samedi 23 avril 2011

Houtka - 22

Renatka était partagé à son retour. Raïvt se posait vraiment en vrai prince du royaume. Il avait protégé le pays mais avait refusé que ses parents reviennent. Il avait fait preuve d’une telle autorité que l’enchanteresse n’avait pas osé passer outre. Elle avait donc fait un rapport très rassurant. La magie de Raiwe opérait. Raïvt en était le maître. Les sentinelles faisaient leur rapport tous les jours. Une main sur le poteau, elles racontaient en langage ancien ce qu’elles voyaient. Raïvt, de la grande salle, entendait et voyait par leurs yeux. Les nomades n’avaient plus attaqué. Se retrouver face à la magie les avait terrorisés. Ils avaient dirigé leurs raids vers autre part. A Mipti, qui demandait des explications sur ce qui se passait, Raïvt tenta de lui expliquer la magie de Raiwe. A celui qui voulait pénétrer dans le royaume sans être en paix, la magie opposait son double le plus noir. Cela revenait à se battre contre son pire ennemi, soi. Renatka reconnaissait cette nouvelle autorité de son fils. C'était une bonne chose, mais lui se trouvait un peu en décalage. Il était le roi mais le cœur du peuple battait pour son prince. Cantasha avait une place à part. Elle était celle dont la voix avait délivré le pays et elle était la maîtresse enchanteresse. Il sentait en lui poindre de la jalousie, ainsi qu’une certaine nostalgie. Il y a bien longtemps, il avait été bûcheron, simple bûcheron, sans toutes les complications qu’il vivait aujourd’hui. Il savait bien que sans les cantileuses et sans la flamme qu’il portait, il serait mort depuis longtemps. Depuis tant d’années qu’il portait le poids de la responsabilité de sa mission, il avait réussi à rester sur une ligne juste sans abuser d’elle. Il avait eu beaucoup d’honneurs et de gloire, mais le plus important pour lui restait sa relation à Cantasha. Elle aussi était perturbée par ce qui venait de se passer. Son petit venait de donner la preuve qu’il n’était plus un enfant. Elle allait pouvoir lui laisser plus de place dans la gouvernance du royaume pour se consacrer plus aux cantileuses. La nostalgie l’envahit aussi. Elle se remémora tous les évènements depuis toutes ces saisons, depuis la fondation. Il faudrait qu’elle fasse un peu le point. Voilà bien longtemps qu’elle dirigeait les cantileuses. Peut-être fallait-il qu’elle laisse sa place ? Elle eut envie de revoir la maison des accueillis. Quand elle s’en ouvrit à Renatka, celui-ci lui répondit que justement, il voulait lui demander si un voyage pour faire le point la tentait. Ils éclatèrent d’un même rire.
Ils étaient partis quelques saisons plus tard, le temps de préparer les enfants et les autres à leur absence. Mipti était devenue malgré son jeune âge la maîtresse cantileuse la plus prometteuse de sa génération. Elle revendiquait maintenant son nom runique de Sintancasha. Sa voix, sa souplesse de corps lui permettaient de cantiler les runes les plus sophistiquées. Le plus étonnant pour les autres était sa capacité à trouver des liens entres différents niveaux runiques qu’elle n’était pas sensée connaître à ce niveau d’enseignement. Les autres cantileuses pensaient qu’elle bénéficiait de révélations de sa mère ou pour les enchanteresses de l’Être double. Quand Cantasha lui avait demandé si elle avait des visions, Sintancasha n’avait pas compris. Pour elle le monde des runes était aussi naturel que le monde des humains. Elle se déplaçait dans l’un ou l’autre de la même manière. Si elle manquait d’expérience pour ce qui était du monde des hommes, son avis concernant les runes commençait à faire autorité. Même Cantasha en tenait compte. Quant à son frère, les choses étaient devenues simples, il gouvernait le pays. Un beau jour de printemps, Cantasha et Renatka avaient repris à l’envers le chemin qui les avait amenés ici. Ils avaient marché jusqu’à la maison des accueillis. Sifréma les avait reçus assise, ses forces la quittant doucement. Elle leur confirma que le pays devenait plus dur, plus sombre. Ils étaient restés avec elle jusqu’à son dernier souffle. Les cantileuses de la montagne noire, comme elles commençaient à s’appeler, demandèrent à la maîtresse enchanteresse ce qu’elles devaient faire maintenant. Cantasha leur fit cadeau de l’autonomie. Il y aurait échange entre les deux fondations des diseuses de runes mais chacune suivrait sa voie. Une fois les cérémonies d’enterrement de Sifréma terminée, Cantasha aida les cantileuses de la montagne noire à désigner une nouvelle dirigeante qui prit le nom de Gardienne. Puis ils reprirent la route. Ils firent un détour pour rencontrer le peuple de la terre. Ragdra était devenu le personnage le plus important après le roi des guerriers. Son clan tenait les rennes du pouvoir et discutait d’égal à égal avec les forgerons. Le royaume était prospère. Tinchentaka avait été rassasiée de menturu. La paix régnait dans le pays souterrain. Les fêtes à l’occasion de leur visite furent grandioses. Quand ils se séparèrent, ils pleurèrent. Ragdra leur souhaita toutes les bénédictions qu’il connaissait. Il resta longtemps à la porte du monde souterrain jusqu’à ce que Cantasha et Renatka aient disparu à l’horizon.
Quand ils atteignirent le pays dAshra, personne ne les reconnut. Les tatoués n’étaient pas bien vus. On les évita. Le royaume s’était reconstruit. Ils ne reconnurent rien de la ville. Ils allaient repartir quand une voix les arrêta.
- Ne serais-tu pas Cantasha, fille de Sintacasha et d’Entablu, descendante de la grande Calentblu ?
- Si fait ! répondit Cantasha.
- Et toi ne serais-tu pas le vaillant Renatka, porteur de flamme, fils de Sounataka, petit-fils de celui dont le nom fut oublié ?
- Si je le suis. Et quoi qui es-tu ?
- Je suis Tsangapa, fils de Michatagoulfa, petit fils de Santagaltopa, arrière-petit-fils de Masantafiga. J’ai pour mission de vous conduire à mon père.
Cantasha et Renatka se regardèrent. S’il n'avait pas parlé, Tsangapa leur serait resté invisible. De nouveau tout un peuple leur fit fête. Ils étaient venus à la nouvelle Ashra spécialement parce que les guetteurs avaient signalé leur arrivée. Le peuple des petits avait maintenant sa terre un peu plus loin près de la mer. Les gendailleurs et le sorcier noir avaient vidé le pays avant d’être vaincus. La terre avait besoin de bras. Ils s’y étaient installés, mais avaient gardé leur coutumes de discrétion, qui leurs servaient encore bien quand ils sortaient de leur royaume. Là aussi le séjour, s’il fut agréable, fut empreint de nostalgie. Le « ptit Mich » avait atteint le grand âge de son peuple. S’il vivait encore, il ne se déplaçait plus qu’avec difficulté. Encore quelques saisons et ils rejoindrait ses ancêtres. La fête serait encore plus belle, mais lui n’en profiterait pas. Leur départ fut aussi sujet de larmes. Cantasha et Renatka ne purent reprendre la route qu’après avoir écouté toute la chanson de geste que le peuple des petits leur avait consacrée.
Elle les accompagna longtemps après leur départ. L’automne était bien entamé quand ils arrivèrent à la frontière du pays de Corc. Leur intuition les avait guidés jusque-là. Avant d’y pénétrer, ils se posèrent la question. Qu’est-ce que leur réservait le pays de Corc ?
Depuis quelques jours, ils marchaient dans cette forêt étrange du monde de Corc. De nouveau l’étrangeté du lieu les saisit. Les repères qu’ils prenaient bougeaient tout seuls. Parfois Renatka s’élevait dans le ciel pour faire le point. Il voulait s’approcher des premiers contreforts des montagnes, mais chaque fois, ils allaient ailleurs. Ils prirent la décision de ne plus lutter contre celui qui les dirigeait. Leur progression devint plus facile. Ils trouvaient des traces d’animaux où il était plus facile de marcher. Les arbres portaient du fruit. Renatka connaissait certaines espèces et les savait consommables. Un vent plus frais les attendait sur le bord d’une rivière à l’eau sautillante et froide. En face d’eux, un mur de verdure bloquait le passage. Des pierres dans l’eau permettaient de rejoindre un banc de sable un peu plus en amont. Ils avancèrent dans le lit ou juste à son bord jusqu’à la tombée de la nuit. Dans l’ombre du soir, ils trouvèrent une excavation qui leur procurerait une protection pour la nuit. La nuit était bien avancée quand un chuchotement les réveilla. Ils prêtèrent l’oreille. Le bruit semblait venir de la paroi de pierre. Renatka s’en approcha. Il tâta le mur et trouva une faille. Il revint chercher Cantasha. Lentement ils progressèrent dans ce couloir. Les paroles devenaient plus audibles.
Ils débouchèrent dans une grotte vaste et éclairée. Au fond, sur un trône d’or de forme ovale, un homme tête basse parlait tout seul.
- Allons, allons, il ne va pas pleurer d’être tout seul. Il est comme un dieu. Le monde lui appartient et rien ni personne ne peut s’opposer à lui. Qu’est-ce que c’est ?
- Ce n’est que moi Maître et Seigneur !
Un petit être sembla se matérialiser dans la lumière des feux qui brillaient. Derrière lui un grand guerrier à l’armure noire couverte de signes que Renatka identifia immédiatement pour des glyphes, suivit, visiblement mal à l'aise.
- J’arrive avec votre chef des armées, Maître et Seigneur !
- Me ramène-t-il de l’or ? Où alors des pierres précieuses ?
- Oui Maître et Seigneur, il ramène des richesses !
- Où sont-elles ? Je ne les vois pas ! Parle soldat !
- Maître et Seigneur, nos armées ont vaincu.
- Bien sûr qu’elles ont vaincu ! Montre-moi les richesses !
- Voilà, Maître et Seigneur, des cœurs frais de dragons.
- Imbécile ! Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, je suis déjà immortel ! Maudit sois-tu !
La silhouette sur le trône fit un geste. Un jet d’eau d’une puissance phénoménale jaillit de sa main et plaqua le soldat sur la paroi. Un autre geste et ce furent des pieux de pierre qui le clouèrent. Le guerrier hurla de douleur. Puis ce furent des flammes qui vinrent lécher l’armure la portant au rouge. Les hurlements de douleurs ne cessèrent qu’avec la mort.
Cantasha s’était détournée et avait bouché ses oreilles. Tout s’était passé si vite qu’elle n’avait pas eu le temps d’esquiver un geste. Renatka était resté debout comme tétanisé.
La vision s’effaça avec le lever du soleil. Ensemble, ils s’interrogèrent beaucoup sur ce qu’ils avaient vu. Qui était cet être sanguinaire au visage buriné, creusé de profondes rides de couleurs sombres ? Le monde de Corc leur avait donné à voir quelque chose du temps. Mais de quel temps ? Passé ou à venir ? Dehors les oiseaux chantaient. Ils reprirent leur route sans pouvoir se départir du malaise qui les habitait. Renatka s’était trouvé des ressemblances avec ce qu’il avait vu, lui aussi utilisait des glyphes et lui aussi avait le visage couvert de tracés qui commençaient à se creuser. Cantasha avait été horrifié de la cruauté, et en gardait la blessure. La forêt se paraît de roux, au fur et à mesure qu’ils montaient. Ils suivaient toujours la rivière qui se rétrécissait et devenait presque un torrent bondissant et chantant. Ils entendirent la cascade avant de la voir. Ils débouchèrent sur une clairière au pied d’une falaise. Le soleil éclairait l’eau qui tombait. Bien que la journée ne soit pas très avancée, ils décidèrent de s’arrêter là. L’idée d’une baignade leur avait traversé l’esprit. C’est alors qu’ils s’approchaient qu’ils le virent. Un homme jeune, assis un peu en retrait, taillait une branche avec son couteau. Brun de poil, il portait une chemise ouverte qui laissait voir sur son cou une fine cicatrice, trait plus pâle sur le hâle de sa peau.
- Bonjour à toi, Maîtresse Enchanteresse. Sois la bienvenue en mon royaume.
- Bonjour à toi, Maître de Corc.
- Je te salue aussi, Porteur de flamme. Ton retour dans mon pays me met en joie. Te voilà bien décoré à présent. Tous ces glyphes te vont à merveille. Enfin peut-être !
- Explique-toi, homme de Corc.
- Quand nous nous sommes rencontrés, je cherchais ce qui me manquait. Tu ne me l’as pas donné mais tu as allumé en moi une flamme que je n’attendais pas. J’ai eu ce que je désirais plus tard en combattant le démon du sorcier noir. Si je suis aujourd’hui devant vous avec ce corps, c’est aussi à vous que je le dois, à votre venue. Par contre ton cadeau a fait des ravages en moi. Nul endroit sombre n’y a résisté. Alors j’ai décidé de te rendre la politesse. As-tu aimé le spectacle hier soir ?
- C’est toi qui…
Renatka s’arrêta net quand le roi de Corc disparut. Il regarda autour de lui mais ne vit aucune trace du personnage.
- Où est-il ?
- Il est parti. Je ne sens plus sa présence. Reposons-nous ! Je crois que demain d’autres surprises nous attendent.
Cette nuit là Renatka dormit mal. S’il fit des rêves, il n’en garda pas le souvenir. Le matin, au réveil, il était de mauvaise humeur. Cantasha prit la parole :
- Tu as peur ?
- Oui, je n’aime pas cette incertitude.
- Celui que nous avons rencontré n’est plus celui que nous avions vu la première fois. Il n’a plus en lui cette avidité.
- Par contre il continue de manipuler le temps et l’espace. Regarde !
Nous marchons depuis à peine une heure et nous avons déjà parcouru la distance d’une journée de marche. C’est lui qui mène la danse et je n’aime pas cela.
Ils continuèrent leur montée vers un col. Arrivés en haut, ils découvrirent une vaste plaine un peu en contrebas. Elle était noire de monde. Ils s’arrêtèrent pour observer. Il y avait à gauche une foule de cantileuses reconnaissables à leurs robes. A droite encore plus nombreux, des hommes au visage tatoué et aux habits divers.
- Qu’est-ce que c’est que cela ?
- Tu te poses la question, Porteur de flamme. La réponse est simple, voilà mon cadeau pour toi.
Renatka se retourna brusquement en entendant la voix. Un homme jeune, assis sur un rocher un peu en retrait taillait une branche avec son couteau.
- Que veux-tu dire, Homme de Corc ?
- Allez voir en bas, promenez-vous, interrogez mais surtout ne vous perdez pas !
Renatka n’eut pas le temps d’en demander plus avant la disparition de l’homme assis. Ils discutèrent un moment, mais ne trouvèrent pas d’autre solution que celle qu’il leur avait soufflée. Cantasha cantila une rune et la dessina sur ses paumes. Puis les pressa sur celles de Renatka. Le dessin s’imprégna dans sa peau.
- C'est une rune de reconnaissance. Nous seuls les portons et pour seulement une journée. Si tu presses tes deux mains, paume contre paume, tu sentiras où je suis. Pour moi, c’est pareil.
Renatka écouta à peine, intrigué par ce qu’il pressentait. Ils descendirent le chemin. Arrivés au dernier virage, ils firent une nouvelle halte pour observer. En chœur, ils poussèrent un cri. En dessous d’eux, c’étaient eux. Des eux multiples, mais eux. Chaque personnage s’agitait et bougeait comme s’il était seul. En regardant mieux, ils eurent l’impression qu’ils voyaient leurs différents avatars comme à travers une ouverture. Ils les voyaient mais ne voyaient pas ce qui les entourait. Pourtant cette Cantasha-là devant eux semblait s’adresser à quelqu’un. Comme elle criait, ils l’entendirent mais ne virent ni n’entendirent ceux à qui elle s’adressait. Cantasha et Renatka reprirent leur chemin. Ils s’étaient pris par la main et déambulaient entre les avatars d’eux-mêmes. Ils commencèrent par passer entre les images d’elle et de lui, puis ils s’enfoncèrent dans la foule des Cantasha.
- Regarde, celle-là est plus âgée !
- Celle-là aussi !
Ils se mirent à courir parmi les Cantasha. Les cheveux devenaient blancs, la silhouette plus voûtée. Au loin, ils en virent une allongée. Ils allèrent jusqu’à elle. Profondément ridé, mais serein, le visage de Cantasha restait reconnaissable. Immobile, respirant avec peine, celle qu’ils voyaient là était mourante. Il y eut un cri : « RENATKA », puis plus rien. Cantasha n’arrivait pas à détacher son regard de ce qu’elle voyait. Renatka la tira doucement en arrière. Elle résista un peu puis finit par se laisser entraîner. Renatka guida leurs pas vers ses avatars.
Quand ils pénétrèrent dans la foule des Renatka, leur première impression fut d’être noyés dans une masse de jumeaux tellement tous se ressemblaient. Ils se mirent à courir. Autour d’eux, une foule compacte de Renatka tous identiques, seuls les habits changeaient. Cantasha remarqua leur vieillissement, mais pas celui de l’homme dont elle tenait la main. Elle s’arrêta brusquement surprenant Renatka :
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Regarde, ce clone là.
- Qu’est-ce qu’il a ?
- Il est habillé de noir. Et tous les autres aussi.
- Viens !
Ils se remirent à courir. L’homme de Corc devait manipuler l’espace car ils se déplacèrent à la vitesse de l’oiseau qui vole. La journée n’était pas à son midi qu’ils commencèrent à voir un changement dans les silhouettes qu’ils entrapercevaient. Les glyphes devinrent comme des rides qui se creusèrent en devenant plus sombres. Continuant à la même vitesse, ils regardaient défiler les silhouettes devant eux sans que la fin de cette foule ne soit visible. Ce fut Renatka qui s’arrêta.
- Regarde, c’est horrible, on dirait celui que nous avons vu l’autre nuit.
Ils observèrent horrifiés le clone qui s’agitait :
- Me ramène-t-il de l’or ? Où alors des pierres précieuses ?...
- Où sont-elles ? Je ne les vois pas ! Parle soldat !...
- Bien sûr qu’elles ont vaincu ! Montre-moi les richesses !...
- Imbécile ! Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, je suis déjà immortel ! Maudit sois-tu !...
Ils virent l’eau jaillir des mains de ce Renatka puis les pieux de pierre, puis le feu.
Cantasha se tourna vers son Renatka, il pleurait.
Renatka avait fui. De toute la puissance dont il était capable, il avait fui cette plaine et tous ces avatars de lui qui la peuplaient. Cantasha avait joint ses mains. Elles lui indiquèrent une direction. Elle avança au milieu de tous ces visages déformés de celui qu’elle aimait. Elle mit tout le reste de la journée à traverser cette foule indifférente. Elle s’arrêta un moment pour se reposer. Elle observa tous ces pantins à l’image de son amour qui s’agitaient dans leurs bulles.
Les gestes semblaient trop vifs, les paroles dites trop vite. Le temps dans ces enclaves ne devait pas être le même que pour elle. Elle avait faim, elle décida de manger quelque chose. Un détail la frappa. Elle se fit plus attentive. Le « Renatka » à sa droite était en train de redire ce qu’il avait dit au début de sa pause. Elle eut l’intuition que chaque bulle correspondait à un jour de la vie. Le roi de Corc, leur avait projeté chaque jour à venir dans une bulle différente. Elle commença à comprendre. Sa vie à elle avait une fin, pas celle de Renatka. Ils avaient vu ensemble des foules de foules d’avatars sans en voir la fin. Renatka était immortel ! Il fallait qu’elle le voie, maintenant. Elle joignit une nouvelle fois ses mains. Une fois qu’elle eut senti la direction, elle dit une rune de puissance et de vitesse et s’élança. Le vent siffla à ses oreilles, les objets devinrent flous autour d’elle. La nuit tombait. Elle cantila une rune de lumière. Le roi de Corc sourit en voyant cette étoile filante à travers la plaine. La nuit était jeune bien que noire quand l’étoile atteignit les premiers contreforts de la montagne. Elle ne s’arrêta pas et fila vers ce promontoire où un homme pleurait. Le roi de Corc hocha la tête de satisfaction et continua à tailler son morceau de bois.
Cantasha s’arrêta à distance de Renatka, elle cantila une rune de calme et de paix, pour elle, pour lui, pour eux. Elle s’approcha doucement, posa sa main sur son épaule et doucement, doucement, l’attira contre elle. Elle le berça presque et pour la première fois se donna à lui avec toute la plénitude de son amour, de sa vie, de son être. Le matin les trouva encore enlacés.
- Cantasha, tu as vu l’horreur que je vais devenir.
- Mais je suis là.
- Je sais, Mon Amour, mais après, après !
- Je te fais confiance, tu sauras ne pas devenir ça.
- Je ne sais pas, Cantasha, je ne sais pas !
- Il n’a pas tort !
Ils sursautèrent en entendant cette voix dans le brouillard du petit matin. Ils sautèrent sur leurs pieds. Renatka fit un geste, le vent qu’il créa dispersa la brume. Un homme jeune, assis sur un rocher un peu en retrait taillait une branche avec son couteau. Cantasha prit la parole :
- Qu’en sais-tu, Roi de Corc ?
- Tu as vu, Maîtresse Enchanteresse, je vous ai fait le cadeau de voir chaque jour de votre vie à venir. Tes jours sont encore nombreux, mais ceux du Porteur de flamme sont infinis.
- Ce n’est pas possible, il ne peut devenir cela !
- Tu as raison, Maîtresse Enchanteresse, tant que tu es là.
- Je ne peux pas être immortel, Homme de Corc.
- Tu as raison aussi, Porteur de flamme, mais tu ne peux ni mourir de maladie, ni d’accident, ni de vieillesse. Les glyphes qui t’ont été gravés, sont trop vieux et trop puissants pour laisser prise à ces contingences.
- Si j’en crois ce que tu montres, je vais devenir presque aussi mauvais que la Force Noire.
- Je n’y peux rien, Porteur de flamme, tels sont tes jours à venir. Je n’invente rien, je n’ai pas ce pouvoir. Dommage que tu n’aies pas été plus loin, tu aurais vu ta rencontre avec la Force Noire quand elle réussira à s’échapper, car elle réussira.
- Et qui a gagné la victoire ?
- Personne, Porteur de flamme ! Ta flamme est devenue noire et le monde fut perdu.
Renatka poussa un cri et tomba un genou à terre. Cantasha mit son bras autour de ses épaules.
- Prends-tu plaisir à le voir comme cela, Roi de Corc ?
- Non, Maîtresse Enchanteresse, car mon royaume ne résistera pas à cette alliance. Même si ici je suis maître du temps et de l’espace, je ne pourrais me battre contre cette chimère noire.
- Alors le monde est perdu !
Renatka avait relevé la tête.
- Si je ne peux mourir ni de maladie, ni de vieillesse, ni d’accident, alors peut-être sais-tu si je peux mourir au combat.
- Tu m’en demandes beaucoup, Porteur de flamme. Je ne sais pas mais vois-tu, je me pose la question.
Le roi de Corc en disant cela pointa sa branche taillée vers le couple. Brutalement, Renatka se précipita en avant et s’empala sur le morceau de bois. Cantasha poussa un cri d’horreur et se précipita pour rattraper Renatka qui tombait en arrière. Le roi de Corc avait lâché l’extrémité de la branche qu’il tenait, il regardait sans comprendre Renatka, son couteau, le bois. Puis jetant son couteau, il tomba à genoux en criant. Cantasha avait posé la tête de son bien-aimé sur ses genoux. La branche traversait tout le torse pour ressortir dans le dos sous l’omoplate. Elle n’osait pas la retirer ni cantiler une rune de guérison. Elle se dit que si le morceau de bois bougeait, il était mort. Puis lui vint la pensée que si elle n’y touchait pas, il était mort aussi.
- Pourquoi Renatka ? Pourquoi ?
- Je ne pouvais pas supporter l’idée de devenir ce que j’ai vu. Devenir l’allié de la Force Noire, autant en finir tout de suite.
- Mais moi, Renatka.
- Pardonne-moi !
Un voile passa sur le regard de Renatka. Cantasha hurla :
- Non…..
Le roi de Corc s’approcha :
- Je ne voulais pas, je ne voulais pas…
- Renatkaaaa…..
Du sang poissait la robe de Cantasha. La respiration de Renatka s’affaiblissait.
- Cantile, Maîtresse enchanteresse, cantile ce que tu connais de plus puissant, je vais essayer de lutter contre le temps de la mort.
Le Roi de Corc devint presque transparent. Son visage exprimait une concentration intense. Renatka prit une grande inspiration et poussa un cri, du sang coula de la blessure. Cantasha, des larmes pleins les yeux, cantila les cinq runes sacrées, en commençant par Cal…ent…blu puis elle continua par les noms sacrés des grands êtres. Celui du feu fut le premier arrivé, suivi par celui de l’eau, celui de l’air arriva en tourbillonnant, quant à celui de la terre il se manifesta en élevant le lieu où ils se tenaient. Il en fit une sphère de pierre dont le centre était Renatka flottant porté par l’être de vent. L’être de feu prit Cantasha dans ses bras. Usant des runes anciennes il dit :
- Ne pleure pas Cal…ent…blu. Je suis, nous sommes là.
- Mais, Fasssain…Ka, il est en train de mourir !
- Oui, mais Corc…ik…ti le maintient entre les deux mondes !
Le Roi de Corc, transpirait à grosses gouttes sous l’effort intense qu’il produisait.
- Fasssain…Ka, j’ai peur !
- Ecoute Cal…ent…blu !
Les quatre êtres cantilèrent la cantilène de l’être double, la cantilène royale qui ne peut être chantée par une gorge humaine. Une lumière prit naissance au-dessus d’eux. Cantasha tenait Renatka flottant au milieu du maelström de la danse des quatre êtres. Partout où son regard se posait, elle voyait le geste parfait de la cantilation et entendait l’inflexion exacte des runes. Elle sut que l’être double était là, approuvant ce qu’il voyait. Un son la fit vibrer, plus qu’un son, l’essence même des runes. Elle sentit bouger Renatka. Posant le regard sur lui, elle vit la lumière toucher le bois et la vibration s’amplifia. Le monde se brouilla autour d’elle. Elle vit la nature même des êtres. Elle vit et comprit le feu comme si elle était feu. Elle vit et comprit l’air comme si elle était vent. Elle vit et comprit la terre comme si elle était minérale. Elle vit et comprit l’eau comme si elle était liquide. Elle pensa aux runes sacrées, elle communia avec elles. Alors elle dit son amour, son désir de celui qui portait la flamme et qui vivait des glyphes. Alors l’être double la toucha de sa double nature. Elle eut la connaissance.
Elle sut pourquoi les runes étaient féminines et les glyphes masculins. Elle unit son esprit à celui de Renatka. Renatka y puisa sa force pour s’unir à elle. Il lui donna ses glyphes. Sentant le bois dans le corps, elle y draina les glyphes, puis elle y glissa les runes. La branche bougea. Renatka l’avait saisie et la retirait. Unie à sa nature, Cantasha guérissait ce corps meurtri qu’elle aimait tant.
La cantilène royale prit fin. Les quatre êtres s’immobilisèrent. Le roi de Corc reposait à terre, épuisé. Cantasha reprit conscience. Elle était debout, tenant la main de Renatka qui tenait la branche. L’être de la terre cantila sa rune, l’être de feu associa la sienne, puis l’être de l’air et celui de l’eau dirent les leurs. Sous l’action conjuguée des quatre runes élémentaires, Renatka sentit frémir ce qu’il tenait à la main. Quand son regard se posa dessus, brillant comme l’eau dans le soleil, le bois était devenu épée.
- Cal…ent…blu et toi Porteur de flamme, recevez le désir de BETH. Que cette épée ici forgée hors ton corps par la puissance des glyphes et des runes reçoive le nom de HoutKa. Quiconque la portera avec justice, recevra l’aide de BETH, quiconque essaiera de la détourner de la justice sera châtié.
L’être de l’air fut le premier à partir, suivi de l’être de l’eau. L’être de la terre emporta le roi de Corc qui se reposait de ses efforts.
Celui du feu s’attarda un peu. Cantasha lui prit la main :
- Sois remercié, Fasssain…Ka ainsi que tous les autres.
- Sans ton amour et ta fidélité rien ne serait arrivé, Cal…ent…blu. Toujours nous t’accompagnerons. Et toi Porteur de flamme, sans ce choix que tu as fait, le mal aurait envahi le monde. BETH, pour le purifier, l’aurait détruit.
- J’essaierai d’être digne du cadeau de l’être double. Mais que suis-je devenu ?
- Tu es devenu homme, simplement homme. HoutKa te servira tant que tu vivras. Après toi, d’autres luttes viendront et d’autres lutteurs de bien. Elle saura les servir. Puis un jour viendra où la Force Noire reviendra et d’autres l’enchaîneront si leur cœur est assez pur pour manier HoutKa. Maintenant, allez en paix.
A grandes enjambées, l’être de feu s’éloigna.
Accrochant HoutKa sur son dos et prenant la main de Cantasha, Renatka dit :
- Rentrons.
Maintenant que le jour se lève, auditeur, nous pouvons revenir à notre aujourd’hui. Cette légende est tout ce qu’il nous reste de cette époque. Nul ne sait la suite, seule HoutKa a laissé sa trace dans la mémoire des peuples. Elle fut au service d’un homme des runes, puis quand les runes ont presque disparu, elle fut celle qui sauva Anguelbhorn, et plus tard TaatBangüelBuorn. Il existe bien d’autres légendes qui attendront car le jour est fait pour vivre.

jeudi 21 avril 2011

Houtka - 21

La vie reprit son cours calme et tranquille. BaüornKa grandissait. La cérémonie de désignation de son nom runique devenait une urgence pour Cantasha. Elle profita d’une des fêtes qui rythmait la vie pour y associer la célébration. Il y eut des cantilènes nombreuses et variées. Le peuple fut heureux de participer à cet évènement qui lui permettait de se reconnaître encore mieux dans cet enfant dont personne ne doutait qu’il serait roi. Dans la cour d’honneur, le choeur des cantileuses entonna la cantilène de l’enfant. Au centre un espace rond avait été dégagé. Des pierres brutes avaient été disposées selon des règles précises. Elles pouvaient servir de points forts pour tracer les runes des noms de Cantasha et de Renatka. Cantasha officiait. Dansant les runes au centre de l’espace, elle versa sur les pierres l’encre qui servait à tracer les runes inachevées. Prenant l’enfant dans son berceau, elle le mit à l’endroit où les runes des noms de ses parents s’entremêlaient. Le Choeur entonna une cantilène quasi hypnotique. Tous les spectateurs virent danser les runes. Passé le moment de surprise, le calme se fit dans la cour. Les runes inachevées commençaient leur danse, s’élevant dans des volutes entremêlées. Elles se mirent à tourner dans une spirale au-dessus du couffin. Il n’y eut plus bientôt qu’un disque d’encre au-dessus de l’enfant. Le chant continuait. Un autre groupe de cantileuses vint prendre position autour de l’espace et se mit à danser les runes de la détermination. Lentement, se détachant du centre du disque d’encre, une volute s’étira. Pour les spectateurs ce n’était que fumée, mais Cantasha y cherchait la rune de son fils. Renatka y vit un glyphe. Il le transcrit sur un morceau décorce. Le tracé continua d’évoluer. Cantasha découvrit la rune qu’elle attendait. Elle aussi la traça sur une écorce. Puis la forme se stabilisa. Lentement, elle tourna sur elle-même montrant tour à tour deux aspects distincts, l’un était runique, l’autre glyphique. Si pour le peuple de Raiwe cela n’avait pas d’importance, Cantasha et Renatka étaient très profondément touchés. La cantilène se termina. Les cantileuses s’attendaient à voir l’encre retomber. Au lieu de cela, elle resta suspendue en l’air. Quand Cantasha vint chercher l’enfant, elle comprit que l’encre était devenue solide comme la pierre. Elle tourna vers Renatka un regard interrogatif.
Celui-ci alla jusqu’au centre de l’espace et prenant en main la sculpture d’encre solidifiée, il permit à Cantasha de prendre l’enfant.
A voix basse, il lui dit :
- Montre l’enfant à la foule que nous le nommions.
- Mais il y a deux tracés.
- Cantile la rune, je dirais le glyphe.
Ensemble, ils prirent la parole. Tous les témoins furent d’accord, on n’entendit qu’une voix qui disait ce que tout le peuple reprit d’un seul cri : Raïvtajornka. Ce fut une longue ovation. Répétant encore et encore ce nom, le peuple se dispersa, laissant Cantasha et Renatka étonnés de ce qu’ils avaient vu.
- Que dit la rune ?
- Elle parle de paix et de force. Que dit le glyphe ?
- Comme je l’avais senti, il parle du premier né dans la paix. Je ne comprends pas ce nom.
Ils rentrèrent au palais pendant qu’on entendait dans la cité le chant Raïvtajornka que reprenait le peuple. Dackiri les accueillit tous les trois en disant :
- Longue vie au roi Raïtajornka !
- Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
- Avant que tu ne sois victorieuse, Ô ma reine ! Le peuple portait dans son cœur le nom d’un héros qui le libérerait définitivement du joug qu’il subissait. C'est la légende de Raïvtajornka. Nul n’en connaît l’origine, elle fut comme une écharde plantée dans la peau de celui que tu mis à terre. A cause d’elle, jamais ce peuple ne fut réellement sien. Après ce que vous venez de dire, le peuple vient de se reconnaître dans votre fils. Que mille bénédictions l’accompagnent.
Les saisons succédèrent aux saisons. Le royaume de Raiwe voyait sa réputation grandir. La politique de formation des cantileuses portait ses fruits. Cantasha établissait des liens avec les royaumes environnants en leur envoyant des ambassadrices. Renatka partait parfois aussi en mission. Souvent de simples visites de courtoisie mais parfois plus dramatiquement, il partait au combat. Ce qui était arrivé au pays de Tief avait assis sa réputation. D’autres royaumes firent appel à lui pour régler soit des conflits internes, soit des invasions d’êtres ou d’esprits mal contrôlés et dangereux. Avant de l’appeler, les princes ou les rois faisaient bien attention depuis l’histoire des évènements de Skitagi. Le prince de ce territoire avait fait appel à Renatka pour le débarrasser de rebelles qui ravageaient une province et menaçaient l’unité du pays, aidés par des génies malfaisants qui mettaient à mal l’armée. Renatka lors de son arrivée avait longuement écouté le prince. Il était alors parti régler le problème comme il avait dit. Le prince se frottait déjà les mains quand il avait vu revenir Renatka accompagné d’un homme qu’il reconnut comme étant le chef des rebelles et un autre individu caché sous sa cape. Il allait donner l’ordre à sa garde d’abattre les insoumis quand Renatka prit la parole :
- Avant tout Prince, écoute !
Les gardes qui s’étaient rapprochés, restèrent en alerte pendant que la silhouette encapuchonnée s’avança. D’une voix grave et sourde, qui obligea le prince à tendre l’oreille, il parla :
- Te rappelles-tu, toi qu’on appelle prince, de ce qui fut quand tu accédas au pouvoir ? Comment sont morts le roi et sa jeune épouse ?
- Ils furent tués par des rebelles qui comme toi refusaient la paix !
- Oui, cela est la version que tout le monde connaît, mais te souviens-tu comme ta main tremblait dans le couloir jaune quand tu t’es approché, la nuit, de la chambre où le roi reposait ?
- Qui es-tu ? demanda le prince en se levant.
- Le roi que tu as tué ! dit la silhouette en rejetant la cape qui le couvrait, découvrant son aspect spectral. « Tu m’as tué et tu as tué mon épouse, jeune accouchée. Tu as cru tuer l’enfant dans son berceau, mais tu n’as poignardé que l’animal qui le réchauffait. »
- Gardes, tuez-les tous !
A cet ordre, ils chargèrent l’arme au poing. Renatka les éjecta sans difficulté malgré leur nombre. L’aréopage, qui entourait le prince, prit du recul. Il resta autour du trône que les quatre protagonistes. Le spectre reprit la parole.
- Aujourd’hui, ta force ne t’ait d’aucun secours. Mon fils est en âge de réclamer son trône. Et le temps est venu pour moi de me venger.
- Tu ne peux pas, tu es mort, je t’ai tué !
- Bien sûr que je suis mort, bien sûr que tu m’as tué. Mais ce que tu ignores, toi qui n’es pas de ma lignée, c’est le pouvoir de la magie transmise de père en fils. Mon fils devenu grand m’a invoqué, alors j’ai pris pied dans le monde des vivants jusqu’à ce que je me venge.
- C’est impossible ! Roi de Raiwe, je ne t’ai pas appelé pour que tu fasses cela.
- Non, dit Renatka, tu m’as appelé pour que le pouvoir légal soit rétabli. Ce sont tes mots.
Le prince se mit à courir pour fuir, mais le fantôme du roi fut plus rapide et l’attrapa. A peine fut-il touché que le prince félon hurla. Bientôt il ne fut plus qu’un spectre à la merci du roi mort. Celui-ci reprit la parole :
- Maintenant, mon fils, va, vis ton avenir !
- Mais père, tu ne restes pas pour me conseiller ?
- Non, je ne le puis. L’avenir est tien, le passé est mien. Reçois ma bénédiction, roi de Raiwe pour ce que tu as fait.
Ayant dit cela, il disparut entraînant avec lui l’ombre d’un homme qui avait voulu être prince quel qu’en soit le prix.
- Vive le roi ! Vive le roi !
Ce furent à ces cris que le jeune chef revint à la réalité. Tous les dignitaires rassemblés furent unanimes à reconnaître sa légitimité. Ils le firent d’autant plus vite qu’ils avaient été plus proches du prince déchu.

L'enfant avait grandi. Il jouissait d'une grande facilité à se libérer des corvées. Les serviteurs passaient leur temps à lui courir après. Cantasha avait un sens très sûr de sa position et le récupérait toujours, mais elle était très occupée. Renatka qui avait grandi dans les bois sans contrainte, trouvait l'attitude de son fils normale sauf quand il avait besoin de lui. Curieusement l'enfant arrivait comme par magie avant que son père ne se mette en colère. Il avait trouvé tous les passages plus ou moins discrets qui allaient du château à la cité. Il avait en plus développé une réelle complicité avec les gens de "son" peuple qui le connaissaient bien. Il avait ainsi très facilement appris la langue ancienne des gens de la rue et maîtrisait parfaitement les différents dialectes du royaume. Lui trouvait cela normal, les autres s'en étonnaient toujours. Cette complicité lui permettait de cacher beaucoup de ses écarts de conduite. Dans la cité, tout le monde connaissait le prince Raïvt comme il l'appelait familièrement. Il était partout comme chez lui. Il accumulait ainsi inconsciemment tout un savoir qui lui rendrait bien service plus tard. Il noua aussi de solides amitiés aussi bien avec des enfants de son âge qu’avec des gens plus âgés. Loin des préoccupations des adultes, il menait une vie heureuse. Il n’aimait pas trop quand son père ou sa mère partaient au loin. Mais comme ils n’étaient jamais partis tous les deux ensemble sans lui, ce sentiment restait assez embryonnaire. Il savait qu’il serait le roi, mais ne s’en préoccupait pas. Il avait des choses beaucoup plus importantes à faire comme piéger les grenouilles ou aller à la pêche. La construction d’une cabane l’occupa aussi tout un été. Quand il eut atteint l’âge d’être raisonnable, il eut le droit d’apprendre le maniement des armes. Souple et rapide, il prit rapidement goût à leur maniement. L’arc et son bruit lors du lâcher de la flèche le réjouissaient. La lance qu’elle soit longue ou courte ne lui plaisait pas du tout. Entre l’épée et le sabre, c’est l’épée qui le séduit. Les différentes autres armes le lassèrent assez vite sauf le grand couteau qu’il utilisait facilement en complément de l’épée dans des duels à deux mains. Son père aimait la hache, il le savait mais lui avait du mal à la manier correctement. Lors de ses joutes avec son père, il sentait bien que, s’il gagnait, c’était plus parce que son père ne donnait pas toute sa mesure que parce qu’il pouvait vraiment la battre. Il se promit qu’un jour quand il serait plus grand, il aurait une vraie victoire. Sa mère ne le délaissa pour autant et il devait passer des soirées à cantiler et à apprendre des runes. Il avait une belle voix, mais celle de sa mère était extraordinaire. Quand il l’écoutait, il y avait en lui un tel ravissement qu’il en oubliait de cantiler.
Quand venait le temps pour lui d’aller se coucher, il essayait toujours de gagner du temps. Rester avec les adultes prouvait qu’on était un grand et il en rêvait. Certains soirs, à pas de loup, alors que tout le monde le croyait endormi, il revenait se cacher en haut de l’escalier derrière les balustres pour écouter les conversations de ses parents. Il entendit parler de la gestion du royaume ou des problèmes des pays alentours. Une fois ou l’autre, il s’était fait surprendre par sa mère qui l’air mi-fâché, mi-amusé l’avait renvoyé dans sa chambre. Parfois, il se réveillait dans son lit alors qu’il était persuadé d’avoir été épié la conversation des adultes, ne sachant pas que son père l’avait porté jusque là.
Son enfance s’écoulait paisible. Sa première inquiétude sérieuse lui arriva quelques saisons plus tard. Alors qu’il commençait à avoir le droit de veiller plus tard, il avait reçu l’ordre d’aller se coucher. Il n’avait pas discuté. Quand sa mère employait ce ton-là, ce n’était pas le moment d’entrer en conflit avec elle. Il préféra se soumettre du moins jusqu’à sa chambre. On l’avait à peine laissé seul, qu’il était de retour pour écouter. Il avait trouvé un endroit plus discret, c’était un passage dans le mur. Il en avait repéré quatre sur la terrasse en haut. Celui dans lequel il se glissait était le plus près de sa fenêtre. Une fois dedans, il entendait les paroles prononcées dans la grande salle comme s’il y était. Il avait même, dans un tournant du conduit, un endroit plat presque confortable. Bien installé, il prêta l’oreille. Il reconnut la voix de son père.
- J’ai vu les traces des hommes des longues plaines du froid chez notre voisin. Le roi Tza a tenu à me les montrer. Ils ont déjà subi plusieurs invasions. Pour le moment ce sont des éclaireurs. Mais il a peur d’une nouvelle invasion comme à l’époque de son arrière grand-père.
- Que veulent-ils ? demanda Cantasha.
- Les longues plaines peuvent être très pauvres certaines années. Le roi Tza pense qu’ils vont venir chercher de quoi manger.
- Est-il possible de les aider ?
- Je ne sais pas. Le roi Tza ne le pense pas. Ils ont peu d’échanges avec eux et toujours sur un mode agressif. Son armée n’est pas assez forte pour contenir les tribus des hommes des longues plaines s’ils arrivent. Nous serons sûrement obligés de l’aider. Si le roi Tza tombe, la guerre se fera chez nous.
La conversation continua un peu, mais le mot guerre avait heurté son oreille. En rentrant dans sa chambre, il rêva de combats et de victoire.
La situation évolua peu pour le prince Raïvt, mais il se concentra sur les exercices guerriers. De nombreux jeunes de son âge avaient déjà des responsabilités d’adultes. Lui croyait encore que les rêves de guerre étaient des rêves d’adulte. Il savait que pour partir au combat, Renatka emmenait une petite armée. S’il était la force et pas seulement qu’aux yeux de son fils, il ne pouvait être partout. Ces unités lui servaient à défendre les positions, lui se réservait l’attaque. Raïvt avait conçu le projet de partir avec eux. Il avait tâté le terrain et avait eu un refus net et catégorique de sa mère, cela il s’y attendait, mais aussi de son père. Il avait mal vécu le fait. Il s’était rabattu sur les soldats. Les gradés refusèrent. Un des soldats lui confia que pour partir sur le terrain, il n’y avait pas que des gens en armes. Le comprenant à demi-mot, Raïvt alla chercher l’aide de jeunes de son âge qu’il réussit à convaincre de tenter l’aventure, si aventure il y avait. Ils passèrent un printemps à jouer à préparer la guerre. Ils allaient partir, cachés dans les chariots de l’intendance. Une fois arrivé, Raïvt ne doutait pas de convaincre son père. Le temps passait et rien ne se passait. Raïvt s’occupa à d’autres jeux. Il était parti camper à quelques distances quand il entendit parler du départ de l’armée. Il courut pour revenir.
Rien ne se passa comme prévu, du groupe d’amis prévus, seuls deux furent disponibles immédiatement. Les chariots relativement confortables qu’ils avaient aménagés étaient déjà partis quand eux arrivèrent. Il leur fut nécessaire de se rabattre sur d’autres moyens. Voyant les bouviers pousser les bêtes de rechange, Raïvt, qui les connaissait, négocia. C’est couverts des haillons des pasteurs en déplacement qu’ils partirent à pied pour la guerre. Le chemin était long. Il leur était difficile de tenir le rythme des hommes. Au bout d’une semaine, les pieds en sang, un des trois aventuriers abandonna le convoi pour se réfugier chez un membre de sa famille. Raïvt et son ami Tetba ne valaient guère mieux. Plus têtus ou plus orgueilleux, ils refusèrent l’hospitalité pour continuer. Les soldats, qui avaient tous finis par savoir que le prince était là, lui vinrent en aide en les cachant dans un chariot. Les premières brumes de ses rêves se déchirèrent. Quand il vit le poteau marquant la frontière du royaume de Raiwe, son espoir reprit vigueur. Les choses sérieuses allaient commencer et il allait connaître la gloire. Le convoi mit encore cinq longs jours avant que de s’arrêter. Il découvrit qu’ils allaient occuper une position en hauteur qui commandait la route. Ils surplombaient le début de la longue plaine. Au loin des colonnes de poussières s’élevaient. Vu leur nombre, il comprit qu’ils allaient faire face à un ennemi très supérieur en nombre. Sans être alarmistes, le discours des soldats fut inquiétant. Ils s’attendaient à de durs combats et ils n’osaient pas aller avouer à Renatka que son fils était au milieu d’eux. Sans rien dire, ils préparèrent un plan pour protéger le jeune prince. Renatka quitta la position rapidement pour rencontrer le roi Tza. Raïvt et Tetba se ressentir isolés pour la première fois de leur vie et les colonnes de poussières avançaient. Ils participèrent aux travaux de défenses. Creusant des fossés, fixant des pieux, ils n’eurent pas le temps de penser. Le soir venu, trop épuisés, ils s’écroulaient sur leurs paillasses mais le matin au réveil ils voyaient : les colonnes de poussières avançaient. Les officiers passèrent donner les ordres. Considérés comme de l’intendance, ils furent oubliés. Devant les préparatifs, ils commencèrent à craindre de s’être embarqués dans une aventure qui les dépassait. Ils entendaient les officiers discuter des combats possibles et des stratégies à appliquer. Ils les entendirent aussi parler des pertes humaines et de comment faire avec moins d’hommes pour tenir la position. Si le désir de fuir les atteignit, ni Raïvt, ni Tetba ne voulurent le reconnaître l’un devant l’autre. Le soir venu, ils virent que les colonnes de poussières seraient bientôt assez près pour qu’on puisse distinguer ceux qui les composaient. Cette nuit-là ils dormirent mal.
Cantasha ne décolérait pas. Personne n’avait vu son fils depuis plusieurs jours et c’est seulement aujourd’hui qu’on lui apprenait. Elle retournait en hâte au château car elle ne l’avait pas senti à proximité. Il devait camper avec quelques amis à une journée de marche sous la surveillance du chef de village, père d’un des enfants. Ce n’était pas le jour. Déjà que Renatka n’était pas là. Elle savait bien qu’il lui fallait aider leurs voisins. Mais elle l’aurait voulu avec elle aujourd’hui. Elle monta sur la plus haute terrasse du palais. Mais où avait-il été se fourrer ? Le lien qu’elle entretenait avec lui était assez fort pour qu’elle puisse le localiser. Quand il était plus loin, la recherche était plus difficile mais toujours elle l’avait trouvé. Arrivée sur la terrasse, elle se mit en position de méditation. Il fallait qu’elle se calme pour cantiler. Lentement, grâce à ses exercices, la paix se fit à l’intérieur. Elle commença une cantilène douce pour ajuster sa voix. Pour le moment, elle ne voulait pas que la nouvelle se sache. Une fois prête, elle cantila la rune de son fils suivie de celle qu’elle utilisait pour le chercher. Le temps passa. Elle commençait à croire qu’elle avait fait une erreur quand l’écho de sa présence arriva. Son inquiétude monta d’un cran. Il était loin, très loin d’elle et de la sécurité. Elle décrypta ce qu’elle entendait et pâlit. Il était à la limite des longues plaines. En un instant, elle comprit. Il était parti à la guerre. La colère la submergea, puis l’inquiétude et la peur. Il lui fallait prévenir Renatka au plus vite. Comme toujours, elle lui avait adjoint un groupe de cantileuses avec une enchanteresse. Il savait que cela permettait à Cantasha de savoir où il était et ce qu’il faisait. Cela lui donnait aussi un atout supplémentaire. Leur maîtrise de la cantilation et des runes de puissance était une aide précieuse.
Il repoussait une colonne de ces envahisseurs. C’était assez facile. Pour eux, il avait l’aspect des démons. Les glyphes gravés dans sa peau valaient toutes les armes. Sa simple apparition les faisait fuir. Quelques uns essayaient bien de lui envoyer quelques traits ou quelques lances. Il les réduisait simplement en cendres ce qui augmentait encore leur peur. Comme un chien guide un troupeau, il guidait la colonne vers un passage prévu avec le roi Tza. Ils avaient longuement discuté et avaient fini par conclure que la guerre serait trop destructrice. Le mieux était de les envoyer vers les mondes ouverts. La marche serait longue sûrement difficile mais là-bas, ils auraient une place. Bien sûr les chefs des hommes des longues plaines avaient refusé. Ils se pensaient assez forts pour déloger le roi Tza et d’autres si besoin pour prendre leurs terres. L’apparition de Renatka avait bouleversé ces grands guerriers. La première colonne avait accepté de suivre le corridor de transhumance. Puis la deuxième était arrivée et il avait fallu recommencer la négociation. Les roi Tza et Renatka finirent par comprendre un peu le fonctionnement en tribus de ce peuple des longues plaines. Pour les colonnes suivantes, les choses allèrent plus vite. Le seul point noir restait les éclaireurs. Ces petits groupes armés couraient devant les colonnes pour écarter le danger. En s’approchant directement des colonnes, Renatka avait séparé ces groupes de leur base. Il apprit que des combats avaient lieu à quelques distances entre les guerriers du roi Tza et les éclaireurs. Quelque chose se passait mal. La colonne perdait son bel ordonnancement. Il vit arriver une cantileuse qui courait. Devant elle, les gens des longues plaines fuyaient. Couverte de runes, elle était pour eux aussi effrayante qu’un dragon. L’inquiétude vint effleurer son esprit. Que se passait-il pour que l’enchanteresse qui devait guider une autre colonne lui envoie ainsi une maîtresse cantileuse et au pas de course ? Toute essoufflée, elle lui délivra la nouvelle de la position de son fils, et de la possible présence d’éclaireurs dans ce secteur. Confiant à la maîtresse cantileuse le soin de continuer sa tâche, il décolla, ce qui paniqua encore plus les gens des longues plaines.
Raïvt aurait préféré être ailleurs. Les éclaireurs avaient attaqué tôt le matin. Les combats étaient difficiles. Tetba avait été fauché d’un coup de hache. Raïvt aurait subi le même sort sans toutes ses heures d’entraînement. Il n’avait ni la puissance, ni l’endurance mais il avait la rapidité pour lui. Durant la matinée, il avait réussi à échapper à plusieurs coups et à ramener Tetba vers l’abri des défenses érigées la veille. Une cantileuse avait dit les runes de guérison qu’elle connaissait et était repartie aider les guerriers. Lors d’une attaque, il avait vu un des officiers mis à mal par deux éclaireurs. Blessé, il ne pouvait pas faire front. S’emparant d’une épée, il avait surgi en hurlant. Nul ne put dire si c’était le cri ou la surprise de le voir surgir qui avait fait hésiter l’ennemi, mais le prince Raïvt l’avait occis. Il y eut au même moment plusieurs scènes du même genre, si bien que les éclaireurs rompirent le combat. Raïvt était debout, la fureur en lui et tout était étrangement calme. Cela ne dura qu’un instant. Les ordres fusèrent, précis, pressants. Rapidement, les officiers réorganisèrent les hommes pour faire face à une nouvelle attaque dont ils ne doutaient pas. La cantileuse s’occupa des blessés. Elle ne pouvait pas guérir toutes les blessures. Ce qu’elle faisait là permettrait d’attendre l’arrivée d’une maîtresse cantileuse. L’officier principal se dirigea d’un pas décidé vers Raïvt qui n’en menait pas large quand une nouvelle attaque eut lieu. Il en fut soulagé d’un côté. Les explications et les punitions attendraient. Par contre la peur vint lui serrer les entrailles. De nouveau les éclaireurs chargeaient. On voyait danser les boucliers multicolores et briller les sabres. Tout le monde se prépara au choc. Un mur de feu jaillit, cassant net leur élan, grillant les poils des guerriers du premier rang. Les éclaireurs s’enfuirent en hurlant quand ils virent le démon qui appelait le feu contre eux. Renatka ! Un immense soulagement envahit le cœur de Raïvt quand il vit son père.

Le jeune prince aurait préféré que son père s’énerve, lui crie dessus voire le punisse. Au lieu de cela, Renatka lui avait demandé s’il allait bien. Puis devant sa réponse positive, il s’était occupé des blessés et de voir avec les officiers la suite à donner. Une maîtresse cantileuse était arrivée rapidement. Elle avait fait beaucoup d’effort pour remettre sur pied les blessés. Tetba avait beaucoup souffert quand les runes avaient réparé sa plaie. Malheureusement, il garderait toute sa vie une cicatrice et une boiterie. Raïvt en fut bouleversé. Ce n’est pas ce qu’il voulait. Dans ses rêves tout était tellement beau et facile. Son sentiment de culpabilité était immense. Le soir venu, il était replié dans un coin pleurant encore sur ce qui s’était passé, réagissant à la mort qu’il avait donnée. Un bras se posa autour de ses épaules. Tournant la tête, il vit son père. Il pleura amèrement dans ses bras. Renatka le laissa faire. Puis le prenant, il le fit monter sur son dos et s’envola avec lui. Pour l’enfant, l’expérience fut extraordinaire. Passée la peur des premiers instants qui lui avait fait resserrer sa prise, il goûta pleinement l’expérience.
Ils se posèrent sur la terrasse haute du château. Cantasha se précipita vers eux et serra longuement son fils dans ses bras, pleurant et riant à la fois. Renatka les regarda. Rentrés dans la salle, Cantasha se fit raconter tout ce qui était arrivé. Raïvt tremblant n’osa pas mentir et raconta son périple. Puis il s’effondra en larmes dans les bras de sa mère qui le berça doucement. Elle lui parla longuement, faisant appel et à son intelligence et à son cœur. Il était prince, il serait roi. Il ne pouvait pas se permettre ce genre de conduite. Il était grand mais pas tant que cela, il n’était pas prêt à vivre ce qu’il avait vécu. A vouloir aller trop vite, il avait failli tout perdre et entraîner une catastrophe. Il y a un temps pour tout. Un temps pour grandir et apprendre, un temps pour être adulte et agir. Ce qu’il avait vécu le rendrait plus fort, mais ce qui avait été fait ne pouvait être défait. Puisqu’il avait voulu se comporter en adulte, il était maintenant responsable de la suite qui serait donnée à son aventure. Si un des garçons avait eu assez peur pour s’arrêter, Tetba payait le prix. Pour l’avoir entraîné là-bas, Raïvt devra faire ce qui est juste.
L’enfant s’effondra plus qu’il ne s’allongea. Il s’endormit très vite d’un sommeil peuplé de cauchemars. Se retrouvant seul, Renatka prit Cantasha dans ses bras :
- N’as-tu rien à me dire ?
- Mais qu’est-ce qu’il lui a pris…
- Non, non, je pensais à autre chose.
- Que veux-tu dire ?
- Quand nous sommes arrivés et que je t’ai vu prendre ton fils dans les bras, j’ai cru…
- Oui…
- Mais c’est à toi de me le dire !
- Oui mais tu le devines si bien.
- Alors garçon ou fille ?
- Fille !

Dans les semaines qui avaient suivi, Raïvt se sentait mal. Il ne faisait que penser et à ce qui était arrivé à Tetba et à la mort qu’il avait donnée. Il se reprochait ce qu’il avait fait. A cause de lui Tetba ne marcherait plus jamais comme il faut. Son père était reparti là-bas le lendemain, le laissant ruminer. Sa mère venait le voir mais il la sentait différente. Il ne la savait pas enceinte. Il était resté confiné quelques jours dans le palais ayant honte. Il pensait que tout le monde se détournerait de lui. Une servante l’avait sidéré en se jetant à ses pieds pour le féliciter et le remercier. Il s’était renseigné auprès de Dackiri, toujours en poste malgré son grand âge. Il avait appris qu’elle était la fille de l’officier que son geste avait sauvé. Malgré son malaise, il osa sortir. Il fut accueilli partout en héros. Pour les gens du pays de Raiwe, il était leur héros. Il avait sauvé les soldats. Il essaya de rétablir la vérité mais personne ne voulut écouter. Leur prince était un héros en qui ils pouvaient mettre leur confiance et leur amour.
Quand les soldats rentrèrent de campagne avec Tetba qui gardait une boiterie, ils ne firent que renforcer le sentiment de la population. Cantasha et Renatka ne dirent rien. Ils étaient plutôt fiers des suites de ce qui avait failli être une catastrophe. Raïvt n’y trouvait pas vraiment son compte. Il se sentait coupable de la blessure de Tetba et trouvait exagérée la dévotion des gens. Il avait demandé et obtenu que Tetba rentre au service du palais. Sa famille lui en fut encore plus reconnaissante. Garçon intelligent, à l’esprit vif et ouvert, il avait plu à Dackiri. Il en fit son élève.
Les saisons succédèrent aux saisons. Une fille était née. Raïvt avait accueilli ce petit être avec circonspection. Ses parents étaient fous de joie. Avant tout le monde, il l’avait appelée Mipti, ce qui en langage ancien du pays de Raiwe signifiait : « petite chose ». Elle reçut plus tard un nom officiel runique et glyphique mais pour le peuple, elle fut toujours la princesse Mipti. Elle grandit sans histoire. Très vite, sa voix, un sujet d’enchantement pour sa mère. Baignée dès avant sa naissance par la cantilation, Mipti fut un sujet d’étonnement pour les cantileuses et de fierté pour sa mère. D’autres saisons passèrent, puis encore d’autres. Raïvt avait pris de l’assurance. Il pouvait se conduire en prince même si au fond de lui restait la blessure de cette fugue. Il fut chargé d’ambassade dans différents pays. Accompagné de Tetba devenu grand serviteur de son prince, il goûta pleinement les annonces des hérauts quand il entrait : « Prince Raïvtajornka du royaume de Raiwe ! ». S’il savait son pays respecté, il savait aussi qu’il n’en était pas la cause. Ses parents étaient honorés et craints. Intérieurement, il gardait encore ce rêve de conquérir la gloire par sa propre valeur. Mais le monde était en paix. Petit à petit, il se résignait à être le futur roi de Raiwe, successeur des fondateurs.
Raïvt était fier. Il venait de recevoir la charge de gouverner en l'absence de ses parents, partis tous les deux pour honorer les fêtes du jubilé du roi de Tief qu'ils avaient aidé à retrouver son trône. Les temps avaient été calmes très longtemps. Depuis une saison des réfugiés arrivaient des hauts plateaux. Il n'y avait pas de vrai royaume, mais des cités plutôt indépendantes qui contrôlaient un petit territoire suffisant pour leur subsistance. Après les hauts plateaux des cités, on trouvait un grand massif montagneux où vivaient des nomades. Leurs raids incessants sur les cités envoyaient les habitants sur les routes pour sauver leurs vies. Le royaume de Raiwe était confronté à l’afflux des réfugiés qu’il essayait de rediriger vers d’autres cieux. La vallée qui allait vers l’ancienne fondation se peupla doucement. Cantasha avait été voir les réfugiés pour comprendre. Elle avait ramené des informations sur les raids. Les nomades utilisaient des montures quand les autres allaient encore à pied. Rapides et mobiles, ils étaient pour le moment insaisissables. Renatka en avait fait l’expérience en quadrillant le terrain. Il n’était jamais au bon endroit au bon moment. Il renonça à cause d’obligations qui le réclamaient ailleurs. Il avait laissé pour mission à Raïvt de surveiller les frontières et de le faire prévenir si besoin. Cantasha avait de son côté spécialement mandaté une enchanteresse pour l’aider dans cette mission et surtout pour garder le lien. Mipti, fière de fêter ses dix printemps, prenait très au sérieux son rôle de princesse au même titre que son frère qui la regardait avec des yeux amusés. Les premiers jours furent sereins. Ils jouèrent au roi et à la reine. Tetba qui était devenu le premier serviteur à la mort de Dackiri, gardait les pieds sur terre. Il recevait chaque jour les messagers venus rendre compte de ce qui se passait sur les frontières avec les hauts plateaux. Il alerta Raïvt le troisième jour. Les réfugiés venaient de la cité la plus proche. Ils firent un conseil et décidèrent d’aller voir. Prenant la tête des troupes, Raïvt partit pour la frontière. Une maîtresse enchanteresse l’accompagnait pour faire le lien. Quand il arriva à la frontière ce fut pour découvrir une colonne de fumée au-dessus de la cité des collines bleues. Les réfugiés décrirent l’attaque des nomades et l’horreur des combats et du pillage. Il décida de tenir la position et de rassembler le maximum de renseignements avant de prévenir ses parents. Sans la sentinelle, qui avait crié avant qu’on l’égorge, l’attaque aurait tourné au massacre. Au lieu de cela, Raïvt et ses soldats avaient réussi à repousser les nomades qui s’enfuirent sur leurs montures. Quand on fit le bilan, les pertes étaient lourdes dans les rangs des guerriers de Raiwe. Plusieurs officiers, la maîtresse cantileuse et des soldats trop nombreux étaient morts. Le soleil se leva sur un camp où régnait la désolation. Ils n’eurent pas le temps d’enterrer les morts. Les nomades chargeaient. La présence des cantileuses en atténua l’impact. Si aucune des présentes ne savait maîtriser les runes de contact lointain, elles connaissaient assez de runes de puissances et de défense pour participer activement à la bataille. Voyant qu’ils ne gagneraient pas au premier assaut, ils rompirent le combat et partirent au grand galop vers les ruines de la cité des collines bleues. Dès qu’il comprit la manœuvre des nomades, l’officier, commandant les troupes, vint trouver Raïvt.
- Prince Raïvt, il vous faut regagner le palais !
- En vous laissant, jamais !
- Votre bravoure vous honore, mon prince, mais le royaume ne peut pas courir le risque de vous voir mort. Ces nomades vont revenir bientôt. Il nous faut des renforts car nous ne tiendrons pas.
Raïvt ne sut quoi répondre. Il regarda autour de lui. Ses soldats tenaient la passe qui permettait d’accéder au royaume de Raiwe. Lui-même se tenait à côté du poteau frontière. Ici aussi le poteau peint qui marquait la frontière datait d’avant le dictateur qu’avaient renversé ses parents. Il voyait les blessés qu’on ramassait. En deux attaques, c’est plus du cinquième des ses soldats qui avaient été au moins partiellement mis hors de combat. Il s’appuya sur le poteau pour réfléchir. C’est comme si une voix s’insinuait en lui. Une voix venue du fond des âges qui parlait en langage ancien de Raiwe.
- Raïvtajornka datkimaba cosmata.
Ce qui pourrait se traduire par :
- Raïvtajornka, sois celui que tu es, dis les mots de la terre.
Raïvt ressentit comme une présence intérieure. Il la reconnut. Depuis toujours, elle était là. Aujourd’hui seulement, il mettait des mots sur ce qui l’habitait. Il était en lien et avec la terre et avec son peuple. L’officier qui continuait à parler, essayant de le convaincre de repartir, le vit prendre le poteau à deux mains et y appuyer son front. Il jura toute sa vie que lorsque son prince avait relevé la tête, des flammes brillaient dans ses yeux.
- Kitam, fais reculer les hommes derrière le poteau.
- Mais mon prince…
- C’est un ordre, Kitam !
L’officier salua son prince et alla donner les ordres. Au loin une autre charge était lancée. Les nomades arrivaient. Raïvt faisant face à l’ennemi, prit le poteau à deux mains. En langage ancien, il appela :
- Mipti ! Mipti !
Là-bas, loin, la princesse Mipti qui jouait à se faire obéir, bondit sur ses pieds. La voix de son frère résonnait dans sa tête.
- Raïvt ? Raïvt, je t’entends !
- Oui, Mipti. Va dans la grande salle, près du coin qui fait face au soleil.
Mipti se mit en marche poursuivie par les servantes qui lui demandaient ce qui se passait.
- Cours Mipti, cours !
Le sol commença à trembler sous le choc de sabots. Les hommes et les cantileuses se préparèrent à mourir pour protéger leur prince. Celui-ci le front posé contre le poteau frontière, semblait étranger à la scène. Devant ses yeux, il voyait les pièces défiler, il entendait les servantes rappeler leur princesse à la raison. Bientôt, il vit le coin de la pièce et la tenture qui avait été mise devant la bouche à son. Il la fit arracher par Mipti.
- Chante Mipti, chante le chant de Raiwe que je t’ai appris !
Il entendit, plus il ressentit les harmoniques de la voix de sa sœur s’engouffrer dans la bouche à son. Autour de lui, il vit les soldats relever la tête. Maintenant eux aussi entendaient le chant magique de Raiwe renvoyé aux quatre coins du royaume par les bouches à son de la grande tour. Les nomades n’en crurent pas leurs yeux, jaillissant de nulle part, une armée de cavaliers leur faisait face. Maître de la magie de son pays et de sa puissance, Raïvt cria :
- Maintenant !
La charge de l’armée magique de Raiwe se fit au cri de : « Raïvtajornka ! ». Bousculant tout sur son passage, elle mit en fuite les nomades.
- Kitam !
- Oui mon prince ?
- Nous rentrons, les gardiens de Raiwe ont repris du service.

Houtka - 20

Cantasha fut réveillée bien avant l'aube. Elle n'osa pas remuer. Elle voyait Renatka de dos assis sur un tronc d'arbre tombé. Sa silhouette se découpait sur le ciel étoilé. Tout semblait tranquille. Elle pensa à ce dont ils avaient discuté. Comment faire face à ces gens qui la mettaient hors d'elle et réveillaient sa colère? Elle voyait quelles runes de puissance employer pour les contraindre à la laisser tranquille. Elle pensa que Renatka avait raison, elle rêvait de violence en réponse à la violence. Lors de l'attaque à coups de pierres, elle aurait bien cantilé des runes de destruction contre les paysans. Elle gardait encore en elle toute la colère de ce moment de peur, et pas seulement la peur, elle ressentait aussi tout le rejet de ce qu’elle était. Elle comprenait bien qu’ils n’avaient aucune idée de ce qu’était une cantileuse et encore moins une maîtresse enchanteresse, quelle en était la puissance. Elle n’avait senti que le rejet, la négation de qui elle était derrière sa fonction. Elle se sentait profondément atteinte par cet évènement. D’anciens souvenirs lui revinrent en mémoire. Elle était avec d’autres enfants sous la garde d’une adulte. C’était avant la fondation. Elle ne revoyait pas vraiment l’endroit, même si elle pensait que c’était le village de sa Mamou, celle qui l’avait élevée dans sa prime enfance. Tous citaient leur père et ses exploits. Elle était restée muette. Les autres enfants l’avaient alors rejetée car tout le monde savait que Mamou n’était pas sa mère. Elle avait pleuré longtemps même après que Mamou l’ait prise dans ses bras et lui ait raconté la légende de sa naissance. Comment le père des runes l’avait engendrée avec la plus belle des cantileuses de la fondation. Cantasha se rappelait qu’elle s’était accrochée à cette histoire, imaginant ce qui allait se révéler vrai, qu’elle serait la maîtresse des cantileuses, que toutes lui rendraient hommage et la vengeraient de tous ces affreux qui se moquaient de celle qui n’avait pas de parents. Elle pensait avoir tourné la page de cet épisode surtout depuis tout ce qu’elle avait appris avec Mamaman. Elle se savait fille d’Entablu et de Sintacasha, porteuse du nom sacré de la première cantileuse, mais elle se découvrait encore blessée du rire des enfants d’il y a si longtemps. Elle envia Renatka et sa connaissance des moyens de se protéger. Elle pensa que s’il avait trouvé en lui la force de résister à cela, elle avait peut-être en elle des trésors cachés de protection qu’elle n’avait pas encore découverts. Elle décida de méditer pour les trouver. Sur ce, elle s’endormit.
Renatka ne bougeait pas. Il sentait que Cantasha s’était réveillée. Il attendit pour voir si elle l’appelait. Son désir le poussait à aller la serrer contre son cœur, mais il sentait aussi que la rencontre violente d’hier l’avait beaucoup perturbée. Depuis qu’ils avaient fait couple, c’était le premier soir qu’elle se couchait sans chercher le contact des corps. Il l’avait protégée du mieux qu’il avait pu. Si les cailloux ne lui avaient fait que des bobos sans importance, il craignait que la peur et le désir de violence ne soient trop forts pour elle. Il écouta ses mouvements. Cela dura un moment, puis sa respiration devint plus calme. Il se retourna, elle dormait. Faisant un petit peu de lumière, il la contempla. Elle souriait. Rassuré, il reprit sa veille.
Ils se réveillèrent au son de la trompe. De leur cachette, ils observèrent les paysans qui allaient tête basse dans les champs. Pas un ne leva la tête, comme si ce qu’ils avaient vécu la veille ne les concernait pas. Cantasha et Renatka différèrent leur départ jusqu’à ce qu’ils voient les hommes au travail. Alors ils se mirent en route sur le chemin. Quelques fois, un homme les regardait passer, levant le poing, leur intimant l’ordre de s’en aller, de retourner chez eux, mais il ne quittait pas son activité. Dès qu’ils avaient un peu avancé, le paysan reprenait sa tâche. Cette manière de réagir faisait peur au couple, et quand ils entendirent la trompe sonner vers midi, ils se hâtèrent vers un bosquet pour se protéger des regards. Voyant sans être vus, ils observèrent les mouvements de ceux qui avaient quitté leurs champs. Des femmes arrivèrent avec des paniers de victuailles. Du bois, on ne pouvait entendre ce qui se disait, mais les mouvements de bras désignaient leur direction. Parlant tout bas Cantasha glissa à Renatka :
- Cela me donne l’impression qu’ils nous cherchent un peu.
- Oui, mais nous sommes hors de vue. J’ai le sentiment qu’ici, tout le monde obéit aux ordres d’un seul. Reste à trouver qui.
- En allant à la forteresse nous devrions le savoir. Après il faudra trouver comment faire passer le groupe à travers le pays. Je ne pense pas que cela soit une bonne idée de s’installer ici. Ils se turent et se cachèrent plus encore. Cantasha cantila une rune de discrétion. Les femmes, qui passaient non loin sur le chemin, ne les virent pas malgré les regards inquisiteurs qu’elles lançaient tout autour d'elle. Quand la trompe sonna la reprise du travail, ils se remirent en route. Ils avancèrent assez vite sur des routes juste suffisantes pour le passage d’un chariot. Le plus étonnant était de n’y rencontrer personne. Parfois, au loin, sur d’autres chemins, ils apercevaient des voyageurs mais même en approchant de la forteresse qui maintenant les écrasait de sa masse, les routes restaient désertes. Renatka avait estimé à deux jours leur temps de voyage, il avait bien estimé la distance. Malheureusement, une nouvelle sonnerie de trompe les obligea à se cacher de nouveau. La rune de discrétion leur avait permis d’éviter d’être repérés par tous les paysans, mais elle n’avait pas empêché un homme de brandir de loin sa fourche en les menaçant de toutes les tortures qu’il connaissait. Le bois qui leur servait d’abri se trouvait sur une petite colline. En le traversant, ils aperçurent la forteresse dressant sa menace sur un éperon rocheux entouré d’une rivière et en face sur la berge, une bourgade. Dans le soir qui tombait, tout semblait calme. Ils virent un homme portant un instrument de musique et une femme qui disparaissait sous la charge qu’elle portait. Ceux-ci se présentèrent aux portes fortifiées. Renatka vit les soldats sortir. Ils fouillèrent le chargement de la femme, puis deux d’entre eux les prirent en charge pour les conduire vers le château. Il grimaça. Les soldats étaient toujours plus chatouilleux quand il y avait des foires. C'était toujours la période qui attirait les tireurs de bourse et les malfrats de toutes sortes. Il discuta un moment avec Cantasha pour essayer d’avoir une ligne de conduite le lendemain. La soirée passa comme cela. Cantasha restait prête à la violence, Renatka se méfiait de cette réaction dans ce royaume. Mais auraient-ils la possibilité d’échapper à la violence ?
Le matin, ils furent debout de bonne heure. Ils regardaient la forteresse quand la trompe sonna. Ils la reconnurent alors. Elle était intégrée à la forteresse elle-même. De grandes bouches en forme de gargouilles sortaient le son. C'était un barrissement grave qui faisait vibrer. Ils en ressentirent les effets dans le thorax car la colline faisait face à une des gueules de pierre. Renatka se demanda comment pouvait être produit un tel son. Cantasha dit:
- Je comprends mieux pourquoi je n'aime pas cela. Cette sonnerie fait vibrer le corps comme certaines runes de soumission.
Elle cantila des contre-runes pour elle-même mais aussi pour Renatka qui se sentit dynamisé par la cantilation. Ils laissèrent l'animation que provoquait le signal de la trompe retomber avant de se mettre en route. Ils descendirent la colline par un chemin qui serpentait à couvert sous les arbres.
- Entends-tu, ou plutôt as-tu remarqué qu'on n'entend plus les oiseaux?
Renatka s'arrêta, tendit l'oreille.
- Oui, plus un bruit comme si cette trompe tuait les autres sons.
Ils arrivèrent en bas de la vallée. Devant eux se dressaient les murailles de la cité et au-dessus encore plus imposante, encore plus menaçante se dressait le château. Ils approchèrent de la porte par le côté, si bien que les soldats qui surveillaient la route, ne les avaient pas vus approcher. Ils sursautèrent en les découvrant. Prenant les armes, ils se mirent en travers du chemin :
- Halte là! Identifiez-vous!
- Nous sommes des voyageurs qui traversons le pays.
- C'est impossible, les frontières sont fermées. Quelle est votre tâche habituelle?
- Nous sommes étrangers et nous passons...
- Des étrangers !!! CHEF DE POSTE DES ÉTRANGERS!
Un autre soldat sortit de la tour portière. Il n'avait pas de lance, mais l'épée à la main. Il regarda la situation.
- Qui êtes-vous?
- Des étrangers de passage.
- Comment êtes-vous passés?
- Nous avons suivi notre chemin.
- Vous n'avez pas vu le poteau ?
- Si, il gémissait. Nous sommes passés, il s'est calmé.
- Vous n'avez vu personne ?
- Si, un musicien et une femme quand nous avons atteint la route.
- Que voulez-vous?
- Continuer notre chemin.
- Mais les gardiens, vous n'avez pas vu les gardiens ?
- Non, vous êtes les premiers soldats que nous voyons.
Renatka qui répondait, entendait Cantasha cantiler à mi-voix. Il sentait l'incertitude chez le chef des gardes. A ce moment-là plusieurs gardes sortirent en armes de la salle de garde.
- On les tue tout de suite ?
Renatka garda le sourire mais se prépara à l'action. Il entendit Cantasha s’agiter derrière lui. Le monde devint transparent autour de lui.
- Qu’est-ce qui se passe, Cantasha ?
- J’ai cantilé une rune d’immobilisation. Ils ne peuvent bouger tant que je ne cantile pas autre chose. Nous allons devoir nous battre.
- Non, je ne crois pas. Ce ne sont pas des adversaires à notre niveau. Ils peuvent nous provoquer comme les paysans mais je crains que le danger ne soit ailleurs. Connais-tu des runes de fatigue ?
- Oui, bien sûr !
- Alors cantile-les pour eux.
La voix de Cantasha s’éleva pure et cristalline. Renatka prit du plaisir à cette beauté qu’il entendait. Les soldats se remirent en mouvement en même temps que le reste du monde. Les lances étaient moins hautes, l’épée plus basse. Le chef de poste reprit la parole.
- Non, les ordres sont de faire monter les saltimbanques au château.
- Merci à vous, j’allais vous en prier, dit Renatka.
Sur un signe de leur chef, deux soldats étouffant force bâillements, les encadrèrent. Ils se mirent en route dans la ville vers la forteresse.
Ils avancèrent dans les rues où les passants marchaient en regardant leurs chaussures. Les boutiques étaient ouvertes, les artisans travaillaient mais nul rire, nulle joie. Les regards qu'on leur jetait en disaient long sur leurs intentions. Comme ils étaient accompagnés de soldats, ils continuaient leurs tâches sans bouger. Cantasha frissonnait en sentant l'hostilité qui l'entourait. Bientôt ils atteignirent les bords de la rivière. A chaque extrémité de la cité, le rempart faisait un pont et allait s'appuyer sur la base rocheuse du château fort. C'est par un des étroits passages de ce pont-remparts qu'ils passèrent pour atteindre la barbacane. Les soldats de la ville les confièrent à d'autres soldats portant une livrée amarante. Entourés d'une escouade de six hommes, précédés par un gradé, Cantasha et Renatka entamèrent l'ascension du rocher sur des escaliers en bois prenant appui dans la roche. Le corps principal de la forteresse était à moitié creusé dans la roche, à moitié construite avec la pierre extraite sur place. Cela donnait à l’ensemble une unité mais la couleur sombre du matériau rendait l’ensemble sinistre. Quand ils arrivèrent à la haute cour, les soldats les guidèrent vers un bâtiment. Renatka avait essayé de poser des questions mais n’avait obtenu aucune réponse. Toujours sur leurs gardes, ils suivaient le mouvement. Le gradé arriva devant une porte. Il frappa du poing, elle s’ouvrit. Avec la lumière de la cour, on ne distinguait pas l’intérieur de la pièce.
- Entrez ! Sa Seigneurie vous attend !
Intrigués, ils pénétrèrent dans le bâtiment. Cantasha qui hésitait un peu, fut poussée à l’intérieur et la porte fut brutalement refermée. Ils étaient dans une pièce sombre pour ne pas dire noire. Renatka allait faire de la lumière quand le sol se mit à bouger. Il eut l’impression de peser plus lourd l’espace d’un instant puis tout rentra dans l’ordre. Cantasha se rapprocha de lui et lui prit la main. L’arrêt fut aussi brusque que le départ. Sur leur droite, un rideau fut tiré. Ils se retrouvèrent en pleine lumière. Ils s’aperçurent alors qu’ils étaient dans une petite pièce dont une paroi était composée de barreau. Immédiatement, Cantasha évoqua une cage. Ils étaient suspendus à mi-hauteur dune grande salle. Au fond, contre le mur, un trône, le reste de la pièce de style monumental semblait vide. Le plafond richement peint reposait sur de grosses poutres de bois sombre. La lumière entrait par de grandes fenêtres orientées vers le soleil de midi.
- Sortons de là ! dit Cantasha
Renatka allait attaquer les barreaux quand un bruit de pas se fit entendre. Une grande silhouette avançait en s’appuyant sur une canne sculptée. S’arrêtant, le personnage se tourna vers eux. Ils furent étonnés de reconnaître le musicien.
- Ah ! Vous voilà arrivés mes tourtereaux ! Vous m’avez donné bien du mal. Il y a bien longtemps que personne n’était arrivé ainsi au cœur du royaume.
- Où sommes-nous ? demanda Cantasha
- Je te reconnais bien là, femelle. Tu parles sans qu’on t’interroge.
Sortant de sous sa cape un petit instrument à corde, il fit un accord discordant. Cantasha s’écroula en se bouchant les oreilles.
- Apprends à me craindre, femelle. Ici c’est moi qui pose les questions et qui veux les réponses.
- Et que veux-tu savoir ? demanda Renatka.
Un autre accord discordant le mit dans le même état que Cantasha.
- J’espère que vous avez de jolies voix, mes tourtereaux, car vous allez apprendre à chanter pour moi. Vous avez évité mon gardien, à l’entrée du chemin, je ne sais pas encore comment mais vous allez me le raconter. Ensuite, vous résistez à mes provocations. Mieux, vous prenez la route derrière moi. Mes serfs semblent impuissants à vous éliminer. Heureusement vous voilà en cage pour moi. Rassurez-vous, nous allons avoir beaucoup de temps pour parler mais nous verrons cela demain.
Le musicien s'éloigna vers un des coins de la pièce. Sortant un instrument à vent d’une alvéole dans le mur, il joua une note basse devant un des piliers du mur. Immédiatement le mugissement de la trompe retentit à l’extérieur. Une fois terminé, il reposa l’instrument. Il semblait prêt à sortir quand il se ravisa, revenant vers eux, il leur dit :
- Bonsoir, les tourtereaux, demain nous aurons le temps de discuter. En entendant, reposez-vous bien. Faites bien attention, sinon vous pourriez découvrir que ces cages sont plus qu’elles ne semblent.
Se retournant, il fit un signe et les rideaux furent tirés, les plongeant dans le noir.
- Qu’allons nous faire ? demanda Cantasha
- Essayer de sortir.
- Ces dernières paroles semblent indiquer que ces cages sont de prisons pleines de pièges.
- Nous n’allons pas rester sans rien faire !
Renatka s’approcha des barreaux. Il tira autant qu’il put sur les rideaux. A travers l’espace ainsi dégagé, il essaya de voir autour. Il remarqua ainsi d’autres cages de tailles différentes. Il appela :
- Y a-t-il quelqu’un ?
- Ne criez pas si fort ! dit une voix sur sa droite. Les cages pourraient bouger.
- Comment cela ? demanda Renatka presque à voix basse.
- La magie qui gouverne ces cages les fait rétrécir chaque fois que l’occupant fait ce qu’il ne faut pas. Si vous maltraitez votre prison, elle va rétrécir, si vous ne faites pas ce que dit sa seigneurie, elle va rétrécir. Certains ici sont morts étouffés par leur cage.
- Vous êtes là depuis combien de temps ?
- Je ne sais plus. J’ai vu tant de fois la neige revenir que j’ai perdu le compte.
- Et les autres ?
- Les autres ne parleront pas, ils ont eu ordre de se taire. Aujourd'hui mon chant a plu à sa seigneurie, alors il m’a récompensé en agrandissant ma cage et il a oublié de me dire de me taire.
- Combien sommes-nous ?
- Plus que les doigts des deux mains.
- Vous ne vous êtes jamais révoltés ?
- Si, certains ont essayé. Maintenant, leur cage est minuscule. Leurs cris ont duré des jours et des jours quand la cage s’est rapetissée encore et encore. Ça a été un soulagement quand ils se sont tus. Mais c’est peut-être la solution pour échapper enfin à cet enfermement.
Renatka resta sans rien dire. L’autre se tut aussi. Il s’approcha d’un barreau. Il essaya de couper un des barreaux comme il l’avait fait dans la grotte pour la roche. Avec des craquements sinistres, les murs de la cage se mirent en mouvement.
- Arrête, cria Cantasha, tu vas nous faire écraser !
Renatka stoppa, les murs cessèrent de bouger.
- Nous n’allons quand même pas rester comme cela !
- Non, mais il faut trouver avant que d’agir. Qu’est-ce que nous savons de lui ?
- Il domine le pays de Raiwe. Je ne sais même pas si un habitant à une volonté propre. Il les tient sous sa coupe avec cette sonnerie, comme on l’a vu tout à l'heure. Tout semble réglé dessus. Ma puissance venue des glyphes ne semble pas efficace. Peut-être que les runes pourraient nous libérer de la cage.
- Je ne sais pas. Je ne suis pas magicienne et je ne sais pas ce qui nous retient enfermés. Je crains que nos efforts pour nous en sortir ne réduisent notre espace.
Ils continuèrent à discuter sur la situation pendant un bon moment. Une nouvelle sonnerie retentit. Ils n’avaient pas entendu arriver celui qui avait sonné. Ils écoutèrent mais les rideaux étouffaient les bruits et ils n’entendirent personne. Il y eut une petite musique et un petit bruit au fond de la cage. Renatka fit de la lumière. Sur le sol, deux écuelles pleines d’un brouet fumant. D’un commun accord, ils n’y touchèrent pas. Ils n’avaient aucune confiance. Écartant les rideaux, ils virent que la nuit tombait. Ils finirent par s’endormir. Leur nuit fut agitée. Cantasha rêva de liberté. Elle se voyait jeune, apprenant les chants des runes de joie. Ses compagnes éclataient de rires joyeux à sa cantilation. Elle se réveilla pour se rendormir plus tard. De nouveau, elle rêva. Sous un ciel d’orage zébré d’éclairs et de pluie, elle cantilait le chant du soleil et le beau temps se levait. Elle continua ainsi sa nuit alternant les périodes de veille et de sommeil.
Elle se réveilla car la cage bougeait. Renatka tirait autant qu’il pouvait sur les rideaux pour voir dehors.
Cantasha cantilait les runes de joie. Lentement, elle prenait de l’assurance et sa voix devenait plus forte, plus ferme. Elle vivait comme toujours ce qu’elle chantait et son visage reflétait la beauté de ce qu’elle cantilait. Une brise légère entra dans la grande pièce faisant flotter les rideaux. Renatka l’écoutait de tout son être. Pour lui, le temps s’était suspendu. Brutalement en bas, une porte claqua. Celui qu’ils avaient surnommé le musicien, entra en hurlant :
- ARRÊTE ÇA TOUT DE SUITE.
Prenant son instrument à corde qu’il portait à la ceinture, il commença à jouer un air discordant. Les parois de la cage commencèrent à grincer. Les deux chants se heurtèrent. Cantasha modifia le sien pour harmoniser celui du seigneur de Raiwe. L’heure approchait de la première sonnerie de trompe et le combat entre les deux continuait. Cantasha luttait pour suivre les dysharmonies de leur geôlier. Quand elle y arrivait les parois de la cage s’immobilisaient. Puis par une nouvelle attaque, il reprenait l’avantage et les grincements reprenaient dans la prison.
Renatka connaissait la peur, pas tant pour lui, il connaissait sa résistance, que pour elle dont il voyait bien qu’elle peinait dans une lutte dont il ne voyait pas d’issue. Il se dit que tant qu’elle ne ferait que répondre, elle ne pourrait gagner. Il lui fallait prendre l’avantage sur son adversaire. Il avait pris un coup d’avance, il fallait trouver la faille pour retrouver l’initiative. En bas, l’homme continuait à les invectiver et à les menacer, tout en pinçant les cordes de son instrument désaccordé. Renatka le regardait cherchant la faille qui lui permettrait d’aider sa bien aimée à gagner la liberté. Une idée lui vint. Utilisant le feu qu’il produisait, il en fit un minuscule pinceau qu’il utilisa pour brûler les cordes de l’instrument discordant.
Renatka fut satisfait du résultat car bien qu’il n’en ait détruit que deux, les deux restantes produisaient un son plus agréable. Le seigneur de Raiwe n’avait pas compris qu’il venait de se faire attaquer par Renatka. Rapidement, il se mit à changer les cordes. Le chant de Cantasha continuait. Même les murs de la prison semblaient respirer au rythme des runes, leur donnant un peu plus de place. Malheureusement, leur geôlier avait fini de changer ses cordes et reprenait ses attaques avec le même résultat. Renatka n’était plus à la bonne place pour recommencer ses tirs. Il dut attendre que l’ennemi bouge pour tenter un nouvel assaut. Il jetait fréquemment des regards vers Cantasha dont il sentait bien qu’elle fatiguait à tenir un rythme qui n’était pas le sien pour répondre à celui qui lui voulait du mal. Une autre idée germait dans son esprit mais avant qu’il ait pu la formaliser, il prit conscience que de nouveau l’autre était à portée de lui. Recommençant son exploit, il fit sauter trois des quatre cordes. A la différence de la première fois, leur bourreau regardait ses cordes au moment de leur rupture. Il vit qu’elles brûlaient avant de rompre. Jetant son instrument inutile dans un coin, il se précipita vers le coin où était rangée la trompe à sonner. Renatka fut douloureusement surpris d’entendre ce qu’un être humain pouvait tirer d’un tube quand il connaissait le mal. Il vit Cantasha perdre pied. Sa cantilation devint hésitante comme celle d’une enfant qui ne sait pas encore. Les parois de leur geôle grincèrent encore plus. Le combat tournait à l’avantage du seigneur des lieux. Le vent lui-même avait changé. La petite brise matinale était devenue bourrasque fantasque et tourbillonnante qui les secouait. Renatka prit conscience qu’ils étaient perdus si l’échange continuait sur le terrain de leur geôlier. Il devenait de plus en plus nécessaire qu’ils expriment qui ils étaient au lieu de laisser l’ennemi diriger les évènements. Rentrant au plus profond de lui-même, il trouva. Il dit le glyphe de son amour et prononça le Nom sacré de sa bien-aimée dans ce langage ancien. Quand elle entendit son Nom, Cantasha eut un sursaut. N’était-elle pas Cal…ent…blu? Non, car jamais, elle n’aurait laissé l’homme d’en bas imposer son désir. Elle arrêta son chant. Le seigneur de Raiwe pensa qu’il avait gagné. Pressé par le temps, il se tourna vers le coin pour lancer la sonnerie du matin. Cantasha prononça à voix basse la rune sacrée Cal…ent…blu comme si elle l’entendait pour la première fois. Elle la cantila une deuxième fois. Alors elle se reconnut. Elle était Cal…ent…blu, celle par qui les runes avaient été données aux hommes, celle qui refondait la fondation. Son désir se dit. Le désir de l’homme d’en bas était mauvais. Ce qu’il faisait était mauvais. S’ouvrant tout entière à elle-même, elle cantila son chant. L’homme surpris se boucha les oreilles, laissant tomber son instrument. La cantilène prit son envol. L’homme se ressaisissant, ramassa l’instrument et le porta à ses lèvres. Entendant la discordance, Cantasha chanta son désir. Il était joie et paix. Se souvenant du glyphe sacré de son Nom, elle le tissa avec la rune sacrée pour ne faire plus qu’un. En elle ce fut comme si une porte s’ouvrait. Unifiée, elle se laissa aller à la cantilation. Elle n’était plus Cantasha souffrant dans une prison, s’accueillant dans tout ce qu’elle était, elle devint Cal…ent...blu cantilant, elle était la cantilène que personne ne peut arrêter quand elle vient d’aussi profond. Son chant runique fut celui de la guérison. Elle ne pensait plus à se battre, elle pensait à guérir. Ce fut en elle comme une nouvelle naissance. Le monde s’ouvrait à elle.
Renatka vit que quelque chose avait changé. D’abord Cantasha avait cessé de chanter puis, elle avait eu l’air de découvrir la rune sacrée. Il vit qu’elle avait le regard perdu de ceux qui sont tout intérieur. Puis était venue la cantilène. Il ne savait pas le nom de ce chant, mais il en ressentit un bonheur à l’écouter qu’il ne pensait pas possible. Ce fut un murmure, puis il prit de l’ampleur, de la puissance. La geôle qui avait perdu la moitié de sa surface sembla se dilater comme si elle ne pouvait contenir un tel chant. Les murs entrèrent en résonance. Toute la pièce se mit à chanter les runes. L’homme qui avait recommencé à jouer ses dysharmonies, s’écroula quand son instrument se cassa. La cantilène amplifiée par le réseau des trompes de commandement du seigneur de Raiwe, se répandit dans le pays. Ce fut comme si un séisme avait frappé. Les gens se tournèrent vers la forteresse pour mieux écouter. Alors éclatèrent les cris de joie et d’allégresse. Dans une vallée, au pied d’une chute d’eau, les cantileuses sortirent pour écouter ce chant. Ce fut en pleurant de joie qu’elles commencèrent à démonter le camp. La maîtresse enchanteresse les appelait. Cal…ent…blu cantilait ce qui habitait son cœur. Nulle peur, nulle crainte maintenant qu’elle s’était reconnue pour ce qu’elle était. Elle ouvrit les yeux, cherchant du regard, où était son bien-aimé. Quand elle le vit, son cœur se dilata et son chant runique l’engloba. Il lui tendit les mains, elle les prit. Chantant dans ses bras, elle vit que la prison s’était ouverte. Elle chanta son désir. Les murs s’effacèrent, les barreaux disparurent. Les rideaux devinrent comme des ailes et ce fut sur cet étrange oiseau qu’ils quittèrent la forteresse.
Ils arrivèrent en quelques heures au-dessus de la vallée qu'ils avaient quittée quelques jours plus tôt. L'effervescence y régnait. Il y eut des cris de peur quand un grand oiseau s'approcha en planant puis des cris de joie quand les cantileuses entendirent le chant de Cal...ent...blu.
Dans un dernier cabré, leur étrange monture les déposa à proximité de la chute d'eau. Les enchanteresses furent les premières à venir rendre hommage à leur maîtresse.
- Nous avons entendu la cantilène de la joie. As-tu trouvé le lieu de la nouvelle fondation ?
- Oui, mes sœurs. Quelques jours de marche nous en séparent. Finissez de vous préparer, je vous guiderai.
Cantasha fit le tour du campement. Partout, elle vécut la même scène de joie. Son chant runique avait été le signe d’avenir que toutes attendaient. C’est dans un enthousiasme indescriptible qu’elles se préparèrent. Il fut nécessaire de modérer certaines bonnes volontés.
Toutes à leur élan, certaines seraient bien parties en abandonnant tout. Si Cantasha pensait pourvoir s’installer dans la forteresse de Raiwe, elle savait qu’il y avait beaucoup de travail pour l’adapter à leurs besoins.
Dès le milieu de matinée, les premiers groupes furent prêts. Cantasha les accompagna sur le début du chemin. Quand elle arriva au poteau qui gémissait, elle sursauta. Il semblait maintenant neuf. Le tissu qui y était attaché flottait joyeusement. Une rune d’accueil y était tracée. Elle n’entendit plus de gémissement mais comme l’écho de sa cantilène. A son approche, le son devint plus net, évoquant la rune de paix. Pleines de courage, les enchanteresses qui ouvraient la marche, s’élancèrent sur la montée. Cantasha les regarda avancer, confiante dans l’avenir, puis elle redescendit pour rejoindre Renatka. Celui-ci lui demanda :
- Quand je pense à la manière dont certains paysans nous ont accueillis, crois-tu que les cantileuses ne risquent rien ?
- J’y ai pensé, mais je pense que la magie des runes a guéri ce qui n’était que la conduite dictée par le seigneur de Raiwe.
- Peut-être pourrions-nous aller voir ? Sont-ils tous accueillants ? Et puis qu’est devenu le seigneur de Raiwe ?
- Alors allons voir ! dit Cantasha dans un grand rire de joie.
Elle cantila une rune et l’étrange oiseau que fut leur prison vint se poser à proximité d’eux.
- Tu vois moi aussi, je peux voler ! dit-elle dans un nouveau rire
Renatka s’associa à sa joie. Montant avec elle sur le dos de leur monture, ils décollèrent dans un grand vent de battement d’ailes. Bientôt, ils survolèrent le chemin le long de la rivière, puis la route qu’ils avaient empruntée. Dans les champs des paysans s’activaient. Cantasha fit se poser sa monture. En voyant l’étrange équipage volant, ils arrivèrent en criant de joie.
- Gloire à notre reine et à notre roi !
Un plus hardi s’approcha encore plus près. Mettant un genou à terre, il tendit un bouquet de fleurs des prés.
- Regardez, ma reine, ces fleurs ont poussé depuis que vous avez vaincu l’ordonnateur de Raiwe.
- Quel est ton nom ?
- Je n’en ai pas. L’ordonnateur nous l’interdisait. J’étais celui qui surveille l’irrigation.
- Alors sois qui tu dois être, maître de l’eau. Mes compagnes vont arriver. Elles vous enseigneront. Merci de ton présent. Il est pour moi signe de votre renaissance.
Cantasha remonta sur sa monture qui décolla sous les applaudissements.
En peu de temps, ils furent en vue de la forteresse. Elle avait bien changé. Les pierres sombres avaient été recouvertes par une plante aux feuilles argentées donnant ainsi à l’ensemble un aspect étincelant. Ils se posèrent sur le toit de la grande tour. Des pages surgirent de l’escalier. L’un deux se précipita pour saisir les rênes de l’oiseau de la reine. C’est sous ce nom qu’il fut connu pendant les siècles qui suivirent. Cantasha et Renatka se dirigèrent vers la grande salle où ils avaient été retenus prisonniers. Toutes les cages étaient ouvertes. Des serviteurs aidaient des hommes décharnés à se nourrir et à marcher. L’un deux se leva. Titubant, il serait tombé sans l’aide d’un page derrière lui.
- Grâce te soit rendue pour nous avoir libérés. Par ta victoire, tu es reine de ce royaume. Je t’offre mon allégeance.
Disant cela, il mit genou à terre.
- Relève-toi et dis-moi ton nom.
- Je suis Dackiri. J’étais roi d’un grand pays, jusqu’à ce que mon orgueil me pousse à vouloir encore plus. Le seigneur de Raiwe m’a fait prisonnier. Pendant tout ce temps passé dans ces geôles, j’ai pu comprendre l’inanité de tous mes désirs anciens.
- Qu’est devenu le seigneur de Raiwe ?
- Ton chant a brisé ses enchantements mensongers. La vérité l’a touché. Il s’est lui-même consumé de ses désirs d’iniquité.
Dackiri lui présenta les autres prisonniers. Tous avaient été grands seigneurs ou roi. Tous avaient connu la gloire des armes et la douleur de l’enfermement. Cantasha comprit que certains étaient là depuis un temps qui représentait plusieurs vies d’homme. Libérés de la boucle du mensonge qu’entretenait le seigneur de Raiwe dans son monde, ils reprenaient le cours de leurs vies. Elle eut l’intuition qu’elle pourrait en faire des porteurs de runes comme Entablu. On lui présenta un petit tas de poussières à côté d’un instrument à vent brisé. Elle ne ressentit aucune joie à la vue de ce qui restait de son ennemi. Se détournant, elle s’en fut pour organiser l’arrivée de ses compagnes.
Le temps s’écoula sans que Cantasha ne s’en aperçoive. Elle était très occupée avec la gestion de son installation. Elle s’appuyait sur Renatka mais surtout sur Dackiri qui s’était révélé être un excellent dirigeant. Son séjour dans les geôles et la cantilène de guérison avait fait de lui un vassal dévoué à sa reine, mais plus encore un serviteur efficace agissant dans le même esprit que Cantasha. Renatka bougeait beaucoup pour organiser sur le terrain la population ravie de voir son roi venir ainsi à sa rencontre. En quelques lunes, le royaume de Raiwe avait été transformé. Son ancien maître en avait bloqué le temps. Avec l’arrivée du jeune couple et la victoire de Cantasha, le temps avait retrouvé son écoulement habituel. Cela se traduisait par beaucoup de petits signes dont le plus significatif était l’arrivée de bébés dans la population.
L’ancien seigneur contrôlait tout, y compris les naissances et les morts. La liberté donnée par sa disparition atteignit aussi la nature qui donna son fruit en abondance cette année-là. Cantasha partageait son temps entre les problèmes du royaume et les problèmes de la fondation. Chaque jour elle enseignait les enchanteresses. Depuis sa rencontre avec l’être double et plus encore depuis qu’elle avait chanté sa cantilène à partir de son nom sacré, elle avait eu la révélation du savoir des runes. Le soir, chaque fois que cela était possible, elle se retrouvait seule avec Renatka dans une intimité renouvelée dont elle avait un besoin vital. Ils sentaient bien qu’une page de leur histoire était tournée. Être reine et roi les rendait différents mais aussi responsables de la bonne marche du royaume. Renatka regrettait parfois le temps de l’action. La paix était bien agréable, les bras de sa bien-aimée aussi, mais au plus profond de lui, il sentait la vie qu’il menait comme moins riche que celle de la période précédente. Sa position en plus lui semblait un peu ambiguë. Il était roi parce que conjoint de la reine. Elle était reine parce que victorieuse et maîtresse enchanteresse. Heureusement, ces sentiments ne le troublaient pas souvent.
L’été était bien avancé. Cantasha méditait dans le jardin qu’elle avait fait faire au pied de la forteresse maintenant vert argent. Elle eut le désir de cantiler. Comme souvent, elle commença par sa rune sacrée, cantilée à voix basse. Puis enrichissant son chant de ce qu’elle avait portée dans sa méditation, elle improvisait une cantilène. Ce jour-là, elle s’arrêta bien vite et resta sans voix. Les harmoniques de son chant avaient changé. Plus riches, plus graves, plus profondes, elles avaient des résonances étranges pour l’oreille de Cantasha. Elle avait connu déjà un épisode d’altération de sa voix un jour de rhume. Mais là, c’était différent. Sa respiration était bonne, elle ne se sentait pas fiévreuse. Elle garda l’interrogation dans un coin de son esprit quand un serviteur vint lui rappeler le moment de sa rencontre avec les enchanteresses. Elle se dirigea vers la salle de la rencontre. Comme souvent, elle croisa Renatka qui, attentif à ses horaires, en profitait pour l’embrasser. Cela lui mit le cœur en joie comme à chaque fois. Ce fut avec un sentiment de bonheur qu’elle entra dans la pièce où les enchanteresses l’attendaient. Depuis une lune, elles mettaient par écrit certains enseignements pour la formation des apprenties. Une difficulté surgit. Il fallait faire un choix sur le mode de cantilation d’une des premières runes de défense. Une enchanteresse la cantila, une autre proposa un autre mode. Cantasha cantila sa propre version et s’arrêta interloquée devant les regards que lui jetaient les autres cantileuses.
Il y avait de l’incrédulité et de la joie dans leurs yeux.
- Maîtresse enchanteresse, quelle joie !
- Mais quoi !
- Vous qui connaissez le mystère des runes vous ne connaissez pas ce signe. L’expérience vous manque et Sintacasha aussi. L’émotion étreignit le cœur de cantasha en entendant le nom de sa mère. Mais elle restait encore plus intriguée par la réaction de ses compagnes.
- Parle ! Qu’est-ce que je ne sais pas ?
- Votre voix cantile pour vous la nouvelle, vous êtes enceinte !
La nouvelle avait rapidement fait le tour du royaume. Cantasha avait été radieuse pendant toute sa grossesse. Renatka avait été plus perturbé. Il ne savait pas comment se comporter. Il sentait bien que leur relation évoluait. Il avait déjà eu le sentiment de subir la royauté comme une perte de la liberté de faire ce qu’il voulait. Bien sûr il avait le pouvoir, mais surtout il avait les devoirs de sa charge. Il avait l’impression de se retrouver avec encore plus de devoirs. Comme Cantasha fatiguait plus vite, il s’alarmait, et ne savait pas quoi faire. De temps en temps, il se faisait gentiment rudoyer par les suivantes de Cantasha. Il n’était pas où il fallait, ni quand il fallait. Il avait vu le ventre s’arrondir. Il osait à peine y toucher. Ce temps d’attente lui avait paru trop long et trop court. Cantasha entretenait avec son bébé des liens auxquels il ne participait pas. Elle avait déjà entendu sa voix disait-elle. Dans sa cantilation, le bébé participait à sa manière. Elle avait annoncé un matin à Renatka que ce serait un garçon. Il en était resté muet. D’une certaine manière, cette annonce lui faisait prendre conscience d’une réalité qu’il n’appréhendait pas encore. La naissance l’avait laissé perplexe. Tout s’était bien passé mais la rencontre avec ce petit être avait été une expérience … une expérience …curieuse. Il ne trouvait pas d’autre mot pour la décrire. Il avait déjà tenu des bébés dans les bras, il avait déjà aidé à s’en occuper quand il était enfant mais là, on lui demandait de ne rien faire mais d’être là. Le bébé était né le jour anniversaire de la victoire de sa mère. Tout le monde ne parlait que de ce signe, laissant le pauvre père qu’il était désemparé avec ses questions quand il s’approchait de son fils. Cantasha avait refusé de choisir un prénom. Elle avait été catégorique, le nom de son fils leur serait donné plus tard. Pour le moment c’était le bébé. Il y aurait une cérémonie runique pour cela. Mais Renatka avait aussi été catégorique. Le glyphe était déjà prêt. Cela avait été leur première dispute sérieuse. Ils s’étaient quittés violemment. Après l’un comme l’autre avait cherché comment renouer le lien. Cela avait mis quelques jours avant que la petite famille se calme. Renatka avait gardé le glyphe pour lui, se disant qu’il reviendrait à la charge plus tard. Mais quand il était seul avec l’enfant, il l’utilisait. Ce glyphe signifiait premier né dans la paix. Les syllabes modernes ne peuvent en traduire toute la richesse sonore. On pourrait l’écrire : BaüornKa. Ce qu’il ne savait pas c’est que les serviteurs l’avaient entendu. Eux aussi s’étaient mis à appeler l’enfant BaüornKa. Cantasha quelques temps plus tard, entra dans une belle colère quand elle l’apprit. Ce jour-là, tout le monde rasait les murs. Quand une reine et un roi se disputent, les serviteurs ne sont pas à la fête. Un évènement calma les esprits. Un ambassadeur demanda à être reçu. Il fit un panégyrique de Cantasha, en rajouta pour parler de Renatka. Assise sur son trône, la reine qu’elle était se tenait impassible, mais intérieurement, elle bouillait. Cet ambassadeur qui s’appelait… elle en se souvenait déjà plus, usait sa patience. Après beaucoup de paroles et des cadeaux, il prit congé. Cantasha et Renatka se regardèrent, eux qui s’évitaient depuis deux jours. Cet homme voulait quelque chose. C’était évident. Restait à savoir quoi. Dackiri vint à leur aide. Cet ambassadeur venait de la partie du monde qu’il avait bien connu. Là-bas, on ne parlait jamais de la vraie raison de sa venue avant plusieurs rencontres. Ils allaient devoir donner une fête en son honneur puis attendre une autre visite au moins pour savoir. Tout cela demanda beaucoup d’énergie. Ils étaient habitués à une vie faite de simplicité et d’ascèse. C’est encore Dackiri qui prit l’organisation en main. La fête fut réussie. La deuxième audience demandée pour remercier de la fête, permit à l’ambassadeur d’introduire une demande d’aide. Son royaume était en but à une attaque par des esprits malfaisants. Son roi avait pensé que peut-être que la puissance des runes ou bien que le vainqueur de la force noire pourrait aider son peuple à survivre. Cantasha encore plus lassée par le flot de paroles que la première fois, allait dire non quand Renatka se leva en acceptant. Elle ne laissa rien montrer mais elle encaissa le choc. Ils allaient être séparés.

Le pays de Tief était à presque un cycle de la lune du royaume de Raiwe. Cantasha avait mal vécu cette période d’avant le départ. Elle oscillait sans cesse entre la colère, que lui causait le départ de Renatka, et la peine de la séparation. Ils s’étaient réconciliés. Si leurs adieux en public furent sobres, la nuit qui précéda fut presque blanche. Trop d’émotions et trop de choses à se dire sans trouver les mots avaient fait fuir le sommeil. L’enfant dormait tranquillement. Cantasha avait admis que BaüornKa était un nom possible, Renatka avait admis qu’il n’avait pas assez respecté la nature runique de Cantasha. La fin de la nuit fut multicolore.
Cantasha ne laissait pas partir son bien-aimé sans aide. Une enchanteresse et plusieurs maîtresses cantileuses l’accompagnaient. L’ambassadeur du pays de Tief était satisfait, il avait pleinement rempli sa mission. Son seigneur serait content. Mais rien ne l’avait préparé à ce qu’il allait voir. Il rentrait chez lui accompagné de tatoués. Il ne faisait pas de différence entre les glyphes du corps de Renatka et les runes tatouées sur ceux des cantileuses. Si le tatouage existait au pays de Tief, il était marginal et ne concernait que quelques ethnies mineures vivant dans les marais du delta. La mode au palais était une peau blanche et sans défaut. Il avait donc un regard plutôt condescendant pour ces petits souverains d’un petit royaume pas bien riche et sûrement pas très puissant. Il pensait que le roi s’était laissé embobiner par la vieille diseuse de bonne aventure qu’il consultait en secret, au moins le croyait-il. Les jours succédèrent aux jours sans épisode majeur. C’est même l’escorte de l’ambassadeur qui défit l’embuscade des bandits dans le défilé entre les deux pays dans la montagne de Tinchtousa. L’ambassadeur se présenta l’esprit plein de doutes devant son seigneur. Celui-ci qui avait vu grand pour la réception d’accueil fut assez déçu du peu d’allure de ses invités. Il avait prévu plusieurs jours de solennités mais dut tout annuler quand Renatka lui annonça le premier soir, qu’ils repartiraient le lendemain pour le champ de bataille.
Cantasha suivait les évènements à distance grâce à la communication qu’elle entretenait avec l’enchanteresse. Au palais de Raiwe comme on appelait maintenant la forteresse, la vie s’écoulait paisible. Soutenu dans son administration par Dackiri, elle pouvait consacrer à son fils le temps qu’elle souhaitait. L’absence la faisait souffrir mais affinait son désir. Son plus grand regret était de ne pouvoir parler directement avec Renatka.
Accompagnés du seigneur de Tief et de l’ambassadeur servant d’interprète, Renatka et le groupe des cantileuses mirent cinq jours à arriver au lieu des combats. C’était une succession de landes entrecoupées de grandes étendues d’eau. Ils s’arrêtèrent sur la plus haute colline. Plus loin la terre devenait noire. C’était devenu le lieu des esprits. Tout autour campait l’armée. La seule défense qu’ils avaient trouvée, était de faire une ceinture de feu quand les apparitions se faisaient. Tant que le feu brûlait, l’ennemi était contenu. C’était malheureusement inefficace car leur territoire s’agrandissait toujours. Personne n’arrivait à prévoir leur venue, ni leur départ. On montait la garde toujours prêt à intervenir. Pendant que l’ambassadeur leur expliquait cela, Renatka vit qu’on montait un camp fait de riches parures pour que le seigneur de Tief s’installe. De nouveau, il prit tout le monde au dépourvu en disant : « je vais aller voir ». Avant que quiconque ait pu réagir, il était parti en courant dans la nuit. L’escorte, qu’on lui avait allouée, le perdit quand d’un bond, il sauta un cours d’eau. Elle resta plantée là cherchant des embarcations pendant qu’il disparaissait dans le noir. Les cantileuses les déstabilisèrent encore plus en allant tout simplement se coucher dans une tente qu’elles tissèrent de runes.
La nervosité gagna le campement des soldats. Savoir leur seigneur si proche réveillait leurs peurs. Le premier cri d’alerte retentit au milieu de la nuit. De grandes formes luisant faiblement dressaient leurs multiples tentacules au milieu de la terre noire lançant des sifflements stridents qui écorchaient les nerfs des hommes. Les feux s’allumèrent. Les formes s’agitèrent. Les guerriers alimentaient les brasiers. Si par malheur, un des soldats restait sans la protection d’une flamme, il était happé et haché par une des formes présentes. Quand on voulut réveiller les cantileuses, les serviteurs se heurtèrent à un mur. Les runes semblaient plus dures que la pierre. Les formes avaient senti le seigneur de Tief, elles attaquaient dans sa direction. Celui-ci s’apprêtait à fuir quand s’éleva la cantilène. C’était un chant pacifiant, comme une tisane calmante qu’on prend pour que cesse l’agitation de la journée. En même temps, il y eut comme un feu d’artifices au centre de la zone noire. Les formes s’agitèrent, se contorsionnèrent. Elles pâlirent et s’effacèrent. Il ne resta que le ronflement du feu et le chant qui coulait comme un baume sur une plaie à vif. Une lumière s’alluma dans la nuit, éclairant toute la région. C’était comme un soleil mais dont la portée aurait été limitée. Là où s’étaient trouvés les esprits, un homme s’avançait rapidement en portant un sarcophage. A sa description, le seigneur de Tief reconnut Renatka. Il n’eut pas besoin de donner l’ordre de le laisser passer. Les soldats qui s’étaient rapprochés pour combattre, étaient poussés en arrière, comme l’étrave d’un bateau repousse de l’eau. La cantilène prit fin. La hutte de runes sembla se dissoudre. Les cantileuses firent un cercle. C’est en courant qu’il arriva jusqu’au campement. Il déposa le sarcophage au centre du cercle.
- Vois, Seigneur de Tief. Voilà ton ennemi.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il
- La magie occupe cette pierre. Son occupant fut un des grands de ce monde bien avant que n’existe ton pays.
- Que me veut-il ?
- Lui rien, mais quelqu’un l’utilise pour te perdre.
- Qui est-ce ?
- La personne qui a convoqué la magie. Je vais détruire le lien et la magie se retournera contre son auteur.
Renatka fit un signe pour qu’on cantile un chant de protection. Il tendit les mains vers le sarcophage. La lumière qui en jaillit fut si éblouissante que tous fermèrent les yeux ou se détournèrent. La pierre sembla se dissoudre dans la lumière. Il y eut des cris. Par terre, deux hommes se convulsaient. Ils se mirent à fumer et eux aussi semblèrent s’évaporer. Quand Renatka eut fini, le seigneur de Tief tremblait. Il avait vu sous ses yeux disparaître et son frère et le mage de celui-ci.
- Maintenant, Seigneur de Tief, tu peux dormir en paix !
Cantasha avait eu la nouvelle de la victoire de Renatka par l’enchanteresse. Elle lui avait raconté comment il avait senti la magie dès son arrivée dans le pays de Tief et comment il avait bousculé tout le monde. Cantasha ressentit de la fierté. De plus on lui annonçait leur retour rapide. Elle demanda qu’une maîtresse cantileuse reste sur place pour être l’ambassadrice du royaume de Raiwe. Renatka savait ce qu’il allait trouver en venant. Il avait senti dès le début du récit de l’ambassadeur que des forces magiques étaient en jeu.
Il avait aussi compris qu’elles avaient à faire avec la magie des glyphes. Arrivé au pays de Tief, l’impression avait été trop forte. Quelqu’un s’était permis de détourner la puissance glyphique ancienne pour un usage mauvais. Il avait exploré le monde des glyphes et avait trouvé sans problème la source utilisée pour faire naître les esprits mauvais qui étaient des fantômes des animaux des temps des grands êtres. Cette source était un sarcophage taillé des temps et des temps plus tôt avec ces mêmes glyphes que lui utilisaient aujourd’hui. Sa « promenade » nocturne lui avait simplement permis de trouver physiquement la pierre taillée, d’en extraire le savoir qu’elle renfermait et qui heureusement était restée inconnue du mage qui l’avait utilisée. Ce dernier avait simplement plaqué sa magie sur cette source. L’utilisation des glyphes appropriés avait provoqué un contre-sort aussi mortel que le sort. De cette histoire, il revenait plus fort, plus riche de savoir et déçu encore une fois de la nature humaine. Il avait fait passer le message par l’enchanteresse qu’il prendrait la route dès que possible. C’était sans compter avec le seigneur de Tief qui voulait fêter dignement selon ses critères cet évènement qui avait failli lui coûter son royaume. Les fêtes succédèrent aux fêtes. Renatka fut séduit, puis rapidement lassé par ses plaisirs qui lui semblaient pauvres par rapport à l’exercice de la puissance des glyphes. Plus le temps passait, plus le désir de se retrouver avec Cantasha et BaüornKa devenait grand. Dans une fête, croisant sur une terrasse l’enchanteresse qui faisait son possible pour protéger la cohésion de son groupe, il lui annonça qu’il rentrait et qu’il la chargeait d’expliquer son absence au seigneur de Tief. Elle répliqua qu’il fallait organiser le convoi pour le retour, préparer le voyage. Il lui dit simplement : « Non » et il s’envola. L’enchanteresse qui n’avait jamais vu le phénomène resta sans voix ainsi que les autres cantileuses. Elles furent les seuls témoins, la nuit étant noire.
Cantasha contemplait l’aube. BaüornKa l’avait réveillée par sa faim. Maintenant repu, l’enfant dormait comme un bien heureux. Elle pensait à lui qui là-bas avait dit qu’il rentrerait vite. Quatre jours étaient déjà passés sans qu’il soit sur le chemin du retour. Bientôt le soleil se lèverait sur le cinquième jour. Les premières lueurs faisaient pâlir le bleu sombre du ciel. Un peu de pourpre et d’orange se glissaient à l’horizon. Les premiers pépiements d’oiseaux signalaient que le réveil était proche. Au loin, elle vit un oiseau voler. Elle pensa à un aigle pour qu’il soit déjà en l’air à cette heure du jour. Puis elle se dit que ce n’était pas possible. Jamais un oiseau n’irait à cette vitesse. Elle dit une rune d’exploration. Sa vision changea. Elle épousa les lignes invisibles des runes de lair. Elle ne put retenir un cri : « Renatka ». Son cœur ne fit qu’un bond dans sa poitrine. Bravant la nuit et les vents forts en cette saison, il arrivait. Elle revint dans le monde physique et dit une rune de lumière qu’elle dirigea vers lui. Elle le vit arriver plus rapide que le plus rapide des oiseaux. Il se posa devant elle sur la terrasse. Cantasha chercha quoi lui dire :
- Tu ? Tu ?
- Oui !
La suite se passa de paroles.