La correspondance

La correspondance

OU
Les lettres du Commandant Médecin Right à son Fils
Texte intégral.




Avec l’autorisation du Serviteur de l’UN
C’est sous ce titre qu’est connu l’ensemble des lettres qu’a écrit le commandant médecin Right (Que l’UN le garde).
Cette édition a pour but de publier l’intégralité des lettres qu’il écrivit sans ôter ni ajouter quoi que ce soit.
Elles forment en elles-mêmes un tout que, sous prétextes de vulgarisation, nos prédécesseurs ont quelque peu malmené.
Ils avaient en vue l’éducation des masses et il est certain  que la diffusion sans précaution de cette correspondance à l’époque où elle fut trouvée, aurait pu amener des conclusions contraires à la fois en l’UN (au Nom mille fois saint) et en son prophète le commandant médecin Right (qu’il soit béni).
De nos jours, un juste retour aux sources est nécessaire. Cette correspondance n’est pas là pour remplacer les textes fondateurs de notre foi, mais pour permettre une juste appréciation de l’action de notre Dieu (au Nom béni) dans le cœur de son élu.
Le Corpus Théologique qui est la base de la foi, prend grâce à cette correspondance un relief tout particulier qui ne peut être que bénéfique dans l’approfondissement de la foi et son actualisation à notre époque.
Ce fut une grâce pour nous, que la découverte de ces lettres. Aucune explication scientifique et archéologique n’a pu expliquer valablement pourquoi nous avons découvert les lettres authentiques du commandant médecin Right (Que l’UN le garde). Tout correspond à l’époque de leur rédaction, le papier, l’encre et même les traces de composés volatils de l’atmosphère si particulière de la planète où il reçut la Révélation. Mais nulle explication à l’existence de ses originaux au sein de cette antique fusée à poudre à des siècles de toutes civilisations. Les scientifiques se perdent en conjectures, les croyants que nous sommes y voient le cadeau de Dieu (qu’Il soit béni). Le texte par contre est plus complet que les copies trouvées dans les archives de sa famille. C’est dans cette version intégrale que l’on peut vraiment prendre conscience de la manière dont notre Dieu (au Nom très saint) travaille le cœur et l’âme de ses serviteurs.

Sans les circonstances particulières réunies à cette époque et sur cette planète, on se demande ce qui serait arrivé à notre univers.
Moi, Serviteur de l’UN, maître de l’ordre, Salmamzar IV, j’autorise et j’approuve cette publication.






5e jour de la 8e décade du 6e mois de la 77e année de la 3e Ere.
Bien cher fils.

Tu excuseras cette forme si antique mais là où je vis maintenant il n’est d'autres moyens que celui de l'écriture. Mon exil m'a conduit sur cette planète loin du centre et surtout coupée du reste de l'Empire par cet infernal flux de particules qui brouille quasiment toutes les ondes électromagnétiques. Même les vaisseaux ne disposent que de créneaux de quelques heures entre deux orages de cet astre géant qui nous éclaire pourtant si mal. Ici la lumière n'est pas blanche mais orangée et donne une tonalité étrange de crépuscule aux paysages de cette planète.
Hautmégafine est son nom. Voilà ma nouvelle affectation pour avoir refusé de me plier une fois encore aux désirs des politiciens sur le monde 4 où j'exerçais. Ils se sont débarrassés de moi en me donnant une promotion avec mutation puisque ce poste n'existe qu’ici. Je comprends le refus de celle qui m'accompagnait dans la vie depuis le décès de ta mère. Venir ici a été au-dessus de ses forces. Il faut dire que la réputation d’Hautmégafine est propre à décourager. Ici la technologie n'est que de peu d'aide car les orages magnétiques qui arrivent régulièrement interdisent l'utilisation de beaucoup d’appareils de la vie courante.
J'ai dû refaire des exercices d’écriture pour être capable de t’écrire sur papier, et même comme cela il me faut poser régulièrement le stylo à cause des douleurs que cela me procure dans les mains. Les plus anciens arrivés m'ont assuré que cela s'améliore avec le temps.
Mais je voudrais te raconter mon arrivée qui fut épique. Mon vaisseau de transport avait du retard et il s'est fait prendre dans un des orages magnétiques de Hautmégafine. J'étais dans la cabine avec le pilote. Il faut bien reconnaître que vu le peu de volontaires pour aller sur ce monde, les passagers sont véhiculés avec les vaisseaux de ravitaillement. Déjà qu'en raison des difficultés locales ne sont offerts à cette ligne que de vieux transporteurs rustiques et sans confort, mais en plus un retard dans le créneau horaire fait courir un risque vital. Les orages bloquent tous les systèmes électriques et électroniques malgré les blindages. Heureusement le pilote a fait modifier son vaisseau pour lui adjoindre un système de parachutes à largage manuel. Notre arrivée fut rude mais bien sanglés dans nos sièges, nous ne fûmes pas blessés.
Tu peux imaginer mon étonnement quand, au lieu des machines de transport connues, j’ai vu arriver des bêtes de somme. Le pilote m'avait pourtant prévenu. Nous étions tombés à plus de cent unités standard de l’astroport, heureusement disait-il, pas en forêt, mais dans une zone de cultures. Toi qui connais l'efficacité de nos moyens habituels, je te laisse imaginer ma perplexité quand il m'a expliqué qu'il faudrait plusieurs jours pour que les secours arrivent, et plusieurs mois avant que le vaisseau ne puisse être ramené à l’astroport et remis en état.
Autour de nous de vastes champs couverts d'une plante m'évoquant le blé. Les autochtones sont venus nous porter secours en voyant notre vaisseau. Le pilote ne parle que quelques mots de leur langue et moi pas du tout. Il m'a expliqué que le peuple de cette planète était un peuple toujours en mouvement. Autour de l’astroport, on ne voit, d’une saison sur l'autre, jamais les mêmes personnes. Ce qui fait que personne ne comprend le système d'autorité ou de rapports de force qui régit les Uhoms comme ils s'appellent.
Nous n’avons vu que de jeunes couples avec des petits enfants ce qui m'a étonné. Il ne semble pas y avoir de personnes âgées. Le pilote ne sait rien et son mépris est tel pour tout ce qui ne vole pas qu’il n’essaye pas de savoir.
Cela a mis trois jours à l’équipe de secours pour venir nous chercher. Ils sont arrivés sur de vastes chariots traînés par des bêtes râblées au cou énorme. Avec l’aide de la population locale nous avons déchargé les caisses des soutes, ce qui nous a pris encore trois jours et puis nous sommes partis vers la cité de l’astroport.
Ces bêtes ne s'arrêtent jamais. Elles ne semblent ni se nourrir ni dormir. Elles ne vont pas vite, un marcheur les suit sans problème. Ni les côtes ni la charge ne semblent les ralentir. On les appelle les traîneurs. Chaque famille semble en posséder un ou plusieurs. Ces bêtes semblent savoir ce que l'on attend car personne ne les guide, elles vont là où il faut et s’arrêtent quand il le faut. C'est toujours un mystère m’a expliqué le commandant. Il parle un peu la langue du pays mais ne comprend rien à ce peuple.
Mon arrivée l’a ravi, cela faisait un an qu'il n’y avait plus de médecin sur place. En cas de problème, un guérisseur local venait, avec plus ou moins de bonheur d'après ce que j'ai compris.
Durant ces trois jours de voyage nous avons beaucoup parlé. Le commandant est en place depuis cinq ans. Lui aussi est arrivé pour des raisons d'indiscipline. Il espère pourtant une mutation. La colonie des spatiaux comme on dit ici, n’est forte que d'une centaine de personnes, aucun volontaire dans le groupe mais des gens qu'on a éloignés pour indiscipline ou pour faute.
Mes quartiers sont médiocres. Le plastique et les métaux vieillissent très mal dans cette atmosphère, quant au matériel électrique ou électronique les orages magnétiques en viennent vite à bout. J'habite une maison et oui tu as bien lu, pas de hall de vie ni de préfabriqués confortables, mais des maisons en bois ou en ce qui en tient lieu ici. Il faut s’éclairer avec des lampes qui brûlent une huile minérale et se chauffer à l’aide de blocs combustibles que l'on achète sur place. L'eau chaude et l'eau froide nous viennent par des canalisations en bois qui courent du lieu de captage au bas de notre village. Seul l’astroport et le vaisseau restant semblent ne pas se corrompre. Cela est dû à leur structure cristallo-métallique.
Voilà, mon fils aimé, cela fait maintenant bientôt un mois que je suis dans cet exil bien involontairement, me demandant si je n'aurais pas dû laisser mes principes de côté.
Ce n’est pas que le travail ici soit bien difficile, même sans matériel. Les gens sont relativement en bonne santé, mais eux aussi ont le moral au plus bas et beaucoup présentent une toxicomanie à l'herbe à Sniiak. C'est une plante à mi-chemin entre le tabac et l'opium. Les spatiaux ont l'air très sensibles alors que les autochtones semblent ne pas y toucher. Elle provoque une sorte d'euphorie tant qu'on l'utilise mais provoque une dépendance qui explique que les difficultés relationnelles dans la communauté soient parfois difficilement gérables.
Je te laisse et envoie cette lettre en container avec la petite fusée à poudre automatique qui sert pour le courrier.
J'attends de tes nouvelles.
Tendrement.
Ton père.












8e jour la 6e décade du 12e mois de la 77e année de la 3e Ere
Bien cher fils.

Que la vie est monotone ici sur Hautmégafine.
Je fais de longues marches dans la nature environnante. Je rencontre de jeunes couples avec enfants sur leurs drôles de maisons chariots tirées par un traîneur. Mais jamais je ne rencontre de vieux. Il semblerait qu'on ait à faire à un peuple qui ne vieillit pas ou bien qui cache ses vieux. Dans la région de l’astroport on cultive une sorte de blé sur des milliers d'hectares. Il n’y a pas de machine mais ce peuple les Uhoms a domestiqué de nombreuses espèces qui font le travail comme le feraient nos machines.
Depuis six mois que je suis arrivé, je ne connais pas plus de quelques mots de la langue. On dirait une musique. C'est très joli mais incompréhensible. Quand je m'essaye à parler à dire plus qu'un verbe à l’infinitif comme «marcher » ou « manger » je me fais l’impression d'un violon désaccordé au milieu d'un orchestre symphonique. Pourtant ils m’écoutent et essayent de me communiquer quelque chose que je ne comprends pas. Ce qui rend le contact difficile, c'est que ce peuple est nomade. De mois en mois la population change et je ne rencontre que rarement deux fois les mêmes gens. Je commence à bien connaître la région et j’ai fait un herbier avec toutes les plantes étranges que je rencontre. J’ai fait la  demande d’un analyseur pour apprendre ce que je pourrais de toutes ces variétés car je suis sûr que certaines pourraient être très utiles pour soigner, comme l'herbe à Sniiak dont je t'ai déjà parlé. Utilisée en décoctions, ou fumée, elle provoque une dépendance qui ressemble à celle de l'alcool ou du tabac chez nous. Mais les Uhoms doivent en avoir l'usage car j’ai vu les guérisseurs en cueillir, sans que je puisse comprendre à quoi elle leur sert.
J’ai fait aussi la demande d'un synthétiseur-apprentisseur de langues pour pouvoir entrer en contact avec eux. Le commandant ne s’y est pas opposé mais pense que cela ne servira à rien car les orages magnétiques auront tôt fait de me les détruire.
C'est un autre mystère de cette planète que ces orages. Quand le ciel devient gris au lieu de rouge orangé nous savons qu'ils arrivent. Il faut alors absolument éteindre tous les appareils électriques ou électroniques et les cacher à l'abri de l’astroport pour les sauvegarder au mieux. Et même en faisant cela une fois sur deux ils ne fonctionnent plus à la fin de l'orage. Le commandant, et je le comprends, a ainsi réservé toutes les pièces de rechange à l'entretien et à la réparation de l’astroport et des vaisseaux.
Notre réserve de pièces détachées et notre relais avec le reste de l'Empire se trouvent sur la station orbitale cachée derrière la lune de la dernière planète du système. Entre l'envoi d'une fusée à poudre de demande de pièces et l’arrivée des containers de dépannage se passent plusieurs mois à moins qu'un vaisseau encore fonctionnel ait pu faire l’aller retour.
La vie s'organise donc sans toutes ces facilités que tu connais bien et auxquelles tu es habitué. J’avoue n’avoir pas eu trop de mal à m’en passer. Tout prend plus de temps que dans un hall de vie mais après tout vu le peu qu'il y a à faire ici, cela m'occupe et m’évite de ruminer de sombres pensées.
Ah ! Les premiers éclairs éclatent,  je vais m'interrompre un moment.

Le même jour, le soir.

L'orage s’est tu. Le silence fait du bien. Après que le ciel devienne gris, arrivent des nuages filandreux qui occupent le ciel. Le physicien de la base m'a parlé de particules cosmiques à l'origine de ces phénomènes un peu comme les aurores boréales sur la planète Terre Origine. De chez moi, je ne vois plus qu’eux à perte de vue. La lumière baisse encore au point qu'il faut allumer les lampes et puis commencent les éclairs. Je n'en avais jamais vu de pareils. Ils traversent tout le ciel, ne semblant diminuer que pour mieux reprendre force. Un éclair peut ainsi durer plusieurs minutes, et comme souvent il y en a plusieurs ensemble je te laisse imaginer le spectacle. Avec eux, il y a le tonnerre. Immense déflagration qui t’assourdit. La première fois que je l’ai entendu, cela m'a rappelé les champs de bataille de Salagar, quand les millions de lasers crépitaient ensemble, et que hurlaient les avions de combat.
Puis comme si l’aube arrivait la lumière revient doucement. Les éclairs se calment et cessent. La vie reprend son cours pour une heure, un jour ou un mois. Nul ne le sait, nous n'avons jamais pu le prévoir.
Tu vois, mon bien cher fils, je deviens comme ces vieillards dans les contes de ta jeunesse qui attendaient la mort en s'occupant à de petites choses.
En un an, pas un coup de téléphone, pas une émission de télé. Il n'y a ici ni l'un ni l'autre. Le seul véhicule qui marche un peu est un engin animé par un moteur diesel que l'on démarre à la manivelle. Le commandant le garde sous bulle d'azote pour éviter la corrosion. Il ne l’utilise que pour les urgences. La dernière remonte à deux mois. Bill, un de nos ravitailleurs, s'est cassé la jambe en tombant du chariot d’un traîneur à trois jours de route de l’astroport. Heureusement l'autre ravitailleur a pu nous prévenir par un messager monté sur une bête rapide, un alcent. Malgré le diesel nous avons failli avoir un mort. Soigner une fracture ouverte sans un paramédic automatique et sans pouvoir transfuser n'a pas été une mince affaire. Mon goût pour l'étude des vieilles techniques médicales m'a bien servi. Il est maintenant hors de danger mais ne pourra pas marcher avant encore trois mois. En écrivant cela je sens presque ton étonnement. Avec les paramédics automatiques qui réparent cela en 48 heures, nous avons oublié combien est longue la cicatrisation d'un os.
Je sais que tu ne peux pas écrire une lettre comme je le fais mais demande que ton message soit imprimé à la station orbitale. C'est ainsi que les autres reçoivent des nouvelles de chez eux. Essaye de ne pas m’oublier.
Tendrement
Ton père






10e jour de la 10e décade du 6e mois de la 78e année de la 3e Ere.

Bien cher fils.

Je suis toujours sans nouvelles de toi. Bien sûr les dépêches m’ont appris tes hauts faits dans le conflit des marges orientales de la galaxie et la récompense que tu as eue. Cela fait maintenant un an d’exil sans nouvelles de toi et de ceux qui me sont chers.
Ici rien ne va plus. Nous avons eu un meurtre. Le vieil Oscar d'habitude si tranquille a tué Bill, un de nos ravitailleurs qui avait eu la jambe cassée. Le commandant a essayé de comprendre ce qu’il s'était passé. Mais Oscar reste confus. Il semblerait que Bill ait volé de l'herbe à Sniiak et que Oscar ait fait une crise de manque au point de tuer. Tu connais les règlements, la condamnation est la mort. Mais comme ici nous ne disposons pas de bourreau, le commandant ne sait pas quoi faire. En attendant Oscar est enfermé dans une maison transformée en prison. L’émoi est grand dans la colonie et nul ne sait ce que cela va entraîner.
En fouillant ses affaires, le commandant a trouvé les papiers de l'ancien médecin qui avait disparu un jour dans la nature. Connaissant mon goût pour les choses anciennes et pour la langue des Uhoms (que je ne parle toujours pas) il m'a amené ce qui me semble être une grammaire et un vocabulaire. Peut-être vais-je enfin faire des progrès ! Il y a aussi d'autres écrits qui sont incompréhensibles au premier abord. Je vais aussi essayer de les déchiffrer.
Curieuse histoire que cette disparition. Un matin, il n'était plus chez lui. Personne ne l’a vu partir. La plupart de ses affaires sont restées sur place mais ses livres et ses écrits avaient disparu. Et voilà que plus d'un an après, le commandant les découvre chez Oscar. Mais celui-ci ne peut ou ne veut pas s'expliquer sur leur présence chez lui. Aurait-il tué le médecin, ou celui-ci est-il parti à l'aventure sur Hautmégafine ?
En écoutant les commentaires et les confidences des uns et des autres, je pencherais pour la deuxième hypothèse. Il y a déjà eu des disparitions du même type dans le village au cours de ces dernières années. Personne n'en parle ouvertement mais en regardant les dossiers médicaux jamais ouverts, j'arrive à au moins dix personnes en dix ans. Encore un mystère de cette planète.
Lors de mon dernier courrier, je t'ai dit que j'espérais un synthétiseur-apprentisseur pour la langue. Il est arrivé mais n’a jamais pu fonctionner. Je reporte mes espoirs sur les écrits de mon prédécesseur. Par contre l'analyseur de plantes est en marche. Simple et robuste, équipé d'un bouclier cristallo-métallique il semble insensible aux orages et me rend bien des services.
J'ai commencé à cataloguer les plantes que j’ai cueillies et à mettre au point une classification. Bien sûr j'ai débuté mes analyses par l’herbe à Sniiak. Elle contient des alcaloïdes, des alcools, des nicotiniques et quelques molécules curieuses qu'il faudra que je prenne le temps d'extraire pour comprendre leur action. On dirait des substances du système nerveux central, pourtant elles n'ont pas la structure des amphétamines. Tu vois, j’essaye quand même de me rendre utile.
Il y a un mois pour la première fois depuis mon arrivée, lors d'une de mes promenades, j’ai croisé un homme d'âge mûr. Il était seul, monté sur un rapide Alcent. Il s'est arrêté, m'a regardé. Je lui ai dit bonjour dans sa langue du mieux que je pouvais. Autant d'habitude cela fait rire mon interlocuteur, autant il est resté de marbre. Il a répondu fort sérieusement et si le premier mot a été bonjour la suite m’a complètement échappé. Je pensais connaître la musicalité de cette langue. Chaque fois que je peux, j’essaye de les faire parler et les jeunes enfants sont bavards. J’ai maintenant dans l'oreille des habitudes de sonorités. J’arrive à isoler quelques mots. Mais avec cet Uhom, j'étais perdu. Je t’ai déjà parlé de la grande musicalité de leur langage parlé. Quand j'écoute des enfants, je trouve cela compliqué, mais il y a autant de différence entre eux et lui qu’entre un pipeau et un orchestre symphonique. Il m’a parlé cinq minutes sans s'arrêter, mes oreilles ont été ravies. A cette véritable musique, il m'a été impossible de ne pas associer des images de calme champêtre, d'espace, de joie. Par contre je n’ai aucune idée du sens de ce qu’il m'a dit. J'ai répondu en ahanant que je n'avais pas compris. Il a tourné bride et est parti au trot rapide de sa bête.
Il devait pourtant y avoir quelque chose d'important car maintenant les jeunes couples que je rencontre semblent me marquer plus de déférence qu'avant.
Notre physicien a eu, lui aussi, de la chance car il a reçu quelques ustensiles de mesure qu'il protège comme la prunelle de ses yeux. Son service de rattachement lui a expédié tout cela avec des livres,  emballés dans des pièces de cristallo-métal. Il s'est lancé dans une campagne de mesures. Grâce à cela il a repoussé sa dépression. Il faut reconnaître qu'il n'avait pas eu beaucoup de chance jusque là. Pauvre étudiant sans appui, il n’a réussi qu’à la force de son intelligence et de son travail. Cela n'a pas suffi à lui obtenir un poste convenable. C’est jeune marié qu’il s’est retrouvé sur Hautmégafine. Voilà bientôt cinq ans qu’ils sont là, ils se désespèrent de ne pas avoir d'enfants. Je crains que le climat, ou l'air ou la nourriture sur Hautmégafine soit antigestationnel car aucun dossier de femme ne contient de grossesse. Ils mettent une fois de plus, leurs espoirs dans le travail. En espérant qu'avec une découverte intéressante, ils pourront rentrer sur un monde plus accueillant. En attendant, maintenant qu'ils ont des instruments de mesure, ils ont retrouvé un goût de vivre que je ne leur avais jamais connu.
Une autre particularité de cette planète qui tue les composants électroniques, est la monnaie. Ici elle est en pièces sonnantes et trébuchantes comme disent les contes, uniquement en métaux non oxydables. Nulle carte de crédit, le marchand de la colonie tient lieu de banquier en notant tout sur des carnets. C’est lui qui s’occupe de trouver et de négocier le ravitaillement local. Par contre c’est l’armée donc le commandant qui contrôle les marchandises qui arrivent de l'espace.
Comme tu le vois nous ne sommes vraiment pas grand-chose sur cette planète vaste comme dix fois la Terre. Aucun appareil de sondage n’a vécu assez longtemps pour dire si le sous-sol avait un intérêt. La difficulté des échanges d'aéronef, tue dans l’œuf toute transaction régulière. Lors de mes moments de cafard, je me pose la question de savoir pourquoi l'Empire maintient ici une colonie.
Quand le blues dure trop, je me prends une inhalation d'un mélange de ma composition : herbe à Sniiak (très peu),  borddu (une sort de pissenlit), figtu (ça ressemble à des mûres). Je mets le tout dans de l’eau très chaude et j’inhale les vapeurs. Cela me rend euphorique pendant deux ou trois jours sans me rendre dépendant je te rassure. Je note ma consommation pour vérifier que je n’en abuse pas.
La fusée va bientôt partir.
Si tout va bien tu auras ce courrier d'ici quelques mois, avec le retour, ta réponse peut être là avant la fin de l'année.
Ne m'oublie pas.
Tendrement.
Ton père.



1e jour de la 3e décade du 15e mois de la 78e année de la 3e Ere


Bien cher fils.

Je suis toujours sans nouvelles de toi. L’espoir d'avoir de tes nouvelles s'amenuise en moi. Je n'ai plus guère d’illusions. Un père exilé sur Hautmégafine n’est pas une référence, j'en conviens. Je continuerai pourtant à t’écrire, car tu restes le seul lien qui me rattache à cette vie.
Le commandant nous a quittés. Sa mutation est enfin arrivée. Nous attendons son remplaçant. C’est un jeune lieutenant qui assure l'intérim. Il n'a pas dit pourquoi il avait eu droit à ce poste mais les soldats sous ses ordres parlent de lâcheté au combat.
Mon ami le physicien et sa femme ont aussi été mutés. Ils y ont vu le mérite de leurs premiers travaux sérieux sur Hautmégafine. J'en suis moins sûr. Ils partent pour Slavine sur le monde 12 du système d’Arcala. Ce n'est pas un  monde très accueillant, je pense que le gouverneur s'est dit qu'il serait facile d'exploiter le génie de ce jeune couple pour pas cher.
Tu vois, je m'aigris. Avec le départ du commandant et du physicien cela fait deux mois que je n'ai plus de conversations dignes de ce nom. Le lieutenant se réfugie derrière le règlement, le marchand ne pense et ne parle qu’argent. Les autres n'ont malheureusement pas assez de culture pour tenir une soirée.
Je travaille d'arrache-pied à mon amélioration de la langue locale. J'aimerais savoir ce que cache cette planète. Cela fait deux ans que je suis ici, je n'ai jamais revu longtemps le même groupe sauf quelques rares exceptions. Un matin une nouvelle caravane de chariots arrive qui reste trois à six mois ce qui correspond à une saison puis ils partent vers l'Est et sont remplacés par d'autres qui arrivent de l'Ouest. Plus qu'un peuple de nomades, j’ai l'impression d'être l'immobile qui assiste à une migration. Quel est le sens de cette vie d’errance ?
Je maîtrise mieux la prononciation grâce aux papiers qu'on a retrouvés de mon prédécesseur. Enfin quand je dis cela, je ne suis qu’au niveau des petits-enfants avec le vocabulaire des petits-enfants. Leurs parents me semblent encore inaccessibles. Alors de là à poser des questions philosophiques...
Mon analyseur de plantes est tombé en panne. Je ne crois pas que ce soit sérieux, mais le lieutenant refuse de me donner des pièces de rechange. Il les réserve pour les vaisseaux et les armes en cas de besoin. Parce qu'il faut te dire qu'ici nous n'avons aucune arme moderne. Il a fallu revenir à l'arc, aux flèches et aux lances. Nos soldats ont une arme à feu sur eux en dernière extrémité. Aucun laser n'a fonctionné longtemps, les armes à feu se sont corrodées très rapidement. Il a fallu trouver autre chose. C’est un spectacle curieux pour quelqu'un qui arrive de voir des soldats avec des arcs et des flèches ou des lances et sur le dos un pistolet mitrailleur emballé dans une enveloppe étanche et scellée pour les protéger de la corrosion.
L'entraînement des quelques troupes de Hautmégafine comprend donc essentiellement du tir à l'arc et du maniement de lance, mais pour que les soldats ne perdent pas les bonnes habitudes, le lieutenant a fait renforcer les exercices simulés avec des armes en bois, laser ou pistolet mitrailleur. Quand on les voit ainsi se courir après en faisant « Pan Pan », on dirait des gosses dans une cour de récréation. Mais malheur à celui qui se moque. Ici il n'y a pas d'amende. Les punitions sont corporelles. Un manquement de respect aux troupes à l’entraînement, pour reprendre l’expression du lieutenant, risque de coûter entre dix et vingt coups de bâton. Ce qui est cher payé quand on sait que celui qui les administre est un sadique muté ici en raison de sa cruauté envers ses subordonnés.
C’est d’ailleurs lui qui a eu droit au titre de bourreau. Le pauvre vieil Oscar a été exécuté par pendaison. Sur mes conseils, le commandant le gardait en prison ; ce vieil homme ne pouvait plus rien faire de mal. Devenu quasiment dément en raison du sevrage d’herbe à Sniiak, il restait assis à longueur de journée dans sa cellule en racontant n’importe quoi.
Ce fut un des premiers actes d’autorité du lieutenant que de le faire exécuter. Il a dit haut et fort qu’avec lui la justice s’appliquerait avec rigueur, que la mollesse du commandant avait donné de mauvaises habitudes et qu’il allait y remédier. Il a nommé caporal et bourreau le plus sadique de sa compagnie. Cet homme dégradé et exilé pour mauvais traitements, se fait une joie de remplir sa mission avec toute l’imagination possible. Ainsi le Lieutenant gère la colonie sans bonté et avec rigueur. Les hommes ne le respectent pas plus mais maintenant ils ont peur. Les quelques civils n’osent plus venir au camp. Les femmes sont quasiment cloîtrées depuis que l’une d’elle s’est fait bastonner pour s’être moqué de son mari et de ses camarades à l’entraînement.
Le climat de notre petit groupe est lourd. Les orages nombreux en cette saison n’arrangent rien. Je distribue largement calmants, antidépresseurs et sédatifs. Cela ne durera qu’un temps. Pourvu qu’un nouveau commandant arrive, en espérant qu’il soit plus humain, sinon nous allons vers la catastrophe.
Le 15° mois est ici une saison froide. C’est la première fois que je vois tomber de la neige. Depuis deux jours elle n’a pas arrêté. Nous en avons maintenant cinq centimètres qui recouvrent le sol.
Les annales météorologiques qui remontent à 50 ans lors de la fondation n’en mentionnent que six fois. Notre météorologiste n’ayant jamais été remplacé, je fais aussi ce travail d’archivage. Chaque jour je note le temps, la température, la quantité de précipitations. Les capteurs de pression ne résistant pas à la corrosion, il n’y en a plus. En feuilletant les annales des années à neige, je vois que ce furent des temps difficiles : fortes précipitations mais aussi, je ne sais pas si c’est lié, beaucoup de maladies et d’accidents.
C’est la curiosité qui m’a poussé à mettre en parallèle les annales météorologiques et les annales médicales de la colonie. Même en l’absence du médecin, les accidents et les épidémies ont été notés sur un livre journal. En croisant les deux séries, il y a des coïncidences troublantes. Est-ce plus que des coïncidences ? Les prochains mois nous le diront.
J’ai fait une demande pour un auxiliaire médical. Pas vraiment parce que le travail le nécessite, mais d’une part pour avoir un interlocuteur et d’autre part pour pouvoir agrandir le rayon d’action de mes voyages autour de la colonie. Même si je ne rencontre pas souvent les mêmes gens, je me lasse de faire toujours les mêmes chemins. Pourtant je n’ai pas le choix, si je m’éloigne et qu’il arrive quelque chose, je m’en voudrais beaucoup. Je préfère rester ainsi que de risquer une absence dommageable pour quelqu’un.
Je ne peux que te souhaiter de réussir ce que tu entreprends. Il est bon à ton âge d’avoir de l’ambition. Les dépêches parlent de tes promotions dans le commandement. Méfie-toi quand même, le pouvoir peut être un poison pour l’âme. Mais comme tu n’y crois pas …
Tendrement.
Ton père.



Le 3e jour de la 5e décade du 7e mois de la 79e année de la 3e Ere 

Bien cher fils.

Je n'attends plus de tes nouvelles, mais je ne peux tuer l’espoir qui se fait jour à chaque arrivée de courrier.
Depuis ma dernière lettre la situation ici a empiré.
Le lieutenant qui est toujours à la tête du détachement de l'armée, donc qui a le statut de gouverneur en l'absence d'administration civile a décidé d'appliquer à la lettre tous les règlements. Chaque jour amène son lot de contraintes et de brimades : je crois qu'il va petit à petit vers la folie.
Vouloir appliquer à notre colonie vivant dans des maisons de bois avec des moyens très rustiques ce qui se fait dans les Halls de vie ou dans les villages de préfabriqués de colonisation me semble du plus haut comique. Cela ferait réellement rire si le risque de punition n'était bien réel.
Chaque jour maintenant, je vois arriver des blessés par bastonnade : tu sais comme ici tout est long à guérir. Sans paramédic automatique, le moindre coup, la moindre contusion demande trois semaines pour disparaître.
J'ai même eu une fracture de main à soigner car le soldat puni a voulu se protéger du bâton et notre bourreau local lui a cassé 3 métacarpiens. Il est resté pendant un mois avec moi à l'infirmerie.
Ma seule chance est d'être commandant médecin soumis à une autre autorité que la sienne. Il peut me faire passer des circulaires et me donner des consignes mais les textes sont formels, seule ma hiérarchie peut intervenir pour me désavouer ou me punir.
Je joue donc un jeu dangereux. Ma maison et mon infirmerie sont devenues des lieux de repos et de paix pour de pauvres gens qui souffrent déjà assez de leur exil sur Hautmégafine.
Par contre je me refuse à toute action contre le lieutenant. Pourtant je comprends bien à travers les allusions et les sous-entendus que d'autres n’ont pas ces réserves et que chaque jour qui passe aggrave le risque d'une mutinerie.
Même s’il y a beaucoup de monde sur Hautmégafine, notre colonie ressemble à un navire perdu sur l'immensité de la mer. Jamais la colonie n'a vraiment eu de contact avec les Uhoms. Après un temps d'observation quand les spatiaux sont arrivés, puis un temps de colonisation qui a échoué en raison de la sensibilité particulière de nos machines à l'atmosphère et aux orages d’Hautmégafine, nous sommes entrés dans une ère de relations distantes où chacun semble ignorer l'autre hormis quelques contacts pour échanger des marchandises contre des pièces de monnaie.
J’ai eu de longues discussions avec nos ravitailleurs. Comme moi, ils ne rencontrent qu'assez rarement les mêmes personnes, mais ceux qui sont là semblent au courant de ce qui est nécessaire. La commande est prête à être chargée à l'arrivée de notre convoi. Les transactions se font avec peu de mots, nos ravitailleurs ne maîtrisent qu'une cinquantaine de verbes qu'ils ne savent pas conjuguer. Il y a essentiellement des gesticulations avec des chiffres écrits sur le sol. Puis quand un accord est trouvé, le ravitailleur payé et les Uhoms chargent nos chariots.
Je les ai accompagnés une fois, il y a quelques mois. Nous étions cinq. Les traîneurs semblent connaître la route et n’ont pas besoin de guide. Nous nous étions installés sur un chariot au mieux. Il y a quand même trois jours voire quatre de voyage. Ce qui représente 300 à 400 unités standard à parcourir. À notre arrivée, le comité d'accueil n’était composé que d'hommes jeunes. Alors que tout autour de l'astroport il y a de nombreux couples avec des enfants, ici je n'ai pas vu une seule femme. Est-ce une volonté de leur part d'éviter toute friction ou bien y a-t-il une autre raison ?
L'échange par lui-même ressemble à tous les marchandages. Même s'il ne parle pas la même langue, chacun en a appris assez sur l'autre pour trouver un compromis, un terrain d'entente autour de ce que chacun amène. Pour les Uhoms la valeur de nos pièces n'est pas la même que pour nous. Nos pièces d'or ne semble pas les intéresser par contre celles en titane ont pour eux une valeur importante. Le marchandage dure quand même plus longtemps que je ne l'avais imaginé. Il nous a fallu presque une matinée pour arriver à un compromis acceptable pour tous.
C'est alors qu'a eu lieu un incident, si on peut dire. Un des Uhoms est venu à moi. Dans ses paroles j'ai repéré le sens de : attendre, patienter, quelqu'un, venir. Je ne savais pas très bien si c'était moi qui devais attendre ou si je devais le suivre pour aller voir quelqu'un. Ma connaissance de la langue ne me permet pas encore de lever tous les doutes sur un discours et ne me permet pas plus de faire des phrases sans erreur. Car lorsque je lui ai dit quelque chose comme « moi venir ou moi attendre », il a répondu oui il est parti en courant. Je me suis retrouvé sans savoir que faire.
Les bêtes étaient chargées. Les ravitailleurs ont voulu rentrer et sont montés sur le chariot. Mais aucun traîneur n'est parti. Ces bêtes sont étranges. On ne leur donne jamais d'ordre et pourtant elles font ce qui est nécessaire. Devant leur refus de bouger, j'ai conclu que c'est moi qui devais attendre, que quelqu'un allait venir. J'ai essayé de calmer les ravitailleurs qui commençaient à s'énerver sur les traîneurs qui ne bougeaient pas. Nous avons attendu une demi-journée qu'arrive un homme âgé, le premier que je voyais. Il s'est arrêté à une dizaine de mètres. Mon premier interlocuteur m’a fait signe de m'approcher. Il a tenu un discours auquel je n'ai malheureusement pas compris grand-chose. Il parlait de grandeur, de force, peut-être de pouvoir et faisait référence à l'homme âgé sous le terme de « Celui qui sait ».
« Celui qui sait » s'est assis et m’a fait signe. Il a sorti d'un petit sac de cuir, quelques morceaux de pierres colorées. Je me suis assis devant lui. Il m’a regardé droit dans les yeux et a commencé à parler très bas mais dans ma tête les images se succédaient. Je voyais Hautmégafine, mon vaisseau d'arrivée qui avait atterri loin de l'astroport, les contacts avec les Uhoms, le commandant, le lieutenant. C'est comme si par sa voix, il faisait remonter en moi tous ces souvenirs de situations auxquelles j'ai participé. Il s'est tu enfin. La nuit est tombée. Il prit ma main, y mit les pierres. Il a fermé ma main dessus sans quitter mon regard, il m’a dit : « jette ! ». Ce fut comme si un feu était né dans ma paume. Sous la brûlure j'ai jeté les pierres. Elles brillaient, éclairées d'une lumière intérieure.
« Celui qui sait » les observa jusqu'à ce qu'elles perdent leur éclat. De nouveau son regard se vissa dans le mien et il parla. Dans mon esprit pas d'image, mais la nécessité d'un choix pour répondre. Les pierres m'avaient appelé et pour les Uhoms mon nom serait désormais : « Celui qui vient ».
À ce moment-là, les traîneurs se sont mis en route. Surpris par le bruit, je me suis retourné pour voir les chariots s'ébranler. Quand j’ai repris ma place, le vieil homme « Celui qui sait » était parti. J'ai couru pour sauter sur un chariot. Les ravitailleurs n'ont rien demandé et je n'ai rien dit.
Depuis dans la colonie, je sens que je suis à part. À l'écart, non, les gens viennent toujours me voir pour demander mon aide ou ma protection, mais ils s'adressent à moi d'une manière subtilement différente d’avant, comme à quelqu'un qui est dans leur monde même s’il n’en fait pas vraiment partie.
La solitude se fait plus pesante et je crains pour l'avenir.
Tendrement.
Ton père.






9e jour de la 6e décade du premier mois de la 80e année de la 3e Ere.

Bien cher fils.

L’irréparable est arrivé avec le double décès du lieutenant et du caporal qui était aussi le bourreau.
Le Caporal a été trouvé mort dans sa chambre reposant sur son lit. La pièce puait l'herbe à Sniiak. J'ai fait l'autopsie mais je n'ai rien trouvé de probant à part une écharde dans le cinquième doigt de la main gauche, issue d'un arbre que je ne connais pas. Comme je n'ai plus d'analyseur de plantes ou de substances vénéneuses, j'ai conclu mon rapport dans le sens d'une mort naturelle par abus d'herbe à Sniiak. Tu comprends bien que cela ne me satisfait pas. J'ai une impression de meurtre derrière tout cela mais aucune preuve tangible pour étayer mon opinion.
Cette mort a complètement déstabilisé le lieutenant qui s'est laissé aller à sa paranoïa. Il a sorti en quelques jours plus de règlements qu’en un an. Mais personne n'a voulu les appliquer. Il s'est mis à menacer tout le monde d'un châtiment exemplaire et définitif ce qui dans sa bouche veut dire la mort. Cela a duré une semaine, et un matin, il était en bas de l'escalier du village, la nuque brisée, le corps couvert de contusions qui auraient pu être dues à la chute et aux chocs sur les marches.
Là aussi j'ai dû faire une autopsie et un rapport. Mais les investigations n'ont rien donné, toutes les hypothèses se valent. Une seule chose est sûre, tout le monde dans la colonie semble content de cette double mort. Les commentaires que j'entends ne me permettent pas de trancher, dans un sens comme dans l'autre : double meurtre, double accident ou seulement un meurtre et un accident ? Dans mon rapport je ne parle que de mort naturelle car je n'ai pas de preuve. Mais la mort du lieutenant a évité un carnage. Le sergent m'a fait voir l'installation qu’il mettait en place. Sous chaque maison il y avait assez d’explosifs pour tuer tout le monde. La nuit où il est mort, il commençait à relier les explosifs avec des mèches.
J'ai recommandé le silence le plus absolu au sergent et nous avons déminé le village à deux le plus discrètement possible.
Vu les orages incessants ce mois-ci, un à deux par jour au minimum, il était hors de question de faire venir un astronef. Les rapports sont partis dans une fusée à poudre. Il faudra de 2 à 3 décades pour qu'elle atteigne le point où elle sera détectable par la station orbitale. Il faudra encore une bonne décade pour que les papiers soient récupérés puis traduits et encore une à huit décades pour que la fenêtre d'émission en ultra-ondes soit ouverte. Le retour se fera de même, il n'y aura pas de nouvelles de l'Empire à notre malheur avant un ou deux mois.
J'ai appris par une dépêche ta nomination en tant que chef de l'armée de l'Empire dans les marges orientales. La qualité de ta stratégie fait merveille. Le bulletin parle de tes nombreuses victoires. La politique de l'Empire reste toujours expansive quelles que soient les circonstances et les rencontres possibles. Je ne sais que peu de choses de ces humanoïdes que vous combattez. La propagande les présente comme des êtres misérables cherchant le conflit.
Pourtant avant que je ne sois exilé sur Hautmégafine, nous avions des contacts avec eux. Quand je dis nous, je parle des marchands de la planète. Les rapports semblaient cordiaux, ce qu'on disait d’eux ne laissait pas présager une guerre aussi dure et aussi totale.
Voilà bientôt deux ans que les marges orientales sont à feu et à sang, nécessitant hommes et matériels au détriment d'autres priorités.
Notre espèce est une espèce guerrière, j'en suis de plus en plus persuadé, aimant dominer et contraindre. Le respect de l'autre ne peut venir que d'un changement dans la manière de voir  chaque homme et sûrement pas d'une structure quelle qu’elle soit.
Mais voilà que je philosophe. Cela devient une manie chez moi pour combler ma solitude. Les promenades et les contacts avec les Uhoms ne suffisent plus à me faire oublier les soucis de la colonie et le poids de ma détresse d'être seul. Me reviennent les souvenirs des temps heureux avec ta mère, quand nous étions jeunes sur le monde bleu, avant l'accident, avant la fuite de monde en monde pour essayer d'oublier. Maintenant que je suis ici dans ce cul-de-sac dont si peu s'échappent, je ne peux plus fuir. Je suis bien obligé de repenser à cette période, à ce triste jour où un météorite a détruit l'astronef tuant aveuglément les uns ou les autres, épargnant tel ou tel sans que l'on sache pourquoi. Longtemps je me suis senti coupable de l’avoir entraînée dans ce voyage dont elle ne voyait pas bien l'intérêt et d'avoir été ainsi cause de sa mort. Maintenant, après toutes ces années, je peux regarder enfin les circonstances avec suffisamment de paix pour ne plus me sentir culpabilisé. Cela rend pourtant l'absence encore plus cruelle, car ici, à deux, nous aurions eu une chance de survivre. Alors que je sens bien que petit à petit, tout perd de son importance jusqu'au jour où vivre me deviendra aussi indifférent que mourir. J'en suis déjà à me demander pourquoi continuer à vivre et à ne plus savoir quoi répondre. Pour le moment mon utilité au sein de la colonie me sert de rempart face à un abîme où je risque de plonger.
J'essaye de secouer ces tristes pensées et je pars faire une promenade. C'est encore actuellement le meilleur remède pour moi.
Les Uhoms m'ont amené un alcent il y a quelques semaines. J'allais à pied vers un de leur campement, regardant une de ces sortes de gros scarabées fouillant la terre pour labourer quand un groupe est venu vers moi tenant à la longe une de ces magnifiques bêtes.
Je m'étais arrêté pour les saluer et les regarder, pensant qu'ils venaient s'occuper de la bête laboureuse. J'ai toujours été fasciné par le génie de ce peuple qui, ne pouvant avoir de machine, a domestiqué et sélectionné (qui peut le savoir) des animaux pour remplir ces tâches que nous réservons aux machines. J'attendais donc sur le bord du chemin, quand ils se sont arrêtés face à moi. Après le salut rituel que je commence à maîtriser. Le Uhom qui tenait l'alcent s'est approché de moi, me l’a remis de la part de « Celui qui sait ».
Ma stupéfaction a été totale. Jamais à la colonie nous n'avons eu ou utilisé d’alcent. De sa voix musicale l'homme a parlé à l'oreille de la bête qui est venu frotter son museau sur mes mains, pliant l’échine pour que je monte. Puis, le Uhom s'adressant à moi, dit : « Celui qui sait » dit que tu en feras bon usage. Que « Celui qui vient » (c'est le nom qu'ils me donnent) ne rentre pas chez lui avec l'alcent mais qu’il le laisse aller et venir. L'alcent viendra quand il aura besoin » et il a conclu que « Celui qui vient fasse le bon choix ».
Je suis monté sur le dos de la bête qui se nomme « air vif » : Aïfta, qui est aussitôt parti au trot. Cet après-midi-là nous avons fait connaissance Aïfta et moi. Je ne sais comment traduire avec des mots ce que j'ai ressenti. Il était attentif à moi, faisant en sorte que je ne risque rien sur son dos, que je trouve mon assiette. Le soir est arrivé, j’ai eu l'impression que nous étions très loin de l’astroport. Aïfta a fait demi-tour et son trot s'est mué en galop. L'impression est extraordinaire. C'est comme si tu volais au-dessus du sol. On sent les muscles de l’alcent bouger, on sent le vent fouetter le visage, tout devient flou avec la vitesse mais nulle peur, une impression de sécurité. Je ne peux te dire sa vitesse, toujours est-il qu'en quelques minutes nous étions revenus à proximité de l'astroport. Il s'est arrêté. Je lui ai caressé le cou, il est reparti de son trot enlevé.
Maintenant à chaque promenade, il arrive dès que je suis hors de vue des autres. Je monte sur son dos et nous partons. Il fait en deux heures ce qu'un traîneur met quatre jours à parcourir. C’est extraordinaire.
Grâce à Aïfta, j'ai commencé à me faire une idée de Hautmégafine. Il n'y a pas de ville, cela, les satellites nous l'avaient appris, mais il y a beaucoup plus de gens que je ne pouvais le penser. Il y a de petits campements de quelques individus partout dans la campagne et toujours d'une même classe d'âge.
La plus grande découverte que j'ai faite pour le moment est que d'Ouest en Est les classes d'âge augmentent. L'impression que j'ai est que sur cette planète, chaque âge à sa place géographique.
C'est une idée tellement curieuse qu’il me faut encore du temps pour vérifier cela, en allant encore plus loin avec Aïfta.
Même si cette lettre ne reçoit jamais de réponse, sache que je pense à toi, que j'espère que malgré la guerre, tu t'en sortiras.
Tendrement.
Ton père.





4e jour de la 8e décade du 11e mois de la 80e année de la 3e Ere.

Bien cher fils.

Voilà trois ans qu'aucune nouvelle ne vient de toi ou de la famille. Soit je suis oublié, soit les rouages du pouvoir ont décidé de laisser Hautmégafine en dehors du monde civilisé.
Un nouveau détachement est arrivé avec à sa tête un commandant et un autre médecin, qui n’est que capitaine. Il s'agit d’un groupe constitué. C'est la première fois que cela arrive. Si j'ai bien compris, leur comportement aux combats dans les marges orientales n'a pas plu et ils ont été condamnés à cet exil.
Le commandant est très amer. Il voulait, il rêvait de mourir au combat. Dernier descendant d'une longue lignée de soldats, sans enfant, il désirait une fin glorieuse et n'a trouvé, dit-il « que la médiocrité d'une sous-planète pour finir sa vie ». Il a rapidement pris la dimension des contraintes de Hautmégafine et exige de ses hommes un maintien digne des compagnies d'élite, mais en ajustant ses ordres aux limites de la région.
Le capitaine médecin est spécialisé dans l'aide psychologique aux soldats. Cela fait bien longtemps que je n’avais eu de conversation aussi intéressante. C'est un esprit ouvert, qui ne rejette pas ce qu'il se passe ici. Rapidement il m'a accompagné dans mes promenades locales. Il ne sait rien des Uhoms et semble désireux d'apprendre. Je lui ai passé les livres que j’ai en ma possession, que j'ai bien enrichi de mes connaissances. Grâce à cela, il a pu rapidement parler comme un enfant. Il a donné des conseils judicieux sur l'organisation de la langue, en émettant l'hypothèse que plus le sujet est âgé et plus son vocabulaire et la nuance des mots, des sonorités qu'il emploie, sont grands. Cela pourrait effectivement correspondre avec la réalité de ce que j'ai déjà entendu.
Si cette bonne entente persiste alors peut-être pourrais-je faire ce voyage dans les terres lointaines que je n’osais pas jusqu'à ce jour.
Le reste des arrivants sont des soldats avec leur famille. Hautmégafine est restée exceptionnellement sage en cette saison. Ce qui leur a permis une arrivée et une acclimatation pas trop difficile. La colonie a presque doublé, il a fallu reconstruire des bâtiments pour loger tout le monde. Le sentiment général des nouveaux arrivants est toujours le même. Être contraint du jour au lendemain d'abandonner tout confort et de nombreuses habitudes ne se vit pas facilement. Les femmes et les jeunes se plaignent beaucoup. Il y a vraiment peu de distractions dignes de ce nom sur cette planète, selon le point de vue de nos adolescents. Bien sûr certains ont gardé des télés ou des radios, ne pensant même pas que tout ce qu'on leur avait dit pourrait être vrai. L'arrachement est pour eux d’autant plus grand que le matériel ainsi détruit est irrécupérable.
Je vois encore cette mère pleurant devant son écran la perte de toutes ses photos, de tous ses souvenirs.
Un autre sujet d'arrachement est la prise de conscience de la distance avec le reste de l’univers. Ne plus avoir d’hyper-ondes nous renvoie à des décades de toutes nouvelles, qu'elles soient politiques ou familiales. Cela fait de Hautmégafine une sorte de bulle atemporelle.
J'occupe mes longs moments de solitude en écrivant, en mettant en ordre mes notes et mes idées sur cette planète étrange. Je suis un auteur prolifique puisque j’ai à mon actif au moins huit livres sur l'histoire connue de Hautmégafine, sur l'histoire de la colonie avec tous ces aspects économiques, sociaux politiques et même écologiques, sur la langue et les mœurs des Uhoms.
Par contre je me perds en conjectures sur leur origine. Ils sont humanoïdes et d'après ce que j'ai pu voir semblables aux humains. Je n’ai jamais pu en examiner, ni faire d'analyse ou de test qui nous permettrait de les rattacher à notre branche. Tout le monde sait qu'au cours de la première ère, il y eut de nombreuses colonisations au petit bonheur souvent sans suite, mais parfois réussies, mais sur Hautmégafine ça reste un mystère.
J'ai fait des plans dans ma tête pour un voyage d’études. Partir d'abord à l'Ouest pour chercher le début des migrations, l'origine du départ de ce peuple puis aller à l’Est jusqu'au bout pour comprendre le but. A moins qu'il ne soit plus judicieux d'aller directement à l'Est. Je ne suis plus tout jeune, vouloir tout faire sera peut-être au-dessus de mes forces. Ici il n'y a pas de caisson de régénération. L'expression le poids des ans retrouve toute sa valeur. Je me découvre plus fatigable, plus souffrant qu'il y a quelques années. Les trois traitements auxquels je n'ai pas eu droit me manquent pour me donner la vitalité dont je rêve. Tu vois c’est aussi cela Hautmégafine. Mes cheveux sont maintenant gris et je me voûte. Cela ne se voit pas trop mais je le sens, je peux même mesurer ma perte de taille. Même ici, je ne peux m'empêcher d'essayer de faire de la recherche. Si je n'ai pas de matériel sophistiqué, j'en suis revenu à des indicateurs peut-être moins sensibles mais tout aussi fiables. Dans les annales de la colonie je n’ai trouvé personne qui ait dépassé les 68 ans. L’âge moyen de la mort est de 64 ans quel que soit le sexe. Cela me laisse une dizaine d'années pour espérer faire quelque chose. Je m'imagine ton étonnement à l’énoncé de ces chiffres. Si dans l'Empire l’âge moyen du décès hors guerre, est de 94 ans pour les hommes et 112 ans pour les femmes, il y a dans l'atmosphère et dans la nourriture sur cette planète des substances qui agissent pour diminuer l’espérance de vie.
J'ai pu comparer ces chiffres à ceux d'une base de données sur les mondes spéciaux comme il est dit pour classer un monde comme celui-ci. Ils sont semblables. Si vous perdiez les paramédics automatiques et les traitements régénérant je fais l’hypothèse que vous reviendrez vite dans ces valeurs. Mais l'Empire est l'Empire et éternel est son règne dit le credo politique de nos dirigeants.
Encore quatre mois et nous changeons d’année. Beaucoup espèrent une grâce de l'empereur pour son jubilé et une autre affectation. Voilà 50 ans qu’il règne sur les destinées de l'Empire et jamais il n’a été aussi fort, militairement et économiquement. Seules les marges orientales sont une épine dans son pied. Partout ailleurs l'expansion de nos forces ne connaît pas d'adversaire en mesure de l’arrêter.
Mais nous n’allons pas discuter politique. Ma vision du monde est trop limitée pour valoir quelque chose.
Pour finir une anecdote amusante. J'ai fait une promenade seul avec mon alcent Aïfta. Je le crois intelligent. Partis le matin, il a couru quatre heures pour m’emmener à une cérémonie. C’est la première que je vois. Comme toujours, et sans que je sache comment cela est possible, j’ai été accueilli par mon nom Uhom « Celui qui vient ». Il s’agissait d’un groupe de jeunes Uhoms préparant la cérémonie du choix de l'élection mais je ne suis pas sûr de la traduction. Ils m'ont invité à les suivre. Il y a eu un repas rituel, où chacun fait le même geste pour couper et séparer les aliments, puis nous nous sommes assis torses nus face au soleil. L’un des jeunes est venu corriger ma position. Is, un Uhom plus âgé qui porte le titre de « Celui qui sait » (ce n’est pas un nom de personne comme je le croyais) est passé en chantant une psalmodie tellement compliquée qu’hormis le fait qu'elle parlait de choix d'élection réciproque je n'ai pas compris de quoi il retournait exactement. Il a imposé les mains sur chaque Uhom et même sur moi. J’ai senti une chaleur m'envahir, une idée de bonheur est née en moi. Cela a été à la fois merveilleux et douloureux car je n'avais pas connu cela depuis le décès de ta mère. Enfin il nous a apporté une coupe remplie d’un breuvage qui ressemble au vin et dans lequel il doit y avoir de l’herbe à Sniiak vu le goût. Je me suis senti alors flotter dans une douce euphorie. J’ai rêvé de ta mère, de notre couple, du bonheur de ta naissance, des femmes que j'ai connues et même de jeunes Uhoms.
Quand je me suis réveillé, Aïfta était à mes pieds. Les autres semblaient dormir encore. Nous formions une étoile, nos têtes presque au contact. Je me suis levé avec l’impression d’avoir trop bu la veille. Heureusement qu’Aïfta a le pied sûr et que je n'ai pas besoin de le guider. Je crois même que je me suis endormi sur son dos.
J’aimerais savoir la composition de ce breuvage car pendant trois jours j’ai eu la sensation de flotter.
A un jour peut-être.
Tendrement.
Ton père.





8e  jour de la 10e décade du 4e  mois de la 80e année de la 3e  Ere.


Bien cher fils.

J'ai mis cette date, mais je ne suis pas sûr. Je ne suis plus sûr de rien d'ailleurs. J’ai franchi un pas tellement décisif que je ne sais pas ce qu'il va en résulter.
Je te parlais dans ma dernière lettre des nouveaux arrivants. Leur espoir était une grâce de l’empereur. Elle n’est malheureusement pas venue. Cela a gâché les pauvres fêtes du changement d’année et de l'ouverture du jubilé de l'empereur.
Le capitaine médecin qui travaille avec moi et le commandant ont adhéré à mon projet de voyage d’exploration et d'études systématiques des ressources de la planète.
Nous avons mis au point un projet ambitieux vu nos moyens. Grâce à la bonne gestion du commandant, les astronefs n’ont pas connu de panne ce qui améliore grandement nos relations avec l’extérieur. Nous ne sommes qu'à une décade de la station orbitale, des nouvelles, du matériel. Bref si tout va bien comme cela, nous allons pouvoir faire une campagne d’analyse et de mesures qui donneront un but à notre colonie. Autre progrès majeur, un des techniciens arrivés dans le dernier contingent a réussi à bricoler un satellite capable de prédire les orages avec douze heures d'avance. Cela nous a donné un confort certain, pour protéger le matériel et si tout va bien le commandant parle même de faire installer des antennes pour la radio voire plus si nous arrivons à bricoler les fibres optiques.
Pour revenir à notre projet, le commandant se chargerait de l’exploration locale et de celle à grande distance c'est-à-dire des satellites avec l’aide du médecin capitaine et des techniciens. Je me chargerais d'une première mission d'exploration lointaine de plusieurs mois pour mieux appréhender la réalité d’Hautmégafine.
Enfin c'était le beau projet du début de l’année pour donner un but à tous ces pauvres gens déçus de ne pas avoir  été graciés.
Au début tout a bien marché. Le plan de développement du projet et de sa réalisation nous a pris tout un mois. Les soldats étaient plutôt contents d'échapper aux exercices militaires dont ils ne voient plus l’intérêt pour se lancer dans une aventure avec un grand A.
Le médecin capitaine a décidé d’apprendre la langue des Uhoms à un certain nombre de façon à pouvoir communiquer plus facilement et à permettre que je puisse partir.
Nous avons aussi préparé mon voyage. J'ai révélé l'existence de mon alcent, mais celui-ci a refusé d'approcher tant que je ne suis pas seul. Il a donc été décidé que je partirais seul avec peu de bagages pour quelques décadences dans un premier temps et au plus pour deux mois. La question de la nourriture a été vite réglée puisque je pense acheter ce dont j'ai besoin.
Je me suis muni de petites pièces de titane qui semblent être celles qui ont le plus de valeur aux yeux des Uhoms. Je suis parti à la fin du deuxième mois.
C’est là que tout s’est compliqué.

Le départ fut simple. J’ai retrouvé Aïfta qui a semblé particulièrement heureux de me voir avec mon sac à dos. Nous somme partis vers l'Ouest comme prévu. Le plan initial prévoyait que je fasse trois jours de route vers l'Ouest puis deux au Nord,  six vers l’Est, deux au Sud et que je rentre. J’avais toute confiance en Aïfta pour réussir un tel parcours.
Ce jour-là, il a couru presque toute la journée mais vers le Nord-Ouest. Chaque fois que je voulais le remettre à l'Ouest, il m’obéissait dans un premier temps pour repartir vers le Nord-Ouest après. Prêt à toutes les découvertes, je l’ai laissé aller là où il voulait.
C'est à l’arrivée que tout a dérapé.
Dans une clairière Aïfta s'est arrêté près d'un groupe d'une vingtaine de personnes, tous jeunes, hommes et femmes ensemble. Ils m’ont fait une ovation. « Celui qui vient arrive » était répété sur tous les tons. Je sentais en eux joie et excitation. Je suis descendu de mon alcent. Ils se sont mis sur deux rangs battant des mains, poussant des cris de joie : « L'élection... L'élection... » Je me suis engagé dans l'allée ainsi formée souriant béatement en me demandant la signification de cet accueil. C’est à ce moment-là que je l’ai vue.
Tu ne peux imaginer le choc que j’ai ressenti. Devant moi, ta mère était là ou plus exactement une jeune Uhom qui ressemblait à ta mère. Je me suis arrêté sur place, sidéré de voir cette ressemblance, sourd à tout ce qui était autour.
La jeune Uhom s’est avancée vers moi, a tendu les mains,  a pris les miennes.
« Aujourd'hui, « Celui qui vient », est le jour du choix de l'élection. Acceptes-tu « Celle qui est là » comme aménijka ?».
J’ai répondu oui dans ma langue mais le sens a été compris car les cris ont redoublé.
Nous nous sommes retrouvés avec une couronne de fleurs et de feuilles sur la tête. On m’a débarrassé de mon sac à dos. On nous a fait asseoir de part et d’autre d'une pierre plate qui sert de table. Syltakan : « Celle qui est là », ne m’a pas lâché les mains. Je ne pouvais détacher mon regard de sa beauté. Quelqu'un a posé une coupe entre nous et un gâteau.
Syltakan a dit :
« Prends de ma main, mange et bois que nous soyons aménijka. Puis de ta main, donne moi que je mange et que je boive que nous soyons aménijka »
Notre échange de nourriture et de boisson s'est passé dans un silence complet. Le groupe autour de nous s'était rassemblé, les hommes derrière moi et les femmes derrière Syltakan. De nouveau ce breuvage au goût si particulier et ce gâteau m’ont plongé dans une torpeur et un sommeil peuplé de rêves étranges.
Je me suis réveillé, nu, couché à côté de Syltakan, nue. Mais sachant des vérités que personne ne m’avait dites. Nous sommes aménijka, ce qui correspond à peu près au terme de fiancés chez nous. Ici cela a une connotation religieuse que nous ne connaissons pas. En fait c’est déjà la première étape du mariage. Syltakan et moi allons vivre ensemble. Pour symboliser la rupture avec le temps d’avant, les fiancés boivent et mangent ce qui les endort. Alors ils sont dévêtus, mis côte à côte et on leur amène un chariot et des affaires qui n'ont jamais été portées.
Je sais qu'elle ne peut encore se donner à moi, ni moi à elle. Cela viendra... En son temps.
Syltakan est belle. Se réveillant à son tour et me voyant penché sur elle, elle m’a embrassé et  est partie s'habiller. Je me suis fait l’effet d’un ours.
Devant nous un traîneur jeune, un chariot habitation neuf, des vêtements. Nous étions seuls dans la clairière, comme au premier matin du monde.
Les jours qui ont suivi m’ont permis de mieux comprendre. Je ne sais comment mais ma connaissance de la langue a progressé. Syltakan et moi pouvons parler dans la langue Uhom presque facilement.
Ce qui m’est arrivé aujourd'hui est en fait mon deuxième niveau d'initiation d’homme. Le premier je l’ai vécu avec le groupe de jeunes hommes, il y  a quelques mois. Pour les Uhoms et pour elle, je suis « Celui qui vient », qui vient pour accomplir une prophétie. Depuis qu’elle est jeune, elle a su qu'elle serait aménijka  avec moi. D'ailleurs, elle a passé plusieurs fois l'initiation des jeunes filles avec l’initiation du choix sans trouver de compagnon. Maintenant que je suis là, elle est persuadée qu'elle atteindra la plénitude.
Nous faisons route vers là-bas, comme elle me dit, lieu du prochain pas. A la vitesse du traîneur, cela va prendre du temps. Nous marchons vers le Nord,  elle m’enseigne tout ce qu'il est bon que je sache sur Hautmégafine.
J’ai confié cette lettre à un Uhom qui doit la porter à l’astroport pour qu’on te la remette.
Tendrement.
Ton père.
Courrier reçu le 5e jour de la 3e décade du 5e mois de la 81e année de la 3e Ere par porteur Uhom et transmis avec le courrier de la colonie. Signé le commandant.













Le : je ne sais pas peut-être le 15e  mois de la 81e  année de la 3e  Ere.


Bien cher fils.

Moi qui partais pour voyager quelques décades en pays Uhom, me voici embarqué dans une aventure dont je ne peux imaginer la fin. Tous les Uhoms me connaissent. Maintenant à chaque halte du soir nous sommes accueillis par un groupe qui chante notre histoire. Syltakan n’est pas aussi jeune qu’il m’avait semblé la première fois et les récits chantés dont tu ne peux imaginer la beauté et la plénitude racontent comment dès avant sa naissance les Pierres de conseil (je crois t’avoir parlé déjà une fois de ces pierres colorées qui servent à discerner les signes) les Pierres de conseil donc l’avaient désignée aux parents de ses parents pour être celle qui serait avec « Celui qui vient » si tel était son désir. Ne crois pas que ce que disent les Pierres soit écrit dans le ciel, mais pour les Uhoms il y a davantage de bien à suivre leurs conseils qu’à ne pas les suivre.
Les chants rendent gloire à cette suite de désirs entremêlés qui ont abouti à la cérémonie du choix où dans la transe de la « boisson qui fait voir » nous nous sommes rencontrés, et où nos désirs ont concordé.
Ce jour de la cérémonie est devenu un jour « Chaÿan », un jour qui se fête. Je me sens investi d'une responsabilité à penser que cela repose sur moi. Je ne vois pas ce qui me différencie des autres. Les chants me concernent aussi. Ils ne parlent pas de mes choix, mais de la main du Dieu sur moi. Les Uhoms croient en un Dieu qui les guident de multiples signes dont les Pierres, mais qui intervient parfois pour prendre sous sa protection et sous sa direction un homme dont il fait son prophète. Et je suis « Celui qui vient » c'est-à-dire le prophète qui parle pour Dieu.
J’essaye de dire que je ne sais pas, que ce n’est pas possible, que je ne suis qu'un pauvre humain sans pouvoir ni puissance. Mais ils sourient à mes dénégations en répondant que « Dieu y pourvoira ».
Syltakan me dit de ne pas avoir peur. Que j’ai encore des initiations et des étapes à passer avant d'être "Celui qui parle pour Lui » et qu'elle est à mes côtés pour être une aide que me soit assortie.
Je vais essayer d’écrire au fur et à mesure du temps qui passe comme un journal même si je m'adresse à toi, bien cher fils, pour ne pas perdre pied et pour prendre du recul par rapport à tous ces événements.
Tendrement.
Ton père.

Une ou deux décades plus tard.
Bien cher fils.
Je crois que notre première étape prend fin. Nous sommes arrivés au bord d'une grande cuvette dans la plaine. Au fond il y a des bois, au centre un lac. Syltakan était en joie en voyant cela. C’est, dit-elle, le lieu de notre prochaine étape. Nous allons devenir époux. Mais avant il nous faut trouver une pierre. Elle dit avec beaucoup de déférence « la Pierre Commune ».
Toute famille sur Hautmégafine possède ainsi une pierre qui sert symboliquement de fondement au foyer. La plupart du temps c’est une pierre ramassée à deux après avoir médité et cherché ensemble. La découverte de la pierre commune permet au couple de passer l’initiation au mariage puisque ici tout est initiation et de prendre la route de l'Est.
Nous nous sommes installés pour quelques temps. La recherche de La Pierre Commune peut demander du temps. La région où nous sommes est peu occupée. En fait  Hautmégafine est  surtout peuplée sur une large bande autour de l’équateur de la planète. Les gens se déplacent durant leur vie d’un côté à l’autre du continent. Seuls les jeunes qui deviennent autonomes, lors de leur initiation de passage à l’âge adulte sont ramenés vers l’Ouest. Ils se réveillent dans la région proche de l’océan, loin de leurs familles qui continuent vers l’Est. Je n’ai pas encore compris comment ils pouvaient apprendre tout ce qui était nécessaire. Les rites initiatiques semblent être le lieu des apprentissages. Avec l’aide de la « boisson qui fait voir », le cerveau Uhom, ou le mien d’ailleurs, semble apprendre sans effort tout un savoir comportemental à défaut de théories. Pour le moment Syltakan ne veut pas me dire ce qu’elle sait sur après. Son savoir est supérieur à celles de sa classe d’âge. Une femme avant le mariage ne sait pas comment doit se comporter une femme mariée, quel que soit le plan considéré, y compris sur la sexualité. Syltakan a reçu des initiations que les autres n’ont pas eu depuis la cérémonie du choix de l’élection, car son rôle d’aide à « Celui qui vient » nécessite plus de connaissances que la moyenne.
Notre cérémonie de recherche de la Pierre nous a conduits dans un lieu peu fréquenté, hormis par des familles de bûcherons. Le lieu même où nous sommes est un lieu « Chaÿan ». Personne ne vient ici couper les arbres, seuls viennent « Ceux qui savent » pour des rites rares et solennels. Nous serons donc seuls pour méditer et trouver notre Pierre Commune.


3 décades plus tard.

Bien cher fils,

Syltakan commençait à désespérer. Voilà trente jours que nous cherchions sans succès cette Pierre. Malgré les temps de méditations, les prières, les longues promenades pour aller voir tous les cailloux du coin, nous ne trouvions rien. A nos yeux, si les pierres rencontrées pouvaient être belles, aucune ne déclenchait en nous cette reconnaissance intime, cette certitude d’avoir trouvé.
Le rite de chaque jour était établi. Le lever et le premier repas pris, nous nous mettions en méditation pendant deux heures. Puis en fonction du ressenti de chacun nous prenions une direction pour notre marche. La main dans la main nous avancions cherchant des yeux et du cœur un signe qui nous guiderait vers la Pierre. Chaque soir a amené une déception. Syltakan depuis une décade, a décidé qu’il serait bon d’avoir une ascèse pour nos corps. De la voir à côté de moi, vivre naturellement, parfois nue, dans une totale innocence, sans pouvoir faire l’amour avec elle me semblait déjà complètement surhumain. Maintenant en plus nous jeûnons. Chaque jour, elle a réduit nos portions. Depuis trois jours, nous n’avons rien mangé, seulement bu.
Ce matin comme si cela ne suffisait pas, elle a ressenti la nécessité d’une plus grande communion avec la nature. C'est-à-dire que nous nous sommes assis face à face, nus, pour notre méditation. Heureusement le temps était clément et la température douce. Je ne sais pas ce qui occupait son esprit, mais le mien était perdu dans la contemplation de ses formes. Au bout de deux heures, pour ne pas commettre l’irréparable avant le temps voulu, je lui ai proposé non pas de marcher mais de prendre Aïfta pour notre recherche. Elle n’a pas proposé de se rhabiller. Je n’ai surtout rien dit. J’ai appelé l’alcent. Une fois sur son dos, j’ai aidé Syltakan à prendre place. Elle a choisi d’être devant moi. Pendant la course, pour qu’elle ne glisse pas, je l’ai enlacée. Aïfta aurait pu courir des heures sans que je m’en plaigne. Il s’est arrêté au bord du lac, sur une pelouse naturelle protégée par un piton rocheux. Nous sommes descendus.
Autour de nous, pas un caillou, mais la rive bien agréable du lac. Syltakan a proposé d’aller dans l’eau. Elle a plongé tout de suite, ne réapparaissant que de longues secondes plus tard. Je ne sais si sa proposition était pour chercher une pierre au fond ou pour éviter un acte prématuré. Mon esprit était vide de tout de qui n’était pas son corps. L’eau m’a fait du bien. A notre sortie nous nous sommes assis, face à face, les mains dans les mains. Elle m’a regardé dans les yeux. Je n’ai pas osé regarder ailleurs. Nous sommes restés là sans bouger, nus, sur la pelouse à nous sécher au soleil.
Le temps ne comptait plus, nos regards entrecroisés parlaient d’amour.
Cela aurait pu durer sans l’orage.
Nous avons été d’autant plus surpris qu’inattentifs. Les premiers éclairs touchèrent l’eau du lac dans un bruit de fin du monde. Nous fûmes debout en un instant, cherchant des yeux un abri. Un éclair trop proche, précipita Syltakan dans mes bras. Déséquilibrés, ce fut la chute. Le contact de nos deux corps nus fut insupportable. Malgré l’orage, nos désirs brisèrent toutes les barrières. Nous fûmes unis sans même savoir consciemment ce que nous faisions. Au même moment un éclair foudroya le piton rocheux tout proche.
 Le temps cessa d’exister. L’union se fit de nos corps, de nos cœurs, de nos esprits. Jamais je n’avais, nous n’avions connu cela. Je connaissais Syltakan comme elle se connaissait. Elle me connaissait comme je me connaissais. Son amour au mien uni semblait brûler en nous tout ce qui nous séparait.
Quand nous avons repris conscience, l’orage avait cessé. Devant nous, le piton rocheux foudroyé, cassé en deux laissait voir une lueur que je savais, que nous savions être notre Pierre Commune.
Nous sommes rentrés. Aïfta nous portait. Syltakan serrait sur sa poitrine notre Pierre et je serrais Syltakan. 
Elle m’a dit que notre cérémonie d’union avait été choisie par Dieu. C’est ainsi qu’elle interpréta ce qu'il s’était passé. Elle savait par les Pierres de Conseil que notre initiation au mariage serait autre mais n’avait pas imaginé cela ainsi.
Ce matin, nous avons intronisé la pierre dans notre chariot maison. Puis nous avons pris notre premier repas d’époux. C’est un repas spécial comportant certains plats particuliers, mélange de sucré et d’amer, de froid et de chaud.
En moi, la connaissance a progressé. Je connais maintenant le quotidien d’Hautmégafine. Je sais les gestes et les paroles à dire suivant les circonstances comme si j’étais un Uhom. Je n’ai pas, pour autant désappris ce que je savais. Je me sens homme et Uhom. C’est une expérience étrange.
« Celui qui sait » est venu. Nous l’avons accueilli comme il se doit. Ma parole est maintenant déliée. Je sais enfin parler comme un Uhom. Les signes lui ont appris notre initiation. Il est venu m’apporter un jeu de « Pierres de conseil », pour m’aider dans mes choix futurs.
Je lui ai donné cette lettre pour qu’il la transmette à la colonie.
Je ne sais pas l’avenir, mais je ne crains plus. Je sais maintenant que quel que soit le nom qu’on peut lui donner, Dieu est avec moi.
Tendrement.
Ton père.
Courrier reçu le 3e jour de la 8e décade du 15e mois de la 81e année de la 3e Ere par porteur Uhom et transmis avec le courrier de la colonie.
J’attire l’attention des autorités compétentes sur cette lettre. Une copie en sera faite pour le commandement de la région militaire.
Signé le commandant.










Le 112e jour de l’année du Cainn
Bien cher Fils.
Je ne connais plus la date dans le calendrier standard. J’ai perdu le compte des jours alors maintenant que je sais, je vais me référer au calendrier Uhom.
Cela fait trois décades que « Celui qui sait » est parti avec ma dernière lettre.
Je pensais qu’une fois notre Pierre Commune découverte, nous reprendrions la route. Il n’en est rien. Syltakan a fait plusieurs fois la cérémonie du lancer des Pierres de conseil. Elle a été chaque fois un peu plus perturbée par leur manque de réponse. J’ai aussi fait la cérémonie sans plus de succès. Je n’ai pas de référence sur le fonctionnement de ces augures, cela ne m’a pas trop gêné de ne pas être capable de m’en servir. Syltakan n’avait jamais vécu de lancer sans réponse. Si je comprends bien ce qu'il se passe, il y a dans le signe que donnent les pierres un fait et son contraire. Elles conseillent de partir et de rester.
Comme nous ne savons quoi faire, nous vivons notre lune de miel autour de ce lac, près de la roche qui renfermait notre Pierre Commune. Le temps est très clément. Nous n’avons pas eu un seul orage depuis trois décades. Nous les entendons au loin, mais ils ne viennent pas jusqu’ici. Je bénis la providence qui nous permet de vivre comme si nous étions seuls au monde.
Ces Pierres de conseil sont étonnantes. Une fois sorties du sac, elles ne semblent que colorées et inertes. Au cours de la cérémonie du lancer, elles deviennent chaudes voire brûlantes dans la main au point qu’on ne peut les garder. Il faut les jeter sous peine de se brûler les paumes. Une fois à terre, (il ne faut pas les lancer sur une table) elles scintillent. De leurs positions les unes par rapport aux autres et des lumières qu’elles exposent, le Uhom tire un enseignement pour diriger son avenir. On peut soit s’en servir de manière très terre à terre, leur laissant le soin de tout décider, soit on peut leur demander de ne donner que quelques orientations, en posant une question précise. Ce n’est pas la même démarche. Le déroulement n’est pas le même, cela s’appelle la cérémonie de la demande. Leur réponse est rarement oui ou non dans ce cas précis, j’emploierais l’expression « plutôt oui ! » ou « plutôt non ». Le choix final reste à celui qui a fait le lancer.
Je t’explique tout cela pour que tu comprennes ce dont je voulais te parler.
Ce matin, Syltakan a fait une cérémonie du lancer en demandant si nous devions partir. Je me suis associé à elle pour que nos Pierres de conseil soient lancées ensemble. Cela renforce leur pouvoir. Ce fut la catastrophe. Les Pierres ont refusé de répondre. Ou plutôt, elles n’ont pris aucune chaleur. Nous les avons lancées quand même, sans résultat. Leur position au sol était aléatoire et sans signification. Syltakan s’est effondrée en larmes dans mes bras. Pour elle, cela n’a aucun sens. C’est la première fois qu’elle vit un temps sans réponse.
Nous sommes restés ainsi des heures, enlacés.
Elle est maintenant calmée et s’est endormie.
Je trouve curieux cette confiance absolue qu’elle a développée envers les Pierres de conseil. Quoiqu’en y réfléchissant, c’est un confort extraordinaire que de suivre simplement sans avoir de décisions importantes à prendre. Je me demande si ce n’est pas là le véritable pouvoir sur Hautmégafine. Toutes les familles possèdent un jeu de Pierres de conseil et rares sont ceux qui font la cérémonie de la demande. Malgré mon savoir encore neuf de jeune marié, je ne sais ni d’où elles viennent, ni comment elles sont faites.

Le 142e jour de l’année du Cainn
Bien cher Fils
Je pensais bien faire en prenant la décision de quitter le lieu de notre initiation de mariage. Syltakan ne comprenant pas ses Pierres de conseil, j’ai décidé pour nous deux. J’ai attelé le traîneur, préparé le chariot, et rangé les affaires pour le voyage. Syltakan en a profité pour prendre un bain, un dernier m’a-t-elle dit.
Je sais maintenant comment les traîneurs obéissent. Cela fait partie de ces connaissances que j’ai reçues lors de mon initiation de mariage. En fait, ils ont une sorte de télépathie naturelle qui leur permet de savoir ce que veut leur maître. Cela vient de leur éducation. Il y a sur Hautmégafine des éleveurs qui sont chargés de leur apprendre non plus à sentir et à suivre les désirs du chef de la harde mais à suivre les désirs de leur maître Uhom.
Nous étions montés à bord, le traîneur commençait à s’ébranler quand un orage est arrivé. Je t’avais dit que nous avions été épargnés par les éclairs ces dernières décades. Mais ce jour là, ils furent particulièrement violents et nombreux. Les traîneurs sont des bêtes placides et tranquilles. En cas d’orage, ils savent s’éloigner des arbres ainsi que de points dangereux. Une fois là, ils ne bougent plus jusqu’à la fin de la perturbation sauf quand les orages durent trop. Celui-là a duré trois jours. Dès les premiers éclairs j’ai libéré le traîneur afin qu’il puisse bouger si besoin. Nos chariots sont construits de telle sorte qu’ils font cage de Faraday. C’est le meilleur refuge pour nous.
Ces trois jours d’intimité ne nous ont pas paru très longs. L’orage s’est éloigné petit à petit. Nous avons laissé passer quelques jours puis j’ai réattelé le traîneur. L’orage est arrivé avant même que j’aie fini. De nouveau nous nous sommes abrités des éclairs. Cela a duré cinq jours pleins.
Deux essais, deux orages, deux échecs, nous avons interprété cela comme la volonté de Dieu de ne pas nous laisser reprendre la route. Etant toujours aussi marqué par mon désir de preuve scientifique, j’ai voulu faire une troisième tentative. Il a suffi que j’attrape le traîneur et que je commence à l’équiper pour que les premiers éclairs claquent. Je l’ai libéré aussitôt. Tout s’est calmé.
Si les Pierres de conseil ne disent rien, je trouve que ce Dieu a un bon sens de l’humour.
Nous nous sommes réinstallés à côté du lac en nous disant que si nous ne savions pas ce que nous devions faire, un Autre le savait. Il saurait bien nous le dire en temps voulu. Syltakan penche pour une étape initiatique supplémentaire. J’avoue ne pas trop savoir. Initiation ou attente d’un évènement extérieur, j’attends sans crainte et avec curiosité. Je reste ouvert à l’inconnu, à lui de nous surprendre et de nous séduire.

Le 189e jour de l’année du Cainn.
Bien cher Fils.
J’attendais une surprise, elle fut de taille. Syltakan est enceinte !
Tu ne peux savoir le choc que cela m’a fait au cœur quand elle me l’a dit. J’ai dû m’asseoir.
Notre vie a été bouleversée. Depuis qu’elle sait, elle passe de longs moments serrée contre moi, afin que je participe à l’attente comme elle. Je l’ai interrogée, c’est effectivement la coutume au moins pour le premier enfant. 
Cela remet en cause ce que je pensais. Les Uhoms et les hommes ne sont pas deux espèces, mais au plus deux branches d’une même espèce. Si les hommes ne sont pas féconds sur cette planète, les Uhoms le sont et le croisement d’une Uhom et d’un homme l’est. J’échafaude les hypothèses les plus folles. Syltakan m’écoute, me donnant son avis. Ne crois pas qu’elle soit ignorante de l’Empire. Lors de nos unions, nous partageons tellement, qu’elle sait ce que je sais et que je connais ce qu’elle connaît. C’est d’ailleurs étrange. Dans mes souvenirs et mes connaissances, elle a privilégié certaines choses et en a négligé d’autres. J’ai fait de même. La vision du monde est différente d’un sexe à l’autre. Nos conversations se nourrissent de tout cela. Elle défend une origine différente pour son peuple. Pour elle, Dieu a créé le monde de telle sorte qu’il ne peut qu’aboutir à la création de l’espèce Uhomaine (comme elle dit). Comme il y a des milliards de mondes, il est normal que la vie soit apparue à différents endroits. J’aime sa théorie mais une autre me tente beaucoup. Seule la Terre Origine a vécu les évènements qui ont permis l’émergence de la vie humaine. La paléontologie a bien montré qu’il a fallu une série d’extinctions catastrophes pour faire notre espèce. Bien sûr la vie a pu apparaître sur d’autres mondes, mais seule la Terre Origine est le berceau de l’espèce. Durant la première ère, alors qu’on croyait la Terre Origine sur le point de mourir, des milliers de vaisseaux colonies sont partis. Beaucoup ont disparu dans l’infini sans donner de nouvelles. L’Empire par sa politique d’expansion, a retrouvé les traces de ces vaisseaux. Pour certains, il n’y avait que des épaves, pour d’autres une planète habitée et parfois tout un système. Quant à la guerre qui fait rage dans les marges orientales, elle n’opposerait pas deux races, ni deux espèces semblables issues de la nécessité voulue par Dieu, mais elle mettrait face à face les descendants d’un ou plusieurs de ces vaisseaux colonies avec les descendants de ceux qui sont restés sur la Terre Origine.
La nouvelle de notre grossesse n’est pas restée ignorée. Les Uhoms qui nous ravitaillent l’ont fait circuler. « Celui qui sait » est venu. Nous lui avons raconté la suite des évènements. Comme Syltakan, il ne comprend pas que les Pierres de conseil ne disent rien, ni pourquoi nous ne pouvons bouger d’ici. Ce sont des faits exceptionnels. Il est reparti vers le Nord pour rencontrer ses compagnons « Ceux qui savent » et « Celui dont le savoir est immense » qui est l’autorité morale sur Hautmégafine.
En fait nous campons dans la clairière de la rencontre de la fête du début de l’année. « Ceux qui savent » se réunissent tous pour fêter le « Jour du Commencement » qui est le premier jour de l’année. C’est le jour qui sert à initier les nouveaux membres et à refaire le lien spirituel entre eux tous. C’est ce que j’ai compris du discours qu’il nous a tenu. Bien que ces connaissances ne soient pas révélées lors de l’initiation des mariés, « Celui qui sait » a jugé nécessaire de me les dire. Notre lieu de résidence actuel est trop chargé de sens à ses yeux pour que nous soyons dans l’ignorance.



Le 276e jour de l’année du Cainn
Bien cher Fils
Syltakan a accouché, il y a quelques jours. C’est un garçon.
A l’approche de l’évènement, sont arrivés « Ceux qui savent » ainsi que les femmes qui aident à la naissance. Notre lieu de campement comprend maintenant une dizaine de chariots. C’est exceptionnel de voir autant de monde pour une naissance. L’habitude Uhom nécessite une sage-femme et c’est tout. On appelle « Celui qui sait » quelques jours plus tard pour la cérémonie d’introduction de l’enfant dans le cercle du peuple des Uhoms. L’enfant reçoit alors son nom d’enfant. Ce nom changera parfois pendant l’enfance puis à l’adolescence. Le nom donné est important. Pendant la cérémonie, « Celui qui sait » le chante seul une première fois, puis une deuxième fois avec la mère puis une troisième fois avec le père. L’enfant est alors présenté par le père à ceux qui sont autour et c’est tout le monde qui chante le nom. Dans les harmoniques, on retrouve pour celui qui sait entendre, les noms des parents voire des grands-parents pour certains enfants que les Pierres de conseil ont désignés pour un rôle spécifique.
L’accouchement s’est bien passé. J’y ai assisté et j’ai même participé. Cela a étonné la sage-femme, sans plus. Pas de refus de sa part, elle a su partager son rôle avec moi sans problème. Mon émotion a été d’autant plus intense que plus je connais les Uhoms et plus je pense qu’ils sont comme les hommes. La grossesse a la même durée, la physiologie de l’accouchement est la même. Cela fait trop de coïncidences. Reste le mystère de la présence d’une lignée humaine sur Hautmégafine. J’ai interrogé « Ceux qui savent » sans résultat. La culture orale ne remonte pas aussi loin. Mon titre de « Celui qui vient » m’a bien aidé car dans cette civilisation initiatique, il n’est pas normalement possible de divulguer ces connaissances. Seuls « Ceux qui savent » les connaissent et encore pas toutes. « Celui dont le savoir est immense » est dépositaire de toutes les traditions.
Comme je te l’ai dit, plusieurs de « Ceux qui savent » sont venus. Les Pierres de conseil qui se refusent toujours à communiquer en ma présence, ont accepté de parler. Cet enfant qui vient de naître a reçu le nom de Itakamaya, tu peux traduire cela par « Celui qui guide, fils de Celle qui est là et de Celui qui vient, de la lignée des … » je ne vais pas tout écrire, car sont citées trois générations. Le plus étrange est que mes parents et grands-parents sont aussi inclus dans le nom d’Itakamaya. Il sera « Celui qui guide ». Quand j’ai demandé ce que cela voulait dire, « Ceux qui savent » ont été embarrassés. Eux qui d’habitude ont réponse à tout, en sont réduits aux hypothèses. Les Pierres de conseil ont nommé notre fils, mais refusent de répondre aux questions sur son avenir et sur l’avenir d’Hautmégafine. 
Syltakan ne dit rien, elle semble trouver cela normal. Les Pierres de conseil lui ont révélé, il y  a longtemps, que son enfant, que notre enfant ferait de grandes choses pour les Uhoms. Elle n’en sait pas plus, sa foi confiante dans le Dieu qui la guide lui suffit. Je le sais bien. Nos unions me font rentrer en contact avec cette partie d’elle. Ne crois pas qu’elle ne connaisse pas le doute, mais tout au fond d’elle, il y a une telle expérience de rencontre intérieure avec son Dieu qu’elle vit dans la certitude que sa main la conduit. En elle, ce souvenir est un soleil irradiant qui me touche au-delà de ce que les mots peuvent traduire. Je pense que ce partage quasi absolu de nos êtres fait partie de mon initiation. Je ressens au fond de moi, un sentiment étrange, une prémonition. Je sens, je sais que je dois recevoir une révélation et qu’il faut que je m’y prépare. Syltakan partage aussi ce sentiment. Ce matin, elle m’a annoncé que dès la fin de la période d’accouchement, quand nous aurons repris notre vie habituelle, nous commencerons une série d’exercices comme ceux que nous avions fait pour notre Pierre Commune.
Elle est curieuse d’ailleurs cette pierre. Elle est plate, grande comme une petite table, translucide comme un cristal, sa couleur interne est un mélange curieux d’or, de rouge et de marron. Il faut que nous soyons deux pour la bouger, son poids est trop important pour une seule personne. Jusque là pas de quoi attirer l’attention. Bien sûr elle est jolie, mais ce qui la rend différente est l’apparition d’irisations en son sein. Elle est franchement or quand Syltakan approche et plutôt ocre quand c’est moi. Si nous sommes tous les deux, elle irradie  une douce lumière changeante, où, en plus de l’or et de l’ocre apparaît du bleu profond presque noir parfois. Sur Hautmégafine où tout est signe, tu penses bien que les couleurs ont aussi une symbolique. Je te passerai la symbolique des ors et des ocres pour ne te parler que du bleu. Pour « Ceux qui savent », il s’agit du signe de Dieu, de sa présence, de son engagement dans notre histoire.
Entre ce que révèlent les Pierres de Conseil, ce que clame notre Pierre commune, et ce que vit Syltakan en son for intérieur, je me sens porté vers un choix dont je ne sais encore rien, mais dont je sens qu’il engagera plus que moi (Hautmégafine ?, l’Empire ?, l’univers ?)
Une sage-femme repart vers la Colonie. Je lui confie cette lettre.
Que la bénédiction qui nous touche, te soit profitable.
Tendrement.
Ton père
Courrier reçu le 6e jour de la 6e décade du 6e mois de la 82e année de la 3e Ere par porteur Uhom et transmis avec le courrier de la colonie.
Je renouvelle mon appel aux autorités compétentes concernant cette lettre. Une copie en sera faite pour le commandement de la région militaire. Les propos tenus sur l’origine de autochtones, la naissance d’un métis en violation avec les lois sur le non mélange avec les races non humaines nécessitent que soient prises des décisions fermes. J’attends les instructions nécessaires
Signé le commandant.




Le 26e jour de l’année du Hann
Bien cher Fils
Itakamaya grandit comme font tous les enfants de son âge. Il a un regard sérieux qui fixe chacun. Il semble s’interroger sur tout ce qu’il voit et puis d’un coup, il éclate d’un rire communicatif. Nous nous retrouvons alors tous les trois à rire du bonheur d’être ensemble, de la douceur de vivre dans cet endroit. Depuis que je suis sur Hautmégafine, c’est la première fois que je suis dans un lieu presque sans orages. On les entend au loin mais ils ne viennent presque jamais au-dessus du lac. D’après « Celui qui sait », il n’y a pas d’autre endroit comme cela sur Hautmégafine. J’en conclus que nous sommes un couple unique, dans un lieu unique, qui vient d’avoir un enfant unique d’après les oracles. Il y a de quoi me faire gonfler d’orgueil. Pourtant il y a beaucoup d’humilité en moi. L’épisode des orages venant contrarier mon désir de reprendre la route, le manque de réponse des Pierres de conseil, le doute qui habite Syltakan et « Ceux qui savent » font que je reste dans la crainte. Je ne sais pas ce que nous réserve l’avenir.
Depuis deux jours, la période dite de l’accouchement est terminée. Syltakan a repris notre vie courante en main. Les dernières familles venues célébrer la naissance sont reparties. « Ceux qui savent » ne reviendront que sur un signe. Ils sont aussi déstabilisés que nous, car lors de la grande cérémonie du changement d’année qui se fait autour du lac et contre le piton rocheux qui a contenu notre Pierre Commune, les oracles habituels n’ont rien dit. Les Pierres de conseil sont restées silencieuses et ceux qui étaient en transe n’ont pas eu de vision. De mémoire de « Celui dont le savoir est immense » cela n’est jamais arrivé. Je ne sais pas jusqu’où remonte la mémoire à laquelle il fait référence. Avec ce que je sais, je pense que nous sommes dans une tradition orale dont les souvenirs ne peuvent aller à plus de mille ans, mais ici sur Hautmégafine, les choses sont toujours plus qu’il n’y paraît. La structuration en castes plus ou moins initiées rend l’appréciation difficile. Par moment, j’ai l’impression que « Ceux qui savent » font appel à une mémoire commune supportée par une intelligence autre que celle des Uhoms. Est-ce celle du Dieu dont je deviendrais le porte-parole ? Je ne le pense pas. L’esprit de Syltakan est flou sur ce sujet. Il existe en elle le sentiment d’une présence quand nous évoquons la mémoire de son peuple, mais les mots ne peuvent la décrire. C’est là. Tu sais comme j’aime savoir et comprendre. Ce sentiment que je ne peux nommer m’irrite.
Ce matin, Syltakan a décidé que nous devions reprendre les exercices en vue de la prochaine étape de mon initiation. Nous allons donc consacrer une bonne partie de la journée à la méditation et à une certaine ascèse.

Le 65e jour de l’année du Hann
Bien cher Fils,
Cela fait un mois que nous avons commencé nos exercices. Après le petit déjeuner, nous nous installons tous les trois sur l’herbe devant le lac, près de la roche fendue. Nous sentons que c’est là qu’il faut que nous soyons. Syltakan qui a une voix superbe, chante un chant d’appel et de louange à Dieu. Puis pendant plusieurs heures nous méditons sur ces paroles-mélodies. Itakamaya babille doucement dans son couffin. Par moment, nos trois voix s’unissent spontanément en un chant qui dit la louange. Je ne sais pas si tu peux imaginer, la langue des Uhoms est une musique, les mots sont des accords, et parfois des symphonies complètes. Quand deux Uhoms parlent, chantent ensemble, le signe de leur accord profond est quand, de deux paroles différentes, on n’en entend plus qu’une qui dit plus que les deux discours séparés. C’est ainsi que des trois accords issus de nos trois gorges, naît un quatrième accord qui dit encore plus que nos mots. C’est une expérience étonnante dont je ne me lasse pas. Sentir en soi le besoin de chanter, et entendre non pas une fusion mais une symbolisation plus grande de l’union de nos voix est un bonheur profond qui me bouleverse chaque jour depuis un mois. Syltakan y voit la marque de l’union de notre famille et de la grâce que Dieu nous accorde. Puis à un moment, Itakamaya exprime sa faim. Syltakan l’allaite alors et nous arrêtons pour ce jour. Je note ce qu'il se passe en moi, et j’essaie de travailler sur les symboles que nos chants ont révélés. J’aime aussi cette activité philosophique. Syltakan me regarde faire en souriant. Ce n’est pas une habitude Uhom que de prendre une idée et de la travailler dans toutes ses dimensions pour essayer de donner sens à ce que nous vivons. Chez les Uhoms, l’action prime. Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de réflexion, mais elle ne ressemble en rien à notre enseignement dans les écoles de l’Empire. Ici, il est plus facile de faire comprendre quelque chose à quelqu’un en lui racontant une histoire, qu’en lui faisant un long discours. Elle dit que je suis encore trop homme et pas assez Uhom pour la Rencontre, que ce désir de tout savoir, de tout comprendre est encombrant. Je lui réponds que c’est ma façon de maîtriser ma crainte. Elle me serre alors dans ses bras en me disant : « Fais confiance ! ».
J’explore aussi les environs sur Aïfta. Le lac est le centre d’une vaste cuvette. Devant un tel phénomène on peut évoquer une érosion particulière, le relief autour de la région pourrait permettre cela. Mais la forme arrondie me fait évoquer aussi un impact météoritique ou une explosion. Comme jamais nous n’avons découvert de signes de civilisation connaissant suffisamment de technique pour faire une bombe de cette puissance sur Hautmégafine, et que « Ceux qui savent » n’ont pas dans leurs souvenirs d’évènement catastrophique, je ne crois pas à une explosion. L’impact météoritique me plairait assez. Sur la Terre Origine, c’est comme cela qu’on explique les extinctions massives qui ont permis à l’homme de se développer. J’aimerais bien ce parallèle supplémentaire entre ces deux mondes.
En tous cas, cette cuvette est particulière, la forme du relief tient les orages à distance. Est-ce pour cela que ce lieu est devenu « Chaÿan » ? Les récits de la mémoire collective des Uhoms font référence à ce lieu comme le lieu du commencement.
Je crois que je ne t’ai jamais raconté le récit des débuts selon les Uhoms. Je ne pourrais que te faire un résumé. Le récit complet demande huit heures de chants à huit voix. Certains passages ne sont d’ailleurs compréhensibles que si les huit voix s’unissent pour donner Le Sens. Chacune seule ne pouvant parler du Sacré de Dieu.
Pour les Uhoms, Dieu est « Celui qui avance » depuis avant le temps. Dans l’éternel instant de son présent, « Celui qui avance » eut le désir d’autre chose. A l’intérieur de lui, il puisa les idées et les fit germer. Considérant ce qu’il inventait, il vit que cela était bon à désirer. « Celui qui avance » créa le temps pour fixer le cadre de ce qui était hors de lui et de ce qui était en lui. « Celui qui avance » entra dans le temps. Lui qui était libre choisit d’entrer dans sa création. Il vit alors que sa présence même faisait bouger le temps. Son désir s’affina. Il créa un feu éternel pour entourer le temps, fixant ainsi le début et la fin, afin que nul ne puisse en passer les bornes et ne puisse connaître ce qui est hors du temps. Au sein de ce feu, « Celui qui avance » décida de créer l’espace. Connaissant le début et la fin de toute chose, il fit l’espace immensément grand. Son désir s’affina. Devant la toile noire et immense de la nuit hors du feu, « Celui qui avance » désira. Il fit un pas. De sa main, il prit du feu et pétrit le premier soleil. De son pas, il en fit le tour, semant derrière lui les premières terres. Son désir s’affina. Prenant du feu encore et encore, il fit toutes les étoiles du ciel, chacune à son tour et à sa manière. Courant au milieu de sa création, il répandit toutes les terres, choisissant pour chacune de ses étoiles, les meilleures compagnes. Son désir s’affina. « Celui qui avance » désira une étoile rien que pour Lui, qui lui soit fête quand il la regarderait. Il créa le Soleil qui brille au firmament et dont la lumière nous éclaire. Voulant parer son Etoile de splendeur, il créa Hautmégafine qu’il entoura d’éclairs à sa gloire. Son désir s’affina. « Celui qui avance » voulut des créatures. Sur les mondes, il répandit la vie, pour que la vie le glorifie. Sur Hautmégafine, il créa tout ce qui vit pour être son domaine réservé. « Celui qui avance » vit que sa création était belle, que le temps avait couru comme lui avait couru pour créer toutes choses. Alors « Celui qui avance » désira le repos. Le temps ralentit, pour se mettre à son pas. Son désir s’affina. Que serait sa création sans un esprit pour la contempler et rendre gloire ? « Celui qui avance » créa le premier esprit vivant, le posant sur une terre pour qu’il avance lui aussi. C’est ainsi que fut créée l’intelligence dans le monde. Voyant cela « Celui qui avance » aima ce qu’il avait fait. Parcourant alors l’immensité de l’espace, il créa tous les esprits vivants semblables au premier afin qu’il découvre la vérité et la gloire de « Celui qui avance ». Jetant le regard sur tout cela, il désira créer son peuple pour sa terre. Descendant sur Hautmégafine, il creusa la terre, éloigna un peu les éclairs et fit un berceau pour son peuple. En lui il mit son esprit vivant le plus pur, afin que jamais son peuple n’avance loin de lui. Marchant sur Hautmégafine avec lui, il fixa les lois et donna les premières Pierres de conseil. Suscitant le premier de « Ceux qui parlent pour Lui », il en fit un guide pour son peuple, lui donnant la boisson qui fait voir. Longuement il lui enseigna son désir, créant avec lui un lien que rien ne peut rompre. Puis « Celui qui avance » reprit sa marche au milieu des étoiles, revenant voir comment prospérait son peuple quand le désir lui venait. Le premier de « Ceux qui parlent pour lui » conduisit le peuple dans la première migration. Il désigna « Ceux qui savent » afin d’aider le peuple à ne pas se séparer du désir de son Dieu. Son temps fut long et bénéfique. Sous sa conduite le peuple s’agrandit. Quand le désir de « Celui qui avance » fut de le faire venir près de lui, « Celui qui parle pour Lui » vint se coucher là où « Celui qui avance » avait creusé la terre. Un seul et grand éclair illumina le ciel d’Hautmégafine. Là où était allongé « Celui qui parle pour Lui », il y avait un lac. Ce lieu fut déclaré « Chaÿan ».
Et c’est là que nous sommes aujourd’hui.
Le poids de la tâche me semble trop lourd. Comment pourrais-je être à la hauteur de ce que les Uhoms mettent dans le concept de « Celui qui parle pour lui »



Le 146e jour de l’année du Hann
Bien cher Fils,
Les jours passent sans que d’autres signes soient donnés. La lassitude me prend maintenant souvent. Je doute. Syltakan, toujours solide dans sa foi, montre aussi des signes de fatigue. Plus le temps passe et plus je me persuade de ne pas être celui qu’ils attendent. La vie s’écoule toujours aussi simple et calme. Je ne sais plus rien de la Colonie, ni du reste de l’Empire. Qu’est devenue la guerre ? Que vis-tu ? As-tu encore monté dans la hiérarchie, ou bien es-tu blessé ou mort dans une épave dérivant dans l’espace ? Qui sont vraiment ceux que vous combattez ? Quand je vois les Uhoms, je doute de la justesse de votre guerre. N’y a-t-il jamais de solution en dehors du conflit ? Pourquoi tous ces morts ? Tout ce malheur ? L’Empire ne connaît plus de religion hormis la fidélité à l’empereur et au pouvoir. Les quelques rites qui agonisent encore, ne sont que du folklore incapable de nourrir la spiritualité des hommes. Quand je regarde le monde que j’ai quitté pour arriver ici, je ne vois que recherche du pouvoir et de l’argent. La comparaison avec la vie calme et simple des Uhoms est déchirante pour mon cœur. L’Empire avec tous ses canons et tout son argent, ne fait pas le poids. J’ai vécu plus de richesse en quelques mois sur Hautmégafine qu’en des années au service de l’Empire. As-tu pensé à tout cela ? Je crains que comme moi avant, tu ne sois entraîné dans le maelstrom de ce qui est à faire, oubliant ce qui doit être vécu. J’en suis à bénir cette punition qui m’a conduit ici. Loin de ce tumulte incessant de faux semblants et de vraie haine, j’ai découvert un havre de paix et si je suis dans le doute aujourd’hui face à ce qui semble m’attendre, je suis dans la paix avec moi. Si ma vie finissait aujourd’hui, elle n’aurait pas été perdue. Ce que je vis donne du sens à tout ce que j’ai vécu. Régulièrement Syltakan me donne à boire un peu de la Boisson qui fait voir, pour que je progresse. Je n’en suis pas sûr car je n’entre pas en transe, mais les souvenirs me reviennent. Je revois ma vie, ce que j’ai vécu. Je me souviens de la première rencontre avec ta mère, de ta naissance comme si cela était arrivé hier. Les sentiments sont là, joyeux ou douloureux remplissant ma vie présente et préparant j’espère l’avenir.
Depuis deux jours un groupe de Uhoms bûcherons a fait halte pour rencontrer Itakamaya. Il est considéré comme un personnage important de Hautmégafine qui nécessite de demeurer en sa compagnie le temps d’une « Salutation d’honneur ». Nous les recevons tous les trois. Itakamaya regarde tout cela de son air grave. Syltakan remplit son rôle de maîtresse d’accueil. Pour tous les Uhoms, même pour « Celui dont le savoir est immense », Itakamaya est déjà le guide de son peuple. Simplement, il n’a pas encore donné de direction à suivre. Comme pour les Uhoms, le temps varie au pas de Dieu, le fait qu’il ne soit qu’un bébé, ne pose pas de question. Il est. Il doit donc recevoir la « Salutation d’honneur » de tout Uhom qui passe à proximité. Ma position est beaucoup plus ambiguë. Les Pierres de conseil ne sont pas claires sur mon rôle. Tant que je serai « Celui qui vient », je serai considéré comme un autre et n’aurai droit qu’à ce que tous ont droit sur Hautmégafine.
Je vais leur confier cette lettre pour que de relais en relais, elle arrive jusqu’à toi.
Tendrement.
Ton Père


Courrier reçu le 9e jour de la 2e décade du 12e mois de la 82e année de la 3e Ere par porteur Uhom et transmis avec le courrier de la colonie.
Mon analyse de la situation que je joins à ce document, m’impose de demander l’envoie de troupes et de renforts adaptés à la situation d’Hautmégafine. Les propos tenus par le Commandant Médecin Right sur l’Empire et ce qui est dit sur l’enfant métis qu’il a eu avec cette autochtone font craindre l’apparition d’un leader capable de fédérer et de conduire à la révolte ce peuple Uhom dont on ne connaît pas les capacités réelles. Une copie est faite pour le commandement de la région militaire.
Signé le commandant.


 
302e jour de l’année du Hann

Bien cher Fils,
Un couple est venu. J’ai été surpris d’entendre l’époux s’exprimer dans la langue commune de l’Empire. Il s’agit du médecin de la colonie disparu il y a quelques années. Il est marié aussi mais n’a pas d’enfant. Ses Pierres de conseil l’ont dirigé vers moi. C’est ainsi qu’il m’a présenté son arrivée. Il m’a dit avoir reçu un message pour moi au cours d’une fête. « Les uhoms sont des pacifiques tandis que nous de la race des hommes, nous sommes remplis de violence possible. Tant que vous n’aurez pas réussi à pacifier votre cœur, vous ne pourrez continuer à progresser vers qui vous serez. » Telles furent ses paroles.
C’est un homme curieux. Fils de la haute noblesse de la grande Kitiananké, il a décidé de rompre avec la tradition familiale pour faire médecine. Il a de même choisi d’entrer au service de l’Empire comme médecin militaire pour voir l’univers. Il a dû son exil sur Hautmégafine à sa famille. Il a refusé de rentrer à la mort du Patriarche familial pour prendre le rang qui lui revenait. Sa famille a fait pression sur les autorités pour le punir et l’amener à rentrer dans le rang. En découvrant la vie des Uhoms, il a décidé de rompre encore une fois, de manière définitive espère-t-il. Nous avons longuement parlé de nos vies antérieures. S’il vit une paix et un bonheur intérieur, il y avait en nous la nostalgie de notre monde maternel. Pour la vivre plus en profondeur nous avons chanté les vieux refrains qui nous avaient émus dans nos jeunes années. Le plus étonnant fut que nos épouses se sont jointes à nous, transformant la langue de l’Empire en Uhom pour dire leur accueil de nos passés et la joie de pouvoir partager ce temps de rencontre. Comme souvent sur Hautmégafine quand un évènement important se vit, le temps de cette soirée a semblé se dilater pour durer, et durer encore.
Lors de leur départ, j’ai eu le sentiment de tourner définitivement la page de ma vie d’avant. Oui je suis homme, mais je ne peux plus adhérer aux valeurs de l’Empire. Si je rentrais, je combattrais toute cette injustice qu’engendre la quête du pouvoir. Tu sais ce que cela veut dire. Les opposants sont mal vus. Revenir signifierait aller en prison pour activisme contre l’empereur. Il est bien préférable que je finisse ma vie ici.
Syltakan m’a bien sûr parlé de cette visite. Elle a ainsi compris ce qu’elle sentait en moi, au fond de moi lors de nos unions. Elle qui est dépourvue de cette colère intérieure, ne pouvait appréhender le monde intérieur d’un homme qui a vécu sa vie à gérer l’agressivité. Elle m’a dit que les enfants Uhoms connaissaient aussi ce sentiment, mais qu’au cours d’une initiation, ils recevaient le don de la paix.  Itakamaya devrait bientôt la recevoir. Peut-être pourrais-je y participer, m’a-t-elle dit. J’ai pris cela assez mal. C’est comme si elle me proposait une cession de rattrapage pour enfant mal élevé. Je me suis mis en colère. J’ai élevé la voix, retrouvant pour l’occasion le parler de l’Empire car les mots Uhoms ne savent pas dire la colère. J’ai lu la peine dans les yeux de Syltakan. Cela m’a immédiatement calmé. Notre première dispute, ou plutôt ma première dispute car Syltakan n’a dit que sa peine et sa douleur de mon attitude. Tout à ma honte, je suis parti en courant vers la forêt toute proche. Syltakan ne m’a pas retenu.
J’ai marché, marché, marché. En moi remontaient toutes ces émotions enfouies, de peines, de colères contre l’injustice, contre les injustices que j’avais pu vivre, mais aussi contre toutes celles que j’avais pu commettre. Arrivé dans une clairière, j’ai trouvé un tas de bois coupé. A côté était posée une hache. J’ai passé ma rage sur ces bûches. Nous aurons assez de chauffage pour un moment. Au fur et à mesure que je frappais, je sentais la colère me quitter. Chaque coup était comme une libération. Et le bois volait. Je suis rentré ivre de fatigue. Syltakan m’attendait Itakamaya sur les genoux qui dormait. Quand je me suis approché, elle a souri, m’a demandé pardon pour avoir réveillé la colère tapie au fond de moi. Je lui ai entouré les jambes de mes bras, posé la tête sur les genoux à côté de celle de mon fils et moi aussi j’ai demandé pardon pour cette colère qui ne s’adressait pas à elle, mais à tous les vieux démons qui dorment en moi. Nous sommes restés là un moment puis Syltakan s’est mise à chanter une parole de paix et de réconfort, de tendresse et d’amour. J’y ai joins ma parole, chantant la peine d’un cœur blessé qui étouffe. L’aube nous a saisis ainsi. La calme lumière du matin est venue nous éclairer. La paix régnait.

360e jour de l’année du Hann
Bien cher Fils

Une année s’achève bientôt. Je suis toujours « Celui qui vient ». Il me faut descendre en moi, mieux analyser les sentiments qui s’y trouvent, méditer, prier dirait Syltakan. Pour m’y aider, elle m’apprend la pratique de la danse sacrée des femmes. C’est une intuition qu’elle a eue. C’est une danse faite de lenteur extrême et de grande rapidité que les femmes font en l’honneur de Dieu. Dans la croyance des Uhoms, cela veut signifier la maîtrise du temps par Dieu. Depuis plusieurs décades, j’apprends la danse lente, celle du désir et de l’accueil. Elle me montre les pas rapides, mais refuse que je les fasse pour que je me concentre sur la gestuelle de l’attente.  Toutes mes matinées sont occupées par cet apprentissage. L’après-midi, je marche beaucoup, parfois seul, parfois avec Syltakan. Elle aime s’asseoir, écouter, regarder, parler. Je préfère le mouvement. Pour elle c’est ce qui reste de mon passé dans l’Empire. « Tu ne sais pas vivre, tu ne sais que faire ! » me dit-elle souvent. Le pire est qu’elle a raison.
Dans deux décades nous reverrons « Celui dont le savoir est immense » et « Ceux qui savent » pour une nouvelle cérémonie du changement d’année. Bien que je sente la patience des Uhoms, je n’aimerais pas qu’une nouvelle fois les oracles soient muets lors de la Grande Cérémonie. Cela réveillerait en moi de la culpabilité. Je pense que je me sens lié par cette désignation de la part de Uhoms. Je suis « Celui qui vient » et qui va devenir « Celui qui parle pour lui ». J’ai l’impression de ne pas avoir de place pour moi. C’est une expérience étrange que de se sentir désigné pour un rôle, une fonction. Cela semble me fermer tous les choix. Est-ce que ce Dieu joue avec moi ? A moins que ce ne soit les Uhoms qui me manipulent ?  Je commence à être dans une grande confusion. Heureusement que les exercices que me fait faire Syltakan me calment. Sinon l’angoisse prendrait le pas sur tout le reste. Au début, quand j’ai compris que « Celui qui vient » ne désignait pas simplement un étranger qui essaye de prendre contact mais pointait un devenir pour moi, j’ai cru que les choses iraient très vite. Je n’aurais pas eu à réfléchir. Je n’aurais pas eu à remettre en cause mes schémas de pensée. Maintenant plus le temps passe et plus je suis dans la confusion. Qui dois-je croire ? Bien sûr j’ai eu des signes, comme l’accueil des Uhoms, mon mariage, cet enfant, notre Pierre commune, les orages. Ces deux derniers sont les seuls signes objectifs, si l’on peut dire. Les autres sont dépendants des Uhoms. Mais aussi je n’ai pas eu de guide pour me prendre par la main et me montrer le chemin. Je sais, je ne suis pas à une contradiction près. D’un côté je veux jouer de mon libre arbitre et de l’autre, je voudrais un guide. Tout en t’écrivant, je remets mes idées en place. Pour le moment, Syltakan joue le rôle de guide. C’est moi qui manque de souplesse pour être prêt pour la révélation. En disant cela, je me sens coupable. De nouveau, c’est mon passé qui me saute à la figure. Je me revois enfant, ne comprenant pas ce que voulaient mes instructeurs dans le centre où j’étais placé après la disparition de mes parents. Je retrouve aussi toute la peine et toute la colère d’être seul dans ces chambres immenses, me demandant ce que j’avais pu faire de mal pour mériter cela. L’enfant donne parfois un drôle de sens à ce qu’il vit quand personne ne lui explique. Je m’inventais des romans pour expliquer cette disparition, refusant de comprendre que la disparition d’un astronef est le plus souvent banale et accidentelle. La vie est curieuse qui fait revenir ici, aujourd’hui, ces souvenirs anciens que je croyais enfouis et perdus depuis bien longtemps. Le parallèle est intéressant pourtant. Dans la culture Uhom, je ne suis qu’un enfant qui découvre. J’espère pourtant qu’il ne me faudra pas attendre des années pour atteindre la maturité.

66e jour de l’année du Hanan
Bien cher fils

La Grande Cérémonie du Changement d’année s’est bien passée. Itakamaya y a assisté dans les bras de sa mère à côté de « Celui dont le savoir est immense ». C’est lui qui a jeté les Pierres de conseil pour trouver le nom de la nouvelle année. Ce fut une surprise. L’année qui vient de s’écouler s’appelait Hann. Ce mot recouvre un concept de petitesse, un peu comme le mot rien quand nous disons : « Ce n’est rien ». Cette année ce sera Hanan. Pour reprendre la comparaison, cela évoque une expression comme « trois fois rien ». Il y a aussi derrière ces mots un concept de quantité, un peu comme 0.1 et 0.2. Si je te dis tout cela, c’est pour te faire comprendre la surprise de l’assemblée à l’énoncer de ce nom. Cela ressemble à une suite, comme si cette année qui vient était la suite logique de l’année qui s’est achevée. Bien sûr, les Uhoms ne nient pas le lien chronologique d’habitude, mais ils interprètent différemment quand les deux noms se suivent comme cela.  « Celui dont le savoir est immense » évoque un signe de la volonté de Dieu. Pour lui, « Celui qui avance » a décidé un plan et l’applique. C’est une grande joie pour le peuple, puisque son Dieu fait advenir son désir. « Celui dont le savoir est immense » a convoqué le chœur de chanteuses et les danseuses pour une grande fête qui aura lieu dans quelques décades ici même.
J’ai appris depuis que les Pierres de conseil veulent que je participe aux danses. Syltakan a repris mes entraînements pour que je sois prêt pour le jour de la fête. Elle ne dit pas entraînement, pour elle c’est une ascèse du corps pour s’ouvrir à la rencontre. Bien que ce soit une danse de femme, « Celui qui parle pour lui » se doit de la connaître pour pouvoir rencontrer « Celui qui avance » qui est et homme et femme. Elle m’explique le pourquoi des gestes et des attitudes de la danse pour que tout mon être y participe. Quand je danserai, elle chantera pour que sa voix accompagne mes gestes et que notre couple soit uni dans la rencontre.
En t’écrivant cela, je prends conscience de l’imminence d’une rencontre. Pour Syltakan, cela ne fait aucun doute. Pour moi, je commence à croire que c’est possible et je vis dans la crainte de ce qui m’attend.

143e jour de l’année du Hanan

Bien cher Fils
C’est la dernière fois que je t’écris. L’impossible est arrivé. Je sais que bientôt nous nous rencontrerons. Mais il faut que je te fasse le récit de ce qui s’est passé.
La fête était prévue pour le 111e jour. Le Un répété trois fois est un jour saint pour une rencontre sainte.
Depuis la dernière fois, nous avons répété tous les jours, les gestes et les paroles-chants de la danse. Plus nous approchions de la date et plus notre vie s’orientait vers la prière. Cela ne veut pas dire tristesse et abattement, Syltakan et Itakamaya sont trop pleins de vie. Pour eux la rencontre ne peut être que joie et bonheur. C’est porté par ce sentiment que j’accomplissais tous les rites de la journée, temps de méditation, temps de danse, temps de prière ensemble.
Dans les jours précédents la fête, ils sont arrivés. Une foule immense a envahi les abords de la cuvette. Le lieu est Chaÿan. On ne peut y vivre sauf exceptions comme nous ou « Ceux qui savent ». « Celui dont le savoir est immense » est venu s’installer près de nous. Il m’a expliqué que chaque groupe de vie avait envoyé une famille pour le représenter à la « fête de la rencontre ». Le peuple Uhom doit être très nombreux s’il faut déjà tant de personnes pour le représenter. Toutes les Pierres de conseil chantent l’approche de « Celui qui avance ». C’est un peuple dans l’allégresse qui a pris place à l’aube du 111e jour tout autour de nous selon un protocole précis où chacun a une place et un rôle à jouer. Près du lac et de la roche fendue, tous « Ceux qui savent » se sont mis en cercles. Au centre les danseuses et les chœurs à huit voix qui vont dire la cérémonie. Itakamaya est avec eux, assis, le sourire aux lèvres. « Celui dont le savoir est immense » est sur la roche, Syltakan et moi sommes au pied de ce promontoire pour faire « ce qui doit être fait ». La formule est elliptique mais personne ne sait exactement ce que je dois faire. « Celui qui avance y pourvoira ». Autour s’étendant comme les rayons d’une roue, les Uhoms sont  rangés en colonne. Il y en a huit. Ce sont en fait d’immenses chorales qui vont reprendre et amplifier ce que chante le chœur central.
Quand j’ai demandé l’heure du début de la cérémonie, Syltakan m’a répondu : « Celui qui avance » donnera un signe, en attendant mangeons ». Je m’attendais à tout sauf à cela. Chacun à sa place, a sorti de quoi se restaurer. Le silence s’est fait. Le soleil montait lentement dans le ciel, quand les premiers grondements d’un orage se sont fait entendre au loin vers le nord. Croyant au signe annoncé, j’ai attiré l’attention de Syltakan, qui m’a fait non de la tête. D’autres éclairs ont jailli vers l’est, puis vers le sud. De nouveau, je posais la question. La réponse fut encore négative. Bientôt le ciel tout autour de notre région fut rempli d’éclairs et de grondements, mais aucun orage ne semblait se rapprocher. L’air était immobile. Une voix s’éleva, puis une deuxième, bientôt le peuple entier fredonnait une parole d’attente et d’accueil. Le soleil était à son zénith, le peuple fredonnait toujours, les orages grondaient tout autour au loin, je m’impatientais. Syltakan me prit la main : « Ne crains pas ainsi, « Celui qui avance » est maître du temps. Laisse le libre. » L’heure avançait, quand une petite brise courut sur le lac. « Celui dont le savoir est immense » fit un signe. Le Chœur central se mit debout et commença le « chant du désir de Dieu ». Je t’en ai déjà parlé. Il faut huit heures pour le déployer dans son entier. J’allais avoir le privilège d’entendre le Chant-Parole le plus sacré de cette planète dans toute sa plénitude. J’en connais les paroles mais l’entendre chanter par des milliers de voix unies est autre chose. D’autant plus que vu la configuration du terrain, tout le son semble converger vers le centre des cercles où nous étions. Je n’entendais plus la musique, j’étais un morceau de ce chant-parole, entraîné dans le maelström de la création et du désir de « Celui qui avance ». L’expérience est incroyable. A côté de moi, la voix de Syltakan s’est élevée non pour s’y accorder mais pour ajouter une neuvième partition, celle de l’homme, de notre couple. Je te dis bien celle de l’homme, pas du Uhom. Syltakan chantait les hommes. J’ai commencé à danser, non pour me joindre aux danseuses disant la Sagesse de Dieu, mais pour qu’existe l’homme avec tout ce qu’il est en bien et en mal. C’est alors que la lumière est apparue. Le chœur chantait la création du peuple Uhom quand la Présence a surgi du lac. Aussi intense qu’une étoile, mais voilée de nuages, la Présence se mit à chanter alors que je dansais la guerre des hommes et que Syltakan chantait la désolation de la dévastation et de la mort. Un rayon m’illumina, nous illumina tous les trois. Itakamaya se mit à grandir sous mes yeux. En moi, « Celui qui avance » dit son Désir, me laissant libre de répondre. Aucune parole ne peut retranscrire le flot d’images, de sons, de connaissances qui m’envahit. Je ne sais si cela a duré un instant ou une éternité mais j’ai su. « Celui qui avance » m’a fait don d’une connaissance si vaste qu’aucun homme n’en eut jamais autant. J’écoutais le Désir de Dieu, il me sembla bon. J’y accordais le mien, rencontrant celui de Syltakan et de Itakamaya. Le chant gagna en puissance. Le rire de la joie de « Celui qui avance » fut entendu sur tout Hautmégafine. La communion était totale. J’étais devenu « Celui qui parle pour lui » empli de notre désir commun, entendant le chant même d’Hautmégafine comme Lui l’entendait, entendant le chant de la création comme il était et sachant comme Il le désirait.
La Présence se fit plus discrète jusqu’à disparaître aux yeux des Uhoms. En moi restait la conscience que « Celui qui avance » était là. Le soleil n’avait pas bougé. Pourtant le « chant du Désir de Dieu » s’achevait. Nous avions vécu la rencontre mais le temps s’est immobilisé. Je savais la contraction du temps ou sa dilatation. Je dis les mots qui remirent le temps en marche.
« Celui dont le savoir est immense » s’approcha de nous pendant que tous reprenaient leurs esprits. Il me salua comme « Celui qui parle pour lui ». Itakamaya vint me serrer dans ses bras. Même si je savais pourquoi et comment, cela fut étrange de serrer contre moi un gaillard plus grand que moi. Puis Syltakan se blottit dans mes bras en  pleurant de joie.
Voilà plus de trois décades que les faits sont arrivés. Je vais finir cette lettre pour la donner au porteur qui repart vers la colonie.
Je sais ce qui va arriver. Je vais détruire l’Empire. Je sais qu’en écrivant cela l’empereur va prendre peur. Il va vouloir combattre. C’est ce qui entraînera sa chute. Je l’écris aussi : seule la paix peut le sauver.
Il faut que tu saches, mais la probabilité pour que cette lettre t’arrive est faible, que ceux que vous combattez dans les marges orientales comme les Uhoms sont des hommes. Ils viennent tous des antiques vaisseaux d’immigration de la première ère. Le lac recouvre les restes d’un très vieux vaisseau colonie. Il s’est écrasé sur Hautmégafine. Il n’y aurait pas eu de rescapés sans la volonté de « Celui qui avance ». Il en a fait les germes de son peuple et lui a donné ce qui fait que vous ne pourrez jamais les vaincre. Je sais que l’Empire essaiera mais l’avenir n’a pas de place pour lui.
Nous nous rencontrerons bientôt, quand tu viendras avec ta flotte dans le système d’Hautmégafine. Pour le moment tu crois qu’un vaisseau de Classe A est indestructible mais sache que quand tout te semblera perdu, que tu seras face à la mort, alors nous nous verrons.
Te serrer contre mon cœur me comble de joie par avance. Pour toi, j’ouvrirais mon âme. Mon désir deviendra ton désir, si tel est ton choix.
    Tendrement
        Ton Père.


Courrier reçu le 8e jour de la 3e décade du 11e mois de la 83e année de la 3e Ere par porteur Uhom et transmis avec le courrier de la colonie aux autorités compétentes.
Les propos tenus pas le Commandant Médecin Right nécessitent une réponse ferme et une colonisation véritable de cette planète afin d’étouffer toute velléité de rébellion contre l’Empire. Je mets mes forces en alertes, en attendant les renforts promis.
Je ne transmets pas cette lettre à son destinataire, laissant la décision aux services du Gouverneur militaire de la Région 24.

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