mercredi 29 juin 2016

Les mondes noirs : 53

Luzmil était en rage. Elle débordait de colère. Elle jurait contre ce gouam qui lui avait ôté sa proie. Face à tout autre bestiole, elle aurait tenté le passage en force. Même devant un tcheppeur, elle aurait osé. Mais là, elle avait eu peur, terriblement peur comme lors de sa première rencontre avec cette bestiole. Dès qu'elle avait senti l'odeur pestilentielle du gouam, elle s'était camouflée derrière des buissons. Bougeant à peine, lors de son passage à proximité, elle n'avait pas attiré son attention. C'est après son départ qu'elle avait découvert les dégâts qui la mettaient en rage. Cette saloperie avait tout écrasé sur son passage. Il n'y avait plus aucune trace exploitable. Elle avait bien suivi quelques temps la piste du gouam sans découvrir où les traces de Karabval reprenaient. Elle avait fini par faire demi-tour car son estomac ne supportait plus l’effroyable puanteur que la bête laissait derrière elle. Elle récupèra Salone qui suivait de loin. Elle ne lui dit rien. Il ne posa aucune question. Il lui emboîta juste le pas. Gardant le petit trot, ils allaient vers le riek quand retentit le cri. Luzmil stoppa net sa course. Écoutant le cri qui devenait hurlement, elle sentit ses muscles se raidir. C'était sa proie. Elle en était sûre. Elle allait s'élancer pour reprendre sa traque quand Salone l'attrapa par le bras :
   - On ne peut pas y aller maintenant. Il va faire nuit.
Luzmil ne répondit rien. Elle se dégagea d’un geste brusque. Néanmoins, elle reprit le chemin du riek. Salone avait malheureusement raison. Rester sans abri pendant une nuit, n'aurait abouti qu'à sa mort. Et puis Chimla avait son amulette. Ces contre-temps exaspéraient Luzmil. Elle se sentait impuissante à faire autrement. Elle n'aimait pas du tout ce sentiment. Pour la première fois de la journée ses pensées allèrent vers Luzta. Avait-elle survécu ? Luzmil en doutait. Qu'allait-elle pouvoir prendre dans les affaires pour la suite de la mission? Elle faisait le tri dans sa tête. Une musette en plus de son sac à dos était le maximum qu'elle pouvait prendre tout en gardant une capacité à se battre. Karabval était un sacré guerrier. Même amaigri et affaibli, il était venu facilement à bout de leur assaut. Le vaincre serait une bénédiction pour l'avenir. Ce soir, les cris qui perçaient la nuit, représentaient l'espoir de la victoire.
Ils arrivèrent au riek à la nuit tombante.

mardi 21 juin 2016

Les mondes noirs : 52

Quand revint la lumière, Karabval était pantelant. Tout l’amoncellement de rochers était couvert de cette mousse vert tendre qu'il pensait issue de ses cris. Sans réfléchir, il se leva. Il se remit en route, tout en chancelant. Cela ne pourrait pas durer. À chaque nouvelle journée, il reserrait sa ceinture d'un cran. Il allait mourir. Ce n'était pas possible que ce qu'il encourait dure encore longtemps. Son corps s'épuisait. Pourtant pas après pas, dans un brouillard de pensées, il se redressa. Il prit conscience qu'il remontait la rivière. Le terrain était difficile. Les roches étaient petites et glissantes au milieu de grandes herbes humides. Son pied, devenu incertain, glissait sur la pierre grise mouillée. Karabval tombait souvent. Il marchait à côté de la rivière dans une zone mi-eau, mi-pierre. Pour faire le moindre pas, il fallait écarter les grandes herbes qui lui arrivaient aux épaules. Même comme cela, il ne voyait pas tous les pièges. Il se retrouvait obligé de mettre les pieds dans la boue et la vase. Sa progression fut lente et pénible.
Quand il atteignit une zone plus sèche, il se sentit empli de joie. Il n'en pouvait plus. Son corps était presque entièrement tétanisé par l'épuisement. Il posa les mains à plat sur un rocher un peu plus haut que les autres, juste un instant, juste pour reprendre souffle. C'est alors qu'apparut la bête. Elle était aussi grosse qu'une goulque. La tête était plus proche des scales que des goulques. La mâchoire était proéminente, pleine de dents pointues comme des crocs qui se croisaient quand il fermait la gueule.
Karabval se dit qu'il voyait enfin sa mort en face. Il allait finir déchiqueté par un fauve dont il ne connaissait même pas le nom. Cela le fit rire. Ce fut un rire débordant comme sa fatigue. Il riait à gorge déployée, se tenant les côtes pour éviter la douleur de ses muscles tétanisés.
La bête, qui s'approchait en grondant sourdement, s’arrêta. Elle fixa Karabval, renifla bruyamment et éternua plusieurs fois. En entendant cela, Karabval redoubla son rire. Il trouvait extraordinairement drôle d'avoir fait, tout ce qu'il avait fait, d'avoir risqué mille fois la mort, de la mériter pour son dernier larcin, et de ne pas la vivre parce qu'un fauve sanguinaire éternuait. Par petites reculades, la bête s'éloigna. Quand elle fut assez loin, elle fit demi-tour et en trois bonds disparut dans la végétation.
Doucement, comme une marée qui se retire, Karabval cessa de rire. Il retrouva sa fatigue. Il était dans un pays pourri, les mains posées sur une pierre, récupérant comme il pouvait un peu de souffle. Il aurait dû ne pas le faire, mais la sanmaya avait pénétré son être. Il fallait qu'il continue. Il regarda ses bras qui dépassaient de ses vêtements déchirés. Il ne les reconnut pas. Ils n'avaient plus ni chair, ni épaisseur. C'est comme si la peau était simplement tendue sur les os. La bête ne l'avait pas mangé.
Il lui donna raison. Il était impropre à la consommation. Les scales devaient avoir raison. Il était déjà mort bien que bougeant encore.
En lui une force se manifesta. Il fallait qu'il marche. Karabval se remit en route. Le premier pas fut une torture. Au deuxième, il s'étala dans la fange. Malgré tout il se remit debout : il fallait qu'il aille plus loin.
Sa marche reprit, hésitante, douloureuse. Quand, il ne pouvait plus marcher, il rampait. La nuit le surprit dans sa quête. Il ne s'arrêta pas. Quand survinrent les premiers éclats du jour, il rampait sur une dalle rocheuse. La rivière coulait maintenant dans un lit en contrebas de sa position. Il était dans une gorge. De part et d'autre, des falaises se dressaient, véritables murs de pierre lisse. De temps à autre des cascades jaillissaient, venant grossir le flot qui mugissait en contrebas.
Sa seule pensée était : “ Encore un pas… encore un pas”. De chutes en effondrements, il progressait. Il se tenait à la paroi quand il vit que la falaise finissait en cul de sac. Au milieu, comme une grande fontaine à la vasque tranquille débordait en cette rivière furieuse qu'il longeait jusque-là.
Il sut.
Il venait d'atteindre le bout, le bout de son chemin, le bout de ses souffrances, le bout de sa vie.
Près de l'eau à l'aspect si tranquille, sur une petite plage de sable blanc, un tronc d'arbre, que le temps avait rendu semblable à un squelette, dressait les quelques moignons qui restaient de ses branches. Karabval le contempla un moment. Le plus incongru était ce sable resté blanc dans ce monde où tout pourrissait.
Dans un effort final, il se remit en route. Appuyé contre la pierre dont les aspérités déchiquetaient les lambeaux de ses manches, il progressait. Il arriva au point le plus proche de l'arbre. Il s'arrêta une fois de plus. Il fallait qu'il réfléchisse. Comment passer de la paroi de pierre qui formait le tour du cul de sac à cet arbre mort qui était au centre ? Karabval pensa qu'il allait profiter de la pente pour rejoindre l'arbre debout. Il fit un premier pas, puis un second. Il se tordit le pied. Ne voulant pas tomber, il se mit à courir, recherchant un équilibre qui le fuyait. Il arriva sur l'arbre en pleine course. Il avait ouvert les bras pour l'attraper ne voulant surtout pas se retrouver à l'eau. Sa tête heurta violemment le bois qui sonna comme un gong. Le monde se brouilla autour de lui. Il vit d'abord un voile noir. Celui-ci se déchira pour laisser apparaître des milliers de couleurs, puis arriva la pulsation. Karabval la connaissait. C'est elle qui rythmait ses calvaires nocturnes. Elle jubilait. Cela se sentait à sa puissance et à son rythme de tambour de victoire.
Karabval n'essayait même pas de lutter. Les scales avaient vraiment raison. Il était mort. Il était mort depuis que la sanmaya était entrée en lui. Il était mort parce que l'essence même de la sanmaya était la mort. Il se laissa aller. Tout serait bientôt fini.
La pulsation prenait de l'ampleur. Bientôt même les mondes noirs auraient disparu dans le maelström qui allait arriver.
Toc...Toc...Toc…
Karabval entendit cela. Il avait l'oreille collée contre le bois. Quelque chose tapait sur le tronc.
Toc...Toc…Toc...
Intrigué, son esprit se mobilisa pour comprendre. Cela n'allait pas avec la fureur qui allait tout emporter. Il découvrit que le sachet qui contenait l’homonculus venait cogner le bois. Écrasé contre l’arbre, Karabval fit l'effort immense de casser le cordon qui le retenait à son cou. Il y avait un trou dans le tronc. Il le mit dedans.
Ce fut son dernier acte conscient. La douleur et la fureur déferlèrent sur lui, balayant tout ce qui restait d’humain.

jeudi 16 juin 2016

Les mondes noirs : 51




Quand Karabval revint à lui, l'aube pâlissait. Il était exténué d'avoir crié. Comme les autres nuits, il avait hurlé de douleurs, de peurs, de rage. Ses cris devaient s'entendre de loin. Pourtant les autres n'étaient pas là, à son réveil, pour tenter de lui reprendre ce qu'il avait volé. Il avait à la fois la fierté d'être le plus grand des voleurs et l'impression que c'était son destin depuis que ce prêtre fou avait dessiné les spirales de la magie sur son corps. À chaque fois, les douleurs commençaient sur les cicatrices et brûlaient tout son être. De nuit en nuit, elles augmentaient. Chaque matin, il reprenait conscience au milieu d'un cercle de mousse vert tendre, comme si ses cris l'engendraient. Il décida qu'il pouvait dormir un peu. Il pensait que les douleurs ne reviendraient pas maintenant. Quant à ses poursuivants, il espérait que le gouam avait suffisamment brouillé la piste.
Quand Karabval se réveilla, la matinée était bien avancée. Il se mit debout, rangeant ses armes. Il était presque déçu que les autres ne soient pas là. Il soupira. Son calvaire n'était pas fini. Il regarda autour de lui. Le terrain devenait plus rocheux. Il décida de continuer dans cette direction. En marchant sur de la pierre, même la meilleure des pisteuses aurait du mal à le trouver. Il quitta le fond de mousse en sautant sur une pierre plate de grande taille. Il restait étonné qu'aucune de ces bêtes si féroces des mondes noirs n'osent traverser cette zone vert tendre. Peut-être était-ce dû à la couleur? La matinée s'écoula sans qu'il ne voit aucune bête ou bestiole. Il fatiguait vite depuis ces derniers jours. Le sommeil lui manquait, entre autres. Il cessa de sauter de pierre en pierre. Tant pis si cela facilitait la tâche de ses poursuivants. Des deux qu'il avait affrontés, la femme était la plus dangereuse. Si son clan était petit, la préparation des amazones valait celle de Gambayou. Chaque fois qu'il pensait à lui, une bouffée de haine lui employait le coeur. Sans son acharnement à éliminer ses élèves, il n'en serait pas là. Il se raisonna. Les premières douleurs qui l'avaient fait hurler toute la nuit étaient arrivées alors qu'il accumulait les pensées haineuses contre son mentor, imaginant tout ce qu'il pourrait lui faire, si le hasard le mettait entre ses mains.
Le terrain s'élevait doucement. La brume était toujours présente réduisant la visibilité. Cela lui allait. Il ne savait pas où le conduisaient ses pas. Avait-il  traversé les mondes noirs? Si la question lui traversa l'esprit, son intuition lui chuchotait qu'il vivrait là une nouvelle forme d'enfer.
Des rigoles coulaient ça et là, l'obligeant à se mouiller les pieds pour pouvoir traverser. Il jurait à chaque fois. Après il glissait sur la roche sombre. Il avait déjà remarqué des différences. Les plus noires accrochaient bien sous le pied. D'autres, plus grises que noires, glissaient autant que de l'herbe mouillée. Même les arbres étaient différents de ce qu'il connaissait des mondes noirs. Il ne voyait plus de riek, à la forme si caractéristique. Devant lui s'élevaient des arbres plus hauts et au tronc plus développé. Si la fange ne tenait pas sur la roche, elle semblait avoir colonisé les troncs. Il jugea impossible d'y monter. Pour cela, il aurait fallu traverser toute cette couche de pourriture qui couvrait le bois. Il s'était aussi approché d'arbustes en forme de boule. Là aussi, il avait renoncé. L'extérieur était un mur d'épines. A la différence du riek, elles n'étaient que des pointes. Il avait bien essayé de les couper. Ni son épée, ni sa dague n'avaient le tranchant nécessaire pour les éliminer rapidement. Il devait les trancher une par une pour espérer faire un passage.
Quand arriva le soir, il se retrouva devant un amoncellement de rochers. Il vit cela comme un signe. Il allait pouvoir semer ses poursuivants. Il commença son escalade avec cet espoir. À mi-pente, il entendit le bruit. Arrivé en haut  Il ne fut pas surpris de voir un cours d'eau. Il jura. C'était une rivière capricieuse tout en rebondissements et en remous. Cela ne lui laissait que deux choix : monter ou descendre. Il en était encore à peser le pour et le contre quand la nuit tomba. À défaut de lune, ce furent les douleurs qui se levèrent.