cantileuses et sans la flamme qu’il portait, il serait mort depuis longtemps. Depuis tant d’années qu’il portait le poids de la responsabilité de sa mission, il avait réussi à rester sur une ligne juste sans abuser d’elle. Il avait eu beaucoup d’honneurs et de gloire, mais le plus important pour lui restait sa relation à Cantasha. Elle aussi était perturbée par ce qui venait de se passer. Son petit venait de donner la preuve qu’il n’était plus un enfant. Elle allait pouvoir lui laisser plus de place dans la gouvernance du royaume pour se consacrer plus aux cantileuses. La nostalgie l’envahit aussi. Elle se remémora tous les évènements depuis toutes ces saisons, depuis la fondation. Il faudrait qu’elle fasse un peu le point. Voilà bien longtemps qu’elle dirigeait les cantileuses. Peut-être fallait-il qu’elle laisse sa place ? Elle eut envie de revoir la maison des accueillis. Quand elle s’en ouvrit à Renatka, celui-ci lui répondit que justement, il voulait lui demander si un voyage pour faire le point la tentait. Ils éclatèrent d’un même rire.
Ils étaient partis quelques saisons plus tard, le temps de préparer les enfants et les autres à leur absence. Mipti était devenue malgré son jeune âge la maîtresse cantileuse la plus prometteuse de sa génération. Elle revendiquait maintenant son nom runique de Sintancasha. Sa voix, sa souplesse de corps lui permettaient de cantiler les runes les plus sophistiquées. Le plus étonnant pour les autres était sa capacité à trouver des liens entres différents niveaux runiques qu’elle n’était pas sensée connaître à ce niveau d’enseignement. Les autres cantileuses pensaient qu’elle bénéficiait de révélations de sa mère ou pour les enchanteresses de l’Être double. Quand Cantasha lui avait demandé si elle avait des visions, Sintancasha n’avait pas compris. Pour elle le monde des runes était aussi naturel que le monde des humains. Elle se déplaçait dans l’un ou l’autre de la même manière. Si elle manquait d’expérience pour ce qui était du monde des hommes, son avis concernant les runes commençait à faire autorité. Même Cantasha en tenait compte. Quant à son frère, les choses étaient devenues simples, il gouvernait le pays. Un beau jour de printemps, Cantasha et Renatka avaient repris à l’envers le chemin qui les avait amenés ici. Ils avaient marché jusqu’à la maison des accueillis. Sifréma les avait reçus assise, ses forces la quittant doucement. Elle leur confirma que le pays devenait plus dur, plus sombre. Ils étaient restés avec elle jusqu’à son dernier souffle. Les cantileuses de la montagne noire, comme elles commençaient à s’appeler, demandèrent à la maîtresse enchanteresse ce qu’elles devaient faire maintenant. Cantasha leur fit cadeau de l’autonomie. Il y aurait échange entre les deux fondations des diseuses de runes mais chacune suivrait sa voie. Une fois les cérémonies d’enterrement de Sifréma terminée, Cantasha aida les cantileuses de la montagne noire à désigner une nouvelle dirigeante qui prit le nom de Gardienne. Puis ils reprirent la route. Ils firent un détour pour rencontrer le peuple de la terre. Ragdra était devenu le personnage le plus important après le roi des guerriers. Son clan tenait les rennes du pouvoir et discutait d’égal à égal avec les forgerons. Le royaume était prospère. Tinchentaka avait été rassasiée de menturu. La paix régnait dans le pays souterrain. Les fêtes à l’occasion de leur visite furent grandioses. Quand ils se séparèrent, ils pleurèrent. Ragdra leur souhaita toutes les bénédictions qu’il connaissait. Il resta longtemps à la porte du monde souterrain jusqu’à ce que Cantasha et Renatka aient disparu à l’horizon.
Quand ils atteignirent le pays dAshra, personne ne les reconnut. Les tatoués n’étaient pas bien vus. On les évita. Le royaume s’était reconstruit. Ils ne reconnurent rien de la ville. Ils allaient repartir quand une voix les arrêta.
- Ne serais-tu pas Cantasha, fille de Sintacasha et d’Entablu, descendante de la grande Calentblu ?
- Si fait ! répondit Cantasha.
- Et toi ne serais-tu pas le vaillant Renatka, porteur de flamme, fils de Sounataka, petit-fils de celui dont le nom fut oublié ?
- Si je le suis. Et quoi qui es-tu ?
- Je suis Tsangapa, fils de Michatagoulfa, petit fils de Santagaltopa, arrière-petit-fils de Masantafiga. J’ai pour mission de vous conduire à mon père.
Cantasha et Renatka se regardèrent. S’il n'avait pas parlé, Tsangapa leur serait resté invisible. De nouveau tout un peuple leur fit fête. Ils étaient venus à la nouvelle Ashra spécialement parce que les guetteurs avaient signalé leur arrivée. Le peuple des petits avait maintenant sa terre un peu plus loin près de la mer. Les gendailleurs et le sorcier noir avaient vidé le pays avant d’être vaincus. La terre avait besoin de bras. Ils s’y étaient installés, mais avaient gardé leur coutumes de discrétion, qui leurs servaient encore bien quand ils sortaient de leur royaume. Là aussi le séjour, s’il fut agréable, fut empreint de nostalgie. Le « ptit Mich » avait atteint le grand âge de son peuple. S’il vivait encore, il ne se déplaçait plus qu’avec difficulté. Encore quelques saisons et ils rejoindrait ses ancêtres. La fête serait encore plus belle, mais lui n’en profiterait pas. Leur départ fut aussi sujet de larmes. Cantasha et Renatka ne purent reprendre la route qu’après avoir écouté toute la chanson de geste que le peuple des petits leur avait consacrée.
Elle les accompagna longtemps après leur départ. L’automne était bien entamé quand ils arrivèrent à la frontière du pays de Corc. Leur intuition les avait guidés jusque-là. Avant d’y pénétrer, ils se posèrent la question. Qu’est-ce que leur réservait le pays de Corc ?
Depuis quelques jours, ils marchaient dans cette forêt étrange du monde de Corc. De nouveau l’étrangeté du lieu les saisit. Les repères qu’ils prenaient bougeaient tout seuls. Parfois Renatka s’élevait dans le ciel pour faire le point. Il voulait s’approcher des premiers contreforts des montagnes, mais chaque fois, ils allaient ailleurs. Ils prirent la décision de ne plus lutter contre celui qui les dirigeait. Leur progression devint plus facile. Ils trouvaient des traces d’animaux où il était plus facile de marcher. Les arbres portaient du fruit. Renatka connaissait certaines espèces et les savait consommables. Un vent plus frais les attendait sur le bord d’une rivière à l’eau sautillante et froide. En face d’eux, un mur de verdure bloquait le passage. Des pierres dans l’eau permettaient de rejoindre un banc de sable un peu plus en amont. Ils avancèrent dans le lit ou juste à son bord jusqu’à la tombée de la nuit. Dans l’ombre du soir, ils trouvèrent une excavation qui leur procurerait une protection pour la nuit. La nuit était bien avancée quand un chuchotement les réveilla. Ils prêtèrent l’oreille. Le bruit semblait venir de la paroi de pierre. Renatka s’en approcha. Il tâta le mur et trouva une faille. Il revint chercher Cantasha. Lentement ils progressèrent dans ce couloir. Les paroles devenaient plus audibles.
Ils débouchèrent dans une grotte vaste et éclairée. Au fond, sur un trône d’or de forme ovale, un homme tête basse parlait tout seul.
- Allons, allons, il ne va pas pleurer d’être tout seul. Il est comme un dieu. Le monde lui appartient et rien ni personne ne peut s’opposer à lui. Qu’est-ce que c’est ?
- Ce n’est que moi Maître et Seigneur !
Un petit être sembla se matérialiser dans la lumière des feux qui brillaient. Derrière lui un grand guerrier à l’armure noire couverte de signes que Renatka identifia immédiatement pour des glyphes, suivit, visiblement mal à l'aise.
- J’arrive avec votre chef des armées, Maître et Seigneur !
- Me ramène-t-il de l’or ? Où alors des pierres précieuses ?
- Oui Maître et Seigneur, il ramène des richesses !
- Où sont-elles ? Je ne les vois pas ! Parle soldat !
- Maître et Seigneur, nos armées ont vaincu.
- Bien sûr qu’elles ont vaincu ! Montre-moi les richesses !
- Voilà, Maître et Seigneur, des cœurs frais de dragons.
- Imbécile ! Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, je suis déjà immortel ! Maudit sois-tu !
La silhouette sur le trône fit un geste. Un jet d’eau d’une puissance phénoménale jaillit de sa main et plaqua le soldat sur la paroi. Un autre geste et ce furent des pieux de pierre qui le clouèrent. Le guerrier hurla de douleur. Puis ce furent des flammes qui vinrent lécher l’armure la portant au rouge. Les hurlements de douleurs ne cessèrent qu’avec la mort.
Cantasha s’était détournée et avait bouché ses oreilles. Tout s’était passé si vite qu’elle n’avait pas eu le temps d’esquiver un geste. Renatka était resté debout comme tétanisé.
La vision s’effaça avec le lever du soleil. Ensemble, ils s’interrogèrent beaucoup sur ce qu’ils avaient vu. Qui était cet être sanguinaire au visage buriné, creusé de profondes rides de couleurs sombres ? Le monde de Corc leur avait donné à voir quelque chose du temps. Mais de quel temps ? Passé ou à venir ? Dehors les oiseaux chantaient. Ils reprirent leur route sans pouvoir se départir du malaise qui les habitait. Renatka s’était trouvé des ressemblances avec ce qu’il avait vu, lui aussi utilisait des glyphes et lui aussi avait le visage couvert de tracés qui commençaient à se creuser. Cantasha avait été horrifié de la cruauté, et en gardait la blessure. La forêt se paraît de roux, au fur et à mesure qu’ils montaient. Ils suivaient toujours la rivière qui se rétrécissait et devenait presque un torrent bondissant et chantant. Ils entendirent la cascade avant de la voir. Ils débouchèrent sur une clairière au pied d’une falaise. Le soleil éclairait l’eau qui tombait. Bien que la journée ne soit pas très avancée, ils décidèrent de s’arrêter là. L’idée d’une baignade leur avait traversé l’esprit. C’est alors qu’ils s’approchaient qu’ils le virent. Un homme jeune, assis un peu en retrait, taillait une branche avec son couteau. Brun de poil, il portait une chemise ouverte qui laissait voir sur son cou une fine cicatrice, trait plus pâle sur le hâle de sa peau.
- Bonjour à toi, Maîtresse Enchanteresse. Sois la bienvenue en mon royaume.
- Bonjour à toi, Maître de Corc.
- Je te salue aussi, Porteur de flamme. Ton retour dans mon pays me met en joie. Te voilà bien décoré à présent. Tous ces glyphes te vont à merveille. Enfin peut-être !
- Explique-toi, homme de Corc.
- Quand nous nous sommes rencontrés, je cherchais ce qui me manquait. Tu ne me l’as pas donné mais tu as allumé en moi une flamme que je n’attendais pas. J’ai eu ce que je désirais plus tard en combattant le démon du sorcier noir. Si je suis aujourd’hui devant vous avec ce corps, c’est aussi à vous que je le dois, à votre venue. Par contre ton cadeau a fait des ravages en moi. Nul endroit sombre n’y a résisté. Alors j’ai décidé de te rendre la politesse. As-tu aimé le spectacle hier soir ?
- C’est toi qui…
Renatka s’arrêta net quand le roi de Corc disparut. Il regarda autour de lui mais ne vit aucune trace du personnage.
- Où est-il ?
- Il est parti. Je ne sens plus sa présence. Reposons-nous ! Je crois que demain d’autres surprises nous attendent.
Cette nuit là Renatka dormit mal. S’il fit des rêves, il n’en garda pas le souvenir. Le matin, au réveil, il était de mauvaise humeur. Cantasha prit la parole :
- Tu as peur ?
- Oui, je n’aime pas cette incertitude.
- Celui que nous avons rencontré n’est plus celui que nous avions vu la première fois. Il n’a plus en lui cette avidité.
- Par contre il continue de manipuler le temps et l’espace. Regarde !
Nous marchons depuis à peine une heure et nous avons déjà parcouru la distance d’une journée de marche. C’est lui qui mène la danse et je n’aime pas cela.
Ils continuèrent leur montée vers un col. Arrivés en haut, ils découvrirent une vaste plaine un peu en contrebas. Elle était noire de monde. Ils s’arrêtèrent pour observer. Il y avait à gauche une foule de cantileuses reconnaissables à leurs robes. A droite encore plus nombreux, des hommes au visage tatoué et aux habits divers.
- Qu’est-ce que c’est que cela ?
- Tu te poses la question, Porteur de flamme. La réponse est simple, voilà mon cadeau pour toi.
Renatka se retourna brusquement en entendant la voix. Un homme jeune, assis sur un rocher un peu en retrait taillait une branche avec son couteau.
- Que veux-tu dire, Homme de Corc ?
- Allez voir en bas, promenez-vous, interrogez mais surtout ne vous perdez pas !
Renatka n’eut pas le temps d’en demander plus avant la disparition de l’homme assis. Ils discutèrent un moment, mais ne trouvèrent pas d’autre solution que celle qu’il leur avait soufflée. Cantasha cantila une rune et la dessina sur ses paumes. Puis les pressa sur celles de Renatka. Le dessin s’imprégna dans sa peau.
- C'est une rune de reconnaissance. Nous seuls les portons et pour seulement une journée. Si tu presses tes deux mains, paume contre paume, tu sentiras où je suis. Pour moi, c’est pareil.
Renatka écouta à peine, intrigué par ce qu’il pressentait. Ils descendirent le chemin. Arrivés au dernier virage, ils firent une nouvelle halte pour observer. En chœur, ils poussèrent un cri. En dessous d’eux, c’étaient eux. Des eux multiples, mais eux. Chaque personnage s’agitait et bougeait comme s’il était seul. En regardant mieux, ils eurent l’impression qu’ils voyaient leurs différents avatars comme à travers une ouverture. Ils les voyaient mais ne voyaient pas ce qui les entourait. Pourtant cette Cantasha-là devant eux semblait s’adresser à quelqu’un. Comme elle criait, ils l’entendirent mais ne virent ni n’entendirent ceux à qui elle s’adressait. Cantasha et Renatka reprirent leur chemin. Ils s’étaient pris par la main et déambulaient entre les avatars d’eux-mêmes. Ils commencèrent par passer entre les images d’elle et de lui, puis ils s’enfoncèrent dans la foule des Cantasha.
- Regarde, celle-là est plus âgée !
- Celle-là aussi !
Ils se mirent à courir parmi les Cantasha. Les cheveux devenaient blancs, la silhouette plus voûtée. Au loin, ils en virent une allongée. Ils allèrent jusqu’à elle. Profondément ridé, mais serein, le visage de Cantasha restait reconnaissable. Immobile, respirant avec peine, celle qu’ils voyaient là était mourante. Il y eut un cri : « RENATKA », puis plus rien. Cantasha n’arrivait pas à détacher son regard de ce qu’elle voyait. Renatka la tira doucement en arrière. Elle résista un peu puis finit par se laisser entraîner. Renatka guida leurs pas vers ses avatars.
Quand ils pénétrèrent dans la foule des Renatka, leur première impression fut d’être noyés dans une masse de jumeaux tellement tous se ressemblaient. Ils se mirent à courir. Autour d’eux, une foule compacte de Renatka tous identiques, seuls les habits changeaient. Cantasha remarqua leur vieillissement, mais pas celui de l’homme dont elle tenait la main. Elle s’arrêta brusquement surprenant Renatka :
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Regarde, ce clone là.
- Qu’est-ce qu’il a ?
- Il est habillé de noir. Et tous les autres aussi.
- Viens !
Ils se remirent à courir. L’homme de Corc devait manipuler l’espace car ils se déplacèrent à la vitesse de l’oiseau qui vole. La journée n’était pas à son midi qu’ils commencèrent à voir un changement dans les silhouettes qu’ils entrapercevaient. Les glyphes devinrent comme des rides qui se creusèrent en devenant plus sombres. Continuant à la même vitesse, ils regardaient défiler les silhouettes devant eux sans que la fin de cette foule ne soit visible. Ce fut Renatka qui s’arrêta.
- Regarde, c’est horrible, on dirait celui que nous avons vu l’autre nuit.
Ils observèrent horrifiés le clone qui s’agitait :
- Me ramène-t-il de l’or ? Où alors des pierres précieuses ?...
- Où sont-elles ? Je ne les vois pas ! Parle soldat !...
- Bien sûr qu’elles ont vaincu ! Montre-moi les richesses !...
- Imbécile ! Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, je suis déjà immortel ! Maudit sois-tu !...
Ils virent l’eau jaillir des mains de ce Renatka puis les pieux de pierre, puis le feu.
Cantasha se tourna vers son Renatka, il pleurait.
Renatka avait fui. De toute la puissance dont il était capable, il avait fui cette plaine et tous ces avatars de lui qui la peuplaient. Cantasha avait joint ses mains. Elles lui indiquèrent une direction. Elle avança au milieu de tous ces visages déformés de celui qu’elle aimait. Elle mit tout le reste de la journée à traverser cette foule indifférente. Elle s’arrêta un moment pour se reposer. Elle observa tous ces pantins à l’image de son amour qui s’agitaient dans leurs bulles.
Les gestes semblaient trop vifs, les paroles dites trop vite. Le temps dans ces enclaves ne devait pas être le même que pour elle. Elle avait faim, elle décida de manger quelque chose. Un détail la frappa. Elle se fit plus attentive. Le « Renatka » à sa droite était en train de redire ce qu’il avait dit au début de sa pause. Elle eut l’intuition que chaque bulle correspondait à un jour de la vie. Le roi de Corc, leur avait projeté chaque jour à venir dans une bulle différente. Elle commença à comprendre. Sa vie à elle avait une fin, pas celle de Renatka. Ils avaient vu ensemble des foules de foules d’avatars sans en voir la fin. Renatka était immortel ! Il fallait qu’elle le voie, maintenant. Elle joignit une nouvelle fois ses mains. Une fois qu’elle eut senti la direction, elle dit une rune de puissance et de vitesse et s’élança. Le vent siffla à ses oreilles, les objets devinrent flous autour d’elle. La nuit tombait. Elle cantila une rune de lumière. Le roi de Corc sourit en voyant cette étoile filante à travers la plaine. La nuit était jeune bien que noire quand l’étoile atteignit les premiers contreforts de la montagne. Elle ne s’arrêta pas et fila vers ce promontoire où un homme pleurait. Le roi de Corc hocha la tête de satisfaction et continua à tailler son morceau de bois.
Cantasha s’arrêta à distance de Renatka, elle cantila une rune de calme et de paix, pour elle, pour lui, pour eux. Elle s’approcha doucement, posa sa main sur son épaule et doucement, doucement, l’attira contre elle. Elle le berça presque et pour la première fois se donna à lui avec toute la plénitude de son amour, de sa vie, de son être. Le matin les trouva encore enlacés.
- Cantasha, tu as vu l’horreur que je vais devenir.
- Mais je suis là.
- Je sais, Mon Amour, mais après, après !
- Je te fais confiance, tu sauras ne pas devenir ça.
- Je ne sais pas, Cantasha, je ne sais pas !
- Il n’a pas tort !
Ils sursautèrent en entendant cette voix dans le brouillard du petit matin. Ils sautèrent sur leurs pieds. Renatka fit un geste, le vent qu’il créa dispersa la brume. Un homme jeune, assis sur un rocher un peu en retrait taillait une branche avec son couteau. Cantasha prit la parole :
- Qu’en sais-tu, Roi de Corc ?
- Tu as vu, Maîtresse Enchanteresse, je vous ai fait le cadeau de voir chaque jour de votre vie à venir. Tes jours sont encore nombreux, mais ceux du Porteur de flamme sont infinis.
- Ce n’est pas possible, il ne peut devenir cela !
- Tu as raison, Maîtresse Enchanteresse, tant que tu es là.
- Je ne peux pas être immortel, Homme de Corc.
- Tu as raison aussi, Porteur de flamme, mais tu ne peux ni mourir de maladie, ni d’accident, ni de vieillesse. Les glyphes qui t’ont été gravés, sont trop vieux et trop puissants pour laisser prise à ces contingences.
- Si j’en crois ce que tu montres, je vais devenir presque aussi mauvais que la Force Noire.
- Je n’y peux rien, Porteur de flamme, tels sont tes jours à venir. Je n’invente rien, je n’ai pas ce pouvoir. Dommage que tu n’aies pas été plus loin, tu aurais vu ta rencontre avec la Force Noire quand elle réussira à s’échapper, car elle réussira.
- Et qui a gagné la victoire ?
- Personne, Porteur de flamme ! Ta flamme est devenue noire et le monde fut perdu.
Renatka poussa un cri et tomba un genou à terre. Cantasha mit son bras autour de ses épaules.
- Prends-tu plaisir à le voir comme cela, Roi de Corc ?
- Non, Maîtresse Enchanteresse, car mon royaume ne résistera pas à cette alliance. Même si ici je suis maître du temps et de l’espace, je ne pourrais me battre contre cette chimère noire.
- Alors le monde est perdu !
Renatka avait relevé la tête.
- Si je ne peux mourir ni de maladie, ni de vieillesse, ni d’accident, alors peut-être sais-tu si je peux mourir au combat.
- Tu m’en demandes beaucoup, Porteur de flamme. Je ne sais pas mais vois-tu, je me pose la question.
Le roi de Corc en disant cela pointa sa branche taillée vers le couple. Brutalement, Renatka se précipita en avant et s’empala sur le morceau de bois. Cantasha poussa un cri d’horreur et se précipita pour rattraper Renatka qui tombait en arrière. Le roi de Corc avait lâché l’extrémité de la branche qu’il tenait, il regardait sans comprendre Renatka, son couteau, le bois. Puis jetant son couteau, il tomba à genoux en criant. Cantasha avait posé la tête de son bien-aimé sur ses genoux. La branche traversait tout le torse pour ressortir dans le dos sous l’omoplate. Elle n’osait pas la retirer ni cantiler une rune de guérison. Elle se dit que si le morceau de bois bougeait, il était mort. Puis lui vint la pensée que si elle n’y touchait pas, il était mort aussi.
- Pourquoi Renatka ? Pourquoi ?
- Je ne pouvais pas supporter l’idée de devenir ce que j’ai vu. Devenir l’allié de la Force Noire, autant en finir tout de suite.
- Mais moi, Renatka.
- Pardonne-moi !
Un voile passa sur le regard de Renatka. Cantasha hurla :
- Non…..
Le roi de Corc s’approcha :
- Je ne voulais pas, je ne voulais pas…
- Renatkaaaa…..
Du sang poissait la robe de Cantasha. La respiration de Renatka s’affaiblissait.
- Cantile, Maîtresse enchanteresse, cantile ce que tu connais de plus puissant, je vais essayer de lutter contre le temps de la mort.
Le Roi de Corc devint presque transparent. Son visage exprimait une concentration intense. Renatka prit une grande inspiration et poussa un cri, du sang coula de la blessure. Cantasha, des larmes pleins les yeux, cantila les cinq runes sacrées, en commençant par Cal…ent…blu puis elle continua par les noms sacrés des grands êtres. Celui du feu fut le premier arrivé, suivi par celui de l’eau, celui de l’air arriva en tourbillonnant, quant à celui de la terre il se manifesta en élevant le lieu où ils se tenaient. Il en fit une sphère de pierre dont le centre était Renatka flottant porté par l’être de vent. L’être de feu prit Cantasha dans ses bras. Usant des runes anciennes il dit :
- Ne pleure pas Cal…ent…blu. Je suis, nous sommes là.
- Mais, Fasssain…Ka, il est en train de mourir !
- Oui, mais Corc…ik…ti le maintient entre les deux mondes !
Le Roi de Corc, transpirait à grosses gouttes sous l’effort intense qu’il produisait.
- Fasssain…Ka, j’ai peur !
- Ecoute Cal…ent…blu !
Les quatre êtres cantilèrent la cantilène de l’être double, la cantilène royale qui ne peut être chantée par une gorge humaine. Une lumière prit naissance au-dessus d’eux. Cantasha tenait Renatka flottant au milieu du maelström de la danse des quatre êtres. Partout où son regard se posait, elle voyait le geste parfait de la cantilation et entendait l’inflexion exacte des runes. Elle sut que l’être double était là, approuvant ce qu’il voyait. Un son la fit vibrer, plus qu’un son, l’essence même des runes. Elle sentit bouger Renatka. Posant le regard sur lui, elle vit la lumière toucher le bois et la vibration s’amplifia. Le monde se brouilla autour d’elle. Elle vit la nature même des êtres. Elle vit et comprit le feu comme si elle était feu. Elle vit et comprit l’air comme si elle était vent. Elle vit et comprit la terre comme si elle était minérale. Elle vit et comprit l’eau comme si elle était liquide. Elle pensa aux runes sacrées, elle communia avec elles. Alors elle dit son amour, son désir de celui qui portait la flamme et qui vivait des glyphes. Alors l’être double la toucha de sa double nature. Elle eut la connaissance.
Elle sut pourquoi les runes étaient féminines et les glyphes masculins. Elle unit son esprit à celui de Renatka. Renatka y puisa sa force pour s’unir à elle. Il lui donna ses glyphes. Sentant le bois dans le corps, elle y draina les glyphes, puis elle y glissa les runes. La branche bougea. Renatka l’avait saisie et la retirait. Unie à sa nature, Cantasha guérissait ce corps meurtri qu’elle aimait tant.
La cantilène royale prit fin. Les quatre êtres s’immobilisèrent. Le roi de Corc reposait à terre, épuisé. Cantasha reprit conscience. Elle était debout, tenant la main de Renatka qui tenait la branche. L’être de la terre cantila sa rune, l’être de feu associa la sienne, puis l’être de l’air et celui de l’eau dirent les leurs. Sous l’action conjuguée des quatre runes élémentaires, Renatka sentit frémir ce qu’il tenait à la main. Quand son regard se posa dessus, brillant comme l’eau dans le soleil, le bois était devenu épée.
- Cal…ent…blu et toi Porteur de flamme, recevez le désir de BETH. Que cette épée ici forgée hors ton corps par la puissance des glyphes et des runes reçoive le nom de HoutKa. Quiconque la portera avec justice, recevra l’aide de BETH, quiconque essaiera de la détourner de la justice sera châtié.
L’être de l’air fut le premier à partir, suivi de l’être de l’eau. L’être de la terre emporta le roi de Corc qui se reposait de ses efforts.
Celui du feu s’attarda un peu. Cantasha lui prit la main :
- Sois remercié, Fasssain…Ka ainsi que tous les autres.
- Sans ton amour et ta fidélité rien ne serait arrivé, Cal…ent…blu. Toujours nous t’accompagnerons. Et toi Porteur de flamme, sans ce choix que tu as fait, le mal aurait envahi le monde. BETH, pour le purifier, l’aurait détruit.
- J’essaierai d’être digne du cadeau de l’être double. Mais que suis-je devenu ?
- Tu es devenu homme, simplement homme. HoutKa te servira tant que tu vivras. Après toi, d’autres luttes viendront et d’autres lutteurs de bien. Elle saura les servir. Puis un jour viendra où la Force Noire reviendra et d’autres l’enchaîneront si leur cœur est assez pur pour manier HoutKa. Maintenant, allez en paix.
A grandes enjambées, l’être de feu s’éloigna.
Accrochant HoutKa sur son dos et prenant la main de Cantasha, Renatka dit :
- Rentrons.
Maintenant que le jour se lève, auditeur, nous pouvons revenir à notre aujourd’hui. Cette légende est tout ce qu’il nous reste de cette époque. Nul ne sait la suite, seule HoutKa a laissé sa trace dans la mémoire des peuples. Elle fut au service d’un homme des runes, puis quand les runes ont presque disparu, elle fut celle qui sauva Anguelbhorn, et plus tard TaatBangüelBuorn. Il existe bien d’autres légendes qui attendront car le jour est fait pour vivre.

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