dimanche 17 avril 2011

Houtka - 10

Renatka était dans la nuit. Il ne ressentait plus de douleurs, il ne sentait plus la présence du grand être. Il essaya de s'orienter. Il cria dans le noir, l'écho renvoyé par les parois lui donna l'impression qu'il était dans un tunnel. Il avançait les mains en avant, faisant des grands mouvements de bras à la recherche d’un obstacle devant lui, tâtant le sol de ses pieds. Il avança comme cela longtemps en ayant l’impression de ne pas faire beaucoup de chemin. Il tapait régulièrement dans un obstacle en haut ou en bas sur un côté ou sur l’autre. Il avait peur de tomber dans un trou, et commençait à se demander qui avait bien pu creuser cette galerie. Il était beau le héros, perdu dans le noir à … il ne savait même pas combien de la surface. Il n’avait ni arme, ni provision, il était dans le noir absolu, sans aucune idée sur la direction vers laquelle il allait. Il se dit qu’il avait eu tort de croire tous ces récits sur sa destinée, sur la flamme qu’il portait intérieurement. En fait, il n’était qu’un pauvre homme, un pauvre bûcheron perdu dans un monde inconnu et dont l’espérance de vie s’amenuisait au fil des heures. Bien sûr, il n’avait pas eu le choix. Sans les guerriers noirs, il serait encore à couper des arbres dans sa vallée, à rencontrer ses amis et peut-être à oser dire à la fille du fermier de la combe qu’elle était belle. Au lieu de cela, il s’était trouvé jeté sur les routes à écouter les sornettes des diseuses et à fuir pour se réfugier à Simantaba. Il se laissa tomber sur le sol. Les larmes coulaient doucement sur ses joues. Renatka souhaita la mort. C’est alors qu’il y eut comme un frottement. La panique le prit. Quelque chose approchait. Il se sentait dans le rôle de la proie. Il sauta sur ses pieds et se mit à courir. Il fit deux pas et s’étala de tout son long par terre. Le frottement derrière lui avait accéléré. Il se mit sur le dos, tendit la main droite en un geste de protection face à ce qui arrivait. Une longue flamme blanche jaillissant de son index, illumina la galerie. Il vit avec horreur une gueule pleine de crocs se diriger vers lui. Il hurla de terreur. La flamme devint jaune. Une chaleur intense se dégagea. La gueule se referma sur un cri silencieux, elle se recroquevilla sous l’intense chaleur. Renatka prit conscience qu’il était à l’origine de ce feu. Il pensa stop et la flamme cessa. Une odeur épouvantable de chair brûlée régnait dans la galerie. Il était de nouveau dans le noir. Il leva la main et pensa feu. La flamme rejaillit de son doigt. Il se dit alors que les autres doigts aussi… Il pensa au vent et un fort courant d’air chassa l’odeur et la fumée. Il pensa eau et elle s’écoula de son annulaire. Dans sa tête, l’enseignement du grand être s’ordonnait. Il sut. Il sut comment contrôler la flamme, l’air ou l’eau et même la terre. Il sut qu’il venait de recevoir la puissance des grands êtres. A travers lui, toutes les particules de leur puissance pouvaient se révéler. Il n’avait plus peur. Il savait.
Cela faisait cinq jours que Motinaba faisait courir le groupe. Malgré le pouvoir des runes, elle fatiguait beaucoup, encore plus que les porteuses et que Kontaga. Heureusement Simantaba la bien aimée, se dressait devant elle. Encore une demi-journée et elle pourrait se reposer. Elle se concentra sur le présent à ces six corps à faire courir ensemble.

Le Sorcier noir était excédé. Ses adjoints hésitaient à porter la guerre plus loin en Ashra. Les espions avaient prévenu de l’arrivée d’une maîtresse cantileuse et de ses adjointes. Ses idiots avaient peur de femmes qui ne feraient pas le poids devant le démon qu’il tenait en laisse. Il décida de le convoquer et de le lancer dans la bataille.

Sinta n’était pas content. Malgré ses conseils, le roi d’Ashra voulait se battre. Tout le monde se préparait dans la ville au siège qui allait arriver. Sinta essayait de sauver ses arrières en contactant ceux qui lui avaient promis puissance et gloire avec le sorcier noir. La maîtresse cantileuse était en grande partie responsable de cet état de fait. Elle avait remonté le moral du roi et chaque jour, elle l’incitait à résister. De plus elle donnait l’exemple. Tôt levée, elle arpentait la ville en cantilant des runes sur les défenses, les soldats et sur tout ce qui pouvait contribuer à défendre la ville.

Sifréma préparait son couronnement. En tant que nouvelle maîtresse enchanteresse, elle avait presque tous les droits. Le protocole était assez vague sur les cérémonies d’accession au pouvoir. Elle explorait avec son nouvel aréopage de conseillères les possibilités qui s’offraient à elle. Sifréma considérait que l’humilité et la modestie de Sintacasha, qui l’avait précédée à cette fonction avaient été des erreurs. Il fallait redonner de la force et de l’allure à la fondation afin de renforcer son influence. D’ailleurs ce ridicule sorcier noir allait bien la servir dans ce but. Apparaître comme celle qui sauve le monde lui allait très bien.

La vieille mendiante se délassait les pieds dans la rivière limpierre. Elle n’avait rien bu ou presque depuis quelques jours. Elle râlait contre cette campagne où il n’y avait pas de lieu pour boire. Le Machirinta sentait vraiment très fort. Elle entreprit de le vider et de jeter ce qu’il contenait dans la rivière. Avec un peu de chance, ils auraient mis un peu d’alcool dedans. C’était traditionnel lors de la confection du Machirinta de disposer un petit vase contenant une liqueur pour se mettre bien avec le monde des esprits. Elle sourit en trouvant une petite urne décorée d’une rune.
Cantasha flottait dans un monde incertain. Vivre mais pourquoi ? Mourir mais pour qui ?

Renatka s’enfonça dans la nuit. Il souriait. De son index jaillissait un fin pinceau de lumière. Plus jamais il ne serait dans le noir.
L’arrivée de Cantasha se fit dans la plus parfaite indifférence. La proximité des cérémonies d’investiture occupait l’esprit de tous. L’arrivée d’un groupe de coureuses avec un homme fit tourner quelques têtes mais ne mobilisa pas l’assistance. Les commentaires étaient nombreux sur les désirs de la nouvelle maîtresse enchanteresse. L’histoire de l’attente du porteur de la flamme ne passionnait personne. Motinaba conduisit son groupe jusqu’aux salles d’accueil. La diseuse présente avait reçu des ordres de l’ancienne maîtresse enchanteresse mais rien de la nouvelle. Elle envoya les porteuses, Motinaba et Kontaga se restaurer et se reposer. Elle fit déposer la civière de Cantasha dans une alcôve et partit chercher des instructions auprès de la nouvelle maîtresse enchanteresse. Elle patienta longtemps avant d’être reçue par Sifréma. Celle-ci écouta la diseuse de l’accueil d’une oreille distraite tout en réglant les détails de la procession qui devait traverser tout Simantaba. Elle l’aurait oubliée genou à terre si une de ses suivantes ne lui avait pas rappelé sa présence au bout d’un moment. Comme ce détail était un ordre ancien, Sifréma décida de la confier à Sintacasha, en pensant que cela l’occuperait et qu’elle serait plus libre pour organiser sa cérémonie sans ses incessants rappels à l’ordre. Sur ce, elle lui fit un geste pour la congédier.
La diseuse de l’accueil se mit à la recherche de l’enchanteresse Sintacasha pour avoir ses ordres. Elle la trouva comme toujours pencher sur des grimoires anciens à lire et à interpréter de vieux textes pour éclairer les événements actuels. Elle lui dit que Motinaba était arrivée avec son groupe portant Cantasha et qu’un homme l’accompagnait. Lâchant tout, Sintacasha l’entraîna en courant à l’accueil. Elle interrogea la diseuse de l’accueil :
- Où sont-ils ?
- La grande diseuse est couchée dans une alcôve sur sa litière. J’ai envoyé les autres et l’homme se restaurer et se reposer. Ils ont couru sans un arrêt ou presque depuis cinq jours.
- La grande diseuse est malade, elle ne peut pas rester à l’accueil d’autant plus que beaucoup de monde va venir pour la cérémonie. Il lui faut un lieu tranquille qui ne sera pas utilisé.
- Pardonnez-moi Enchanteresse Sintacasha, mais je ne vois pas de lieu.
Des cuisines aux chambres en passant par les salles d’enseignement, la maîtresse enchanteresse a tout réaffecté en fonction de l’accueil nécessaire des hôtes.
- Il n’y a aucun lieu tranquille dans Simantaba ? Dans les quartiers hauts, il reste des logements.
- Oui, Enchanteresse Sintacasha, mais ils seront occupés par les diseuses car l’aile qu’elles habitent est prévue pour accueillir la noblesse.
- Il reste la salle de la cérémonie des corps.
- Oh, Enchanteresse Sintacasha, ce n’est pas dans la tradition que de l’utiliser à autre chose.
- Je sais bien, mais vois-tu un autre lieu ?
Sintacasha ne lui laissa pas le temps de la réponse. Elle avait tiré le rideau et posait les yeux sur Cantasha. Elle vit d'abord une forme allongée couverte d'un drap. Quand elle l'eut soulevé, elle rencontra la barrière de runes changeantes qui masquaient le corps de Cantasha. L'émotion monta dans sa poitrine pour venir à sa gorge. Sintacasha remercia intérieurement celle qui avait ainsi cantilé les runes de protection, du beau travail. Elle reconnaissait bien là la valeur de la maîtresse cantileuse qu'elle avait envoyée. Elle commençait à regretter la cérémonie des corps. Sifréma ne semblait pas être celle qui allait pouvoir diriger Simantaba dans la tourmente. Et pourtant les runes avaient parlé. Elle avait elle-même regardé le tracé et sur le mur et sur le corps de Sifréma. Pour la première fois de sa vie, elle douta du pouvoir des runes. Les souvenirs remontaient à son esprit. Des émotions enfouies depuis longtemps lui gonflaient la poitrine.
Sintacasha se reprit. Ce n’était ni le lieu ni l’heure. Pour libérer Cantasha du manteau des runes changeantes, il fallait du calme et le rapport de Motinaba. Sintacasha entreprit de se renseigner. Elle donna des ordres pour que Cantasha soit conduite dans l’antichambre de la salle des la cérémonie des corps. Elle-même se mit à la recherche de Motinaba.

Le groupe qui explorait la rivière Limpierre avait trouvé le point de chute du cours d’eau où était tombé Renatka mais n’avait pas trouvé son corps. Elles avaient décidé de poursuivre leur exploration en fouillant les berges de la rivière vers l’aval. Cela leur prit d’autant plus de temps qu’elles avaient un peu un sentiment de vacances dans cette vallée. Le temps était assez favorable. La température était douce et les apparitions du soleil bien agréable. Les deux grandes diseuses profitaient de ce temps de répit. La vie à Simantaba était chargée. Les obligations nombreuses. Lors des pauses, elles en profitaient pour continuer l’enseignement pour les apprenties. Plusieurs jours avaient été nécessaires pour atteindre l’endroit où la rivière Limpierre se calmait. Elles n’avaient retrouvé aucun signe de Renatka. Après un temps de détente comportant baignades et jeux, elles avaient donné le signal du retour. Le groupe marchait en file indienne tout en bavardant. Dans deux trois jours elles auraient rejoint la route et reprendraient le chemin de Simantaba.

La vieille mendiante râlait. S’il y avait bien une urne dans le Machirinta, elle n’avait trouvé aucun moyen pour l’ouvrir. Elle avait tout essayé. La force de ses mains étant insuffisante, elle avait essayé divers leviers et avait même essayé de la casser à l’aide de pierres. Tout cela sans résultat. Le dessin devait être une de ces f… runes que les riches utilisaient pour protéger leur bien. Son espoir de boire quelque chose s’amenuisait et son manque grandissait. Elle se maudissait d’avoir quitté la capitale. Après tout, ces bruits de bataille n’étaient pas si graves, elle aurait pu se débarrasser du Machirinta dans un quelconque ruisseau et boire tout l’argent. Maintenant elle était coincée là. Le bruit d’un groupe approchant la fit se cacher derrière un buisson. Elle s’aperçut alors qu’elle avait oublié la petite urne. Quant aux restes malodorants du Machirinta, ils étaient dispersés de part et d’autre du chemin. Elle se recroquevilla au plus profond de sa cachette.
Les grandes diseuses sentirent l’odeur mais sachant la route proche, elles préférèrent continuer. Le lieu étant en amont de la chute d’eau, cela n’avait aucun intérêt. Une jeune apprentie curieuse s’approcha des restes. Elle poussa un cri de surprise en voyant la petite urne ornée de runes. Le groupe s’arrêta. Ce fut une joyeuse pagaille. Un des serveurs de l’auberge voisine qui se reposait en revenant chargé d’eau entendit les cris en contrebas. Il vit les diseuses s’éparpiller. Il en vit une brandir un petit objet en direction des deux plus âgées qui s’étaient arrêtées un peu plus loin. C’est alors que la mendiante jaillit comme un diable hors de sa boîte. Il entendait ses cris sans comprendre les paroles qu’elle disait. En tout cas elle n’était pas contente et se disputait pour ce qu’une jeune diseuse avait ramassé. Il vit les deux plus âgées intervenir. Elles parlaient sans élever la voix, mais d’où il était, il pouvait entendre la puissance qui émanait de leurs paroles. La mendiante se calma. Le groupe reprit sa marche, elle le suivit la tête basse.

L’apparition du grand démon sur le champ de bataille changea la donne. Les revers furent nombreux pour les soldats d’Ashra. Takachougha était particulièrement repoussant. Il était la haine et la peur. Son apparition galvanisait les petits démons et terrorisait les hommes. Face à lui les plus braves fuyaient et seules quelques âmes bien trempées qui étaient au-delà de ses sentiments pouvaient lui résister. C’est grâce à ces commandos que le début de la guerre d’Ashra ne fut pas une déroute mais un repli. Il y avait dans ces hommes qui mériteraient qu’on raconte leur histoire, des gens de Corc. Ils avaient le don de manipuler un peu le temps. Si le démon pouvait apparaître à l’instant d’un bout à l’autre de la ligne de front, les commandos d’élite des forces d’Ashra en étaient incapables. Heureusement, par le don hérité de leur terre natale, ils arrêtaient le temps pour arriver sur le lieu d’apparition de Takachougha. Il était particulièrement irrité par cette possibilité de jouer avec le temps qui lui rappelait de très mauvais souvenirs. Il aurait bien tout arrêté mais le Seigneur des mondes noirs ne lui en laissait pas le choix. En quelques jours, la ligne des combats s’enfonça profondément dans le pays d’Ashra. Il fut bientôt évident que le prochain grand combat aurait lieu pour la possession de la capitale du royaume.
 
Grâce à l’intervention de la maîtresse cantileuse, le prince commandant avait retrouvé la voix. Ensemble, il organisait la défense. Les réfugiés arrivaient en grand nombre. Les ordres étaient formels, il fallait qu’ils continuent vers les monts Blandetête. Là-bas, ils trouveraient des grottes en grand nombre et tout ce qui est nécessaire à la survie. Les vallées étaient étroites et faciles à défendre et le peuple des montagnards encore plus redoutables que les soldats d’Ashra. Dans la ville ne restaient que les soldats et ceux qui avaient un rôle à jouer dans l’intendance. Le prince commandant ne redoutait pas les guerriers noirs et la maîtresse cantileuse était prête à affronter le pouvoir du grand démon.
Sinta continuait son double jeu. Trahissant tout le monde, il espérait se servir. Il se voyait bien en tant que roi du royaume d’Asrha. Il faisait et refaisait des plans pour se débarrasser des uns et des autres. Les contacts nombreux qu’il avait développés avec les peuples outre royaume, lui avait permis de se procurer quelques atouts dont il espérait bien se servir dans cette empoignade pour prendre la place qui lui revenait : la première. Il écoutait les messagers qui arrivaient du front. Les nouvelles étaient mauvaises mais moins catastrophiques qu’il ne l’avait prévu. Le démon du sorcier ne réussissait pas aussi bien que prévu. Il regretta un instant le sien. Celui-ci l’avait débarrassé d’une diseuse, ce qui était une bonne chose pour lui. La maîtresse cantileuse s’agitait beaucoup mais ne comprenait pas ce qu’il tramait. Lors de l’arrivée du sorcier noir et de ses troupes, Sinta se dit que le plus dur resterait à faire. Le roi prit la parole pour faire la synthèse des nouvelles. Comme prévu, il s’attendait à l’arrivée des guerriers noirs au pire dans cinq jours, au mieux dans dix. Sinta prit un air de circonstance mais la joie qui précède l’action l’emplit. Il avait hâte que se termine le conseil, il avait des choses à préparer.

Renatka descendait dans les profondeurs de la terre. Il découvrait tout un monde souterrain. Les êtres qu'ils croisaient fuyaient à son approche. La lumière était une source de peur pour ceux qui vivent dans la nuit. Quittant le réseau de cavernes creusées par l'animal qu'il avait tué, il fut heureux de pouvoir s'éclairer. Ce n'était que passages irréguliers, stalactites, boyaux étroits suivis de grandes salles à l'écho impressionnant. Il marchait dans un passage étroit mais assez haut quand il entendit des gémissements accompagnés de grognements. Il avança prudemment. La lumière d'une lanterne éclairait chichement une salle de la taille d'une maison. La flamme en s'agitant, donnait des ombres mouvantes qui gênaient la compréhension de la scène. Renatka stoppa sa lumière et avança sans bruit. A l'opposé de lui, il vit un petit être de métal se débattre contre un rocher qui bougeait. En regardant mieux, le rocher avait des pattes et grognait. Renatka approcha. Le grattement sur sa gauche le fit se retourner. Un bloc de pierre venait vers lui. Il ne réfléchit pas, pensa vent-eau-terre. Un torrent de boue entraîna la menace loin de lui. Se retournant vers l’être de métal, il le vit s’affaisser. Ce qu’il avait pris pour un bloc de roche pivotait vers lui et se mit à le charger. Il fit un nouveau torrent de boue et l’envoya rejoindre l’autre. Il fit de la lumière et éclaira toute la salle. Dans la partie basse, la boue qu’il avait faite avait tout recouvert. De sa surface émergeaient des pattes qui s’agitaient. Ne voyant pas de danger immédiat, il s’approcha de l’être de métal. Ça avait la taille d’un enfant, mais plus large et surtout en métal de la tête au pied. Quand il fut encore plus près, il comprit que c’était une armure. Il se pencha. Le petit respirait encore, mais son armure bosselée le gênait. Renatka essaya de lui ôter. Il finit par trouver l’ouverture. Quelques lanières coupées plus tard, il avait extrait non pas un enfant mais un nain. Celui-ci était toujours inconscient mais respirait mieux. Des bruits de boue piétinée attirèrent l’attention de Renatka. Il regarda en contrebas. Les bêtes de pierre avaient réussi à se remettre sur leurs pattes. Leur dos ressemblait vraiment à de la pierre. Pour le moment, elles pataugeaient dans la boue, n’arrivant pas à remonter vers Renatka. Il pensa à la terre et déversa sur elle un flot de sable.
- Uhncha ta com retkiatima.
Renatka sursauta en entendant cette voix gutturale. Il vit alors que le nain avait repris connaissance et s’était adossé à la paroi.
- Retkiatima com tougta.
Il parlait en désignant quelque chose que Renatka ne comprit pas.
- Retkiatima com tougta !
Le nain laissa retomber la tête en arrière.
- On va avoir un problème à se comprendre tous les deux !
Le nain se redressa :
- Tu parles le langage de la surface ?
L’accent était épouvantable, Renatka répondit
- Je viens de la surface.
- Les pierrepattes ne peuvent pas être tuées avec du sable. Donne-moi mon épée, il faut la leur enfoncer entre les deux palpes.
- Reste tranquille, tu ne tiens pas debout. Pour le moment les pierres à pattes ont autre chose à penser qu’à nous attaquer.
- Nous sommes sur leur territoire, les pierrepattes n’arrêteront pas. Il faut les tuer, c’est la seule manière.
Comme pour donner raison au nain, le sable remua laissant apparaître le rostre d’une pierrepatte. Renatka d’un jet de feu la coupa en deux, vitrifiant le sable en même temps.
Le nain se protégea les yeux de la violence de la lumière. Il demanda :
- Qui es-tu, toi qui maîtrises le feu?
- Mon nom est Renatka.
- Dans le langage de mon peuple, cela évoque les vieilles légendes, quand le grand dieu de la terre marchait avec nous. Veux-tu venir avec moi voir ceux qui dirigent mon peuple?
- Es-tu en état de marcher?
- Oui, nous avons des constitutions solides. La pierrepatte m'écrasait à m'étouffer. Il ne m'a pas blessé. Ton arrivée m'a sauvé la vie.
- Quel est ton nom ?
- Dans ta langue, on dirait « grondement de pierres ».
- Et dans la tienne ?
- Ragdra.
Après avoir aidé Ragdra à se relever et à remettre son armure qu’il avait décabossée au moins en partie, Renatka l’accompagna dans les sombres couloirs. Il apprit ainsi que Ragdra était un éclaireur dont le rôle consistait à chercher de nouveaux filons des différents métaux et surtout du precmet dont il faisait les armures et les armes. Ragdra parlait du precmet avec un respect étonnant. Quand Renatka lui parla de l’or, Ragdra eut un rire méprisant.
- C’est bon pour les décorations des femmes et des tuniques. Cela ne vaut rien pour se battre.
- Vous vous battez souvent ?
Ragdra raconta la difficulté pour son peuple de garder sa place dans le monde souterrain. Les mauvais de toutes sortes comme les pierrepattes, ou les Menturu essayaient toujours de les chasser de leurs grottes. Les « hommes de la terre » comme Ragdra appelait son peuple, avaient conquis leur liberté en pouvant vivre sous ou sur la terre. Les autres ne le supportaient pas, surtout les Menturu qui étaient dirigés par des sombres maîtres. Les batailles étaient toujours sanglantes et sans pitié. La torture était la règle pour les survivants blessés ou prisonniers qui tombaient aux mains de l’ennemi. Les Menturu avaient de la magie, les hommes de la terre des armes de precmet, les forces s’équilibraient. Puis Ragdra voulut connaître le monde de la surface d’où venait Renatka. A l’évocation du sorcier noir, il reparla de légende. Renatka le poussa à lui en parler mais Ragdra lui expliqua que c’était au prince minier de lui dire ce qui devait en être dit. Ils continuèrent ainsi à s’enfoncer dans les profondeurs de la terre à la lumière de la lanterne de Ragdra.

Cantasha reposait sur une table dans l'antichambre de la salle de la cérémonie des corps. Sintacasha passait du temps auprès d'elle. Elle étudiait les runes changeantes pour préparer la cantilation qui lui permettrait de la guérir. Malheureusement, elle n'y passait pas le temps qu'elle aurait souhaité, elle avait beaucoup de charges encore malgré son abdication. La principale mais la plus délicate était de donner l'enseignement final à Sifréma. Celle-ci n'était pas pressée de le recevoir et ne faisait guère d'effort. Il s'agissait pourtant du cœur du savoir de Simantaba, les cinq runes sacrées. Elles demandaient une cantilation particulière. Toutes les diseuses les connaissaient mais personne n'osait les prononcer. Elles n'avaient pas été cantilées depuis des générations et des générations. Le tracé était connu, appris par toutes mais la gestuelle n'était enseignée qu'aux derniers échelons de la hiérarchie. Sintacasha avait répété plusieurs fois les différents éléments de la gestuelle mais n'avait jamais osé les cantiler dans leur intégralité. Sifréma était beaucoup plus réticente à cette pratique qui devait être journalière pour une grande enchanteresse. La préparation de la cérémonie d'intronisation avançait mais toujours un détail, une décision réclamaient son attention et lui faisaient écourter sa séance de méditation et de cantilation. Sintacasha continuait alors seule la gestuation de la cantilation. Elle en arrivait à penser que pour bien la réussir, il était nécessaire de laisser toute la périphérie de sa personnalité, pour se centrer sur son noyau essentiel. Cantiler les runes en étant pleinement en accord avec soi, en étant toute dans le geste et la parole, lui évoquait son enfance quand dans le jeu, tout son être se tendait vers le but à atteindre.
Dans le soir qui arrivait, Sintacasha alla vers l'antichambre de la salle de la cérémonie des corps. Elle repensait à ce que lui avait dit Motinaba et Kontaga. Elle pensait à Renatka qui allait manquer. Pour elle, les runes avaient été formelles : sans lui, Simantaba ne connaîtrait pas le salut. Cela avait été un autre point de discorde avec Sifréma qui n'avait pas la même interprétation. Pour la nouvelle maîtresse enchanteresse, les runes orientaient vers un changement, elle était d'accord, mais que le porteur de flamme soit là ou pas n'importait pas, la puissance des runes l'emporterait.
Sintacasha essaya d’oublier ses pressentiments en se consacrant à Cantasha. Elle se concentra sur les runes changeantes. Par petites cantilations, elle commença à stabiliser le manteau de runes. Alors qu’elle recommençait un chant, la porte s’ouvrit à toute volée la déconcentrant. Elle vit avec colère qu’elle avait mal cantilé une rune et qu’un accroc s’était fait dans la protection. Ce n’était pas grave si elle pouvait le réparer maintenant. Mais il lui fallait le silence. Elle dirigea son regard vers ceux qui avaient troublé sa concentration. Une jeune diseuse précédait des hommes portant différentes malles. Quand elle vit l’enchanteresse et surtout son regard, elle mit genou à terre.
Les hommes décontenancés, s’arrêtèrent dans leur mouvement.
- Excusez-moi Maîtresse Enchanteresse, pardon Enchanteresse, mais la maîtresse enchanteresse a donné l’ordre de ranger les malles des voyageurs dans cette pièce pour le temps de leur séjour.
- Tu as bien fait d’obéir. J’ai un soin à faire sur celle qui est allongée. J’ai besoin de calme. Envoie-moi quatre apprenties pour m’aider à la bouger.
- Oui, Enchanteresse.
La jeune diseuse fit un signe aux hommes qui se dépêchèrent de faire un tas de leurs malles dans un coin de l’antichambre. Ils partirent aussi vite qu’ils purent. Restée seule, Sintacasha reprit le cours de son examen. Cantasha avait été blessée dans sa chute et réparée. Par contre le blocage que les runes changeantes décrivaient, était plus profond, plus intérieur. Cela avait à voir avec Renatka et sa disparition. Sintacasha allait se remettre à cantiler quand la porte s’ouvrit à nouveau. Elle eut l’impression de revivre la même scène avec d’autres acteurs. Elle pensa que Sifréma ne respectait rien. Elle savait Cantasha dans cette pièce et l’importance que les runes lui donnaient. Vraiment elle exagérait. Quelle signification donner à cette conduite ? Au moment où ils s’en allèrent, quatre apprenties arrivèrent. Sur un ordre de Sintacasha, elles transportèrent Cantasha dans la salle grotte de la cérémonie des corps.

Le roi était sorti. Du haut des remparts, il regardait les hordes de guerriers noirs s’installer sans hâte autour de sa capitale. Il mesurait l’ampleur de la tache qui l’attendait. Ils allaient se battre à une contre deux. En soi ce n’était pas le plus grave, les remparts avec tous leurs pièges valaient facilement autant que ceux qui étaient là pour les défendre. Le roi laissa son regard se promener sur les murailles. De nombreux soldats étaient montés voir eux aussi les ennemis qu’ils devaient combattre. Ils savaient qu’il n’y aurait pas de prisonnier. On ne les rend pas à des morts et des démons. Le roi sentit une présence à côté de lui. La maîtresse cantileuse venait d’arriver.
- Vous avez peur, Majesté ?
- Pas vous ?
- Je crains surtout pour tous ceux-là qui vont donner leur vie.
- Parfois je me dis qu’on aurait peut-être dû demander la paix et négocier avec lui, et puis je me rappelle tout ce qu’il a fait. Il est impossible de négocier avec lui autrement que les armes à la main.
- Vous devriez vous adresser aux soldats. Je peux faire porter votre voix jusqu’à chacun d’eux.
- Essayons !
La maîtresse cantileuse posa son doigt sur la bouche du roi, traça dans l’air quelques signes en murmurant des paroles que personne ne comprit.
- A vous, Majesté ?
- Hommes d’Ashra…
Tous les regards convergèrent vers la tour où il se tenait.
Manifestement ils l’entendaient, plus même, le roi eut l’impression de les entendre en retour.
- Hommes d’Ashra, voici venu le temps pour lequel nous nous sommes préparés depuis si longtemps. Nous sommes le dernier rempart face au mal. Le sorcier noir et ses guerriers morts ne doivent pas passer. Nos femmes, nos enfants, notre terre ne resteront libres que si nous repoussons ces déjà morts dans leurs fosses. Je sais que des démons les accompagnent, mais les cantileuses sont avec nous. Les runes seront notre appui et renforceront nos bras dans le combat qui s’annonce. Nous ne survivrons pas tous mais je sais que tous autant que vous êtes, vous aurez à cœur de faire votre devoir jusqu’au bout, afin que vos noms soient glorifiés par nos descendants comme ceux qui ont fait leur devoir et ainsi qui ont sauvé le monde de la noirceur du mal. Voyez déjà la puissance des runes qui me permettent de vous parler à tous. Les démons ne feront pas le poids et les guerriers noirs auront peur de vous. Soyez tous assurés que dans les jours qui viennent, s’écrira la plus belle page du peuple d’Ashra. La gloire est devant nous. Soyez mon honneur et ma gloire. Que vive Ashra !
L’ovation qui suivit, stoppa les guerriers noirs qui regardèrent les remparts sans comprendre. Les sorciers qui les accompagnaient, frissonnèrent involontairement. Malgré ce qu’avait dit le sorcier noir, l’avenir n’était pas si sûr que cela. Les quelques démons présents se bouchèrent les oreilles, incapables d’entendre l’expression de la détermination du peuple d’Ashra à se sacrifier pour défendre leur terre.

Renatka suivait Ragdra dans des tunnels de plus en plus travaillés, au milieu du peuple des hommes de la terre. Lors de la première rencontre avec un groupe de son peuple, Ragdra avait longuement parlé avec ceux en armures. Renatka qui ne comprenait pas ce qui se disait, avait observé les différentes tenues. Il y avait ceux en armures, des armures superbes, brillantes bien entretenues, ne faisant pas de bruit ou presque. Il en avait conclu que leurs propriétaires faisaient partie de la caste des guerriers mais pas seulement. D’après ce que lui avait dit Ragdra, être en armure signifiait qu’on était prêt à se battre, qu’on s’entraînait pour cela, mais cela ne donnait pas le vrai rôle de celui qui la portait. Les décorations des armures avaient un sens. Ragdra était un éclaireur qui avait pour mission de trouver de nouveaux filons, mais aussi de prévoir leur mise en exploitation. Il y avait aussi « ceux qui creusent », les tacpacgi, qui dirigeaient les équipes de mineurs qui eux étaient en tenue de travail en cuir et dont la seule arme était leur pic. A la manière dont Ragdra en avait parlé, Renatka les avait mis au rang des quasi esclaves. Il avait vu aussi d’autres personnages sans armure mais que Ragdra avait traités avec déférence. Chaque mission de mineurs partait avec « un qui forge et qui travaille le precmet », ce precmetinfa avait redressé l’armure cabossée de Ragdra avec une adresse qui avait ébloui Renatka. Le precmetinfa n’était pas soumis à l’autorité de ceux en armures contrairement aux mineurs. Il respectait une hiérarchie que Ragdra connaissait mal mais qu’il craignait un peu. Au fur et à mesure des paroles de Ragdra, Renatka avait vu changer les regards posés sur lui, de un peu hostiles, ils passaient à la franche admiration. Ragdra, de temps à autre, donnait quelques repères sur ce qui se passait à Renatka, lui expliquant qu’après le récit de son sauvetage, il avait prononcé son nom et dit sa manière de contrôler le feu. Les discussions avaient alors tourné autour de la question des légendes. Etait-il le personnage décrit dans les vieux récits ? Le precmetinfa avait donné le conseil de l’emmener au plus vite au Centre pour y rencontrer le plus haut dignitaire de la caste des forgerons. Les responsables de l’exploitation avait donné un conseil semblable mais avait parlé du roi des armures. Tout le monde s’était mis d’accord pour envoyer un coursier devant pour prévenir de son arrivée.
Quand Ragdra et Renatka reprirent leur voyage vers le Centre, ce dernier demanda quelques précisions sur la caste des forgerons et le roi des armures. Ragdra lui expliqua alors que son peuple était double. Il y avait le peuple du minerai dont il faisait partie, les plus nombreux, les plus forts et le peuple de la forge dont le precmetinfa était le représentant, moins nombreux mais détenteurs des secrets du façonnage. Chaque peuple avait sa hiérarchie et son chef. Le commandement suprême était donné au binôme du roi des armures et du roi forgeron.

Chaque fois qu’elle le pouvait Sintacasha venait dans la salle de la cérémonie des corps. Elle méditait un moment et reprenait ses cantilations de runes de libération. Elle devait le faire prudemment. La vie de Cantasha était en jeu si elle se trompait. Pour Sintacasha, cette cantilation était comme redonner la vie à Cantasha. Les runes changeantes qui l’entouraient, cédaient petit à petit. Sintacasha pouvait deviner la forme du corps sous le voile qui devenait de moins en moins opaque. Les souvenirs affluaient. Sintacasha avait toujours essayé d’être le plus honnête possible et de ne pas faire de préférence dans ses enseignements. Catansha l’avait souvent ravie par la justesse de ses cantilations. Elle se rappelait ce jour où les runes de divination avaient désigné Cantasha comme la meilleure possible pour aller chercher le porteur de flamme. Elle se rappelait sa fierté et son émotion de savoir la jeune femme choisie pour une telle mission. Les souvenirs remontaient encore et avec eux l’émotion. Elle se rappela son attente de l’arrivée de Cantasha. Déjà enchanteresse, elle n’aurait pas dû avoir pour mission de s’occuper des arrivantes, mais elle l’attendait depuis déjà si longtemps, trop longtemps pour son cœur. Sa gorge se serra quand vint l’émotion de la séparation. Il y avait si longtemps qu’elle pensait en être guérie mais non, l’émotion renaissait et l’emplissait comme si c’était hier. Femme mûre, maîtresse cantileuse brillante, elle allait devenir enchanteresse. Tout le monde le savait à Simantaba. Sintacasha se rappelait son impatience à cette époque. Cela lui nuisait. Entablu dans un de ses séjours à la fondation, était venu la voir. Il avait longuement parlé avec elle de cette impatience. Il lui avait expliqué que pour être digne d’être enchanteresse, il était nécessaire qu’elle apprenne la patience. Elle lui avait répondu du tac au tac : « Apprends-moi ». Entablu avait posé son regard sur elle. Sintacasha était étonnée de se rappeler aussi bien ce regard, elle y avait lu la profondeur de la connaissance, mais aussi la joie et un petit autre chose qui lui avait fait désirer l’enseignement de Entablu. Il avait accepté et était venu tous les jours pour la guider.
Un bref instant Sintacasha revint à l’aujourd’hui en entendant du bruit dans l’antichambre. Sifréma avait fait transformer cette pièce en débarras pour les bagages. Des serviteurs allaient et venaient pour y prendre ou y ranger différentes choses. Elle se laissa aller au flot des souvenirs de cette période dont elle pouvait dire aujourd’hui qu’elle avait été son bonheur. De maître, Entablu était devenu ami et même plus pour elle. Sintacasha se souvenait de la tension de son attente. Il allait arriver, il arrivait. Son cœur s’emballait. Face à elle Entablu semblait rester l’ami fidèle qui l’aidait à progresser. Pour la première fois de sa vie, elle avait patienté, craignant de le perdre si elle lui avouait l’amour qu’elle lui portait. Ils avaient été séparés un moment pour une mission. A son retour, Sintacasha avait cru marcher sur les nuages. Sa cantilation avait gagné en joie et en spontanéité. C’est ce que lui avait dit Entablu. A la fin d’un enseignement, elle avait mis sa main sur la sienne, il n’avait pas bougé et lui avait souri. Il avait alors choisi le grand langage pour lui parler. Sintacasha fut étonnée de l’entendre lui adresser la parole en runes. Elle avait répondu de même. Tentant d’exprimer ce qu’elle ressentait, elle prit conscience de la vraie richesse des runes, de leur profondeur symbolique et de leur pouvoir évocateur. Avait commencé pour eux une vie faite de joie et de bonheur. Leur amour s’était concrétisé. L’annonce de la grossesse ne perturba pas Entablu. Il prit Sintacasha dans ses bras et lui chanta un long chant runique qu’elle ne connaissait pas. Ensemble, ils eurent une vision de l’avenir. Le sombre était apparu dans le monde, cachant le soleil. Il s’était étendu jusqu’à obscurcir presque complètement la lumière. Il n’en restait qu’un petit point. Un enfant, leur enfant prenait ce point de lumière, l’entourait de ses mains pour le protéger et le portait jusqu’à … La vision avait fini trop tôt. Sintacasha avait appris une autre patience, celle de l’attente. Entablu avait fait des recherches sur l’enfant du rêve. Ils avaient aussi lancé les runes de divination. Les révélations des runes avaient transpercé le cœur de Sintacasha. L’avenir de son enfant était fermé sauf s’ils acceptaient de le perdre. Entablu avait alors entraîné Sintacasha dans les niveaux d’interprétations ésotériques, lui montrant le fil ténu d’un possible.
Ensemble durant les derniers mois de la grossesse, ils avaient mis au point la conduite qui allait être la leur durant toutes ses années. Sintacasha avait accepté de laisser l’enfant à sa naissance. Il serait confié à une famille qu’Entablu connaissait qui l’élèverait sans savoir son origine comme un des leurs.
Dans la tête de Sintacasha se mélangeaient la joie de l’arrivée et la douleur de la perte. L’enfant contre toute attente était une fille. Elle lui donna le nom de Cantasha : « celle dont le chant est vie».
Revenant dans son aujourd’hui, Sintacasha essuya les larmes de ses yeux.

Les premiers combats furent intenses. Le sorcier noir avait hâte d’en finir avec Ashra. Pour lui le but était Simantaba, le lieu symbolique qu’il lui fallait abattre. Malgré sa puissance magique, ses démons, et ses guerriers noirs, il n’avait pas réussi en ces trois premiers jours à prendre la ville d’assaut. Il devait reconnaître que les gens d’Ashra se battaient comme des lions. La mort au combat était pour eux un honneur surtout s’ils avaient bien combattu. Pas moyen d’ouvrir une brèche. Il maudit encore une fois les diseuses de runes qui en avaient tracé partout, des runes renforçant les murailles ou les portes, des runes rendant les flèches plus vulnérantes pour les sorciers, des runes de puissance pour certains guerriers, des runes de rage pour ôter la peur de combattre les démons. Même peu nombreuses, elles avaient encore trop d’influence. Il fallait qu’il trouve un moyen pour s’en débarrasser.
Les premiers combats furent intenses. Le roi et le prince commandant vivaient quasiment ensemble depuis trois jours. Ils dirigeaient à deux les plans opérationnels. Le génie du prince commandant était qu’il anticipait les actions de son ennemi. Il pouvait ainsi être prêt quand il fallait. Le sorcier noir était puissant mais mauvais stratège. Les soldats d’Ashra étaient là où ils étaient nécessaires. Les diseuses couraient partout pour renforcer les protections runiques ou en faire de nouvelles. Elles soignaient aussi les blessures des armes ensorcelées des guerriers noirs. Les soldats ne craignaient qu’une chose, mourir dans le déshonneur. Ils avaient organisé une sorte de compétition de la gloire. Tuer un guerrier noir, alors qu’il pourrait revenir une fois réanimer par les sorciers ne valait qu’un point. Le tuer et lui planter un bâton runique qui le mettrait hors d’état définitivement valait cinq points, blesser un sorcier dix points, le tuer cinquante points. Quant aux démons, ils avaient aussi leurs valeurs. Ils étaient redoutables par la capacité à s’infiltrer dans la tête des gens et à les désespérer, ou à les rendre fou. Le peuple d’Ashra n’avait pas de magie comme celle du sorcier noir, mais possédait des amulettes plus ou moins efficaces. Chaque guerrier en avait une. Les démons devaient comprendre la barrière que dressait l’amulette avant de pouvoir s’attaquer au guerrier. Ils devenaient ainsi en partie vulnérables, non pas que leur existence soit en danger, les êtres physiques ne peuvent pas tuer physiquement un démon, mais leur avatar physique, c'est-à-dire ce qui les obligeait à rester sur ce plan, pouvait être suffisamment endommagé pour que le démon soit réduit à l’impuissance comme Darquiflou dans son urne. Le maximum de points était pour le grand démon. Nul ne savait son nom, mais tous rêvaient de mourir en le mettant hors combat. Les combattants venant du monde de Corc étaient bien placés dans cette course à la gloire. Ils avaient fait du combat contre le grand démon leur spécialité.
Les premiers combats furent intenses. Sinta espérait que cela irait vite pour pouvoir négocier avec le sorcier noir, mais les soldats et surtout les diseuses le contrariaient dans ses projets. Au bout de trois jours, lors de la réunion journalière que faisait le roi pour tenir ses conseillers au courant de la situation, Sinta eut la mauvaise surprise d’entendre le prince commandant expliquer que selon lui dans quelques jours le sorcier noir changerait de tactique pour un siège en règle qui allait durer beaucoup plus longtemps. Sinta connaissait suffisamment le prince commandant pour accepter son avis. De retour dans ses appartements, il fit le point. Le roi pensait pouvoir tenir au moins trois lunaisons. Ça laissait le temps à l’arrière pays de se réorganiser et de venir les défendre, d’autant plus que Simantaba ne manquerait pas d’envoyer des enchanteresses. La maîtresse enchanteresse, qu’il avait rencontrée une fois lors d’une visite qu’elle avait faite pour saluer Entablu et le roi, n’était pas du genre à laisser le pays d’Ashra sans aide. Il fallait que les choses aillent plus vite. La nuit tombait quand il alla sur son balcon. Il alluma une lanterne et fit des signes dans la direction du soleil couchant, à l’opposé du camp du sorcier noir. Sur une colline au loin, on lui répondit. Un dialogue s’engagea. Quand il rentra pour se coucher, Sinta était d’humeur plus joyeuse.
Quand elles atteignirent la route, les grandes diseuses trouvèrent un flot de réfugiés arrivant de la capitale. Discutant avec les uns, réconfortant les autres, elles apprirent la nouvelle du siège de la ville. Confrontées à la réalité de la guerre, elles décidèrent de ne pas rentrer à Simantaba mais d’aller aider la maîtresse cantileuse enfermée dans la capitale en siège. Elles choisirent parmi les apprenties les plus aptes à les aider dans cette mission et commandèrent aux autres de rentrer à Simantaba en emmenant la vieille mendiante et son curieux réceptacle sur lequel figurait la rune d’unité. Quand on lui apprit la nouvelle, elle en fut rassurée et c’est presque avec plaisir qu’elle suivit les apprenties diseuses qui rentraient à la maison mère.

L’homme de main de Sinta était parti à l’aube vers la mer. En s’arrêtant le minimum, il pourrait remplir sa mission en une dizaine de jours, moins si les relais fonctionnaient. Si tout allait bien, il ramènerait la réponse avant la prochaine plein lune. Il ne doutait pas qu’il pourrait demander plus de gratifications pour avoir si bien rempli sa mission. C’est le cœur léger qu’il courrait au devant du destin.

Sifréma rêvait de grandeur. Sa désignation prenait des allures de couronnement. Elle ne doutait pas de marquer d’une manière irréversible la fondation pour lui insuffler ce qui lui manquait depuis des siècles. Sous son impulsion, Simantaba allait enfin avoir la place qui aurait dû être la sienne depuis très longtemps, la première. Elle ne doutait pas d’amener tous les princes de la terre à lui prêter allégeance. Continuant à employer les runes noires, elle changeait les personnes clés de l’intendance et isolait l’ancienne, qu’elle aurait probablement inviter à se faire ermite si elle n’avait été celle par qui la désignation arrivait.

Le seigneur des mondes noirs avait des motifs de satisfaction. Le sorcier présomptueux qui croyait diriger Takachoughaa, piétinait devant la capitale d’Ashra. Bientôt par l’entremise du grand démon, il pourrait lui faire la proposition de convoquer une force supérieure. Il n’aurait alors aucun mal à mettre le premier jalon pour l’arrivée de la Force Noire dans ce monde. Le sorcier serait le premier sacrifié et puis il y avait dans la ville une maîtresse cantileuse, un mets de choix pour la Force Noire. De là, elle pourrait vaincre Simantaba, d’autant plus que depuis quelques temps, il sentait l’emploi des runes à contresens. Quelqu’un jouait avec les runes noires, c’était une belle faille pour que la Force Noire s’y coule.

Darquiflou n’était pas mort. Il n’allait pas mourir. Il le sentait maintenant. La peur le quittait. Curieusement la rune de l’unité tracée sur l’urne de Sinta avait bloquée le pire. Il était resté un. Il était resté esprit. Il flottait dans un monde inconnu de lui. Ce n’était pas le monde de Sinta, ce n’était pas le monde des esprits, c’était…c’était…Le concept lui manquait. Les mots lui manquaient.
L’attente s’installait. Le temps n’existait pas. L’espace n’existait pas. Il chercha qui il était. Aucun nom ne vint à sa mémoire. Il l’avait perdue dans la catastrophe, quand la lumière avait fait exploser son monde, son être. Plus rien ne l’attachait à rien. Il était un sans nom. Pourtant une certitude émergea. Il avait un nom, un nouveau nom. Il ne pouvait l’entendre, mais à l’instant de sa proclamation, il le reconnaîtrait, il se reconnaîtrait.

Dans son antre, une noire conscience écoutait battre les cœurs du monde. Innée, sa création avait résulté de la rencontre des noirs desseins des êtres. Venant de la rupture et de la désunion, elle ne connaissait que la souffrance. Elle avait petit à petit attiré tous les noirs sentiments des êtres qui l’entouraient. Les esprits avaient été les premiers à la nourrir, sans le savoir. Ils pensaient qu’en elle, on pouvait déverser toutes les sombres pensées qui parfois occupaient leurs centres ou leur agir. La conscience lui était venue plus tard. Un plus noir que les autres pensaient pouvoir l’utiliser pour sa propre gloire. Emplie des plus noires pensées du monde, elle l’avait soumis à sa volonté. Il avait été le premier de ses esclaves. D’autres étaient venus volontairement ou par la force lui donner leur élan vital qu’elle avait transformé en sa propre substance. Prenant force et puissance, elle avait pris pied dans le monde, soumettant les esprits à ses noirs désirs. Se nourrissant de haine et des cris de souffrance, elle avait inauguré une ère de malheur et de peine. Son ire était l’étalon avec lequel elle mesurait sa vie. S’étendant dans le monde des esprits, elle fut à l’origine des démons dont les plus noirs devinrent ses princes et seigneurs. Jamais rassasiée, toujours envieuse, elle voulait que plus rien n’existe hormis elle et ses sujets. Son influence sur le monde fut telle qu’il en perdit l’équilibre. Basculant dans le noir du cœur de celle qui en voulait la destruction, le monde courrait à sa perte. Sentant sa victoire proche, son rire éclata tel un feu d’artifice de peines, de haine, de mensonges. C’est alors qu’il y eut comme l’écho d’un cristal qui chante dans la nuit. L’insupportable pureté du son fut un supplice pour elle. Laissant sa colère enfler, elle mit toutes ses forces à le faire taire. Mais l’être était double. Transfigurant les noirs sentiments en lumière pure, il éclaira ce qui était dans la nuit, révélant au grand jour ce qu’elle cachait. Incapable de le supporter, elle se rétracta. L’attention de l’être double la poursuivit. Devenue, celle qui fuit, elle acquit son unité. L’être double la lui laissa, tout en l’enfermant dans le fin réseau de son désir lumineux et transparent. Maintenant, elle savait qui elle était : Force Noire était son nom, noire force de destruction était son rôle. Enfermée, elle n’était pas pour autant impuissante. Ses serviteurs dans les mondes faisaient ce qu’elle ne pouvait accomplir mais si maladroitement, si incomplètement qu’elle ne rêvait que d’une chose : emplir les mondes de sa haine et de sa colère. Les temps passèrent, ses serviteurs œuvraient pour elle afin de créer les noirs passages qui pourraient la faire advenir dans les mondes, mais jamais jusqu’à ce jour les conditions favorables n’avaient été réunies. Aujourd’hui le Seigneur des mondes noirs sentait palpiter les fils des noirs desseins issus des mondes et jusqu’au cœur de Simantaba. Il sentait aussi derrière les barreaux lumineux et transparents l’impatience grandissante de la Force Noire.
La clé de la prison s’appelait Takachoughaa.
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire