samedi 26 avril 2014

Le voilier traçait sa route sans effort. Le vent était favorable. Lyanne contemplait les étoiles. La lune bien qu’incomplète,  éclairait le paysage. Lyanne avait obtenu que le bateau ne fasse pas escale et qu’il continue son voyage. Il sentait la tension de la vigie et du pilote. Le capitaine était aussi resté sur le pont. Ils n’avaient pas l’habitude de voyager ainsi. Lyanne scrutait aussi devant. Degala avait cédé sa place et était parti se reposer. Il avait passé la journée à poser des questions à Lyanne sur la forge et sur les rois-dragons. Une question en appelant une autre, il n’avait pas cessé de la journée. Ils avaient trouvé refuge près du beaupré pour éviter que tout le monde entende les réponses. Degala s’était senti frustré. La seule grande question pour lui était lui. D’où venait-il vraiment ? Pourquoi ce bâton de puissance s’accordait-il avec lui ? Qu’est-ce qui allait lui arriver ? Lyanne l’avait laissé entrevoir les hypothèses les plus folles sans rien démentir des théories que Degala avait pu concevoir.
Lyanne écoutait le bruit de l’eau qui glissait sur la coque. S’ils avançaient aussi bien toute la nuit, ils arriveraient dans le delta au petit matin et le port ne serait plus qu’à une journée de voyage, si le vent se maintenait.
- Plus loin, il y a des monstres dans l’eau, tout en dents et en griffes, avait prévenu le capitaine. Il faudra les éviter, ils pourraient être dangereux.
Petit à petit le paysage changeait. Il devenait plus luxuriant, plus vert. Hunique était un grand port. Ses bassins nombreux abritaient une foule cosmopolite. Lyanne sentait qu’il y trouverait une piste pour aller plus loin. Il cherchait ce qu’il cherchait sans trouver de réponse. Il trouverait quand il verrait de ses yeux ce qu’il cherchait. Il pensa qu’il tournait en rond. Il comptait sur Degala pour rompre ce cercle d’interrogation sans fin.
La nuit avançait quand il remarqua la galère. Elle aussi profitait de la nuit claire pour avancer. Il ne connaissait pas le pavillon qu’elle arborait. Il demanda au Capitaine qui somnolait sur la dunette. Celui-ci lui jeta un regard torve, regarda la galère sans comprendre, puis de nouveau Lyanne et puis ses yeux se reposèrent sur la galère. Lyanne les vit s’agrandir et un cri muet sortit de la bouche du capitaine…
- Les Nasr ! finit-il par articuler plus mort que vif.
Le pilote vira jaunâtre et donna un grand coup de barre pour s’éloigner.
- Qu’est-ce ? demanda Lyanne.
- C’est la mort !!! lui répondit le capitaine qui fit réveiller tout le monde.
Lyanne regarda le bateau qui venait vers eux avec une régularité impressionnante. Il y eut une bousculade quand tous les marins arrivèrent sur le mont. Lyanne descendit dans la cabine. Degala, indifférent à tout dans son sommeil, reposait tranquillement. Lyanne, sans le réveiller, devint dragon et s’envola. Personne ne fit attention à lui quand il passa le panneau de cale. Il fut bientôt plus haut que leur voilier. Le bateau qui fonçait vers eux en prenant de la vitesse, était porteur de forces obscures. Lyanne se laissa dériver vers la galère. Pour lui, elle dégageait une odeur putride. Elle semblait animée d’une volonté propre. Le choc semblait inévitable. Elle allait beaucoup plus vite que le voilier. Ce ne pouvait être des pirates. Il aurait senti l’or. Cette galère n’en transportait pas. Lyanne plongea dans l’eau et prit sa taille habituelle. Immédiatement, il toucha le fond du fleuve et il sentit glisser la coque de la galère sur les écailles de son dos. Il s'arc-bouta faisant le dos rond. Il vit les mouvements frénétiques des avirons qui petit à petit sortaient de l’eau pour remuer de l’air dans une inefficacité totale. Puis elle partit en biais pour plonger dans l’eau boueuse du fleuve. Une bonne partie des rames se cassa dans l’accident. Lyanne entendit le bruit de son retour dans l’eau. La vague fut superbe. Mais bien que sans force motrice coordonnée, elle ne coula pas. Elle sembla rebondir pour se mettre à tourner en rond. Puis elle s’immobilisa.
Là-bas, le voilier fuyait de toute la puissance de sa voilure.
Lyanne bondit tout en prenant une taille plus petite pour finir sur le pont de cet étrange navire. Il était vide. Reprenant sa forme humaine, iI marcha jusqu’à l’arrière sans rencontrer personne. Il vit une écoutille. Il s’en approcha. Il mit la main dessus et sentit la puissance prête à bondir. Il se jeta en arrière déployant ses ailes dans le même mouvement pendant que le panneau semblait jaillir vers le ciel et qu’une gueule pleine de crocs en forme de dagues, tentait de saisir quelque chose là où il n’était plus. Alors qu’il s’éloignait, il vit d’autres formes serpentines surgir de diverses ouvertures semblant chercher une proie.
Il vola rapidement pour rejoindre le voilier tout en faisant le tour pour l’aborder par le côté. Quand il fut sur le pont, il vit tout l’équipage tourné vers l’arrière qui regardait la distance grandir entre le navire et eux. Ce fut une explosion de joie quand ils comprirent que la galère avait cessé de les poursuivre. Il les vit danser. Il s’approcha et fut entraîné dans une joyeuse sarabande. Lorsqu’il put se dégager, il s’approcha du capitaine qui avait fait mettre en perce un tonneau de malch noir.
- La joie vous habite cette nuit, lui dit-il.
- Tu es étranger et tu ne connais pas le delta du fleuve. Je savais que je n’aurais jamais dû naviguer de nuit dans ces eaux, mais les ordres du roi étaient de faire ce que tu demandais.
- La nuit est mauvaise ?
- Ce n’est pas la nuit qui est mauvaise. Avec une telle lune on peut naviguer. Ce qui est mauvais, c’est ce truc qu’on a laissé derrière nous.
- Les Nasr ?
- Oui, les Nasr ! Je crois que de mémoire d’homme jamais ils n’avaient raté un bateau qu’ils prenaient en chasse. S’ils n’avaient pas heurté quelque chose, sûrement un de ces monstres sous-marins, ils n’auraient pas lâché et nous serions morts à l’heure qu’il est.
- Qui sont les Nasr ?
- Nul ne sait vraiment. Tout le monde le sait ici, voir les Nasr, c’est mourir… Sauf nous ce soir, alors buvons !
Le soleil va bientôt se lever, les premiers oiseaux ont commencé à chanter.
Au milieu de la liesse, seul le pilote gardait son calme. Lyanne s’en rapprocha, son gobelet à la main.
- Tu restes sans faire la fête, constata-t-il.
- Oui, il en faut bien un qui reste sobre. Même si les oiseaux ont commencé leurs chants, la nuit n’est pas finie et les Nasr pourraient encore venir.
- J’ai vu leur bateau faire une embardée terrible. Je me demande encore comment il n’a pas coulé.
- Les Nasr ne peuvent pas couler. Il y a sur ce bateau tous les maudits du pays gardés par des monstres qui te tuent rien qu’en te regardant.
- Je crois comme le capitaine qu’ils nous laisseront tranquilles cette nuit.
- Je navigue depuis très longtemps dans ces eaux. Les récits sont multiples mais tous le disent, jamais ils n’ont abandonné.
Le pilote se redressa brusquement en regardant devant le bateau :
- C’est quoi cette ombre ? …… ALERTE ! ALERTE ! LES NASR !
Subitement tout le monde sembla se dégriser, le capitaine hurla des ordres pour virer de bord. Lyanne vit la masse sombre de la galère qui se précipitait vers eux. Il sauta une nouvelle fois du bateau, touchant l’eau de son bâton de pouvoir avant même de l’atteindre.
- De feu et de glace, je suis ! dit-il transformant ce bras du delta en une banquise qui emprisonna la galère dans un grand bruit de craquement quand elle heurta la glace. Cela stoppa net la manœuvre sur le voilier. Tout le monde se précipita à l’arrière pour voir la frêle silhouette d’un homme seul face à la masse de la galère.
Tout le monde jura avoir vu des serpents géants sortir de la galère pour se jeter sur la silhouette qu’ils devinaient plus qu’ils ne la voyaient. Ils virent la glace monter comme monte un soufflé dans un four chaud, enrobant la galère d’une gangue transparente. Ils virent le soleil toucher le haut de l’iceberg pour illuminer tout le bloc glacé. Ils virent l’éclair immense qui les rendit aveugles un moment. Quand enfin, ils purent contempler le paysage dans le lever de soleil, ils ne virent plus rien que la nature qui avait repris ses droits.
Tous s’interrogeaient sans comprendre. Si quelques uns avaient remarqué la silhouette, la plupart ne l’avait pas vue, Lyanne le premier. Degala se fit raconter la nuit par différents membres d’équipage sans arriver à avoir un récit cohérent. Tout ce qu’il put savoir était qu’ils étaient vivants après une rencontre avec les Nasr.
- Quand on dira ça à Hunique, personne ne nous croira… disait un des matelots.
Les autres renchérissaient, tout en ajoutant des détails de ce qu’ils avaient vu.
Degala rejoignit Lyanne sur l’avant.
- La capitaine vient de me dire que nous arriverons en début d’après-midi. Il a bu beaucoup, on dirait.
- Oui, les événements de la nuit l’ont perturbé…
- Que s’est-il passé en vrai ?
- La nuit est peuplée de forces maléfiques dans ces régions. L’une d’elles a une forme de bateau et se nourrit des imprudents qui naviguent de nuit comme les contrebandiers… par exemple.
- Mais nous, on n’a rien fait !
- Bien sûr, nous sommes d’honnêtes voyageurs, mais elle ne s’arrête pas à ce détail…
- Et moi qui dormais… Je n’ai rien vu, se désola Degala. Comment on a pu s’en sortir ?
- D’autres forces étaient à l’œuvre. Les Nasr ont perdu leur proie. J’ai été surpris de la disparition quand la lumière du soleil les a touchés. Je crois que nous garderons notre ignorance sur leur nature réelle et c’est aussi bien comme cela. Maintenant allons voir si on peut manger quelque chose. J’ai faim.

samedi 19 avril 2014

Ils étaient restés trois jours dans la ville avant de reprendre un voilier rapide mis à leur disposition par le roi de la ville lui-même. Semtone était devenu un hôte plein d’attention. Degala n’en revenait pas de ce qui était arrivé. Il voyait Lyanne comme un forgeron génial et il se retrouvait avec un roi combattant. Il avait parlé un peu avec le mage qui s’était soumis. Ce dernier avait révélé que Semtone l’avait capturé avec son sceptre de fer et l’avait enchaîné avec cette magie. Depuis, il servait de protecteur face aux mages que Semtone capturait. Il tremblait encore quand il raconta avoir vu l’aura du dieu dragon autour de Lyanne. “Son aura était plus grande que la maison”, déclara-t-il. Il avait été très intéressé par l’appariement entre Degala et le bâton de pouvoir. Cet antique relique dont même Semtone ne savait pas d’où elle venait était chargée d’une énergie de même nature que celle de Lyanne.
SI Ergasia s’était révélée une ville corrompue, Semtone y était passé maître. Sa soumission avait permis à Lyanne de rencontrer les plus grands, y compris le roi. Dans son enthousiasme, Semtone l’avait présenté comme le plus grand des mages. Le roi en avait été grandement étonné, peu habitué à de telles manifestations d’enthousiasme de la part de Semtone qu’il jugeait comme un être retors et dangereux. Lyanne lui avait offert un talisman fait d’un bois couvert d’arabesques. Quand les yeux du roi s’étaient posés dessus, il n’avait pas pu les en détacher avant d’en avoir suivi toutes les lignes. Il l’avait fait en chantonnant un chant. Lyanne avait souri. Un tel chant était le signe indiscutable que le roi d’Ergasia devenait vassal de Lyanne, même s’il n’en prenait pas encore conscience.
C’est lui qui proposa un embarquement pour Hunique, le grand port face à la mer. Semtone s’occupa de tout, au grand étonnement de ses serviteurs.
Degala accoudé au bastingage regardait le grand fleuve dérouler ses méandres devant lui. Lyanne, à ses côtés, se tenait comme il l’avait déjà vu, le front posé sur son bâton de pouvoir. Il l’avait vu souvent le faire. Il ne pouvait pas savoir qu’ainsi le roi-dragon prenait contact avec les siens. Une idée lui vint, pourquoi ne ferait-il pas pareil ? Depuis qu’il avait reçu ce bâton, les choses avaient été trop vite. Il avait été reçu par un roi. On l’avait traité comme un prince et sur ce bateau tout le monde montrait de la déférence pour lui. Comme Lyanne, il posa sa tête sur le haut de son bâton.
Au début rien ne se passa. Puis devant ses yeux fermés, des volutes blanches apparurent. Des images floues s’y dessinèrent. Il ne reconnaissait rien. Des ombres gigantesques allaient et venaient. Il se sentit flotter. Il fut dans un autre monde, un autre temps...
Il ne comprenait pas pourquoi il voyait le monde de haut et puis, il s’aperçut qu’il volait. Les images devinrent nettes en dessous de lui. Il voyait à la fois le paysage et certains petits détails au sol. Il s’entendit penser :
- « Pantone a trahi. C’est la seule explication… Il mérite la mort. »
Mais qui était Pantone ? Qu’est-ce que c’était ces sensations de muscles qu’il ne possédait pas ? Il ne trouva qu’une explication, il était dans l’esprit d’un autre. Le bâton de pouvoir lui avait ouvert une chemin vers un être volant et puissant que Pantone avait trahi.
De son œil, il balaya le paysage à la recherche de la trace de Pantone. Un détail attira son attention. Il se focalisa dessus. Une branche cassée avec un fil jaune. La couleur du renégat ! Pliant ses ailes il plongea. La vitesse fut impressionnante. Au dernier moment, le grand être fit un début de ressource pour passer au-dessus de la cime des arbres. Le fil jaune avait gardé l’odeur. Il ne pouvait être bien loin. D’un mouvement brusque de ses ailes, il cassa son élan et se posa dans une clairière. À peine posé, le monde reprit son aspect habituel. Il revit des mains d’homme qui tenaient le bâton de pouvoir. Degala pensa à Lyanne. Était-il lui aussi comme cet être double ? Il n’eut pas le temps de s’interroger. Un homme venait de pénétrer à son tour dans la clairière. Il regardait par dessus son épaule. Son visage exprimait la peur. Une méchante balafre lui barrait le visage. Son bras gauche pendait, du sang tombait en gouttes de sa main. Une tache rouge maculait sa manche. Sa main droite serrait compulsivement une épée rouillée. Il avança jusqu’au milieu de l’espace avant de repérer l’homme assis avec son bâton de pouvoir. Il s’arrêta interloqué pour tomber à genoux :
- Mon roi !
- Bonjour, Oristra…
- Je me suis échappé…
- Pantone ?
- Je ne sais pas. Je l’ai perdu voilà trois jours quand nous nous sommes battus.
L’homme-dragon se leva :
- Tu connais la règle.
- Oui, mon roi !
- Alors combats.
Degala sentit son hôte se transformer. Il était redevenu ce grand être puissant. Oristra se leva et attaqua. L’épée toucha une des griffes sans lui faire plus de mal qu’une caresse. De son autre patte, le grand être le fit voler. Avant même qu’il ne touche terre, il était mort. Sans plus attendre, ce grand être qui était roi, redécolla.
Tout se brouilla un instant. Quand revint la netteté, il était dans un paysage tout de blanc. Son souffle provoquait un nuage de condensation. S’il faisait froid, il ne ressentait rien. Les montagnes déchiquetées autour d’eux étaient faite de roches d’un noir dense.
- Quand sera-t-on arrivés ? demanda une voix derrière lui.
- Nous sortirons des Montagnes Changeantes bientôt. Prépare les phalanges, Pantone ! La bataille n’attendra pas.
Sur le bord du chemin, il y avait un bouquet d’arbres. Derrière lui, il entendait des hommes sortir leurs armes. Le sentier changea pour devenir plus large et devant eux, s’étendait un champ de bataille.
- À L’ATTAQUE ! hurla le roi.
Les cris de ceux qui le suivaient firent entrevoir leur grand nombre à Degala. Des guerriers blancs combattaient des guerriers blancs dans la plaine devant eux. Le coup le prit par surprise. Se retournant, le roi vit le visage plein de haine de Pantone qui s'apprêtait à porter un deuxième coup d’épée. Les hommes derrière lui avaient bandé leurs arcs et tiraient vers lui. Brutalement avant même que Degala le comprenne, il était devenu immense et fort. De sa bouche surgit une flamme transformant tout ce qui était blanc en eau et calcinant les guerriers comme s’il s’agissait de paille. Pantone avait esquivé en se jetant à terre. Les clameurs dans la plaine lui indiquaient que son armée avait le dessous. Laissant le problème du traître pour plus tard, il donna de violents coups d’ailes pour aller porter secours à ses phalanges. Son arrivée et sa puissance changèrent le cours de la bataille. Bientôt, il ne resta sur place que des morts ou des fidèles, les autres étaient en fuite. Se posant près d’un groupe un peu moins abîmé, il dit :
- Alors Prince Omur, où en est-on ?
- Mon roi, le prince-majeur est en fuite. Votre arrivée a mis la défaite dans son camp, mais ses forces sont encore nombreuses.
- Bien, rassemblez tous les valides, nous allons le poursuivre. Maintenant cela suffit. Je suis roi-dragon et je vais le prouver.
Il y eut de nouveau un flou. Puis de nouveau la vision redevint nette pour Degala.
- Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron !
Des centaines de gorges criaient cela dans une ville toute blanche qui avait été pavoisée de couleurs. Avançant seul devant une troupe parfaitement alignée, le roi-dragon était scintillant. Il voyait son reflet dans les murs de certaines constructions. Degala fut surpris. L’être qu’il voyait était un gragon selon ce qu’avait raconté le vieux conteur. Alors c’était cela un dragon. Lyanne devait en être un lui aussi. Était-il blanc comme celui dont il partageait l’esprit ? Il sentit qu’on lui secouait l’épaule.
- Degala ! Degala !
Il se redressa, ouvrant les yeux, laissant ses paupières battre le temps de s'accommoder à ce qu’il voyait. Lyanne avait mis sa main sur son épaule.
- Bien, tu as un bon accord avec ce bâton. Voilà quelque chose d’étrange ! Tu as à voir avec les rois-dragon.
- Es-tu un roi-dragon ?
- Tu as compris. Ma quête nécessite de la discrétion. Évite de le crier sur les toits.
- Comment dois-je t’... vous appeler ?
- Maître me va très bien, et le tutoiement aussi. Tu es mon disciple, simplement. Ma royauté est pour mon peuple.
Ils regardèrent le fleuve. Le vent était régulier. En continuant comme cela, Hunique serait visible dans quelques jours. Degala fut perturbé par cette expérience. Était-il aussi un roi-dragon ? Lyanne n’avait pas la réponse. Le bâton de pouvoir blanc était ancien, très ancien. Il avait appartenu au roi-dragon Tunivog. Il avait eu un début de règne difficile, ayant connu de nombreuses trahisons. Il avait dû beaucoup combattre à son époque. Si Lyanne était un dragon rouge, Tunivog avait été un dragon blanc. Si Degala comprenait les couleurs, il ne comprenait pas beaucoup de choses en plus. Les dragons étaient des grands êtres dont la puissance était immense et en même temps, ils pouvaient être des hommes à l’allure, on ne peut plus banale. De penser à Lyanne en ces termes le gênait. Ce bâton de pouvoir, pourquoi communiquait-il avec lui ? Lyanne lui avait dit qu’il n’existait que très peu de gens capables de rentrer ainsi en contact avec le maître d’un bâton de pouvoir, surtout un maître aussi ancien qui avait disparu depuis bien longtemps. Degala se sentit fier et différent. Fier d’être différent, il eut peur de cette différence. En écoutant Lyanne, il se sentit responsable de ce qu’il pouvait faire maintenant.
Quand vint le soir, le bateau fit escale dans une petite ville. Faisant partie de la flottille du roi, ils eurent droit aux honneurs. Le bruit se répandit rapidement que deux mages voyageaient. Le gouverneur qui les recevait, s’excusa de la rudesse des gens du coin.
- Ils manquent d’éducation, messeigneurs ! Deux mages, ils rêvent de voir des signes miraculeux.
Lyanne refusa son invitation à faire charger les gardes pour disperser la foule.
- Laissez-les, dit-il. Ils se lasseront avant la fin de la nuit.
Quand le festin fut terminé, on les conduisit dans un des appartements réservés aux hôtes de passage. Quand enfin, ils furent seuls, Degala s’étala sur le lit :
- Je ne voyais pas le monde comme cela. Je n’avais même jamais pensé voir cela.
Lyanne eut un sourire. Degala avait trop bu et disait un peu n’importe quoi depuis un moment. Il le laissa se coucher. Il sortit sur le balcon. En bas, la foule était toujours là. Ils avaient fait des feux, bien décidés à patienter pour voir un signe. Lyanne resta dans l’ombre pour ne pas se faire remarquer. De nombreuses personnes scrutaient le palais du gouverneur pour essayer de voir quelque chose. Il s’assit au bord de la fenêtre dans le coin le plus sombre et posa sa tête sur son bâton de pouvoir. Il entra ainsi en contact avec le prince-majeur. Sans bruit, ils échangèrent des nouvelles. Le pays Blanc était calme. Il pouvait continuer sa quête tranquille. Un bruit attira son attention. Cela venait de l’intérieur de la chambre. Il allait se lever quand il vit une ombre se découper dans le passage. Degala avançait, la blanc bâton de pouvoir à la main, les yeux clos. Lyanne le regarda s’avancer ainsi jusqu’au bord du balcon. Il posa le bâton sur la pierre de la rambarde.
- Aï, aï, aï, pensa Lyanne qui se leva pour intervenir.
Il n’eut pas le temps que la lumière jaillissait du bâton. Ce fut une lumière blanche aveuglante. Des cris s’élevèrent de la foule et tous furent sur pied à l’instant même.
- Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! hurlait Degala.
Le cri fut repris par les centaines de personnes présentes. Degala se mit à faire varier le rythme, la puissance et la hauteur tonale de son invocation. La foule le suivit. Lyanne voyait chaque visage en bas, comme en extase devant cette lumière qui dessinait maintenant la forme évidente d’un dragon. Il faillit éclater de rire. Ainsi Tunivog était capable d’interagir avec Degala. Ce roi-dragon mort depuis des générations et des générations, avait senti la présence de l’esprit de Degala en lui et venait de trouver le chemin vers aujourd’hui. Lyanne avait appris son histoire dans la grotte aux dragons en suivant les lignes sinueuses de son initiation. Il reconnaissait bien là, le caractère grandiloquent du personnage. C’est à lui qu’on devait une bonne partie du protocole des rois-dragons  que Lyanne n’avait pas voulu suivre.
Les gardes qui sortirent pour faire régner l’ordre, furent à leur tour saisis par ce mantra tel un envoûtement. De partout arrivaient des gens. Bientôt la place fut remplie. Il pensa :
-
Tunivog doit jubiler…
Plus les cris devenaient puissants et plus l’ombre lumineuse du dragon blanc prenait de la consistance. Lyanne sentit la crainte de voir arriver le vieux roi-dragon en chair et en os. Il fallait arrêter le phénomène. Prenant à son tour la forme d’un dragon, il s’envola pour venir s’inscrire dans la forme lumineuse. Ce fut un hurlement qui accueillit son initiative. Pour les gens, vue d’en bas, se superposèrent deux ombres de dragons qui se confondirent dans leurs esprits. Partout, ils iraient raconter qu’ils avaient vu, adoré, et acclamé le grand Gragon rouge et blanc, venu apporter paix et bonheur sur leur ville. Puis tout cessa. Il ne resta que le noir de la nuit. Lyanne se posa sans bruit sur le balcon. Degala était allongé par terre, inconscient. Sa respiration était régulière. Il dormait. Lyanne le porta jusqu’à son lit. Il lui prit le bâton de pouvoir blanc. Il était chaud et semblait pulser d’énergie. Prenant un capuchon, il l’emmaillota et le posa loin de Degala. Puis il revint vers le balcon. Sur la place, les gens n’étaient pas partis, mais discutaient.
- “Bien”, pensa-t-il. “Ils ne risquent plus rien”.
Il lui faudrait faire attention que Degala ne libère par mégarde l’esprit de Tunivog. Il n’était pas bon que le passé vienne s’inscrire dans le présent. Seul le présent peut écrire l’avenir. Degala avait un rôle à jouer. Il était lié aux rois-dragons. Lyanne devait trouver pourquoi et comment. Cela était important pour lui. Il le sentait.

Au petit matin, ils reprirent le bateau sous les hourras de la population. Déjà des petits malins vendaient des représentations du grand Gragon rouge et blanc.
- Je ne sais pas ce qui s’est passé, Maître, mais je n’ai jamais vu cette ville comme cela.
- L’esprit du grand Gragon est venu cette nuit, répondit Lyanne, et cela a bouleversé la ville.
- Je croyais que c’était une légende pour enfants…
- Eux aussi, jusqu’à cette nuit ! Mais le vent souffle, Capitaine et il souffle dans la bonne direction…
- Vous avez raison, Maître, ne perdons pas de temps.
Lyanne contempla les marins déployer les voiles. Pendant ce temps, Degala était parti se recoucher dans la cabine. Il avait la gueule de bois.

vendredi 11 avril 2014

Les oiseaux avaient commencé leur chant quand Lyanne regarda sur le quai. Le soleil n’était pas levé, et la lumière bien pauvre. Lyanne repéra les soldats plantés au bout du quai, ainsi que la barge qui les attendait. Le chemin ne serait pas facile. Il réveilla doucement Degala et lui fit signe de se taire. Ils descendirent le tas de ballots à l’abri des regards. Profitant de la nuit qui se terminait, ils passèrent de pile en pile. Ils furent bientôt dans le secteur des barriques. La barge était remplie. Il vit le capitaine vérifier le chargement. Entre eux et cet homme, il y avait un espace libre et des gardes. Ils restèrent postés, prêts à courir.
- Tu crois qu’on va y arriver ? souffla Degala.
- Fais confiance, lui répondit Lyanne. Il y a toujours de la cohue quand un bateau part. Là, il est encore loin du départ. Les miburs ne sont pas là pour le tirer.
- J’crois pas qu’y viendront. Regarde, y-z-amènent une amarre.
Lyanne jura entre ses dents. Effectivement une barque amenait une corde depuis l’autre rive. La barge allait être halée de l’autre côté avant d’être attelée. Un marin allait se saisir de la corde quand une pirogue se prit dedans un peu plus loin, faisant tomber à l’eau ceux qui la tenaient. Les gardes s’esclaffèrent et se rapprochèrent du bord pour mieux rire du spectacle. Lyanne bondit en avant suivi de Degala. En quelques pas, ils furent sur la barge, ne s’arrêtant qu’une fois entre deux piles de barriques. Ils entendirent le capitaine hurler après ses hommes qui lui faisaient perdre du temps et après la pirogue qui avait filé sans demander son reste. Le boucan se calma. Lyanne espérait être tranquille pour pouvoir montrer la plaquette de Bogich quand deux hommes armés de gourdins fermèrent le passage. Le capitaine apparut derrière l’un deux :
- Vous êtes qui ? Ici les clandestins, on les fout à l’eau !
- C’est un descendeur qui m’envoie. Il m’a dit que vous pourriez m’emmener voir la mer.
- Si t’es lui, t’as quelque chose pour moi.
Lyanne tendit la plaquette.
- Jette-la, dit un des hommes au gourdin.
Elle tomba au sol avec un bruit mat. L’homme la ramassa et la tendit au capitaine qui l’examina attentivement.
- Ok, laissez-les ! Mais vous, ajouta-t-il en s’adressant à Lyanne et Degala, vous bougez pas d’ici tant qu’on n’est pas dans le ch’nal.
Rapidement les deux hommes de main mirent des barriques devant le passage, les cachant à la vue du monde extérieur. Lyanne et Degala s'assirent tranquillement.
- On n'a plus qu'à attendre, dit Degala.
Lyanne acquiesça. Ils sentirent les mouvements de la barge quand commença la traction. Ils l’imaginèrent traversant le port pour rejoindre l’autre rive. Il y eut un choc, puis des cris quand on attela les miburs. Cela prit du temps, puis le silence revint. On ne sentait rien, on n’entendait rien. Degala somnolait quand on vint enlever les barriques.
- V’nez ! L’cap’taine veut vous voir.
Le capitaine surveillait le comportement du bateau quand ils arrivèrent près de lui. Il donna un ordre au barreur et se tourna vers eux. Ils descendaient entraînés par le courant et l’attelage de miburs. Ils allaient nettement moins vite que les radeaux. On était loin des gorges de la Schtalle et de son courant. La rivière avait pris un aspect calme et tranquille bien en accord avec la campagne environnante. Au loin derrière eux, le donjon rapetissait.
- Bogich m’a prévenu que tu préférais ne pas rester à Nouska. On va jusqu’à Ergasia. De là vous devrez trouver quelqu’un pour vous emmener plus loin. Bogich m’a dit qu’étais forgeron ?
- Je sais forger, répondit Lyanne
- Même que c’est le meilleur, intervint Degala.
Lyanne lui jeta un regard noir qui le rendit tout penaud.
- Alors tu vas pouvoir payer ton voyage en travaillant pour moi. Si la plupart des barriques sont pleines, j’en ai un certain nombre dont il faut refaire les cercles. Tu saurais ?
- Oui. On a combien de temps jusqu’à Ergasia.
- On y sera dans dix jours.
- Alors tope-là, dit Lyanne, je ferai ce travail.
L’arrière de la barge était prévue pour loger le personnel et les miburs si besoin. On lui trouva un coin sur le toit de la cabine. Lors d’un changement d’attelage, Lyanne était descendu pour aller chercher de la terre pour se faire un coin pour son feu. Il avait calculé qu’il aurait assez de temps pour faire ce qu’on lui demandait.
Lyanne ne vit pas le temps passer. Il reforgeait les cercles qui entouraient les barriques. En même temps, il les améliorait. Celui qui avait fait le travail, n’y connaissait pas grand chose. Le métal avait été torturé comme il l’avait dit à Degala en lui montrant les traces des coups de marteau et l’irrégularité de l’épaisseur. Quand il rendait son travail, chaque cercle était parfaitement rond et parfaitement lisse. La remontée des barriques en fut grandement facilitée.
Un matin le capitaine monta le voir :
- On arrive à Ergasia en milieu de journée. Vous aurez intérêt à descendre un peu avant, lors du dernier changement d’attelage.
- C’est une bonne idée, répondit Lyanne, le métal à travailler me manque.
- Bogich m’avait dit que tu travaillais bien, trop bien au point d’intéresser Lizach. Tu n’usurpes pas ta réputation. C’est parfait.
- Merci pour le voyage. Est-on loin de la mer ?
- Tout dépend de comment t’y vas. La rivière se jette dans l’Anterpen. Le fleuve est large et les voiliers vont vite. Sinon à pied, il faut plusieurs lunaisons.
- On va trouver un voilier, hein Lyanne ! intervint Degala. J’me vois pas marcher…
Cela fit rire Lyanne.
- On verra quand nous serons sur le port. Maintenant il faut tout ranger.
Le capitaine les fit descendre avec l’attelage de miburs. Ils participèrent au changement et se glissèrent dans le bois adjacent au départ de la barge.
- Viens, on va rejoindre la route et voir.
Ils traversèrent le bois pour retrouver la campagne. Au loin des murailles signalaient la ville.
- Elles sont hautes ! s’exclama Degala.
- Le royaume d’Ergasia est puissant, lui répondit Lyanne. C’est ce qu’a dit le capitaine.
Traversant quelques champs, ils approchèrent de la route. Il y avait beaucoup d’allées et venues. De nombreuses charrettes circulaient. Ils se mirent dans le mouvement. En approchant, les murailles devinrent encore plus impressionnantes. Elles faisaient dix hauteurs d’hommes. Bien qu’en terre, elles donnaient un air redoutable à la ville. Les portes étaient grandes ouvertes et les gardes ne semblaient pas s'intéresser au trafic. Ils étaient plantés là, l’air absent. Lyanne et Degala s’engagèrent sous une voûte assez haute pour faire passer plusieurs charrettes les unes au-dessus des autres. Cela faisait comme un tunnel. C’est en arrivant presque au bout qu’ils virent le contrôle. Il fallait payer l’octroi pour passer. Lyanne les fit se ranger contre le mur pour observer. Ceux qui transportaient des marchandises étaient dirigés vers les agents chargés du contrôle, les autres, et surtout les piétons, étaient interrogés. La plupart passait sans autre formalité mais quelques uns étaient conduits derrière un mur.
- Qu’est-ce qu’ils font là-bas ? demanda Degala.
- Je l’ignore, répondit Lyanne.
Ils virent un mouvement de foule. Des soldats couraient en criant :
- PLACE ! PLACE !
Derrière eux arrivait un palanquin tiré par un attelage. Ils le regardèrent passer sans s’arrêter et disparaître rapidement vers la ville. Il y eut un mouvement de foule que Lyanne mit à profit pour se remettre en route. Ils arrivèrent à leur tour devant les gardes :
- Vous venez pour quoi ?
- Je suis forgeron et voici mon apprenti. Nous cherchons du travail.
- Et vous venez d’où ?  
- D’Ainval !
- C’est pas dans l’coin ?
- C’est loin d’ici. J’y ai travaillé pour le roi Saraya…
Le garde regarda Lyanne dans les yeux :
- Toi, t‘as travaillé pour le roi ! Si c’est l’cas, j’suis le prince de la ville ! ça t’coûtera cinq pièces pour passer.
Lyanne fit la grimace. Ils n’avaient pas cette somme.
- T’as travaillé pour l’roi Saraya et t’as même pas ça en poche… Y t’a pas payé ? C’est ça hein !... Allez dégage   ! Y’en a d’autres qu’attendent.
Lyanne fit signe à Degala et ils retournèrent hors les murs. Ils achetèrent à manger à un marchand qui tenait une petite échoppe juste posée contre le rempart dans le souk qui s’étendait devant les murs. Ils virent aussi un forgeron. On lui amenait des outils à réparer. Ils le regardèrent travailler tout en mangeant. Lyanne repéra un petit groupe. L’image d’une meute de loups lui vint à l’esprit. Il comprit pourquoi en les voyant agir. L’un d’eux bousculait un passant, le détroussait et passait immédiatement son butin à un complice qui s’en débarrassait auprès d’un troisième et tout ce petit monde se dispersait. Il donna un coup de coude à Degala :
- Viens !
Ils se mirent à les suivre. Ils les virent continuer leur chasse tout l’après-midi. Le soleil commençait à descendre quand ils les perdirent de vue. Lyanne accéléra pour passer dans l’allée suivante. Il ne vit personne. Étendant ses perceptions, ils les repéra dans une allée plus loin. Il fit un signe à Degala qui lui emboîta le pas. Ils s’enfoncèrent dans le dédale du souk. Après bien des tours et des détours, ils se rapprochèrent des remparts. Ils les suivirent jusqu’à une tente où ils disparurent. Quand Lyanne arriva devant l’entrée, il ne les sentit plus devant lui. Il souleva la toile qui servait de porte.
- Kéfoulà ?
Devant lui, une sorte de géant au front bas s’était levé. À la main, il avait une masse d’arme.
- Je cherche la porte ! répondit Lyanne.
- Teconnaipastoi ! FOULCAN !
- Doucement, mon gars, doucement.
Lyanne avait laissé Dagala dehors. Il était seul dans la tente avec le géant. Il sentit en lui cette accélération précédant les combats. Quand la masse d’arme s’abattit, il n’était plus là. Le géant se redressa, l’air surpris et s’effondra sous le coup du marteau de Lyanne. Ouvrant la porte, il fit signe à Degala de rentrer. Celui-ci regarda le corps à terre, puis Lyanne.
- Il est encore vivant, mais il nous laissera tranquille un moment. On cherche la sortie.
Ils fouillèrent la tente, derrière une cloison, Degala trouva l’entrée d’un tunnel.
- Eh bien voilà ! Cela nous évitera de payer la taxe, dit-il à Lyanne en faisant un clin d’œil.
Plus petit, il s’engagea tout de suite. Lyanne lui emboîta le pas.
Le tunnel était bas mais étayé. Il y faisait noir mais cela ne gênait ni Degala ni Lyanne. Assez loin devant ils virent des reflets de lumière et entendirent des échos de voix. Degala se retourna pour dire quelque chose à Lyanne qui lui mit la main sur la bouche en lui chuchotant un chut. Il s’approcha de son oreille et lui dit tout bas :
- Ils pourraient nous entendre. Il faut faire attention.
Degala fit oui de la tête et reprit sa progression. Lyanne ressentait au-dessus de lui la masse imposante des murailles. Ils virent disparaître la lumière de la bande de voleurs. Lentement, ils approchèrent du bout du tunnel. Une toile en fermait l’extrémité. Lyanne écarta doucement le rideau. Le tissu en était lourd. Lyanne découvrit que c’était un tapis mis au mur. Derrière il découvrit une cave. Il y faisait noir. Une lueur diminuait dans le couloir. Lyanne repoussa le tapis et se glissa dans la cave. Il fit signe à Degala qui n’avait pas attendu pour sortir. Ils se glissèrent hors de la pièce. Le couloir était vide. Il desservait diverses caves et réserves. Le brouhaha des voix leur indiquait que le groupe s’était dirigé vers un escalier. Quand ils y arrivèrent dans l’escalier, ils virent la lumière des torches. Les voix se firent plus précises. Ils s’arrêtèrent au milieu de la volée de marches.
- Vlà vo’te part !
- Il y a le compte ?
- S’vez bien que j’prendrais pas l’risque de tricher.
- Tu as tout intérêt. Recompte.
Une troisième voix se mêla à la conversation.
- Il y a moins que la dernière fois.
- TU ME VOLES !
- Non, monseigneur, jamais.
Lyanne entendit comme un corps qui s’effondrait.
- Fouillez-moi ça ! reprit la deuxième voix.
On entendit un cliquetis d’armes qu’on posait à terre. Lyanne monta une marche de plus et risqua un œil. Des soldats fouillaient les bandits devant un homme grand et fort qui avait fière allure. Les vêtements ne résistèrent pas tous, mais la fouille se termina rapidement.
- Ya rien de plus, dit un des soldats en reprenant son arme.
- Bon, filez ! Mais demain, vous avez intérêt à ramener plus, sinon…
La menace resta en suspens. Les voleurs se répandirent en remerciements et en salutations tout en sortant à l’autre extrémité de la pièce. L’homme fit un signe aux soldats qui emboîtèrent le pas à la bande. Il resta seul avec le comptable.
- Va mettre ça en lieu sûr. Il faudra les surveiller, je trouve qu’ils se relâchent.
- Oui, maître. Je surveillerai.
Ayant dit cela, ils se dirigèrent vers une autre ouverture qui donnait sur un jardin. Quand la pièce fut vide, Lyanne et Degala décidèrent d’emprunter le chemin des truands. Ils progressèrent dans la maison, longeant des pièces, craignant à chaque instant de se faire surprendre. Arrivés près de la porte, ils se plaquèrent le long du mur.
- Knam ! murmura Degala. On pourra jamais sortir. T’as vu les gardes.
Lyanne ne répondit rien mais entraîna Degala vers un escalier. A l’étage, ils découvrirent une galerie couverte qui desservait des pièces disposées autour d’une cour. Quand ils entendirent du bruit, ils se réfugièrent dans une des pièces.
- Une chambre, dit Lyanne. Vite allons voir la fenêtre.
L’ouverture était petite et fermée par des barreaux de bois. En dessous, il y avait la rue.
- Elle est assez grande pour que tu passes, dit-il à Degala. Je vais m’occuper des barreaux et tu vas filer. Je te rejoins au coin de la rue.
- Comment vous allez faire? Ya des gens partout.
- Sois sans crainte… j’ai plus d’un tour dans mon sac.
Lyanne s’approcha de l’ouverture. Prenant un barreau dans la main, il le toucha de son bâton de pouvoir. Il y eut comme un éclair, et du bois, il ne restait qu’un petit tas de cendre.
- A toi, dit-il à Degala en lui faisant la courte échelle. Attends-moi au coin. Je serai rapide.
La rue était sombre dans la nuit qui était tombée. Lyanne aida Degala à descendre jusqu’à ce qu’il fut contraint de le lâcher. Il écouta le bruit de la chute. Ce n’était pas très haut. Lyanne entendit le bruit rapide des pas de Degala qui s’échappait. Il retourna vers la porte, l'entrebâilla. La coursive était vide. Il sortit et s’approcha de la rambarde. Dans la cour en bas, des serviteurs dressaient la table tout en discutant. C’est comme cela qu’il apprit qu’il était dans la maison du chef des gardes et qu’il allait recevoir ce soir le vice-roi d’Ergasia qui allait arriver. Les quelques braseros ne donnaient qu’une lumière jaune et pauvre. Lyanne devenant dragon s’envola.
Vu de haut la ville était composée de grosses maisons séparées par des quartiers de petites masures aux rues tortueuses. Il repéra le convoi du vice-roi qui arrivait. Brillamment éclairé, le vice-roi, dans une chaise à porteur, saluait les gens rassemblés sur son passage. Lyanne se mit à craindre que Degala ne se retrouve où il ne faut pas. Le vice-roi était accompagné d’une garde. Lyanne plongea et se retrouva dans sa forme humaine dans une petite venelle non loin de leur point de rendez-vous. Il approcha de Degala qui surveillait la façade et lui toucha l’épaule. Il sursauta en reconnaissant Lyanne :
- Mais comment… ?
- On parlera plus tard. Une troupe arrive, il est préférable de les éviter.
Ils se fondirent dans la nuit d’une ruelle quand les premiers porteurs de torches se présentèrent dans l’entrée de la rue.
Ils avancèrent au jugé, ne sachant pas où était le port. Ergasia était une grande ville. Lyanne ne l’avait pas vu le temps de son vol trop bref. Arrivés à un carrefour, ils s’arrêtèrent pour écouter. Ils avaient besoin d’un endroit pour se reposer. Un endroit où personne ne viendrait les déranger. Un cahute, plus délabrée que les autres, attira leur attention. Ils y pénétrèrent avec précaution. Si une puanteur y régnait, elle ne semblait pas occupée. Lyanne désigna une échelle de meunier dans un coin. Il l’escalada. L’étage était en piteux état, mais les nombreuses fentes des murs chassaient les mauvaises odeurs. Lyanne fit signe à Degala :
- Mets-toi là. On va se reposer ici et on verra demain.
Le jeune homme ne répondit rien, trop fatigué par sa journée. Il s’allongea sur un bout de plancher qui semblait assez solide et s’endormit tout de suite. Lyanne le regarda un moment. Sans dire un mot, il se dirigea vers l’ouverture sur sa droite. Le sol craqua sinistrement. Il se recula. Haussant les épaules, il se jeta dans le vide et étendit ses ailes. Il prit sa taille de croisière plus loin et, passant par les Montagnes Changeantes, il partit pour la Blanche.
Quand Degala ouvrit les yeux, il comprit que quelque chose n’allait pas. Sans bouger, il essaya de repérer ce qui l’avait réveillé. Des voix ! C’était cela, des voix l’avait réveillé. Une dispute avait lieu en dessous du lieu où il dormait. Il essaya de se tourner pour mieux voir. Il lui fallait y aller très doucement pour éviter que tout craque.
- J’te dis qu’on l’aura pas !
- Cherche pas ! On fait comme j’ai dit et ça va marcher.
- J’ai pas confiance, reprit la première voix. Avant y’avait ton père, mais maintenant qui l’est plus là, ya plus personne qui sait vraiment où c’est.
Degala ne comprenait rien à ce qu’ils disaient. Avec ce qu’il entendait, il n’arrivait même pas à décider si ceux qui étaient là, étaient du bon ou du mauvais côté de la loi. La dispute continuait à mi-voix l’empêchant de tout entendre. C’est à ce moment-là qu’il repéra l’oiseau, enfin peut-être un oiseau. C’était gros et de couleur sombre. Il avait cru voir des yeux jaunes qui l’avaient fixé un instant et la vision avait disparu d’un coup d’ailes silencieux. Il avait bougé plus vite et le sol avait protesté d’un craquement. Les voix s’étaient immédiatement tues. Il entendit bouger dans la pièce en dessous. Degala jura intérieurement. Il était bloqué sans pouvoir sortir sur son bout de plancher. Il sortit son couteau prêt à faire payer très cher à son agresseur. Il ne bougea plus quand émergea la tête en haut de l’échelle.
- T’vois ququechose ?
- Nan, mais j’aime pas. On s’tire…
Degala ne put s’empêcher de soupirer ce qui immédiatement attira l’attention du grimpeur.
- Ya ququechose ! reprit la voix
- Attends, j’vais voir.
Degala banda ses muscles pour accueillir l’assaut qui allait arriver. Il avait peut-être une chance s’il pouvait le faire basculer dans un des trous du plancher. Le grimpeur monta encore d’un échelon en scrutant l’obscurité. Il avait manifestement repéré le bruit de la respiration. Degala le vit monter encore… et subitement disparaître dans un grand fracas de bois brisé. S’ensuivit une bordée de jurons.
- C’te baraque est pourrie, tirons-nous, dit l’homme en se relevant.
Degala l’entendit jurer encore une fois.
- Oh ! réveille-toi ! disait la voix en secouant l’autre personnage, Faut qu’on s’tire.
Il y eut un grognement suivi de bruits divers, puis les deux hommes sortirent dans la rue en se soutenant. Le silence revint. Degala laissa sa main se décrisper avant de ranger son couteau. Il entendit un nouveau bruit qui le remit sur le qui-vive :
- C’est moi, dit la voix familière de Lyanne. Ils sont partis.
Degala entendit qu’on bougeait en bas, puis il vit se dresser une poutre et Lyanne apparut.
- J’étais parti faire un tour quand j’ai vu ces deux-là. On va rester prudent. Je vais monter cela, là.
Joignant le geste à la parole, il hissa la poutre qu’il posa sur ce qui restait du plancher. Il interrogea Degala sur ce qu’il avait vécu puis il lui dit :
- On peut dormir, personne ne viendra plus.
Aux première lueurs du jour, Lyanne secoua Degala.
- Réveille-toi  ! Il vaut mieux qu'on parte avant qu'on nous voie    .
Dans l'aube blafarde, ils se glissèrent dehors. Des ombres se glissaient dans la ruelle. Si elles leurs accordaient un rapide coup d’œil, elles ne montraient aucune envie de s'attarder. Degala chuchota  :
- On va par où  ?
- On va suivre l'eau, répondit Lyanne en montrant la rigole qui coulait au milieu de la rue.
Ils déambulèrent ainsi de rus en ruelles. Ils découvrirent une partie de la ville. Ergasia était faite sur des collines plus ou moins pentues. Les belles maisons étaient en générale construites sur les hauteurs et plus on était bas, plus on s’enfonçait dans la pauvreté. Ils marchaient comme ils pouvaient le long d’un cours d’eau qui servait d’égout. L’odeur rappelait celle du quartier des tanneurs. De temps à autre ils pataugeaient dans un liquide noir et épais, passant sous les ponts qui reliaient les quartiers supérieurs. Degala se plaignait à chaque fois, essayant de trouver de l’eau propre pour se rincer les pieds. Lyanne l'exhortait à patienter en lui montrant l’extrémité du canal qu’ils suivaient. Quant ils arrivèrent au bout, la journée était bien avancée. Une sorte de barrage barrait le chemin faisant s’accumuler les eaux sales en une mare boueuse. Ils montèrent par un petit sentier glissant pour se retrouver dans une rue bordant une rivière couverte de plantes aquatiques. Lyanne regarda d’où ils venaient. Les eaux noirâtres contrastaient avec cette surface vert clair brillant sous le soleil. Degala lui montra une fontaine un peu plus loin. Ils s’y lavèrent les pieds sous le regard indifférent des gens qui passaient. Pourtant Lyanne sentait qu’on les observait. Sans se presser, il regarda autour de lui pour voir, un peu plus loin, une tête qui se détourna vivement. Il continua son inspection comme s’il n’avait rien remarqué de particulier. Se penchant en avant pour prendre de l’eau, il dit :
- Je crois qu’une bande nous a repérés. On voit trop que nous sommes étrangers.
Ils discutèrent un moment avant de voir le sens du courant puis une fois qu’ils l’eurent trouvé, ils partirent rapidement dans la direction où ils espéraient trouver le port. Lyanne, tous les sens en alerte, ressentait la présence hostile de celui qui les avait repérés. Il n’avait pas besoin de se retourner pour savoir qu’il les suivait accompagné d’autres répartis un peu partout dans la foule. Ils étaient manifestement dans une des grandes artères de Ergasia, d’autres rues la croisaient provoquant à chaque carrefour son lot de bousculades. Degala serrait son baluchon contre lui. Lyanne gardait toutes ses affaires à l’abri sous son manteau, utilisant son bâton de pouvoir comme un bâton de marche. Ils marchaient depuis un bon moment quand ...
- Monseigneur doit être un grand mage…
Il regarda celui qui l’avait ainsi abordé. Comme il le sentait, il était en présence d’un des complices du guetteur qu’il entrevit un peu plus loin.
- … pour avoir un tel objet de pouvoir en main. Ces arabesques sont bien connues de mon maître qui a plusieurs objets du même genre en sa possession.
Lyanne s’arrêta provoquant des remous dans le flux de la circulation. Rapidement des vociférations et des insultes jaillirent.
- Ne restons pas là, monseigneur, dit l’homme habillé comme un quelconque serviteur.
Il les entraîna vers une petite place, à côté d’une autre fontaine.
- Mon maître ne me pardonnerait pas de ne pas offrir l’hospitalité à un mage qui voyage. Mais peut-être alliez-vous chez lui ? Mon maître est le grand Semtone.
Lyanne regarda l’homme, devinant le piège derrière ses propos, tout en sentant qu’il y avait derrière une source de puissance et de pouvoir. L’homme se trompant sur la réaction de Lyanne qu’il prit pour de l‘ignorance, continua son discours pour l’inviter. Degala qui était passé derrière lui faisait des signes de dénégation vigoureux. Lyanne reprit :
- Mon apprenti me fait signe que nous sommes pressés d’arriver au port…
L’homme se tourna vivement vers Degala une lueur mauvaise dans les yeux qu’il cacha sous une sourire affable.
- Monseigneur a à faire au port, mais c’est une heureuse coïncidence, mon maître habite sur le chemin du port, laissez-moi vous guider.
- Cela me semble une excellente idée, répondit Lyanne au grand désespoir de Degala.
Ils se mirent en route, l’homme servant de guide et parlant sans arrêt, se mit à décrire Ergasia et toutes ses merveilles. Lyanne qui l’écoutait d’une oreille distraite, percevait le reste de la bande se rapprochant doucement. Degala  suivait, ruminant des pensées inquiètes. Ils quittèrent la grande avenue pour prendre une rue latérale. Leur guide toujours aussi bavard, leur fit quitter cette voie pour en prendre une encore plus petite.
- Voilà la maison du maître Semtone.
- Où est le port ? demanda Lyanne.
- Par là, répondit l’homme en montrant la direction du soleil couchant. Un peu plus loin par là, mais la nuit va tomber, entrez monseigneur, entrez, mon maître sera honoré de votre présence.
Lyanne regarda dans la direction du port et sembla hésiter. Degala le tira par la manche de son manteau pour lui chuchoter :
- Je ne suis pas sûr de ce qu’il nous raconte. Je crains un piège.
- Bien sûr, répondit Lyanne, mais il a dit quelque chose que je veux vérifier.
Se redressant, il regarda l’homme et lui dit :
- Je serais très heureux de rencontrer maître Semtone.
L’homme eut un sourire carnassier et leur fit signe d’entrer. Lyanne sentit les autres entrer dans la maison par d’autres portes. On était devant une de ces grandes maisons sur le sommet d’une colline. On les accueillit dans un atrium. La pièce était superbe. Lyanne remarqua tout de suite dans la collection de bâtons de pouvoir un bâton aux entrelacs bien particuliers. Il sourit. Il avait sous les yeux la puissance qu’il avait sentie. Le bâton scintilla à ses yeux sans que les autres n’aient l’air de remarquer quoi que ce soit. Degala était  de plus en plus anxieux, Lyanne le sentait.
Un homme arriva grand, affable, ayant l’air de tout sauf d’un mage. Le serviteur se perdit en courbettes :
- Maître, voici un grand mage que j’ai invité à venir vous voir… Son bâton laisse à penser qu’il a plus qu’il n’y paraît.
Derrière l’homme, apparurent des hommes armés. Lyanne prit la parole :
- Ergasia semble une ville dangereuse. Nombreux sont les gardes ! Nous sommes de simples voyageurs en quête de la mer, maître Semtone. Je crains que votre serviteur ait exagéré mon importance.
- Je ne crois pas, maître.
- On m’appelle Louny dans mon pays.
- Maître Louny, vous devez venir de loin, la sonorité de votre nom est inconnue dans nos régions.
- Le maître est un bien grand titre pour un simple forgeron, répondit Lyanne.
- Un forgeron voyageur ? Je n’ai jamais entendu cela, Semtone en riant. Non, je crois que Vasalopp a bien choisi. Tu possèdes quelque chose qui peut m’intéresser.
- Tu es dans l’erreur, maître Semtone. Je possède quelques affaires... et mon marteau.
- Ton bâton te trahit. Tu dois être porteur d’un bien plus précieux… Et je le veux.
- Crois-tu que tu peux me forcer à faire ce que je refuse de faire ?
Semtone se mit à rire. Il fit un signe de la main et ses hommes se rapprochèrent.
- Tu vois au mur, tous ces bâtons, ils m’ont été donnés…
- Tu peux mentir, maître Semtone, la vérité est autre...
- Tu as le choix Louny… soit tu me donnes ce que tu as de précieux, soit je le prendrai. Et ne crois pas que ta magie agisse. Ici, aucune magie n’a de puissance.
Si Degala tremblait de peur devant tous ces hommes qui sortaient leurs armes, Lyanne se mit à rire. Semtone fit un geste :
- Prenez-le vivant !
Les hommes se précipitèrent. Degala se jeta à terre mettant ses mains pour protéger sa tête. Il n’y resta que peu de temps, après quelques bruits de course, le silence était revenu et Lyanne riait toujours. Degala regarda. Lyanne le marteau à la main regardait Semtone qui ouvrait des yeux horrifiés. Tous les hommes étaient à terre, hors de combat.
- La vérité, Semtone, est que tu es un bandit et que cette ville est un repaire de bandits. Ton serviteur m’a offert l’hospitalité en ton nom et je l’accepte. Ton repas sera mon repas et ce bâton, dit-il en prenant le bâton de pouvoir au mur, sera celui de mon apprenti.
Il se tourna vers Degala qui se relevait, l’air effaré devant ce qu’il voyait.
- Tiens Degala, voilà le début de ton équipement. D’ailleurs je pense que maître Semton va se faire un plaisir de te donner des vêtements pour voyager.
Semtone pendant ce temps, était parti en courant. Lyanne se retourna pour le voir partir.
- Prends le bâton et regarde-le, dit-il à Degala.
Décapuchonnant le sien, il toucha le bâton et puis Degala. Des volutes sortant de cet antique objet de pouvoir vinrent tourner autour du jeune homme comme pour l’enserrer dans un filet d’arabesques blanches.
- Bien, dit Lyanne. Je reconnais là le très ancien bâton d’un très ancien roi d’un très ancien pays que tu ne connais pas. Mais lui te reconnaît. Tu es celui qui doit guider. Cela se confirme. Viens allons dîner… Notre hôte va s’impatienter.
Lyanne se dirigea vers le porte où avait disparu Semtone. Il fit quelques pas et se retournant vers Degala, il ajouta :
- Que ce bâton reste toujours dans ta main, ou contre toi. Le mal ainsi t’épargnera.
Ils empruntèrent un couloir pour se retrouver dans une autre cour. Lyanne n’y avait pas fait trois pas qu’une volée de flèches siffla et ... se planta par terre. Degala regarda étonné, la seule flèche qui lui était destinée, vibrant en l’air comme bloquée par une volute blanche. Le temps qu’il cherche Lyanne des yeux, ce dernier arrivait en sautant de la galerie supérieure, le marteau à la main.
- Et les archers ? demanda Degala.
- Ils sont morts, répliqua Lyanne. Notre hôte aime faire les choses correctement. Mais je suis qui je suis et ça il l’ignore.
La cour suivante abritait un homme qui incantait des paroles obscures au-dessus d’un brasero fumant.
- Voilà le magicien, dit Lyanne en posant un pied sur le dallage de la cour. L’homme se releva brutalement, regarda Lyanne et tomba à genou pour se prosterner :
- Graph ta cron ! Graph ta cron ! Épargne-moi, Oh grand roi, je ne suis que le prisonnier de cet homme.
- Relève-toi et chante ton chant !
Le magicien releva la tête :
- J’ai tout oublié, grand roi. Même mon nom secret m’a été dérobé par le talisman qu’il porte. Mais tu es qui tu es, et contre toi, il ne peut rien.
- Ouvre-moi ton esprit alors.
Le magicien prononça une incantation, à genoux, les deux mains bien à plat sur le sol. Lyanne sonda son esprit. Il y vit la topographie de la maison et bien d’autres choses qu’il nota. Cela dura un instant, comme une éternité, puis l’homme s’effondra par terre inconscient.
- Il est mort ? demanda Degala.
- Lui est resté vivant. Il a su et il s’est soumis.
- Mais dis-moi… Qui es-tu ?
- Un forgeron en quête…
- Il t’a appelé “grand roi” !
- Je le suis aussi. Mais viens, nous arrivons bientôt.
Quittant cette cour, ils pénétrèrent dans une grande salle, richement décorée. Semtone était au bout, tenant à la main un sceptre.
- Par la puissance des dieux, que ce sceptre te capture, démon.
Lyanne se mit à rire.
- Tu crois en ta puissance avec un hochet pour enfant, Semtone. La vraie puissance est mienne.
Lyanne frappa le sol de son bâton qui se planta dans une dalle de pierre. Les volutes dorées qui en sortirent terrorisèrent plus Semtone que tout le reste. Son sceptre parut fondre dans sa main. Quand il n’eut plus rien à tenir, il s’effondra au sol. Lyanne fit un geste. Les volutes se répandirent dans toute la maison, ne laissant aucune pièce vide de leur présence, remplaçant la lumière par une luminescence dorée. Puis brusquement tout cessa. Lyanne venait de retirer le bâton de pouvoir du sol.
- Le danger est parti, dit-il à Degala. Nous pouvons manger et nous reposer. Notre hôte va être le plus heureux des hommes, il va me servir.

mercredi 2 avril 2014

Degala marchait derrière Lyanne. Il avait trouvé normal de se couper un bâton qui curieusement ressemblait à celui du roi-dragon. Il avait même entrepris de le sculpter. Lyanne souriait de le voir faire. Arrivé au milieu du jour, ils se posèrent pour manger. Le ciel était menaçant. Ils parlèrent de la pluie possible. Degala n’avait que peu d’affaire et surtout pas de manteau pour le protéger si une averse arrivait. Ils mâchaient les galettes quand Degala demanda :
- Comment j’suis arrivé chez Jangmo ?
- Je t’ai porté. Tu avais la fièvre et tu délirais.
- J’ai pas d’souvenir. Enfin si, j’avais l’impression de voler...
- Parfois la fièvre fait voir des choses curieuses. Tu aidais bien chez Hodent. Es-tu du fief de Etouble ?
- Nan, je crois pas. En fait j’en sais rien. J’viens de j’chais pas où. J’ai commencé à aider chez Hodent en apportant c’qui faut pour la forge. J’me rappelle d’un homme qui s’occupait de moi à cette époque. Il était pas méchant mais j’mangeais pas si j’avais pas assez porté d’trucs.
- Tu as eu d’autres vêtements, un jour ?
- Non, enfin je crois pas. Près de la forge, fait toujours chaud et puis on est à l’abri. J’ai jamais eu besoin de manteau.
- Je m’en doute, mais aujourd’hui à l’aube de la mauvaise saison, ce serait utile. On va se remettre en route. Si la pluie arrive, il nous faudra un abri.
Ils rassemblèrent leurs affaires et repartirent d’un bon pas. Le bord de la rivière montait et descendait rendant leur progression moins facile. Quand le soir arriva, ils étaient sur un sol plus pauvre, plus caillouteux et la rivière se coulait maintenant entre des berges de roches. La pluie fit son apparition avec le coucher du soleil. Degala jurait. Lyanne entendant l’étendue des connaissances en jurons de son jeune coéquipier, sourit intérieurement. Il lui faudrait l’éduquer un peu. La rivière faisait un coude un peu plus loin. Lyanne espérait y trouver un creux pour qu’ils s’y réfugient pour la nuit. Ils trouvèrent un abri sous roche à peine assez grand pour eux deux. Lyanne fit signe à Degala de s’asseoir. Il posa ses affaires et repartit chercher du bois. À son retour, Degala avait sorti le nécessaire pour manger. Il était pelotonné au fond, les bras autour des genoux en essayant de se réchauffer. Lyanne posa le bois. Ses sens lui disaient que cet endroit avait déjà été utilisé pour faire la même chose. Il creusa un peu le sable pour faire le foyer et trouva des restes de feu.
- L’est trop humide, prendra pas !
Lyanne se retourna pour regarder Degala.
- J’ai trouvé des restes de charbon de bois sous le sable, je vais y arriver.
Il posa le bois sur le sol. La première flamme jaillit presque instantanément. Bientôt la chaleur monta sous l’abri. Lyanne fit une cloison avec son manteau et les bâtons. Le feu brûlait d’une flamme chaude et presque sans fumée. On entendait juste le grésillement de l’eau qui s’évaporait.
- Maître Hodent avait raison. Jamais vu personne faire du feu comme toi.
- Je sais cela. Mais peut-être as-tu aussi des talents cachés ?
- Je ne sais pas. Je n'ai jamais réussi à faire naître le feu comme toi.
- Je sais cela. Mais peut-être as-tu aussi des talents cachés ?
- En attendant de les trouver, réchauffe-toi. Je vais aller chasser.
Lyanne passa, écarta son manteau pour sortir. La pluie se faisait plus drue. Il prit immédiatement son envol dans l’obscurité du soir. Il survola la région, remontant la rivière. Son œil fut attiré par une lueur en amont. Il se laissa planer jusque là. Il découvrit un campement. Des hommes bivouaquaient sur la berge. Attaché à un arbre, un radeau bougeait au rythme de la rivière. C’était un grand radeau, chargé de marchandises. Demain ou après-demain au plus tard, ils le verraient arriver et les doubler. Diminuant sa taille, il se laissa planer jusqu’à un arbre non loin du bivouac. Il se posa sur une branche juste au-dessus de la bâche qui protégeait les hommes des intempéries.
- Foutue saloperie de temps, jurait l’un deux. Ça aurait pu attendre qu’on passe les gorges de la Schtalle. Ça va être difficile avec l’bois mouillé.
- T’inquiète, Bogich, on en a vu d’autres.
- Ouais, mais la pluie va gonfler la rivière et ça s’ra difficile. T’aurais pas du prendre autant et en plus mettre une remorque. Faudra qu’on sépare dans les gorges et avec la flotte, on va pas rigoler.
Lyanne resta un moment à écouter. Il comprit qu’il s’agissait de descendeurs. Ils étaient spécialisés dans le convoyage de radeaux chargés de marchandises entre le haut pays et la région de la côte. Bogich et Marken avaient décidé de faire un gros transport avant l’hiver. Ils avaient recruté une équipe d’hommes habitués mais qui risquait de se révéler insuffisante si la pluie se maintenait. Bogich reprochait à Marken de n’avoir pris que trois hommes avec eux. Une ou deux paires de bras en plus auraient été les bienvenues. Comme la conversation ne s’occupait que de parler des difficultés, Lyanne redécolla. Il se dirigea un peu plus haut dans la plaine et repéra dans une prairie des chienviens. Il descendit en piqué pour en capturer un qu’il dévora avec plaisir. Il repéra un jeune qui allait faire son affaire pour ramener au campement. S’il échoua à sa première tentative, il le captura à la deuxième. Se posant un peu plus loin, il reprit sa forme humaine pour le tuer et le dépecer. Il rapporta ainsi simplement une bête prête à cuire. Quand il se posa non loin de l’abri, la lumière brillait toujours à travers les fentes entre le manteau et le rocher. Lyanne rentra se mettre à l’abri.
- J’ai ramené de quoi nous caler l’estomac, dit-il à Degala. Il vit s’illuminer le visage de son compagnon.
- La chasse a été bonne, on va se régaler.
Ils firent cuire le chienvien et mangèrent sans se presser.
- Ça change des galettes, dit Degala.
- Tu peux le dire, répondit Lyanne.
La nuit se passa tranquillement. La pluie ne cessa pas, parfois plus forte, parfois moins intense, elle venait frapper le manteau créant une petite rigole dans le sol. Quand la lumière du jour fit son apparition, seul subsistait un petit crachin. Le feu avait fait régner une douce chaleur dans leur abri. Lyanne préparait déjà un morceau de viande quand Degala se réveilla. Le cheveu en bataille, il regarda autour de lui, posant des yeux interrogatifs sur ce qui l’entourait.
- Y pleut ?
- Oui, et tu es sans protection.
- J’ai jamais eu de manteau, enfin depuis que je me rappelle.
- Tu prendras ton sac pour te protéger. Je prendrais tes affaires. Maintenant viens manger, j’aimerais qu’on parte tôt.
Les deux hommes firent honneur à la viande de Chienvien. Lyanne prépara son balluchon. Degala avec la toile du sien, se fit une sorte de cape qui couvrait la tête et les épaules.
Ils partirent sous un ciel bas qui laissait filer une bruine entêtante. Au bout d’un millier de pas, ils étaient trempés. Lyanne avait prévenu Degala qu’il ne faudrait pas s’arrêter. Les vêtements mouillés étaient ce qu’il y avait de pire pour attraper froid. La rivière coulait dans une région vallonnée. Elle avait creusé un lit assez large pour elle. Les berges étaient en pentes assez raides couvertes de forêts. La bruine laissait la place à de grosses gouttes venues des branches et des feuillages. Quand arriva le milieu du jour, ils avaient bien marché. Degala ne se plaignait pas malgré le froid qu’il devait ressentir. Il montra à Lyanne une grande pierre plate qui dégageait un espace à l’abri :
- On s’rait bien là pour manger !
Lyanne avait approuvé et ils s’étaient serrés sous le rocher. Lyanne, comme toujours, fit un feu qui les réchauffa.
- On n’a vu personne, dit Degala tout en mangeant.
Lyanne, qui l’observait pour voir si cessaient les tremblements de froid, répondit :
- La terre est mauvaise et en pente. Les gens préfèrent d’autres endroits. Il faudrait que tu aies quelque chose d’imperméable… Je verrai ce soir si je peux chasser quelque chose.
Lyanne laissa le feu mourir. Ils repartirent dès qu’ils furent réchauffés. Cela ne dura pas. Ils sortirent du bois pour retrouver la bruine et surtout un vent venu du haut des collines voisines. Lyanne jura intérieurement. Ce n’était pas un temps à voyager. Quand arriva le soir, ils durent marcher jusqu’à la nuit noire avant de trouver un coin presque à l’abri. Lyanne alluma un grand feu immédiatement, confinant Degala derrière pour qu’il se réchauffe au sec. Ils avaient encore du chienvien pour le soir.
- Demain, il faudra chasser, dit Lyanne qui était resté sous la pluie.
- Vous n’allez pas dormir dehors, fit remarquer Degala.
- Je vais trouver des branchages pour agrandir l’abri. En attendant, chauffe-toi !
Lyanne était parti chercher des branchages d’épineux. Il en ramena assez pour faire un toit qui prolongeait le mince espace sous la pierre.
À son troisième voyage, il vit que Degala s’était endormi. Il en profita pour toucher le rocher de son bâton de pouvoir. Il devint chaud, irradiant de la chaleur qui pénétra les vêtements mouillés du jeune homme, le faisant fumer. Lyanne eut un sourire. Demain, il serait sec. La pluie semblait avoir cessé. Les arbres continuaient à s’égoutter. Il s’éloigna un peu et devint dragon pour aller explorer les environs. La rivière continuait dans la bonne direction pour sa quête. Après avoir vérifié que le chemin de demain ne poserait pas de problème, il alla vers l’amont pour découvrir où en étaient les radeaux. Il les trouva à un coude de la rivière non loin de leur campement de la veille. Si tout allait bien, demain ils arriveraient à leur niveau. Lyanne reprit de la hauteur. La rivière coulait dans une vallée creusée dans un plateau. Il repéra au loin les feux d’une petite ville ou d’un gros village. Plus loin, ils allaient rencontrer une zone plus chaotique à en juger par le relief qu’il devinait au loin. Il regarda aussi le ciel. Cela lui fit plaisir de voir qu’il se dégageait. Demain, ils pourraient marcher sans pluie. Il revint vers le campement. Se posant non loin, il reprit sa forme humaine. La nuit se passa sans incident.
L’humeur des deux hommes fut meilleure. Un bref rayon de soleil avait éclairé le paysage. Degala était presque sec. Il eut froid en quittant la proximité du feu. Cela ne dura pas. La marche le réchauffa. Ils suivaient les berges, ne les quittant que lorsqu’un obstacle leur imposait un détour. C’est au milieu du jour qu’ils entendirent les voix. Ils s’arrêtèrent sur le bord de la berge.
- C’est quoi ? demanda Degala.
- Des descendeurs sur leur radeau, répondit Lyanne. On les entend sans les voir. Ils sont encore assez loin. Viens, on va se mettre sur le bord.
Les deux hommes avancèrent jusqu’au bord de l’eau. C’était un haut fond. On voyait le gravier par transparence. L’eau semblait s’étirer paresseusement à cet endroit. La rivière était large. Lyanne sortit un morceau de viande froide qu’il donna à son compagnon.
- Tiens ! On va manger là en attendant.
Un tronc flotté s’était échoué là et leur servit de siège.
- Tu crois qu’y vont nous prendre. J’en ai marre de marcher.
- J’espère. Cela nous éviterait une longue route.
Suivant les moments, on entendait les voix plus proches ou plus éloignées.
- Là ! cria Degala, un radeau !
Au détour d’un méandre, venait d’apparaître le convoi des deux radeaux. Ils étaient attachés ensemble et formaient un grand esquif avançant au centre du courant. À l’agitation qui régnait sur l’embarcation, ils surent qu’ils avaient été vus. Le radeau était maintenant bien visible et manœuvrait pour s’approcher d’eux.
Lyanne debout, les regardait faire. Il était le plus près du bord et c’est à lui qu’on lança la corde. Il attrapa le filin au vol et tira pour arrêter le radeau. Un homme sauta de l’arrière dans l’eau avec un autre bout pour amarrer l’arrière.
- On voit pas grand monde, dit un des embarqués.
Lyanne reconnut la voix de Bogich.
- On va vers la mer, répondit Lyanne.
- Nous aussi.
L’homme, grand et large, sauta à terre. Il toisa Lyanne et Degala.
- Vous venez d’où ?
- Nous étions au château du Seigneur Etouble. J’ai forgé pour lui, maintenant je veux voir la mer.
- Ça vous dirait de moins marcher ?
- C’est tentant, répondit Lyanne. Ça nous coûterait combien ?
- Si vous aidez à bord, ça peut s’arranger, au moins pour une partie du trajet. Plus bas, ya les gorges de la Schtalle. C’est un passage resserré. J’vous offre la place jusqu’à Nouska si vous tenez les gaffes.
- Nouska ?
- Ouais, c’est une ville à deux jours de radeaux après les gorges de la Schtalle. À pied, il vous faudra plus de dix jours, faut passer les monts autour des gorges et c’est pas toujours facile.
- C’est long, les gorges, interrompit Degala.
- Avec le courant, on y sera demain matin.
Lyanne sentit que Degala était conquis par l’idée de ne pas marcher.
- Tope-là, dit-il à Bogich.
On les fit embarquer. À peine étaient-ils à bord que le radeau repartait vers l’aval. Bogich leur donna les noms de tous les présents.
- Tiens, Kla, passe une gaffe à nos amis, qu’on voie comment ils s’en servent.
Si Lyanne eut besoin d’explications, Degala fut tout de suite à l’aise avec cette grande perche. Tout en se concentrant sur ce qu’on lui montrait, Lyanne entendit Marken s’en prendre à Bogich pour les avoir pris à bord :
- T’sais même pas qui c’est ! Moi, j’te dis qu’on aurait pu passer même sans eux.
- Tu sais combien ya de cadavres dans les gorges ? J’aimerais autant pas en être un.
- P’être, mais ces deux là, tu les connais pas !
Le reste de la conversation se perdit dans le bruit de l’eau. Si Lyanne était sur le radeau avec les provisions, Degala était sur l’autre. L’après-midi se passa tranquillement. Le vent était tombé, la pluie les laissait tranquille. Lyanne n’était pas assuré sur cet enchevêtrement de bouts de bois. Il entendait Degala rire de plaisir. Il se déplaçait comme sur la terre ferme, voire mieux.
En fin de journée Bogich s’approcha de Lyanne :
- On va bientôt accoster. Demain, on séparera les radeaux pour passer les gorges de la Schtalle. Tu vas être avec moi. Nous serons au gouvernail arrière. Burriak et Nousma seront à celui de devant. Ton jeune sera sur l’autre radeau. Y s’débrouille pas mal. C’est pas toi qui l’as formé. Tu sais où il a appris ?
- Je l’ignore, répondit Lyanne. Je découvre comme toi qu’il sait faire cela.
- Y vient d’où.
- Il était apprenti forgeron chez le seigneur Etouble…
- Ah ! Avec Hodent !
- Oui, avec Hodent...
La conversation tourna court, Bogich criant des ordres pour une manoeuvre.
- ON VA ABORDER LÀ, cria-t-il en désignant un coude de la rivière. FAUT ÉCHOUER L’AVANT SUR LE SABLE…
Tout le monde participa à l’effort, qui aux gouvernails, qui aux gaffes. C’est Marken qui sauta le premier sur la plage pour arrimer le convoi.
- Fait encore jour, on va séparer les radeaux tout d’suite ! dit-il à la cantonade.
Cela les occupa jusqu’à la nuit noire. Bogich avait demandé à Lyanne et Degala de faire le repas, dans la mesure où ils ne savaient pas ce qu’il fallait faire sur les radeaux. Le repas fut plutôt silencieux. Lyanne posa des questions sur les gorges. Marken répondit qu’il n’aurait qu’à suivre le mouvement, ce qui fit sourire les autres. Bogich coupa court aux explications en envoyant tout le monde au lit. Il voulait partir dès que le jour  serait suffisant pour voir les berges. Lyanne resta tranquille, écoutant pendant la nuit, tous les bruits. Il laissa ses perceptions s’étendre assez loin sans ressentir autre chose que des animaux. Son parcours lui semblait toujours aussi étrange. Il allait un peu comme sur cette rivière, porté de vague en vague vers un lieu où il accomplirait son destin. La vie était-elle déjà écrite ? Cela heurtait ce qu’il avait appris dans les cavernes des dragons. Il pensa  quand même qu’il ne voyait pas quel serait son avenir ni où le conduirait sa quête.
L’aube le trouva au bord de l’eau, jouant à faire des ricochets. Bogich lui jeta un regard étonné, mais ne dit rien. Le feu attendait qu’on l’utilise. Ils déjeunèrent quasiment en silence et puis ce fut le départ.
La rivière était calme et tranquille. Lyanne en fit la remarque à Burriak :
- Ti fie pas ! T’vas  vouaire ! ça va s’couer !
Chacun gagna sa place. Bogich donnait des ordres brefs. Les radeaux se mirent en mouvement lentement. Bogich les fit naviguer au centre de la rivière, essayant de trouver le courant le plus favorable. L’autre embarcation suivait à quelques encablures. Lyanne qui attendait le danger eut le temps de se détendre. La rivière resta calme une bonne partie de la matinée. Bogich les fit accoster près d’un arbre tombé :
- On va manger maintenant, dit-il.
Personne ne prit la parole pour protester. Pour Lyanne ce fut le signe qu’on approchait de l’endroit où il faudrait se méfier. Il les sentit tous tendus sauf Degala qui avait l’ait complètement heureux. Le repas fut expédié et les radeaux furent remis dans le lit du courant.
- Viens par là, lui dit Bogich. Tiens ça et surtout ne lâche que sur ordre...
Il lui colla le manche du gouvernail entre les mains. Il alla vers l’avant, Burriak tenait le gouvernail avant. Nousma était debout à côté.
- Vu la quantité de flotte, va falloir tenter par bâbord au rocher du loup, leur dit Bogich.
Ils hochèrent la tête, pendant que Bogich revenait sur l’arrière.
- Qu’est-ce que le rocher du loup ?
- C’est un knam de caillou planté au milieu de la rivière. Les courants autour sont traîtres, faudra s’méfier. Tu vois, le gros rocher ?
- Celui qui est couronné d’un litmel ?
- Ouais, et bien après prépare-toi. On va commencer par un passage étroit. Ya qu’un danger, celui d’se faire coincer. L’eau est calme mais le courant trop rapide. C’est après que ça va commencer à danser !
Quand ils passèrent le rocher couronné, Lyanne ne vit que le miroir de la rivière sans autre signe. De part et d’autre, des falaises lissées par les courants fermaient la perspective. Le radeau accéléra brusquement et commença à se mettre en travers. Burriak et Nousma réagirent très vite en s'arc-boutant sur le gouvernail, le manoeuvrant vite et fort. Bogich aidé de Lyanne, qui avait un petit temps de retard, aligna la poupe. Le radeau se remit au centre du passage et prit encore plus de vitesse. Les parois défilaient maintenant rapidement. Les arbres qui dépassaient ça et là, étaient autant d’espars qui n’attendaient que leurs proies. Ils devaient sans cesse faire attention et redresser leurs embarcations qui ne demandaient qu’à aller sur les bords. Cela dura un moment et brutalement, comme s’il existait un mur sous-marin, de vagues apparurent faisant tanguer et rouler l’embarcation. Lyanne se cramponnait autant au gouvernail qu’il aidait à la manoeuvre. Il se sentait ballotté en tous sens. Le bruit empêchait toute conversation. Lyanne nota que tout le monde semblait savoir ce qu’il devait faire sauf lui qui aidait autant qu’il pouvait Bogich dans ses actions. A un moment ou à un autre, il regardait derrière. L’autre radeau suivait toujours à distance. Degala était à l’avant, arc-bouté sur le gouvernail. L’eau volait de partout, les détrempant.
- COMBIEN DE TEMPS ? hurla-t-il en direction de Bogich.
- JUSQU’AU SOIR !
Bogich s’agita faisant des grands gestes en direction de Nousma qui le regardait.
- LE ROCHER DU LOUP ! lui hurla-t-il.
Lyanne ne savait pas s’il avait entendu, mais il avait compris. Il toucha l’épaule de Burriak et montra quelque chose devant. Dans le bouillonnement de la rivière, un peu plus loin, on voyait apparaître et disparaître un cône de roche qui séparait le flot en deux. Le pire était que le courant les entraînait droit dessus.
- SOUQUE ! SOUQUE ! hurla encore Bogich, en plein effort.
Lyanne ne comprit pas comment la lourde embarcation put passer sans rien toucher. Il n’eut pas le temps de poser la question car ils touchèrent un autre rocher invisible sous l’écume blanche. Le radeau se mit en travers et bientôt grâce aux efforts des hommes, Bogich et Lyanne se retrouvèrent devant. S’il y avait quelques tronçons plus calmes, la plupart du temps, ils se battaient avec les éléments pour tenir leurs embarcations. Plus le temps passait et plus Lyanne se demandait s’ils allaient tenir. Il y eut d’autres chocs, d’autres retournements. Il y eut surtout le choc du blocage quand leur radeau se coinça entre un rocher et un arbre tombé. Ils furent doublés par le deuxième radeau. Lyanne eut la fugitive vision d’un Degala qui semblait trouver tout cela très drôle. Ils travaillèrent un moment pour se dégager. Lyanne avait saisi la hache et tranchait dans les branches qui les retenaient dans une fâcheuse posture. L’eau recouvrait tout le radeau rendant les déplacements dangereux. Nousma glissa à un moment et ne dut son salut qu’à la promptitude de Bogich qui l’attrapa au passage. Se tenant d’un bras, il essayait de remonter Nousma sans y arriver. Ce dernier était incapable de reprendre pied sur le bois détrempé face au courant qui lui était contraire. C’est à ce moment-là que, dans un craquement sinistre, le tronc céda et libéra le nez du radeau qui remonta aussi brutalement qu’il avait plongé. Nousma fut projeté vers le haut, Bogich put ainsi le tirer vers lui. Le radeau se retrouva à frotter sur le rocher puis il retrouva le courant principal et prit de la vitesse. Tout allait si vite qu’ils n’eurent même pas le temps d’avoir peur.
La rivière continuait son cheminement dans un canal toujours bordé de falaises. Les vagues furent un peu moins hautes, leur permettant de respirer. Un rayon de soleil fit briller la surface changeante de l’eau, faisant prendre conscience à Lyanne qu’il commençait à se faire tard. Puis un nouveau passage agité accapara son attention et aussi brutalement que cela avait commencé, les vagues disparurent laissant la place à une étendue d’eau large et lisse, brillante de reflets dorés dans la lumière du soir.
- C’est fini ? demanda-t-il.
- Y reste le rocher du passage de Messedy, là-bas, répondit Bogich en montrant une barre rocheuse devant eux. La rivière la contournait. De nouveau le courant s’accéléra. Lyanne remarqua alors le fort sur le bout de la montagne. L’endroit était bien choisi. Il dominait directement le lit de la rivière.
- Des signaux ! cria Burriak. Ils nous ont vus. Ils attendent qu’on arrive…
Bogich se tourna vers Lyanne :
- Et bien, on va pouvoir dormir au sec !
Ils traversèrent une nouvelle zone de turbulences, mais sans avoir l’intensité de ce qu’ils avaient déjà passé. La fatigue était maintenant le plus grand danger. Ils négocièrent le dernier passage en suivant le deuxième radeau qui se rapprocha de la berge tribord. Des bateaux étaient échoués sur la berge, d’autres flottaient dans le courant. Sur la berge des gens faisaient signe et poussaient des cris de bienvenue.
Bogich fit manoeuvrer pour arriver à proximité de la berge avant que le courant ne devienne trop faible pour qu’ils puissent se diriger. Burriak fut le premier à sauter à terre avec une amarre. Il fut immédiatement aidé par ceux qui les regardaient arriver.
C’est alors qu’arriva un homme en arme.
- Salut vieux brigand, dit-il à Bogich. T’as encore réussi et ma foi, avec un sacré chargement. A la dernière lune, un radeau s’est disloqué un peu plus haut, on a tout juste réussi à récupérer le bois.
- Tu sais bien qu’c’est pas un peu de pluie qui m’fait peur. Mais c’est pas parce qu’on est passés qu’il faut qu’tu m’étrangles avec les taxes.
Le soldat se mit à rire.
- Tu m’connais, toujours le juste prix… T’as quoi à bord ?
- Des étoffes et des pots de terre cuite. 
- Ça tombe bien, ya ma femme qui s’ferait  bien une robe…
Bogich fit un signe à Marken qui arriva avec un sac de toile goudronnée. Il le jeta par terre et entreprit de l’ouvrir sous le regard intéressé de Stonar qui, les mains passées dans la ceinture de son épée, regardait tout cela d’un oeil acéré.
Quand la toile fut étalée, découvrant les richesses qu’elle renfermait, Stonar remarqua plusieurs coupons. La discussion s’engagea, serrée sous des dehors de bonhomie. Quand il partit, deux rouleaux d’étoffe sous le bras, un rouge et un bleu, Bogich distribua les rôles pour la nuit. Chacun son tour, il devrait monter la garde. Il ne voulait pas que tous les vauriens du coin en profitent.
Lyanne était resté près des radeaux. Degala complètement épuisé, s’était couché, lové sous des fourrures contre les marchandises. Les autres étaient partis fêter leur passage des gorges de la Schtalle. Ils revinrent tard dans la nuit, beuglant des chansons à boire, complètement saouls. Lyanne assis contre les ballots les regardaient descendre vers le bord de l’eau. Il repéra quelques silhouettes qui se cachaient derrière des cloisons ou des marchandises entreposées. Bogich arriva enfin après de nombreux détours au bord de l’eau :
- BURRRRRRIAK ! TU TE METtras de garde………
Le reste se perdit dans ses borborygmes lorsqu’il s’affala sur les amas de toiles goudronnées qui protégeaient les étoffes.
- Gueule pas comme ça ! T’vas réveiller les autres, répondit Burriak en s’appuyant sur le mat central.
Les autres continuaient à chanter et à rire, jusqu’à ce qu’ils arrivent sur les radeaux. Là, chacun s’affala dans un coin et ce fut bientôt un concert de ronflements plus sonores les uns que les autres.
Lyanne, immobile, s’était recouvert d’une toile pour se protéger de l’humidité de la nuit. Il garda les yeux ouverts, tout en pensant à ce qu’il devait faire. Bogich lui avait dit qu’il les conduirait à une ville à deux jours d’ici. Il avait interrogé l’un ou l’autre des ouvriers du port pendant la soirée. Le fort de la Schtalle avec son village était le dernier des forts du fief du seigneur Lizach. La ville à deux jours par la rivière, s’appelait Trallizach. Elle était la capitale de ce comté. Après, on lui avait cité d’autres noms. La rivière continuait jusqu’à la mer, au port de Hunique. Il n’avait pas eu de renseignements sur ce port. Il était au bout… c’est tout ce qu’on lui avait dit. Personne ne connaissait ce lieu vraiment. Les histoires qui couraient, le décrivait comme l’endroit où l’on pouvait trafiquer. Lyanne cherchait des arguments pour convaincre Bogich de l’emmener plus loin s’il allait plus loin. Il ne lui avait même pas demandé le but de son voyage.
Les ronflements des dormeurs agissaient comme un soporifique sur Burriak dont la tête tombait de plus en plus souvent. Cela le faisait sursauter et il se redressait pour un moment, de plus en plus court. La lune se leva, demi croissant éclairant chichement les lieux. Burriak à son tour, s’était mis à ronfler après avoir glissé jusqu’à terre. Cela fit sourire Lyanne jusqu’à ce qu’il entendit un bruit de pas. Il empoigna son marteau et se prépara. Quelqu’un marchait dans l’eau. Il sentit le radeau bouger quand ce quelqu’un monta à bord. Puis il y en eut un deuxième et encore un. Il vit une arme briller en reflétant la lumière de la lune. Brutalement, il se leva, rejetant la toile qui le protégeait et prenant la forme du grand rouge dragon. Il vit les petites silhouettes le regarder d’un air incrédule. Il souffla une flamme, juste une petite flamme, même pas très chaude et ils partirent en hurlant, abandonnant leurs armes sur place. Quand ils eurent atteint la berge, Lyanne les stimula encore une fois d’une flamme d’un beau jaune qui grilla l’herbe jusqu’à leurs talons. Immédiatement après, il reprit forme humaine se rallongeant sous la toile. Il rit tout bas en constatant que pas un des dormeurs ne s’était réveillé.
Quand arrivèrent les gardes avec leurs torches, tout était tranquille. Ils tenaient liés entre eux, un des hommes qui avait tenté d’attaquer. Celui-ci essayait de se dégager pour s’enfuir sans y parvenir.
- Tu vois bien qu’il n’y a rien ! T’avais trop bu !
- Mais j’vous dis qu’c’était là et qu’ça crachait du feu…
Un des hommes s’approcha de la berge. Il appela :
- Sergent, là !
Le sergent s’approcha de ce que montrait le soldat.
- L’herbe est brûlée et c’est pas vieux. 
Ils se relevèrent regardant autour d’eux avec des yeux devenus soudainement plus anxieux.
- Va voir sur le radeau ! dit le sergent.
- Sur le radeau ? demanda le soldat d’une voix mal assurée.
- Allez, tu vas pas croire des racontars d’ivrognes.
L’homme s’avança avec précaution, l’arme à la main. Lyanne le laissa s’approcher sans bouger. Les torches, qui étaient restées avec le groupe principal, plus haut dans la pente, n’éclairaient que très médiocrement les radeaux. Il entendit les pas du soldat dans l’eau et sentit le mouvement du radeau. Le pas, lourd et prudent, se rapprocha. Il regarda les uns et les autres ne trouvant que des dormeurs avinés. Il s’arrêta brutalement prêt à fuir, quand un tas de fourrures se mit à bouger. Il avait l’arme haute quand Degala sortit la tête en demandant ce qui se passait.
Le soldat baissa son arme.
- T’as rien vu, petit?
Clignant des yeux, Degala le regarda :
- Non, M’sieur, j’dormais et ya rien eu.
Le soldat se détourna et repartit. Son pied heurta alors une épée au sol. Il la ramassa et rejoignit le groupe.
- Tout va bien à bord, j’ai rien vu de suspect, juste cette épée.
Le sergent prit l’arme la regarda et fit signe à ses hommes de repartir. Degala qui s’était levé, les regardait. Se tournant vers lui, le chef de la section lui dit :
- Le mieux c’est que vous soyez partis demain matin !
Ayant dit cela, il fit quelques pas rapides pour reprendre la tête de son détachement et ils remontèrent vers le fort.
Degala, resté seul, se gratta la tête. Il regarda les uns et les autres, haussa les épaules et repartit se coucher.
Aux premières lueurs du jour, Lyanne était debout. Les deux radeaux étaient amarrés l’un derrière l’autre. Sur la berge, une grande traînée d’herbes brûlées était le seul indice qu’il s’était passé quelque chose la nuit. Il réveilla Degala. Les autres  lui semblaient incapables de faire quelque chose de bien. Il ne savait pas ce qu’ils avaient bu, mais c’était beaucoup. Il secoua Bogich :
- Oh ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous !
- Knam ! J’dors ! répondit-il en se retournant pour éviter la lumière.
Degala qui l’avait regardé faire, dit :
- Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
- Tu as entendu le garde cette nuit, on ferait mieux de partir. Te rappelles-tu comment étaient accrochés les deux radeaux ?
- Ben ouais, juste l’un à côté de l'autre.
- Tu saurais m’aider à le refaire ?
- Ouais, c’est facile.
Joignant le geste à la parole, il sortit de grandes tresses de cordes.
- On prend ça et on attache.
Ils se mirent à la tâche de lier les deux plateaux de bois ensemble. Degala avait une dextérité que remarqua Lyanne. Ses nœuds serraient sans problème alors que lui avait des difficultés malgré sa force plus grande. Pour finir, il se chargea de passer les cordages là où il le fallait, y compris sous les troncs, laissant à Degala le soin de finir l’arrimage. Tout était prêt quand une patrouille descendit du fort.
- Prépare les gaffes, dit Lyanne, je crois qu’on a intérêt à partir.
Ils poussèrent ensemble détachant le lourd convoi de la berge. Le courant se mit à agir doucement.
- ATTENDEZ ! Hurla un garde. LE CHEF VEUT VOUS VOIR !
Bogich ouvrit un oeil et devant ces hommes qui couraient vers lui, se réveilla complètement. En un instant il jugea de la situation et prenant une gaffe se mit à pousser lui aussi.
- J’sais pas c’qu’on a fait, mais on dégage, on dégage !
En s’éloignant encore de la berge, le radeau fut prit dans le courant central et accéléra. Trop loin pour qu’un homme saute à bord, ils étaient à l’abri. Les soldats crièrent et firent encore des signes mais ne sortirent pas les arcs.
- Ça doit pas être trop grave, dit Bogich, ils ne tirent pas.
Degala s’était mis au gouvernail et orientant la proue, il rejoignit le centre de la rivière. Bogich se mit à inspecter les nœuds et les cordages.
- C’est vous qu’avez fait ça ?
- C’est surtout Degala qui a tout fait. Je me suis contenté de passer les cordages où il me disait, répondit Lyanne.
- T’as appris ça où ? demanda-t-il à Degala en le rejoignant au gouvernail.
- J’ai r’gardé comment y zétaient attachés et j’ai refait.
- T’savais pas avant ?
- J’ai toujours attaché des trucs ensemble mais jamais des radeaux.
- Pendant qu’les autres cuvent, tu vas rester là, moi j’vais à l’avant. La rivière est tranquille, on d’vrait s’débrouiller à deux.
Se tournant vers Lyanne, il ajouta :
- Toi, tu restes là, et tu l’aides si ya besoin.
Lyanne regarda le fort de Schtalle s’éloigner. La patrouille remontait sans se presser. Lyanne et Bogich pensaient qu’ils avaient bien fait de partir mais pas pour les mêmes raisons.
Ils traversèrent une région de campagne bien organisée. Dans des endroits abrités des berges, ils découvraient de petits villages aux masures de bois. Si l’ensemble ne respirait pas la richesse, les gens faisaient des signes de salut auxquels Lyanne répondait. Les champs étaient cultivés et en ordre.
- Le pays a l’air calme, dit Lyanne.
- Tant qu’on est là, ya pas de risque. Mais t’y fie pas. Les miliciens rigolent pas avec les étrangers…
- Ah ! pourquoi ?
- L’seigneur Lizach y tient pas à avoir la guerre pour ruiner ses campagnes. Les étrangers c’est pas bon pour ça. Y’en a trop qu’espionnent.
- Et sur la rivière, on nous laisse tranquille.
- J’suis pas vraiment un étranger, ça fait des tas d’saisons que j’ramène du bois et des marchandises. Faut graisser quelques pattes comme hier soir… D’ailleurs j’me d’mande c’qu’y l’a pris d’envoyer la patrouille c’matin. On avait pas tant exagérer que ça !
Bogich se tut, semblant se perdre dans ses pensées. Lyanne respecta son silence un moment.
- La fin du voyage…
- Ouais
- C’est Trallizach ?
- Ouais.
- Il est possible d’aller plus loin ?
- Ouais, il y a d’autres descendeurs qui vont vers la mer.
La conversation s’arrêta là avec le réveil des autres. Ils interrogèrent Bogich et Lyanne pour savoir ce que les radeaux faisaient déjà en chemin, alors qu’ils n’avaient pas fini de cuver ce qu’ils avaient bu. Manifestement, s’ils se rappelaient le début de soirée, la fin sombrait dans un brouillard estompant tous les souvenirs. Quand Bogich leur parla de la patrouille, ils furent tous unanimes à dénier toute participation à un quelconque problème. Ils parlèrent ainsi jusqu’à ce que le soleil, haut dans le ciel en signifie qu’il était l’heure de manger.
On faisait la cuisine sur un foyer dressé sur un tas de pierres et de terre, posé sur les troncs. C’est Nousma qui fut désigné. Il s’activa, toujours silencieux, à préparer un brouet épais. S’il n’était pas beau, il était bon et Lyanne lui fit honneur. Degala sembla se régaler au point de finir tout ce qui restait. Des tours de quart furent organisés. Bogich avait décidé de naviguer sans s’arrêter. Il préférait mettre le plus de distance entre le fort de Schtalle et lui.
L’après-midi se passa tranquillement. Le paysage défilait doucement. La rivière avait pris un rythme régulier qui berçait les uns et les autres. Quand le soleil se coucha, Bogich souriait. Il chercha un lieu pour accoster. Ils le trouvèrent à un coude de la rivière. Un banc de sable offrait un atterrissage facile. Tirant les cordages jusqu’au rivage, ils amarrèrent pour la nuit. Quand tout fut calme, avant que la lune ne se lève pour éclairer le paysage, Lyanne avait repris une forme plus mobile. Il s’envola sans bruit et arrivé assez haut, il agrandit sa taille pour pouvoir prendre encore de la hauteur. La rivière s’étalait indolente, faisant de multiples détours dans ce paysage assez plat. Il repéra au loin leur destination, Trallizach. C’était une grande ville. Beaucoup plus grande que celle du fief d’Etouble. Plus loin encore, la rivière serpentait. Tout autour d’eux, s’étendaient des champs et des champs entrecoupés de hameaux sans lumière. Sur une colline, un fort semblait monter la garde. On était bien dans une région civilisée, pensa Lyanne. Il avait envie de chasser.  Il se dirigea vers un bois plus loin, cherchant une proie. Il fondit sur un jako dont il ne fit qu’une bouchée. La nuit, très noire, était son alliée. Il avait encore un peu de temps avant que la lumière ne revienne. Il en profita autant qu’il put. C’est la panse bien remplie qu”il regagna les radeaux. Nousma qui était censé monter la garde, somnolait à moitié et rêvait avec l’autre. Lyanne approcha en suivant les eaux en rase-mottes. Au fur et à mesure qu’il approchait, il devenait plus petit. Le choc de son atterrissage fut tellement minime que Nousma n’eut aucune réaction. Lyanne se glissa sous la toile qui était censée le protéger du froid et de l’humidité. Il avait à peine fini que se leva la lune.

Le lendemain ressembla à la veille. Le courant avait faibli, faisant grogner Bogich.
- Si on n’arrive pas avant demain soir, ils auront mis les chaînes...
Lyanne vint se renseigner.
- Les chaînes, c’est pas qu’une façon de parler. Elles barrent l’entrée de la passe pour atteindre les quais de déchargement. On pourra pas passer. Déjà qu’avec le courant, il faut tirer fort pour le faire passer, on risque de ne pas pouvoir…
- T’affole… On a toujours réussi, on réussira, intervint Marken.
- On peut continuer la nuit, surtout si la lune est claire, reprit Degala.
- On voit pas assez, trancha Bogich
- Ben moi si, j'vois bien la nuit, presque comme en plein jour. Si on continue, on arrivera demain matin.
- Tu vois la nuit, toi !
- Pas vous ?
Marken se tourna vers Bogich :
- Y s'débrouille bien. Il a pigé l'truc ! J'voudrais pas rater le marché aux bois.
Bogich se tourna vers Degala :
- Tu dis qu'tu peux, alors on va voir !
La journée passa paresseusement. Quand le soleil se coucha, Degala était au gouvernail arrière. Il avait appelé Lyanne pour l'aider. Bogich était à l'autre extrémité pour s'occuper du gouvernail avant. Lyanne suivait précisément ce que lui disait son compagnon. Degala commentait ce qu'il voyait, où était le meilleur courant et où étaient les zones à éviter. Bogich les yeux écarquillés, ne voyait que du noir.
La nuit s’avançait aussi doucement que la rivière. La monotonie avait envahi tous les participants. Lyanne regardait s’endormir les uns et les autres. Bogich  fut le dernier à s’effondrer sur son manche de gouvernail. La position était inconfortable mais elle avait le mérite d’avoir sorti le gouvernail de l’eau. Degala avait la tête qui tombait régulièrement mais à chaque fois, il se reprenait et forçait ses yeux. Lyanne ne dit rien mais se tint prêt. Il se doutait qu’à un moment ou à un autre, Degala ferait comme les autres. Il trouvait surprenant que Degala voie la nuit comme lui. Il avait remarqué que les autres ne possédaient pas cette vision. La lune finit par se cacher derrière des nuages, opacifiant le paysage. Degala sombra dans le sommeil. Lyanne eut un sourire en le posant à moitié assis contre un tas de cordages. Il écouta la respiration des autres. Il était maintenant le seul réveillé à bord. Il tenait le convoi au milieu du chenal. Il ne pouvait pas faire mieux.
Quand la lune se leva, Lyanne admira les reflets qu’elle faisait dans l’eau. Le temps était doux et tranquille. Il apprécia particulièrement ce temps de pose. Bogich fut le premier à se réveiller. Il regarda autour de lui, regarda vers Lyanne et sauta sur ses pieds.
- Où il est ?
- Il vient de s’endormir, répondit Lyanne en désignant Degala. Il a bien guidé jusque là.
Bogich grogna quelque chose d’indistinct qui se perdit dans le cri d’un oiseau de nuit.
- J’aime pas ces bêtes-là, dit-il, ça porte le mauvais œil.
Lyanne repéra le grand oiseau de proie nocturne qui chassait sur la berge. Il aurait bien été faire un tour pour l’accompagner…
- On est encore loin ? demanda-t-il.
- Nan, plus vraiment. Avec ce courant on devrait être bon.
Le silence retomba. L’oiseau cria une nouvelle fois mais derrière eux. Lyanne se demanda s’il avait trouvé une proie. Le paysage était monotone. La campagne ressemblait à la campagne et des bois coupaient la vue. Le temps s’écoula doucement. Certains se réveillèrent, puis retournèrent se coucher jusqu’au moment où Bogich donna l’ordre de réveiller tout le monde.
- On est assez près maintenant, on va s’amarrer jusqu’au jour. Vaut mieux pas arriver de nuit. Y seraient trop nerveux.
- La ville est loin ?
- Non, derrière le prochain tournant. Dès qu’il fera jour, on verra le donjon.
Ils prirent le temps de mettre les amarres et retournèrent se reposer. C’est Marken qui prit la garde.
Avec l’aube, Lyanne se leva et prépara le feu. Ils déjeunèrent en silence, accompagnés par les chants des oiseaux qui se réveillaient les uns après les autres. Les premiers rayons du soleil les vit larguer les amarres. Bientôt, ils arrivèrent au centre de la rivière et là, ils découvrirent la masse sombre et haute du donjon de Trallizach.
- Tu peux le regarder, mais tu peux être sûr qu’y nous ont vus, dit Marken à Lyanne qui, la main protégeant les yeux, regardait le donjon au loin.
Lentement le convoi progressait. Lyanne vit des silhouettes d’embarcations apparaître. Il en conclut que le port devait être là. Bogich commença à donner des ordres pour préparer l’accostage. Le convoi était long. Les manœuvres allaient être compliquées.
Plus ils avançaient, et plus Lyanne put détailler les différents bateaux. Il vit surtout des petites embarcations avec un seul homme à bord, sûrement des pêcheurs. Il vit aussi un bac chargé qui bougeait lentement. Il entendit jurer Bogich.
- Trop lent ! Trop lent ! On va s’le payer !
Marken et un autre coururent sur l’avant, pendant que Degala, Lyanne et Bogich essayaient de faire bouger leurs lourds radeaux.
- ATTENTION AU CÀBLE ! hurla Marken, tout en se baissant.
Le bac s’était arrêté pour éviter la collision mais son câble était un danger pour un équipage comme eux qui suivaient le courant. Nousma s’en empara et courut sur toute la longueur des radeaux, pour diriger et faire attention qu’il ne se bloque dans rien.
- Knam ! Knam ! jura Bogich, on va être trop long ! On ne pourra jamais tourner à temps.
Tous ceux qui étaient disponibles vinrent aider aux gouvernails. Après bien des efforts, ils ne purent constater qu’une chose : ils ne pourraient pas rentrer au port !
Le convoi fit son atterrissage après l’entrée de la passe. Ils eurent droit aux cris des dockers et des marins parce que le convoi gênait le passage. Bogich répondit sur le même ton. Les choses allaient s'envenimer quand arriva une patrouille. Subitement tout le monde devint plus calme. Bogich donna l’ordre de laisser filer les amarres jusqu’à ce qu’ils soient le long de la berge. Si les habitants leur jetèrent des regards noirs, ils ne dirent rien. Les gardes virent inspecter le chargement. Manifestement Bogich avait déjà rencontré le sergent qui les commandait. Il lui fit cadeau d’un petit paquet, ce qui sembla lui convenir. En descendant du radeau, il ajouta à haute voix :
- Et puis, je vous donne jusqu’au soir pour dégager…
Bogich fit un signe à Marken qui s’approcha :
- Je vais voir Munch, le marchand de bois. On a besoin de ses gars pour mettre les radeaux dans le port. Tu finis ici.
Marken fit un signe de tête affirmatif. Bogich s’en alla d’un pas pressé vers le port et la ville. Nousma et Burriak se firent engueuler parce qu’ils voulaient eux aussi aller en ville. Tout le monde fut consigné à bord pour, entre autres, garder les étoffes, jusqu’au retour de Bogich et des acheteurs. La matinée passa ainsi, lentement. Lyanne observa les mouvements des bateaux qui allaient et venaient. Il vit de plus grandes embarcations qui remontaient la rivière tirées par des miburs. Il en vit d’autres du même genre, descendre. À chaque fois ce fut le même problème. Ils gênaient le passage. Ils durent aider plusieurs fois le halage et participer à l’attelage des miburs qui allaient manœuvrer les embarcations. Tout cela entraînait des cris, des injures, des bousculades. Lyanne remarqua que personne n’allait trop loin, les patrouilles très présentes, faisaient régner une peur efficace. Il n’eut pas le temps de penser à ce qu’il allait faire. Maintenant qu’il était à Trallizach, il lui fallait continuer vers le soleil levant et le port de Hunique. Degala dormait malgré les bruits, se reposant de sa nuit blanche.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand Bogich revint suivi d’un attelage de huit miburs, accompagné de quelques solides gaillards.
- Munch nous prend le bois moins le prix du remorquage…
- Ah ! Y perd pas d’argent çui-là ! s’exclama Marken.
- On n’a pas l’choix. Tu l’sais bien. On a raté la passe.
Bogich fit découpler les radeaux. Les miburs entraînèrent les troncs vers le port à bois. Cela leur prit tout le reste de la journée de bouger les grumes. Quand la nuit tomba, ils étaient sur la cale à côté du tas de troncs qui avait été déjà sorti. Bogich, revenant de la ville où il avait été négocier ses étoffes, s’approcha de Lyanne :
- Nous v’là arrivés. Comme j’t’avais promis
- Tu avais parlé de Nouska…
- Ah ouais ! Mais c’est l’ancien nom de la ville. C’est l’seigneur Lizach qu’a changé l’nom quand il a pris l’pouvoir. Vous avez bien aidé. On n’a pas raté l’marché aux bois et on a très bien vendu. T’sais qu’en ville, on parle beaucoup de c’qu’est arrivé dans l’fief d’Etouble. On y parle d’un forgeron qu’a forgé une drôle d’arme et qu’Etouble en est mort. Y paraît même qu’le forgeron s’rait en route pour ici.
- On en dit des choses en ville, répondit Lyanne.
- Ouais et même bien plus, l’seigneur Lizach y voudrait bien l’voir c’forgeron qui, en plus, connaîtrait l’roi.
- Le roi ?
- Ben ouais, Saraya ! Tu vois, mon gars, j’me suis dit que t’aimerais pas traîner par ici alors j’tai trouvé une place sur la barge d’un copain. Y part demain. Dès qu’le soleil se lève.
- Ça me semble une bonne idée...
- Pour sûr ! T’vois l’tas d’barriques ?
- De l’autre côté du port ?
- Ouais, c’ui-là. Ben soyez-y avant le lever du soleil. Tiens, t’y donneras ça, y saura qu’tu viens d’ma part.
Bogich lui donna une petite plaque gravée que Lyanne glissa dans ses affaires. Puis il se détourna de lui et fit signe à ses hommes :
- Allez, v’nez on va fêter l’arrivée !
Les autres crièrent leur approbation et tous partirent vers les tavernes du port. Degala s’approcha de Lyanne :
- Va falloir qu’on marche ?
- Bogich nous a trouvé un autre bateau… On va continuer à naviguer. En attendant, on va aller dans un coin discret.
L’activité sur le port était intense. Lyanne ne pensait pas voir autant d’embarcations. Il y avait différents bassins. La région produisait beaucoup de malch noir et l’exportait partout. Ils traînèrent un moment sur le quai près des barriques. Régulièrement des patrouilles arpentaient le coin. Lyanne les évita soigneusement, sans pour autant chercher à fuir quand, par hasard, ils en croisaient une. Tard dans la nuit, ils s’assirent à une petite échoppe. Du poisson grillait sur un mauvais feu. Le vieil homme édenté qui le surveillait, était en grande conversation avec un type maigre presque chauve. Ils parlaient dans une langue chantante que Lyanne ne comprenait pas. Degala s’occupa d’acheter deux parts de nourriture. Le vieil homme lui jeta un regard soupçonneux :
- T’es d’où, toi ? J’t’ai jamais vu !
- On vient d’débarquer et on r’part demain, répondit-il en payant.
Il sentit le regard le suivre quand il s’assit. Arrivé près de Lyanne, il lui donna sa part et dit :
- J’aime pas trop comme y m’a r’gardé.
Lyanne lui fit signe de le suivre, dès qu’ils eurent fini de manger. Il partit d’un pas tranquille le long du quai. Dès qu’ils furent hors de vue de la boutique, ils bifurquèrent entre deux rangées de marchandises. Lyanne attrapa Degala et le hissa sur un des ballots et lui fit signe de monter encore. Arrivés en haut de la pile, ils trouvèrent un espace plat à l’abri des regards.
- On va rester là jusqu’à demain, dit Lyanne à mi-voix
Degala approuva en hochant la tête.
La nuit était tombée quand ils entendirent le bruit des galoches. On parlait un peu plus loin mais de leur cachette, ils n’entendaient pas. Avec beaucoup de précautions, Lyanne et Degala passèrent la tête. En bas ils virent une troupe armée avec des torches. Un officier parlait avec un homme que Degala reconnut comme celui de la boutique, maigre et chauve. Il faisait des grands gestes en donnant force explications. L’officier donna des ordres et des patrouilles se déployèrent dans toute la zone. Heureusement pour eux personne n’osa monter sur les ballots composés de paille avec des torches. Cela dura un moment. Puis ils entendirent la troupe s’en aller, Lyanne osa glisser de nouveau un œil. Il vit entre deux soldats, l’homme maigre partant la tête basse et des liens aux poignets.
- Je pense qu’on va pouvoir dormir tranquille, dit-il à Degala. Demain, il faudra être prudent.