mardi 30 octobre 2012

Les feuilles prenaient des couleurs chaudes que le soleil faisait resplendir. Il s'en moquait. La voix aux yeux noirs avait parlé, il obéissait. « Du bois ! Il me faut du bois pour l'hiver ! Va ! » Il parcourait la forêt pour ramasser du bois. Bien que faible, il lui fallait ramener du bois à la voix aux yeux noirs. Chaque pas lui coûtait. Son corps lui faisait mal et la tête lui tournait. Il faisait quelques pas, s'appuyait sur un arbre, se reposait et recommençait. Il avait dû aller assez loin pour trouver des branches tombées. Il n'était pas le seul à chercher du bois pour la voix aux yeux noirs. Il avait fait un tas de ses découvertes. Il était content de lui. Le tas était important. Il en ramassa une brassée. Il ne put se relever. Il le posa et se redressa. Un brouillard passa devant ses yeux et le monde se mit à danser. Cela dura quelques instants. Il fut plus raisonnable à son deuxième essai. Il pensa qu'il reviendrait chercher le reste au cours d'un deuxième voyage. Il reprit le chemin de la maison de la voix aux yeux noirs. Déjà le soleil baissait quand il arriva devant la porte. Le deuxième voyage attendrait. La nuit n'allait pas tarder. Il arriva le dernier. Il vit le portier qui commençait à fermer la porte. Il se glissa juste à temps. Il haletait. Son corps fatigué réclamait du repos. Il lui fallait pourtant se présenter à la voix aux yeux noirs avant que de pouvoir aller se reposer. Il arriva dans la grande salle. Comme toujours la voix aux yeux noirs parlait. Elle parlait sans cesse.
- … juste assez pour cette journée. Mais te voilà, toi. Tu sais que tu es le dernier. Fais voir ce que tu ramènes...
Il déposa comme une offrande les quelques branches aux pieds de la voix aux yeux noirs. Malgré sa fatigue, il avait apporté du bois et demain, il ramènerait le reste.
- … C'est tout ce que tu m'apportes. Crois-tu que je vais me chauffer avec cela. C'est à peine si cela suffira à allumer la cheminée d'hiver. Je me demande pourquoi j't'ai ramassé. Tu étais plus mort que vif et c'est comme cela que tu me remercies de tout ce que je fais pour toi. Regarde-moi quand je te parle...
Il leva les yeux. Il rencontra les deux puits noirs où brûlait la flamme bleue. Il hurla de douleur. Il avait mal fait et la voix aux yeux noirs lui faisait comprendre. Tout était de sa faute. Elle avait tant fait pour lui et lui ne lui rendait pas. La honte qu'il ressentait l'écrasait. Demain, demain, il se rachèterait, même s'il finissait à genoux, il rapporterait son quota de bois.
- … Maintenant, pars et va dormir. Tu ne mérites même pas la nourriture que j'avais prévue pour toi...
Il fut tellement soulagé de l'arrêt de la douleur que l'annonce du jeûne ne lui fit aucun effet. Il partit à reculons pendant que la voix aux yeux noirs s'attaquait à un autre de ses soumis.
Il s'effondra plus qu'il ne se coucha sur sa paillasse.
Le lendemain, la faim le tenaillait. Il sortit très tôt pour aller chercher son bois. Il ne retrouva pas son chemin de la veille. Il eut une bouffée de désespoir. Supporterait-il encore la déception de la voix aux yeux noirs ? Ce n'était pas possible. Il fallait qu'il trouve quelque chose. Il s’agrippa à une grosse branche. Voilà ce qu'il devait ramener. Elle résista. Il ne pesait pas bien lourd et ses bras maigres manquaient de force. Un nouveau vertige le prit. Il se laissa glisser jusqu'au sol. Pendant qu'il reprenait son souffle, ses doigts se refermèrent sur une pierre. Elle était lisse et brillante avec un bord dentelé. Il eut un sourire. Avec cela, il allait pourvoir y arriver. Malgré la faim et les vertiges quand le soleil passa derrière la montagne, il avait coupé du bois et s'était fabriqué, avec deux longues perches, un travois pour ramener son bois. Il fut soulagé d'arriver à temps. Il se glissa avec les autres jusqu'à la grande pièce où régnait la voix aux yeux noirs :
- … dis-toi bien que tu mérites ce qui t'arrive. Tu devais m'obéir. Regarde-moi quand je te parle...
Il écouta la voix aux yeux noirs s'en prendre à ce grand soumis. Il avait pourtant ramené du bois mais n'avait pas fait quelque chose qu'elle avait demandé. Il écouta hurler le soumis. Il le vit se rouler par terre et embrasser les pieds de la voix aux yeux noirs en jurant qu'il ferait tout ce qu'elle voulait. Il fut heureux de n'être pas à la place du puni. Quand vint son tour, elle regarda le bois et le travois :
- … le bois que tu ramènes n'est même pas sec. Il brûlera mal et il va fumer...
Il commença à se recroqueviller. Il n'avait pas prévu cela. La voix aux yeux noirs voulait du bois sec pour brûler tout de suite. La peur lui serra le ventre. Il allait encore souffrir.
- … Tu es chanceux aujourd'hui. Tu ramènes un outil précieux. Nul ne m'a ramené de nouveauté. Tous, vous êtes plus stupides les uns que les autres. Tu es curieux, toi. Puisque tu sais trouver des choses, demain je veux plus de bois...
La joie l'envahit. Il n'allait pas souffrir. Il pourrait même manger. Il se dépêcha de partir pendant qu'elle s'occupait du suivant. Il se dirigea vers la pièce à manger. Un soumis lui tendit une écuelle à moitié fendue remplie d'un gruau de farine de fruits secs. Quand il alla s'allonger sur sa paillasse, il pensa qu'il était le plus heureux. Il avait le ventre plein et un endroit pour dormir. Demain, demain serait un autre jour.
Les jours se suivaient et se ressemblaient. Des fois, la voix aux yeux noirs voulait de l'eau, il allait chercher de l'eau, des fois elle voulait du bois, il allait chercher du bois. C'est ce qu'il faisait aujourd'hui. Il avançait vers une région de la forêt où les arbres étaient moins hauts, moins gros. Il pouvait en casser plus et en ramener plus. Il arriva à la clairière où coulait une source. Il aimait bien venir là. L'eau était claire et douce à boire. Il avança confiant en traînant son travois. C'est là qu'il vit la bête. C'était une grosse bête au pelage noir et aux yeux rouges. Elle était tranquillement allongée au milieu de la zone herbeuse près de l'eau. Elle mangeait. Il la regarda. Elle déchirait des morceaux à la carcasse encore fumante. Elle le regarda approcher. Elle ne semblait pas avoir peur, ni être dérangée par lui. Il avait su le nom de ces bêtes, autrefois. Il ne savait plus. Il y avait tant de choses qui lui échappaient. Tout cela n'avait aucune importance. Seule la volonté de la voix aux yeux noirs comptait maintenant pour lui et pour les autres soumis. Pourrait-il ramener du bois ou allait-il devoir se battre pour que se fasse la volonté de la voix aux yeux noirs. Les yeux rouges le regardaient. Un curieux ronronnement s'échappait de la gueule pleine de crocs. Son estomac y répondit par un gargouillis de faim. Plus la saison avançait et moins il y avait à manger. Il avait déjà vu ça et là les dépouilles d'autres soumis morts de faim. Le froid se faisait plus vif. Les quelques loques qu'il avait sur le dos ne le protégeaient que médiocrement. La farine pour le gruau était réservée à ceux qui passaient l'épreuve du soir sans irriter la voix aux yeux noirs. Hier, il en avait subi la colère. Il avait fauté en renversant l'eau demandée. Aujourd'hui, il voulait se racheter. Il savait que son travois devrait crouler sous le bois pour qu'elle lui pardonne son erreur funeste. Si elle ne l'avait pas puni, il aurait fait pire. Son esprit se révulsait à l'idée de la décevoir et son corps se convulsait à l'évocation des douleurs. La bête noire aux yeux rouges lui posait problème. Elle pouvait être un danger pour sa mission. Il regardait surtout la carcasse. De la nourriture ! Son ventre réclamait et protestait de ne pas recevoir selon ses besoins. Son esprit luttait. Il sursauta quand la bête bougea. Elle s'éloigna d'un pas souple et silencieux, laissant sur place sa proie. Il n'attendit pas. Il se jeta dessus. Le goût en était délectable. Il ne laissa que les os bien nettoyés. Quand il rentra le soir, une énergie nouvelle coulait dans son corps.
- … Tu m'étonneras toujours, toi. Je te pensais devenu comme ceux qui meurent et tu ramènes du bois comme deux. Tu auras ta part ce soir, mais demain puisque que tu sembles si fort, tu me ramèneras encore plus...
Il écouta ce discours comme un compliment. Il pensa que la voix aux yeux noirs serait contente demain qu'il lui offre encore plus de combustible. Pour la première fois depuis des jours et des jours, il dormit tranquillement.
Quand le soleil dépassa la crête des montagnes, il était déjà parti, tout empli de sa mission sacrée, satisfaire la voix aux yeux noirs. Dans la clairière, il trouva la bête aux yeux rouges. Elle était allongée sur le tapis de mousse, la tête posée sur les pattes avant. Elle le regarda avancer. Devant elle, il y avait une carcasse fraîche, comme si elle l'attendait. Il s'approcha presque à toucher la bête noire aux yeux rouges. De fugaces images, d'imperceptibles impressions lui traversaient l'esprit sans qu'il puisse fixer son attention dessus. Cette bête aux yeux rouges, c'était... c'était... Non ! Il ne se souvenait pas. La carcasse aussi était une bête qu'il avait déjà vue avant. Avant quoi ? Avant ! Il y avait là, dans son esprit quelque chose de rétif qui ne voulait pas coopérer. Il avança la main pour saisir la viande. La bête aux yeux rouges ne bougea pas. Il s'assit, déchirant à pleines dents cette chair encore tiède. Tout en mangeant, il regarda autour de lui. Il vit un tas de bois. Il fut étonné. Hier, il n'avait rien laissé. Cette clairière devait être magique. Le bois mort s'y rassemblait. Aujourd'hui, il n'aurait qu'à charger son travois pour avoir fini sa mission. La voix aux yeux noirs serait contente, il ramènerait ce qu'elle avait demandé. Quand il eut le ventre plein, il s'allongea. Le ronronnement de la bête aux yeux rouges avait un effet quasi hypnotique. Il s'endormit.
Il se réveilla la tête claire. Il ne s'était pas aussi bien reposé depuis... depuis... cela aussi lui échappait. Il était sûr que c'était depuis longtemps. Il se leva et chargea les branches. Le soleil était proche des sommets du couchant. Il était temps de rentrer. Un arbre tombé l'obligea à faire un détour. Il en fut heureux quand il découvrit un buisson chargé de baies. Il en mangea un grand nombre. Sucrées et juteuses, elles étaient délicieuses. Quand il arriva à la porte de la demeure de la voix aux yeux noirs, il était dans les derniers.
Alors qu'elle avait puni tous ceux qui le précédaient, elle ne lui dit presque rien. Elle se contenta de lui demander encore plus pour le lendemain. Il fut heureux, la voix aux yeux noirs n'avait pas trouvé de sujet de mécontentement en lui et même, suprême satisfaction, elle était restée un instant sans pouvoir parler quand elle l'avait vu. Il rejoignit le réfectoire et les autres soumis. Il remarqua comme tous se tenaient voûtés et semblaient prêts à tomber. Des questions affleuraient à son esprit. Il prit son écuelle de gruau et alla se mettre dans un coin. Ici, chacun mangeait seul en tournant le dos aux autres pour protéger sa pitance. Il y avait déjà eu des vols de nourriture. Il vérifia que personne ne le regardait. Quand il fut rassuré, il sortit discrètement d'un repli des baies jaunes qu'il avait cueillies. Il les mélangea en les écrasant à la farine tiède. Il pensa : « Quelle belle journée ! ».
Le lendemain, il était de retour à la clairière. Il eut le sentiment de revivre la veille. La bête aux yeux rouges était là, la viande était là, le bois était là et même des baies jaunes. Il prit le temps de se nourrir. Quand il eut fini, la bête aux yeux rouges se leva. Elle s'approcha de lui sans se presser et le poussa. Il se laissa faire. Elle continua son manège jusqu'à ce qu'il la suive. Elle prit le petit trot. Il suivit un moment et trop essoufflé s'arrêta. Elle l'attendit et recommença son manège. Il comprit. Elle voulait jouer. La bête noire aux yeux rouges cherchait un ami pour jouer. Il passa sa journée à courir avec elle, à lutter pour la possession d'une branche ou pour faire des roulé-boulés. Quand arriva le soir, il était fatigué mais content. Il pensa que la voix aux yeux noirs n'était peut-être pas le tout du monde.
Pendant tout le temps qu'une lune met pour devenir pleine et disparaître, la voix aux yeux noirs sembla moins s’intéresser aux soumis. La cérémonie du soir avait toujours lieu. Les punitions étaient toujours aussi fréquentes. Avec le froid qui semblait s'installer le nombre des soumis diminuait. Quand il passait devant elle, son regard restait empli d'interrogations mais la voix aux yeux noirs exigeait encore et encore du bois. Quand il le rangeait dans le grand bûcher, il pensa que même si tous les soumis ramenaient autant de bois que lui tous les jours, il y aurait encore besoin de deux ou trois lunes pour le remplir. Son corps lui parlait de saison froide chaque jour un peu plus nettement.
Tous les matins, il sortait de la demeure de la voix aux yeux noirs. Il ne s'inquiétait plus pour le bois, la clairière ensorcelée lui en fournissait assez. Il pensait à la bête aux yeux rouges et aux jeux qu'ils allaient découvrir ensemble. Il était maintenant capable de soutenir le petit trot sur de grandes distances et même de la soulever. Ce soir là, quand ils se séparèrent le ciel était rempli de nuages sombres. Le froid était plus mordant. Il prit son travois. Il commença à le tirer. En arrivant à proximité de la demeure de la voix aux yeux noirs de curieuses petites choses blanches flottaient dans l'air. Ça aussi, il aurait dû en savoir le nom, mais ses souvenirs étaient dans sa vie d'avant. Il en attrapa une et la mit dans sa bouche. Des images affluèrent dans son esprit, des paysages blancs et froids, des sensations de glisse, des impressions de crissement sous ses pieds. Quand il ouvrit les yeux, il vit la demeure de la voix aux yeux noirs. À la cérémonie du soir, il la vit cligner des yeux. Il en fut étonné. Même si son babil continuait, il la sentit mal à l'aise. Si elle le fixa dans les yeux, s'il vit la flamme bleue et froide, il n'eut qu'un léger malaise. La voix aux yeux noirs se rattrapa sur le suivant qui s'écroula par terre en hurlant. Il quitta la pièce pour aller au réfectoire, la tête rempli de sentiments contradictoires.
Quand il ouvrit la porte au matin, le froid était vif et toutes ces petites choses blanches s'étaient accumulées par terre. Ce n'était qu'un voile répandu sur le sol. Dans son esprit d'autres images se présentaient. Elles étaient trop fugitives pour que leur souvenir reste. Il en fut déçu. Il pensa à la bête aux yeux rouges. Il était persuadé qu'avec cette chose blanche, elle allait inventer un nouveau jeu. Il allongea le pas. La nuit tombait vite maintenant, il ne voulait pas la manquer. Les autres soumis sortaient à sa suite. De plus en plus voûtés, de plus en plus maigres, ils se traînaient plus qu'ils ne marchaient. Il pensa qu'au soir, beaucoup ne rentrerait pas. Ces pensées le quittèrent aussi vite que les impressions de souvenirs. Il avait une mission. La voix aux yeux noirs lui avait dit :
-... Va et apporte-moi le plus gros tas de bois que tu pourras. Je te récompenserai à ta juste valeur. Tes yeux ne quitteront plus les miens...
Il n'avait pas compris ce que cela signifiait. Il avait juste entendu la promesse de contentement de la voix aux yeux noirs. Maintenant, il courait. La bête aux yeux rouges lui manquait. Il avait la sourde intuition que cette journée serait leur dernière rencontre. Il arriva à la clairière. Il fut soulagé. La bête aux yeux rouges était là. Mais... elle semblait partir. Elle tourna la tête vers lui, émit un cri comme un adieu et s'élança de toute sa puissance. Il ne tenta même pas de la suivre. Il savait que jamais il ne pourrait courir aussi vite qu'elle. Le cœur tout triste, il avança jusqu'à la souche qu'il avait installée pour se faire un siège. Il se laissa tomber dessus et mettant les mains sur son visage, il pleura. Les choses blanches qui tombaient avaient chassé la bête aux yeux rouges. Il pleura ainsi un moment. Puis de hoquet en sanglots, ses pleurs se tarirent. Revint alors à son esprit, la mission qui était la sienne : le bois pour la voix aux yeux noirs. De ses yeux rougis, il regarda autour de lui. La clairière avait encore ramassé du bois. Il aurait son chargement pour le soir. C'est alors qu'il le remarqua. La certitude l'envahit. S'il n'en savait pas le nom, l'objet était à lui. Sombre et brillant, il était posé sur les plus grosses branches. Il s'approcha. Il le prit. Le poids lui fut familier. Sa main se souvint, son bras se souvint, son corps savait. Si les mots étaient partis, le savoir de son corps était encore présent. Il éclata de rire. Passant la lanière à son poignet, il fit des moulinets. Parfait, l'objet sombre et brillant était parfaitement accordé à son corps. Il l'abattit de toute sa force sur la branche qui explosa sous le choc. A nouveau son rire se fit entendre dans la clairière. La bête aux yeux rouges était partie, chassée par les choses blanches et froides qui tombaient du ciel mais elle lui avait laissé l'objet. Jamais il ne pourrait oublier la bête aux yeux rouges car jamais plus il n'abandonnerait l'objet sombre et brillant. Il passa sa journée à jouer avec. Son corps n'avait rien oublié du maniement de cet objet merveilleux. C'est la voix aux yeux noirs qui allait être surprise. Il était sûr qu'elle n'avait jamais vu d'objet aussi beau et aussi utile. Elle serait aussi étonnée que lorsqu'il était revenu avec le travois.
Le soleil n'avait pas disparu derrière les montagnes quand il arriva devant la porte de la demeure de la voix aux yeux noirs. Sur le chemin, il avait vu plusieurs soumis, allongés. Il ne s'était pas arrêter. Il savait qu'ils étaient morts, morts de faim et de froid. Telle était la vie quand on servait la voix aux yeux noirs. Elle commandait, ils obéissaient jusqu'à ce que mort s'ensuive. Devant lui, d'autres soumis rentraient, portant de misérables fagots. Lui ne portait que son objet sombre et brillant. Il le portait fièrement, raide et droit. Il prit son tour dans la file qui allait à la cérémonie. Avec le froid, le nombre des soumis avait beaucoup diminué. Il aurait peu à attendre. La voix aux yeux noirs venait de punir un soumis quand ce fut son tour. Il arriva les bras ballants, l'objet sombre et brillant prolongeant son bras.
- … Quoi ! Tu arrives devant moi sans même un bout de bois ! Tu as failli à ta mission !
La voix aux yeux noirs montait dans les aiguës. Il savait ce qui allait arriver. Il y avait déjà assisté. Le soumis qui avait déclenché cela, s'était effondré en hurlant. Ses cris de douleurs avaient duré toute la nuit. Quand il était passé devant lui le matin, il l'avait vu tout tordu et sur son visage un tel rictus de souffrance qu'il avait pensé : « Jamais ça ! ».
- Tu ne méritais pas ce que j'ai fait pour toi. Au pied d'un arbre, tu étais tombé comme un mauvais fruit que tu es. Par pitié, je t'ai soigné et t'ai donné une place parmi les soumis. Sans cœur, tu fais plus que me décevoir. Aujourd'hui, tu mérites ma colère...
- NON ! hurla-t-il en explosant la table d'un coup de son objet sombre et brillant.
La voix aux yeux noirs resta sans pouvoir éructer un son. Ses yeux virèrent au bleu froid et dur.
- TU OSES...
- OUI ! hurla-t-il en explosant le tabouret où s'asseyait la voix aux yeux noirs.
- JE VAIS T'APPRENDRE QUI EST LE MAÎTRE ICI !
- MOI ! hurla-t-il en explosant la tête de la voix aux yeux noirs.

dimanche 28 octobre 2012

Blanc, bruit, noir.
Bruit, noir.
Noir.
Il ouvrit les yeux. Noir. Il écouta. Il entendit une sorte de litanie. Quelqu'un parlait. Il ne comprenait pas ce qui se disait. Il essaya de bouger. Rien. La panique arriva par vagues à chaque tentative de mouvement. Son corps ne répondait plus. Paniqué, il se mit à respirer de plus en plus vite. Il respirait... Il respirait... mais alors il n'était pas mort. A moins que ce soit cela la mort. Son cerveau foncionnait douloureusement. Où était-il ? Était-il vivant ?
Il y eut un bruit de grincement. Une lumière palotte et vascillante envahit la pièce. Il essaya de bouger la tête sans y réussir.
- ...Yac ma til bresta comptel bartif....
Un visage anguleux se pencha vers lui tout en baraguouinant des mots incompréhensibles. Des yeux noirs profonds comme des puits sans fond se vrillèrent dans les siens. La litanie des sons continua.
- ...stramous camplant comtisver staffirgm...
Il sentit le froid l'envahir. Le noir l'aspirait. Au loin, très loin, il y avait comme une flamme bleue. Son regard se fixa dessus. Elle se mit à grandir, emplissant tout son champ de vision. D'un coup, il fut brûlant et glacé. La douleur devint insupportable. Il hurla.
- ...tramscavoilà, bon, très bon pour moi. Il va maintenant comprendre. Il va pouvoir obéir...
Les yeux se retirèrent. La douleur décrut comme se vide une vasque. Il fut heureux qu'elle parte. Les yeux noirs réapparurent. De nouveau, il hurla sous les ondes de souffrance.
- … Maintenant, il va même pouvoir bouger pour suivre les ordres. Bon, très bon pour moi...
Les yeux se retirèrent. La douleur reflua. Soulagement. Les yeux noirs réapparurent. Il hurla avant que la douleur n'arrive.
- ...Bon, très bon pour moi. Il a compris qui était maître ici...
Il tourna la tête.
- … Il ne fera pas d'ennuis, s'il ne veut pas que la douleur revienne. Il va être gentil et répondre bien comme il faut à tout ce que je demanderais...
Il voyait une silhouette difforme, fagotée avec des tissus tous plus sales les uns que les autres.
- … Il fera comme les autres un bon esclave, bien dévoué, dès qu'il sera guéri, mais maintenant il va encore dormir. Il n'est pas prêt...
Il sentit ses yeux s'alourdir. Il entendit encore quelques brides de paroles et puis...
Noir.

jeudi 25 octobre 2012

La pluie dura cinq jours. Tout ce qui pouvait contenir de l'eau était plein. Des ruisseaux temporaires couraient partout. Même dans leur abri, ils avaient dû creuser des rigoles pour guider les gouttières naturelles. La chaleur restait malgré tout forte.
Absal surveillait le feu. Il était toujours aussi admiratif devant Tandrag qui était capable de faire du feu avec n'importe quel bois, même détrempé comme tout ce qu'ils ramenaient. Ils profitaient des accalmies, toutes relatives, pour aller chercher des provisions. Celui qui était de corvée de ravitaillement, n'avait plus qu'à se déshabiller au retour pour essayer de faire sécher ses affaires.
- Avec une telle colère de Sioultac, on va avoir des volpics, dit Gralton.
Avec une saison de plus Gralton savait de quoi il parlait. Les volpics étaient la plaie de la saison chaude quand Sioultac avait trop de colère. Quand les pluies s'arrêtaient, ils apparaissaient. En véritables nuées, ils s'abattaient sur tout ce qui bougeait. Si on ne sentait pas leurs piqûres sur le coup, se développait une douleur intense dans les heures qui suivaient. La peau devenait rouge,chaude. Malheur à celui qui était trop piqué, il vivait des jours difficiles. La fièvre montait, le délire avec, puis s'il avait été trop piqué la victime des volpics mourait de convulsions. Si autour des eaux courantes, on ne risquait pas grand chose, la moindre flaque devenait un piège pour celui qui ne faisait pas attention.
- Il nous faudra du molvic. C'est la Solvette qui me l'a appris. Quand on en mâche, les volpics vous évitent.
- Et on trouve ça où ? demanda Absal.
- Sous les stijacs !
Cela fit beaucoup rire les autres. Ceux de la plaine n'étaient pas prêts de trouver le remède.
Le lendemain, ils marchaient sur le sol rendu spongieux quand ils virent le premier nuage de volpics. Mâchant du molvic, la peau recouverte de boue, ils contournèrent le plus possible la mare.
Il y eut un mouvement dans le nuage mais sans qu'il ne se dirige vers eux. Ils se retrouvèrent bientôt sur le bord de la rivière du dragon. Ils avaient quitté un ruisseau bondissant au fond de sa gorge, ils retrouvèrent une rivière dévalant en cataractes entre les parois de pierre. Toujours attentifs aux essaims de volpics, ils se retrouvèrent sur le promontoire qu'ils avaient quitté quelques jours plus tôt. Si la pierre était humide, elle n'avait pas retenu l'eau. De nouveau à quatre pattes, Tandrag alla jusqu'au belvédère. Encore une fois il fut sidéré par ce qu'il vit. La rivière du dragon avait profondément modifié le paysage à la sortie de la passe. La forêt était maintenant inondée. Il n'y avait plus trace d'ennemis. Il fit signe aux autres qui vinrent se poster à côté de lui.
- Knam ! On ne reconnaît plus rien, s'exclama Mieltil.
- Où sont-ils ? ajouta Gralton.
- Sioultac a tout nettoyé, s'exclama Absal.
- Non, regardez là-bas ! Une pirogue !
Effectivement, on voyait la longue forme d'un tronc évidé qui se glissait entre les arbres encore debout, en évitant bien les zones de remous.
- Sioultac a gagné une bataille, mais il n'a pas gagné la guerre. On va patrouiller le long de la falaise pour voir si certains n'ont pas débarqué.
Absal tendit le bras :
- Regardez ! Un nuage de volpics !
Mouvant et changeant, un nuage d'insectes noirs survolait l'eau. Il se dirigea vers la pirogue. Ils virent les passagers de l'embarcation chasser les volpics avec leurs rames.
- Ceux-là ne pourront pas aller bien loin après une telle attaque, dit Tandrag. J'espère qu'après l'eau, les volpics remporteront la deuxième bataille.
Il se recula. Les autres le rejoignirent.
- Gralton, siffle-moi notre position et ce que nous avons vu. Si les nôtres sont à portée, nous aurons une réponse.
Pendant que Gralton modulait avec le sifflet à jako, les autres se bouchèrent les oreilles. Un cri de jako porte loin, mais le sifflet pouvait être encore plus puissant. Quand il eut fini, ils reprirent leur chemin. Tandrag les conduisit plus vers le soleil couchant. Il en avait discuté avec Gralton. S'il y avait un passage, il devait être par là. Tout en marchant, ils tendaient l'oreille mais aucune réponse ne leur parvint. Absal avait pour mission de chercher du molvic. Leur mission en dépendait. Ils croisèrent plusieurs essaims de volpics dans leur pérégrination, sans que ceux-ci s'intéressent à eux. La boue et le molvic étaient des défenses efficaces.
- Là, des traces !
En prenant beaucoup de précaution, ils les suivirent. Bientôt, ils entendirent des cris.
- Schramloup ! Bralterm !
Cachés par un repli de terrain, ils virent les hommes des plaines aux prises avec les volpics. Faisant de grands moulinets de leurs armes ou de leurs vêtements, ils essayaient, vainement, de les éloigner. Certains étaient déjà par terre, leur peau boursouflée trahissait le nombre important de piqûres. Sans un mot et sans quitter des yeux la scène, Absal fit passer du molvic à tous. Tout en le mettant dans sa bouche, Tandrag fit un signe-ordre de repli. Dès qu'ils furent hors de portée de voix, il dit :
- Ce groupe-là ne causera pas d'ennuis. Il faut voir si les autres sont dans le même état.
La journée se passa sur le même schéma. A chaque fois qu'ils rencontraient ceux de la plaine, ils étaient tellement couverts de boursoufles qu'ils n'avaient aucune chance de survivre. Quand ils bivouaquèrent, ils firent le point. Bien que protégés, ils souffraient tous de plusieurs piqûres. Gralton avait ramassé d'autres plantes pour calmer les douleurs. Le feu que Tandrag avait allumé fumait, ce qui éloignait les volpics.
Le lendemain, ils se rapprochèrent du bord de la forêt inondée. Ils jurèrent en sentant une odeur de bois brûlé. Dans la brume du matin, ils écarquillèrent les yeux pour voir l'origine de ce qu'ils sentaient. Dans l'armée ennemie, quelqu'un avait compris que la fumée éloignait les volpics. Ils préparèrent leurs arcs et Tandrag une lance. Dès que la pirogue émergea de la brume, ils tirèrent. Gênés par les fumées des pots à feu qu'ils transportaient, les archers embarqués visèrent au petit bonheur. Tandrag s'appliqua. Beaucoup plus lourde que les flèches et aidé par son propulseur, il atteignit celui qui s'occupait de faire la fumée. Déséquilibré, il bougea trop vite. La pirogue longue et étroite chavira presque. Le pot à feu glissa dans l'eau où il s'éteignit en grésillant. Il ne fallut que quelques instants aux volpics pour trouver qu'il y avait des proies sans protection. Se débattant contre les insectes, l’embarcation chavira pour de bon. Ils ne virent pas ce qui se passa, car d'autres bateaux arrivaient. S'ils purent en éliminer une partie, il y avait trop d'arrivants pour eux cinq. Ils se replièrent juste à temps pour ne pas se faire prendre en tenaille par des groupes arrivant sur leurs flancs. Ne pas avoir besoin de fumée pour se défendre contre les volpics leurs donnait un avantage certain. Ils étaient plus mobiles, plus rapides. Les autres compensaient cela par leur nombre. Dans leur fuite, ils repassèrent par le promontoire. Tandrag ne put s'empêcher de jeter un coup d’œil. Il vit des pirogues aller vers l'autre berge, chargées mais fumantes. Il pensa que les jours qui venaient allaient être difficiles.
Ils couraient au petit trot depuis maintenant quelques jours, essayant de laisser le moins de traces. Les ennemis ne les lâchaient pas. A chaque arrêt, des effluves de fumées les faisaient repartir dans une fuite vers le couchant, le plus loin possible de la vallée du dragon. Ils avaient tous quelques boursoufles douloureuses plus ou moins bien placées. Absal était celui qui traînait le plus. Le molvic mâché finissait par donner la diarrhée ce qui n'arrangeait rien.
- J'ai peut-être des hallucinations, dit Gralton, mais je crois avoir vu des loups.
Tandrag se rendit plus attentif. Sur le bord de sa vision, il eut l'impression de voir des ombres noires qui se déplaçaient en parallèle avec leurs traces. Le manque de repos, la fatigue de la course, le manque de nourriture et les piqûres de volpics le faisaient douter des impressions qu'il avait. Ils marchaient, ou plutôt ils couraient à l'estime. Aucun d'eux n'avait été aussi loin vers le couchant. Ils avaient vu plusieurs fois leurs poursuivants, la dernière alors qu'ils gravissaient un nouvel escarpement. Vision réciproque, puisque les cris des soldats avaient retenti derrière eux quand ils les avaient aperçus. L’évènement avait renforcé la détermination des uns et des autres. Tandrag et les autres avaient forcé l'allure pour passer le sommet. Ce fut à cet endroit qu'eut lieu la première chute de Absal. Tandrag l'aida à se relever. Il le trouva livide.
- On a combien d'avance ? demanda-t-il.
- Je dirais au plus une demi-journée. La pente qu'on vient de passer est aussi difficile pour eux que pour nous, répondit Gralton, penché en avant pour récupérer son souffle.
Tandrag les regarda l'un après l'autre. Mieltil était verdâtre. La diarrhée qui lui tordait les boyaux lui tordait le visage dans des grimaces très parlantes. Absal était blanc comme un mort. Allongé sur le dos, il récupérait un peu. Gralton était le plus vaillant avec Jalmeb. Tandrag se dit en les regardant qu'ils ne pourraient soutenir un combat. Il lui fallait trouver une solution.
Ils étaient en haut de la colline. S'ils étaient montés par le côté le plus abrupt, devant eux s'étendait une pente douce, assez dégagée. Plus bas, il devait y avoir une barre rocheuse. Tandrag espéra qu'il n'allait pas vers un cul-de-sac. Levant les yeux pour estimer combien il leur restait avant la nuit, il vit de nouveaux nuages noirs s'amonceler sur les sommets voisins. Il pensa :
- Tenir jusqu'à la pluie, voilà qui serait bien.
Il ne comprenait pas comment le flot des ennemis n'était pas tari. Les inondations et les volpics avaient dû faire beaucoup de morts. Combien étaient-ils ? Ils se mirent en mouvement. La descente fut plus facile sur cette prairie. S'il n'avait pas été si loin de la ville, cela aurait fait une belle prairie d'estive. Arrivés au bout, ils firent la grimace. Ils surplombaient une falaise. Le découragement les prit. Tout ça pour ça ! En dessous d'eux, ils voyaient une vallée assez large. Au fond coulait une rivière qui semblait paisible si l'on en jugeait d'après les tronçons visibles. Absal se laissa tomber et se mit à pleurer autant de rage que de peine. Gralton jurait sans s'arrêter. Mieltil regardait sans avoir l'air de comprendre. Jalmeb étudiait la falaise en soliloquant. Tandrag l'écoutait énumérer les chemins possibles. Son regard fut attiré par un mouvement plus loin en bas. Un loup noir !
En regardant mieux il vit une ligne de loups. Le passage ! Ils avaient trouvé le passage. Tandrag mobilisa les autres en soutenant Absal, en encourageant Gralton, en secouant MIeltil. Jalmeb avait aussi vu la meute. Il avait le loup pour totem. Ils longèrent la barre rocheuse du plus vite qu'ils purent. Heureusement les loups ne semblaient pas pressés. Jalmeb y voyait la protection de son totem. Tandrag se demanda s'il n'avait pas le même totem. Les loups lui venaient aussi en aide. Ils arrivèrent devant le passage quand tombèrent les premières gouttes. « La colère de Sioultac » pensa Tandrag. Au début, ce fut une pluie fine. Sioultac se retenait. Ils commencèrent leur descente. Ils étaient dans une cheminée naturelle. Sans les loups, ils seraient passés à côté. Absal glissa une nouvelle fois. Heureusement Gralton qui était juste en-dessous, le retint. Dans certains passages, ils ne comprirent pas comment avaient pu faire les loups. Quand Tandrag trouva une corniche, il ordonna une pause. La pluie ne les quittait pas. Ils n'étaient même pas à l'abri sur l'étroit surplomb. S'ils voyaient la vallée, ils n'avaient aucune visibilité vers le haut.
- On ne peut pas rester ici, dit Tandrag. La nuit arrive et je ne me vois pas descendre dans le noir.
Les autres lui jetèrent des regards noirs. Ils voulaient pouvoir se reposer quel qu'en soit le prix. Mieltil, le visage tordu de douleur, dit :
- Laisse-moi un moment. Ça recommence !
Il se glissa vers le bout de la corniche. Il s'accroupit pour se soulager. Son pied dérapa. Lançant ses bras en avant, il n'attrapa que son sac. Ses compagnons assistèrent, impuissants, à sa glissade. Avant que Jalmeb ne fasse un pas, Tandrag avait compris. Son cri d'alerte s'étrangla dans sa gorge. Mieltil partit en arrière dans le vide, entraînant son sac dans sa chute. Son cri retentit un long moment avant de s'éteindre. Ils se regardèrent, atterrés. Cela leur paraissait impossible. Le temps leur manqua pour se lamenter. Une flèche siffla à leurs oreilles.
- Vite ! cria Tandrag, tout en se précipitant dans le passage suivant.
D'autres flèches arrivèrent, rebondissant sur les rochers. Il eut à peine conscience de ce que faisaient les autres. La pluie se renforça, rendant la pierre plus glissante. Tandrag était dans un état second. Ses gestes étaient devenus automatiques. Toutes ses pensées étaient pour l'immédiat. Son monde s'était réduit à la roche qu'il descendait. C'est à peine s'il remarquait les flèches et les pierres qui tombaient. La lumière baissait. Il rata une prise mais se récupéra en tapant sur les parois de la cheminée. Il avait vaguement conscience des autres qui le suivaient en entendant les bruits qu'ils faisaient. Son épaule maintenant lui faisait mal. Puis ce fut sa jambe qui tapa contre la paroi rocheuse. La douleur fut fulgurante. Il se bloqua contre la roche, le souffle court, laissant les ondes de douloureuses déferler depuis en-dessous son genou jusqu'à son coeur. Bientôt le pied de Gralton se posa sur son épaule. Manifestement, ce dernier avait senti la différence et avait retiré son pied aussitôt. Gralton avait réussi à passer malgré Tandrag, en jouant des pieds et des mains. Il dit un mot d'encouragement mais ne s'arrêta pas. Il fut suivi avec moins de prévenance par Jalmeb. Absal arriva à son tour au-dessus de Tandrag :
- Tandrag ?
Ce dernier tout à sa douleur ne répondit pas tout de suite.
- Ça va, Tandrag ? insista Absal.
- Oui, oui, ça va aller, chuchota Tandrag. Je repars.
Autour d'eux des pierres tombaient. L'ennemi changeait de tactique. Les flèches étant inefficaces dans cette cheminée tortueuse, il essayait de les atteindre autrement. Heureusement pour eux, le couloir dans lequel ils descendaient, avait fait un coude. Les blocs de roches rebondissaient et se retrouvaient éjectés vers le vide. Entre le pluie, le vent et les chutes de pierres, le bruit était devenu infernal dans le conduit qui les abritait.
Il y eut un cri. Ils virent passer un corps qui se débattait dans le vide. Il n'y aurait pas que Mieltil pour manquer de chance. Tandrag le souffle court, laissa passer Absal. Son corps refusait de suivre le rythme. Il se cala pour se reposer un peu. Entendant un bruit qu'il prit pour un ennemi descendant la cheminée, il repartit. Ses bras se tétanisaient. Ils tremblaient au moindre effort. Un violent coup de vent le déstabilisa. Il essaya d'attraper une nouvelle prise, mais la roche glissante lui échappa. Il sentit son corps partir vers l'extérieur. La peur lui noua le ventre encore une fois. Il tenta de se récupérer mais son pied glissa. Son épaule heurta violemment la paroi, l'envoyant rebondir. Le vide lui ouvrait les bras.
Et d'un coup le vent siffla à ses oreilles. Tandrag n'eut même pas peur. Le temps sembla suspendu. Il volait. L'impression était merveilleuse. Il eut la certitude douloureuse qu'il aurait aimé chevaucher un dragon mais que cela n'arriverait jamais. Ses yeux enregistraient les détails avec précision, la pluie qui tombait, les autres qui le regardaient passer avec un air horrifié et même les ennemis là-haut qui le pointaient du doigt. Il vit le trou dans le nuage, le rayon de soleil et... son corps heurta quelque chose. Il le sentit se disloquer puis ce fut le noir.

mardi 23 octobre 2012

Les premiers jours de la patrouille furent presque une promenade. Tandrag maintenait un rythme de petit trot avec des arrêts assez fréquents pour que personne n'en souffre. Le chargement était léger par rapport à d'autres fois. Tandrag menait le train. Il se souvenait de sa première patrouille. Elle remontait à loin maintenant. Les émotions qu'il avait ressenties alors étaient toujours aussi vives à son esprit. La saison chaude était plus qu'à moitié passée maintenant. Ils progressaient sur le chemin de son voyage d'hiver avec la dépouille de Chountic. Il pensa qu'aujourd'hui les conditions étaient très différentes. Ils avaient eu beaucoup de chance. A l'époque, il croyait encore que Chountic était son père. La Solvette l'avait beaucoup perturbé avec tout ce qu'elle lui avait raconté. Il ne mettait pas en doute son récit. Il expliquait tant de choses. Pourquoi tout cela ? Cette question revenait sans cesse à sa conscience. C'est tout juste s'il répondait aux signes de salut des hommes qui travaillaient aux champs de salemje. Si la guerre arrivait, jamais les moissons ne seraient finies et les survivants ne pourraient que mourir de faim.
Les autres semblaient remuer le même genre d'interrogations. Il y avait peu de paroles pendant les pauses et les visages restaient fermés. Son premier sourire fut quand il arriva près du bachkam du totem ours. La vallée du dragon était toute proche. Ils firent halte.
Pendant qu'ils installaient le camp, Tandrag donna ses ordres :
- Demain, nous irons vers l'aval. Sminal tu prendras une main d'hommes pour aller par la rive sous le soleil, j'irai de l'autre côté.
Sminal acquiesça en opinant de la tête.
- Une journée de marche vers l'aval. Tu repères. Tu évalues les forces si tu vois des ennemis. N'engage pas le combat sans nécessité. On fera le point dans deux jours. Tu prends un sifflet de jako.
Les hommes furent heureux de se reposer. Arrivés tôt, ils purent se préparer un repas chaud. Ils savaient que la course reprendrait le lendemain. Tandrag discuta avec les uns et les autres. Il comprit qu'ils ne savaient rien des dernières nouvelles. Ils blaguaient pour tromper leur peur. Seul Sminal s'impatientait de combattre. Depuis la mort de Besarl, il rêvait de massacre.

Quand le jour se leva, les nuages étaient arrivés. La pluie fine de l'aube devint plus abondante. Tandrag et ses hommes se dépêchèrent de traverser la rivière de la vallée du dragon avant qu'elle ne soit grossie par les eaux. Ils avancèrent pendant la moitié du jour de concert avec Sminal qui était sur la rive de la ville.
Tandrag s'arrêta laissant le groupe de Sminal prendre de l'avance. Il avait trouvé des traces sur la berge. Il examina les restes de foyers pendant que les autres exploraient les environs. Ils se regroupèrent après avoir fait le tour de cette petite combe. Bien protégée, elle était un lieu de bivouac idéal. Une dizaine d'hommes avait dû y vivre quelques jours.
- On est à moins de trois jours de la caverne du dragon, dit Absald.
- Oui, et ils sont restés au moins une main de jours, ajouta Gralton.
- Ils ont fait le ménage avant de partir. Il reste peu d'indices. On va repartir, dit Tandrag.
Ils rechargèrent leurs musettes. Absald redistribua les lances courtes qu'ils avaient mises en faisceau. Tandrag fit trois pas quand retentit le sifflet de jako.
- A couvert ! dit-il.
Les cinq hommes se mirent derrière les buissons du bord de la rivière. Les sens en éveil, ils guettaient la suite du message. Le sifflet de jako avait été un apport de la ville aux guerriers blancs. Animal de la région, le jako avait un cri perçant qui s'entendait de loin. Suivant les individus, il était différemment modulé. Traditionnellement les gardiens de tiburs et ceux qui travaillaient les champs l'utilisaient. Il portait dans le meilleur des cas d'une vallée à l'autre.
Tandrag avait reconnu sans problème le sifflet de jako de Sminal. Il y avait à la fin du son une petite touche particulière qui différenciait le sifflet du cri de l'animal. Bien utilisé, il permettait une conversation. Les soldats de la ville l'avaient emmené avec eux lors des patrouilles et le prince avait introduit son usage dans les trois phalanges. Il servait aux communications entre patrouilles comme les tomcats.
Le temps passa. Tandrag sentit la pression monter. Puis vint un autre cri. Tandrag sursauta. Le sifflet de jako parlait de beaucoup d'ennemis. Il fit progresser son groupe le long de la berge. Bientôt ils surplombèrent la rivière. De nouveau le sifflet de jako parla. Il évoquait un troupeau d'ennemis redoublant le mot troupeau. Tandrag fut étonné d'un tel redoublement. Sminal maîtrisait pourtant très bien le sifflet. A l'abri en haut de la falaise, Tandrag et son groupe progressèrent plus vite. Bientôt, ils rejoignirent un promontoire dominant la vallée vers l'aval.
Avançant à quatre pattes, il s'approcha du bord. Le spectacle qu'il découvrit le sidéra. La vallée s'élargissait plus bas. La rivière tumultueuse dans les gorges, devenait plus placide avec des berges plus plates. Il ne comprit pas d'un premier abord ce qu'il voyait. La réalité finit par s'imposer. Au loin des colonnes de soldats avançaient, évoquant des colonnes de fourmis en marche. Il avait sous les yeux plus d'hommes que tout ce qu'il pouvait imaginer et ils venaient vers lui. Il comprit ce que Sminal avait transmis. Il était bien en face de troupeaux de troupeaux de soldats. Lui revint en tête une conversation qu'il avait entendue sans y faire attention sur le roi Yas et son armée. Éeri avait évoqué une foule plus nombreuse que les poils sur le dos d'un crammplac. Tandrag n'avait pas réussi à se représenter ce qu'il voyait aujourd'hui. Il fit signe à Absal qui s'approcha à son tour. Quand il découvrit le spectacle, il siffla entre ses dents.
- Knam ! dit-il, et on n'est que deux mains d'hommes.
- Siffle à Sminal de se replier, lui ordonna Tandrag. D'ailleurs, où est-il ? Je ne le vois pas.
Gralton qui était monté lui aussi voir, s’exclama :
- Là ! À l'entrée de la passe, il est en embuscade.
Effectivement, juste derrière le pilier de pierres qui fermait l'entrée des gorges, Sminal avait disposé ses hommes pour attaquer ceux qui tenteraient de passer. Le point était stratégique. Rejoindre la vallée de la rivière du dragon par ailleurs demandait au moins une à deux journées de détour. Sminal était sur la seule berge où un semblant de trace permettait le passage.
Absal siffla l'ordre de repli. Tandrag le vit se retourner mais faire un signe ordre à ses compagnons de ne pas bouger. Un premier groupe d'ennemis approchait la passe. Avançant prudemment, les éclaireurs de l'armée en marche se méfiaient du terrain sur lequel ils progressaient. Un premier passa le rocher, suivi d'un autre. L'arme au point, prêts à répondre, ils scrutaient tout autour. Quand le troisième se présenta, Sminal décocha sa flèche. Ce fut le signal. Les trois ennemis s’effondrèrent. L'un avait une lance dans la poitrine, les autres des flèches. Ceux qui étaient plus en arrière réagirent en soldats bien entraînés. Sur un signe d'un soldat au casque surmonté d'une plume, une pluie de flèches s’abattit sur la passe.
Tandrag jura. Ils étaient trop loin pour aider. Sminal avait donné l'ordre de repli trop tard. Tandrag vit Chiental s'écrouler, plusieurs flèches dans le dos. Il regardait courir les quatre autres sous les volées de flèches qui se succédaient. Talmine fut touché à l'épaule, Sminal avait une flèche plantée sur le côté. De là où il était, en le voyant continuer à courir, Tandrag pensa que le trait avait atteint la musette. Absal et Gralton juraient sans discontinuer. Mieltil, qui était le meilleur archer du groupe, décocha une flèche en essayant de porter le plus loin possible. Tandrag jura en la voyant partir. En faisant cela, il prenait le risque de les signaler à l'armée qui approchait. Il tira Mieltil par la tunique pour l'obliger à se baisser. Ce fut trop tard. Derrière les nombreux archers qui arrosaient la passe de leurs flèches, d'autres hommes firent des signes désignant le rocher sur lequel ils étaient.
Leur position était hors de portée des grands arcs des gens de la plaine. Pourtant Tandrag devina dans les mouvements des différentes unités qu'ils allaient avoir leur part d'ennuis.
- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Gralton.
- Siffle à Sminal l'ordre d'aller prévenir le Prince. A cinq nous allons nous replier, et espérer que le Dieu Dragon nous vienne en aide.
Malgré la pluie, les forces ennemies se rapprochaient. Déjà des groupes de terrassement s'attaquaient à la passe pour élargir et favoriser le passage. Pour Tandrag, il était évident que la caverne du dragon était le but de cette expédition. Les cinq hommes restèrent sur leur promontoire, regardant les forces ennemies en ordre de bataille. Ils les virent amener un objet dont ils ne comprirent l'usage que lorsqu'il fut presque monté.
- On dirait l'arc géant de la vallée de Tichcou, dit Jalmeb. J'ai vu le même quand j'étais de surveillance là-bas.
- Et ça porte loin ? demanda Absal.
- Oui, même ici, on n'est pas à l'abri.
- C'est parce qu'ils l'attendaient qu'ils n'ont pas essayé d'entrer dans la vallée. Ils doivent nous croire plus nombreux, dit Tandrag.
- Regarde là-bas ! Un autre.
Effectivement, sortant du bois, ils virent un autre convoi porteur d'arc géant.
- Mais combien en ont-ils ?
- Attention ! cria Jalmeb, ils vont tirer.
La lourde flèche s'éleva bien au-dessus d'eux pour venir se ficher dans un arbre derrière eux.
- La prochaine sera trop courte, mais la suivante nous tombera dessus, dit Jalmeb.
- Alors ne traînons pas ici ! On dégage ! dit Tandrag. En plus il va nous falloir un abri. Sioultac n'a pas l'air content.
Les quatre autres regardèrent vers la direction indiquée par le doigt de Tandrag. De lourds nuages noirs arrivaient. Ils se regardèrent. Ils avaient tous compris. Ces nuages annonçaient la colère noire de Sioultac. Ils avaient tous connu ces moments de peur quand des trombes et des trombes d'eau s'abattaient sur eux. Si les colères hivernales de Sioultac étaient les plus longues, les colères de la saison chaude étaient dévastatrices.
- Ce n'est pas le dieu Dragon qui va venir à notre secours, c'est Sioultac lui-même.
- Il ne peut supporter que Cotban envoie ses créatures chez lui.
Tout en parlant, ils avaient pris le pas de course. Ils avaient quitté les bords de la vallée pour aller vers l'intérieur de la forêt. Gralton les guidait. Il avait en sortie d'hiver fait une patrouille dans la région, près d'un litmel, il avait repéré un abri qui devrait leur permettre d'être à l'abri et au sec pour les jours qui arrivaient. Toujours courant, ils dévalèrent une pente sous une pluie qui devenait plus dense. Ils allongèrent la foulée. Malgré leurs poumons en feu, ils couraient. Leur vie en dépendait. Ils étaient de l'autre côté du fond de la combe quand arriva le rideau d'eau. Immédiatement, ils eurent l'impression que la lumière avait disparu. Heureusement, le feuillage les protégeait en partie. Ils se jetèrent plus qu'ils ne se posèrent à l'abri de la roche, se réfugiant au plus profond du repli de terrain. Il faisait presque nuit.
Absal se mit à rire, bientôt suivi par les quatre autres. Ils avaient réussi, ils étaient à l'abri, trempés, détrempés mais à l'abri. Les créatures de Cotban n'avaient qu'à bien se tenir, Sioultac n'allait pas leur laisser de répit.

dimanche 21 octobre 2012

Éeri l'avait serré dans ses bras quand il avait appris la nouvelle.
- Je savais, je savais, répétait-il trop ému pour dire autre chose.
Kalgar lui avait donné une bourrade dans le dos.
- Quand tout cela sera fini, j'espère que tu reviendras forger avec moi.
Chacun y avait été de son commentaire dans la maison de Kalgar. Talmab l'avait même embrassé ce qui l'avait fait rougir jusqu'aux oreilles.
Miasti l'avait taquiné comme à son habitude et Cilfrat l'avait félicité avec gravité.
- La guerre est une mauvaise chose, avait-elle dit.
Éeri n'avait rien ajouté mais Tandrag avait senti qu'il n'était pas d'accord. La guerre était sa raison de vivre. Un phalangiste aimait la guerre et l'honneur du beau combat. Mourir n'était pas si grave si on mourait avec l'Honneur. Cilfrat et Éeri avaient régulièrement eu des disputes autour de ce sujet. Maintenant leur relation était plus calme mais l'un comme l'autre évitaient le sujet.
Certains autres avaient réagi avec colère ou jalousie. Tandrag ne les avait pas entendus directement. On lui avait dit... On lui avait fait entendre que... Il ne pouvait ignorer que sa nomination à la place de Cralnak n'avait pas plu, surtout dans la maison Rinca. D'autres avaient fait des remarques acerbes comme Tigane qu'il avait rencontré chez la Solvette un jour qu'il faisait partie de la garde du Prince.
- Je ne t'aime pas, Tandrag. Je ne t'ai jamais aimé. C'est moi qui aurais dû être à ta place. On prend vraiment n'importe qui maintenant pour être konsyli.
Baissant la voix, il avait ajouté :
- Quiloma le regrettera !
Tandrag avait regardé dans la direction du prince, mais celui-ci accompagnait le Solvette dans sa pièce au fond. Il n'avait rien entendu parlant avec sa compagne. Tandrag regarda Tigane. Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi il lui en voulait. Il ne lui avait rien fait, rien dit. Est-ce que le seul fait d'exister pouvait être intolérable à d'autres ? Il haussa les épaules et ressortit. Il avait pour mission d'aller voir le chef de ville pour lui demander de se présenter devant le prince pour faire un rapport sur les travaux. Depuis le début de la saison chaude, Quiloma avait exigé qu'on fasse des remparts et des défenses dignes de ce nom.
Les pluies étaient maintenant plus rares, voilà une main de jours qu'il faisait sec. La température montait avec les journées plus longues. Sans les menaces qui planaient, tout le monde serait en train de se réjouir de cette météo qui faisait du bien aux champs, aux hommes.
Tandrag vit Chan sur un échafaudage près de la porte du bas. Les hommes travaillaient dur. Ils avaient amené beaucoup de troncs pour renforcer ou pour dire plus vrai pour faire un rempart à la place de la palissade.
- Bonjour, Maître de ville.
Celui-ci se retourna en entendant qu'on lui parlait :
- Ah ! Tandrag. J'ai appris ta nomination, félicitations. Que me veux-tu ?
- Le Prince Quiloma souhaiterait vous voir pour parler des travaux.
- On sera prêt. J'irai le voir mais dis-lui déjà qu'on sera prêt.
Tandrag hocha la tête. En lui-même, il pensait que Chan mentait. Sa connaissance militaire était mince, mais jamais ce qu'il avait sous les yeux n'arrêterait une armée. Elle serait juste ralentie. Il se mit à espérer une intervention du Dieu-dragon puisque c'est lui qui maintenant était au sommet du panthéon de la ville.
Il fit un geste-ordre pour sa main de soldats et ils manœuvrèrent pour retourner dans la rue de la Solvette. Sabda sortait de la maison. Elle portait un panier. Il se prit à penser qu'elle était devenue... euh !... jolie. Elle éveillait en lui des sentiments inconnus.
- Tu pars chercher des herbes ?
- Ah ! Tu es là, toi !
Tandrag ne comprit pas. D'habitude, elle lui souriait. Encore quelqu'un qui lui en voulait alors qu'il n'avait rien fait de mal.
- Qu'est-ce qui se passe, Sabda ?
Elle continua à avancer sans lui répondre avec une moue au visage. Tandrag qui s'était arrêté, fit deux pas rapides, lui prit le bras et la força à se retourner vers lui :
- Qu'est-ce qui se passe ?
Il n'avait pas crié mais avait élevé la voix avec énervement. Sabda fronça les sourcils et lui dit le visage fermé :
- A cause de toi, Quiloma et ma mère se sont disputés !
Tandrag lâcha le bras de Sabda. Il n'en croyait pas ses oreilles. Là aussi, il se retrouvait au cœur d'évènements qu'il ne comprenait pas.
- Mais pourquoi ? bafouilla-t-il.
- Quiloma voulait savoir d'où tu venais vraiment et ma mère lui a répondit vertement qu'il n'avait pas à le savoir.
- Et je viens d'où ?
- J'en sais rien, moi, dit Sabda avec colère. Ce que je sais c'est que sans toi tout ça ne serait pas arrivé !
Sabda planta Tandrag là. Il resta immobile ne comprenant rien. Il avait la tête pleine de questions. Il fallait qu'il sache qui il était vraiment. Il fallait qu'il voie la Solvette et qu'il lui demande. Il en était là de ses réflexions quand Quiloma sortit brusquement de la maison de la Solvette. Il fit le geste-ordre de rassemblement autour de lui. Tandrag fit bouger ses hommes et les fit mettre en formation. Quiloma avait le visage fermé. Ils se mirent en mouvement vers Montaggone. Il était encore à la hauteur de la forge de Kalgar quand Qunienka arriva en courant :
- Prince, Prince, la patrouille du Mont Pelé vient d'arriver. Elle a des nouvelles !
Quiloma accéléra le pas. Arrivé à la porte de Montaggone, il se tourna vers Tandrag.
- Prépare-toi ! Demain tu prendras deux mains d'hommes et tu partiras vers la vallée du dragon. Tu iras patrouiller de l'autre côté de la vallée. Sois de retour dans deux mains de jours.
Tandrag fut étonné de l'ordre. Il fit un geste d'acceptation, et salua le prince. Qu'est-ce que cela voulait dire ? La deuxième partie de la journée fut réservée à la préparation de la patrouille.
Le soir venu, Tandrag eut l'autorisation de rentrer chez Kalgar. Il pensa que les nouvelles de la patrouille du Mont Pelé devaient être alarmantes. Bien que le prince ait gardé le silence sur le rapport de ses hommes, les ordres donnés laissaient penser que la bataille approchait à grands pas. Tandrag partait en mission de reconnaissance mais pour tous les autres les préparatifs étaient ceux de la formation de combat.
Il arriva à la forge au moment du repas. Il salua en entrant. Kalgar lui fit signe de s’asseoir à côté d'Éeri. L'atmosphère de la pièce était comme toujours chaleureuse et conviviale.
- Trecal...(Alors konsyli, tu pars en mission !)
Tandrag fut étonné que Éeri lui parle dans le langage des hommes du froid à la table commune. Il lui répondit pareil et aussi à voix basse :
- Smaln...( Je vais commander deux mains d'hommes et aller vers la vallée du dragon ! Si tout va bien, je le verrai de près.)
- Tsei...(Très bien ! Le Prince a su apprécier tes aptitudes. Cela n'a pas plu à certains, mais tu es là où tu dois être.)
- Trima...( Les nouvelles de Tichcou ne doivent pas être bonnes pour que Quiloma ordonne les préparatifs de combat. Il m'éloigne alors que la guerre arrive.)
- Quiloma... (Le Prince Quiloma est un Prince neuvième. Ce qu'il fait et décide est ce qu'il y a de mieux. Il saura nous mener à la victoire!)
- Sraa...( Tu n'aurais pas eu des nouvelles de ceux qui sont revenus par hasard?)
- Prad...( Donne ta parole de ne pas dire ce que tes oreilles vont entendre. C'est au Prince que reviennent le moment et le lieu de l'annonce.)
Tandrag regarda autour d'eux. Personne ne semblait s'occuper de leur discussion à mi-voix. On riait même au récit de Miasti.
- Quiloma...( Le Prince Quiloma a toute ma fidélité et ma discrétion. Le Dieu-dragon m'en est témoin. Je saurais me taire.)
Éeri apprécia que Tandrag utilise les formules de serment propre aux guerriers blancs. Il fut fier de l'enseignement qu'il lui dispensait depuis tout ce temps. Cela illumina son visage un bref instant puis son front redevint soucieux.
- Ivoho... (J'ai rencontré Ivoho. Ses yeux ont vu et ils ne mentent pas. La vallée de Tichcou est comme un lac où chaque goutte d'eau serait un soldat. Il n'a jamais vu autant d'hommes. Notre langue ne contient pas de mot pour dire autant. Nous pensions nous battre à deux mains d'hommes contre un. Ivoho pense que nous nous battrons à une phalange contre un. Il a vu la grande tente. Elle est plus grande que Montaggone. Là doit être le roi de ce peuple.)
Tandrag eut du mal à contenir sa réaction. Une armée aussi grande était impossible.
- Cmab...(Il faut que je reste pour combattre...)
- Tris...(Surtout pas. Le Prince sait ce qu'il fait. Le dragon a besoin qu'on l'aide. Même s'il est grand, il est encore jeune. D'autres hommes suivront tes traces. Le dragon est ce qu'il y a de plus précieux.)
Tandrag finit son repas en mangeant du bout des lèvres. Il ne fit pas attention aux regards que Kalgar et Talmab posaient sur lui. Quand hommes et femmes se séparèrent pour la soirée, il demanda à Kalgar la permission de sortir.
- Oui, Tandrag, mais nous parlerons à ton retour.
Tandrag le salua et sortit. La Solvette, il fallait qu'il voie la Solvette.
La soirée était belle. La température était douce. Il descendit vers la rivière en bas de la ville. Il arriva dans la rue de la Solvette, il fut étonné du nombre d'oiseaux qui allaient et venaient. Il frappa à la porte. Sabda vint lui ouvrir.
- Ah ! C'est toi. Ma mère avait raison. Entre, elle t'attend.
Sabda n'avait plus l'air en colère. Il pénétra dans la maison. Il fut étonné par l'ambiance. Habituellement il régnait calme et sérénité. En ce soir, il ne vit plus personne en soin. Par contre de nombreux charcs entraient et sortaient, d'autres animaux s'agitaient aussi par-ci par-là.
- Qu'est-ce qui se passe ? demanda Tandrag.
- Des forces s'accumulent autour de nous. Cotban et Sioultac vont s'affronter et nous sommes au milieu. Tu viens pour ton rêve ?
- Oui, non. Enfin oui.
La Solvette lui sourit.
- Sabda a raison. Ton rêve parle de dragon. Il te faudra l'affronter.
- Parle-moi de mes origines ! s'écria Tandrag.
- Ah ! Cela aussi est important. Assieds-toi.
La Solvette s'approcha de lui et prenant un tabouret s'installa à côté de lui.
- Il était une fois, dans cette longue nuit qui s'allonge quand on ne sait si l'hiver va tenir ou si la lumière reviendra, un rite pour que tourne la roue de la vie...

Quand Tandrag quitta la Solvette, il était secoué. Tout ce qu'il venait d'apprendre faisait beaucoup pour son esprit. Bien que fils de Chountic, il était fils d'étranger et même peut-être fils de prince. Il avait partie liée avec le dragon. Il pensa qu'il aurait à l'affronter pour le lier à lui. Tout n'était pas clair dans le récit de la Solvette. Il marcha lentement à la lumière de la lune pour retourner chez Kalgar. Son esprit s'arrêta un instant sur Talmab. Il comprenait maintenant ces gestes d'attention. Il était frère de lait de Miasti. L'idée lui plut. Il aurait eu à choisir une famille, il aurait choisi celle-là. Quand il atteignit la place du puits ventru, il entendit le cri. Sans jamais l'avoir entendu, il sut. Le dragon venait de lancer un cri d'alerte. Il se mit à courir vers Montaggone. Quand il y arriva, les torches brûlaient déjà. Le Prince était debout sur la butte de la parole. Il finissait de revêtir ses habits de combat. Quand il vit Tandrag, il lui fit signe. Quand il fut assez près, il lui dit :
- Prends tes hommes et pars sans attendre. La lune est claire. Ta mission sera de protéger le dragon et sa grotte.
- Mon Prince, Il a crié.
- Oui, konsyli, Il nous a prévenus. L'ennemi est en route. Maintenant va et ne reviens ici que si tout danger est écarté.
Quiloma se détourna de lui pour parler à Qunienka. Les ordres fusèrent. Tandrag avait pris le pas de course. Il entra dans le dortoir. Ses deux mains d'hommes étaient réveillées et ils s'équipaient.
Tandrag saisit son paquetage, ses armes et son marteau. Quand il se dirigea vers la porte de Montaggone, dix hommes le suivaient en petite foulée. Il décida de partir par la porte du bas.
Sabda le regarda partir. Elle se retourna vers sa mère :
- Le reverrons-nous ?

jeudi 18 octobre 2012

Le temps s'écoulait monotone. Les jours succédaient aux jours sans que rien n'arrive. Tandrag, comme tous les habitants de la ville se sentait lassé de tous ces exercices, de toutes ces patrouilles. La peur et l'excitation étaient retombées depuis longtemps. Seule restait la lassitude. Le prince semblait insensible à cet état d'esprit. Même s'il marchait de plus en plus mal, il maintenait une discipline de fer dans la ville. Chaque jour, des coureurs partaient vers les postes avancés et d'autres revenaient portant toujours le même message : tout était calme, on ne signalait pas de changement, pas de mouvement chez l'ennemi.
Tandrag entendait ses compagnons se poser la question de la pertinence des choix. Les champs souffraient du manque de bras. Les tiburs étaient mal gardés. Les loups avaient fait des coupes sombres dans les troupeaux manquant de surveillance. Quiloma avait autorisé quelques chasses. Un groupe avait repéré une meute de loups noirs menée par une grande femelle aux yeux rouges. Plusieurs patrouilles avaient uni leurs forces pour les chasser. La meute avait fui avec facilité, pour réapparaître un peu plus tard au même endroit. En écoutant le rapport des chasseurs bredouilles, le prince avait interdit qu'on poursuive la traque. Il avait donné l'ordre de chasser les loups gris et de laisser tranquilles les noirs. Si les guerriers blancs trouvaient cet ordre normal, les gens de la ville qui craignaient pour leurs troupeaux, récriminèrent contre ce joug intolérable. La maison Rinca fut de nouveau au centre de la contestation. Un groupe issu de ses rangs était rentré en se vantant d'avoir tué un loup noir. L'histoire de plus en plus enjolivée avait fait le tour de la ville. Tandrag l'avait entendue comme les autres. Le konsyli avec deux mains d'hommes avait trouvé les traces de la meute de loups noirs. Ce konsyli était particulier. Comme Sstanch, il était de la ville. Il avait rejoint les guerriers blancs peu après la cérémonie de la consécration du nouveau temple. Il avait été nommé konsyli au moment où Quiloma avait demandé des recrues. Tandrag avait entendu parler de lui par Éeri. Cralnak était parmi les plus doués. Il avait été remarqué par Qunienka qui l'avait proposé comme konsyli pour les soldats de la ville. Son seul défaut était l'indiscipline. Il appliquait les consignes avec une relative désinvolture comptant sur l'aide des esprits pour se sortir des mauvais pas où cela l'entraînait. Jusque là, il n'avait jamais outrepassé les ordres de Quiloma. S'il avait été puni plusieurs fois, il avait gardé son grade et ses responsabilités. Éeri en parlait toujours avec dans la voix une pointe d'agacement pour son indiscipline et de respect pour ses qualités guerrières.
Ce jour-là, Éeri était venu voir Tandrag. Il venait souvent discuter avec le garçon. Manifestement il le considérait comme celui qui pourrait faire pour le prince ce que lui ne pouvait plus. Il lui reparla de Cralnak.
- Cela va mal se passer pour lui.
- Pourquoi cela ? demanda Tandrag, il se vante avec ses hommes d'avoir tué un loup noir, mais il n'a pas ramené de dépouille. Quant aux bruits de la ville qui lui prête l'extermination de la meute de loups noirs, je n'y crois pas. Ils sont trop malins, trop rapides. Je ne crois même pas qu'ils aient réussi à en avoir un.
- Tu es bien sûr de toi, gamin.
- Oui, Éeri. C'est à cette meute que nous devons d'être là. Sans eux le voyage au service du totem Ours aurait été un voyage vers la mort. Je ne pense pas qu'elle fasse du dégât dans les troupeaux de tiburs. Ils sont trop bons chasseurs pour se contenter de nos bêtes.
- Je suis bien d'accord avec toi, mais le problème n'est pas là.
- Pourquoi ?
- Le Prince a parlé et Cralnak a désobéi. Cela ne se peut pas.
- Qu'est-ce qu'il risque ?
- Le combat avec le Roi-dragon.
Devant le regard surpris de Tandrag, Éeri se mit à lui décrire le cérémonial de la punition pour les guerriers qui avaient désobéi mais qui avaient gardé leur honneur.
- Si on avait un vrai Roi-dragon, le Prince pourrait lui demander d'intervenir. Mais sans Roi-dragon vivant, nous devons appliquer les ordres que nous avons reçu du dernier qui a régné.
- Je croyais que Jorohery était le nouveau roi.
Éeri cracha par terre en jurant :
- Knam ! Comme vous dites. Il a pu usurper le titre de bras du Prince Majeur, mais il ne peut être le Roi-dragon.
Tandrag sourit. Éeri lui rendit son sourire quand il comprit que le « garçon » avait fait exprès de citer Jorohery pour le faire réagir.
- Pour en revenir à Cralnak, il est mal parti. Le Prince ne peut tolérer que sa parole ne soit pas suivie d'effet. La guerre avec ceux de la plaine arrive. Je pense que c'est pour cela que vous êtes tous appelés aujourd'hui.
- Pourquoi ne pas demander au dragon de régler l'histoire ?
- Parce qu'on ne sait pas si c'est un dragon libre ou lié.
- Qu'est-ce que cela veut dire ?
- Un dragon lié est un dragon qui a un maître...
- J'aimerais bien avoir un dragon à moi, s'écria Tandrag.
Éeri se mit à sourire en entendant son protégé :
- Non, mon garçon, cela ne marche pas comme un animal de compagnie ou un chenvien. Il y a bien longtemps que les dragons ont disparu. Le dernier connu était celui du Roi-dragon, il y a plusieurs générations.
- Alors la question est théorique.
- NON ! S'il est lié alors l'anneau le commandera.
- L'anneau perdu ?
- Oui, l'anneau perdu. C'est pour cela que le Prince n'est jamais reparti. L'anneau est quelque part par ici, et le dragon aussi.
- Et si le dragon est libre ?
- Alors nous sommes là pour l'aider à vivre et à se reproduire, mais il ne nous aidera que si cela lui sert. Les dragons libres sont comme cela. Il amasse un trésor et cherche une femelle.
- Et notre dragon, il est quoi ?
- Je ne sais pas, mon garçon. C'est peut-être de lui que viendra le Roi-dragon.
- Raconte-moi !
Le signal du rassemblement retentit, coupant la parole à Éeri qui fit un signe de la tête à Tandrag et partit se poster un peu plus loin. Le Prince l'avait autorisé à venir à Montaggone quand il voulait comme un vrai guerrier blanc malgré ses béquilles et son incapacité à combattre.
Tandrag comme tous les autres se mit à courir pour rejoindre sa place. Le jour était maussade, sans pluie. Tandrag en fut heureux. Si les « vrais » guerriers semblaient insensibles à la météo, Tandrag préférait ne pas être sous la pluie. Les konsylis firent la mise en place avec beaucoup de soin. Le Prince venait inspecter et tout devait être parfait. Tandrag remarqua que les deux mains d'hommes qui avaient chassé les loups noirs se retrouvaient au premier rang, un peu sur le côté mais au premier rang. Il pensa que Éeri avait raison. Le Prince ne pouvait pas tolérer un tel manquement. Le combat avec le roi-dragon lui semblait quand même bien sévère.
Quand tout fut en ordre Qunienka arriva. Il inspecta une première fois la place et rentra faire son rapport.
Tandrag sentit la nervosité monter autour de lui. Les konsylis rappelèrent les hommes à l'ordre. Le retour de Qunienka les dispensa de continuer. Celui-ci vint prendre sa place et se mit au garde à vous. Tous les groupes l'imitèrent. C'est alors que Quiloma fit son entrée.
Dans la lumière du jour, après le premier instant de surprise, Tandrag l'observa mieux. Par de petits détails, il comprit que le prince neuvième n'était plus le farouche guerrier qu'il avait été. Comme Éeri, il était bien diminué. Il le cachait bien. Pourtant Tandrag eut la certitude qu'il ne les conduirait pas au combat. Quiloma avança jusqu'à la butte de la parole. Il monta dessus et s'adressa à eux :
- Guerriers du Royaume blanc, fidèles serviteurs du Roi-dragon, l'heure est bientôt là où nous défendrons le Roi-dragon, notre terre, nos familles et nos vies. Des signes dans la plaine ne trompent pas. L'ennemi approche...
Tandrag n'écouta le discours que d'une oreille distraite. Son esprit partait sur ces fameux signes. Il savait par Sabda que le dragon avait rencontré le maître-sorcier Kyll et lui avait révélé qu'une grande armée venait vers les montagnes. Kyll avait prévenu les sorciers de la ville qui étaient venus le dire à Quiloma. Cela faisait quatre mains de jours que la nouvelle était arrivée à Montaggone. Le prince avait fait partir immédiatement deux mains de guerriers blancs, une main par la vallée, une main par le chemin du col. A leur retour, il les avait longuement interrogés. Tandrag avait appris par Éeri ce qui s'était dit. Des forces dix fois supérieures en nombre étaient arrivées dans la vallée. Les éclaireurs avaient compté beaucoup de feux de camp. Pour le moment, l'ennemi semblait attendre.
Quiloma continuait à parler en exhortant leur bravoure. A un contre dix, ils avaient effectivement intérêt à être bons.
- … Pourtant, ma parole a été trahie.
Tandrag tendit l'oreille. Il vit les autres faire comme lui. Tout le monde fut suspendu aux lèvres du Prince.
- … Les loups noirs sont aussi des serviteurs du Roi-dragon. Leur chasse est strictement interdite. Certains ont violé la parole échangée entre les princes du Royaume et les loups noirs...
Il continua sur ce ton tout en se tournant vers l'endroit où se tenait Cralnak. Tandrag, qui faisait partie de la deuxième phalange de la ville, était en face et pouvait le voir. Il pâlissait à vue d’œil.
- … Konsyli Cralnak, au rapport !
La voix de Qunienka venait de claquer comme un coup de fouet. Il avait hurlé l'ordre avant que l'écho du dernier mot de Quiloma ne soit retombé.
Tandrag vit Cralnak avaler sa salive et s'avancer, raide comme un litmel. Il s'arrêta devant Qunienka, le salua et sur un signe de lui continua son chemin vers le prince neuvième.
- Konsyli Cralnak, première phalange autochtone, au rapport.
Quiloma fit un geste-ordre. Toujours au garde-à-vous, Cralnak commença son compte-rendu. Il parlait lentement en utilisant la langue des guerriers blancs, langue qu'il maîtrisait mal.
- Nous sommes partis comme en suivant les ordres du Prince Neuvième. Il nous fallait surveiller la vallée du dragon. Nous étions deux mains de soldats. Le troisième jour, nous avons repéré une meute de loups. Les traces étaient nettes. Elles venaient des pâtures de tiburs. Ils avaient dû massacrer les tiburs. Nous avons donné la chasse.
Tandrag observait Quiloma. Ce dernier semblait tendu. Il écouta le rapport de Cralnak sans ciller des yeux. Plus petit que Cralnak, il ne le dépassait qu'à peine malgré sa position sur le tertre. Cralnak qui ne le quittait pas des yeux, commençait à se troubler.
- … Nous étions dans le sous-bois, quand on m'a signalé le loup. Nous avons fait un mouvement tournant pour lui couper la route. Nous l'avons alors encerclé et nous avons tous décoché nos flèches. C'est alors...
- Qui a donné l'ordre ?
Cralnak se mit à bafouiller et devint inaudible.
- Konsyli Cralnak, parle plus fort et redresse-toi !
De nouveau la voix de Qunienka claqua comme un coup de fouet. Le konsyli se redressa.
- J'ai donné l'ordre de tirer et d'abattre ceux qui mangent nos bêtes.
Qunienka ajouta :
- L'avez-vous abattu ?
- Oui, nous sommes les meilleurs.
- Où est la dépouille ?
Cralnak se mit à danser d'une jambe sur l'autre.
- C'est ça le problème. On est sûr de l'avoir touché mais on n'a pas trouvé la dépouille. On a fait une battue mais on n'a rien trouvé ! Même pas une goutte de sang. C'est incompréhen...
- Tu reconnais avoir manqué à ma parole.
La voix de Quiloma était glaciale. Cralnak en resta bouche bée.
- Mais ils attaquent nos troupeaux...
Quiloma fit un geste-ordre que les gens de la ville ne comprirent pas. Seuls bougèrent Qunienka et les guerriers blancs. Tandrag demanda ce qui se passait à son konsyli qui lui répondit d'un mot :
- Roi-dragon !
Il n'eut pas le temps de réfléchir, les ordres pleuvaient. Ils firent mouvement pour former une grande arène entourant la butte de la parole. Dessus, il y avait Quiloma, devant Cralnak qui regardait tout autour de plus en plus affolé.
- Tu as manqué à ma parole, mais tu n'as pas perdu l'honneur. Tu combattras le Roi-dragon.
Ayant dit cela, Quiloma se retira suivi de Qunienka.
Tandrag découvrait le cérémonial du combat. Des konsylis vinrent chercher les armes de Cralnak et lui apportèrent l'épée de bois et le petit bouclier. Qunienka réapparut. Il portait un pot. Chaque konsyli y plongea la main. Il sortait un caillou. Suivant sa couleur, il rejoignait le cercle ou se dirigeait vers la salle d'armes. Quand douze konsylis eurent passé la porte Qunienka les rejoignit. Cralnak regardait autour de lui l'air incrédule. Un premier konsyli dégaina et se mit à frapper son bouclier du plat de son épée. Un deuxième, puis un troisième puis tous firent de même. Tandrag sentit son cœur s'accélérer. Il lui vint des pulsions de combat. Quand l'image du Roi-dragon entra dans le cercle, il y eut un grand cri. Les treize hommes se déployèrent. Le porteur de masque et ses deux épées s'avança vers Cralnak qui s'était mis en garde. Une flèche enflammée se dirigea vers lui. D'un geste rapide, il se protégea de son bouclier. Le bruit de la flèche se plantant dans le bois fit hurler les spectateurs, Tandrag comprit. Comme galvanisé, Cralnak partit à l'attaque. Parant avec habileté l'attaque de la patte gauche, il fit face à la tête aux deux épées. S'il fut assez rapide pour en bloquer une, l'autre le manqua de peu tranchant son épée en bois. Cralnak rompit le combat, recula un peu, juste assez pour être assez loin des épées mais pas assez pour que les archers puissent tirer sans risque. Il ré-attaqua à droite, plantant son moignon d'épée dans la cuisse d'un des guerriers-griffes. L'homme poussa un cri qui fut étouffé par le masque. Lui répondit une clameur poussée par tous les spectateurs. En même temps qu'il criait, il lâcha son épée pour tenir sa cuisse. Cralnak l'avait récupérée avant qu'elle ne touche terre. Il ne put se reculer assez vite pour éviter d'être atteint par les dents du Roi-dragon. Malgré la plaie, il resta debout, parant les coups et blessant un deuxième guerrier-griffes. Celui-ci s'effondra par terre. Cralnak repartit à l'assaut de ce côté. Une flèche l'avait éraflé. Il s'était brûlé en reculant sur une autre. Le porteur du grand masque l'avait touché une nouvelle fois. Pourtant, il réussit à récupérer la deuxième épée. Il relança son attaque, mais le grand masque s'écarta brusquement, libérant l'espace pour quatre flèches enflammées. Cralnak en fut bloqué sur place. Il y eut une grande clameur. Il regarda d'un air étonné les empennages qui sortaient de sa poitrine. Lentement ses bras retombèrent, puis ses genoux plièrent. Au ralenti, il tomba face contre terre.
L'excitation quitta Tandrag bien avant les autres. C'est alors qu'il vit le Prince neuvième qui regardait le combat. Il comprit que Qunienka avait remplacé Quiloma derrière le grand masque. Son regard croisa celui du Prince qui l'observait. Il se sentit mal à l'aise. Il pensa que son destin allait encore lui jouer des tours.
Il fut à peine surpris quand il fut convoqué chez le prince.
- Il y a plus en toi que ce qu'on voit, lui dit le Prince.
Tandrag était au garde-à-vous au milieu de la pièce à vivre de Quiloma.
- Tu es un homme curieux, Tandrag. Tes entraînements sont décevants mais tu te bats aussi bien qu'un crammplac quand le danger se fait sentir. Tu ne te mets pas en avant mais tu prends les décisions qu'il faut comme un natif du Grand Royaume. Kalgar m'a confirmé ton habileté à la forge et ton génie du feu. Avec ton physique, tout cela me ferait me poser beaucoup de questions si tu n'étais pas le fils de la maison Chountic né avant que je n'arrive en ce lieu.
Tandrag ne répondit rien, mais se trouvait d'accord avec le prince. Trop de choses lui échappaient. Il ne pensait pas être le fils de Chountic, comme Chteal. En écoutant les hypothèses de Quiloma, il pensa qu'à la fête des rencontres de l'année précédant l'arrivée des guerriers blancs, un bel étranger avait séduit sa mère. Cela expliquerait bien des choses. Les étrangers étaient mal vus à l'époque, une bonne raison pour taire les faits et gestes des uns et des autres.
C'est à peine s'il entendit la décision du Prince. Il sursauta et reprit contact avec la réalité : il venait d'être nommé konsyli !