Petit homme : Troisièmes saisons

138
Le dragon le laissa se reposer. Il nota que, comme la première fois, il l'avait arrêté au moment où il abordait le récit de l'hiver. Il se laissa aller. La roche était inconfortable mais il s'endormit sans difficulté. Il fut réveillé par un bruit de la roche qu'on raclait. De nouveau il trouva à manger et à boire. La nourriture était toujours aussi infecte. Son corps réclamait encore du repos. Il s'allongea du mieux qu'il put.

Il se réveilla en sursaut. Le rêve était revenu. Dans l'antre même du dragon, il revivait une nouvelle fois ce rêve de le chevaucher en vol. La peur lui revint, lui broyant le ventre dans ses griffes puissantes. Il ne comprenait pas. Il avait eu peur dans sa vie, mais jamais comme cela. Le grand saurien avait eu au moins cet effet de lui rendre la mémoire. Si le rêve et le nom de Solvette lui étaient revenus il y a bien longtemps, il n'avait retrouvé toute sa mémoire que dans ce boyau de pierre.

Il ne se voyait pas d'avenir. A moins que son histoire ne fasse changer le dragon d'avis. S'il l'avait parfois interrompu dans son récit, cela avait été pour lui faire préciser un détail ou mieux décrire un personnage. Il eut l'intuition que le dragon s'amusait avec lui. Il laissa ses pensées errer sans but.

Quand il rouvrit les yeux, la lumière brillait dans la caverne comme le signalaient les fentes lumineuses autour de la pierre roulée devant son refuge.

Il sursauta quand elle roula. L'œil jaune du dragon la remplaça :

- Alors, petit homme aux multiples noms, es-tu prêt à continuer ?

Il soupira. Il choisit la position la plus confortable pour parler en se disant qu'il n'y aurait pas d'autre jour. Il n'avait connu que deux hivers. 
139
La fonte de la neige le surprit. Dans son esprit quand la neige tombait avec cette qualité, elle restait. En fait la température extérieure avait remonté. La neige était devenue pluie fine, têtue. Quand il était arrivé dans ce village, il n'avait pas donné son nom, ni d'où il venait. Il était arrivé, sale, dépenaillé. L'aubergiste l'avait pris pour un réfugié et avait agi en conséquence. Il lui avait donné à manger contre un service. C'est comme cela qu'il s'était retrouvé à soigner des tracks. Il avait retrouvé des gestes familiers, encore une fois. Il ne se rappelait où il avait pu soigner des bêtes. Les tracks étaient des bêtes farouches, tous les cavaliers vous le diront. « Moins que les dragons ! » pensa-t-il. Il avait ainsi travaillé quelques jours. L'aubergiste l'appelait quand il avait besoin de lui :
- Hé, toi ! Viens par là et nettoie le cellier.
Un jour, il s'approcha de lui et lui demanda :
- T'as un nom ?
Il s'était préparé. Il ne voulait pas qu'on l'appelle Puissanmarto. Ce nom n'était pas le sien. Si jamais les Izuus cherchaient sa trace, il était préférable d'avoir un autre patronyme. Il choisit une sonorité qui s'entendait bien avec la langue locale.
- Ouais, Névtelen.
L'aubergiste eut ce rictus qui découvrait ses chicots et qu'il nommait sourire.
- Alors Névtelen, va t'occuper des tracks.
C'est ainsi qu'il s'était intégré dans la population locale : Névtelen le réfugié. On ne lui posait pas de question sur son passé, pas plus qu'aux autres. On en profitait simplement.
Sous la pluie, il menait les bêtes à l'abri. Les courriers parlaient peu. Fatigués, trempés, ils aspiraient surtout à se réchauffer. Les jours passèrent qui devinrent des lunes, les messagers étaient de plus en plus fréquents. Leurs visages fermés laissaient à penser que les nouvelles n'étaient pas très bonnes. L'aubergiste maugréait contre cet hiver trop doux qui ne tuait pas la vermine et qui n'arrêtait pas la guerre. Car c'est bien ce qu'il se passait. La guerre entre Altalanos et Saraya continuait. Si Saraya en épousant Sacha avait fait alliance de fait avec les Izuus, Altalanos lui avait vaincu le général Lujàn. Des quatre grands généraux de Yas, ils restaient deux dans un face à face qui ravageait le pays.
La nouvelle lune fut le signal d'un exode. De nouveaux réfugiés arrivèrent en masse. La guerre se rapprochait. Les gens du village voyaient d'un mauvais œil ces nouveaux arrivants. On ne pouvait pas les nourrir tous. Le prix des denrées se mit à flamber. La tension montait dans la région. Il y eut le jour noir. La journée avait commencé comme souvent pour Névtelen. Il était parti avec les tracks pour les faire boire. C'est pendant qu'ils s'abreuvaient, qu'il avait entendu les cris. Dans la maison du père Zsugori, on hurlait. Névtelen vit sortir le groupe des ouvriers de la ferme armés de faux, de fourches et d'autres ustensiles aussi dangereux. À la tête de la colonne, le Zsugori lui-même armé d'une hache, criait :
- À mort ! À mort les voleurs ! Sus aux étrangers !
Les tracks devinrent très nerveux devant le bruit. Névtelen les calma comme il avait déjà vu les soldats le faire. La colonne passa devant lui sans le regarder. Il eut un soupir de soulagement quand ils furent passés. Il les vit se diriger vers le camp des réfugiés au bout du village. Bientôt des bruits de bataille lui arrivèrent aux oreilles. Il vit d'autres villageois avec leurs ouvriers aller prêter main forte aux assaillants. L'aubergiste était sorti sur son pas de porte. Les soldats qui étaient là, sortirent aussi avec leur timbale dans une main et le pichet dans l'autre. L'auberge étant en haut du village, on pouvait voir ce qu'il se passait. Névtelen les écouta commenter la bataille. Il entendit l'aubergiste se réjouir de punir ses voleurs de volailles et détrousseurs de potager. Les soldats en rajoutaient en parlant d'espions et de francs-tireurs infiltrés parmi les réfugiés. Névtelen raccrocha les tracks discrètement sans faire trop de bruit. Il n'attira pas l'attention des spectateurs obnubilés par le combat qui faisait rage en bas. Est-ce un combat ? Il en doutait. Il avait vu passer la plupart de ceux qui étaient dans le camp. Il n'avait vu que de pauvres hères fuyant l'horreur. Ce qu'il entendait et ce qu'il voyait confinait au massacre. Il s'éloigna. Arrivé aux écuries, il rassembla ses affaires, fit son balluchon. Déterrant son marteau, il le remit à la ceinture. De l'autre côté, il ajusta la forte lame du couteau qu'il avait dissimulé quand un courrier l'avait perdu. Sans jeter un coup d’œil en arrière, il se mit en marche. Passant derrière l'auberge, il longea le potager. Il vit les autres serviteurs de l'auberge qui continuaient, le dos courbé, à s'occuper des légumes. Pas un ne leva la tête. Névtelen ne se fit pas d'illusion. L'aubergiste serait prévenu de son départ. Il pensa qu'il serait bon de dissimuler ses traces quand il serait dans le bois.
Quand il entra sous les branches basses de la forêt, il eut l'impression de plonger dans la nuit. La faible lumière de cette morne journée n'entrait que difficilement dans cette forêt touffue aux branches basses. Il marcha d'un bon pas pendant la moitié de l'après-midi. En rencontrant un ruisseau, il avait décidé de marcher dans l'eau vers l'amont. Cela lui sembla une bonne idée. Il avait quitté ses sandales et s'était engagé dans l'eau froide. Presque mille pas plus loin, il avait trouvé une liane qui pendait au-dessus du ruisseau. Il l'avait attrapée et s'était hissé en haut d'un arbre. Il avait ainsi pu passer d'un tronc à l'autre. Quand la nuit se mit à tomber, il était bien calé sur une branche maîtresse d'un arbre vieux de plusieurs générations. Il sombra rapidement dans le sommeil.
C'est la sensation de faim qui le réveilla. Il était parti rapidement sans emporter de provisions. La violence l'avait fait fuir. Avec l'hiver qui s'annonçait et la guerre qui se rapprochait, la survie même du village était en cause. Il se demanda si, lui aussi, aurait fait cela dans son village. Son village ! Où était-il ? Cette mémoire perdue était comme une plaie ouverte. Il connaissait trop de choses sur la forge pour que ce soit un hasard. Il s'était cru forgeron. Ici, il avait redécouvert les gestes de soins aux bêtes. Avait-il eu un troupeau ? Il s'était vu comme un de ces paysans qu'il avait vu dans le village. Maintenant il retrouvait des réflexes et des gestes qui lui rappelaient les militaires. Avait-il été soldat ?
Son ventre gargouilla le ramenant au présent. Il allait descendre de son arbre quand il entendit du bruit. Il se plaqua contre le tronc. Il était assez haut pour être protégé. Il entendit arriver des soldats qui s'arrêtèrent dans la clairière non loin de là. Ils discutèrent entre eux pour retrouver leur chemin. Il se pencha un peu en avant pour les apercevoir. Il ne distingua pas grand chose. Quelques uniformes chamarrés tranchaient sur le vert sombre de la forêt. Il se rencogna contre le tronc quand les tracks se remirent au trot. Névtelen eut une brève vision du groupe quand ils passèrent juste sous sa branche. Aucun ne leva la tête. Il attendit un peu et commença sa descente. C'est alors qu'il y eut comme un aboiement de chenvien, mais un chenvien enroué. Il se posa la question de ce qui pouvait crier comme cela. Cela lui évoqua une bête assez grosse. Il préféra prendre son marteau à la main. La question de la direction se posa. Les cris venaient de la direction prise par les soldats, il décida de partir dans l'autre sens. Son estomac attendrait. Il partit en petites foulées. La matinée passa comme cela. Près d'un ruisseau, il fit une pause pour se désaltérer. Il fouilla son baluchon. Il trouva une galette desséchée qu'il avait mise là au cas où quand il avait entendu les premières réflexions sur « ces réfugiés qui venaient piller le bien des honnêtes gens ». Il mâcha longuement. Il n'irait pas loin avec aussi peu de provision. C'est à ce moment-là que sans un bruit, il vit le loup. Névtelen qui s'était appuyé contre un arbre, ne bougea plus. Le loup était assez loin. Il espéra qu'il ne l'avait pas vu. En plus sa chasse avait été bonne. Il transportait dans sa gueule un jako à en juger par la forme. Névtelen retenait sa respiration. Avec une lenteur calculée, il déplaça sa main pour attraper son marteau. Il sentit le sol sous ses doigts. Les aiguilles heureusement ne crissaient pas. Il commença à chercher le manche du marteau en tâtonnant, n'osant pas quitter le loup des yeux. Il s'inquiétait de voir ce loup debout là, un jako dans la gueule et qui ne bougeait pas. Ses doigts rencontrèrent enfin quelque chose. Névtelen sursauta en retirant sa main à toute vitesse. Il avait senti des poils. Il eut un instant de panique en voyant la gueule noire d'un autre loup juste à côté de lui. Et puis, ces yeux rencontrèrent d'autres yeux, des yeux rouges. Il sauta sur ses pieds en reconnaissant le loup noir aux yeux rouges. Il lui entoura le cou de ses bras, la bête ne bougea pas, émettant même une sorte de ronronnement. Névtelen remarqua alors les autres loups, allongés tout autour d'eux. La grosse bête aux yeux rouges à qui il devait son marteau, était en fait l'alpha d'une meute de loups noirs. Celui qui portait le jako se rapprocha et déposa son fardeau à ses pieds. Névtelen se mit à rire :
- Alors là ! Voilà encore un mystère de plus. Serais-je un homme-loup ?
Il n'attendit pas de réponse et se mit à dévorer le jako qu'on lui avait amené. Quand il eut fini, la louve aux yeux rouges se leva. Ce fut comme un signal, toute la troupe fit comme elle. Deux loups engloutirent ce qui restait du jako. La louve le poussa dans le dos et se mit en marche. Névtelen se mit à la suivre. Elle accéléra le pas, Névtelen aussi. Elle passa au petit trot, Névtelen se mit à courir. Autour d'eux, la meute s'était déployée. Névtelen ne se posa plus de question. Il était accueilli par ceux qui l'avaient reconnu. Il pensa qu'ils allaient le conduire là où il pourrait retrouver la mémoire. 
140
La bataille faisait rage. Du haut de la colline, caché entre deux rochers, Névtelen regardait l'enchevêtrement des combats en dessous. La louve semblait décontenancée. Manifestement, elle avait pensé emprunter cette plaine. Elle s'était assise en arrière et regardait, elle aussi, ce qu'il se passait en bas. Névtelen lui dit :
- Tu vois la louve, il y a les troupes de Saraya et celle de Altalanos. J'ai pas trop envie de participer à leurs jeux.
La louve pencha la tête.
- On dirait que tu comprends. Je ne sais pas quel est ton but, pas celui de me manger en tous cas.
On va attendre la nuit et on essayera de passer.
Comme si elle avait compris la louve se coucha. Les deux armées se combattaient dans une vallée assez large pour que les tracks puissent manœuvrer. La journée s'avançait doucement quand on entendit du bruit. Névtelen se réfugia dans un passage entre les rochers. Les loups semblaient s'être volatilisés. Bientôt, il entendit une troupe avancer. Ils haletaient sous le poids de leur harnachement. C'étaient des fantassins. Les longues piques furent les premières à apparaître au-dessus des frondaisons. Névtelen se renfonça encore plus dans son étroit passage. Les rochers gros comme des maisons, faisaient tout un dédale de couloirs tortueux. Il espéra qu'ils allaient passer sans s'arrêter.
- Par là, on dirait que ça passe, dit une voix.
- Ça fait quand même une belle marche, dit une autre.
- Ouais, mais on n'a pas le temps de chercher ailleurs, reprit la première.
Bientôt, on entendit le raclement du métal sur la pierre. Névtelen se dit qu'ils allaient passer juste devant l'entrée du passage où il avait trouvé refuge. Prenant mille précautions pour ne pas faire de bruit, il s'enfonça plus avant. Une main se posa sur son épaule. Il sursauta en se retournant.
- Chut !
L'homme joignit le geste à la parole. Le casque qu'il avait sur la tête était rouillé, mais l'épée courte qu'il avait à la main était bien affûtée. Derrière lui, il découvrit d'autres hommes aux visages tendus, prêts à en découdre. Névtelen laissa sa place. Il y eut le bruit des pas et les raclements des armes sur la pierre des rochers non loin d'eux mais personne n'entra dans le passage. Quand ils furent passés, les guerriers leurs emboîtèrent le pas. Névtelen serait bien resté tranquillement, mais un des gaillards, le poussa en avant. Contre son gré, il se mit à les suivre. Ils se déplaçaient en hommes habitués à la marche dans les bois. Ils ne parlaient pas, communiquaient par signes et bougeaient en un ensemble bien entraîné.
L'attaque fut fulgurante. Deux autres groupes attaquèrent simultanément la colonne. Le combat fut bref. Les archers, en embuscade, avaient fait merveille. Le chef de la manœuvre se révéla être l'homme du rocher. Il fit ramasser les épées, les flèches, les arcs mais laisser les piques trop grandes. Les deux combattants survivants qui tenaient encore debout, étaient adossés à un arbre sous la garde de deux soldats. L'un se tenait le bras, l'autre semblait indemne. Névtelen toujours suivi de près par un soldat se vit délester de son arme et de son couteau. Il détourna quand il vit les soldats achever les blessés qui ne pourraient pas marcher. Bientôt il ne resta que des morts allongés par terre. Les deux survivants furent entravés et poussés pour avancer. Névtelen fut aussi poussé. Les hommes se séparèrent de nouveau en plusieurs groupes. Névtelen se retrouva à marcher non loin des survivants. Ils s'enfoncèrent dans un hallier. Il remarqua que les deux derniers effaçaient les traces. Ils marchèrent un long moment. Ils atteignirent une barre rocheuse assez haute. Ils la longèrent vers le soleil couchant. Marchant la lumière dans les yeux, ils atteignirent une entrée de grotte et s'y engagèrent. Ils allumèrent des torches et s'enfoncèrent dans des couloirs sombres et tortueux. Derrière eux, la nuit tombait.
Névtelen se posa la question de sa survie. Les trois hommes furent conduits dans une grande grotte. La lumière venait de quelques torches et d'un feu qui flambait contre une paroi. Dans les ombres changeantes, Névtelen avait du mal à repérer ceux qu'il avait déjà vus. Les prisonniers furent conduits dans un coin. On les fit asseoir. L'homme qui l'accompagnait, lui tapa sur l'épaule et lui fit signe de le suivre. Il fut conduit près du feu. Un guerrier petit et au visage rond étudiait une écorce sur laquelle étaient tracés des dessins. Sans lever la tête, il prit la parole :
- On t'a trouvé sur notre territoire. Que viens-tu y faire ?
Névtelen écouta l'accent lui rappeler quelque chose, mais quoi ?
- J'essaye simplement d'éviter les combats.
- Tu sais qu'il y a beaucoup d'espions aussi.
L'homme releva le visage. Il avait les yeux un peu plissés, pourtant la lumière n'était pas très forte.
- Amenez une torche !
Un homme se précipita et rapporta de la lumière. Celui qui donnait les ordres mit la torche près du visage de Névtelen.
- Tu n'es pas de cette région ! D'où viens-tu ?
- Je ne suis qu'un forgeron itinérant qui fuit la guerre. J'ai entendu parler d'une vallée plus loin dans la montagne où la guerre serait absente.
- Il avait ça ! dit un guerrier en tendant son marteau et son couteau.
Le chef sursauta en voyant les objets.
- Le couteau est Izuus et je n'ai jamais vu de forgeron avec une telle arme.
- Je forge avec. Et oui, le couteau est Izuus, j'ai travaillé chez eux.
- Tu reconnais que tu viens de là-bas.
- Je ne suis pas Izuus, ni attaché aux Izuus. J'ai travaillé pour ceux qui me payent.
Le chef manipulait le marteau.
- Qu'on le conduise à la forge et qu'il répare ce qui doit être réparé.
Se tournant vers Névtelen, il ajouta :
- J'espère pour toi que tu es ce que tu dis.
Un soldat lui tapa sur l'épaule et lui fit signe de le suivre. Le chef lui remit le marteau mais garda le couteau. Névtelen vit qu'on amenait les prisonniers. Ils sortirent de la grotte par un couloir qui semblait s'enfoncer dans le cœur de la montagne. Ils marchèrent un bon moment.
- Pour qui vous battez-vous ? demanda Névtelen.
- Virnita se bat pour nous et les nôtres. Mais tu sauras si tu es ce que tu dis.
Névtelen n'osa pas insister. Il venait d'apprendre le nom de celui qui dirigeait et a priori il n'était ni pour Saraya, ni pour Altalanos. Il n'alla pas plus loin dans ses réflexions. Ils venaient d'entrer dans une grande salle ouverte sur l'extérieur. Un feu y ronflait, alimenté par des hommes à moitié nus. Dans un coin une pierre servait à marteler le métal. Il y avait là nombre d'armes abîmées qu'un forgeron martelait avec force. Névtelen fut révulsé par la manière dont il frappait le métal. C'était puissant mais inefficace. Il prit le marteau des mains du soldat :
- Donne, il fait n'importe quoi !
Névtelen s'approcha de l'homme qui frappait le métal. Sa carrure était deux fois la sienne. Névtelen vit qu'il frappait un métal trop froid. Par contre, il admira la pierre dont la surface lisse traduisait le long usage. Elle devait contenir beaucoup de métal pour avoir cette couleur et ne pas se briser sous les coups redoublés de celui qui martyrisait le métal. Il regarda une des armes supposées prêtes à l'usage. Il la remit au feu. La noria des porteurs de combustible s'arrêta. Le forgeron tout à son martèlement semblait ne rien entendre. Névtelen parla au feu. Celui-ci sembla se mettre à danser. La chaleur augmenta brusquement dans cet abri sous la roche. Le marteleur s'arrêta, portant un regard mauvais vers le feu :
- Mais qu'est- ce que vous f...
Il s'arrêta brutalement en voyant Névtelen. Il le regarda, regarda le feu, regarda de nouveau Névtelen qui avait le marteau à la main et qui tenait l'épée au feu avec une pince.
- Mais qu'est-ce que c'est que ce b...
Névtelen l'interrompit en sortant la lame du feu, il la posa avec dextérité sur la pierre-métal. Il frappa à petits coups secs et précis, reprenant le fil de l'épée. Il la remit au feu et recommença. Tout le monde autour s'était arrêté pour le voir faire. Pour finir il trempa la lame encore rouge dans le bac d'eau de la source.
Le forgeron s'approcha, lui prit la lame, la regarda attentivement. Il se retourna vers Névtelen.
- Virnita nous a trouvé un maître forgeron. Je savais qu'il existait des gens comme toi, mon maître m'en a parlé mais jamais je ne pensais en rencontrer un de mon vivant.
Se tournant vers le soldat qui avait amené Névtelen, il lui dit :
- Va remercier Virnita. Je vois encore là qu'il prend soin des nôtres.
141
- Je sais que tu ne resteras pas, Névtelen.
Virnita était venu à la forge.
- Pourquoi dis-tu cela Virnita ? Je suis bien ici. L'hiver vient d'arriver. Regarde la neige tombe encore !
Névtelen avait cessé le travail quand Virnita était arrivé dans l'abri sous roche. Cela faisait maintenant deux lunaisons que Névtelen travaillait le métal pour les Ouatalbi. C'était un petit peuple, mais un peuple ancien. Les légendes disaient qu'ils avaient connu les grands êtres, ceux qui volaient et qui étaient grands comme des montagnes. Les légendes disaient aussi qu'ils avaient été un grand peuple qui couvrait la plaine. Mais maintenant, ils s'étaient réfugiés dans ce cratère. La terre y était dure et peu généreuse mais, personne ne pouvait les en déloger. Il avait quand même fallu composer avec les puissants voisins. Quand Yas avait pris le pouvoir, Virnita avait négocié pour garder la paix. Ils n'avaient pas d'or, pas de métal, ils avaient donc donné des hommes pour les armées de Yas. Mais des hommes, ils en avaient donné depuis si longtemps. Les jeunes partaient dans d'autres régions pour survivre. Ici, dans le cratère, on était pauvre. La terre ne permettait que de nourrir un nombre limité de personnes. Il fallait faire des choix. Un homme restait quand cinq partaient. Il se trouvait chef de famille, avec plusieurs épouses puisque les femmes ne partaient pas. C'est elles qui assuraient la plus grande partie du travail. Dix chefs faisaient un clan reconnaissable à son chapeau fait de tresses végétales. Chaque clan, chaque famille avait le sien. Les chefs de clan se réunissaient pour faire un conseil et on désignait le Virnita. Celui qui était ainsi désigné, prenait ce nom. Névtelen avait voulu en savoir le sens. Virnita lui avait expliqué qu'à l'origine, il s'agissait d'un nom propre mais qu'il était devenu à la fois le nom et le terme pour désigner la fonction de chef. Ce nom avait un écho de bienfaits et de sagesse. Avant de s'appeler Virnita, et bien, il était fils de Toulma du clan des Voualdi.
- Je sais que tu ne resteras pas car notre chamanesse l'a vu quand elle a lancé les os de la divination. Ton destin est ailleurs, comme ton nom est ailleurs. Elle m'avait déjà prévenu avant que tu n'arrives. « Viendra l'homme aux loups, maître du feu. Alors les temps changeront et reviendra le temps des légendes. Accueille-le nous participerons à sa joie, repousse-le nous connaîtrons les ténèbres. Mais surtout ne le retiens pas quand reviendront les loups ! »
Névtelen était toujours étonné du crédit que Virnita accordait à la chamanesse. C'était une vieille femme qui semblait hors d'âge. Toute courbée, elle avançait appuyée sur un bâton tordu. Elle lisait les réponses aux questions qu'on lui posait, dans la position des petits os qu'elle jetait sur le sol.
- Mes soldats ont vu les loups noirs quand tu es arrivé. Je ne me mettrais pas sur ton chemin.
- Je ne sais pas où aller. Aller tuer un monstre volant comme le voulait le gouverneur de Maskusa, me semble vain.  - Tu devras demander à Ouldanabi la chamanesse. J'étais venu te remercier pour tout ce que tu as déjà fait. Nos armes n'ont jamais été aussi bonnes.
- Virnita ! Virnita ! Il y a eu un effondrement dans le clan des Maldana.
Un homme venait de surgir dans l'abri. Virnita lui emboîta le pas. Névtelen le regarda partir avant de se remettre au travail. Quand la lumière se mit à baisser, il entendit parler de l'effondrement. Parmi les hommes qui amenaient du combustible, il y avait des célibataires du clan des Maldana qui attendaient la fin de l'hiver pour partir. Ils étaient de corvée pour amener le combustible. Ils étaient partis derrière Virnita pour aller aider à dégager. Névtelen vit à leurs visages fermés que les évènements étaient graves. Il les laissa raconter. La terre au-dessus de la grande maison avait glissé emportant la maison et ceux qui étaient dedans. Le chef de la famille était resté sous la masse de terre et de neige. Il y avait aussi trois femmes et des enfants. Ils avaient passé la journée à dégager neige et boue pour dégager les corps. Le reste du clan avait fait bloc et était venu à la rescousse. Les survivants avaient été répartis dans les autres maisons. Virnita avait coordonné les secours. Deux enfants avaient été retrouvés vivants. Pour eux, on ferait la fête ce soir. Les autres auraient le droit à la cérémonie de l'ensevelissement des braves. Depuis son arrivée, Névtelen avait entendu parler de leurs dieux. Il y avait un dieu de la chaleur et un dieu du froid. Leurs rencontres étaient toujours une bataille. Ce qui arrivait aujourd'hui était une des conséquences de ces combats entre les dieux. Névtelen avait ainsi forgé des petites statues qui lui évoquaient ces conflits. Il en donna une au chef des hommes du clan Maldana.
- On dirait un gros oiseau ! dit celui-ci.
- Oui, dit Névtelen, ce sont les capes des dieux qui font comme des ailes.
- Montre-les à Ouldanabi, répondit l'homme, en lui rendant.
- Il a raison. Elle saura si c'est une bonne chose, dit un des autres membres du clan.
Névtelen les posa sur une étagère en pierre creusée dans la paroi. Ouldanabi devait passer par la forge dans la soirée. Il se dit que le mieux était de l'attendre.
Il était dans sa tente près de la forge quand elle arriva. C'est ainsi qu'il appelait l'abri qu'il déployait le soir comme les autres célibataires dans l'abri. En tant que maître du feu, il avait une place près du foyer. Les autres avaient déployé les leurs selon des règles de hiérarchie que Névtelen ne possédait pas. Il entendit une voix aiguë dire :
- Qui a fait ça ?
Il sortit de sa tente, bientôt rejoint par les autres. Ouldanabi appuyée sur son bâton torve, se tenait debout devant les statuettes. Névtelen la rejoignit.
- J'ai fait ce que je pensais devoir faire.
Un regard de feu se tourna vers lui.
- Qu'as-tu fais ?
- Le malheur frappait le clan Maldana. J'ai senti son malheur et mes doigts ont forgé.
- Viens par là, et vous autres allez dormir !
Ouldanabi prit Névtelen par la main et l'entraîna dans des couloirs. Elle lui avait fait prendre les avatars qu'il avait forgés. Ils marchèrent un bon moment. En cette heure avancée ils ne croisèrent personne. Le silence régnait, simplement troublé par la démarche à trois temps de Ouldanabi. Ils atteignirent enfin une caverne creusée fermée par une peau blanche aux poils longs. La chamanesse prit la torche qui était dans le couloir, souleva la tenture et lui dit d'entrer. La pièce était assez grande pour que la périphérie reste dans le noir. Ouldanabi s'assit sur un banc de pierre en soupirant.
- Assieds-toi, Névtelen. Je veux te rencontrer depuis longtemps. Virnita m'a trop retenue. J'ai négligé cela et ce que je craignais est arrivé.
Névtelen s’assit, étonné par le discours. Depuis qu'il était dans le cratère, il avait ressenti sa vie comme calme et sereine.
- Quelle est cette crainte ?
- Notre peuple vit retiré des grands mouvements du monde depuis des générations. Sa survie en dépendait. Aujourd'hui le monde change beaucoup. Mes augures me montrent que de nouvelles forces sont en action dans notre aujourd'hui. Et tu arrives avec ta maîtrise du feu. Ta présence fait bouger la terre. Tes figurines sont remplies de puissance. Reste une question : laquelle ?
Névtelen sursauta. Avait-il encore fait un objet comme la lame noire ? Son intention était toute différente. Il avait voulu consoler et rassurer les gens du clan qui, comme tous les autres l'avaient bien accueilli. Il ne savait pas combien ils étaient, alors il avait fait un nombre de figurines au hasard. En écoutant Ouldanabi, il avait l'impression que le hasard n'était pas si hasardeux que cela.
- Tu as fait autant de représentations du combat des dieux que de clans. Savais-tu le nombre de clans ?
- Non, je n'ai pas rencontré tout le monde.
- Alors regarde !
Ouldanabi sortit des osselets de sa poche et les jeta au sol sur une zone couverte de terre. La dizaine d'ossements se dispersa un peu. La chamanesse grogna en regardant son jet.
- Étonnant ! Tu vois comme la puissance est là.
Névtelen ne voyait rien. Il avait posé les statuettes près de l'entrée. Il les regarda en s'interrogeant. Elle posa un doigt sur un des petits os.
- Là, regarde !
Ses yeux semblaient briller de plaisir.
- Des simalbabas !
Elle se mit à rire :
- Des simalbabas !
- Qu'est-ce ?
- Tu es vraiment un être hors de l'ordinaire. Je ne pensais pas voir un tel évènement.
- Mais qu'est-ce que c'est ? s'énerva Névtelen.
- C'est vrai que ta mémoire t'a été volée. Les simalbabas sont des relais de la puissance des dieux. Là où ils sont, la force est là. Les tiens sont particuliers. Ce sont des simalbabas à fixer le monde.
- Je ne comprends pas. Qu'est-ce que cela veut dire ?
- Tu n'es pas un humain, Névtelen. En tout cas pas un humain comme Virnata ou même comme moi. Tu es un relais des dieux. Voilà pourquoi leur puissance coule par tes doigts. Regarde, regarde les augures. Tes simalbabas sont accordés au cratère. Nous allons les enfouir à côté de chaque poteau de clan. Ainsi ce qui est arrivé aujourd'hui ne pourra advenir à nouveau.
Névtelen s'en réjouit.
- Ne crie pas victoire trop tôt, Homme qui ne sait pas son nom.
- Pourquoi m'appelles-tu comme cela ?
- C'est ce que veut dire ton nom, que tu n'en as pas. Tu ne peux rester ici, Homme qui ne sait pas son nom.
- Mais pourquoi n'y a-t-il pas de lieu pour moi ?
- Attends, Névtelen, je vais relancer.
Ramassant tous les osselets, Ouldanabi les secoua entre ses deux mains et refit un lancé. Elle scruta la position de tous les éléments de son étrange jeu :
- Tu trouveras ce lieu quand le chasseur sera chassé. Pour cela, il faut que tu reprennes ta route. Maintenant va, les augures signalent que celle dont les yeux sont rouges t'attend. 
142
Névtelen était resté le temps d'enterrer toutes les statuettes. Virnita avait fait une fête en son honneur. Elle avait duré tard dans la nuit. Des boissons fortes avaient circulé. Au petit jour, un célibataire du clan Maldana le conduisit à travers le dédale des couloirs vers l'extérieur. Quand il arriva sous le porche d'entrée, Virnita était là. Il regardait le ciel.
- Je ne suis pas chaman, mais le ciel semble augurer une belle journée. Va, Névtelen. J'ai interrogé Ouldanabi pour toi. Les simalbabas seraient incontrôlables par un homme sans nom. Quand tu auras trouvé, ta présence sera un honneur pour nous.
Il lui prit les avant-bras. Ce geste de salutations réveilla l'impression d'une image chez Névtelen. Cela ne dura qu'un instant.
La neige étendait sa blancheur sur tout le paysage. Névtelen regarda s'il voyait une louve noire aux yeux rouges.
- Mes pas vont être plus dangereux que le meilleur des espions. Celui qui les suivra arrivera sans difficulté chez vous.
- Il n'y a pas de risque, Névtelen. Pars vers le soleil levant. Quand tu auras dépassé la falaise à la roche rouge, presse le pas. Une avalanche ne tardera pas.
- Que les dieux vous protègent, Virnita !
- Qu'ils t'accompagnent, Névtelen.
S'enfonçant jusqu'aux genoux, il se mit en marche. Il longeait la paroi de la montagne du cratère. Il n'avait pas fait cent pas qu'il se dit qu'il ne pourrait pas aller loin s'il continuait comme cela. La neige était trop... le nom ne venait pas, mais il existait quelque part. Il était hors de vue de la caverne d'entrée quand lui vint l'idée, ou plutôt quand lui revint le souvenir de ce qu'il fallait faire. Il repéra l'arbre sans difficulté. C'était un chuchotaï. Son écorce épaisse et résistante se découpa avec facilité. Le couteau que lui avait donné le forgeron ouatalbi était une bonne lame. Ce dernier avait les larmes dans les yeux lors de leur séparation. Il avait forgé le métal en suivant tout ce qu'il avait appris avec Névtelen. La lame manquait de grâce, mais bien façonnée, elle ne casserait pas. Fixant les écorces sous ses pieds, il se mit au petit trot. Sa progression fut beaucoup plus rapide. Il avait coupé deux baliveaux et s'en servait de bâtons pour aider sa progression. De nouveau, il retrouva cette étrange impression de savoir ce que son esprit ne se rappelait pas. Il atteignit la falaise à la roche rouge en milieu de matinée. Il pressa le pas comme lui avait conseillé Virnita. Il était loin quand il entendit l'avalanche. Virnita avait raison, le risque était inexistant.
Il courut ainsi jusqu'à la fin d'après-midi. Il s'arrêta en arrivant en haut d'une petite crête. Des rochers balayés par le vent tranchaient sur la neige alentours. Il grimpa dessus. Depuis quelques temps, il avançait sur une ligne de crête dans une forêt aux arbres sombres. Il découvrit un vaste panorama. Le pâle soleil éclairait un paysage presque uniformément blanc. A ses pieds, une rivière serpentait. Assez large, elle courait suffisamment vite pour ne pas se figer avec l'effet du froid. Un village au loin se signalait par les fumées qui s'échappaient des toits. Il compta au moins quinze feux. Un rempart de troncs juxtaposés l'entourait. Tout en mangeant, il regarda avec attention ce qu'il se passait en bas. Il n'avait pas oublié la guerre entre Saraya et Altalanos. Elle continuait probablement, mais pas ici. Le froid et la neige confinaient les hommes dans les abris. Il pensa qu'avant la nuit, il lui faudrait trouver un refuge pour se reposer. C'est alors qu'il le remarqua. Il y avait plus loin dans la vallée, un autre village et au-dessus un fort. Les remparts étaient en pierre et non en bois comme le village. Ayant fini son repas, il ramassa ses affaires. Il regarda une dernière fois en bas et vit un bateau traverser la rivière.
- Un bac ! dit-il tout haut.
A son bord, deux personnes et un marin qu'il regarda manœuvrer dans le courant. Les champs étaient sur l'autre rive. Il regretta que la louve ne soit pas là pour le guider. Maintenant il était sûr qu'il devait aller vers les montagnes où le monstre volant avait son refuge. Restait à trouver la direction.
Il reprit sa progression. Bientôt, il croisa un chemin où la neige tassée permettait de marcher sans raquettes. Il les mit dans son dos comme deux ailes de bois et suivit la voie qui descendait vers la rivière. La route serpentait. Elle permettait sûrement le passage d'une caravane, ou d'une armée. Il marcha tous les sens en éveil. Son instinct sentait le danger. Il prit son marteau à la main et son couteau dans l'autre, non sans avoir réajusté sa charge. Si la neige étouffait les bruits, la forêt assombrissait le peu de lumière du soir. Il marchait sur le bord de la route, sa tenue sombre le rendait discret aux yeux de tous sauf d'une louve dont le regard ardent ne le quittait pas. Névtelen arrivait à un tournant quand il entendit les cris. Il se précipita. Il découvrit quelques gaillards dépenaillés, armés de mauvaises épées attaquant un véhicule. Son surgissement sema la panique parmi les assaillants. En un passage, ils étaient trois hors de combat. Celui qui semblait le chef se retourna contre lui, quant au dernier, seul face aux agressés, il préféra prendre la fuite. L'homme n'était pas au mieux de sa forme et après quelques passes préféra rompre le combat et fuir. On entendit un bruit de chute suivi de grognements et de claquements de mâchoires. Puis ce fut le silence. Névtelen se dirigea vers l'agressé. Il vit un homme un peu bedonnant, qui tenait encore son arme à la main. Névtelen remarqua la bonne facture de cette épée. L'homme devait avoir une certaine richesse pour posséder une telle lame. Du sang coulait sur sa manche. Il regardait Névtelen avec l'air de se demander à quoi s'attendre. Ce dernier commença à faire le tour des corps à terre. Il vit que pas un n'avait survécu à son attaque. L'homme de la carriole avait dû en toucher plusieurs. Ils avaient des plaies faites par une épée. A part le fuyard, ils n'étaient armés que de gourdins et de mauvaises épées. En s'approchant d'un corps étendu, il vit un homme bien nourri. Il avait eu le crâne éclaté par un gourdin. Sur ses habits, il portait une tunique sans manche, ample sur laquelle étaient brodées des armoiries. Ne sentant plus de danger, Névtelen remit son marteau à la ceinture et le couteau dans sa gaine. C'est alors qu'il reçut le choc :
- T'es un ange venu à notre secours !
Névtelen ne comprit pas tout de suite. Un corps frêle s'était accroché à son cou.
- Même que t'as des ailes dans le dos.
- Vodcha ! Ne fais pas ça.
- Daïdaï, on ne risque rien, c'est un ange.
« L'ange » ne savait pas trop quoi dire devant cet ouragan, l'homme non plus. Il essayait de canaliser l'enfant qui se révéla être une fille.
- Vodcha, on ne peut pas rester là. La nuit va tomber et le chemin va être encore plus dangereux. J'ai même cru entendre des loups.
- Daïdaï, il est mort Tosen ?
- Oui, Vodcha, malheureusement. On ne va pas le laisser ici.
Se tournant vers Névtelen, il lui demanda son aide pour monter le corps de Tosen sur la carriole.
- Tu nous as sauvés, sois-en remercié.
L'homme se présenta comme un harda. Il allait au village de Sayompour. Voyant que Névtelen ne comprenait rien, l'homme expliqua qu'il était un marchand itinérant et qu'il allait de village en village pour vendre et acheter. Il proposa à Névtelen de les accompagner et même de se mettre à son service. La paye serait intéressante et la nourriture bonne. De nouveau Vodcha sauta sur Névtelen :
- Dis oui, j'aimerais bien voyager avec un ange.
C'est ainsi que Névtelen rebaptisé Névt par Vodcha, décida d'accompagner le harda comme un serviteur. Daïdaï était le nom familier que Vodcha employait. Cela lui évoqua une autre enfant appelant son père d'un petit nom familier. Il eut presque une image. Son esprit n'arriva pas à en retrouver plus, ce qui lui laissa un sentiment de dépit. Névtelen employa le nom sous lequel il se présentait : Maester.
Après avoir chargé Tosen, ils se remirent en marche. Névtelen jeta un coup d'œil circulaire quand la bête de somme qui tirait la carriole se mit en marche. C'était une race de tracks plus lourde moins rapide mais plus endurante pour tirer une charge. Il répondait au nom de Mimi, ce qui fit sourire intérieurement Névtelen. Ils arrivèrent au bac à la nuit tombante. Le passeur ne résista pas à l'attrait de faire payer une course plus chère. La journée avait été bien calme et les temps bien durs avec cette guerre, c'est pourquoi il demandait un supplément d'autant plus qu'avec ce tracks il ne savait pas si son bateau allait tenir dans le courant qui avait bien forci ces derniers jours. Ce à quoi Maester répondit qu'il ne pouvait pas payer aussi cher d'autant plus qu'il avait eu une mauvaise saison aussi et qu'il venait de se faire attaquer, sans compter les frais d’enterrement qu'allait entraîner le décès de son serviteur qu'il ne pouvait quand même pas abandonner là juste sur l’embarcadère avec ces loups qui traînaient autour. La discussion s'éternisait quand on entendit le hurlement d'un loup suivi d'un autre. A en juger par leur puissance, ils n'étaient pas très loin. Le marchandage s'accéléra brusquement et on tomba d'accord. La carriole fut embarquée promptement et le passeur se mit à hâler sa barge. C'est ainsi qu'ils arrivèrent aux portes du village au moment où elles se fermaient pour la nuit. Le garde poussait sans s'arrêter malgré leur arrivée. Maester cria :
- Ne fermez pas, ne fermez pas votre maître m'attend !
L'homme eut un instant d'hésitation suffisant pour que la carriole soit assez près. Hada Maester avait déjà sauté de son siège pendant que Névtelen maîtrisait le tracks. Il tenait à la main une pièce qu'il fit miroiter dans la lumière du soleil couchant. L'homme l'empocha vivement. Il ouvrit la porte en maugréant avec une vitesse calculée pour donner l'impression qu'il ne faisait cela que par obligation. Maester fit signe à Névtelen de faire avancer l'attelage. Le village semblait bien endormi.
- Allons vers l'auberge, par là !
Le bruit des roues fit venir aux fenêtres quelques visages vite engloutis par la pénombre de leur intérieur. Leur marche dura peu. Sous un toit de chaume, une maison plus vaste découpait sa silhouette sombre sur le ciel qui virait au noir. Ses fenêtres laissaient échapper de la lumière et un air entraînant laissait augurer d'une bonne ambiance. Maester frappa à la porte. L'homme courtaud et au souffle court qui vint ouvrir, lui lança un grand :
- Bonjour, seigneur Maester, vous voilà de retour. Quel plaisir de vous voir en bonne forme. Dites à Tosen de mettre la carriole comme d'habitude...
À la vue de la figure de son interlocuteur, il s'arrêta net. Son visage jovial devint grave.
- Il est arrivé quelque chose ?
- Nous nous sommes fait attaquer dans la descente du col. Ces mécréants ont fui sans rien pouvoir voler, mais Tosen l'a payé de sa vie. Il est dans la carriole.
- Nous lui ferons de belles funérailles, seigneur Maester. Depuis le temps qu'il vous accompagnait...
C'est alors qu'une silhouette se précipita dans ses jambes :
- Oui, mais y a un ange qui nous a sauvés !
- Demoiselle Vodcha ! C'est un honneur et un plaisir que de vous voir en bonne forme. Ma femme a justement préparé une compote dont vous me direz des nouvelles.
Vodcha battit des mains et entra en courant.
- Un ange ? demanda le tavernier.
- Un voyageur comme nous qui nous a bien aidés dans la bataille. Il avait dans le dos de curieuses plaques de bois qu'il utilise quand la neige n'est pas tassée. Je l'ai engagé pour remplacer Tosen.
- Vous lui avez fait confiance comme cela.
- Je pense que c'est un mercenaire des hautes terres qui rentre chez lui. La guerre ne paye pas en hiver. Il parle peu, connaît les bêtes et est à la hauteur en cas de coups durs.
L'aubergiste fit une mimique dubitative.
- Non, je ne crains pas de me tromper. C'est Vodcha qui a parlé d'ange en le voyant. Montrez-lui ce qu'il doit faire.
L'homme se dirigea vers Névtelen qui frottait le museau du tracks. Les nuages s'écartèrent laissant luire la lune. C'est alors qu'on entendit le hurlement des loups. 
143
Le seigneur Maester était connu dans la région. Il avait ses habitudes à l'auberge. Il vendait et achetait dans un coin de la salle derrière un rideau qu'on avait installé pour lui. Névtelen avait pour mission de surveiller ce qu'il se passait et de surveiller Vodcha ce qui n'était pas toujours de tout repos. L'auberge était connue des alentours et on y venait boire de la simcha correcte tout en écoutant les derniers racontars. Névtelen savait qu'ils allaient rester quelques jours le temps que Maester fasse ses affaires. D'ailleurs, Névtelen repéra vite ceux qui venaient pour voir son maître et ceux qui venaient pour boire. Il était étonné de voir certaines personnes venir. Elles semblaient raser les murs, essayaient d'être discrètes pour atteindre le rideau et repartaient en catimini. D'autres comme ce gros homme rougeaud, arrivaient comme en terre conquise. Ils prenaient le temps de saluer et de boire, tout en jetant des regards vers le rideau. Dans ces cas-là, c'est Maester qui faisait semblant de sortir par hasard et qui venait les saluer. Il trempait ses lèvres dans la chope que l'autre lui payait, parlait de tout et de rien et finissait par proposer de discuter plus au calme derrière le rideau. Là-bas, le ton baissait et la suite se faisait plus en chuchotant qu'en parlant à la cantonade. L'aubergiste était content de ce qui se passait. Maester amenait des nouvelles d'autres régions et les gens venaient pour entendre parler de la guerre. Le mauvais temps avait bloqué les armées ennemies assez loin d'ici près de la ville marais. Avec cette neige, on ne les reverrait pas bouger avant le printemps. Il y avait bien eu la bataille de la vallée du berger, celle qui est près de la montagne solitaire, mais depuis les combats avaient connu d'autres lieux. Névtelen avait compris que cette bataille était celle à laquelle il avait assisté. Elle avait duré deux jours entiers. L'armée de Saraya avait reculé devant celle d'Altalanos. Les vainqueurs avaient poussé l'avantage aussi loin que possible. Aujourd'hui dans la région, ne restaient plus que des mercenaires en rupture de contrat ou des déserteurs. Le banditisme avait augmenté. Maester en savait quelque chose. Névtelen se remémorait toutes ces choses quand il vit rentrer le prêtre du village. C'est lui qui avait organisé les funérailles de Tosen. Névtelen avait dû creuser le trou. La cérémonie avait été courte. Vodcha avait beaucoup pleuré. Tosen les accompagnait depuis qu'elle était née. Le prêtre avait fait les gestes qu'il fallait pour apaiser les esprits et satisfaire les dieux. Pour finir on avait allumé une torche plantée dans le monticule de terre. Elle brûlait pour servir de signal aux esprits du royaume des morts. Elle était le fanal pour les guider. Ainsi Tosen aurait un comité d'accueil. Après, à l'auberge, Maester avait payé à boire la Simchama. C'était une simcha avec des herbes amères qu'on buvait aux enterrements. Maester n'avait pas pour autant arrêté de faire des affaires. Il avait parlé avec le prêtre et celui-ci revenait avec un petit paquet. Il alla derrière le rideau et à son retour, il remarqua que s'il n'avait plus son paquet, il avait le sourire. Il vit sortir Maester arborant aussi une mimique de satisfaction. Vodcha en profita pour lui sauter dans les bras :
- DaïDaï, dis que j'ai le droit de pas manger la soupe.
Vodcha avait sur le visage un tel air de malheur que Névtelen faillit éclater de rire. Maester regarda sa fille avec tendresse et lui dit :
- Vodcha! Vodcha ! Une enfant bien élevée mange tout ce qu'on lui donne.
- Oui, mais j'aime pas la soupe, j'veux de la compote.
Névtelen se retourna pour ne pas montrer son hilarité. Maester avait manifestement beaucoup de mal à négocier avec sa fille.
Leur négociation dura un moment. Vodcha finit par accepter un peu de soupe quand elle vit le bol de compote accompagnée d'un biscuit mais elle exigea la présence de Névtelen.
Maester les rejoignit un peu plus tard pour manger. Il avait fini sa journée et Névtelen alla chercher le coffre. Il savait qu'il contenait des bijoux et des statuettes sacrées. Il s'assit dessus pendant le repas. Après il le monta dans la chambre. Vodcha avait voulu que Daïdaï lui raconte une histoire. Elle aurait préféré que ce soit Névt, mais sa mémoire effacée n'en connaissait plus. Il avait rejoint son coin derrière une tenture, à côté du coffre. Il savait qu'il ne dormirait que d'un œil en écoutant les bruits de la nuit. Allongé, il écouta Maester raconter à sa fille l'histoire du chevalier blanc.
- Il était une fois...
144
Il était une fois, il y a longtemps une famille de puissants guerriers. Le grand-père avait été nommé chevalier après la bataille des mille-morts pour avoir sauvé la vie du roi. A son retour, il était devenu le seigneur de la basse vallée. Il avait fait construire par ses serfs une bâtisse faite de troncs d'arbres emboîtés. Sa position sur un promontoire la rendait sûre. Son fils avait amélioré les défenses en faisant un rempart autour. Il avait même agrandi son territoire en gagnant un combat avec son voisin plus haut dans la vallée. Il était devenu le seigneur de la vallée du Trisman, comme s'appelait le ruisseau qui y courait. Son propre fils vint au monde alors que le chevalier du Trisman comme il aimait à se faire appeler, avait des vues sur la vallée voisine. Il n'avait pas de souvenir de ce père tué lors d'un engagement avec le seigneur voisin. Il était maintenant le vassal du seigneur Totmel, vainqueur honni mais vainqueur. La vallée du Trisman devait fournir des hommes, des vivres et du matériel au seigneur Totmel. Il fallut que passent trois hivers pour que le jeune homme soit assez grand et assez fort pour avoir droit à son titre de chevalier du Trisman. Ce jour-là, il contemplait la demeure familiale. Les remparts avaient été abattus sur ordre du suzerain, il n'en restait que les traces. Ohtman attendait son maître d'armes. Il s'agissait d'un vieux soldat rescapé des guerres du roi. L'homme était rusé mais fatiguait vite. Ses rhumatismes et sa vieillesse le handicapaient face à la rapidité et l'endurance de son élève.
- Ne crois-tu pas, Silmion, que je devrais renforcer à nouveau notre demeure. J'entends parler d'attaque venue par le fleuve.
- Totmel ne sera pas content, Monseigneur.
Ils reprirent leur assaut. Silmion l'interrompit quelques temps plus tard.
- Dois-je attendre qu'on massacre mes gens pour réagir ?
- Les pirates... ne sont pas venus... jusqu'ici... pour le moment.
- Non, mais leurs raids vont chaque jour plus dans les terres.
Essoufflé, Silmion se tenait penché en avant.
- Jeune maître... je suis trop vieux... il te faudrait maintenant un vrai maître d'armes...
- Tu es le meilleur, Silmion.
- Peut-être, monseigneur, mais trop vieux quand même...
Il fut interrompu par un serviteur qui arriva en courant.
- Monseigneur ! Monseigneur ! Le seigneur Totmel en appelle aux vassaux !
Ohtman se rembrunit. Totmel demandait des hommes. La situation devait être grave.
- Silmion, je vais prendre la moitié des hommes et tu garderas les autres pour défendre la vallée. Je prendrai les plus jeunes. Tu garderas les meilleurs. Prépare-les, nous partirons demain.
Alors que le maître d'armes allait partir, Ohtman reprit la parole :
- Trouve-moi aussi cinq jeunes de chez nous prêts à tenter l'aventure.
Il remonta à la maison. Encore vêtu de son pourpoint d’entraînement, il croisa sa mère qui lui en fit le reproche. Pour une fois, il ne répondit pas comme à son habitude à sa taquinerie. Voyant cela, elle devint grave et l'interrogea.
- Totmel en appelle aux vassaux. Je pars demain.
Sa mère mit ses deux mains sur la bouche pour ne pas crier et écarquilla les yeux.
- Non, Mamouchna, je ne ferai pas comme mon père. Mais tu connais les lois...
Le lendemain de bonne heure, il était parti. Il était le seul à monter un mauvais tracks. Ses dix hommes allaient à pied avec leurs piques. Ohtman était un petit vassal. Il devait fournir dix hommes. Il avait recruté cinq jeunes prêts à tout pour faire illusion. Il ne voulait pas laisser sa maison sans défense. Silmion était trop vieux pour le combat. Il lui avait laissé les meilleurs. Tout en avançant, il s'interrogeait sur les raisons de l'appel de Totmel. Il pensa aux pirates qui avaient été signalés pas très loin. Ils avaient dû lui jouer un sale tour et il voulait se venger.
A son arrivée à la citadelle, un mot bien flatteur pour cette butte de terre entourée de palissades, le maître d'armes de Totmel le dirigea vers la basse cour pour rejoindre les fantassins. Ceux qui avaient fourni des cavaliers, étaient conviés à la cour sur la butte. Ohtman et ses hommes furent réunis avec d'autres vassaux pour former le gros de la troupe. Ça représentait une centaine d'hommes. Si certains plus riches avaient fourni un uniforme à leurs gardes, la plupart comme ceux de la vallée de Trisman étaient habillés de bric et de broc. Seules les armes que Silmion avait fournies étaient de bonne facture.
Rapidement, ils apprirent la vérité. Totmel avait constaté la disparition de sa fille, juste après le passage des pirates. Il était d'autant plus en rage, qu'il avait essayé de les amadouer en leur faisant un présent. Il avait envoyé des éclaireurs qui avaient trouvé la trace des pirates en aval dans les ruines d'un fortin sur un coude de la rivière. Le plan était simple. La cavalerie attaquerait les positions ennemies, puis les fantassins suivraient. Par précaution une vingtaine d'hommes fut missionnée pour couper la retraite possible des pirates. Ohtman et Chmalno partirent au petit jour pour être à temps pour bloquer la rivière. Ils allèrent à marche forcée. Si Ohtman ne savait que peu de choses sur les pirates, Chmalno dont le fief était plus bas, en avait entendu parler. Les pirates venaient de la mer. Ils ne repartaient pas après chaque raid. Ils établissaient une base et pillaient les alentours. Quand ils avaient fini ou quand une armée intervenait, ils montaient sur leurs bateaux et disparaissaient au loin... jusqu'à la prochaine fois. La petite troupe arriva à l'aube du deuxième jour au gué du grand bois. Si Totmel avait raison, ils n'auraient rien à faire. Tout se passerait en amont à une demi-journée de marche. Chmalno et Ohtman tirèrent à la courte paille pour savoir qui passerait sur l'autre rive. Le gué était assez profond et les récentes pluies l'avait rendu favorable aux bateaux et difficile aux hommes. Si son tracks avait mauvaise allure, il était puissant. Il s'en servit pour traverser avec la corde qui aurait deux usages : permettre aux hommes de passer et bloquer la rivière. La traversée fut éprouvante pour l'homme et pour la bête. Arrivé sur l'autre rive, il entoura un arbre avec la corde et alla la bloquer sur un autre tronc. Ses hommes avaient à peine fini de traverser que le guetteur hurla. Les pirates arrivaient. Chmalno et ses archers devaient cribler les bateaux de flèches depuis la haute rive et Ohtman les attendait de pied ferme avec ses piques. Il était encore à vérifier les nœuds de la corde quand le premier bateau rentra dedans. Il y eut un craquement sinistre et l'arbre cassa. Le bateau tangua violemment, bloqué par le cordage tendu. Sous l'effet de sa vitesse et de la puissance du courant, le bateau dont l'étrave s'était fendue, prit de la gîte et commença à passer sous l'obstacle. Dans le même temps brutalement bousculé par le tronc cassé, Ohtman fut précipité dans l'eau. La dernière chose qu'il vit avant de se retrouver sous l'eau fut le deuxième navire arrivant. Si Ohtman luttait pour ne pas mourir noyé, les pirates tentaient de se libérer du piège. Sous la pluie de flèches, l'un d'eux arriva à couper la corde du côté des archers, le bateau qui put se redresser, vira sur lui-même. La poupe passant en avant, le filin se bloqua dans la brisure de l'étrave. Le deuxième navire heurta la corde entre le bateau et la berge où les hommes de Ohtman pensaient plus à chercher leur maître qu'à combattre. Sous la violence de ce deuxième impact, les brins de fibre se rompirent. Ohtman n'entendit rien, ne vit rien. Seuls ses doigts se cramponnèrent par instinct à ce qu'ils trouvèrent. C'est ainsi qu'il fut entraîné dans le sillage des bateaux pirates.
La corde oscillait au gré de l'avancement des embarcations. Ohtman suivait le mouvement. Tantôt il pouvait aspirer de l'air ou plutôt un mélange d'air et d'eau, tantôt il lui semblait que ses poumons allaient exploser. Lors d'une remontée, il eut la vision fugitive des deux navires pirates et d'un bout de berges. À un autre moment, il remarqua les avirons qui frappaient l'eau en cadence. Ce fut une nouvelle submersion. Le cycle se répéta plusieurs fois avant qu'il ne prenne conscience que personne ne viendrait l'aider. Au mieux, les pirates couperaient la corde et ce serait la fin pour lui. Il tenta de se hisser le long de la corde. Ce fut un échec. S'il lâchait une main, l'autre ne suffisait pas à le tenir avec la force du courant. Il crut désespérer quand à une de ses émergences, il vit un homme faire des signes. Il replongea dans son enfer liquide. Le courant sembla devenir plus violent. Avec toute l'énergie, il se cramponna. Il se sentit bientôt attrapé et hissé, puis jeté mais à l'air libre. Il tomba sur le fond du bateau, toussant, crachant, essayant d'aspirer l'air qui lui avait tant manqué.
- Mbana carantou simousin !
- NON !!!
Le hurlement lui fit rouvrir les yeux. Juste au-dessus de lui, l'épée levée, se tenait un pirate. Une jeune femme avait crié. Ohtman la reconnut. C'était la fille de Totmel. Un autre homme dit :
- Es baya titua canaba.
Le pirate baissa son épée, la remit au fourreau. Sans ménagement, il attrapa Ohtman et l'assit de force sur un banc de nage. Incapable de résister, il se retrouva assis à côté d'un homme à la peau sombre et au visage dur :
- Schmaya !
Ohtman le regarda sans comprendre. Une grande bourrade dans le dos le plaqua sur le manche de l'aviron :
- SCHMAYA !
Attrapant le bois à pleine main, il se mit à faire comme son voisin. Il rama, comme les autres sans interruption jusqu'à la nuit. La rivière était devenue large et puissante. Une île leur servit de refuge pour la nuit. On le fit débarquer sans douceur.
Complètement perdu, il se demandait ce qui allait se passer pour lui. Il voyait l'équipage préparer le repas. Personne ne semblait s'occuper de lui. C'est alors qu'il vit arriver la fille de Totmel :
- Tiens-toi tranquille, chevalier et tu vivras. Ils ont eu des morts lors de l'attaque et ont besoin de bras pour les rames. N'essaie rien sinon tu mourras.
- Vous n'êtes pas prisonnière ? demanda Ohtman.
- Pas du tout. Bwanenga ne m'a pas enlevée. Nous sommes tombés amoureux dès que nous nous sommes vus. Mon père n'aurait jamais voulu d'une telle alliance alors je me suis enfuie.
Ohtman resta sans voix. La fille de Totmel posa une écuelle devant lui et repartit rejoindre un homme qui devait être de Bwanenga. Il mangea en écoutant les autres parler sans comprendre ce qu'ils disaient. Parfois, ils le regardaient, faisaient une remarque et tout le monde riait.
Quand il s'allongea pour trouver le sommeil, le bruit des ébats de la fille de Totmel et de son amoureux l'en empêchèrent.
Le lendemain, ils repartirent sur le même rythme. Quelques jours plus tard, ils arrivèrent près de l'embouchure du fleuve. Voir la mer fut un choc pour Ohtman, il n'avait jamais pensé qu'une telle étendue d'eau pouvait exister. Ils se dirigèrent vers un camp fortifié près duquel étaient amarrés de nombreux bateaux. Il comprit alors que ceux qui l'avaient récupéré n'étaient qu'un petit groupe d'une grande expédition. À leur arrivée, il y eut un regroupement autour de la fille de Totmel et de Bwanenga. Bientôt arriva un imposant personnage. Il était plus grand et plus large que tous les présents. Il portait une coiffure faite de cuir et de cornes. Tous les autres le laissèrent passer. Il fit le tour de la fille de Totmel comme on aurait fait le tour d'un tracks sur le marché aux bestiaux. Le silence s'était fait. Une fois revenu près de Bwanenga, il dit :
- Besmenga silauto comme toudi berzugi yaouli titimonga berger.
Ayant dit cela, il donna une grande bourrade dans le dos de Bwanenga, tout en éclatant de rire. Ce fut comme un signal pour les autres qui partagèrent son hilarité.
Ils ne restèrent pas là. Toute l'expédition reprit la mer. C'est ainsi que Ohtman se retrouva à chevaucher les vagues. L'immensité de l'étendue et la hauteur des vagues lui firent peur. Les premiers jours, il fut prit de vomissements. Heureusement, tous les soirs, ils touchaient terre. S'il perdit le compte des jours, il apprit petit à petit la langue de ces hommes. Il n'était pas le seul enrôlé involontaire de l'expédition. Chaque bateau en comptait un ou deux. Ils étaient comme lui reconnaissables à leur teint trop pâle et à leur isolement.
Un soir alors que le convoi de bateaux s'était scindé en plusieurs groupes, il fut prit à partie par un des pirates. Alors qu'il ne maîtrisait que quelques mots, il avait tenté de répondre à une question qu'on lui avait posée. L'autre s'était emporté, avait crié des mots qu'il ne comprit pas et dégainé une épée. Ohtman se retourna en tous sens pour voir comment il allait pouvoir se protéger. Un autre pirate lui lança une arme. Les cris fusèrent autour d'eux pendant que se formait un cercle :
- Semlaya !
- Tiltea !
Ohtman crut même comprendre :
- Mange-le !
Il n'essaya pas d'en savoir plus, il avait entamé une ronde d'observation avec l'autre pirate. Celui-ci lança la première attaque qu'il para facilement. Les passes se succédèrent faites de feintes, de contre-attaques, d'erreurs aussi. Les deux hommes s'étaient déjà entaillés plusieurs fois quand une voix s'éleva :
-KILTA !
Il fallut quelques instants à Ohtman pour comprendre l'ordre d'arrêt. Bwenenga venait d'arriver. Il se tourna vers l'adversaire d'Ohtman et lui dit :
- Tiltaguet kilta difmaya transmec.
Ce dernier rengaina son arme et s'éloigna sans un mot et sans un regard. Bwenenga se tourna vers Othman et lui dit des paroles qu'il comprit à peu près :
- Toi, bien battu, maintenant tranquille.
Ayant dit cela, il repartit vers le bateau. Ohtman tout étonné, tendit l'épée à celui qui la lui avait lancée. Ce dernier s'approcha. D'une main il prit son arme, et de l'autre lui donna une grande tape dans le dos :
- Bien battu, snok bien battu. Bilonga moins bon, smalatga Bilonga.
D'autres s'approchèrent aussi et le félicitèrent. À partir de ce moment-là, ils devinrent amis. L'homme s'appelait Tuisma. Il lui apprit la langue des cousmains et leurs règles.
Habitants une terre aride et désolée, ils ne pouvaient survivre qu'avec peine. Si par malheur les récoltes n'étaient pas bonnes, il fallait se procurer le nécessaire ailleurs. Certains devenaient mercenaires. Ce faisant, ils étaient rejetés du peuple. Se battre pour de l'argent était mal. On ne se vendait pas chez les cousmains. Se battre pour vivre était honorable. Celui qui avait assez devait donner à celui qui avait moins. Malheureusement, ce n'était pas l'avis des autres peuples, alors les cousmains prenaient ce qu'ils estimaient nécessaire.
Le voyage continua. Plus les jours avançaient et plus il faisait chaud. Un jour Tuisma lui indiqua une côte au loin :
- Chez nous !
Les vents jusque là portant, avaient économisé les rameurs. Ohtman put ainsi regarder l'approche. De hautes falaises ocre jaune, plongeaient dans la mer. Un nuage de même couleur les recouvrait.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il.
- C'est le Ngalma ! Le vent qui vient des terres brûlées et qui amène poussières et mort. Nous ne pourrons pas accoster aujourd'hui. Il souffle trop fort. Il faut attendre qu'il tombe.
Le convoi de bateaux se disloqua devant les côtes du pays cousmain. Chacun essayait de regagner son village. Ils louvoyèrent pendant trois jours devant les falaises avant que le Ngalma faiblisse. Enfin le vent tourna et une brise marine se mit à souffler. Bwanenga fit établir la voile et manœuvra pour se rapprocher de la côte. Les falaises formaient comme un mur, parfois entaillées d'une profonde ombre noire. C'est vers une de ces ombres qu'ils se dirigèrent. À mesure qu'ils s'approchaient, Ohtman put découvrir avec le soleil qui baissait sur l'horizon, que ces ombres étaient en fait de profondes vallées occupées par la mer. Bientôt, ils naviguèrent entre deux murs de pierre. Tuisma lui avait expliqué que le pays cousmain était imprenable. Aucun bateau ne pouvait se risquer dans ces goulets sans s'exposer à des jets de pierres. Quant à venir par la terre, il aurait fallu aux ennemis traverser les terres brûlées, où l'eau ne coulait jamais. Le soleil éclairait maintenant toute la gorge d'une lumière dorée. Le capitaine était content. Le soleil qui descendait et la mer qui montait était un heureux présage. Ils passeraient sans difficulté les écueils qui parsemaient la passe. Ohtman découvrit après un étranglement, que la gorge s'élargissait brusquement formant comme un lac. Au bout une pente, pas très douce, permettait de rejoindre le plateau. Des gens étaient réunis sur la berge agitant les bras et chantant un chant de bienvenue et de victoire. La fille de Totmel et Bwanenga étaient à l'avant. Les avirons qu'on avait repris pour traverser le lac frappaient l'eau en cadence. Sur un ordre de Bwanenga, on cessa de nager. Bilonga qui tenait le gouvernail, dirigea le bateau. Courant sur son erre, il toucha la plage tout en douceur et s'échoua dans un raclement de sable accompagné des cris de joie. Pendant le débarquement si Ohtman eut droit à quelques regards, ce fut la fille de Totmel qui monopolisa l'attention. Le soir, on fit une grande fête pour honorer la nouvelle épouse de Bwanenga et le retour des guerriers. La fille de Totmel avait été parée de bijoux et de vêtements cousmains. Hormis son teint pâle, elle ne différait pas des autres. Il y eut de longues palabres, des échanges de cadeaux entre familles. Il y avait celles dont tous les membres étaient tous revenus et celles qui pleuraient des morts. Les premières devaient compensation aux secondes. Le butin était ainsi partagé en fonction des besoins de chacun et des pertes. Les tractations avaient lieu sous l’œil des chefs d'expédition. Plus la nuit avançait et plus montaient les cris et les rires. Ohtman lui-même, ne savait plus très bien où il en était. Il avait consommé sans modération de la boisson locale. Son dernier souvenir fut l'invitation de Tuisma à se resservir.
Il se réveilla le lendemain avec mal à la tête et la nausée. Il mit quelques temps à se rappeler où il était et ce qu'il faisait ici dans cette grande pièce.
Les jours succédèrent aux jours. Sur cette terre aride, rien ne poussait ou presque. Il fallait beaucoup se battre pour de maigres résultats. De plus, les cousmains étaient très conservateurs et ne voulaient rien entendre des propositions qu'il faisait pour améliorer les choses. Quand le Ngalma se remit à souffler, le sable cingla tous ceux qui s'aventuraient dehors. Les quelques plantes qui avaient commencé à pousser, furent détruites.
Ohtman habitait la maison des célibataires. Les conversations tournaient autour de la durée trop longue de cet épisode de vent.
- Il va falloir repartir.
Ohtman ne savait plus qui avait émis cette idée en premier. Elle se propagea comme un feu de paille. Tout le monde la reprit. Il allait falloir aller chercher ailleurs ce qui ne poussait pas ici. À la première occasion, ils redescendirent avec armes et bagages la pente raide qui menait aux bateaux. C'est ainsi que Ohtman devint un pirate comme tous les cousmains, pour survivre. Ici, on n'avait pas le choix. Les bouches inutiles mouraient.
Quand ils partirent, Ohtman garda la vision de la fille de Totmel pleurant sur la plage. Ils atteignirent la mer et établirent la voilure. Ohtman pensa que si l'occasion se présentait, il partirait pour rejoindre les siens. La navigation dura une dizaine de jours. Ils arrivèrent à l'embouchure d'une rivière la nuit. L'expédition comptait une dizaine de bateaux venus de différents endroits du pays cousmains. Le vent favorable les poussa vers une ville dont on voyait les lumières. Ohtman fut déçu qu'ils ne remontent pas le fleuve. Au lieu de cela, ils accostèrent. Leurs coques sombres et leurs voiles noires étaient discrètes dans cette nuit sans lune. Ohtman se retrouva à courir en hurlant avant d'avoir réalisé ce qui lui arrivait. Un des gardes de la ville tenta de l'embrocher. Ses réflexes furent à la hauteur de ce que lui avait enseigné Silmion. Ohtman vit la lumière s'éteindre dans les yeux du garde. Il resta ainsi un instant son épée soutenant encore le corps mort de son adversaire. Le temps lui manqua pour réfléchir davantage. D'autres gardes arrivaient. Quand le soleil se leva, ils étaient maîtres de la bourgade. Alors commença le pillage. Ceux qui tentaient de s'y opposer étaient passés au fil de l'épée. Les bateaux se remplirent rapidement de tous les biens de la ville. Ohtman les vit aussi se remplir d'hommes et de femmes qui furent enchaînés. À la marée descendante du deuxième jour, ils reprirent la mer. Ohtman fut étonné de ne pas faire voile vers le pays cousmain. Les bateaux mirent cap au large. Lourdement chargés, ils allaient doucement. Même avec l'aide des rameurs, la traversée fut longue. Le guetteur du premier bateau donna l'alerte dès qu'il vit la terre. Ohtman s'interrogea : était-ce sa terre ? Le vent assez puissant évita de ramer sur la fin du trajet. Il put ainsi se rendre à la proue et observer. Le capitaine arriva :
- C'est Sumbaya ! On y trouve tout et on y vend tout. C'est la première fois que tu viens. C'est la première fois que tu y viens. Reste sur tes gardes.
Sambaya était une île. Ohtman fut déçu. Au pied d'un volcan, il découvrit une ville dominant un port où étaient amarrés des navires venant de toute la terre, à en juger par leur diversité.
La flottille cousmain s'aligna pour passer la passe. Il remarqua les cordes qui pouvaient fermer le port. Il ignorait qu'il était possible d'en tresser d'aussi grosses. Le premier navire s'amarra et les autres se mirent à couple. Tuisma prit Ohtman par le bras.
- Tu vas voir. Ça c'est la vie !
Tuisma passa son quartier libre à initier Ohtman aux différents plaisirs de l'île. Le lendemain, il se réveilla avec l'impression que sa tête allait exploser. Tuisma ne semblait pas mieux. Ils durent quand même décharger la cargaison. Bwanenga avait échangé son butin contre ce qui était nécessaire aux siens. Ohtman n'avait plus rien de sa part. Ses agapes de la veille en avaient eu raison. Le deuxième soir, ce fut la part de Tuisma qui servit à retouver l'ivresse et le vertige des plaisirs faciles. Le lendemain fut encore douloureux. Il n'y eut pas d'autre soir de fête, ils étaient partis pour le pays cousmain. À leur arrivée, ils furent fêtés pour les vivres qu'ils ramenaient. Le village pourrait tenir le temps que le Ngalma se calme.
Les jours succédèrent aux jours et Ohtman connut l'ennui. Le Ngalma ne laissa que peu de répit. On affûtait les armes. On jouait à se battre ou aux palets. C'était un jeu complexe. Les meilleurs étaient ceux qui en plus de l'adresse, étaient capables de développer un bon sens stratégique.
La monotonie fut rompue par Soualmi. Il était le chef d'un village plus loin sur la côte. Le Ngalma avait fait trop de dégâts. Il n'avait plus assez d'hommes pour armer un bateau et venait demander de l'aide. Il vint proposer aux célibataires de venir avec lui pour une expédition. Ohtman accepta tout de suite. Tuisma accepta aussi mais presque à contre cœur. Quand il eut assez d'hommes Soualmi eut un grand sourire. Il allait pouvoir aller chercher des vivres. Avant d'embarquer, ils connurent l'enfer du voyage jusqu'au village de Soualmi alors que le Ngalam soufflait en rafale. Ohtman fut heureux de reprendre la mer. Il pensait déjà aux combats, au butin et à Sambaya.
Ce fut une expédition victorieuse. Ohtman avait particulièrement brillé au moment de l'assaut. Il s'était même emparé d'une arme de qualité, une épée sacrée que le peuple qu'ils avaient attaqué attribuait à leur dieu premier. Il parada avec à Sumbaya. Quand il se réveilla le lendemain matin, la tête en feu, il ne l'avait plus. Il se rappela du bouge où il était entré, des premiers verres qu'il avait payés, des suivants qu'on lui avait payés et... Après c'était le trou noir. Il s'assit dans la venelle où il venait de reprendre conscience. Il avait mal partout et encore plus aux cheveux. Il se redressa péniblement et marcha difficilement jusqu'au port. Tuisma le repéra et courut vers lui. Tout en le soutenant, il lui demanda :
- Mais où t'étais ?
Ohtman haussa les épaules en signe d'impuissance. Tuisma reprit :
- T'aurais jamais dû te promener avec un tel trésor sur toi.
Ils n'eurent pas le temps de rechercher le coupable. Soualmi était trop pressé de ramener des vivres chez lui.
Malgré la perte de l'épée, Ohtman se retrouva avec la réputation de porter chance. D'autres chefs de village vinrent le chercher pour monter de nouvelles expéditions. Si ce fut une saison terrible pour le pays Cousmain, ce fut pour lui, une vie qu'il jugea exaltante. Tout semblait lui réussir. Les coups de main les plus audacieux ramenèrent beaucoup de butin.
Les choses changèrent pour lui lors d'un passage à Sumbaya. À leur arrivée, la ville était en ébullition. Il y avait eu des combats et des morts après une attaque en règle. Une flotte importante était venue. Les attaquants n'avaient rien pillé, ils cherchaient une épée, une épée tellement sacrée qu'elle valait tous les sacrifices. Si Ohtman avait manqué de temps pour la retrouver, eux étaient restés le temps nécessaire. Ils avaient interrogé, torturé, massacré pour en retrouver la trace. Ils étaient repartis deux jours plus tôt à la recherche du navire du Guilleton, pirate connu pour sa brutalité et sa cruauté. Sur l'île, les attaquants avaient sacrifié tous ceux qui avaient touché l'épée. Ohtman apprit tous ces détails de la bouche d'un tavernier qui n'avait conservé ses yeux qu'en disant tout ce qu'il savait avant qu'on ne le torture.
- Tu comprends, racontait-il encore à la cantonade, j'allais pas risquer ma peau pour un de ses bâtards de cousmain. D'ailleurs, dès qui zauront fait la fête au Guilleton, ils vont le chercher le mec et il va falloir qui paye, ce fils de ...
Othman n'entendit pas la fin du discours, il était déjà parti. Quand il arriva au bateau, ce fut pour entendre que le préfet de Sumbaya, ainsi que tout le monde appelait celui qui avait un semblant d'autorité sur la ville, avait convoqué Soualmi. Le choix à faire était simple : ou il lui livrait Othman, ou les cousmains ne pourraient plus venir à Sumbaya. Soualmi avait jusqu'à la nuit pour donner sa réponse. C'est comme cela que Soualmi lui présenta l'alternative.
- J'ai pas le choix, Ohtman. Les cousmains ne peuvent se passer de Sumbaya. D'un autre côté, je peux pas te livrer comme ça,avec tout ce que tu as fait pour les cousmains...
Ohtman ne voyait pas où il voulait en venir. Soualmi le livrait-il ? Oui ou non ? Soualmi continua un discours alambiqué d'où il ressortait que Tuisma avait volé un bateau, que celui-ci contenait des vivres et de l'eau, qu'il devait être amarré dans la petite crique derrière la source et qui si par hasard, les liens de Ohtman ne tenaient pas, qu'il volait une épée et qu'il disparaissait pendant son transfert, ce n'est pas lui Soualmi qui donnerait la chasse, surtout par cette nuit sans lune.
C'est ainsi que les choses se passèrent sous les yeux des gardes du préfet qui furent soulagés de voir Othman prendre le large. Ils le poursuivirent un peu parce que tels étaient les ordres. Dans cette nuit noire, ils ne firent pas de zèle et c'est bredouilles qu'ils revinrent faire leur rapport. Un homme avait observé tout cela. Lui aussi prit la mer peu après.
Ohtman avait appris assez de choses chez les cousmains pour naviguer seul. Restait un problème : pour aller où ? Il ne savait pas où était son pays d'origine. Retourner chez les cousmains était impossible. Les terres pillées étaient les seules autres qu'il connaissait. Il mit le cap vers elles. Quand il vit les nuages s’amonceler, il pensa que son bateau était bien petit et la tempête bien grande. Plus d'une fois, il crut chavirer.
Quand elle laissa le fragile fétu qu'était son embarcation, il constata les dégâts. Des réparations étaient nécessaires. Il fut heureux d'apercevoir une côte. Elle lui était étrangère. Comme son bateau avait un équipement de pêche, il décida de jouer le rôle d'un pêcheur perdu, victime d'une mauvaise fortune de mer. Il revêtit les vieilles frusques qui traînaient et faisant une boule de ses habits cousmains, il les jeta à la mer. Son épée connut un meilleur sort. Il la cacha sous un couple, ne gardant que son couteau. Il examina la côte se disant que dans quelques heures, il serait fixé. Il vit de loin quelques criques prometteuses. Il les évita pourtant, préférant un accès plus rapide et plus discret pour débarquer.
Quand il toucha terre, il tira le plus possible son bateau sur la plage et entreprit de le camoufler. Bien que semblant déserte, la côte ne lui disait rien qui vaille. Il avait l'impression que quelqu'un le regardait. Les arbres étaient grands presque tout en tronc avec juste un plumet de feuille tout en haut qu'il trouva ridicule. Il entreprit d'en escalader un pour pouvoir se repérer. Arrivé à mi-hauteur, il dut s'avouer vaincu. Il glissait trop pour arriver en haut. S'il ne pouvait voir l'horizon, son escalade lui rendit service en montrant derrière les arbres une colline. Le mieux était d'en atteindre le sommet pour avoir un vue sur toute la région. Autant le bord de mer était dégagé autant partout ailleurs, la végétation était dense. Il progressait avec difficulté sur un sol spongieux et dangereux. Il tomba plusieurs fois. Les racines étaient traîtresses dans ce pays. Quand il eut suffisamment monté, il atteignit un sol plus ferme fait de roches noires qui donnaient naissance à des plantes étranges et piquantes. Si la colline ne semblait pas très haute, elle se révéla plus ardue à gravir. Arrivé en haut d'un premier épaulement, il aperçut un mont plus loin, un mont noir de roches torturées. À son sommet sortait de la fumée. Il se retourna. Tout l'horizon était rempli par la mer, immense, grise des nuages qui la surplombaient. Au loin un bateau chargé de voiles filait vers le couchant, derrière une flotte de navires bas sur l'eau semblait le suivre. Ohtman pensa à Guilleton. Vers la terre, il ne voyait rien, la vue était bouchée par cette montagne noire. Il reprit son ascension. Bientôt la végétation laissa la place à la pierre. Sous ses pieds le sol était tiède et la pierre acérée. Il trouva un chemin, pas très net, une trace à suivre qui semblait monter en pente douce vers le sommet. Il la suivit. Sa marche en fut facilitée. Les aspérités de la roche étaient plus usées. Le sentier semblait faire le tour de la montagne fumante. Devant lui, la mer s'étendait encore et toujours. Il prit conscience qu'il était sur une île. Au loin, il devinait comme une ombre. Peut-être était-ce la terre ou une autre île ? Il décida de monter plus haut pour mieux voir. En s'approchant du sommet, le sol devenait plus chaud. Par endroits, il ne pouvait rester sur place sans avoir peur de se brûler les pieds. Il continua l'ascension. L'air lui-même, était chaud et chargé d'odeurs piquantes. Il ne savait plus bien où était son bateau. Vu d'ici toutes les côtes se ressemblaient. Une montée plus raide le fit se pencher en avant. Quand il arriva en haut et qu'il se redressa, il découvrit un porche immense creusé dans le basalte noir. Le chemin y conduisait tout droit. La nuit était presque tombée. Dans la lumière du crépuscule, il ne voyait pas bien les détails. Le mieux était qu'il reste là pour être bien placé quand le soleil se lèverait. Il saurait où aller. Il regarda vers la grotte. Elle aurait pu contenir plusieurs bateaux cousmains. Il se retourna une dernière fois pour voir les dernières lueurs du soleil qui avait disparu derrière l'horizon. Les oranges sanguinolents disputaient le ciel aux noirs profonds des nuages et au bleu de la nuit.
- Entre, Petit Homme.
Ohtman sursauta. Derrière lui, une voix douce venait de retentir. Il se retourna, scrutant la grotte sans pour autant bouger, laissant ses yeux s'habituer à la pénombre du lieu.
- Il y a là une pierre froide pour ceux qui sont comme toi.
Ohtman cherchait la personne qui lui parlait. Il ne voyait que de noirs rochers. Il y eut un mouvement sur sa droite, il tourna la tête mais ne distingua rien. Un autre bruit sur sa gauche ne le renseigna pas plus. Il ne discernait pas où pouvaient être les occupants de la grotte.
- Je suis venu en paix, dit-il. Je suis un pêcheur perdu à cause de la tempête.
- Il vaut mieux que tu sois venu en paix.
Ohtman leva la tête. La voix venait d'en haut. Il vit mais ne comprit pas. Un disque d'or fendu verticalement venait de s'éclairer. Il eut un mouvement de recul quand le disque bougea subitement pour descendre vers lui. Un monstre ! Il était dans la tanière d'un monstre ! Il jeta un coup d’œil à droite et à gauche pour trouver une possibilité de fuir.
- Tu ne venais pas pour voir, Petit Homme. C'est normal que tu sois surpris. Je suis le seigneur de ce lieu, l'oracle de la montagne.
- Je...Je suis désolé de vous déranger, Monseigneur. Je suis juste à la recherche d'un lieu pour m'y établir en paix.
- J'entends ton désir, Petit Homme, mais sache qu'il ne te sera pas donné.
- Et pourquoi ? demanda Ohtman.
Le monstre se mit à rire.
- Je suis l'oracle et mon savoir est grand. Sache que celui qui vient me consulter doit me donner quelque chose. Que me donneras-tu pour savoir ?
- Je n'ai nul besoin d'oracle. Je cherche juste la direction de la terre.
De nouveau la masse énorme de l'oracle fut secouée de rire.
- Que tu es prétentieux, Petit Homme. La violence est en toi, ainsi que d'autres noirs sentiments et tu penses échapper aux Tiembeaux !
- Qui sont-ils ?
- Ah ! Voilà une question ! Que me donneras-tu ?
- Mais je n'ai rien !
- Alors donne-moi ce rien !
- Comment repartirais-je si je te donne mon bateau ?
- Est-il à toi ?
Ohtman se sentit mal à l'aise. Cet être gigantesque semblait savoir tant de choses.
- En quelque sorte ! Un ami l'a mis à ma disposition.
- Ta réponse est vraie, Petit Homme, mais tellement insuffisante. Si tu veux que je réponde à tes questions, tu devras me donner ton histoire. J'aime beaucoup les histoires, surtout quand elles sont vraies ! Par contre, Petit Homme, sache que je déteste les mensonges.
Ayant dit cela, le monstre cracha du feu tout autour de lui. Des dizaines de torches s'allumèrent sous ce souffle brûlant.
Ohtman fut sidéré de ce qu'il voyait. Son interlocuteur était plus grand que tous les êtres qu'il avait pu voir. Sa tête était grosse comme un bateau. Sa gueule était remplie de crocs plus gros que son bras. Tout son corps semblait scintiller du reflet des torches. Il avala sa salive. Personne ne pouvait lutter contre un être aussi grand, aussi puissant et au regard aussi hypnotique. Il commença le récit de sa vie. Quand il eut fini, l’œil rond à la prunelle fendue n'avait pas cligné. Le silence se fit. Ohtman se dandina sur place en se demandant ce qui allait se passer.
- Es-tu heureux ? demanda l'oracle au bout d'un moment.
- Je le croyais, Monseigneur, mais je m'aperçois en vous parlant que ma vie semble vide. Je ne peux que la recommencer dans une région où je suis inconnu.
- C'est un des chemins possibles, Petit Homme.
- Je n'en vois pas d'autres !
- Sache, Petit Homme qu'on ne recommence jamais sa vie, on la continue. Si je te parle, me donneras-tu ton bateau et tout ce qu'il contient ?
Ohtman pensa à ses armes cachées au fond.
- Mais comment repartirais-je ?
- Aujourd'hui, tu as le choix. Soit tu repars avec ce bateau et tout ce qu'il contient. Ton chemin sera alors de violence et de destruction jusqu'à ta mort. Soit tu fais le choix de la confiance. Tu abandonnes le bateau et tout ce qu'il contient et je te guiderai. Maintenant, Petit Homme, va sur la pierre blanche là-bas et dors. Quand le soleil se lèvera, tu me donneras ta réponse.
Le soleil le réveilla. Il cligna des yeux, regardant autour de lui pour se remettre les idées en place. La caverne se révéla un grand tunnel orienté du levant au couchant. Il n'y avait aucune trace de l'oracle. Ohtman se demanda un instant s'il n'avait pas rêvé. Il se leva, se dirigea vers le soleil et s'arrêta au seuil de la cavité. Il surplombait un vaste cratère rempli d'un bouillonnement rouge et de vapeurs qui lui piquèrent les yeux. Il recula. Heureusement un courant d'air frais venant par le tunnel repoussa les émanations toxiques. Quand il leva la tête, il vit un aigle qui tournoyait au-dessus du cratère. Il le vit descendre en spirale. Brusquement il comprit que ce qu'il voyait ne pouvait pas être un aigle. C'était trop gros, trop volumineux, trop... trop tout. La vérité se fit dans son esprit. C'était l'oracle. D'ailleurs celui-ci vira sur l'aile et se dirigea vers lui à grande vitesse. Ohtman se poussa précipitamment pour voir atterrir la masse énorme du seigneur du mont.
- Alors, Petit Homme, quelle est ta réponse ?
- Je suis fatigué de la violence et de ces plaisirs vains qui au fond ne me mènent à rien.
- Ton choix est-il arrêté ? Définitivement ?
- Depuis que je suis parti, j'ai semé la mort et la désolation. Je pensais servir à la survie des cousmains, mais ils ne veulent rien changer. J'ignore ce qu'est devenue ma mère, ma vallée. Mon esprit s'en inquiète sans avoir de réponse. Oui, ma décision est prise. Ma place est là-bas, mais je ne sais où c'est.
- Bien, Petit Homme. Alors tu vas commencer par me servir... Pour un temps, puis tu partiras avec ceux qui viendront m'offrir un taureau blanc. Quand tu seras sur leur bateau, regarde bien la mer. Tu y trouveras celle qui te conduira là où tu souhaites aller. Alors tu pourras racheter tes fautes en rétablissant justice et paix. Maintenant, Petit Homme, change les torches.
C'est ainsi que Ohtman se retrouva au service du dragon, oracle de l'île de Winan. Les jours succédèrent aux jours. Il vit venir des gens de tous les horizons, entendit parler toutes sortes de langues.
Un jour, un cortège arriva, poussant devant lui un taureau blanc. Le cœur de Ohtman fit un bond dans sa poitrine. Le jour de son départ arrivait. L'oracle les fit patienter sur l'aire devant la grotte. Il attendit deux jours avant de les autoriser à approcher.
Leur chef posa les questions et l'oracle répondit... de manière sibylline. Leur chef reconnaissable à son casque orné de plumes semblait déçu.
- Comment fut votre voyage, hommes de Naïsama ?
- Les vents nous furent favorables, Oh grand oracle. Depuis que les vaisseaux Tiembeaux sillonnent les mers, les voyages sont plus sûrs.
- Que cela est curieux, homme de Naïsama. Les Tiembeaux étaient des gens de terre.
- Ils cherchent le Voleur, Oh grand oracle, celui qui a dérobé l'épée de leur dieu. Ils ont châtié celui qui la possédait mais n'ont pu découvrir la cachette du Voleur. Ils courent le vaste monde à sa poursuite. Certains disent qu'il est mort dans la grande tempête de la saison des pluies. Cependant la majorité pense que le Voleur est toujours vivant.
Ohtman avait blêmi. Heureusement personne ne faisait attention à lui. Il continua malgré tout son service. Un des hommes de la délégation se leva. Le chef fit la grimace mais ne protesta pas. Une fois debout, il avança péniblement en s'aidant de son bâton :
- Oh grand Oracle, tu nous as éclairés par tes réponses. Sois-en remercié.
Le dragon inclina la tête en guise de réponse.
- Tes paroles laissent ouvertes de nombreuses voies et le voyage de retour est long. Peux-tu nous éclairer de ta sagesse ? Quel est pour nous le meilleur chemin ?
- Sage parmi les hommes, ta question est la bonne. A quoi vous serviraient mes paroles si vous n'arrivez pas à bon port ? Ta sagesse mérite récompense. Mon serviteur sera votre aide pour ce voyage. Lui saura vous amener là où vous souhaitez. Son nom est Haute-Manne.
- Ce nom sonne comme une promesse à mes oreilles, Oh Grand Oracle.
- Sage parmi les hommes, heureux ceux que tu conseilles et qui écoutent. Pour toi, je vais dire ces paroles : quand l'image de ton Dieu tu verras, dans le soleil tu plongeras et ton désir tu trouveras.
Le silence suivit la proclamation de l'oracle.
- Maintenant, hommes du pays de Naïsama, allez. Mon serviteur vous rejoindra dans la descente.
Le groupe se leva, salua plusieurs fois, remercia. Puis ils prirent le chemin pour rejoindre la côte.
Quand ils furent assez loin, le dragon se tourna vers Ohtman.
- Maintenant va Petit Homme. Ton nom est et reste ce qu'il est. Il y a mille façons d'entendre ce qui est et d'en comprendre la vraie nature. Pour les hommes du pays de Naïmasa, tu es une promesse. Pour les Tiembeaux, tu es une malédiction. À toi de faire que tu sois ce que tu es.
- Et les Tiembaux, grand oracle, que vont-ils faire ?
- Ils viendront me voir bientôt, Petit Homme. Je leur dirai la vérité. Le bateau qui est parti de Sumbaya a coulé et Ohtman du pays Cousmains n'est plus.
Ohtman partit à son tour. Il n'avait pour bagage que la confiance mise dans la parole d'un autre. C'est le cœur léger qu'il s'engagea sur le chemin.
Dès le premier jour, le conflit s'invita à bord. Le capitaine du bateau s'opposa à Ohtman. Il était soutenu par le chef de la délégation du pays Naïsama, alors que le sage ancien était venu soutenir les paroles de Ohtman. La discussion s'était engagée sur le meilleur chemin pour quitter la crique de l'île de l'oracle. Si le capitaine voulait passer par tribord, Ohtman lui conseillait de tirer par bâbord. Sur les ordres de Maltoga, coiffé de son casque à plumes, il avait tenté la passe tribord et le bateau avait talonné. Ils avaient alors dû retourner s'échouer pour réparer les dégâts à la coque. Cela avait pris quelques jours. À leur deuxième départ, le capitaine avait regardé Ohtman. Celui-ci d'un signe de tête avait indiqué, une des deux passes. Le capitaine sans rien dire avait mis le cap dessus. Maltoga s'était une fois de plus renfrogné. Chef, fils de chef, il supportait mal que d'autres puissent avoir une opinion différente. Coulmaba, vieux sage, ne s'opposait pas directement à Maltoga. Il donnait son avis, puis semblait se désintéresser de la question. Il revenait dessus aux moments les plus inattendus. Les autres personnes de la délégation l'écoutaient toujours avec respect. Ses cheveux blancs étaient son meilleur atout pour être écouté. Chaque village était ainsi gouverné par l'alliance de la sagesse et l'autorité, en théorie. Leurs différends reflétaient ce qui se passait au pays de Naïsama. Les sages devaient conseiller les chefs. Les chefs devaient écouter les sages et décider, sans toujours en tenir compte. Être obligés d'écouter exaspérait certains chefs et ne pas être suivis dans leurs conseils énervait certains sages. Malheureusement le pays de Naïsama était confronté à des événements inconnus dans le passé. Un peuple nouveau arrivait. Voyageant lentement au gré de leurs troupeaux, ils avaient traversé les grandes plaines et commençaient à s'installer dans le pays de Naïsama. Les sages n'avaient pas de conseils et les chefs ne savaient que faire. Ils étaient venus voir l'Oracle, envoyés par le grand conseil pour être éclairés sur la conduite à tenir. Maltoga n'était pas satisfait. Les paroles de l'Oracle étaient trop... trop vagues pour lui donner une conduite à tenir. Comme si cela ne suffisait pas, Coulmaba était intervenu. La seule satisfaction de Maltoga était que les paroles qu'il avait reçues étaient tout aussi, obscures.
Ohtman avait eu besoin de temps pour comprendre tout cela. Il avait rangé en deux camps les gens de la délégation. Si celui du sage le regardait d'un bon œil, les partisans du chef semblaient se méfier de lui.
Le début de la navigation se passa sans autre incident. Le capitaine connaissait son bateau et la mer. Il s'était sagement rapproché de la côte. Un matin, les vents se firent contraires. La mer devint hachée, secouant choses et gens. Ohtman croisait des gens au teint verdâtre se précipitant vers le bastingage. Le capitaine avait l'air soucieux. Il s'approcha de lui.
- Je n'aime pas ces vents, serviteur de l'Oracle. En cette saison, cela ne devrait pas être. Les dieux sont contrariés.
Ohtman regarda la mer. Elle ne lui semblait pas hostile surtout vers le levant.
- Le levant est une bonne direction. Nous irons plus vite que de lutter contre les vents et les dieux.
Le capitaine lui jeta un regard en biais, mais donna des ordres.
Le bateau tangua moins. Les uns et les autres reprirent des couleurs. Il leur fallut une journée entière avant de s'apercevoir du changement de route. Maltoga vint aux nouvelles. Ohtman entendit le capitaine parler de route plus sûre sans le citer. La préoccupation du chef était de savoir combien le détour ferait perdre de temps. Le capitaine fut assez évasif sur sa réponse.
- As-tu participé à cette décision, serviteur de l'Oracle ?
Ohtman se retourna pour voir Coulmaba accoudé au bastingage derrière lui.
- J'ai fait ce que l'Oracle m'a demandé, répondit-il.
La navigation suivit son cours. La nervosité du capitaine augmentait avec l'éloignement de la terre.
- Je ne sais plus où nous sommes, dit-il à Ohtman un matin.
Ils étaient tous les deux seuls sur le pont avec celui qui tenait le gouvernail. Ohtman leva les yeux au ciel et dit :
- Regarde les étoiles, elles donnent et l'espoir du soleil et la direction que tu cherches.
Le capitaine leva les yeux.
- Je ne sais pas lire le ciel, serviteur de l'oracle.
Ohtman lui fit un cours sur le ciel et surtout sur cette étoile fixe, là dans le groupe si brillant. Le vent changea avec le lever du soleil, leur route aussi. Ils allaient maintenant vers de lourds nuages noirs.
- Il y a eu une tempête, dit un des matelots.
- Irons-nous dedans, demanda Maltoga, alarmé ?
- Non, chef Maltoga, dit Ohtman. La tempête est terminée. Nous allons retrouver le pays de Naïsama bientôt.
Pour la première fois depuis qu'il l'avait rencontré, Ohtman eut un sourire de sa part.
- Quelque chose, là-bas ! cria Ohtman.
Tout le monde arriva à la proue.
Les commentaires allèrent bon train, sans qu'on puisse réellement dire ce qu'était l'embarcation.
- Il serait préférable de l'éviter, déclara Coulmaba. Ce genre de choses est toujours source d'ennuis.
Maltoga par principe eut une opinion contraire. Dans l'oreille d'Ohtman, il y eut l'écho des paroles de l'Oracle.
- Je ne crois pas au danger, dit-il. Il me semble que c'est une épave due à la tempête. Notre route passe à proximité. Nous verrons bien.
Quand ils approchèrent, ils virent une barque démâtée. La voile déchirée recouvrait le fond de la barque comme un linceul.
- Là un pied, cria un matelot.
Le capitaine donna les ordres pour l'abordage. Bientôt les deux bateaux furent amarrés à couple. Ohtman fit partie de ceux qui descendirent dans la barque. Il souleva la voile. Il sursauta. Une femme cousmain était étendue sur le fond, ballottée par le roulis dans l'eau qui avait envahi le fond de l'embarcation. La tête recouverte de sa coiffe, ne permettait pas de voir son visage.
- Elle est vivante, dit-il.
- Remontez-la à bord et ne traînons pas. Cette barcasse ne tiendra pas à flot bien longtemps, répondit le capitaine.
Ohtman prit la femme dans ses bras et aidé des matelots rejoignit le bateau. Ils l'allongèrent. La manœuvre ne lui permit pas de s'en occuper tout de suite. Il regarda la coque de noix s'éloigner. Basse sur l'eau, il pensa qu'elle ne tarderait pas à couler. Dès que possible, il revint vers la femme. Il trouva Maltoga et Coulmaba autour d'elle.
- C'est une cousmain !
- Elle est bien loin de chez elle.
- La tempête l'a poussée bien loin.
Il lui avait enlevé sa coiffe. Ohtman eut un choc. La fille de Totmel !
- L'Oracle m'avait prévenu, dit-il. Notre voie est la bonne, nous l'avons trouvée.
Elle avait la peau craquelée de celle qui n'a pas bu depuis longtemps. Il lui versa un peu d'eau dans la bouche. Elle toussa sans pour autant reprendre conscience. Ohtman s'interrogea sur ce que lui avait dit le dragon. Il eut un sourire sur ce retournement. Que faisait-elle dans une barque de pêche du pays Cousmain. Les femmes n'étaient pas autorisées à les manœuvrer. Il s'interrogea sur les évènements qui l'avaient amenée là.
Elle mit quelques jours avant de pouvoir raconter son périple. Ohtman traduisait. Elle s'appelait Sil-Huette. Ce qui veut dire « la belle ». Elle raconta que séduite par un beau jeune homme, elle avait fui avec lui, abandonnant tout derrière elle. Si les premiers temps avaient été heureux, la suite était devenue un calvaire. Le beau jeune homme avait ramené d'autres conquêtes de ses expéditions. La loi du pays lui permettait. Elle avait été reléguée quand une des suivantes avait accouché d'un enfant mâle. À la fin n'en pouvant plus, elle avait de nouveau fui avec un pêcheur. Son époux leur avait donné la chasse. Le bateau de guerre Cousmain, plus rapide, avait rejoint la barque au moment où une tempête se levait. Le pêcheur avait bien manœuvré mais avait été blessé avant que les bateaux ne fuient sous la violence des éléments. Ils avaient lutté des jours et des jours contre le vent et les vagues. L'homme était mort de ses blessures. Quant à elle, elle avait bien tenté d'établir la voilure pour se diriger. Son inexpérience avait provoqué la catastrophe. Un coup de vent avait cassé le mât et son dernier souvenir était de le voir tomber sur elle.
Elle s'intégra à la vie à bord. Le capitaine était réservé sur sa présence. Une femme sur un bateau était toujours source de problèmes. La discipline se renforça. Elle partagea l'auvent de Coulmaba. Elle jetait toujours des regards vers Ohtman. Celui-ci portait la tenue que le dragon lui avait offerte. Cette tenue, blanche, couvrait tout son corps et était complétée d'un tissu encadrant son visage. Il en ramenait une partie devant sa bouche, expliquant que l'Oracle lui avait commandé de se méfier de la lumière de la mer.
Un jour qu'il scrutait l'horizon à la proue, elle s'approcha.
- Ta voix ne m'est pas inconnue, serviteur de l'Oracle. Ton nom sonne presque comme celui d'un compagnon de mon époux.
- Curieuses sont les voies du destin, lui répondit-il. Quand je t'ai vue, des souvenirs sont aussi venus à ma mémoire, ceux d'une terre verte et de rivières limpides...
Les yeux de Sil-Huette se voilèrent.
- Tu es le chevalier de Trisman.
- Je fus cet homme, je fus aussi ce compagnon dont tu parlais. Je suis devenu serviteur du dragon oracle. Maintenant je suis en devenir.
- J'ai entendu l'homme à la coiffe à plume, Maltoga. Sans toi, je serais restée dans mon bateau et je me serais noyée.
- L'oracle m'a éclairé. J'étais dans l'ignorance que tu étais celle dont il m'avait parlé.
- Que t'a-t-il encore dit ?
- Que viendrait en son temps ce que nous cherchons.
Coulmaba arrivant, ils firent silence.
- Serviteur de l'Oracle, le capitaine m'a montré quelque chose au loin, je sollicite ton avis.
Ohtman accompagna le vieux sage vers la plateforme arrière.
- Regarde au loin, regarde bien, cette forme là-bas. Elle m'évoque la statue du Dieu Magnata. Le capitaine parle de nuage. Quelle est ta parole ?
Ohtman regarda sur tribord. Il vit des masses nuageuses au loin. Leurs formes évoquaient un cavalier sur sa monture.
- Les vents nous sont favorables. Allons voir si le soleil sera au rendez-vous.
Le capitaine dérouta le bateau. Ohtman fut étonné de la persistance des formes dans les nuages.
- On voit la terre dans le lointain, dit Maltoga.
- Nous ne sommes pas loin du pays de Naïsama, grand chef. Même avec ce dernier détour nous verrons les côtes de ta nation.
Bientôt, un îlot solitaire apparut au ras de l'eau. Encore assez loin, on devinait le rivage de la terre. Le capitaine retrouvait ses repères. La vue de l'îlot lui fit redoubler de précautions. Des hauts-fonds pouvaient exister tout autour. La lumière déclinait avec le soir. Ils longèrent ce bout de terre sans rien voir d'autres que de grands oiseaux blancs.
- Des rois-bleus ! s'exclamèrent ensemble tous les hommes du pays de Naïsama. Des milliers de rois-bleus !
Ohtman fit part de son interrogation. En quoi ses oiseaux étaient-ils si curieux ?
- Sache, serviteur du dragon-oracle, que pour le peuple de Naïsama, les rois-bleus sont les messagers des dieux. Ils sont rares en notre nation. Leurs plumes sont les parements des casques de nos rois. Un duvet de leur ventre est un honneur. L'oracle avait raison, nous sommes sur le territoire des dieux.
Coulmaba n'avait pas fini de parler que le soleil fit son apparition entre deux nuages sur l'horizon derrière eux. Une longue langue de lumière s'étendit sur la mer pour venir éclairer le rivage qu'ils longeaient.
- Plonge dans le soleil ! Plonge dans le soleil ! a dit l'Oracle. Capitaine stoppe le navire. Il faut aller voir.
Coulmaba ne tenait plus en place. Il allait d'un bout à l'autre du bateau en criant qu'il fallait aller sous la mer.
Le capitaine vira de bord. Il manœuvra habilement pour garder sa vitesse. Coulmaba criait :
- Plus vite ! Plus vite ! Le soleil va être couché avant qu'on arrive.
Tout le monde, même Maltoga, semblait gagné par sa fièvre. Le soleil, indifférent à cette agitation, s'enfonçait derrière l'horizon. Il jeta ses derniers feux quand le bateau atteignait enfin son but.
- Là, jetez une bouée, vite ! hurla Coulmaba.
Le capitaine fit ancrer son navire. Il refusa tout net de faire plonger un de ses matelots avec la nuit qui tombait. Coulmaba déploya toute son éloquence en vain. Les démons de la mer étaient trop dangereux la nuit. Ne pouvant obliger personne à explorer la mer dans le noir, il se rangea à l'avis général. Ohtman entendit Maltoga dans la nuit, expliquer à Coulmaba, que peut-être, ils ne trouveraient rien. Les dieux seraient sûrement mécontents qu'ils n'aient pas plongé dans le soleil. Ce dernier n'en dormit pas.
L'aube réveillait à peine le ciel que Coulmaba était prêt. Quand le soleil se leva il poussa un cri. Tous se tournèrent vers lui. Il semblait tétanisé, le bras tendu montrant quelque chose. Sa bouche s'ouvrait et se fermait sans qu'aucune parole n'en sorte. Ohtman regarda ce qu'il désignait ainsi. Les dieux avaient décidé d'être favorables, le soleil levant faisait une tache sur l'eau juste autour du cordage de l'ancre. Quelqu'un cria : « le soleil ! ». Cela déclencha une agitation générale. Le capitaine donna ses ordres. Un des matelots se glissa dans l'eau, dûment attaché par un bout. Un de ses compagnons en tenait l'extrémité. Arrivé à la ligne de mouillage, il plongea. Tout le monde à bord retint son souffle. Il remonta après un temps qui leur parut interminable. Il fit des signes qu'il avait vu quelque chose. Il dit aussi des paroles qui furent emportées par le vent. Il replongea dans la tache que le soleil faisait. Quand il remonta, il nagea vers le bateau. Avant même qu'il ne monte à bord, Coulmaba lui demanda ce qu'il avait trouvé.
- Je... sais... pas.... Il y a... q'que... chose... qui dépasse... je l'ai attaché... Faut tirer...
Il avait à peine fini de parler que Coulmaba donnait l'ordre de tirer. Un homme, puis deux, puis tous les matelots se mirent à la manœuvre. Le bateau était maintenant à la verticale de son ancre. Sous la traction, il commença à gîter. Le capitaine donna l'ordre à tous ceux qui ne participaient pas à l'effort de se mettre sur l'autre bord. Dès que ce fut fait, les marins reprirent leurs efforts. Malgré cela, le navire gîta encore. Les matelots regardèrent le capitaine quand le plat bord approcha de la surface. Celui-ci fit signe de continuer. Il y eut une petite secousse et doucement le bateau se redressa. Le poids se fit moins lourd et ils purent commencer la remontée. Coulmaba ne put attendre l'autorisation du capitaine. Il s'était précipité pour voir ce qu'il se passait.
- Une ombre, je vois une ombre qui vient vers nous !
Le capitaine fit un geste impératif pour empêcher que les autres ne se précipitent pour voir.
- Attendez ! Vous allez nous faire chavirer.
Coulmaba fut le premier à voir émerger ce qui avait été trouvé. Au moment une main de pierre trouait la surface, tous les rois-bleus décolèrent dans un grand tumulte de cris et de battements d'ailes. Ils passèrent tellement près au-dessus du bateau que tous baissèrent la tête. Les marins se redressèrent en reprenant leur effort.
Bientôt émergea une statue. Si un bras et une main étaient couverts de concrétions, le reste était d'une couleur vert d'eau. Ohtman pensa à Turka, le dieu des enfers en la voyant. Coulmaba et Maltoga ainsi que tous les hommes du pays de Naïsama, mirent un genou au sol. Les matelots regardaient le visage grimaçant de la statue visiblement mal à l'aise.
- Que grâce soit rendue au dragon-oracle et à son serviteur qui nous ont conduits jusqu'ici. Les rois-bleus messagers gardaient Sraksik, le grand dieu perdu. Maintenant s'éclairent les paroles données pour le pays de Naïsama.
Ohtman se rappela les paroles du dragon à Maltoga : «  Quand ce qui a été perdu émergera, alors ceux qui suivent l'herbe se prosterneront et la paix pourra régner ! »
Le jour qui suivit, se passa dans l'exaltation pour les hommes du pays de Naïsama. Ils étaient dans l’impatience de rejoindre la terre. Ils étaient maintenant persuadés d'avoir la réponse. Le roi les attendait et le peuple Nheule lui-même, même s'il ne le savait pas encore, viendrait rendre hommage avec ses troupeaux. Le capitaine semblait aussi pressé qu'eux de les débarquer.
- La statue du dieu Sraksik est un bien lourd fardeau pour le navire, lui dit Ohtman.
- Plus vite, ils seront partis, plus vite je serais débarrassé de ça ! lui répondit-il. Là où ils voient un dieu de paix, je vois un démon de l'océan. Cette pierre verte est maudite.
- Parfois l'enfer est plus près du paradis qu'on ne le croit.
Quand arriva la nuit, ils furent en vue des côtes. En scrutant le rivage, le capitaine déclara :
- Le serviteur de l'Oracle nous a bien guidés, nous serons à Nmahn la grande demain. Les vents nous sont favorables et la marée aussi.
Les hommes du pays de Naïsama firent la fête cette nuit-là. Ils ouvrirent les pots de salaison et de boissons qu'ils avaient emportés pour fêter cette occasion. Quand le soleil se leva, les vents reprirent de la force. Ils gagnèrent en vitesse. Nmahn la grande se profila à l'horizon avant que le soleil ne soit au zénith. Le flux commençait sa montée quand ils se présentèrent à la passe. Ils furent les premiers à entrer dans le port. Derrière arrivant en meute, les embarcations des pêcheurs se pressaient pour être les premiers à quai. Délaissant le port de pêche et son agitation, le capitaine manœuvra pour rejoindre l'autre extrémité. De lourds cargos attendaient leurs chargements. L'agitation y était moins grande. Ils accostèrent à un quai libre. Les fonctionnaires de Nmahn se présentèrent pour toucher les taxes. Arrogant et sûr de ses droits, le premier qui vit la statue, changea d'expression. Ohtman vit le sang refluer de son visage.
- Que... qua... Qu'est-ce que c'est que ça ? dit-il en montrant la statue.
- C'est Sraksik, le grand dieu perdu ! répliqua Maltoga. Sa bénédiction nous accompagne et la malédiction sera sur ceux qui s'opposent à lui.
- D'où venez-vous ?
- Notre roi nous a missionnés pour voir le dragon oracle de l'île de Clacmos. Sur sa parole nous avons cherché et trouvé. Maintenant le roi nous attend au pays de Naïsama.
- Alors courez-y vite et ne restez pas à Nmahn, dit le fonctionnaire en redescendant la passerelle au pas de course.
Coulmaba dit :
- Voyez la puissance du dieu Sraksik ! Allons et soyons vainqueurs !
Ils ne purent trouver de chariot à louer, ils en achetèrent un et dès le soir, ils partirent vers leur pays. Curieusement, nota Ohtman, on laissa les portes de la cité ouverte après le crépuscule pour qu'ils s'en aillent. Il apprécia l'onde de peur qui accompagnait cette statue. Il avait pu débarquer avec Sil-Huette sans se faire remarquer. Le capitaine lui avait remis une somme d'argent pour le remercier. Il était persuadé que seule sa présence avait éloigné le mauvais œil. Pour lui, cette statue était celle du démon de l'eau qui attire les bateaux sur les écueils. Le capitaine avait avoué à Ohtman avoir tremblé jusqu'à son arrivée à Nmahn la grande. Il avait accompagné le couple en ville pour chercher un prêtre du dieu Salmsui, le dieu protecteur des marins. Il était persuadé qu'un exorcisme était nécessaire pour son navire.
Ohtman et Sil-Huette partirent quelques jours plus tard. À l'auberge, il n'avait rien dit de son passé et s'était présenté comme le chevalier de Trisman et son épouse. Sil-Huette, fille de Totmel, Seigneur du fief de la Grande Vallée dans le royaume du roi Slamtis, n'avait rien dit. Elle savait le peu d'argent dont ils disposaient. Sa tenue blanche et le manque d'arme à sa ceinture firent tiquer l'aubergiste qui demanda à être payé trois jours d'avance. Ohtman sortait tous les jours pour chercher une place dans la caravane partant vers le pays du roi Slamtis. À chaque fois, on lui opposait que nul ne le connaissait. On préférait des soldats à la réputation, ou à la mine plus patibulaire. Un jour, alors que le départ approchait sans qu'il n'ait de place, il fut bousculé par un spadassin aux muscles saillants et aux cicatrices nombreuses. Il venait d'essuyer un refus supplémentaire. Non seulement l'homme ne s'excusa pas mais il le prit à partie :
- Alors blanc-bec, on ne regarde pas où l'on va.
Ohtman avait comme souvent, ramené son écharpe devant le visage. Il fixa sur l'homme son regard.
- Et puis j'aime pas les déguisés dont on sait même pas ce qu'il pense ! dit le mercenaire en avançant la main pour lui enlever le tissu.
Ohtman lui prit le poignet. De l'autre il enserra la main droite de l'homme dans la sienne, bloquant son petit doigt et l'écrasant d'un mouvement tournant. Surpris, hurlant de douleur, le spadassin se retrouva à genoux. D'une voix blanche Ohtman lui dit :
- Je pense qu'il serait préférable que tu t'excuses.
L'homme à genoux, tordu sur le côté, grimaçant de douleurs, balbutia de vagues mots d'excuses. Ohtman le relâcha en donnant une poussée qui le fit s'étaler par terre. Se détournant, Ohtman reprit le chemin de l'auberge.
Le cri n'avait pas fini de quitter la gorge du marchand, que le spadassin qui avait attaqué Ohtman par derrière avec sa dague, était étalé mort, sa propre arme dans le cœur. Quand Ohtman reprit son chemin, personne ne chercha à le retenir. Il avait presque rejoint l'auberge quand une voix essoufflée l'appela :
- Monsieur, Monsieur, attendez, mon maître voudrait vous voir.
Ohtman se retourna. Un serviteur en livrée avançait presque en courant pour le rattraper.
- Qui est ton maître ?
- C'est un harda qui voyage pour ses affaires. Il a peur des brigands et souhaite engager un mercenaire. Tu lui as fait forte impression sur la place. Il dit que tu es ce qu'il cherche.
Ohtman fit demi-tour et l'accompagna.
L'affaire se conclut rapidement. Non seulement, Ohtman et Sil-Huette n'auraient pas à payer leur voyage mais ils auraient des gages pour leur travail. Le harda voyageait avec son épouse dans une carriole. Ils avaient un serviteur. Le harda avait apprécié l'efficacité de Ohtman et son aspect moins grandiloquent que celui des autres mercenaires. Il avait juste exigé de voir son visage. Il lui avait dit après :
- Ton histoire doit être une épopée, chevalier pour que tu aies ces yeux-là. Rassure-toi, je ne te demanderai pas de la raconter.
C'est revêtus du surplis aux armes du harda, que Ohtman et Sil-Huette partirent avec la caravane vers leur pays d'origine. Rapidement, on le surnomma le chevalier blanc, à cause de son habit. Il ne cherchait pas les disputes mais son exploit à Nmahn la grande lui valait un respect des autres mercenaires. Il y eut bien quelques jeunes écervelés pour le pousser à bout. Ils mordirent la poussière tellement vite, que pour tous les autres, le chevalier blanc était un exemple à suivre, au grand bonheur des différents marchands.
Ils arrivèrent enfin au bout des grandes plaines. Vialmad la blanche les accueillit. La caravane se dispersa. Le harda leur proposa de continuer avec lui. Comme Sil-Huette l'avait entendu parler du pays du roi Slamtis, ils acceptèrent. Ils progressèrent par petites étapes en fonction des achats et des ventes du Harda. Ils passèrent ainsi l'hiver dans une région au climat doux et quand les jours commencèrent à rallonger ils prirent la route du nord. Ils avancèrent à la vitesse du printemps. Le temps doux se réchauffa. Sil-huette avait préparé la tente pour la nuit. Quand Ohtman entra, elle lui dit :
- Tu nous présentes comme mari et femme depuis si longtemps...
Ohtman se tourna vers elle.
- Il serait peut-être temps que cela devienne réalité...
Othman sentit son cœur s'accélérer.
Un jour la main dans la main, ils se retrouvèrent au bord du fleuve. Le harda les salua. Lui continuait vers le nord, eux allaient vers l'amont et la Grande Vallée de Totmel. Ils se mirent en route, l'inquiétude au cœur. Les bruits sur la Grande Vallée n'étaient pas bons. Othman proposa de passer par la vallée de Trisman. Ce serait plus long mais plus sûr. Quand il arriva sur ses terres, il fut atterré. Au lieu des verts pâturages et des champs bien tenus, il découvrit des friches et des bêtes efflanquées. Ils s'arrêtèrent dans une ferme. Ohtman reconnut l'homme, compagnon de ses jeunes années, lui, ne le reconnut pas. Il demanda le gîte et le couvert en se présentant comme des voyageurs égarés qui cherchent la route de la capitale. Maschiman se laissa aller aux confidences à la veillée, autour d'un pauvre feu qui ne chauffait pas et n'éclairait que chichement. Dans la pénombre, il se mit à décrire la décadence du fief après l'enlèvement de la fille de Totmel. Ce dernier s'était laissé aller à boire encore plus et c'est son maître d'armes qui avait pris le contrôle du pouvoir. Au nom du seigneur de la Grande Vallée, il exigeait plus de taxes. Les soldats le suivaient. Bien nourris et sûrs de leur impunité, ils pouvaient piller du moment qu'ils ramenaient du butin. La forteresse de Totmel, grosse butte de terre surmontée de palissades en bois, avaient maintenant des remparts en pierre, réalisés avec la sueur des paysans. La grogne montait. Certains avaient pris le maquis et étaient devenus brigands, si bien que les gens comme lui étaient victimes des uns et des autres. Il n'osait plus cultiver trop loin de sa maison. Son troupeau était devenu squelettique et sa femme s'était fait agresser sous ses yeux sans qu'il puisse la défendre. Ohtman apprit aussi la mort de Silmion et la relégation de sa mère au fin fond du plateau le plus froid et le plus venté. La maison forte était devenue la résidence d'un second de Limpouga, le maître d'armes honni de Totmel.
- La maîtresse de la vallée de Trisman va-t-elle bien ? demanda Ohtman d'une voix qui fit lever la tête de Maschiman.
- Nous l'aidons comme nous pouvons, répondit-il en scrutant le visage de Ohtman. Mais vous, d'où venez-vous ?
Ohtman n'eut pas le temps de répondre. Un bruit avait retenti dehors alertant Maschiman et sa femme.
- Les gardes de Limpouga ! Il faut vous cacher. Passez par derrière !
Ohtman et Sil-huette sortirent dans la nuit. Ils entendirent des bruits de voix sans comprendre le sens des paroles. Ohtman fit signe à sa femme de rester à l'abri, lui-même fit le tour de la maison et s'embusqua plus loin sur le chemin qui menait à la ferme de Maschiman.
Bientôt il vit arriver des soudards portant deux poules.
- C'est maigre et il a fallu le bousculer beaucoup pour l'avoir.
- Bah ! Il s'en remettra.
Othman assomma le premier soldat d'un coup de son bâton. Le deuxième se retourna à moitié avant de se retrouver inconscient au sol.
La nouvelle se répandit comme un éclair dans le fief de la Grande Vallée. Deux soldats avaient été retrouvés pendus la tête en bas au carrefour de la source froide. Une mystérieuse ombre blanche les aurait attaqués. C'est ainsi que commença la légende du chevalier blanc.
Limpouga entra dans une colère noire, fit des enquêtes et des battues sans résultats. Il fit répandre la nouvelle que le fait était sans importance. Il y eut régulièrement des actions mettant hors de combat ses hommes. Quand la moitié de ses soldats furent hors de combat, la vérité s'imposa à lui. Le chevalier Blanc existait. Il devait avoir des complicités dans le pays pour échapper ainsi à toutes ses recherches. Le premier de ses seconds à mourir fut celui de la vallée de Trisman. Un rescapé lui raconta :
- On rentrait de patrouille. Schalman nous guidait. La nuit tombait. Nous étions bredouilles. Aucune trace du chevalier Blanc. Mais ça, ça ne nous étonnait pas.
Limpouga ne releva pas. Son regard se fit plus dur, plus noir.
- Et alors, raconte !
- Pardonnez-moi, Seigneur Limpouga, mais on a l'impression de courir après un fantôme. Donc on arrivait près de la maison forte de Trisman, quand on l'a vu au milieu du chemin, tout seul, appuyé sur son épée, comme s'il nous attendait. Schalman a crié « Sus ! ». Nous somme partis au galop. Notre charge a pas été loin. Y a une corde qui s'est tendue et tous, on s'est retrouvés par terre. Y a que Schalman qui a réussi à arrêter son tracks à temps. On s'relevait quand ils nous sont tombés dessus. Alors le chevalier Blanc s'est avancé. Schalman a chargé. J'ai même cru qu'il allait me piétiner. Heureusement qu'sa bête m'a évité. Le chevalier Blanc a pas bougé, enfin pas tout de suite. Quand Schalman a été sur lui, il a fait un bond. J'y aurais jamais cru si j'l'avais pas vu. Le tracks est tombé. Schalman a été tout de suite debout. Ils se sont battus, mais l'autre était l'plus fort. Schalman l'a même pas touché une fois. Lui, il saignait comme un tibur à l'abattoir, mais y continuait quand même. Puis on l'a vu, Schalman, il a trébuché et l'est tombé sur un pieu. On a tout de suite compris qui s'relèverait pas. Quand on s'est retourné vers le chevalier Blanc, l'avait disparu comme tous les autres. On était deux trois pas trop abîmés, alors on a fait des civières pour les autres et on s'est traînés jusqu'ici.
Limpouga avait fait fouetter les survivants pour leur échec. Enflammé de colère, il avait parcouru son fief en tous sens. Il faisait fouetter ou pendre sans discernement. Quand avec sa dizaine d'hommes valides et sûrs, il arriva dans le village de Mulpar, il ne s'attendait pas à ça. Arrivés sur la place, ils virent tous les paysans, armés de leur fourche ou de leur fléau faire une muraille devant eux.
- Quoi, une révolte ! Manants, Vous allez voir ! À moi, soldats !
L'épée haute, ils se mirent en position. Limpouga allait donner le signal quand les paysans s'écartèrent. Une femme apparut.
- Vous ! s'écria-t-il.
Baissant son épée, il cria :
- Sus ! Chargez !
Les quelques hommes qui le suivirent furent criblés de flèches. Limpouga n'arriva jamais jusqu'à Sil-Huette. Son tracks s'effondra, les jarrets coupés par deux hommes en embuscade avec des grandes faux. Il fut debout rapidement, regardant en tous sens d'où viendrait l'attaque. C'est alors qu'il vit la forme blanche s'avançant vers lui. Sans plus réfléchir, il se rua. Le choc des épées tinta comme un gong. Si Limpouga avec son épée longue et son armure de cuir renforcée de métal semblait avantagé, Ohtman était beaucoup plus vif. Son épée et sa dague semblaient deviner où allait frapper son adversaire. Trop habitué à une vie facile, Limpouga fatiguait. Sa rage le tenait pourtant debout malgré le sang qui commençait à couler. Il hurla quand il réussit à blesser Ohtman.
Quand il vit que Ohtman semblait ne plus pouvoir se servir de son bras gauche, il repartit à l'assaut.
- Quand je t'aurai tué, j'exposerai ta tête pour que tous voient bien que tu es bien mort.
Il frappa de taille, manqua son coup et planta son épée dans le sol.
- Regarde, Limpouga, renégat à ton serment, dit Othman en enlevant ce qui lui couvrait le visage.
Limpouga poussa un hurlement de surprise qui lui fit perdre quelques instants :
- Toi ! Tu ne t'es pas noyé !
Othman ne le laissa pas reprendre ses esprits. Portant attaque sur attaque, il repoussa Limpouga jusqu'au pied de Sil-Huette. Dans un dernier mouvement que Silmion lui avait appris, il désarma son adversaire et le blessa au bras droit.
- J'ai appris ce que tu as fait à mon père, renégat. J'ai vu ce que tu as fait à mes gens. La Loi du Roi est juste. Tu mérites la mort.
À l'annonce de la sentence, les paysans hurlèrent leur joie. Dégainant son couteau de sa main gauche, Limpouga se lança en avant pour transpercer Sil-Huette. Il n'alla pas au bout de son mouvement. La dague de Othman venait de l'empaler. 
145
Névtelen apprit aussi que le harda de l'histoire était le père du père du père.... du père de Maester. Qu'on passerait par la Grande Vallée où l'accueil était toujours chaleureux et que si le temps le permettait on pousserait même jusqu'au pied des montagnes. Les nouvelles de la guerre s'éloignaient doucement. Le harda n'allait pas au plus court. Son chemin faisait de nombreux détours. Il était parfois reçu par le seigneur du lieu, comme dans le fief de la Grande Vallée. Névtelen admira la forteresse, formidable machine de guerre. Mais dans la haute cour, le seigneur avait un grand logement confortable empli de trésors comme cette grande tapisserie racontant la légende du Chevalier Blanc. Un détail attira son attention. Celui ou celle qui avait réalisé cet ouvrage avait bien brodé un dragon comme celui qu'il avait vu voler au-dessus de Maskusa. Des impressions fugitives lui traversèrent l'esprit. Il savait des choses sur les dragons. Il essaya de réfléchir, de se souvenir. Rien ne vint, la confusion devenait plus grande dans sa tête. Il frappa le mur pour contenir sa rage.
- T'es en colère, Névt ?
- Pas contre toi, Vodcha !
- Alors viens te promener.
Prenant sa main, elle l'emmena dans les bois autour de la forteresse. Ils jouèrent un bon moment. Quand la lumière se fit plus chiche, Névtelen dit :
- Ton père va s'inquiéter.
- Mais je suis avec toi. Quand on est avec un ange rien ne peut arriver.
Vodcha avait dit cela avec beaucoup de sérieux. Mais elle accepta de rentrer avec lui. Ils revenaient vers le château en discutant de tout et de rien quand ils débouchèrent sur un promontoire qui dominait une partie de la vallée. Le soleil qui avait brillé toute la journée, se dirigeait vers le bord du monde en donnant une lumière chaude.
- Regarde, Névt ! Un autre ange !
Il regarda dans la direction indiquée par Vodcha. Une silhouette se déplaçait dans le ciel en battant des ailes. Il reconnut le dragon, plus rouge dans la lumière que dans ses souvenirs. Il eut un choc. Le dragon l'avait regardé. Il en était sûr. Il y eut un cri long comme une plainte. Des loups y répondirent. Avec un aplomb qui surprit Névtelen, Vodcha dit :
- L'autre ange là, il t'appelle.
Il n'osa pas demander à Vodcha ce qu'elle voulait dire. Il avait maintenant la certitude que leur rencontre était inévitable. Quand le grand saurien eut disparu à l'horizon, ils retournèrent à la forteresse. Maester écouta Vodcha raconter ses exploits dans les bois avec cet air mi-sérieux, mi-goguenard qu'il prenait avec sa fille. Il devint sérieux quand elle raconta l'épisode du dragon.
Le lendemain, il en parla avec Névtelen.
- Je voulais te dire, Névtelen, que ma fille est différente des autres enfants.
- Comment cela, maître ?
- Sa mère n'est pas morte comme tout le monde le croit. Sa mère est une guérisseuse que j'ai beaucoup aimée. Elle voulait un enfant de moi. J'ai accepté son contrat. Ce qu'elle n'avait pas prévu c'est qu'elle aurait des jumelles. Elle n'a pas pu garder les deux. Quand elle a sevré ses filles, elle a choisi celle qui devrait lui succéder. Elle m'a demandé de garder l'autre.
- Vodcha sait cela ?
- Bien sûr, mais elle n'en parle jamais en public. Nous nous revoyons quand vient le temps d'aller dans la région haute. Ce que je voulais te dire, c'est que si elle n'a pas les dons de sa sœur, elle a des dons. Je ne l'ai jamais vu se tromper dans son jugement sur un homme.
- C'est pour cela que vous m'avez fait confiance si vite ! Cela m'avait étonné.
- Oui, c'est pour cela. Aujourd'hui, elle vient de dire que le dragon t'appelle. Un jour tu auras besoin de nous quitter pour y aller. Je comprendrai. Je vais demander au Seigneur de la Grande Vallée de me prêter un homme pour que tu sois libre.
- Je ne voudrais pas vous obliger...
- C'est le désir de Vodcha.
Comme ils arrivaient dans la grande salle, leur conversation s'arrêta. La journée se passa sans événement particulier. Le soir une fête était donnée en l'honneur de Maester et de son départ.
Le lendemain, Névtelen marchait en réfléchissant à tout ce qu'il savait sur lui. Il lui manquait l'essentiel. Qui était-il ? De tous les hommes qu'il avait rencontrés, il n'en était pas un qui lui ressembla vraiment. On le traitait toujours à part. Seuls Vodcha et Maester l'avaient accueilli sans faire de remarque. Avec eux, il était bien.
La région devenait plus montagneuse. Névtelen avait été étonné. Maester avait évoqué un retour dans la plaine et pour le moment, ils montaient régulièrement. Le seigneur de la Grande Vallée avait décidé d'honorer Maester en l'accompagnant au moins jusqu'à la vallée de Trisman. Il avait détaché un de ses soldats pour servir d'escorte. Ce dernier amusait beaucoup Vodcha qui l'avait surnommé : Brunchma, la montagne qui marche. Après une dernière salutation au seigneur du lieu, ils se dirigèrent vers un col. Brunchma marchait devant tenant Mimi par les rênes. Vodcha trônait dans la carriole enveloppée de couvertures. Maester se tenait à sa hauteur et Névtelen fermait la marche.
- Il n'y a pas de village par ici. Il faudra qu'on bivouaque avant le col. Je connais une grotte où nous serons bien.
- La région est désolée, maître Maester. Vous ne craignez pas les bandits ?
- Non, Névtelen. Le fief de la Grande vallée est sûr. Les ennuis risquent d'arriver après le col. Le temps se couvre. Je crains plus la neige que les bandits.
- Non, Maître Maester, intervint Brunchma. Le temps va se couvrir mais la neige ne viendra pas. Enfin pas tout de suite.
Vodcha ajouta :
- De toutes façons tant qu'ils seront là, nous ne risquons rien !
- Qui est là ? demanda Maester.
- Ben, les serviteurs de l'ange, DaïDaï.
Il la regarda l'air étonné, mais n'ajouta rien. Névtelen s'interrogea aussi sur ce qu'il venait d'entendre jusqu'à ce qu'il remarque une ombre noire à la limite de son champ de vision. Les loups ! Curieusement, il fut rassuré.
Les jours suivant passèrent sans incident et sans neige. Ils avançaient bien. Maester était content. Il expliqua qu'ils allaient vers la région haute pour voir la mère de Vodcha. Alors qu'habituellement, ils passaient l'hiver dans la douceur d'un pays plus chaud, la fillette avait déclaré sur un ton sans réplique qu'il fallait aller voir sa mère. Maester avait toujours respecté ses désirs, mais là avec le froid, il avait essayé de discuter avec sa fille. Vodcha s'était butée. Il fallait y aller maintenant, car c'est maintenant qu'il fallait y aller. Il avait cédé comme toujours. Il avait pris son temps pour monter et puis depuis l'histoire de l'ange, Vodcha était devenue impatiente. Maester avait décidé de couper par les montagnes de Tompaado. Les villages étaient pauvres et les gens rudes. Ils purent se faire héberger plusieurs fois. À d'autres moments, Vodcha faisait « non » de la tête et son père n'insistait pas. Ils reprenaient la route. Si Névtelen avait un don pour le feu, Brunchma avait le don de trouver un abri.
- Là ! Felmazik !
Névtelen rejoignit le groupe qui s'était arrêté. À leurs pieds dans la vallée, il découvrit une ville. Elle était nichée dans une vallée qui s'élargissait. Vodcha s'écria :
- On y sera ce soir, Daïdaï ?
- On va essayer mais Mimi commence à fatiguer. On fera peut-être halte à mi-pente, à moins que la neige...
Brunchma intervint :
- Le vent vient du septentrion, maître Maester. La neige sera là dans la nuit, au plus tard demain.
- Alors si nous n'avons pas le choix. Allons-y !
Brunchma reprit les rênes de Mimi et se mit à lui parler pour l'aider à avancer. Ils allumèrent des torches en arrivant à mi-pente. Par précautions, ils sortirent les armes. Ainsi éclairés, il faisait une proie parfaite pour des brigands. Seule Vodcha ne s'inquiétait pas et parlait de son plaisir à revoir sa mère.
- Regarde, Daïdaï ! Elle a fait allumer des feux pour nous guider.
Effectivement, contre toute attente, de chaque côté de la porte de la ville, des feux brûlaient. Ils atteignirent la route du fond de la vallée à la deuxième veille. Les feux brûlaient toujours. En s'approchant, ils virent les soldats sur le pied de guerre. Ils rangèrent leurs armes.
Maester fut reconnu par le gradé :
- Ah ! C'est vous ! Vous avez de la chance, si nous n'attendions pas le bourgmestre, vous auriez passé la nuit dehors.
Maester insista un peu pour lui faire un cadeau, juste pour la forme, tellement il était évident que l'homme n'attendait que cela. Il leur fit ouvrir la porte. Dans les rues sombres, à la mouvante lumière des torches, ils suivirent Maester. 
146
- Sans les charcs qui m'ont prévenue, je serais au lit, dit La Tchaulevêté avec un grand sourire.
- Maman ! dit Vodcha en se précipitant dans ses bras
- Daïdaï, dit Tchavo en se précipitant dans les bras de Maester.
Brunchma faisait manœuvrer Mimi pour le faire rentrer dans la cour de la maison et Névtelen se tenait sur le pas de la porte avec le coffre. Il fut pris d'une émotion intense. Cette enfant, cette femme, c'étaient... c'étaient... Il ne trouva pas les mots et surtout, il ne trouva pas le souvenir de son émotion. La Tchaulevêté regarda Névtelen. Son regard était aigu. Puis Vodcha attira son attention. Maester fit un signe à Névtelen pour qu'il pose les affaires dans un coin. Au bout d'un moment les deux filles se prirent la main et partirent dans une autre pièce. Maester avait pris les mains de La Tchaulevêté. Ils ne se quittaient pas des yeux.
- Je suis heureuse de te voir.
- Moi aussi, dit Maester d'une voix vibrante.
La Tchaulevêté reprit son rôle de maîtresse de maison. Elle donna des ordres à Névtelen et à Brunchma pour les installer pour la nuit.
Quand le matin arriva, Névtelen fut réveillé par le bruit des deux filles qui se disputaient.
- C'est un ange !
- J'te crois pas !
- Même que j'ai vu ses ailes !
Une voix douce et impérieuse retentit :
- Doucement mes filles ! Les choses sont parfois différentes de ce qu'elles semblent être et vous avez encore beaucoup à apprendre.
Névtelen tira le rideau qui fermait le coin où il avait dormi. La Tchaulevêté préparait à manger. Elle tourna son visage vers lui. Elle lui adressa un sourire. Névtelen lui répondit.
- Tu perturbes mes filles, homme sans nom.
- Pourquoi m'appelles-tu : « homme sans nom » ?
- Sais-tu ton nom ?
- Ma mémoire a été effacée.
- Non, Névtelen, puisque tu te fais appeler comme cela. Ta mémoire t'a été cachée.
Ce fut comme s'il avait reçu un coup de poing dans le plexus.
- Alors qui suis-je ? Dis-le moi !
- Malheureusement, les choses sont plus difficiles que cela. Quelqu'un a bloqué ta mémoire et la débloquer sera difficile. Une porte a une clé, ta mémoire aussi. La trouver est ardu.
- Alors que dois-je...
Il fut interrompu par des coups frappés au portail.
- C'est bien ce que je craignais ! Va ouvrir, Névtelen, s'il te plaît.
En ouvrant le vantail, Névtelen découvrit un cortège d'éclopés. L'homme qui avait frappé, eut un mouvement de surprise :
- La Tchaulevêté n'est pas là ?
- Si, si... Entrez Chef ! dit La Tchaulevêté.
Des blessés entrèrent seuls ou aidés par d'autres. Pendant le reste de la journée, toute la maisonnée fut occupée à donner des soins. Quand tous furent pansés, couchés ou réconfortés, La Tchaulevêté invita ses filles, leur père et les deux hommes à venir s'asseoir dans la cuisine. Névtelen sentit son corps se détendre et la fatigue s'installer. Elle servit une coupe d'une infusion chaude et revigorante. Ils discutèrent à bâtons rompus de ce qu'ils venaient de vivre. Avec la guerre, des bandes armées écumaient le pays. La région n'avait pas été épargnée et le bourgmestre avait décidé de mettre fin à la menace. La troupe avait fait battre la campagne en ce début d'hiver et avait fini par rencontrer les bandits dans une vallée étroite où les combats avaient été violents. A la fin de la journée, la victoire était acquise mais les pertes sévères. Le retour bien que victorieux avait été triste. Les guérisseurs locaux avaient adressé à La Tchaulvêté certains blessés dont les plaies semblaient infectées. Maintenant, ils se reposaient tous, le calme était revenu dans la grande salle. Névtelen regardait les charcs entrer et sortir par une lucarne. Ils venaient se percher de-ci de-là, mais tous à un moment où à un autre venaient sur l'épaule de La Tchaulevêté. Encore une fois de fugitives impressions lui traversèrent l'esprit. C'était toujours la même souffrance, la même angoisse. Il se redressa en sentant le regard de la maîtresse de maison se poser sur lui. Les filles s'étaient endormies sur la table, Maester parlait de choses et d'autres et racontaient ce qu'il avait vu dans ses voyage. Brunchma dodelinait de la tête sur son siège appuyé sur un des poteaux de la maison.
- Je te préparerai un remède, Névtelen.
Entendant la voix de sa compagne, Maester s'arrêta de parler et regarda vers Névtelen. Celui-ci s'était redressé en entendant son nom.
- Alors, je vais guérir !
- Pas si vite, jeune homme, lui répondit La Tchaulvêté. Pas si vite ! Ce que je vais préparer va te guérir mais le plus important sera de déterminer le moment de le prendre. Si tu te trompes, tu pourrais en mourir.
Névtelen fut déçu.
- Ah ! Alors que dois-je faire ?
- Se hâter lentement. Il faut que je prépare le remède et que je cherche le bon moment.
Névtelen était resté avec ces paroles. Les activités de la maison de La Tchaulvêté étaient nombreuses. L'arrivée des trois hommes lui permit de faire face à tous les blessés qui étaient arrivés. Le bourgmestre lui-même, vint rendre visite à la guérisseuse. Il la félicita pour ses résultats, sous-entendit la jalousie des guérisseurs mâles qui trônaient dans la ville et dont elle ne faisait pas partie, elle qui employait des méthodes efficaces, certes, mais tellement peu orthodoxes qu'il serait bon qu'elle se méfie de la vengeance de la corporation des guérisseurs de Getch, leur grand dieu, béni soit son nom. Névtelen était subjugué par l'homme. Comment pouvait-on débiter autant de platitudes en aussi peu de temps ? Puis comme se termine une tornade, se termina la visite du bourgmestre. La Tchaulvêté avait l'air moins émue par ce fait que par la tête de ses filles.
- Allez les filles, vous semblez impressionnées par le bonhomme. Pourtant sa parole est plus vive que sa pensée.
- C'est vrai qu'il a l'air vide, dit Vodcha.
- C'est pas comme Névt, ajouta Tchavo. Lui, lui a l'air trop plein.
Les deux filles se mirent à rire ensemble, laissant Névtelen dans un abîme de perplexité.
Un soir, alors que La Tchaulvêté broyait des herbes dans un bol en bois avec un pilon, il s'approcha d'elle. Elle le regarda s'asseoir sans rien dire. Les filles, Maester et Brunchman étaient partis chercher des provisions au marché. Le soleil qui éclairait était encore assez haut. Les charcs continuaient leur manège. Névtelen en avait pris l'habitude. Il savait qu'ils étaient comme une partie de La Tchaulvêté, comme les autres animaux qui couraient çà et là. Il pensa qu'elle n'allait pas lui faciliter la tâche. Il voulait savoir. Il se lança :
- Tchavo l'autre jour a dit que j'avais l'air trop plein. Que voulait-elle dire ?
La Tchaulvêté le regarda de ses yeux sombres et perçants. Il soutint son regard.
- As-tu déjà vu ton ombre ? Ou ton reflet dans une mare bien calme ?
Névtelen fut interloqué par cette réponse :
- Oui, mais...
- Tu es cette ombre ou ce reflet.
La colère lui emplit le cœur. Il en avait plus qu'assez d'être... d'être et bien, il ne savait pas quoi, pas qui. Il voulait des réponses. Il le dit assez vertement à La Tchaulvêté. Elle lui jeta un regard étonné.
- Vois-tu, Névtelen, ce que je prépare est pour toi. Je comprends ta colère mais qu'y puis-je ?
- Ce n'est pas contre toi que j'en ai, dit Névtelen en parlant plus doucement. J'aimerais tellement être moi.
- Les filles ont bien senti. Vodcha a bien senti. Cet être qui vole et qui est si gros, cet être dont me parlent les charcs, cet être tu dois le rencontrer.
- Je suis en chemin pour cela, lui dit-il. Tel semble être mon destin. Je ne sais pas par où aller. Il vit dans les montagnes mais les montagnes sont vastes.
- Les charcs m'ont renseignée. Il faut que tu quittes la vallée pour aller vers le pays des grands froids qui est de l'autre côté des montagnes. Pour cela, tu dois quitter le chemin facile pour couper par les cols escarpés.
- L'hiver est là !
- Je sais, Névtelen. Les charcs m'ont signalé aussi un fait curieux et inhabituel : des loups.
Névtelen se redressa. Il revit ces silhouettes noires qui semblaient veiller sur lui. Il en parla à La Tchaulvêté.
- Sont-ils des avatars des dieux ?
- Mon savoir est limité dans ce domaine, Névtelen. Je sens la nature et les forces qui y vivent. Cette meute est porteuse d'une sagesse très ancienne et toujours actuelle. Elle sert plus fort qu'elle pour que l'équilibre se maintienne. Voilà ce que je ressens de leur présence ici. Le hasard est étranger à ce fait. Tu y es pour quelque chose.
Névtelen se mit à réfléchir sur ce qu'il venait d'entendre.
- Le remède sera prêt bientôt. Après il sera bon que tu partes.
147
Névtelen, Puissanmarto, Tandrag, Brtanef se pencha contre le tronc et vomit une nouvelle fois.

- T'as un estomac de mauviette, lui dit l'homme qui marchait avec lui.

Névtelen était en colère contre ce mec et ce qu'il disait, contre La Tchaulvêté, contre le gouverneur de Maskusa, contre la voix aux yeux noirs, contre Quiloma, contre La Solvette et contre... lui aussi et peut-être surtout contre lui.

Les images des derniers jours défilaient dans sa tête pendant que les spasmes s'espaçaient. Talmek s'était arrêté un peu plus loin. Il commençait les préparatifs de l'abri pour la nuit. Névtelen l'avait rencontré dans la montagne. Il chassait tout ce qui portait fourrure et en faisait le commerce. L'hiver était une saison propice pour certaines peaux plus rares plus chères.

Névtelen était parti de Felmazik avec autour du cou une petite fiole contenant un liquide épais et brun. Les filles lui avaient fait des adieux émouvants. Maester aussi, était ému. Il lui avait donné ses gages et un peu plus. Quant à La Tchaulvêté, elle lui avait remis le flacon en lui donnant la manière de s'en servir. Il fallait tout boire d'un coup mais au moment opportun quand vie et mort serait possible. Il était parti depuis dix jours quand une avalanche le rata de peu. Il crut le moment arrivé. C'est en tremblant un peu qu'il avait débouché le flacon et but le contenu. Le goût en était épouvantable. Malgré les hauts de cœur, il avait tout avalé et essayé de boire un peu pour faire descendre le remède. Quelques minutes plus tard, il avait les entrailles en feu et l'impression que sa tête allait exploser. Il était tombé sans pouvoir se retenir et le monde avait changé devant ses yeux. Des images se télescopaient, s’emmêlaient, se répondaient. Un moment, il avait même vu une tête de loup énorme, noire avec des crocs plus grands que son bras, puis des yeux rouges, d'autres noirs, puis encore des yeux. Ceux-là étaient comme de l'or avec une fente au milieu. Des voix, des sons, des odeurs, des sensations avaient déboulé dans son esprit, en vrac. Il ne savait pas, il ne savait plus quand, qui, où il était. Névtelen devenait Brtanef, puis Tandrag. Puissanmarto se sur-imprimait et tout se diluait dans un brouillard coloré que perçait un dragon portant un arbre. Le feu s'invitait et dansait ses sarabandes jaunes et rouges pendant que dans sa tête résonnait le son des barres de métal frappées en cadence...

- Oh ! L'ami ! Oh ! Tu m'entends...

On l'avait giflé une fois, une autre fois. Névtelen avait senti ses yeux s'ouvrir. Le paysage reprenait un peu de réalité sans devenir complètement consistant, puis son estomac avait eu son premier spasme.

L'homme s'était écarté pour le laisser vomir en paix.

- Vas-y, vide-toi, vide ces saloperies que t'as mangées. !

Névtelen ne l'entendit plus. La dernière sensation fut la neige sur son visage.

Talmek regarda l'homme étendu par terre. « Foutu hasard ! » pensa-t-il. L'option de laisser Névtelen là où il était l'avait effleuré. Après tout, il ne le connaissait pas, ne lui devait rien. D'accord, il avait le visage un peu rond et les yeux bridés comme lui, mais est-ce que cela suffisait ? Il fallait qu'il réussisse sa saison. La dernière avait été mauvaise. Il fit un abri de branches, de neige et y installa Névtelen. « Il va se remettre ! Je vais lui faire un feu et ce sera bien ». Alors qu'il se retournait pour chercher des branches, il les vit, toute une meute de loups noirs. Deux pensées contradictoires lui emplirent l'esprit : le prix des peaux et le danger de la meute. Les pires histoires couraient sur ces loups. Rares étaient ceux qui avaient survécu à leurs attaques. Il prit sa lance et se prépara au combat. Avec le gros arbre dans le dos, il avait peut-être une petite chance surtout s'il laissait un passage vers le malade. Il commença à bouger doucement. C'est alors qu'un grand mâle approcha. Il portait une proie dans la gueule. Il la posa à distance respectueuse de Talmek et se recula, rejoignant le cercle des autres. Talmek chercha l'alfa des yeux. Il ne comprenait pas. Le loup avait déposé un chenvien devant lui, une belle bête avec une belle peau. En regardant chaque loup, il en trouva une aux yeux rouges. Il sursauta. La meute de RRling, il avait devant lui la meute de RRling. Il tomba à genoux à terre et se mit à pleurer. Il y a bien longtemps, bien des saisons, un marabout lui avait prédit qu'il vivrait les légendes avant sa mort. Si Talmek avait oublié bien des choses, il se souvenait toujours de la légende de RRling aux yeux rouges et comment elle servait les dieux et les rois. Il regarda Névtelen d'un œil nouveau. Si RRling était là, c'est que le dieu ou le roi avaient appelé. Il avança doucement et prit le chenvien. Il sentit que la nuque avait été brisée mais qu'il n'avait pas saigné. La peau n'en serait que plus belle. Il sursauta au mouvement de la meute. D'un parfait ensemble, les loups s'étaient couchés.

Il fallut plusieurs jours à Névtelen pour sortir de son brouillard et reprendre pied avec la réalité. Talmek l'entendait parler plusieurs langues. Certaines fois, il comprenait des mots, d'autres fois, cela ne ressemblait à rien. Le seul mot dont il était sûr était « Tichcou ». Il décida qu'ils iraient par là. Les loups lui ramenaient une proie par jour. Il prenait la peau et ce dont il avait besoin. Le reste disparaissait dans une gueule sans laisser de trace.

Les premiers jours de marche furent difficiles. Névtelen s'arrêtait souvent pour vomir. Il avait toujours ces spasmes douloureux. Talmek n'insistait pas et montait le campement.

Un matin, Talmek vit que son compagnon avait meilleure mine. Il mangea mieux.

- Je m'appelle Talmek, dit-il en se désignant.

Névtelen lui jeta un regard lointain. Dans son esprit les images défilaient encore très vite. Cet effet kaléidoscopique le rendait instable. Il articula avec peine devant choisir chaque mot dans la langue qui convenait.

- Mon... histoire... kva... est... trop... longue.

Talmek le regarda bizarrement. Pourtant Névtelen pensait avoir dit ce qu'il fallait. Il essaya de reprendre la parole :

- Smil...tals...neige...bilka...

Il s'arrêta. Les mots ne sortaient pas correctement. Il leva les bras en signe d'impuissance. Talmek n'ajouta rien. Ils mangèrent en silence. Les journées se passaient à marcher. Talmek avait récupéré un macoca. Il ne savait plus où, mais la bête l'accompagnait depuis bien des saisons. Les loups s'en tenaient à distance, heureusement. Il répondait au nom de « mon gros ». Il portait les affaires et les peaux. Le soir, Talmek l'entravait et le laissait trouver sa nourriture.

Petit à petit, Névtelen avait récupéré. Si le monde en lui s'était stabilisé, il gardait une impossibilité de se repérer dans le temps. Des choses lui étaient arrivées mais il ne savait plus quand. Il avait forgé une arme noire, mais était-ce avant ou après la fuite devant les armées de Yas ? Il voyait aussi Abci et ses ronronnements mais en même temps, il voyait RRling aux yeux rouges. La confusion régnait trop dans sa tête. Il se maudissait d'avoir fait confiance à La Solvêté, non, à La Tchaulvette. Ce n'était pas cela non plus. Il ne savait pas bien, les deux figures féminines se superposaient, s'emmêlaient. Où était la vérité ? Et ce rêve qui semblait tourner en boucle devant ses yeux, que devait-il en penser ?

Les jours passèrent ainsi doucement. Les deux hommes ne parlaient guère. Ils avançaient vers la vallée de Tichcou. Talmek avait droit à une peau par jour amenée par les loups noirs. Il en restait toujours étonné. Grâce à Névtelen, Talmek retrouvait des souvenirs. Le nom de Sioultac ne lui était pas inconnu. Le dragon faisait écho aux vieilles légendes d'un pays qu'il avait quitté il y a si longtemps qu'il en avait presque oublié l'existence. Si le nom de Quiloma ne lui disait rien, les histoires de princes dixièmes, neuvièmes ou majeurs, réveillaient des échos venus de son enfance.

La neige était de bonne qualité depuis la dernière chute. L'hiver était bien installé. Ils avançaient maintenant régulièrement. Névtelen avait moins de crise.

- Je pense que nous arriverons à la vallée de Tichcou dans deux mains de jours, dit Talmek.

Névtelen ne se souvenait pas de Tichcou. Seul le nom lui était connu. Pourtant, il sentait que son destin se lierait là-bas.

- Tu as déjà été à Tichcou ? demanda-t-il à Talmek.

- Oui. La région est riche en peau, mais je préfère descendre vers la plaine pour vendre. Les prix sont meilleurs.

- Parle-moi de Tichcou.

- C'est une bourgade sans charme. Elle a eu son heure de gloire quand Yas est venu pour chasser le dragon. Cela a entraîné sa mort. Depuis elle s'est rendormie dans son ronronnement habituel m'a-t-on dit. La seule chose amusante est le passage des chevaliers de Flamtimo. Plusieurs fois dans l'été, ils préparent une expédition vers la grotte du dragon. Ils veulent la gloire et l'immortalité.

- Schamlt !

Talmek se tourna vers Névtelen devant ce mot étrange qu'il ne comprenait pas. Il le vit sur ses gardes, le marteau à la main. Interloqué, il regarda autour de lui.

- C'est bien de vous promener par là. On manquait de compagnie.

Talmek se tourna vers la voix qui venait de retentir. Il vit un homme debout sur le côté du chemin. Il avait une épée à la main. D'autres hommes se déployaient autour d'eux.

- On n'a pas d'argent, dit Talmek en mettant la main sur son grand couteau.

- Rassure-toi, mon gars, on se contentera de ta bestiole et de ce qu'elle porte. Dis à ton copain de poser son truc, pose ton coutelas et on vous laisse la vie.

- Je crois que tu ne sais pas à qui tu as affaire. Laisse-nous passer. Ça t'évitera la mort, fanfaronna Talmek.

L'homme partit d'un grand rire.

- On a fait les guerres de Yas et tu crois qu'on aurait peur de deux gugusses comme vous !

D'un geste de la main, il fit signe aux autres :

- Allez qu'on en finisse.

Si Talmek se mit en position de défense, Névtelen était parti à l'attaque en courant et en hurlant. Il vécut à nouveau cette accélération de son temps par rapport à celui des autres. Des images d'autres combats vinrent se superposer à ce qu'il vivait. Il avait déjà abattu trois hommes avant que la meute n'attaque.

Talmek regardait en tous sens, cherchant d'où viendrait l'attaque. Le seul homme qui s'approcha de lui fut mis hors de combat par les loups noirs. Pendant qu'un premier broyait le poignet qui tenait l'arme, un deuxième déchirait un tendon d'Achille. L'homme commença à hurler quand un dernier loup lui sauta à la gorge.

Le silence revint aussi vite qu'il avait été rompu.

Névtelen revint vers Talmek et le macoca.

- Str... ne reviendrons plus... kaltirquen... poursuivi par les loups noirs.

Talmek regarda Névtelen avec d'autres yeux. Il le pensait faible et sans défense. Il le découvrait plus dangereux que les soudards de Yas.

- Serais-tu un guerrier blanc ? Un de ces guerriers de légendes ?

- Je ne sais, Talmek. Je ne sais.
148 
Leur arrivée à Tichcou passa inaperçu. La nuit était tombée. La neige tombait encore. Les rues étaient désertes. Talmek trouva un bouge non loin de la rivière. Dans la salle, quelques tristes bougies dispersaient l'obscurité d'une clarté fumeuse. Assis à des tables chargées de crasse, divers loqueteux s'alcoolisaient. Talmek et Névtelen n'avaient pas meilleur aspect après tout ce temps passé dans les bois. Avant d'entrer, Talmek avait mis son grand coutelas bien en évidence. Le tenancier leur jeta un regard torve.
- On s'est d'jà vu, demanda-t-il en regardant Talmek et en posant deux pots de malch noir sur le comptoir.
- Ouaip ! J'suis d'jà passé y'a une saison, répondit-il en récupérant sa chope.
Névtelen regardait autour de lui comme s'il découvrait tout cela.
- Y boit pas ? demanda le tavernier.
- J'chais pas. J'l'ai récupéré dans les bois. Il a plus toute sa tête.
Baissant la voix et se penchant vers Talmek, il lui demanda :
- L'est dangereux ?
- Nan ! L'est devenu un peu simplet. Ça d'vait être un ouvrier forgeron ou un truc comme ça. L'a un marteau. Faut que j'trouve où l'laisser. Y m'encombre.
Névtelen semblait ne rien entendre et détaillait ce qui l'entourait.
- J'vois qu't'as des peaux ! Y'en a qu'en cherchent en ville !
- Un bon prix ?
- Faut discuter !
- Reste une piaule ?
- Ouaip, mais on paye d'avance.
Talmek sortit quelques pièces de métal de sa ceinture et les mit sur le comptoir.
- J'vous donne celle là-bas, près des écuries. C'est la plus sûre.
Talmek salua et toujours avec son pot à la main, il fit signe à Névtelen de le suivre. Celui-ci était chargé des peaux et de diverses sacoches. Arrivés dans la chambre, ils déposèrent leurs affaires le long du mur des écuries. Talmek en fit le tour pour voir si elle fermait bien de partout.
- On m'a déjà volé des peaux, alors je me méfie. Demain j'irai voir les acheteurs et le forgeron, puis on verra. Maintenant, allons manger.
Le lendemain Névtelen resta à l'auberge pour garder les peaux. Assis près de la porte de la chambre, il semblait rêvasser en se balançant sur son siège. Des images lui passaient constamment devant les yeux venant se sur-imprimer avec ce qu'il voyait. Quand ce n'était pas des images, c'étaient des sons, ou des odeurs. Il voyait quand même les mimiques des habitués qui demandaient qui il était. Le tavernier avait dit à voix plus ou moins basse que Névtelen était un demeuré trouvé par un trappeur. Il n'avait pas réagi laissant les gens se lasser de jeter des regards en biais vers lui. Il préférait écouter ce qui se disait. Il entendit parler des bandes qui écumaient la région et qui rendaient les chemins difficiles. Il entendit les plaintes des uns et des autres sur le temps, les difficultés actuelles, sur la guerre entre Altalanos et Saraya. Par contre il n'entendit pas parler du dragon, ni de la région plus haut dans les montagnes. Des souvenirs passaient en vrac dans son esprit. Ils faisaient référence à une ville dont personne ne semblait s'occuper à Tichcou.
Talmek était rentré à la nuit. Il avait été vers le comptoir. Névtelen n'avait pas changé le rythme de son balancement. Il semblait toujours aussi absent. Il écouta pourtant.
Talmek était de mauvaise humeur, il engagea la conversation avec le tavernier et quelques autres.
- Donne-moi du malch !
- T'as pas l'air de bonne humeur, dit le tavernier en le servant.
- Y sont pas honnêtes de proposer des prix comme ça. J'croyais qui manquait de fourrures.
Un autre intervint.
- Y manque des fourrures mais ceux qu'essayent de descendre dans la vallée s'font attaquer. Y a que l'gros mec qu'est à l'auberge du mont noir qui semble voyager comme y veut. À croire qu'il est de connivence avec la bande.
- Ouais, mais y a pas d'preuves, dit un troisième. En attendant soit tu lui vends, soit tu crèves de faim.
S'en suivit une discussion sur la bande du grand Slaff, du nom du lieutenant rebelle qui avait déserté avec ses hommes lors de la mort de Yas. À la description qu'ils en firent, Névtelen reconnut leur attaquant. Il eut un sourire intérieur. On ne risquait plus grand chose à descendre dans la vallée. Talmek semblait avoir suivi le même raisonnement car il annonçait qu'il allait sûrement pas rester ici pour se faire plumer par l'gros. La conversation dévia sur lui. Talmek demandait aux uns et aux autres à qui il pourrait laisser Névtelen qu'était fort, qui travaillait sans rouspéter mais qui avait une tête probablement un peu vide.
- Y vient d'où ?
- J'sais pas, répondit Talmek. J'l'ai récupéré dans la montagne. Il a dû se faire attaquer et zont dû le laisser pour mort.
Personne ne demanda qui étaient les « zont ». Il y avait beaucoup trop d'agressions depuis la disparition de Yas.
- Y connaît les bêtes ? demanda le tavernier.
- Ouais, s'est toujours bien occupé de Mon gros.
- Tu d'vrais aller voir au Milmac blanc. Y a le Michto qu'est mort des fièvres y a queques temps.
Après la conversation dévia sur des histoires de trappeurs. Quand Talmek vint chercher Névetlen pour aller se coucher, il était passablement éméché. Une fois la porte fermée, Névtelen lui posa des questions sur sa journée. Talmek lui raconta la rencontre avec le forgeron. Celui-ci n'avait aucune envie de prendre qui que ce soit. Talmek avait continué ses recherches sans trouver de point de chute pour Névtelen. Il conclut la discussion en s’effondrant sur sa paillasse :
- Bon, on va dormir et demain, fra jour !
Névtelen resta un moment allongé sur le dos les yeux ouverts. Les pensées bouillonnaient dans sa tête. Était-il sur le bon chemin, au bon endroit, au bon moment ? 
Quand Talmek reprit la route avec son macoca et ses peaux, Névtelen était casé. Le patron du Milmac blanc avait effectivement besoin de bras. Talmek avait présenté Névtelen comme un rescapé d'une attaque en montagne devenu un peu simplet depuis. L’œil du tavernier s'était allumé. Lui avait très bien compris que Névtelen ne comprenait pas tout. Il en avait déduit que les gages de son futur employé seraient à la hauteur de sa compréhension. Talmek avait poussé dans le même sens en demandant un dédommagement pour tous ces jours à le traîner en montagne. Le tavernier avait eu un sourire complice et avait proposé des vivres. Pendant la négociation, Névtelen avait eu l'air absent ou plus intéressé par les mouches que par les hommes qui discutaient de son avenir. Il s'était retrouvé nourri, logé et chargé de tout ce que les autres ne voulaient pas faire. Névtelen avait dit à Talmek avant ces évènements :
- Quoi de plus discret qu'un demeuré ? Il me faut une place comme cela pour me donner le temps.
Ils s'étaient fait leurs adieux aux portes de Tichcou.


149
Les jours succédèrent aux jours. Crachtal, le patron du Milmac Blanc était mauvais. Névtelen ne trouvait pas d'autre mot pour le désigner. Il trichait sur tout, la qualité de ce qu'il servait, la taille de ses chopes, les sommes qu'il demandait, les sentiments qu'il montrait aux autres. Si devant témoin, il parlait presque correctement aux servantes, il les maltraitait en privé. Névtelen était comme les autres, traité avec autant de mépris et de violence, à un détail près. Il avait une crise importante de douleurs. Plié en deux, alors que son ventre était secoué de spasmes, il s'était mis à vomir. Les crises se rapprochèrent tellement qu'il eut un sursaut plus violent qui lui fit perdre conscience. À son réveil, il eut la vision furtive mais nette d'un regard inquiet dans les yeux de Crachtal. Névtelen eut cette intuition. L'homme avait peur de la maladie et des malades. Trop fatigué, il avait fermé les paupières. Quand il s'était réveillé, il s'était retrouvé dans la soupente qui lui servait de chambre. Faible, mais tenant debout, il était descendu jusqu'à la cuisine. Michta l'avait vu. Petite bonne femme couverte de haillons, elle servait chez Crachtal depuis deux saisons. Elle servait à tout, avait remarqué Névtelen. Il avait surpris le patron plusieurs fois passant sur elle ses pulsions qu'elles soient de rage ou de sexe. Michta ne disait rien jamais. Cela aussi, il l'avait remarqué. Il fut étonné quand il la vit s'approcher avec une écuelle de bouillon chaud. Elle la posa devant lui :
- Mange ! T'as besoin de forces.
- Explique- moi.
- Y a rien à expliquer. On t'a monté dans ta piaule. C'est tout.
- Ça, je sais. Mais pourquoi il m'a gardé ?
- Ah ça ! dit-elle en haussant les épaules. J'pense que c'est parc'que tu calmes le gros tibur. Sinon t'aurais viré comme l'vieux.
Névtelen en trempant sa galette dans le bouillon revit la scène. Crachtal avait jeté dehors, au sens littéral du mot un vieux serveur que tout le monde appelait « l'vieux » parce qu'il était malade et qu'il n'allait pas assez vite. Le pauvre s'était relevé avec peine. Névtelen l'avait croisé alors qu'il ramenait les tiburs du pâturage. Le patron lui avait confié ce rôle quand il  s'était aperçu que son mâle, énorme bête dont il était très fier et qui lui rapportait beaucoup à chaque saillie, avait peur de Névtelen au point de se comporter comme un bébé. 
Névtelen voulut demander des précisions à Michta, mais elle était déjà repartie en salle. Le Milmac blanc travaillait essentiellement avec les soldats qui tenaient garnison non loin de là. Les jours de soldes, Crachtal devenait fou. Il lui fallait vider le plus de poches possibles. Il faisait mettre en perce les jarres préparées depuis peu et qui contenaient ce breuvage qu'il osait nommer malch noir. Si le goût en était redoutable, elle saoulait vite et bien, ce que demandaient les soldats.
Depuis ce jour, Névtelen trimait avec les bêtes.
C'est à l'occasion d'un jour de solde qu'il entendit parler d'un personnage qui aurait approché le dragon plusieurs fois et en serait revenu, vivant. Il avait mauvaise réputation puisque toutes ses expéditions s'étaient terminées par la mort des guidés. Son rôle était d'approvisionner le bar avec les jarres de malch noir. Il traînait un récipient avec difficultés quand il repéra cet homme à qui il manquait une main se diriger vers une alcôve proche de la cuisine. Les soldats s'écartaient devant lui, en lui jetant des regards inquiets comme quand on rencontre un objet de mauvais présage. Il posa la question à Michta qui faisait des allers-retours dans la salle pour le service.
- Ah ! Lui ! Evite. C'est Schtenkel. Y porte l'mauvais œil. 
Elle avait dit cela sans s'arrêter. Elle s'éloignait déjà. Névtelen n'eut pas le temps de poser une autre question. Solmia qui avait entendu l'échange, et qui attendait que Crachtal servent les pots de malch, se tourna vers Névtelen.
- C'est lui qu'a guidé les Flamtimo vers l'antre du dragon. Et ils sont morts, toujours, tous !
- Il sait où est l'antre du dragon ?
- Ouais, mais y porte malheur, c'mec !
- Tu vas te bouger ou t'attend qu'je te botte le cul ! hurla Crachtal en s'approchant. Elle est où la deuxième jarre ?
Névtelen repartit en se dépêchant. A son retour, Crachtal était parti dans les réserves. La lumière baissait déjà. La salle se remplissait de pénombre. Névtelen pensa qu'il faudrait allumer les chandelles bientôt. Comme c'était son rôle, il prit sa queue de rat, son stock de chandelles. Se dirigeant vers la première, il passa devant le coin où était affalé Schtenkel. Névtelen se dérouta pour aller s’asseoir près de lui.
- T'as déjà été voir le dragon ?
Il vit Schtenkel lever les paupières.
- T'es un guerrier blanc ?
Névtelen se rembrunit :
- Non, enfin je ne crois pas. Il faut que je rencontre le dragon.
- Écoute, blanc-bec, y tue tous ceux qui l'approchent.
- Oui, mais toi t'es vivant.
- Parlons-en, dit Schtenkel avec violence. Il m'a bouffé une main, m'a laissé une vie de paria. J'en suis à mendier pour pouvoir boire un coup. Tire-toi maintenant.
Névtelen n'insista pas d'autant plus que Crachtal arrivait dans la salle. Il vit le regard noir du tavernier se tourner vers lui mais ce fut sur Michta que tomba la colère. Quand il put revenir dans la salle, Schtenkel avait disparu.
Dans les jours qui suivirent, l'hiver prit de l'ampleur. La neige s'accumula. Les trappeurs des environs vinrent se réfugier et Tichcou prit son rythme de ville coupée du monde. Une histoire étrange commença à circuler. On avait retrouvé la bande du grand Slaff. 
- J'te dis que ces restes, c'est tout c'qui y a. J'ai r'connu les armes. Z'avait les mêmes quand y m'ont attaqué.
Le trappeur qui parlait ainsi, monopolisait l'attention. Tout le monde s'était interrogé et réjoui de la disparition des attaques de la bande du grand Slaff. Certains l'avaient dit en cheville avec les acheteurs de peaux. Ces derniers étaient partis peu après l'arrivée de Talmek et Névtelen. Si Névtelen avait fait le lien, dans Tichcou personne n'avait compris. Maintenant l'explication arrivait. La bande du grand Slaff était tombée sur plus forte qu'elle.
- Et moi, j'te dis qu'des loups noirs y en a plus depuis des générations.
- Ouais, mais t'as pas vu, c'que j'ai vu. Les os sont en miettes et les mâchoires qu'ont fait ça sont les plus grandes que j'ai jamais vues. L'père d'mon père y racontait qu'les loups noirs z'étaient les seuls à pouvoir faire ça.
Crachtal était ravi de cette histoire qui remplissait sa salle. Chacun y allait de son idée et de son interprétation. De vieilles légendes revenaient dans les mémoires alimentant les longues soirées.
Névtelen rangeait dans la réserve quand il entendit la voix de Schtenkel qui se mêlait à la conversation.
- Moi, je les ai vus !
Le trappeur conteur se tourna vers lui, avec un petit air mauvais, dépité de se faire voler la vedette :
- Toi, tu les as vus ?
- Ouais, comme j'te vois et ça m'a pas fait plus plaisir !
Le trappeur aurait bien voulu avoir une de ces réponses qui ferment la bouche aux impudents, mais sa langue trop pâteuse refusa de s'agiter.
- C'tait la saison dernière avant les grandes pluies et l'invasion des volpics.
La voix de Schtenkel était grave et l'heure propice au frisson. Les consommateurs vinrent faire cercle autour de sa table. Sans qu'un mot ne soit échangé, un pot de malch noir frais arriva. Il but une grande lampée et reprit :
- C'est encore un de ces jours maudits où on a vu arriver des étrangers. Mais là, c'tait pas n'importe qui. C'tait le roi Yas en personne avec toute son armée. Y avait des bruits qui couraient d'puis un moment qu'il en avait marre d'ce dragon. Mais y a pas qu'moi qui pensait pas qui viendrait lui-même. Ça a été l'branle-bas quand il est arrivé. Ici, zont tous perdu la tête. Moi, j'me suis dit qu'valait mieux que je m'tire ailleurs, mais j'ai pas eu le temps. Y a ses sbires qui m'sont tombés dessus et j'me suis retrouvé d'vant l'roi avant que j'ai pu dire ouf. Y a fallu que j'raconte encore une fois mes voyages. Ben y f'sait soif et j'avais même pas un p'tit verre à boire.
Crachtal n'attendit pas et entreprit de remplir la chope que Schtenkel vidait aussi vite. Névtelen écoutait aussi. Schtenkel était trop content d'avoir des spectateurs. Il en rajoutait. Au son de cette voix chargée de malch, Névtelen revit des images. Schtenkel parlait de lieux qu'il avait connus. 


150
Névtelen se renfonça dans un coin obscur et se mit à écouter ce que racontait Schtenkel.
Le roi Yas était arrivé avec le premier corps de son armée. Cela faisait déjà beaucoup de monde. Tichcou n'était pas assez grande pour loger tout ce monde. Yas avait fait venir Schtenkel pour avoir le maximum de renseignements sur la région. Il était là depuis quelques jours quand il décida d'envoyer des patrouilles en territoire ennemi. Il rentrait d'une campagne victorieuse dans le nord de son royaume. De nouveaux territoires étaient passés sous son contrôle. En attendant le gros des troupes, le roi passa son temps à préparer l'attaque de la vallée et à chasser. Dans Tichcou, les habitants étaient affolés de toutes ses troupes qui ne cessaient d'arriver. Heureusement l'intendance suivait. Si Schtenkel savait cela, il avait rapidement compris que pour lui, l'arrivée des différents corps d'armée se traduisait par une quasi-détention. On lui avait dit qu'il était attaché à la maison du roi comme pisteur comme Torétaro avant lui, que c'était un grand honneur et qu'il avait intérêt à remercier le roi pour sa grande bonté. Schtenkel s'était exécuté sur ce point. Il l'avait fait après l'audience du petit matin. Le roi Yas tenait à rendre la justice dès son lever. La sentence la plus courante était la mort, plus ou moins rapide, plus ou moins douloureuse, suivie de près par le knout. Après cela il y avait le repas que le roi partageait avec ses généraux pour fixer la stratégie ou pour régler les différents problèmes de gouvernance. Quand le soleil était assez haut, le roi partait chasser. Ses pisteurs l'accompagnaient toujours. Schtenkel ne leur arrivait pas à la cheville, mais lui connaissait la topographie du lieu.
Un matin, le roi les réunit avant le départ :
- J'en ai plus qu'assez de chasser des ruminants, trouvez-moi des bêtes dignes de mon courage ! De l'or à celui qui trouve une piste, le fouet aux autres.
Ainsi motivés les pisteurs s'égaillèrent dans la nature. Schtenkel faisait équipe avec un jeune pisteur prometteur, Traomtra. Il avait connu Torétaro et avait dit à Schtenkel entre quatre yeux qu'il ne croyait pas un instant à son histoire.
- Des loups, il faut trouver des loups. Ça plaira au roi.
- Cela ne va pas être facile en cette saison, répondit Schtenkel, ils remontent pour suivre les troupeaux de clachs.
- T'as une autre idée ?
Schtenkel ne trouva pas de réponse. Ils se mirent en route, ils avaient cinq jours pour leur mission.
Traomtra courait vite, pas Schtenkel. Traomta était endurant, pas Schtenkel. Traomta savait faire à manger, pas Schtenkel. Il aurait pu continuer la liste longtemps. Schtenkel n'avait qu'un atout, le dragon lui avait laissé la vie. Il était le seul à avoir survécu à une rencontre avec le monstre. En cela il était unique. Il avait conduit Traomtra vers la vallée du dragon. Ils étaient remontés en face parcourant la région de collines boisées à la recherche de traces de gibier intéressant. Traomtra devenait sombre au fur et à mesure que les jours passaient car ils ne trouvaient rien. Le quatrième jour arriva. Le soleil était voilé de nuage. Schtenkel lui dit :
- Tu verras, on s'y fait. C'est la première fois que c'est difficile.
- Les gens de mon peuple ne se font pas fouetter. Mieux vaut mourir !
- Tu es jeune Traomtra. Tu as le temps de changer. Regarde ce qui m'est arrivé. Jeune engagé, je rêvais de gloire et de conquêtes. Je me suis retrouvé dans une unité de second ordre sous les ordres d'un lieutenant qui en voulait au monde entier. Quand il est arrivé ici, il a connu la folie et il est mort d'avoir voulu chasser le dragon. Yas ne fera peut-être pas mieux. Tous ceux que j'ai vu s'attaquer au dragon sont morts. Seuls les guerriers blancs semblent pouvoir l'approcher. Mais ils sont à son service.
- J'entends tous les récits, Schtenkel. Mais un dragon est-ce aussi impressionnant que cela ? Toute bête a ses faiblesses, celle-là comme une autre.
- Je l'ai rencontré, Traomtra, je lui ai parlé et il m'a parlé. Il attend de moi quelque chose, sinon je serais déjà mort.
Subitement Schtenkel leva la tête.
- Regarde ! dit-il en pointant son doigt vers le ciel.
Traomtra leva les yeux. Sa bouche s'ouvrit toute seule. Il jura. Une grande ombre rouge passa en rasant la canopée.
- Tu as de la chance, petit, dit Schtenkel. Il y a longtemps que je ne l'avais pas vu.
- Mais... mais... il est énorme !
Schtenkel se mit à rire.
-  C'est autre chose que des histoires, ça ! Hein, mon gars !
- Il va se poser, dit Traomtra. Je suis sûr qu'il va se poser !
Attrapant ses affaires, il se mit à suivre le dragon au pas de course. Schtenkel le suivit à distance. Il le rattrapa quelques temps plus tard. Traomtra était arrêté et avait l'air dépité. Il scrutait le ciel en tous sens.
- Je l'ai perdu, dit-il avec de la désolation dans la voix.
- Viens, dit Schtenkel, il est temps de rentrer. Sinon ce sera pire à notre arrivée.
Le jeune pisteur se laissa faire quand Schtenkel le prit par le bras. Ils descendaient vers une rivière qui rejoindrait la rivière de Tichcou. En se dépêchant, ils seraient à l'heure pour voir le roi.
- Alors petit homme à la doublure d'or, tu as trouvé un nouveau compagnon qui lit la terre.
Les deux hommes s'arrêtèrent tétanisés. Ils se retournèrent doucement. Des yeux d'or les scrutaient. Les genoux de Traomtra se mirent à trembler. Ils sursautèrent quand la tête du grand saurien fit un mouvement rapide pour arriver à leur hauteur.
- Tu es encore là où il ne faut pas, petit homme à la doublure d'or. Tous ces petits hommes qui lisent la terre, que cherchent-ils ?
Schtenkel hypnotisé par ce regard, se mit à répondre comme un automate :
- Le roi Yas est venu pour te tuer, lui et toute son armée. En attendant ce jour, il chasse.
- Et que chasse le roi qui veut chasser les dragons ?
- Les clachs ne lui suffisent pas. Il veut plus de gloire. Il veut tuer ceux qui peuvent tuer.
Traomtra regardait alternativement le dragon et Schtenkel, incapable de croire ce qu'il voyait.
- Que dis-tu, petit homme qui lit la terre ? Quel est le désir de ce roi tueur ?
Traomtra fit l'erreur de regarder dans l’œil du dragon. La suite lui échappa. C'est Schtenkel qui lui raconta comment il avait raconté leur mission et leur recherche de loups. Le dragon avait écouté le jeune homme sans l'interrompre et lui avait dit :
- Bien, petit homme qui lit la terre. Quand tu passeras le val, tu verras un de ces arbres sur lequel tu es déjà monté. Regarde au pied et tu verras de quoi t'éviter le fouet.
Ayant dit cela, le grand saurien releva la tête et s'envola dans un déchaînement de vent.
Les deux hommes s'entreregardèrent un instant et prirent leurs jambes à leur cou. Ils ne s'arrêtèrent de courir que bien longtemps après. Le dragon leur avait laissé la vie sauve. C'était à peine croyable. Après un repos, ils discutèrent pour savoir s'il fallait raconter. Sans bien comprendre pourquoi, il leurs sembla préférable de ne rien dire. Brusquement Traomtra se figea.
- Là, dit-il en désignant un arbre. On est dans le val et c'est un litmel.
Il courut au pied du tronc et chercha. Il fit signe à Schtenkel :
- Regarde des traces de loups... Elles sont de belle taille et vu leur nombre, ça doit être une meute. Yas va être content...
Ils repartirent heureux, même s'ils arrivaient en retard, le fouet ne serait pas pour eux.
Loin au-dessus de leur tête, planait une grande silhouette rouge.
A leur arrivée à Tichcou, ils furent pris dans le tourbillon des troupes se déplaçant. Le gros de l'armée arrivait en convoi. Il était midi, la majorité des unités avaient fait la pause repas. Cela leur permit d'avancer plus vite. Ils furent quand même obligés de se justifier pour passer. Traomtra sortait son collier. Lors de leur départ il avait noué le silmal donné par l'officier ordonnance de Yas. Il s'agissait d'une cordelette nouée de manière codée. On pouvait, pour celui qui en connaissait le langage, lire la mission et les ordres donnés. Certains avaient tenté de le copier ou de le falsifier sans succès. Il ne suffisait pas de savoir faire les nœuds il fallait aussi savoir comment et où les placer sur la corde. L'armée était ainsi contrôlée par une unité d'élite fait du peuple Olayeboyou que la peau irisée de vert mettait à part. La culture du nœud venait de chez eux. Yas les avait embrigadé au début de son règne. Avec son abondante chevelure, il était apparu comme un dieu à leurs yeux. Depuis ils lui fournissaient les hommes nécessaires. Persuadés qu'ils agissaient pour le compte de l'avatar de leur dieu, ils étaient incorruptibles. Malheur à celui qui essayait de les tromper. Yas leur avait délégué son droit de justice et les Olayeboyou étaient aussi expéditifs que lui. L'officier regarda les deux pisteurs d'un œil soupçonneux :
- Vous êtes en retard, leur dit-il en nouant le silmal d'une certaine manière.
Traomtra ne dit rien pourtant Schtenkel sentit son énervement. Tous les deux savaient que l'olayeboyou signalait ce fait. Ils commençaient à penser que même avec la nouvelle d'une meute de loups, ils n'allaient pas éviter le fouet. Ils n'arrivèrent qu'à la nuit tombante devant le campement du roi. Les hauts gardes étaient en faction. Véritables géants, ils avaient la charge de la protection de la tente du roi et de tout ce qui gravitait autour.
Quand Traomtra donna le silmal, il vit la contrariété se peindre sur les traits de l'olayeboyou.
- Le roi a donné l'ordre de vous punir.
- Mais on a trouvé des traces de loups ! hurla Traomtra.
Le contrôleur arrêta son mouvement vers les hauts gardes, se retournant vers Traomtra, il demanda : 
- Dis-tu vrai ? Sinon ce n'est pas le fouet, c'est la mort !
- Il dit vrai, dit Schtenkel. Je les ai vues aussi. De grands loups, les gens d'ici parlent même de loups noirs.
Le contrôleur fit un autre signe. Un serviteur s'approcha.
- Conduis-les au roi. Qu'ils fassent leur rapport !
En disant cela, il donna un silmal d'accès pour la suite. Le serviteur s'engagea entre deux tentures, Schtenkel et Traomtra le suivirent, la crainte au cœur.
On les fit attendre dans une antichambre. Le roi était avec ses généraux. Ils voyaient entrer et sortir les personnages les plus importants du royaume. L'arrivée du gros des troupes précipitaient le mouvement. Même s'ils étaient mal placés, ils comprenaient que le roi Yas allait régler ce problème de dragon avant de repartir s'occuper de ses affaires.
Quand Schtenkel vit Traomtra sauter sur ses pieds, il mit quelques secondes à comprendre. Lui aussi se raidit dans la position la plus parfaite possible. Devant eux sortaient les quatre grands généraux et on entendait la voix du roi. Ils étaient dans la plus parfaite immobilité, les yeux détaillant le plafond de la tente, quand ils sentirent une présence devant eux. Un ordre claqua. Ils mirent genou à terre devant le roi.
- Des loups ? m'a-ton dit.
- Oui, Majesté, répondit Traomtra sans lever la tête.
- Relève-toi et explique.
Traomtra commença par les empreintes larges et puissantes pour finir par la région et la direction de leur déplacement.
Tournant vers son chambellan un regard chargé de fièvre chasseresse, le roi dit :
- Les loups bougent vite. Qu'on envoie ces hommes et d'autres pisteurs. Je partirai en chasse demain.
Un général se rapprocha :
- Mais l'assaut, majesté ?
- Allons, Saraya, ne me dites pas que vous ne pouvez pas vous occuper de cette bourgade. Quant à vous Stramts avec votre corps d'armée vous arriverez bien jusqu'à la caverne du dragon.
Se détournant, le roi partit, les généraux sur les talons.
Schtenkel et Traomtra échangèrent un regard. Ils n'eurent pas le temps d'échanger leurs impressions. Les ordres tombaient. Bientôt équipés de torche, montés sur des tracks, ils reprirent le chemin qu'ils venaient de parcourir, accompagnés d'autres pisteurs et de serviteurs de la chasse royale.
Ils n'eurent droit qu'à quelques trop courtes heures de sommeil. C'est ainsi qu'ils apprirent que les autres patrouilles n'avaient rien trouvé. Au pied du litmel les traces les attendaient.
Le maître de chasse siffla entre ses dents :
- Le roi va être content.
Quand vint le jour, tous les pisteurs partirent chercher une piste plus fraîche. Ce fut encore le binôme Schtenkel Traomtra qui la découvrit. Quand ils revinrent au camp de base, ils étaient sur un nuage. D'autres pisteurs confirmèrent la présence de la meute dans la région. Quand le roi arriva, il ne cacha pas sa satisfaction.
- Demain, nous partirons en chasse, dit-il. Malheurs aux loups et au dragon !


151
Schtenkel s'était arrêté de parler après cette déclaration. Il observa son auditoire qui était suspendu à ses lèvres. Tout le monde avait entendu parler de la dernière chasse de Yas, mais personne n'en connaissait le déroulement. La suite précipitée des évènements à cette époque avait occulté les faits. Le désir de sommeil avait été remplacé par celui de savoir. Comme toujours sans que l'on comprenne comment, les gens étaient arrivés. La salle était maintenant pleine.  Crachtal se frottait les mains. Une soirée comme celle-là, remboursait toutes celles où ce damné Schtenkel ne buvait rien et faisait plutôt fuir les clients. Il fit signe à Michta de resservir le conteur. Ce n'était pas le moment qu'il s'arrête.
Dès qu'il eut vidé une nouvelle chope de Malch, Schtenkel reprit son récit. Névtelen voyait bien ce litmel qu'il décrivait, les tentes autour et tout l'aréopage de serviteurs. Les tracks piaffaient, les piqueux et autres gardes-chasse se tenaient prêts. Yas parut. Dès qu'il fut en selle, on se dirigea vers la dernière trace vue.
La journée fut une course sans pause. Les loups furent repérés vers le milieu de la matinée. Le roi devint comme fou. Son regard se chargea de fièvre quand il vit une de ces splendides créatures au poil noir que les snaffs avaient levée. Schtenkel dit à Traomtra :
- Je n'aime pas cela ! Il a le regard de Jianme.
Traomtra qui courait à côté de lui, lui répondit :
- Les oracles ont dit que la journée serait bonne.
- Peut-être, gamin, mais demain ?
Il y eut une sonnerie de trompe pour signaler une proie acculée. Quand ils arrivèrent sur place, Yas remontait déjà sur son tracks avec un nouvel épieu. Ils regardèrent la dépouille au sol. La bête était grande mais son pelage était gris.
- Tu vois, gamin, c'est ce que disent les gens d'ici. On ne tue pas un loup noir.
- Légende ! Tu vas voir la suite.
Effectivement, Traomtra vit la suite. Une meute de loups se faisait massacrer par le roi Yas, que des loups gris. À chaque hallali, l'énervement du roi augmentait. Ils l'entendirent hurler :
- Où sont les loups noirs ? Trouvez-les ou je vous fais tous fouetter !
Les pisteurs, piqueux et gardes-chasse s'égaillèrent dans la clarté de la fin de journée. Schtenkel s'immobilisa à l'entrée d'un petit ravin. Il bloqua l'avancée de Traomtra. Par geste, il lui fit signe. Là, devant eux, une louve jouait avec son petit. Une branche craqua derrière eux. La louve tourna la tête vers eux. Schtenkel sursauta. Son regard était rouge comme la braise.
Elle se leva tranquillement et partit sans se presser de l'autre bord. Se retournant et toujours par signes, Schtenkel donna l'ordre de prévenir le roi. Une louve noire aux yeux rouges, il n'avait jamais vu cela.
Ils n'eurent pas longtemps à attendre. La meute des snaffs arriva, suivie du roi et des servants de la chasse. Le roi n'eut qu'une parole :
- Où ?
Schtenkel montra l'autre côté du ravin. Le roi lui fit signe de suivre et éperonna son tracks. La course commença. La nuit tomba sans qu'elle ne s'arrête. La lune, claire, donnait une lumière pâle, mais suffisante. Schtenkel et Traomtra suivaient la piste des cris des snaffs, ainsi que leur forte odeur. Ils arrivèrent dans une clairière.  Le roi était là, tournant en tous sens, un regard fiévreux. Le chasseur cherchait sa proie. Les snaffs étaient plus loin. Le roi jurait en maudissant ses bêtes incapables de suivre une piste fraîche.
Arrivé à sa hauteur, Schtenkel se pencha en avant pour reprendre son souffle. Il sentit comme le poids d'un regard. Il leva les yeux. Là-bas, une silhouette noire ! 
- Majesté ! Là ! hurla-t-il en montrant le lieu.
L'ombre noire se distingua un instant dans la clarté de la lune.
- Sus ! hurla Yas en éperonnant son tracks.
Ils le suivirent. La folle course reprit dans un terrain plus accidenté. Ils étaient à mi-pente quand ils virent la silhouette de Yas se détacher en ombre chinoise sur un rocher en surplomb. Ils continuèrent leur ascension. Arrivés à sa hauteur, ils l'entendirent monologuer :
- Je sais que tu es là. Tu crois que tu vas m'échapper mais je t'aurai.
Traomtra saisit la bride du tracks pendant que Schtenkel s'approchait de Yas. Ce dernier était au bord du gouffre, scrutant en contrebas pour y chercher la trace de sa proie. C'est alors que retentit un cri puissant et étrange. Yas leva les yeux vers le ciel pour en trouver la provenance. Au loin une gigantesque forme passa devant la lune.
- Toi aussi, je t'aurai. Toutes mes armées sont parties à ta recherche. Tu ne m'échapperas pas non-plus. Maudit sois-tu ! hurla-t-il en levant le poing.
Quelques serviteurs arrivèrent en soufflant.
- Majesté, nous avons perdu la chasse. Il vaudrait mieux rentrer. Nous avons des torches, nous pouvons même bivouaquer, Stilman a quelques provisions...
Le roi fit un geste d'impatience tout en scrutant la forêt sombre.
- Là, les yeux rouges ! Mon tracks !
Schtenkel se mit à penser que la louve le faisait exprès. Elle semblait réapparaître à chaque fois qu'on la perdait. Il n'eut pas le temps de pousser plus loin ses réflexions. Ils couraient à flanc de montagne, Traomtra sur les talons. Plus habitués que les serviteurs du roi à ce terrain inégal, ils suivaient tant bien que mal la progression du tracks. Gêné par la pente, il tomba une première fois, puis une deuxième. Yas le força à chaque fois à repartir. La forme noire semblait l'attendre. A la troisième chute, la monture du roi resta au sol. Haletante, épuisée, elle n'en pouvait plus. Quand ils arrivèrent à cet endroit, Schtenkel et Traomtra eurent la vision démentielle d'un homme hurlant sa haine sous la lune pâle. Aussi épuisés que le tracks, ils s'assirent contemplant la scène sans un mot. Après un dernier éclat, Yas s'abattit à terre.
Quand Schtenkel se réveilla, le soleil montait dans le ciel depuis un bon moment. Il se leva. Le tracks était mort. Traomtra dormait dans une position comique, quant à Yas, roulé en boule contre une souche, il était agité de petits soubresauts. Schtenkel regarda autour de lui. Il ne connaissait pas la région. Tout semblait calme. Il pensa à ce qu'il devait faire pour ramener Yas. S'asseyant sur une pierre, il tira de sa musette un peu de galette. Ses muscles lui faisaient mal. C'est alors qu'il massait ses cuisses et ses mollets qu'il la vit. La louve était une fois de plus devant lui, quelques pas en contrebas. Son regard exercé accrocha d'autres silhouettes réparties un peu partout. La meute ! Ils étaient au milieu de la meute ! Son esprit s'affola un moment, puis la raison lui revint. Si les loups avaient voulu attaquer, ils seraient déjà morts. Le pays lui fit de plus en plus peur. Cette région était un piège mortel et de nouveau il était à côté des mâchoires. Un bruit le fit se retourner. Yas était debout, l'épieu à la main, le regard halluciné. Il attaqua la louve qui l'évita en se jouant. De nouveau, il partit à l'assaut. D'un bond de côté ou en arrière, elle esquivait les attaques, entraînant Yas de plus en plus loin. Quand il planta son épieu trop profondément pour le dégager, il prit sa dague et relança un assaut.
Schtenkel suivait à distance l’étrange manège, bientôt rejoint par Traomtra.
- On devrait pas l'aider ? interrogea-t-il.
- Trop de loups, répondit Schtenkel.
- On s'éloigne du camp, ajouta le jeune pisteur.
- On n'a pas le choix. On ne peut pas le laisser.
Yas ne semblait s'apercevoir de rien, tout à sa poursuite. Le soleil était haut dans le ciel quand ils virent trébucher Yas. Il s'étala par terre, se redressa, glissa à nouveau en voulant récupérer sa dague. Tout occupé à surveiller la louve devant lui, il ne vit pas le grand mâle arriver dans son dos et le percuter. Incapable de résister à la poussée, il fit un bond vers l'avant et tomba dans la pente. Schtenkel et Traomtra coururent. Ils s'arrêtèrent avec peine au bord du précipice. Tout en bas une silhouette tordue était immobile.
Après un instant de stupeur, ils pensèrent aux loups. Regardant autour d'eux, ils prirent conscience  de leur disparition.
- Je t'avais dit, gamin, on ne chasse pas les loups noirs.
- Qu'est-ce qu'on fait ? On peut pas le laisser en bas comme un chien.
- Tu sais où on est, gamin ? Tu pourrais rentrer ?
- Oui, il faut une bonne journée pour rejoindre quelqu'un.
- Alors va et reviens avec des cordes et tout ce qu'il faut pour le sortir de là. Moi, je vais essayer de descendre.
C'est ainsi que quatre jours plus tard, un tracks chargé d'une civière reprit la route de Tichcou. Le chef des serviteurs avait interdit qu'on envoie des messagers. Il avait fait courir le bruit parmi les courtisans que le roi était déjà reparti pour Tichcou. Tellement désireux de plaire et surtout de plaire plus que les autres, ils étaient repartis vers la ville à toute vitesse, lui laissant les mains libres. Il avait renvoyé meute et servants de chasse pour ne garder que les hauts gardes et quelques serviteurs fidèles. La remontée du corps avait été difficile et longue.
La pluie les rattrapa sur la route de Tichcou. 


152
La suite était connue de tous. Schtenkel le savait. Il se renferma dans un mutisme boudeur refusant de répondre aux questions. Comme il se faisait tard, personne n'insista beaucoup. Bientôt la salle se vida. Crachtal regardant Schtenkel affalé sur sa table fit signe à Névtelen :
- Ramène-le chez lui !
Névtelen s'approcha du conteur qui ronflait  la tête posée sur ses bras repliés. Il le secoua. Des grognements désapprobateurs du dormeur l'obligèrent à insister. Schtenkel se débattit un peu.
Névtelen insista :
- On ferme ! Il faut y aller !
- Grrrmff !
Névtelen le secoua plus fort. Schtenkel ouvrit un peu les yeux, les referma tentant d'échapper à la poigne de Névtelen. Devant l'insistance, Schtenkel se leva difficilement, titubant à moitié. Névtelen lui passa le bras sous l'épaule. Tout en le soutenant, il se dirigea vers la porte.
- Et dépêche-toi ! Y a pas qu'ça à faire !
Névtelen fit un signe d’acquiescement à Crachtal et ouvrit la porte. Dans la nuit, la neige tombait doucement sans bruit. Ils avancèrent dans la nuit faiblement éclairée par le mauvais fanal que tenait Névtelen. Schtenkel se laissait porter plus qu'il ne marchait. Heureusement, il habitait une masure non loin de là. Quand il poussa la porte délabrée, Névtelen sentit la mort qui rôdait dans ce froid noir qui régnait dans ce lieu. Il pensa que même s'il avait ingurgité beaucoup de malch, Schtenkel allait geler. Ce dernier avait repris un peu de conscience. Il disait :
- T'es mon ami, hein mec ! T'es mon ami !
Névtelen répondait oui par automatisme. Le temps de poser son fardeau sur le grabat, il fit le tour de la baraque. Dans un coin, il y avait quelques pierres qui protégeaient ce qui devait être le foyer. Il prit les quelques morceaux de bois qui traînaient ça et là et démarra un feu. Comme à chacune de ses actions, il vit d'autres moments, d'autres feux plus forts, plus vifs, et surtout plus chauds. À la lumière dansante des flammes naissantes, il allongea correctement Schtenkel qui déjà s'était rendormi. Il le couvrit des quelques fourrures pelées qu'il découvrit en tas. Mal à l'aise, il se sentait incapable de partir en le laissant là, comme ça, prêt à crever de froid. Il soupira et sortit pour aller chercher plus de bois. Il avait laissé le fanal chez Schtenkel. La nuit n'était jamais assez noire pour l'empêcher de se déplacer. Il profita que la neige étouffait le bruit de ses pas pour aller à la grande réserve du fort. Si les soldats disposaient d'une réserve avec eux, la plus grande partie était stockée à l'extérieur. Une corvée faisait la navette tous les jours. Chargé de bois, il reprit la direction de la cabane de Schtenkel. En se retournant pour voir si malgré la nuit noire, il n'y avait pas de témoin, il vit ses traces de pas. Il jura. Profondes et bien marquées en raison du poids qu'il transportait, elles étaient comme une signature. Il décida de faire un détour par la grand rue. C'était plus risqué dans l'immédiat mais plus prudent pour l'avenir. Il dut se cacher une fois. La patrouille faisait son tour. Visible de loin à cause des torches, elle lui permit de changer de route. Quand il arriva chez Schtenkel, il entendit comme un grognement. Il vit alors couché contre Schtenkel qui ronflait un grand snaff. Celui-ci montra les dents. Névtelen lui parla doucement tout en avançant dans la cabane. Posant le bois, il entreprit de préparer le feu pour le reste de la nuit. Le grognement se transforma en un sourd grondement mais le snaff ne bougea pas, seul son regard restait fixé sur lui. Il était grand pour un snaff. Il avait l'avant-train particulièrement développé. A l'état sauvage, ces bêtes nettoyaient la nature des dépouilles qu'ils trouvaient. Quand la nécessité se faisait sentir, en meute, ils pouvaient devenir agressifs. On avait utilisé cette particularité pour en faire des races pour la chasse. Les gens du coin les utilisaient surtout pour défendre les troupeaux. Les jeunes pouvaient se dresser et ils faisaient des compagnons fidèles pour les bergers qui couraient les montagnes. Névtelen s'occupait toujours du feu avec plaisir. Ces flammes dansantes le fascinaient. Il disposa son bois tout en lui parlant pour qu'il dure longtemps. Quand il quitta la cabane, la chaleur commençait à se répandre.
En arrivant au Milmac blanc, tout était plongé dans l'obscurité. Névtelen fit le tour pour passer par la cour. Il se glissa derrière le gardien endormi et rejoignit sa paillasse.
Le lendemain Schtenkel arriva comme d'habitude. Il se posa dans son coin sans rien dire. Névtelen passa et repassa par la salle sans rien remarquer. Crachtal, comme à son habitude, faisait tourner le service à grands coups de gueule. Le Milmac blanc était devenu comme la cantine des militaires. Ceux-ci venaient y dépenser leur solde quand ils la touchaient et vivaient à crédit le reste du temps. C'est Michta qui lui mit la puce à l'oreille :
- T'as vu comme y t'regarde !
Névtelen se tourna dans sa direction, mais ce dernier mangeait le brouet que Michta venait de lui apporter.
- Même qu'y m'a d'mandé d'où tu v'nais.
Névtelen haussa les épaules. Il avait trop à faire pour se poser des questions. L'après-midi passa comme ça. Vers le soir Crachtal lui donna l'ordre de nettoyer le fond de la salle des dégâts faits par une escouade de soldats. Armé d'un balai et d'un seau, il se mit à ramasser tout ce qui traînait.
- T'es pas un peu sorcier ?
Névtelen se retourna brusquement pour regarder qui lui parlait. Il était à côté de la table de Schtenkel. Ce dernier lui avait posé la question à mi-voix sans lever la tête. Névtelen regarda autour d'eux. Vu l'agitation au comptoir, personne ne les regardait. Névtelen répondit de même :
- Non, même pas !
- Mon feu brûle toujours.
Névtelen lui jeta un regard interrogateur.
- Viens après ton service.
Ayant dit cela, Schtenkel se leva et partit. Névtelen continua son travail, sans voir que Michta n'avait rien perdu de la scène.
- Méfie-toi ! lui dit-elle, un peu plus tard quand ils se croisèrent
- De quoi ?
- Y porte l'mauvais œil.
Névtelen lui jeta un regard surpris.
- À cause de ses voyages ? Mais il n'a jamais décidé de ses voyages !
Cette raison ne sembla pas suffire à Michta. Elle avait la même opinion que la majorité des gens. Ce personnage portait malheur. On ne gagnait que des ennuis à rester près de lui. La conversation n'alla pas plus loin.
Le soir venu, Névtelen attendit la noirceur de la nuit pour reprendre la route de la cabane de Schtenkel. Il le trouva assis sur son grabat. Le snaff était couché derrière lui. Il ne bougea même pas quand Névtelen poussa la porte de la bicoque. Une certaine chaleur régnait. Schtenkel fit un geste pour lui montrer le foyer, tout en ajoutant d'une voix pâteuse :
- Regarde ! Je n'ai même pas mis de bois aujourd'hui.
Névtelen regarda le feu qui brûlait doucement. Sans la précision de Schtenkel, il n'aurait pas deviné. Il s'approcha des quelques bûches et reconnut celles de la veille.
- Et tu me dis que t'es pas sorcier !
Névtelen fit un geste d'incompréhension.
- Si tu crois que je n'ai pas vu...
- Vu quoi ?
- Quand t'es arrivé avec ton copain, la bande du grand Slaff a disparu. Y a l'trappeur qu'a retrouvé que les morceaux. Si les loups noirs reviennent, c'est qu'on n'a pas fini d'en voir. Et maintenant t'es là à faire un feu qui chauffe sans bois.
- Oui, et alors ?
- Alors j'vais t'dire c'que j'en pense ! T'es un foutu chasseur de dragon qui veut pas qu'on le sache !
Névtelen resta sans voix. Schtenkel brandit un doigt triomphant :
- Et tu sais pourquoi qu'tu veux pas qu'on l'sache ?
Névtelen fit non de la tête.
- Parce que toi, tu sais comment tu peux en finir avec le dragon !
Névtelen ouvrit la bouche mais ne sut que répondre. Il pensa que quoiqu'il dise, Schtenkel l'utiliserait pour alimenter son discours.
- Ah ! Ah ! Tu dis rien ! Alors j'vais passer un marché avec toi. J'veux la gloire, toi tu t'en fous, sinon tu f'rais pas c'que tu fais. Alors qu'en t'en auras fini avec ce monstre, tu t'tires et moi je reviens avec la gloire !
- Et si je ne veux pas ?
- T'as pas l'choix, mon gars ! J'dis tout aux militaires !
Schtenkel avait dit cela sur un air triomphant, sûr que ses raisonnements d'ivrognes étaient imparables. Névtelen se mit à penser à toute vitesse. Il ne risquait rien à marcher dans son jeu. De plus Schtenkel connaissait la région. Névtelen avait peur de mélanger ses souvenirs tout en marchant vers la grotte du dragon. Tant que ce buveur de malch resterait persuadé de ses délires, il aurait un guide avantageux.
- D'accord, dit Névtelen, et pour sceller notre accord, je te laisse ce feu.
- Alors buvons à notre collaboration, dit Schtenkel en sortant un pot de malch noir. 


153
Le feu changea Schtenkel, doucement, très doucement. Il commença par réparer sa bicoque, petit à petit, en expliquant à Névtelen qu'il ne voulait pas qu'on voie son feu toujours allumé. Il ne voulait pas qu'on le prenne pour un sorcier. Il avait commencé par la face visible depuis la rue. Il avait utilisé des branchages en les entrelaçant dans les trous. Profitant du feu, il avait pu faire dégeler la terre et avec cette boue, il avait bouché les fissures. Était-ce l'odeur qui se réveillait avec la chaleur ? Ou bien prenait-il conscience de sa saleté repoussante parce qu'il buvait moins ? Ce que les autres remarquèrent, ce furent les changements dans son habillement. Buvant moins, il lui resta de l'argent qu'il utilisa pour se racheter des habits plus propres. Au Milmac blanc, les uns et les autres prirent conscience qu'il s'était passé quelque chose entre les deux hommes. Schtenkel parlait à Névtelen de temps à autre et il l'appelait : « le chasseur ». Michta regardait cela d'un mauvais œil.
Que savait Schtenkel que les autres ignoraient ? Elle posa la question à Névtelen.
- Qui t'es ?
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Ben oui, qui t'es toi ? T'arrives un jour, comme ça, personne n'te connaît. T'as pas la tête des gens du coin et puis l'vieux Schtenkel qui t'cause alors qui cause à personne.
Névtelen sentit la défiance dans le ton de la voix. On était loin de l'accueil du début. En même temps, il vit que les autres employés du Milmac blanc les regardaient.
- Je suis qu'un pauvre trappeur avec la tête remplie d'images étranges dont je ne sais même pas si je les ai vues ou rêvées...
Il n'eut pas le temps d'aller plus loin dans ses explications, Crachtal entra rouge de colère. Ce fut un sauve-qui-peut général. Nul ne tenait à savoir l'origine de l'ire du patron mais tous en connaissaient les possibles conséquences pour leur dos. La seul chose dont Crachtal n'était pas avare, était le fouet. Névtelen et Michta se retrouvèrent dans son point de mire. L'un parce que les tiburs s'étaient détachés et l'autre parce qu'elle rêvassait avec Névtelen au lieu de trimer pour celui qui la faisait vivre. Névtelen se dépêcha d'aller vers les écuries. Il ne comprenait pas comment les tiburs avaient pu se détacher. En partant, il entendit Michta se défendre face à Crachtal en lui parlant du mauvais œil. Les paroles du patron claquèrent comme un fouet :
- Quand deux traîneurs de poisse se rencontrent, que veux-tu avoir à part de la poisse !
Les relations se dégradèrent petit à petit entre Névtelen et les gens du Milmac blanc. Cela se passa sans véritable crise. Petit à petit, il se retrouva en dehors des réunions, des échanges. Il n'était plus au courant de ce qui se disait, des petits potins de la ville et de l'auberge. Seul Crachtal ne changeait pas. Il était toujours aussi mauvais. Ses cris retentissaient avec la même vigueur dans tout l'établissement.
Avec la mort de Yas et les batailles qui avaient suivi, Tichcou n'était pas très gaie en cet hiver. Si le bois ne manquait pas, les provisions étaient justes. Les troupeaux de tiburs furent mis à contribution plus qu'à l'accoutumée. La neige qui tombait en abondance, rendait la chasse aléatoire. Comme si cela ne suffisait pas, les chasseurs revenaient souvent bredouilles accusant une meute de loups et de loups noirs qui plus est, de décimer le gibier. Les militaires en avaient fait le centre de leurs discussions au comptoir. Le commandant de la place avait tenté de motiver ses hommes pendant une période d'accalmie en leur promettant une récompense s'ils ramenaient une peau de loup et une double récompense si elle était noire. Ils étaient rentrés harassés et les mains vides. Si les traces étaient nombreuses et fraîches, les traques n'avaient rien donné. Quant aux pièges, les seuls animaux à s'être fait capturer avaient été une équipe de chasseurs rentrant en ville...
Crachtal était bien le seul à être moins mécontent qu'à l'accoutumée. Le Milmac blanc connaissait une certaine affluence. Les soldats pouvaient s'y occuper sans attirer les foudres de leurs supérieurs. Quant à ceux-ci, quand ils venaient, ce qui était rare, ils devisaient à une table à part, essayant de percevoir qui, des différents généraux, prendrait le pouvoir. La discussion était toujours animée. Étaient restés des éléments des quatre armées. Avant l'arrivée de Névtelen, l'annonce de la victoire d'Altalanos sur Lujàn avait donné lieu à des bagarres entre les différents protagonistes. Sagement les commandants des deux unités avaient passé un accord. Vu le rapport de force locale, ce fut un fidèle de Lujàn qui prit le commandement conjoint. Il était le plus gradé, le plus écouté et il accepta que son autorité fut secondé efficacement par le colonel fidèle à Altalanos.
On était passé de quatre clans à trois, puis de trois à deux quand les nouvelles d'un rapprochement des Izuus et du général Saraya avait changé la donne. Si au début de l'hiver, un pacte de non agression avait été passé entre les quatre camps, il devint évident à tous que la situation ne tiendrait pas jusqu'au printemps sans bagarre. Dans le fort la séparation devenait palpable. Par petits déménagements successifs, on était arrivé à ce que le côté des casernements au soleil levant soit réservé aux troupes loyales envers Saraya, le couchant accueillant les autres. Au Milmac blanc, ce fut pareil chaque camp avait son côté. Les bagarres y étaient fréquentes mais tacitement sans arme.
La tempête soufflait depuis plusieurs jours quand l'impensable arriva...


154
La porte du Milmac blanc s'ouvrit à toute volée alors que la bagarre était quasi générale dans l'auberge. Crachtal et tous les employés étaient occupés à protéger le matériel mis à mal. Névtelen était dans le coin où se tenait Schtenkel. C'était le seul endroit calme de l'auberge. Névtelen essayait d'y glisser ce qu'il pouvait récupérer comme mobilier pour le protéger. Il s'arrêta brusquement, deux tabourets levés, regardant bouche bée vers la porte. Son mouvement devint quasi général comme une vague de silence qui courut dans la grande salle de l'auberge. Crachtal lui-même fit silence, passant du hurlement tonitruant à la mutité complète. Tous les regards convergèrent vers la porte. Une créature blanche gigantesque venait d'entrer.
Le temps resta suspendu un instant.
D'autres silhouettes blanches entrèrent à leur tour. Plus petites, elles avaient l'air plus familières. Puis la grande se secoua. Ce fut comme une tempête dans la pièce, la neige vola partout. Quand le nuage retomba, Névtelen découvrit un géant aux poils hirsutes et à la pelisse de loup.
- Qu'essst-ce que vous aaavez à me rrrregarrrder comme ççça ? Vous n'avez jamais vu un chevalier ?
Une des petites silhouettes blanches se secoua et se mit à courir vers le comptoir :
- AUBERRRGISSSTE ! AUBERRRGISSSTE !
Crachtal sembla se réveiller.
- J'arrive, Monseigneur ! J'arrive !
Avec forces courbettes, il s'avança jusqu'au serviteur du chevalier.
- Que puis-je pour votre seigneurie ?
- Donne-nous ta meilleurrre sssuite. Nous avons forrrcccé l'hiverrr pourrr arrrrrriver. Le princcce a besoin de rrrepos.
Crachtal ne le fit pas répéter. L'auberge était vide. Il s'en fallait de plusieurs lunaisons avant que ne reviennent les premiers voyageurs. C'était un miracle que ceux-ci soient arrivés. De mémoire d'hommes, personne n'avait osé voyager au cœur de l'hiver jusqu'à Tichcou.
Crachtal hurla des ordres pour qu'on prépare et qu'on chauffe les chambres. Pendant que Névtelen et les autres serviteurs s'activaient pour remettre en état une partie de la maison, les soldats observaient ceux qui venaient d'arriver et qui continuaient à entrer. Il y avait dans le regard à la fois du défi et de l'admiration. Voir un prince de Flamtimo en plein hiver au Milmac blanc n'était pas commun.
- DU MALCH NOIRRRR ! hurla le géant.
Crachtal se précipita et apporta une jarre neuve ainsi que sa meilleure chope. Le géant but d'un trait la chope et cracha tout à la figure de l'aubergiste :
- TU APPELLES ÇA DU MALCH NOIRRRR !
Dégainant une grande épée, il l'abattit sur l'aubergiste. Le sang gicla loin et fort. L'assistance fit un bond en arrière. Tout le monde contempla les deux moitiés de Crachtal à terre pendant que le sang se répandait sur le sol de terre battu. Michta fut la première à réagir en hurlant. Un soldat la gifla. Le serviteur du prince se précipita vers son maître avec un gobelet finement ciselé :
- Tenez, mon prrrince, voici de la Slimcha de notrrre rrréserrrve.
- Merrrci, Chmint, dit le prince, puis se tournant vers la salle après avoir vidé son verre, il ajouta :
- Je rrréquisssitionne ccce lieu pourrr en fairrre mon lieu, parrr ccces parrroles, moi, Prrrince RRRoi de Flamtimo je rrrevendique mon drrroit. Que cccelui qui est contrrre sss'oppossse maintenant ou se taissse à jamais !
Tout en disant cela, il parcourut l'assemblée en posant sur elle un regard noir, la main se crispant convulsivement sur la poignée de l'épée ensanglantée. Dans le silence abasourdi des présents, une petite voix s'éleva :
- Mais qu'est-ce qu'on va devenir ?
Le géant se tourna vers l'origine du son. Il s'avança provoquant le recul de ceux qui étaient devant lui. Il s'arrêta devant un tas de vêtements de couleurs vives. Du bout de son épée, il releva le visage de Michta. Il la contempla un instant. Se tournant vers son serviteur, il dit :
- Qu'elle sssoit à mon ssserrrviccce, elle et ssses compagnons !
Puis regardant la femme, il lui dit d'une voix qu'il tenta d'adoucir :
- Trrouve moi du malch noirr buvable !
Se redressant, il dit :
- Que sssortent tous ccceux qui ne sssont pas à mon serrrviccce !
Ce fut la bousculade. Bientôt ne resta dans la salle que les serviteurs du prince, Névtelen et Schtenkel qui longeait le mur pour sortir. Il avait presque atteint la porte quand la voix forte du prince claqua :
- TOI ! QUEL EST TON NOM ?
Schtenkel se retourna doucement. Il vit un serviteur le désignant au prince. Le visage lui était connu. Il chercha un instant. Si le nom lui échappa, il se souvint qu'il était de la maison du prince de Flamtimo à qui il devait la vie sauve lors de son procès.
- Schtenkel, prince, dit-il, résigné.
- Alorrrs, tu ne parrrs pas. Tu es à mon serrrviccce !
La discussion s'arrêta là car les deux commandants du fort de Tichcou venaient d'arriver. Ils marquèrent un temps d'arrêt devant la haute stature du prince debout au milieu de la salle, revêtu de peaux de loup et l'épée à la main. Se redressant, ils s'approchèrent du géant. Le plus âgé prit la parole :
- Prince, nos informateurs nous ont rapporté les faits. Dans notre juridiction, il est coupable de trancher les gens en deux...
Le prince-roi partit d'un grand éclat de rire qui déstabilisa les deux officiers. Se tournant vers la dépouille de l'aubergiste que Névtelen commençait à déplacer, il répondit :
- Cccette canaille qui vole le monde depuis sssi longtemps mérrritait vingt fois la mort pourrr ssses forrrfaits. Me ssservir ssson poissson a sssimplement été le derrrnier !
- Peut-être, mais on ne...
- Et qui va me dirrre le contrrrairrre ? Vous ? Je sssuis Prrrince-rrroi et ne dépend que de mon sssuzzzerrrain. Le rrroi Yasss est morrrt et ssson sssucccccesssssseur n'est pas encorrre là. Alorrrs, sssoldats, ne vous avisssez pas de vouloirrr interrrvenirrr ou ccc'est tout le peuple de Flamtimo qui viendrrra ici. Maintenant, RRROMPEZ !
Vu le personnage, ses arguments et cette grande épée qui semblait douée d'une vie propre, ils n'insistèrent pas. Alors qu'ils sortaient, Michta rentrait avec une jarre venant de l'auberge du mont.
- Voilà, Monseigneur, si elle vous va, ils sont prêts à en fournir d'autre, lui dit-elle en lui tendant une chope.
Attrapant la jarre et laissant le gobelet à Michta, le prince-roi la vida d'un trait. Il eut un rôt de satisfaction :
- Ccc'est bien, femme, rrramènesss-en encorrre !
Névtelen n'entendit pas la suite. Il venait de sortir de la pièce, traînant les restes de Crachtal qu'il avait empaquetés comme il pouvait dans la grande cape que l'aubergiste utilisait quand il devait affronter le froid.


155
La vie changea au Milmac blanc. Les militaires durent trouver un autre lieu pour leurs agapes Les flamtimiens avaient investi le lieu. Les murs étaient maintenant tendus de lourdes draperies, et le sol recouvert de tapis. Névtelen avait appris par Schtenkel que la « traversée de l'hiver », comme on commençait à nommer l'histoire de ce voyage, avait coûté plus de la moitié des hommes d'accompagnement du Prince-roi. Malgré l'abandon d'une partie des bagages, ils étaient arrivés chargés d'inutile. C'est ainsi que Schtenkel avait désigné tout le fatras apporté. Les relations furent rapidement tendues enter ceux du Milmac blanc comme ils furent désignés, et le reste de la ville. Mais, ils avaient de l'or. Les autres auberges acceptèrent de vendre une partie de leurs provisions. Ce qui entraîna une montée des prix pour les gens. Alors que l'hiver reprenait de la force depuis l'arrivée des flamtimiens, les habitants de Tichcou durent se rationner pour que le Prince-roi puisse manger sans se priver. Michta avait repris auprès de lui les mêmes fonctions que du temps de Crachtal. Le prince-roi y avait juste mis les formes. Il l'avait nommé maîtresse officielle de campagne. Son rôle était de le servir dans tous ses désirs comme l'aurait fait sa compagne officielle restée au pays. Si cela ne lui conférait aucun avantage auprès du prince-roi, Michta trouvait agréable d'être traitée comme quelqu'un qui compte. Le prince-roi lui avait même promis le Milmac blanc, dès qu'il aurait tué le dragon. Michta avait vu passer les autres chevaliers de Flamtimo. S'ils étaient tous très grands, le prince-roi les dépassait tous. Tout dans sa vie était démesuré. Il ne savait rien faire sans être dans l'excès. Tout le monde savait ainsi que la neige et le froid contrariaient ses projets. Chaque matin, le cérémonial était le même. On entendait craquer le lit et les cris de Michta, puis sa seigneurie apparaissait dans sa tenue de nuit et réclamait haut et fort un petit déjeuner qui l'attendait déjà. Tout en engloutissant ses portions, il réclamait des informations sur la météo. Régulièrement déçu, il jurait et passait ses nerfs en s'entraînant avec ses écuyers. La fatigue aidant, son ire se calmait. Il disparaissait alors pour ses ablutions. C'était la période la plus calme de la journée. C'est souvent à ce moment qu'on voyait Michta, à peu près remise des assauts du matin. Elle mangeait tout en rêvant de ce qu'elle ferait une fois maîtresse du Milmac blanc. Névtelen ne l'enviait pas. Si tout se passait bien, c'est-à-dire si le prince-roi ne l'appelait pas, elle avait même le temps de s'occuper de tout ce qui était nécessaire à la bonne marche de l'auberge. Quand la voix tonitruante se faisait entendre, tout le monde savait que la tranquillité était finie. Le prince-roi prenait son déjeuner seul mais pas solitaire. S'il était seul à table, un aréopage de serviteurs gravitaient autour de lui pour son confort. Il faisait souvent venir Schtenkel, lui faisant raconter encore et encore les différentes expéditions auxquelles il avait pris part. Le prince-roi était persuadé que les échecs précédents étaient dus à l'impréparation. Il pérorait en dévorant son repas sur les différentes stratégies pour vaincre le dragon. Suivait un temps de sieste à laquelle Michta était régulièrement convoquée. A la nuit tombante, il se préparait pour le dîner auquel étaient conviés divers invités comme le chef de ville, ou les commandants de garnison. Michta avait même engagé un nouveau cuisinier, débauché d'une autre auberge, qui s'occupait des fourneaux de Crachtal. L'or n'étant pas un problème, la qualité était au rendez-vous.
Un soir le chef de la ville demanda :
- Je sais que votre épopée mérite la geste que nous entendons et qu'elle est déjà une quasi légende. Mais Prince-roi, pourquoi avez-vous traversé l'hiver pour venir, puisque vous ne pouvez sortir de Tichcou ?
- AHHH ! Les Orrracles sssont clairrrs ! Le drrragon ne passserrra pas la fin de l'hiverrrr.
Le prince-roi s'était arrêté dans son geste, le gobelet à moitié levé. Sans le porter à sa bouche, il continua :
- L’échec des prrremiers asssssauts et la morrrt de Yasss ont rrredonné essspoirrrs aux jeunes chevaliers de Flamtimo. Nos orrracles ont ssscrrruté les combats et le sssang rrrépandu. J'ai, moi-même, perrrsssonnellement donné l'exemple à sssuivre. Mon combat fut sssplendide et le sssang coula abondamment. L'orrracle prrrincccipal sss'est penché sssurrr ccce que buvait le sssable. Ssson avis a été sssans nuanccce. Je sssuis cccelui qui doit rrrencontrrrer le drrragon à sssa fin, mais a-t-il dit, mais ssseulement sssi j'arrrrrive iccci avant que ne fonde la neige.
Les convives avaient les yeux fixés sur le prince-roi. Quand on connaissait les traditions des chevaliers, on pouvait sans peine imaginer ce qu'il s'était passé. Les diseurs d'oracles de Flamtimo étaient connus sur tous les champs de batailles. Le sang répandu leur servait de livre. Les deux commandants se regardèrent, mal à l'aise. Combien y avait-il eu de morts pour cette réponse ? Le prince-roi tout à son histoire continuait :
- J'ai rrrassssssemblé mes vassssssaux et je leurrr ai annoncccé que j'étais l'élu. Tousss ont été volontairrres pourrr me sssuivrrre. Cerrrtains sssont morrrts dans la traverrrsssée de l'hiverrr mais les plus vaillants et les plus forrrts sont là !
Disant cela, il fit un large geste de la main pour désigner les chevaliers présents, éclaboussant les convives au passage. Ces derniers se mirent debout pour applaudir le prince-roi. Les gens de la ville ne savaient pas s'ils devaient se lever pour accompagner l'ovation ou rester assis, eux qui n'avaient pas les mêmes codes.
Névtelen entra à ce moment, apportant de nouvelles jarres de malch noir. Il était toujours étonné de la quantité ingurgitée par les chevaliers. Il eut la vision surréaliste d'un géant agitant un gobelet maintenant vide en hurlant des menaces de mort envers le dragon à qui répondaient de non-moins hurlant chevaliers lui promettant aide et assistance.
- BUVONS À LA VICTOIRRRE !
Michta tourna vers Névtelen un regard fatigué et lui dit :
- Va chercher d'autres jarres. Il n'y en aura jamais assez.


156 
Une lune était née et avait disparu avant que le temps ne change. Schtenkel était arrivé dans l'étable à tiburs pour voir Névtelen. Il avait pris cette habitude de venir donner des nouvelles de son feu qui continuait à chauffer avec seulement une bûche par dizaine de jours.
- La pluie est là, Chasseur. Ça veut dire que l'autre fou va vouloir partir et que ça va être dur. J'pourrais pas suivre. La neige et le froid ont pas dit leur dernier mot.
Névtelen le regarda :
- Non, les tiburs n'ont pas envie de bouger. L'hiver va revenir.
- Ouais, mais il attendra pas. Il va vouloir que j'guide. Et pour que j'guide, il faut que j'ai chaud...
Névtelen se dit : « Nous y voici ! »
- … Y a qu'toi qui sauras faire.
Schtenkel eut l'air implorant. Névtelen le laissa continuer à débiter ses arguments. Cela l'arrangeait bien, même si le temps ne semblait vraiment pas favorable. Il finit par céder :
- Tu m'as contaminé avec tes histoires, alors d'accord mais que si tu jures de me montrer le dragon.
- Pour ça, Chasseur, t'as pas de craintes à avoir, tu l'verras et p't-être même de plus près que tu n'veux.
Schtenkel se mit à rire comme s'il avait dit une bonne blague. Névtelen retourna vers les tiburs. Il avait aussi sous sa garde les miburs des troupes de Flamtimo. S'ils avaient perdu nombre des leurs et encore plus de bêtes, ils étaient arrivés avec un troupeau conséquent. Névtelen imaginait que le départ du convoi avait ressemblé à la caravane dont il avait été un des membres. Ils avaient serré ses tiburs pour accueillir les bêtes épuisées du prince-roi. Elles avaient maintenant meilleure allure et plus de place puisque les tiburs disparaissaient rapidement dans les gosiers insatiables des  chevaliers. Névtelen se posait la question du comment. Comment des hommes aussi voraces avaient pu voyager dans l'hiver pour arriver ici. Il entendit comme chaque matin les tressautements de la literie du prince-roi. Vu le rythme, il pensa que le petit déjeuner ne tarderait pas. Si la décision du départ devait être prise, il le saurait bientôt.
Il n'avait pas fini de répartir le fourrage que la voix de stentor du prince-roi se fit entendre. Il y eut un peu de silence puis un hurlement de joie. Il entendit une activité inhabituelle et bruyante. Il pensa : « Schtenkel a raison. Il va vouloir partir ». Il soupira. L'hiver n'avait pas dit son dernier mot. Il trouvait que le temps sentait encore la neige et le froid. Il vit bientôt apparaître un des écuyers :
- Prrréparrre les bêtes, nous allons parrrtirrr !
- Dans combien de temps ? Parce que le froid et la neige seront vite de retour.
- Le Prrrince-rrroi orrrdonne et toi tu obéis !
Névtelen s'inclina et n'ajouta rien. Les chevaliers étaient tous plus butés les uns que les autres. Leur idéal semblait être comme le prince-roi. Si certains en avaient quelques moyens la plupart n'étaient que de pâles copies, d'autant plus pathétiques qu'ils n'en avaient pas la stature. Il vit arriver les serviteurs survivants de la traversée de l'hiver qui venaient pour l'aider dans sa tâche. Ils connaissaient bien les chevaliers. D'une caste inférieure, leur rêve était d'arriver à devenir écuyer. Pour cela, ils étaient prêts à tous les sacrifices. Leur idole était Tlimtast qui de serviteur, avait fini chevalier auréolé de la gloire du vainqueur dans le grand combat des monstres de la plaine de Spath. Sa légende était racontée depuis des générations et des générations. Névtelen l'avait entendue au cours d'une des soirées du prince-roi. Ils travaillèrent de concert toute la journée pour préparer le fourrage, les bâts, les équipements nécessaires. Névtelen avait prévu une main de jours pour tout préparer. Le Prince-roi était pressé, il n'accorda que deux jours. Les serviteurs travaillèrent jour et nuit pour que tout soit prêt à l'aube du troisième jour.
Avant de sortir de sous sa pelisse, Névtelen le savait. La température avait chuté. Brutalement dans la nuit, Sioultac avait contre-attaqué par un de ses blizzards dont il avait le secret. Les hurlements venant du Milmac blanc lui apprirent qu'il n'était pas le seul à être au courant de la nouvelle. Il vit pourtant arriver un des serviteurs qui lui dit :
- Le Prrrince-rrroi penssse que cccela ne va pas durrrer. On va parrrtirrr quand même.
Névtelen éclata de rire, ce qui déstabilisa son interlocuteur.
- Tu t'oppossses au Prrrinccce-rrroi ?
- Pas du tout, je ne m'oppose à personne. Essaie seulement de mettre un pied dehors !
L'autre lui jeta un regard étonné. Il s'avança vers le portail. Le blizzard hurlait derrière. Il ne put même pas pousser le petit vantail. Il jeta un nouveau regard vers Névtelen mais cette fois interrogatif.
- Tu comprends mieux ? Dis-toi bien que ce que vous avez vécu pour arriver ici n'est rien comparé à ce qui nous attend si nous partons maintenant.
- Il ne peut pas faire froid à ce point !
Névtelen éclata de rire :
- Homme des terres plates, ici, tu es aux portes de terres gelées de Sioultac.
- Qui est-ccce SSSioultac ?
- C'est le dieu d'après les montagnes. Le froid est son domaine. J'ai vu des hommes geler simplement pour avoir voulu pisser dehors !
Névtelen vit le serviteur partir précipitamment vers la grande salle. Les hurlements qui suivirent, lui apprirent qu'il avait délivré son message. Un chevalier apparut à la porte de communication :
- Toi, viens !
Sans rien dire, il l'accompagna. Le Prince-roi assis à table tempêtait. Il se tourna vers les nouveaux arrivants.
- Tu dis que le frrroid va durrrer. Qu'en sssais-tu ?
- En tant que trappeur, j'ai couru ces montagnes, jusqu'à ce que mon esprit s'emmêle. Je connais  ce temps. Nul ne peut marcher sans glisser. Les bêtes malgré leurs pattes ne tiennent pas debout. Mettez un cuissot de tibur dehors le temps que vous déjeuniez et reprenez-le. Vous verrez que mes paroles sont vraies.
Le prince-roi fit un signe. Un groupe de serviteur s'activa pour faire ce que Névtelen avait dit. On le laissa debout pendant que le prince-roi engloutissait son déjeuner. Il rota une dernière fois et fit un geste. On vit de nouveau les serviteurs lutter contre le froid et le blizzard. Ils apportèrent la pièce de viande qu'il déposèrent devant leur maître. Celui-ci dégaina son poignard et le planta dans le cuissot. Le coup fut tellement violent que la viande se cassa en morceau sous le regard étonné du prince-roi. Il jura violemment en lançant les morceaux aux quatre coins de la pièce. Se levant, il se dirigea vers ses appartements en hurlant :
- MICHTA !
Celle-ci jeta un regard apeuré vers l'assemblée mais emboîta le pas du géant qui grommelait en montant devant elle.
- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Névtelen.
Un chevalier tourna un regard courroucé vers lui :
- Qu'essst-ccce que tu crrrois ? On attend bien-sssûr !


157
Ils vécurent plusieurs épisodes du même genre. De mémoire d'homme, c'était la première fois que l'hiver jouait cette partition. Le prince-roi fulminait de plus en plus. L'atmosphère au Milmac blanc devenait irrespirable. Le blizzard les avait une nouvelle fois bloqués. Le prince-roi avait passé sa journée à vider des chopes de malch noir. Son teint était devenu vultueux et son humeur bien sombre. Il dodelinait de la tête, dormant à moitié. Un coup de vent plus violent fit refluer la fumée dans la cheminée, tout en faisant hurler le conduit. Cela réveilla le prince-roi qui frappa du poing sur la table :
- Y EN A MARRRRRRRE ! ON PARRRT !
Tout le monde dans la pièce sursauta. Ce furent les chevaliers qui crièrent « HOURA ! » les premiers. En quelques instants, ce fut l'effervescence. Le prince-roi flageolant sur ses jambes continuait à hurler des ordres :
- LE CONSSSEIL ! ON RRRÉUNIT LE CONSSSEIL !
Il fallut du temps pour que soient autour de la table le prince-roi et les six chevaliers qui formaient le conseil en voyage. Chacun y alla de son idée pour faciliter le départ. Comme ils avaient tous bu force malch noir, leurs idées étaient aussi enfumées que la pièce. Quand on vint apporter les ordres à Névtelen, il dit :
- Ils ont trop bu, c'est pas possible !
Le serviteur lui répondit, les lèvres pincées :
- Son altesse a toujours tenu son rang ! Maintenant, préparez tout pour demain.
- Te fâche pas, mec, dit Schtenkel, on va lui préparer son voyage.
Ils regardèrent le serviteur repasser la porte qui menait à la grande salle.
- On va s'les geler, Chasseur, on va s'les geler. 
- Oui, mais on n'a pas le choix.
Les ordres étaient clairs. Schtenkel partirait devant avec un groupe de serviteurs pour marquer la route et préparer des abris. Le prince-roi suivrait cinq jours plus tard avec ce tout ce qui était nécessaire. Schtenkel avait demandé et obtenu que Névtelen l'accompagne.
Le jour du départ était un jour gris. Le vent était tombé dans la nuit. Le froid restait aussi vif. Névtelen avait récupéré les masques dits « de démons » pendus au mur du Milmac blanc depuis des générations. À la question de Schtenkel sur leur rôle, il avait répondu :
- Mets-le sur ton visage, tu comprendras.
Ils avaient attendu d'être aux portes de la ville pour l'attacher. Schtenkel découvrit avec surprise que l'intérieur était couvert d'une fourrure blanche, du Milmac, qui tenait le visage au chaud, ne laissant que deux fentes pour les yeux, deux trous pour le nez et une ouverture plus large mais protégée par un relief au niveau de la bouche.
- T'es bien le « chasseur », s'exclama Schtenkel, pour savoir tout ça.
La colonne s'enfonça dans les bois. Il avait été décidé après moult discussions que le meilleur chemin en cette saison éviterait la vallée avec son barrage naturel, laisserait de côté le passage par le chemin des gorges pour faire le tour par les forêts. Les pentes y étaient moins rudes. Le prince-roi espérait que les arbres les protégeraient davantage des aléas de la météo. Quand Schtenkel avait rapporté ça à Névtelen, il avait commenté :
- Sioultac fera bien ce qu'il veut, arbres ou pas arbres !
Névtelen marchait en tête. Schtenkel le suivait. Les autres en colonne portaient le matériel pour la mission. Trop chargés, pas assez couverts, Névtelen ne donnait pas cher de leur peau. Tant qu'ils feraient des efforts mesurés, ils survivraient. À l'arrêt sans abri, ils gèleraient et si par malheur, ils transpiraient trop, les vêtements mouillés seraient mortels pour eux. Il avait tenté de dire cela mais personne ne l'avait écouté. Schtenkel lui-même, lui avait demandé d'où venait ce savoir. Il n'avait pu que répondre qu'il avait ce savoir dans la masse indistincte de ses souvenirs. Cela n'avait pas suffi à faire changer d'avis le prince-roi. Au bout de quelques heures de marche, ils quittèrent la route.
Le calvaire commença. Sortant de la neige tassée, ils durent affronter la congère du bord de route. Névtelen avait ressorti ses raquettes que Vodcha avait pris pour des ailes. Il monta sur la congère sans difficulté, ajustant son masque en marchant. Il avait préparé une paire pour Schtenkel mais ce dernier comme les serviteurs du prince-roi avait refusé. Ses premiers pas dans la congère de neige  durcie se passèrent relativement bien. Il comprit la difficulté au pas suivant. Il s'enfonça brutalement jusqu'au genou. Névtelen le regarda de son masque figé. Il lui tendit la paire de raquettes qu'il avait accrochée dans son dos. Schtenkel sourit douloureusement. Il lui fallut du temps pour s'extraire de la couche neigeuse. Il se retrouva enfin à la hauteur de Névtelen qui lui fit signe de mettre son masque. Pendant ce temps les serviteurs avaient commencé à passer la congère et à vivre les déboires que Schtenkel venaient de vivre. Malheureusement pour eux, plus chargés que le vieux guide, ils enfonçaient plus profondément. Chaque pas leur coûtait beaucoup d'énergie. En milieu de journée, ils avaient fait la moitié de ce qu'une troupe fait entre deux pauses dans la plaine. Les serviteurs essoufflés avaient trouvé un espace presque sans neige au pied d'un arbre aux branches si touffues qu'elles protégeaient le sol. Certains ne sentaient déjà plus leurs pieds ou leur nez. Névtelen se sentait flotter dans un brouillard irréel de ce qu'il vivait et de ce qu'il avait vécu. Pour lui, les autres flottaient dans un temps à côté du sien.
- Ce soir, il y aura des morts ! murmura la voix de Schtenkel.
Les serviteurs avaient ouvert le port à feu et essayaient de faire monter les flammes sans brûler l'arbre. Ils essayaient de se réchauffer comme ils pouvaient, serrés les uns contre les autres. Ils regardaient les deux guides d'un air bizarre tant ils craignaient les masques. Ils ne firent pas de remarque quand Schtenkel donna le signal du départ. Ils reprirent courageusement leur progression. Si la matinée avait été dure, l'après-midi fut un enfer. Tout en montée, le chemin suivi par Schtenkel fut ponctué de stations. La première fois, ils entendirent le cri de celui qui était tombé. Voulant passer un arbre, il avait trébuché. La jambe trop fatiguée pour se lever suffisamment avait accroché un bout de branche cassé dépassant du tronc. Il s'était senti tomber et avait essayé de garder l'équilibre en partant en arrière. La charge trop lourde l'avait entraîné. Schtenkel fit signe de s'arrêter et descendit avec Névtelen pour voir comment il s'était récupéré. Arrivés au milieu de la pente, ils découvrirent le serviteur empalé sur un tronc cassé. Quand ils voulurent le toucher, ils comprirent qu'il était sur un véritable piège de troncs enchevêtrés et qu'ils risquaient d'être emportés en essayant de l'enlever.
- Non, dit Schtenkel, on le laisse là. Il ne bougera pas de l'hiver. Ils lui donneront une sépulture quand ce sera possible. Remontons, il faut qu'on avance...
En arrivant au niveau des autres, Schtenkel ne s'arrêta pas. Il dit simplement :
- On continue. Il y a encore du chemin !
- Et Chiltam ? demanda une voix.
- Il est mort et on ne peut rien faire de plus avec ce froid, sinon, on va tous mourir. Allez ! Avancez ! C'est un ordre.
Les serviteurs grommelèrent mais le prince-roi avait été clair. Les ordres de Schtenkel auraient le même pouvoir que les siens. Ils en répondraient sur leur vie.
La progression reprit dans cette pente abrupte. Schtenkel avait accéléré. Il voulait atteindre une grotte un peu plus loin et cela avant la nuit. Quand ils débouchèrent sur la crête, le vent se mit de la partie. Il fallait maintenant lutter contre lui. Il y eut un cri horrible qui n'en finissait pas comme celui d'un homme qui brûle. Se retournant, Névtelen vit un des serviteurs se débattre pour enlever ses vêtements. Il pensa : « trop tard ! ». L'homme s'abattit peu après et le silence retomba. Les autres regardèrent alternativement Névtelen et l'homme à terre.
- Il a trop transpiré... Il a gelé.
Se tournant vers Schtenkel, il ajouta :
- On doit aller moins vite, sinon...
Schtenkel grommela quelque chose et reprit la marche.
- On ne l'ensevelit pas ? demanda quelqu'un.
- Tu veux mourir ? dit-il en continuant.
Névtelen lui emboîta le pas suivi de la majorité du groupe. Quelques uns restèrent.
La nuit tomba avant qu'ils ne soient arrivés à l'abri dont rêvait Schtenkel. Le ciel avait fini par se dégager avec le vent. Les étoiles et une lune pâle éclairaient le paysage. Ils continuèrent. Il y eut un nouvel accident avec la chute d'un paquet de neige. Il fallut dégager les trois hommes pris en-dessous. Les deux premiers furent faciles à dégager. Le troisième nécessita plus de temps, trop de temps. Écrasé, la figure sur le sol, il était mort asphyxié. La découverte de sa mort fut accompagnée du hurlement d'un de ses coéquipiers brûlant de froid, vêtements trempés.
- Un peu plus loin, je pense qu'il y a un repli. On va faire une maison de neige.
Schtenkel regarda Névtelen et fit « oui » de la tête.
Le froid se faisait plus intense. Névtelen le sentait malgré ses couches de fourrure. Il avançait en tête pressé de s'arrêter. Il maîtrisait son effort pour ne pas transpirer. Il était parti devant pendant que Schtenkel attendait les serviteurs. Il trouva le repli comme il l'avait espéré. Sans attendre, il commença à découper les blocs de neige et à monter un mur. Quand les autres arrivèrent, sous un rocher brûlait un feu, et tout autour un mur coupait le vent. Les hommes s'affalèrent épuisés. Dans l'espace protégé, le froid était moins intense. Pour ceux qui arrivaient de l'extérieur, il faisait bon. Sur la vingtaine d'hommes au départ, il en manquait déjà sept.
La nuit se passa. Névtelen se réveilla au petit matin. Il regarda dehors. Une ombre noire au regard rouge se glissa furtivement sous l'abri sombre des résineux. Névtelen sourit. Ils étaient là, ces curieux anges gardiens. Cela le rassura. Sa quête commençait à prendre sens. Les images des yeux rouges dans l'abri lors de cet hiver à porter le corps de Chountic. Chountic ! D'autres images s'enchaînèrent sans qu'il le veuille. L'odeur de son haleine, la forme de son visage, ses relations avec Miastica, puis vint l'image de sa mère Sealminc, mais était-elle sa mère ? Une autre image était apparue mais était restée floue. Elle était associée à une odeur indéfinissable...
- Certains ont réussi à revenir, dit Schtenkel dans son dos.
Névtelen se tourna vers lui :
- Combien restons-nous ?
- Trois sont rentrés. Ils sont épuisés. Ils acceptent l'idée des raquettes. Et ils ont découpé les vêtements des morts pour se faire des masques.
- Alors peut-être survivront-ils, dit Névtelen en descendant de son perchoir pour aller s'occuper du feu. Schtenkel le regarda faire. Il ne comprenait pas comment le « chasseur » faisait. Il était juste heureux qu'il le fasse.
S'ils perdirent du temps à faire les raquettes, ils en gagnèrent beaucoup après. Ils étaient sortis de la forêt pour marcher sur une crête. Le soleil brillait et brûlait les yeux. Les masques avaient des petits volets, comme Névtelen le montra à Schtenkel. La vue en était limitée. La brillance de la neige devenait supportable. Les hommes du prince-roi firent de même. Le vent n'avait pas faibli. Il fallait lutter en permanence contre-lui. Le premier accident arriva au passage d'une corniche. La chute ne fut pas bien haute mais la jambe n'avait pas résisté. Le sauvetage prit longtemps. Il fallut assurer les cordes, descendre, vérifier comment allait Climtal, lui immobiliser la jambe tout en faisant attention de ne pas tomber plus bas, assurer le blessé et puis le remonter, après vinrent la remontée des sauveteurs et la confection du traîneau pour l'emmener. Névtelen ne dit rien. Il aida du mieux qu'il pouvait en sachant qu'avec une telle blessure et un tel froid, Climtal n'irait pas loin, un jour, deux peut-être. Le deuxième accident arriva sur la fin de l'après-midi, de nouveau une chute. La glissade sembla longue à tout le monde. Il y eut un cri quand Dramchat toucha les branches. Il rebondit, cria encore et s'immobilisa contre un tronc. La pente n'était pas trop raide. Ses compagnons purent descendre pour lui porter secours. Ils avaient laissé leur charge en haut. Ainsi allégés, ils allèrent rapidement à sa hauteur. Les branches avaient déchiré ses vêtements, découvrant de larges plaies qui curieusement saignaient peu. Dramchat semblait juste sonné. Ils lui bandèrent le bras et le torse du mieux qu'ils purent. L'homme se releva avec l'aide de ses compagnons. La remontée fut beaucoup plus dure. Dramchat trébuchait tout le temps. Il tomba une fois, deux fois. A la cinquième, il ne fit même pas un effort pour bouger. On le secoua, on l'appela sans qu'il réagisse. Le froid avait fait son œuvre. Il y eut des cris parmi les sauveteurs. Schtenkel hurla et remit tout le monde en route. De nouveau, ils durent abandonner leur mort sans sépulture.
- Votre prince-roi y pourvoira quand il passera, décréta Schtenkel. On n'envoie pas les gens quand il fait ce temps-là.
Quand ils s'arrêtèrent pour la nuit, ils avaient trouvé un abri sous roche. On le ferma d'un mur de neige. Névtelen prit même le luxe de faire une chicane à l'entrée pour bloquer l'air froid. Quand on essaya de réveiller Climtal, on découvrit qu'il était mort. Épuisés, ils s'endormirent rapidement. Névtelen fut réveillé par un dormeur qui se glissa dehors. Il vérifia que celui qui montait la garde ne dormait pas. Rassuré de le voir debout, il se rendormit. De nouveau, il rêva. Il volait perché sur le cou d'un dragon rouge qu'il dirigeait comme on dirige un tracks. Le rêve vira au cauchemar quand le grand saurien tourna la tête vers lui. Comme dans les récits de Schtenkel, il entendit la voix douce :
- Tu te crois le maître, petit homme ? Mais tu ne diriges rien.
Le dragon se mit à faire des figures si compliquées, que Névtelen se retrouva suspendu aux rênes.  Sa monture se mit à le balancer d'avant en arrière. A chaque fois son balancement devenait plus important. Il était à chaque fois plus haut que la tête du dragon. Juste avant qu'il ne se remette à descendre, il vit le mouvement du cou qui tira sur les rênes, le précipitant vers la mâchoire qui s'ouvrit devant lui. Il hurla.
Cela le réveilla. Le matin était proche. Il prit conscience de l'absence du veilleur. Il se leva sans bruit. Il se dirigea vers la sortie, tout en s'habillant. Quand il arriva dehors, il les vit tout de suite. Il s'approcha d'eux et jura. La colère montait en lui. Ces knam de Flamtimo n'étaient même pas capable d'écouter les consignes les plus simples. Pour lui ce qui s'était passé était évident. Le premier était sorti pour ses besoins. Alors qu'il était accroupi, il avait dû vouloir prendre appui sur le  rocher tout proche. La main s'était littéralement soudée à la pierre à cause du froid. L'homme avait perdu son pantalon en essayant de libérer sa main. Il avait dû crier pour demander de l'aide, ce qui expliquait la sortie du guetteur. Celui-ci avait oublié de mettre ses gants et avait fait la même erreur que le premier sorti. Ils étaient morts de froid, bêtement parce qu'ils n'avaient pas appliqué les précautions élémentaires d'un pays de grand froid.
Il rentra en jurant. Schtenkel se dressa sur le coude. Il eut un regard interrogatif. Névtelen lui résuma la situation. Les autres se réveillèrent. Ils comprirent. Le chef des serviteurs, Tselmak,  s'approcha d'eux et dit :
- Qui ?
- Tsalmok et Harket.
Devant le regard interrogatif, Névtelen lui raconta ce qu'il avait compris.
- Le prince-roi nous a donné une mission, accomplissons-là !
Névtelen explosa de colère :
- Mais par Sioultac et Cotban, combien de temps allez-vous mettre à comprendre que si vous continuez comme cela, vous allez tous y rester. Hier il a fait beau. Aujourd'hui, le ciel se couvre, demain, c'est le blizzard...
Il s'arrêta au milieu d'une phrase. Trop énervé, trop fatigué, il fit une crise. Il tomba par terre, incapable de faire face à l'afflux d'images, de sensations et d'émotions. Tselmak fit des gestes de conjuration, les autres aussi. Il se tourna vers Schtenkel et dit :
- On le laisse là. Ceux qui ont ce mal, sont des schaïpans. Les côtoyer ne peut que nous porter malheur. Nous ferons mieux sans lui.
Se tournant vers les autres, il ajouta :
- Jetez-le dehors. Il est la cause de ce qui nous arrive.
Rapidement, en s'y mettant à quatre, ils jetèrent Névtelen dans la pente devant la caverne. Il atterrit sur le dos et se mit à glisser.
- Bon débarras ! déclara Tselmak et maintenant repartons !
Schtenkel n'avait pas eu le temps de réagir.
- Fous ! Z'êtes des fous ! Sans lui, on crève tous !
Tselmak le prit par le devant de sa pelisse.
- Écoute-bien, toi ! T'es là pour nous dire où aller. Le prince-roi nous a bien dit. Si tu ne coopères pas, on peut te faire griller à petit feu !
La peur tenailla le ventre de Schtenkel. Il ne dit rien et rassembla ses affaires. Les préparatifs allèrent vite. Quand il sortit, il mit le masque de Milmac, Tselmak lui arracha :
- Ça aussi c'est schaïpan !
Il le lança dans la pente. Le groupe s'élança dans la direction que montra Schtenkel. Personne ne remarqua les deux yeux rouges qui brillaient sous les résineux.
RRling regarda partir les hommes. Elle se retenait de gronder. Sans la meute, celui qui a appelé pouvait mourir de froid. Les femelles l'avaient entouré et réchauffé. Les mâles étaient partis en chasse. Non pas pour de la viande, ils avaient tué un clach il y a peu, mais pour un abri. RRling avait senti la tempête.
Névtelen reprit conscience. Il était allongé sur le dos. Il était bien. Les corps de ses compagnons le réchauffaient. Puis les souvenirs lui revinrent. Il bougea. Autour de lui, on s'écarta. Il découvrit qu'il était en plein milieu de la meute. La grande louve aux yeux rouges était là. Il regarda autour de lui. Il ne savait pas comment, mais elle avait ramené les raquettes et les masques de Milmac. Il s'équipa. Se tournant vers la louve, il dit :
- Il faut sauver le guide !
La louve s'élança. Névtelen la suivit ainsi que toute la meute. Ils avançaient vite. Beaucoup plus vite que le groupe qui avait brûlé les raquettes car schaïpan. Ils suivirent une route un peu plus bas sur la pente, dans la forêt. La progression était difficile mais à l'abri des regards. Les loups allaient et venaient beaucoup plus vite. Vers le milieu de la journée, ils croisèrent leurs traces pour passer au-dessus d'eux. C'est de loin que Névtelen vit les chutes.
Le groupe progressait à flanc de montagne, restant au même niveau. Ils devaient en suivre les contours. Chaque ruisseau avait fait son entaille. Au fond de chaque entaille, le passage était difficile. Les plus faibles n'avaient plus la force de passer les endroits délicats. Leurs gants les protégeaient du froid, malheureusement, ils glissaient beaucoup et les prises étaient maladroites. Si le premier tomba seul, le deuxième entraîna un compagnon avec lui. Quand arriva le soir, le groupe continua avec des torches. Ils étaient loin de tout abri et la température baissait encore. Névtelen s'était rapproché d'eux en profitant de l'obscurité. Il entendait Schtenkel expliquer haut et fort, qu'ils risquaient de se perdre, qu'il aurait mieux valu ne pas bouger ce matin...
Ils passèrent à quelques pas de lui sans le voir. Leur démarche mécanique traduisait la fatigue. Tselmak donna l'ordre de s'arrêter au pied d'un rocher. Schtenkel ne contesta pas, lui aussi semblait au bord de l'épuisement. Névtelen trouva le choix catastrophique. Avec le vent qui tournait, ils allaient prendre la tempête dans toute sa violence. Il les regarda un moment. Ils firent quelques blocs maladroits avec de la neige, mais surtout, ils coupèrent des branchages et essayèrent de fermer le couloir entre les rochers qui leur servait d'abri. Ils firent un feu de résineux.  Il brûlait mais trop vite sans donner beaucoup de chaleur. Rapidement, il n'y eut plus de bruit. Névtelen arriva à la limite du camp. Le feu déjà mourait. Celui qui devait s'en occuper, avait déjà sombré dans le sommeil. Silencieusement, il s'approcha de Schtenkel qui dormait près de la porte et loin du feu. Il lui mit une main sur la bouche. Quand il ouvrit les yeux, Névtelen lui fit signe de se taire. Il hocha la tête, récupéra ses affaires, s'équipa et sans que personne ne s'en aperçoive, il quitta le campement derrière Névtelen.
Les deux hommes n'allèrent pas bien loin. La neige s'était mise à tomber et le vent à forcir. Quand il se retrouva dans une grotte, Schtenkel prit Névtelen dans ses bras :
- Ah ! L'chasseur, t'es un ami, un vrai ! Mais qu'est-ce que...
Schtenkel venait de faire un bond en arrière en voyant les loups.
- T'affole pas ! Ils sont avec moi.
Schtenkel prit un air affolé mais ne bougea pas. Névtelen fit un feu dans le couloir de la grotte. Le vent, qui courait contre la montagne, entraînait la fumée plus loin. Névtelen se dépêcha de découper des blocs de neige et de fermer à moitié l'entrée.
- On a du feu, du bois, des provisions, on va pouvoir attendre, dit-il.
- Et ceux-là, demanda Schtenkel en désignant les loups.
- C'est eux qui ont amené le clach, répondit Névtelen en souriant. On ne va pas chasser ceux qui nous invitent.
Schtenkel haussa les épaules, ses pensées étaient déjà parties ailleurs.
- Et les autres en bas ?
- Avec ce que Sioultac va faire, le prince-roi trouvera leurs corps s'il suit le même chemin !


158
La tempête dura une main de jours. Sioultac s'était surpassé. Névtelen n'avait pas le souvenir d'un tel vent. Dans les images, qu'il trouvait trop nombreuses pour sa tête, il y avait une légende sur la puissance de Sioultac, une puissance telle qu'elle avait cassé les montagnes. Schtenkel avait passé ces cinq jours à répéter qu'on n'avait jamais vu ça. Quand le silence revint enfin, ils durent dégager le chemin devant la grotte. Ils s'équipèrent. Ils mirent la moitié de la matinée à descendre jusqu'au refuge des serviteurs. Il leur fallut encore du temps pour dégager la neige accumulée. Quand enfin ils purent atteindre l'intérieur, ils découvrirent les corps entassés des serviteurs. Le feu n'avait pas tenu. Même en se serrant les uns contre les autres, sans feu, sans nourriture, ils avaient perdu contre le froid.
- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Névtelen.
- On continue, déclara Schtenkel. Le prince-roi veut aller voir l'dragon. Et bien, il l'verra. Il doit encore être à Tichcou. On va continuer et lui tracer la route. Et après tant pis pour lui !
Névetlen et Schtenkel reprirent leur progression. Quand le vieux guide posa des questions sur le devenir des loups, Névtelen les éluda.
- Ils vont, ils viennent. Un jour, ils sont là, un autre jour, ils sont absents.
- J'les croyais à toi, répondit Schtenkel.
- Non. Ils ont souvent croisé mon chemin mais j'ai des souvenirs où ils ne sont pas.
Un passage délicat les fit changer de sujet. Névtelen coupa une liane sur un litmel. Souple et solide, elle leur permit de s'encorder, heureusement car Schtenkel glissa. Névtelen bien arc-bouté sur un tronc, le retint, lui criant ce qu'il devait faire. Quand vint le soir, ils avaient bien progressé. La température remontait au point qu'ils avaient fini le trajet sans les masques. Ils se réfugièrent sous une grande plaque de roche sur le flanc de la montagne.
- Cotban revient, dit Névtelen.
- Qu'est-ce'tu veux dire ?
- Je sens venir la première pluie.
- Plus ça va et moins j'te comprends. Tu connais trop d'choses. J'ai cru qu't'étais un trappeur, puis qu't'étais avec du vide dans ta tête, puis qu't'étais un magicien. Maintenant j'sais plus. T'as la tête d'ces guerriers du froid mais t'es pas comme eux. Et l'pire c'est qu't'es comme moi, tu sais pas qui t'es.
- Depuis des lunes toute ma vie tourne autour du dragon. On verra quand on y sera. En attendant, dormons.
- T'as pas peur, toi. Ça pue l'ours, ici.
- Les ours ne viendront pas. Ils m'ont toujours évité... et puis le feu les éloignera si par hasard, ils sortaient d'hibernation.
Schtenkel ne sut quoi répondre.
Au petit matin, il pleuvait. Névtelen était déjà debout préparant le petit déjeuner.
- On ne pourra pas partir aujourd'hui. La bataille des dieux est engagée. Chaud contre froid, il va falloir attendre... encore, soupira-t-il.
- C'qui m'console, c'est qu'le prince y va être obligé de faire pareil !
La journée passa lentement. Névtelen s'était assis face à la pente, la tête posée sur les genoux. Schtenkel grommela un bon moment et finit par s'asseoir aussi :
- On manque de malch, ici ! grogna-t-il.
Névtelen se mit à rire, Schtenkel fit de même. La situation leur apparaissait surréaliste. Ils étaient là perdus au milieu de nulle part. La pluie verglaçait tout, rendant tout déplacement impossible. Ils allaient devoir se rationner pour continuer. Le but était d'aller chasser un dragon qui avait occis tous les chasseurs précédents. Fous ! Ils étaient tous simplement fous.
Schtenkel hoqueta encre quelques rires et puis commença à parler :
- Quand j'étais enfant, je me voyais général. Et puis me voici manchot perdu dans une maudite vallée où les dieux me cantonnent.
- D'où viens-tu ?
- De Shalgol ! Mon pays est loin, très loin, trop loin d'ici. Je suis né près du lac Smaltin. Dans un pays de soleil et de sécheresse. Comme j'étais le cinquième fils, je devais partir à l'armée. C'est la tradition. Le premier devient chef de clan familial, le deuxième le seconde et le remplace si besoin. Le troisième  part vers d'autres lieux avec quelques bêtes. S'il réussit, le clan acquiert de nouveaux territoires. S'il meurt, le clan survit quand même. Après les autres partent servir le roi. Quant aux filles, il faut essayer de les marier du mieux possible. Moi, je me suis retrouvé à Soulmac, une grande ville à quinze jours de chez moi, pour devenir soldat. J'étais pas très doué. Mon frère l'était plus que moi et on me le citait en exemple. Il était déjà sous-officier quand je peinais à devenir première classe. Lors de notre première campagne, j'ai juste réussi à ne pas me faire tuer. Mon frère, lui, a été remarqué pour sa bravoure et son audace. Il est parti pour une unité d'élite. Moi, je suis resté à végéter dans une troupe de maintien de l'ordre. Une de ces unités qu'on envoie à droite ou à gauche sur les frontières pour dire que le pouvoir est toujours présent. Une de ces unités que le pouvoir peut sacrifier s'il y a des troubles. C'est comme ça que je suis arrivé à Tichcou avec Tzenk.
Il poussa un soupir de nostalgie et reprit son récit racontant la vie de garnison, les plaisirs faciles et sans lendemain, pour finir il dit :
- Si j'avais eu le choix, je n'aurais pas été soldat. J'ai pas la fibre...
La pluie tombait toujours, le soir venait. Schtenkel se taisait perdu dans ses pensées. Névtelen ne dit rien. Lui aussi se laissa aller. Il vivait des jours étranges. La tête rempli de pensées qui s'écoulaient en cascade, il ne vit pas le temps qui s'écoulait doucement. La nuit arriva sans qu'ils aient bougé.
Le jour suivant ressembla au précédent. Ils avaient tenté une sortie au petit matin. La pente trop raide et la neige verglacée les avaient dissuadés d'aller plus loin. Ils passèrent la journée, réfugiés sous l'abri. Après quelques considérations sur les faits et gestes du prince-roi, ils se regardèrent en silence. Schtenkel proposa un jeu. Dégageant l'espace au sol, il creusa quelques cuvettes et, avec des graines récupérées au fond de l'abri, il donna les règles du Raaglong à Névtelen qui n'y avait jamais joué.
- C'ui qui perd fait la cuisine ! proposa Schtenkel.
Si les règles étaient simples, la stratégie était complexe et la part de hasard importante. Névtelen joua comme un débutant ayant de la chance. En face de lui Schtenkel jurait de le voir ainsi gagner. Quand arriva le milieu de journée, il dut bien s'avouer vaincu et préparer le repas.
Bien que le feu fusse parfait pour cuire les galettes, le repas fut une catastrophe. Névtelen fit la grimace en mangeant. Schtenkel haussa les épaules en s'excusant :
- D'habitude, j'perds jamais au Raaglong.
- Je crois que la prochaine fois, quel que soit le gagnant je ferai à manger.
- D'accord mais tu m'dois la r'vanche !
Les deux hommes se remirent à leur jeu. Ils enchaînèrent les parties jusqu'à la nuit.
- Quand tu m'dis q't'as jamais joué, j'ai du mal à t'croire, déclara Schtenkel alors qu'ils préparaient le repas du soir.
- Et pourtant, je ne connaissais pas le Raaglong. Ça m'a évoqué de souvenir de ce que j'ai appris  à Montaggone.
- C'est où ça ?
- Dans ma tête, il y a plein de lieux mais je ne sais plus si c'était quand j'étais enfant ou à Maskusa.
Névtelen avait pris les choses en main, comme les autres jours. Il prit conscience que leurs regards avaient changé. Schtenkel n'était plus ce vieux guide alcoolique et en perdition. Lui sentait bien qu'il n'était plus aussi étrange aux yeux de Schtenkel.
La soirée s'avançait. La pluie avait cessé et l'air était doux.
- Dis-moi, « Chasseur », qu'est-ce tu lui veux au dragon ?
- Je n'en sais rien. Je ressens encore ce désir de l'approcher que j'ai vécu enfant. Et puis tout ce qui m'arrive et qui sans cesse me ramène à lui. Tous veulent que je le rencontre. Même toi, en demandant que je t'accompagne, tu m'as entraîné sur la route.
- Tu m'rappelles le prêtre de Bachorg, à la voix chantante.
- Qui ça ?
- Bachorg est le dieu du destin. Ses prêtres ont des rites particuliers faits de chants et d'incantations pour déterminer le destin des uns et des autres. Pour eux, y a pas d'hommes sans destin. Y en a des petits et des grands, mais y en a toujours un. Tu peux m'croire. Y s'raient d'accord avec moi. C'que tu m'racontes, c'est l'histoire de ton destin. Si t'es fait pour rencontrer l'dragon, alors tu l'rencontreras.
- Après m'avoir raconté toutes tes histoires de chasse, je devrais trembler de peur.
- Non, parce que t'es pas comme les autres chasseurs. Toi, tu t'en fous. Tu l'fais parce que c'est ton destin, pas parce que tu veux être un dieu, comme les autres fous... D'ailleurs, y vont s'mettre en route, vu qu'la pluie s'arrête...
Ils discutèrent encore un moment de la marche à suivre dans les jours qui allaient venir. Après deux jours de pluie et de remontée des températures, ils allaient pouvoir reprendre la route. Ils avaient la même opinion. Le prince-roi et tous les siens mettraient du temps à les rejoindre. Il fallait continuer à baliser le chemin. Schtenkel termina la discussion en disant :
- On s'arrêtera à deux jours de marche de la caverne et puis on les attendra. Après, tu verras bien c'que tu fais. 


159
Si la marche était assez difficile dans cette bouillasse, ils avaient atteint le plateau de forêt qui montait en pente douce vers la vallée du dragon. Maintenant, ils parlaient tout en marchant. Schtenkel avait fini par comprendre que Névtelen s'était appelé Tandrag et qu'il venait de la ville tenue par les guerriers blancs. Grâce à ces conversations, Névtelen commençait à remettre de l'ordre dans ses souvenirs. Il osa poser la question du devenir de la ville de son enfance. Qu'était-elle devenue depuis l'attaque de Yas ?
- Tu sais, « chasseur », y z'ont bien résisté grâce à la pluie.
Névtelen revoyait les trombes d'eau qu'ils avaient endurées avant la longue fuite. Ils revoyaient même les visages de ses compagnons. Schtenkel continuait son récit.
- Comme tu sais, j'étais à la chasse avec Yas. Quand on est rentrés, tout était trempé. J'avais pas un poil de sec. On est restés trois jours sous la pluie. Et quand j'dis la pluie, c'étaient plutôt des cataractes comme celles qui alimentent le Smaltin à la saison des pluies. Ça arrêtait pas. Arrivés à Tichcou, on s'est tous retrouvés au fort, bloqués. J'peux te dire que ça a discuté ferme. Même que des fois, j'les entendais hurler. Comme les ordres d'attaques z'avaient pas changé, y z'ont juste attendu qu'la pluie s'arrête, et puis les troupes sont reparties vers la ville et la vallée du dragon. Mais si ceux qui d'vaient chasser le dragon, y z'ont réussi à faire des bateaux et à s'protéger de ces saloperies de volpics, dans la vallée, y a l'barrage qu'a cédé. L'eau, elle a tout balayé. Tichcou a eu d'la chance. L'dieu Cht'arlboc devait veiller sur eux. L'eau s'est étalée plus haut quand la vallée s'élargit, ça l'a calmée. Y a qu'les maisons du bas qu'ont souffert. Nous, dans l'fort, on a juste entendu le bruit et vu les dégâts. C'est Altalanos qu'a l'premier décidé de s'en aller. Après ça a été très vite. Y sont tous partis. Y'a qu'les groupes qui t'poursuivaient qui sont pas rentrés tout de suite. Z'étaient trop loin, trop difficiles à joindre pour les rappeler.
Les jours suivants, ils marchèrent profitant du soleil qui se montrait. Ils laissaient une trace derrière eux pour le prince-roi.
- D'toutes façons, on marche plus vite qu'eux. On les attendra.
- Oui, et puis on verra comment il veut attaquer le dragon. Tu crois qu'il a une chance ?
- Tu veux qu'je te dise, l'dragon, il sait déjà qu'on est là. Y sait pour le prince-roi et toute sa clique...
- Ça me rappelle la légende du dragon-oracle.
- C'est qui c'ui-là ?
- Un dragon qu'on va voir pour avoir des réponses à ses questions car il semble tout savoir, tout deviner.
- Ouais, ben y doit être cousin avec celui d'ici...
Ils avaient l'humeur joyeuse et rirent bien du prince-roi et de ses présomptions. Une seule fois une grande ombre les survola rapidement. Comme ils étaient dans un bois sombre, ils doutèrent, nuage ou dragon. Vu le vent, les deux hypothèses se tenaient. Ils arrivèrent à une clairière au bord de la rivière à l'entrée d'une gorge.
- La vallée du dragon, dit Névtelen.
- Ouais « chasseur ». Ici on choisit. Si on traverse l'eau, on arrive au-dessus de la grotte, si on suit cette berge, on l'attaque par en bas. Comme j'sais pas c'qui veut, on va l'attendre là, l'prince.
Névtelen se dandina d'une jambe sur l'autre :
- Tu crois pas que les guerriers blancs vont être par là ?
- Si, bien-sûr. Ils sont toujours là. Mais ça dépend des fois on les voit, des fois on les voit pas. On va s'planquer un peu plus haut et on va surveiller.
Les deux hommes se dirigèrent vers une petite grotte dans un hallier. Ils en examinèrent soigneusement les abords. Rassurés, ils s'installèrent. Névtelen démarra le feu en lui parlant, lui demandant de ne pas faire de fumée. Les flammes dansèrent hautes et claires puis se courbèrent devenant rougeoiement chaud.
Au deuxième jour, ils entendirent du bruit. Bien cachés derrière le rideau d'épineux, ils observèrent. Deux mains d'hommes avançaient aussi silencieusement qu'ils pouvaient, habillés de blanc, sur leurs planches à glisser. Ils s'arrêtèrent en voyant les traces des raquettes.
- Knam ! Ils sont déjà là, dit l'un d'eux.
Les armes furent immédiatement prêtes. Un konsyli fit un geste parole. Lui et sa main de guerriers partirent vers la grotte du dragon en suivant la voie qui arriverait au-dessus. Les autres déchaussèrent. Trois avaient encoché une flèche et guettaient. Le konsyli et le dernier se penchèrent sur les traces.
- Deux jours, trois au plus, dit le pisteur.
Ils suivirent les marques de raquettes qui s'arrêtaient au bord de l'eau.
- Knam ! dit le konsyli, ils ont pris la rivière.
- Oui, mais ils ne peuvent aller bien loin. Cinq cents pas plus haut, il y a la cascade.
- Allons voir !
- Ce n'est pas possible, konsyli, ni même de descendre. La rivière est trop grosse. Il y a deux jours, elle devait être moins forte.
Embusqués, Névtelen et Schtenkel écoutaient les échanges. C'est vrai qu'ils avaient peiné, deux jours plus tôt pour remonter le courant sur une centaine de pas. Grâce à une liane, ils avaient pu escalader un rocher vertical de la rive sans laisser de traces. Aujourd'hui, ils surplombaient les deux guerriers blancs. Schtenkel sursauta en entendant crier un animal. Les deux hommes en dessous redressèrent la tête.
- Ils finiront par arriver à la grotte. Talmine signale qu'il n'a pas trouvé de trace sur la route du haut. Ils ont peut-être juste fait une reconnaissance.
- J'espère que tu as raison et qu'ils ont redescendu la rivière. Allons jusqu'au lac au pied de la grotte, voir s'il y a des traces. Les nuages reviennent. Il va probablement neiger.
Les deux guerriers retournèrent près des trois autres. Ils rechaussèrent les planches à glisser et partirent dans la forêt.
Névtelen bloqua Schtenkel qui voulait se lever. De nouveau un animal cria. Alors Névtelen chuchota :
- Maintenant, il n'y a plus de danger. Ils ont envoyé le signal de progression.
Devant le regard interrogatif de son compagnon, Névtelen expliqua :
- Ce n'est pas un animal qui a crié, c'est un signal donné grâce à un sifflet spécial. On peut communiquer à distance. Les deux groupes se parlent ainsi et peuvent coordonner leurs actions.
- Que disent-ils ?
- Le premier disait : « progression facile, pas de trace, pas de danger ». Le deuxième disait : « des traces, pas de danger, on va en direction de la grotte ».
- C'est le prince-roi qui va être content. Y doit pas penser qu'il aura un comité d'accueil.
Ils reprirent leur guet. Le reste de la journée se passa sans incident. Ils n'osaient plus parler à voix haute. La nuit, Névtelen resta éveillé longtemps. Il n'entendit rien de particulier. La température était plus froide. Un peu de neige tomba, assez pour effacer les traces comme ils purent le constater au matin.
Vers midi, Schtenkel fit signe à Névtelen d'écouter. Arrivé au bord du rocher, il tendit l'oreille. Une troupe arrivait. Vu le niveau sonore, elle ne cherchait pas la discrétion et elle était d'une certaine importance.
- Ils s'ront là dans pas longtemps, dit Schtenkel. Mais avant dis-moi, pourquoi qu't'as pas dit aux autres qu't'étais là ?
- C'était pas le moment. Si je l'avais fait, ils auraient voulu me conduire chez le prince pour que je fasse un rapport et c'est pas le moment. Je sens que je dois suivre le prince-roi, c'est plus important.
Bientôt, ils virent arriver le prince-roi et sa suite. Ils marchaient sans se cacher, en formation de repos. Le prince-roi en tête, sans armure, derrière d'autres chevaliers et puis des porteurs, une longue file de porteurs. Arrivés près du gué, ils cherchèrent les marques.
- LÀ, PRRRINCE ! Une marrrque d'arrrrrrêt.
-  Alorrrs, ils ne doivent pas êtrrre loin, répondit le prince-roi en regardant autour de lui. Faisssons une paussse !
La colonne s'arrêta et on entendit le bruit des colis mis à terre. Névtelen pensa : « Qu'est-ce qu'ils sont bruyants ! ».
- Viens,descendons ! dit Schtenkel.
- Attends, lui répondit Névtelen en portant un sifflet à sa bouche.
Schtenkel sursauta en entendant un cri de jako de près.
- Qu'est-c'tu fais ? dit-il en se bouchant les oreilles.
- Je préviens les autres qu'ils n'interviennent pas. Ce n'est pas la peine qu'ils se fassent massacrer.
Il rangea le sifflet dans une poche et après avoir couvert le feu, ils descendirent. 


160
Le prince-roi occupait l'espace. Où qu'il soit, il devait être le centre de tout. Il avait décidé de passer par le haut de la grotte. N'ayant vu aucun des guerriers blancs contre lesquels on l'avait mis en garde, il en avait déduit qu'il avait à faire à des racontars de pleutres.
- Tout ççça, ccc'est des rrramasssssis de billevesssées pourrr vieilles femmes ! proclamait-il haut et fort.
Pourtant parfois pour celui qui savait voir, une silhouette blanche s'entraperçevait, Névtelen en avait parlé à Schtenkel :
- J'les ai vues aussi. Et puis j'trouve qu'on entend beaucoup les jakos par ici, dit-il avec un sourire entendu.
Le prince-roi avait fait établir le camp dans la forêt au-dessus de la grotte. On était à moins d'une demi-pause du bord de la gorge. Les gens de Flamtimo comptaient les distances en fonction du déplacement des troupes. En une journée, une troupe prenait quatre pauses. Elle levait le camp au lever du jour, faisait la première pause au médian de la matinée, la deuxième à midi, la troisième au médian de l'après-midi et le soir, au coucher du soleil quand elle montait le campement. La distance parcourue était donnée suivant cette habitude. Il y avait, la journée, la pause, la double pause, la demi-pause. Le prince-roi avait choisi la demi-pause pour être au milieu d'arbres qui donnaient un couvert végétal maximum. Le dragon ne pourrait pas les atteindre. Si le silence n'était pas de rigueur, la discrétion se voulait maximale. Les feux étaient interdits, l'abattage des arbres aussi. Un camp de toile était monté. La température après avoir atteint des gouffres, était revenue à la normale. L'eau ne gelait plus mais la neige tenait encore quand elle tombait.
Le prince-roi avait tenu à aller voir le bord de la gorge dès son arrivée. Il avait été déçu. On ne voyait rien. Rentré au camp, il s'était enfermé dans une tente avec Schtenkel. Il l'avait longuement interrogé et lui avait fait faire une sculpture en neige de la paroi.
Les deux premiers jours, rien ne se passa. Le prince-roi allait guetter pour voir le dragon qui restait invisible. Des bruits laissaient penser qu'il était dans sa grotte.
- J'essspèrrre qu'il n'hiberrrne pas !
Schtenkel l'avait rassuré. On avait souvent vu le dragon en hiver. Pourtant les guetteurs ne voyaient rien. Le prince-roi avait exigé qu'on monte la garde la nuit. Le temps couvert et les nuits sans lune, ne favorisaient pas leur travail. Névtelen avait été avec eux une nuit. Lui l'avait vu. Immense, il était immense! Comment une aussi grosse chose pouvait-elle voler ?
- Là, leur avait-il dit en montrant la grande silhouette.
- Mais, on n'voit rien !
Il avait été conduit devant le prince-roi. A l'annonce de la nouvelle, il avait eu ce regard dont Schtenkel lui avait parlé : « Les yeux d'un fou ! ».
- Tu l'as vu ?
- Oui, Prince-roi. Il partait en planant dans la vallée.
- Il est làààà ! Il est làààà ! jubila-t-il. Il a dû parrrtir chasssssser. On va essssssayer de dessscendrrre un peu.
- Mais s'il rrrevient ? demanda un aide de camp.
- Il est parrrti chasssssser. Comme tous les nocturrrnes, il ne rrrentrrrerrra qu'au matin. Allons !
Le ton était sans réplique. On prépara les bougies dans des morceaux de troncs creux pour que la lumière ne soit pas trop visible. En cette saison la nuit était longue. Il avait deux pauses devant eux. Arrivés au bord, ils fixèrent une corde. Les éclaireurs commencèrent à descendre. Ayant bien étudié la maquette de Schtenkel, ils ne furent pas surpris du surplomb.
- La caverrrne est grrrande, vrrraiment grrrande. On pourrrrrait y fairrre tenirrr votrrre pavillon d'été. On est dessscccendu jusssqu'au sssol avec trrrois longueurrrs de corrrde.
- Trrrois longueurrrs ?
- Oui, Mon Prrrince, c'est vrrraiment très grrrand.
- Et en bas ?
- On avait commencccé quand, Névtelen nous a prrrévenus de l'arrrrrrivée du drrragon.
- Qui ççça ?
- Cccelui qui a prrrévenu du déparrrt du drrragon.
- Ah oui ! Alorrrs ?
- On a jussste eu le temps de remonter avant qu'il n’atterrrrrrisssssse. On a sssenti le sssouffle de ssson battement d'ailes. Il est gigantesssque. Une sssimple épée ne sssuffirrra peut-êtrrre pas, Mon Prrrinccce.
- Trrrès bien, qu'on aille ssse coucher. La nuit porrrte conssseil.
Névtelen fut convoqué dès le matin. On lui fit signe d'attendre devant la tente du prince-roi. Il y resta la matinée. Il entendit des cris de jakos. Si certains étaient naturels, les autres racontaient l'alerte et le regroupement de la phalange. N'y tenant plus, il fit un signe aux gardes qu'il devait aller se soulager la vessie. Une fois éloigné du camp, il sortit son sifflet à jako et répondit de ne pas intervenir. Un cri lui répondit en lui demandant de s'identifier. Il allait le faire quand un soldat s'approcha.
- Le Prrrince-rrroi t'attend. Dépêche-toi !
Névtelen fut contrarié de ne pas pouvoir répondre. Il ne voulait pas se trouver dans un combat contre les siens. Il courut jusqu'à la tente. On le fit entrer immédiatement.
- Tu es le ssseul à l'avoirrr vu. Vois-tu la nuit ?
- Il m'a semblé voir son ombre, alors j'ai alerté, Prince.
- Tu es meilleurrr que mes guetteurrrs, tu les accompagnerrras la nuit le temps qu'on puisssssse explorrrer le terrrrrrain.
Un homme entra sans prévenir.
- Ccc'est prrrêt, Mon Prrrince. Je ne connais pas une bête pourrr y rrrésssissster.
Le visage du Prince-roi s'éclaira.
- Comment ?
- J'enduirrrai votrrre épée. Une blessssssurrre et il est morrrt ! Mais attention, sssi vous touchez ccce poissson vous mourrrrez.
Le prince-roi s’apprêtait à répondre quand un chevalier entra hors d'haleine.
- Le drrragon ! Le drrragon, il vole !
Tout le monde se précipita dehors et alla jusqu'à lisière du bois. « Magnifique ! Il est magnifique ! », pensa Névtelen. Il s'élevait lentement dans le ciel en décrivant de larges cercles. Le prince-roi ne le quittait pas des yeux, commentant à voix basse avec ses compagnons pour savoir où était le défaut de la cuirasse. Il les entendait à peine tellement il était subjugué par la beauté qui volait sous ses yeux. Devant ses yeux vinrent d'autres scènes du dragon arrivant près de la ville. Il était tellement ému qu'il en pleurait presque.
- Il parrrt verrrs le levant. On dirrrait qu'il va ssse possser ! dit quelqu'un.
Effectivement, le dragon plongea brusquement vers le sol. Il était trop loin pour qu'on puisse voir ce qu'il chassait. Ils restèrent tendus à essayer de voir ce qu'il faisait. Névtelen voyant que personne ne le regardait, grimpa dans un litmel. Arrivé en haut, il découvrit la masse rouge du dragon plus loin. Il eut l'impression que des petites silhouettes blanches lui couraient entre les pattes. Il pensa au prince Quiloma et à la phalange. Bientôt, il vit le dragon lever la tête, regarder autour de lui. Bientôt, il écarta les ailes et décolla. Névtelen descendit de l'arbre. On entendit un cri de jako. Névtelen écouta avec attention. Schtenkel s'approcha de lui :
- Qu'est-ce qu'il dit ?
- Le dragon ne veut pas des guerriers blancs.
Il y eut un autre cri de jako. Les gens de Flaminto, tout à leurs commentaires sur ce qu'ils voyaient, n'y prêtèrent aucune attention.
- Ils restent à proximité pour agir après.
- Après quoi ?
- Quand le dragon leur donnera le droit d'intervenir.
- S'il survit ! L'prince semble avoir toute confiance dans son poison.
Névtelen haussa les épaules :
- Moi pas !
Le dragon plana au-dessus d'eux. Tout le monde baissa la tête par réflexe. Le grand saurien continua son chemin vers le couchant.
Les jours suivants, le prince-roi fit faire d'autres reconnaissances. Névtelen était chargé de guetter la nuit. Le dragon sortait souvent à la tombée de la nuit pour revenir sur le petit matin. Les éclaireurs entrèrent dans la grotte et visitèrent le domaine du saurien. Ils revinrent pour décrire l'intérieur au prince-roi. Celui-ci eut une grande colère. Personne n'avait trouvé où était le trésor du dragon.
La nuit venue, les éclaireurs reprirent leur poste sur le bord de la gorge. Le prince-roi voulait savoir où était le trésor, et bien on allait lui trouver. Névtelen guetta. Il entendit le bruit du grand saurien se déplaçant dans sa grotte. Bientôt, il vit la grande ombre se diriger vers l'aval de la rivière. Il tapa sur le rocher selon un code convenu pour prévenir les éclaireurs. Les trois longueurs de corde furent lancées dans le vide et le premier s'engagea dans la descente, bientôt suivi par les deux autres. Ils allumèrent leurs lampes et recommencèrent à fouiller.
Névtelen écouta les serviteurs s'agiter en dessous de lui sans quitter des yeux la vallée. Il eut une impression, une sensation de présence, comme si... comme si... Le dragon ! Il fouilla des yeux, la vallée, le ciel et il le vit revenant à tire d'aile vers son antre. Il cria :
- Il revient, vite, il revient !
Il entendit les hommes en bas se dépêcher. Deux avaient commencé leur ascension, quand le dragon descendit en piqué. Névtelen retint un cri quand il en vit la gueule passer à quelques pas de lui. Il attrapa la corde qu'il cassa et s'envola. Névtelen le suivit du regard. Le dragon vola vers la forêt portant son fardeau. Faisant un virage sur l'aile, il ouvrit la gueule. Névtelen vit les deux hommes tomber et s'écraser dans la canopée. Le grand saurien était déjà de retour et s'alignait pour rentrer dans sa caverne. Il donna un grand coup d'ailes pour se freiner et se posa. Il entendit des bruits de roche frottant sur la roche puis une flamme jaillie par l'ouverture éclaira la gorge. Elle fut immédiatement suivie par un hurlement. Névtelen se pencha du plus qu'il pouvait pour voir ce qu'il se passait. Le hurlement se déplaça et bientôt il vit ce qui était encore le dernier éclaireur jaillir dans les airs. Une autre flamme le transforma en torche volante. L'homme mourut avant d'avoir atteint le sol. Névtelen se releva et se mit à courir vers la forêt en criant :
- Planquez-vous, il va arriver !
Il était presque aux arbres quand eut lieu l'attaque. Brûlant tout, le dragon arrivait en rase-motte. Il se cacha derrière le premier gros arbre venu. De la dizaine d'hommes partis en reconnaissance, il n'était plus que deux ou trois entiers à atteindre la forêt. Faisant une ressource, le dragon passa au-dessus des arbres lâchant au passage ceux qu'il avait écrasés dans ses griffes.
Le silence revint.
Névtelen osa un œil. Tout était calme. Il reprit la route vers le camp. Son cœur battait la chamade.
Arrivé au camp, il le trouva sens dessus dessous.
On ramenait les corps de ceux qui s'étaient écrasés. Un des éclaireurs survivants faisait son rapport au prince-roi qui était debout en cotte de mailles, sa grande épée à la main.
Il hurla sa colère :
- QU'ON PRRRÉPARRRE MES ARRRMES ! DEMAIN, JE PARRRS À LA CHASSE !


161
Revêtu de son armure de combat, comme les autres chevaliers, le prince-roi était prêt. Épées et dagues avaient été enduites de poison. La stratégie était simple : on entre et on tue. Les serviteurs restants étaient de la partie. Il fallait manœuvrer les cordes assez vite pour faire descendre les combattants. L'attaque était prévue à l'aube. Névtelen fut surpris d'apprendre qu'il avait un rôle à jouer. Sa capacité à voir en basse lumière le rendait indispensable. Il serait le premier à descendre et jouerait le rôle d'observateur pour donner le signal de la descente aux chevaliers.
Avant que la lumière ne soit, ils prirent le chemin de la falaise. Névtelen fut étonné du silence relatif de ces géants bardés de ferraille. On l'avait équipé d'une vieille épée, mais il avait pris son marteau. Il avait refusé que son arme soit empoisonnée. En faisant cela, il pensait plus à lui qu'au dragon. Il se savait moins adroit, une lame à la main. Sur le chemin, ses pensées tournaient autour de l'idée de la mort. Serait-il encore vivant ce soir ?
Il fut le premier à arriver au bord du gouffre. Le silence régnait. Les premiers oiseaux n'avaient pas encore entonné leur chant de réveil. Il bougea la lampe qu'on lui avait remise. Aussitôt deux serviteurs arrivèrent et lui accrochèrent les trois longueurs de corde. Névtelen sauta dans le vide. La corde se tendit immédiatement. Touchant la paroi rocheuse, il commença sa descente. Le porche était sombre, la lumière n'y entrerait que longtemps après le lever du soleil. Tout semblait calme et immobile. Les serviteurs laissaient filer la corde. Il descendait sans à-coups. Ses pieds touchèrent terre. Une pierre roula, déclenchant une petite cascade de pierre. Le bruit lui sembla terrible. Il s'immobilisa scrutant la caverne. Rien ne bougea. Le silence devint pesant. Il fit un tour d'horizon. Tout semblait calme. Le dragon était-il seulement là ? Brusquement, il tourna la tête vers le sombre creux. Il était sûr de sentir sa présence. Il était là tapi, les attendant. Névtelen était sur le bord de l'ouverture. Il fit bien attention en bougeant de ne rien faire bouger. La corde se tendit.
Ah oui ! Le signal il fallait qu'il envoie le signal. Il prit la corde. Il allait faire les deux tractions quand il entendit un cri de jako. Non, ce n'était pas possible ! Les guerriers blancs allaient lancer une attaque sur le camp. Il jura mais tira deux fois. Il vit les cordes apparaître. Bientôt la masse du prince-roi et de ses quatre ordonnances se découpa en plus sombre sur le ciel qui doucement prenait des teintes pourpres. Ils touchèrent le sol sans encombre. Ils se protégèrent de leurs grands écus. Rien ne se passa. Lentement la lumière augmenta. Le porche devenait moins sombre. Immobiles comme des statues, ils attendaient. Névtelen regarda mieux. En fait, ils n'étaient pas immobiles mais bougeaient avec une extrême lenteur sans aucun bruit.
L'aube arriva, réveillant les oiseaux qui commencèrent leur concert. Les cinq chevaliers se déplacèrent plus vite. Le prince-roi faisait des gestes pour indiquer ce qu'il souhaitait, provoquant le mouvement de l'un ou de l'autre. Petit à petit, ils disparurent dans l'antre du dragon.
Alors que le pépiement prenait de l'ampleur, il y eut un nouveau cri de jako. C'était le signal de l'attaque. L’ouïe tournée vers le haut, le regard vers l'ombre, Névtelen était partagé. Schtenkel était resté au camp. Un bruit dans la grotte accapara ses pensées. Les cinq silhouettes se recroquevillèrent derrière leurs boucliers. Seules dépassaient les épées luisant aux yeux de Névtelen d'une malsaine lueur. Il s'approcha de l'entrée de la grotte pour essayer de voir ce qui avait provoqué ce raclement sur la roche. Le dragon devait être là, tapi quelque part. Il chercha le rouge rougeoiement des écailles du saurien. Les cinq chevaliers étaient maintenant dispersés dans la grotte. Le sol en était inégal, parsemé de blocs de pierre de taille variable. Névtelen se détacha et doucement se mit à les suivre. Il fallait qu'il voie le dragon. Il monta sur un rocher du bord de la grotte. Son épée fit un bruit métallique en tapant sur la pierre lors de sa manœuvre. Les cinq têtes se tournèrent immédiatement vers lui. Sans les casques, Névtelen était persuadé qu'il aurait vu leurs regards courroucés. Le temps passait lentement sans que rien ne se passe. Les mouvements lents des flamtimiens ressemblaient presque à une danse au ralenti. Névtelen avait maintenant une vue dégagée sur l'ensemble de la grotte. Il inspecta le sol à la recherche du rocher rouge qui signerait la présence du dragon. Rien, il ne vit rien. Il pensa que le dragon s'était caché sous les rochers. Là-bas au fond, ce gros tas de blocs pouvait être une option. Il aurait pu se couvrir de pierres comme il s'était caché sous l'eau, à moins que sur la droite, l'ombre dans la paroi laissant espérer une autre salle, il ne soit plus loin au cœur de la montagne. Un mouvement attira son regard vers l'arrière. Il retint un cri. Un corps tombait en silence. Le bruit arriva plus tard quand il s'écrasa en bas dans les arbres. Pour Névtelen, ce fut évident. La phalange était en action au-dessus. Les têtes s'étaient de nouveau tournées au moment du crash pour reprendre immédiatement leur scrutation de l'espace devant eux. Névtelen avançait lui aussi vers le fond de la grotte. Il n'avait pas le choix s'il voulait ses réponses.
Si le porche d'entrée était grand la salle principale était immense. Les cinq chevaliers étaient bien avancés. Ils tournaient dans tous les sens à la recherche du monstre. La matinée avançait sans que rien ne se passe. Névtelen en était à se demander si le dragon était là.
Un bruit les fit sursauter. Il venait de la deuxième salle. Bien que la lumière de dehors soit assez vive pour éclairer le sol de la salle principale, la deuxième partie de la grotte restait dans l'ombre. Le bruit persista. Des cailloux roulaient plus loin. Quelque chose raclait la pierre. Névtelen fut étonné. L'intensité en était assez faible. Comment une telle masse pouvait-elle faire aussi peu de bruit ? À Moins qu'il y ait autre chose. Brusquement le bruit s'arrêta.
- J'ai un message !... sage !... age !
Schtenkel ! C'était la voix de Schtenkel !
- Vous m'entendez ?... endez ?... dez ?... J'ai un message !... sage !... age ! répéta-t-il.
Les cinq chevaliers étaient accroupis derrière leurs écus, l'épée haute. Aussi immobiles que les pierres autour d'eux, ils étaient indiscernables. On vit une lueur tremblotante apparaître au loin, vers le fond de la grotte. Il devait y avoir un passage.
- Les guerriers du froid... froid... froid... ont attaqué... taqué... aqué, reprit la voix.
Le son se répercutait sur les parois, donnant une solennité à chacune des paroles du vieux guide.
- Ils sont tous morts... tous morts... morts...
Schtenkel détachait ses phrases, laissant un temps de silence entre chaque. Névtelen vit l'ombre plus importante du prince-roi faire un signe. Le chevalier le plus avancé, se remit en mouvement vers la lumière.
- Le prince propose un marché... un marché... marché... ché.
Le temps que le son se répercute, le chevalier avait progressé plus vite pour s'arrêter en même temps que la réverbération.
- La vie si vous sortez... sortez...tez... si vous vous rendez... rendez... dez
De nouveau, Névtelen vit l'ombre en armure s'avancer vers l'origine du son. D'où il était, il ne distinguait pas où était Schtenkel.
- La mort... mort... mort... si vous restez... restez... restez.
Il ne croyait pas que le dragon ait laissé une ouverture assez grande pour un homme. Mais après tout, qu'en savait-il ? Vu la taille du grand saurien et la taille humaine, peut-être n'avait-il pas vu cette possibilité ? Névtelen s'avança à son tour. Il avait pris l'épée à la main pour qu'elle ne heurte pas la pierre. Il était en surplomb sur le bord de la grotte. Le passage y était assez facile pour lui qui voyait où il mettait les pieds malgré le manque de lumière. Il fut à son tour dans la grande salle. Il distinguait maintenant l'origine de la lumière. Effectivement un couloir semblait exister sur sa droite. On ne voyait que les reflets tremblotants d'une torche. Il eut l'impression d'un obstacle entre la lumière et la salle. Un rocher devait empêcher le passage. C'est peut-être ce que signifiaient les gestes que faisait le chevalier au prince-roi. Ce dernier fit un geste circulaire de son épée. L'homme se retourna et se cacha de nouveau derrière son écu. Contrairement aux autres flamintiens qui étaient venus avec des armures brillantes, ceux-là étaient tout de noir vêtus. Quand il les avait vus ainsi caparaçonnés, Névtelen avait pensé au scarabée noir qui lui faisait peur par sa grande taille quand il était petit.
- Midi...di... vous avez jusqu'à midi... à midi...midi... di...
La lueur diminua en même temps que les bruits de déplacements reprenaient. Au bout d'un moment tout redevint silencieux. Névtelen regarda en arrière. Le soleil montait dans le ciel. La journée allait être belle, à moins que les quelques nuages qu'il avait vus, ne montent en orage. Il reporta son regard vers la grotte. Mais où était le dragon ?
Il inspecta à nouveau le plancher de la grotte. Il repéra les cinq hommes qui fouillaient eux aussi. Ils avançaient toujours aussi prudemment. Névtelen ne les avaient pas entendu dire un mot malgré l'annonce de Schtenkel. Le croyaient-ils ? Névtelen ne le pensa pas. Il avait surpris une conversation où un des chevaliers exprimait ses doutes sur l’honnêteté et la fidélité de Schtenkel. « Je ne suis même pas sûr qu'il respecte ceux qui le payèrent ! » avait-il déclaré. Les laissant progresser, il commença à s’intéresser aux murs. Un passage secret lui semblait impossible, à la rigueur un passage discret. Quoique, vu la taille du dragon, cela devrait être visible pour un homme, fut-il prince-roi. Un bruit en bas lui fit scruter ce qui se passait. Arrivé près d'un tas de rochers, un des Flamintiens farfouillait au sol. Névtelen le vit ramasser quelque chose. Le soleil, passant entre deux nuages, éclaira la vallée. Un de ses rayons accrocha ce que brandissait le soldat. Il y eut un éclair jaune. Névtelen comprit : de l'or !
« Jamais, jamais, même si on vit une éternité on ne peut oublier un tel cri ! ». Ainsi pensa Névtelen en entendant ce hurlement de douleur et de rage. La grotte s'embrasa. Levant la tête, il vit et il comprit. Depuis le début le dragon était au-dessus d'eux accroché à la roche du plafond. Sa gueule se mit à vomir un flot de feu. « Que c'est beau ! » fut la dernière pensée de Névtelen avant qu'il ne se mette à fuir. La queue du dragon balaya le sol devant lui, bousculant les rochers, faisant jaillir mille cataractes de pierre. Névtelen fit demi-tour. Un coup d’œil lui apprit que le grand saurien s'occupait des chevaliers. Il en vit un se faire éjecter, tandis qu'une patte griffue éventrait un deuxième. La grande masse recroquevillée derrière son écu lui apprit que le prince-roi avait survécu au premier feu. Comme lors des combats, son temps s'accéléra. Il avait déjà couvert la moitié de la salle quand une deuxième vague de feu suivie d'un cri d'agonie, lui apprit la fin d'un autre homme. C'est alors que s'éleva la voix du prince-roi :
- JE TE DÉFIE, MONSSSTRRRE ABOMINABLE. MILLE FOIS, TU MÉRRRITES LA MORRRT ! ET JE SSSERRRAIS SSSON BRRRAS !
Sans s'arrêter Névtelen vit le dragon se laisser tomber à terre. Il sut que l’œil à la prunelle d'or l'avait vu. Il n'en courut que plus vite. Il sauta derrière un rocher et se risqua à regarder ce qui se passait. Le spectacle était surréaliste. Le prince-roi, malgré sa taille et sa corpulence, était minuscule à côté du dragon.
- Pour qui te prends-tu, petit homme. Tu crois que parce que tu as impressionné les autres tu m'impressionnes ?
Le prince-roi attaqua, abattant de toutes ses forces son épée sur la patte posée non loin de lui. Mais la patte n'était plus là quand l'épée y arriva. Les étincelles jaillirent avec le bruit du métal sur la roche. Le prince-roi se replia derrière son écu, pour détourner le jet de feu.
Névtelen vit le cinquième homme se redresser. Il était derrière le dragon, presque entre ses pattes. S'il avait perdu son bouclier, il avait encore son épée. Il chercha le défaut des plaques de la cuirasse du dragon et y enfonça son épée. Névtelen retint un cri. Sous le dragon, ce fut comme un lac de feu, où disparut le chevalier. Les yeux posés sur la garde de l'épée plantée à la pliure de la patte, Névtelen frémit. Qu'allait-il se passer ?
Il entendit le dragon parler à nouveau :
- Ridicules petits hommes qui pensez être les maîtres du monde, vous n'en êtes que les jouets !
- JE VAIS PEUT-ÊTRRRE MOURRRRRIR, MAIS TU ME SSSUIVRRRAS !
- Tu croyais que ton poison serait suffisant. Orgueilleux petit homme ! Tu ne sais des dragons que ce que tu as inventé.
Névtelen vit le dragon se secouer la patte postérieure. L'épée, ou plutôt un morceau d'épée fut éjecté pour atterrir non loin de lui. Il alla le chercher. Il en toucha la garde et cria. Elle était brûlante. Il la regarda mieux. Toute la partie distale avait fondu. Il reçut comme un choc au plexus. La chaleur intérieure du dragon était telle qu'elle faisait fondre le métal. Son admiration déjà grande monta encore.
- Quand j'en aurai fini avec toi, je m'occuperai de ton dernier compagnon, dit le dragon en tournant à moitié la tête dans sa direction.
Névtelen n'attendit pas la fin du combat, il reprit sa progression vers la deuxième salle puisque la sortie par le porche était bouchée par la masse même du grand saurien. Il sautait derrière un rocher quand il entendit : « CRRRÈVE ! » et qu'il vit le reflet de l'embrasement de la grotte. 


162
- Je me suis mis à courir comme un fou et vous m'avez poursuivi, Seigneur Dragon.
Névtelen se tut.
Maintenant, il était vidé, non, pas vidé, vide. Son avenir lui importait peu. Il n'y pouvait rien.
Comme rien ne se passa. Névtelen regarda vers le bout du boyau qui l'abritait. Il n'y avait plus rien, ni rocher, ni dragon. Il eut un instant l'impression d'un rêve qui se terminait. Tous ses souvenirs avaient repris leur place. Douloureux ou joyeux, ils faisaient partie de son passé, mais plus de son présent. Ils leur devaient ce qu'il était, mais pas plus. En le faisant raconter tout ça, le dragon l'avait curieusement libéré. Il se leva. Il laissa la vieille épée et ne garda que son marteau qu'il remit à sa ceinture. Pour affronter le dragon, il n'en aurait pas besoin.
Le jour emplissait la caverne.
Il vit le dragon.
- Viens, être debout. Ton récit est captivant.
Névtelen approcha du grand dragon maintenant accroupi au centre de sa grotte.
- Ai-je droit à la vie ?
- Sais-tu ce qu'est la vie, être debout ?
Regardant vers l'extérieur, le dragon semblait pensif. Névtelen continua à s'approcher de lui. Au centre de l'espace était dressée une pierre plate. Dessus un anneau d'or accrocha le regard de Névtelen.
- Quelle épreuve me réservez-vous, Seigneur Dragon ?
- La plus simple, la plus dure ! Celle du choix.
Névtelen fasciné par l'anneau, demanda :
- Finirais-je comme les autres si je le touche ?
- C'est à la fois plus simple et plus compliqué. Cet anneau est premier et dernier. Il ne peut aller qu'au doigt de celui qui fera Sangha.
Névtelen leva les yeux vers le dragon. Celui-ci avait abaissé la tête à la hauteur de l'homme. Son œil était comme un phare d'or se reflétant dans l'anneau. Névtelen avala sa salive. Il avança la main. Un grondement sortit de la gueule en face de lui.
- Cet anneau n'est pas fait pour vous, dit Névtelen. Il est fait pour un doigt comme le mien.
- Cet anneau est MIEN ! gronda le dragon, ne quittant pas de l’œil la main qui se tenait au-dessus.
Névtelen regarda les dents devant lui. Cet anneau l'hypnotisait. Il en avait la conviction, il fallait qu'il le passe à son doigt.
- Seigneur Dragon, je ne peux échapper à votre puissance et à votre rapidité. Laissez-moi essayer simplement cet anneau.
- Ton ignorance est grande, être debout. Cet anneau contient la puissance. Te laisser y toucher est impossible.
- Le prince Quiloma en possède un qui lui ressemble, pourtant il n'a pas la puissance. Laissez-moi essayer.
- Tes arguments sont le reflet de ce que tu ignores. L'anneau du prince est faible en comparaison à celui-ci.
Névtelen sentait le dragon tendu, prêt à bondir, sans compter le feu qu'il pouvait cracher. Il employait une mauvaise tactique. Qu'avait-dit le dragon ? Sangha...
- Pourtant je suis peut-être celui qui fera Sangha. Enseignez-moi ce qu'est faire Sangha.
Le dragon sembla se rembrunir.
- C'est un rite chez les dragons appelés.
- Seriez-vous un dragon appelé ?
- Ta finesse est grande, être debout. Ce fait est controversé. J'ai entendu un appel quand j'étais encore dans l’œuf. L'être debout Mandihi est resté évasif. Les gravures dans les grottes des dragons sont restées évasives. Cet appel était-il un véritable appel ?
- Comment discerner si cet appel est véritable ?
Le dragon se redressa un peu. Il sembla se mettre à réfléchir.
- Ta question me trouble, tout comme ton récit. Les légendes disent que l'appel vient de celui qui sera roi-dragon dans le pays blanc. Si tu es celui appelle et qui fera Sangha, tu dois être prince du pays blanc. Ton récit est troublant mais manque de certitude.
Ce fut au tour de Névtelen de se mettre à réfléchir. Ce qu'il savait lui avait été raconté. Il n'avait aucune preuve matérielle. Que lui restait-il à part sa mémoire ?
- Serions-nous condamnés à ne jamais savoir, seigneur Dragon ? Que fais-tu des oracles ?
- Je te le dis à nouveau, être debout. Ton récit est troublant. Malheureusement, l'être debout Mandihi m'a mis en garde contre la possibilité d'un faux prétendant. Peut-être es-tu celui-là ? Peut-être es-tu cet être au cœur noir ?
- Mon cœur n'est pas noir !
- Pourtant tu as tué d'autres comme toi.
- Oui, cela est vrai mais en combat ou pour me libérer. Je n'ai pas cherché le mal. J'ai juste cherché ma place. Et ma place me semble en rapport avec vous seigneur dragon.
- Cela laisse l'incertitude dans mon esprit, être debout.
- Peut-être faut-il me faire confiance ?
Le dragon éclata de rire, faisant sursauter Névtelen.
- Tu inverses les rôles, être debout. Le choix est tien.
- Non, seigneur dragon. Le choix est nôtre. Vous n'aurez la réponse que si je passe l'anneau.
En entendant cela le dragon gronda à nouveau :
- Ta cuisson aurait simplifié le problème.
- Oui, seigneur dragon. Vous avez fait un choix, vous aussi. Il est nécessaire de l'assumer.
Avant que le grand saurien ne réponde Névtelen avait pris l'anneau. Son majeur se glissait dedans quand la gueule se referma sur lui.
Noir !


163
Il flottait dans une lumière dorée. Là, ici, ailleurs, il flottait dans une réalité étrange. Des scènes de sa vie traversaient l'espace autour de lui. Il les voyait défiler devant lui, accompagnées de ses pensées... Il pensait donc il était. Où était-il ? Qui était-il ? Au loin,... Était-ce si loin ? brillait une lumière d'or. Il pensa à l'anneau. La lumière approcha. Il reconnut une main. Cette main portait l'anneau d'or. Il pensa mouvement. Elle se mit à bouger. Il chercha l'autre. Il vit arriver des griffes. Il pensa encore mouvement. Elles se mirent à bouger. Des voix se firent entendre, lui souhaitant la bienvenue. Il tourna le regard. Ils étaient là les souvenirs des anciens qu'il avait contemplés sans les comprendre. Alors il sut. Il était ce qu'il était.
Maintenant qu'il avait le savoir de son être, il appela chaque partie pour compléter Sangha. Quand toutes furent là, il était un.
Il ouvrit les yeux.
- Oh ! L'chasseur ! Ça va ?
Il s'assit, regarda Schtenkel et répondit :
- Bien, très bien.
Schtenkel tourna sur lui-même :
- Où il est, l'dragon ?
- Pas loin !
- Alors faut qu'on file avant qu'y r'vienne ! Sinon il va t'faire la peau.
- Non, j'aurai la vie sauve. J'ai un message pour toi.
- Il a dit quelque chose pour moi ?
- Tu es libre d'aller où tu veux aller.
- J'sais plus rien faire d'autre que d'être attaché à c'dragon et puis avec une main, j'peux pas faire grand chose. J'vais r'tourner à Tichcou. 
- Alors sois le gardien de ce lieu. Quand l'eau viendra, si tu y plonges ton bras, il guérira.
- T'es sûr ?
- Maintenant va dehors que s'accomplisse ce qui doit s'accomplir.
Schtenkel jeta un regard inquiet à son interlocuteur, il était différent depuis sa rencontre avec le dragon, mais se dépêcha de sortir. Arrivé sous le porche, il vit une corde une boucle. Il mit le pied dedans et s'accrocha. On le tira vers le haut. Quand il arriva sur le bord de la falaise, des grondements se firent entendre.
 - Vite ! lui crièrent les hommes qui l'avaient hissé.
En courant, ils allèrent vers la forêt. La terre se mit à trembler. Se retournant, il vit le dragon prendre son envol. Devant lui, le sol s'effondra. Une vaste vasque fit son apparition. Un suintement apparut sur le bord. L'eau se fraya un chemin. Alors que le dragon s'éloignait vers le levant, Schtenkel contemplait l'eau qui jaillissait.


164
Kyll profitait de ces premiers rayons de soleil pour se réchauffer. Aujourd’hui était une journée favorable. Les esprits lui avaient confirmé lors de sa cérémonie de divination journalière. Il marchait en s'appuyant sur son bâton sculpté. Il avait laissé les autres se reposer dans la grotte de la médiation. Depuis la guerre, puisqu'il fallait bien appeler les choses par leur nom, la voie entre la ville et la grotte était devenue plus fréquentée. Affronter les mêmes dangers avait rapproché les gens de la ville et les guerriers blancs. Kyll avait ressenti l'arrivée de la foule des soldats et du roi Yas. Il avait senti la colère de Sioultac contre cette intrusion des gens de Cotban aux marges de sa terre. Il savait que les quelques affrontements qu'ils avaient vécus, bien que violents et meurtriers, n'étaient que des escarmouches. Sans les pluies et les volpics, ils n'auraient pas tenu plus de quelques jours face à la plus grande des armées de la terre. La mort de Yas avait été une bénédiction. Il pensait à tout cela en marchant. Il aimait ce chemin. C'est celui qu'il avait suivi quand Stamscoia était parti. Les souvenirs affluaient à chaque fois qu'il l'empruntait. Il arriva au plateau de l'adieu. C'est alors qu'il les vit. La meute était au repos. La grande femelle aux yeux rouges regardait dans sa direction. Ses compagnons lui en avaient parlé quand ils étaient venus le rejoindre. La présence des loups noirs avait toujours à voir avec le destin. Il pensa à nouveau qu'il allait vivre un nouveau signe en les rencontrant. Il s'avança.

Quand le loup lui bondit dessus, il eut peur. Son bâton était encapuchonné. Il le regretta. Allongé sur le dos, une gueule pleine de crocs à quelques pouces de sa jugulaire, il ne fit qu'entrapercevoir la grande ombre qui se posait. Le vent des ailes lui fit fermer les paupières. Quand il les rouvrit, le dragon avait disparu. Le loup le laissa et se dirigea vers l'homme qui tenait la tête de la louve aux yeux rouges entre ses mains.

Kyll se redressa. Il s'épousseta en comprenant que l'animal n'avait fait que le sauver d'un accident avec le passage du dragon. Il regarda le ciel, mais ne le vit point. Ce n'était pas grave. Il le verrait quand le dragon le déciderait. Il avait toujours le bâton sculpté à la main. Il reporta son regard vers l'homme qui était arrivé. Il sursauta, ne comprenant pas ce qu'il voyait. Il y avait bien un homme mais c'était tellement plus grand... enfin non, mais si. Il ne trouva pas les mots pour décrire ce qu'il percevait. Si ses yeux voyaient l'homme, ses perceptions extra-sensorielles voyaient un dragon. Il se frotta les yeux. Rien ne changea. Il s'approcha, ne sachant que penser. L'homme se tourna vers lui. Kyll balbutia :

- Toi, vous !

- Bonjour, être debout Kyll.

Il reconnut la voix du dragon. Il ferma les yeux un instant. Quand il les rouvrit, une masse rouge brillante se tenait devant lui.

- Bonjour, Maître Dragon.

- Je vois que tu as fini le bâton. Il est très beau.

Kyll regarda le bâton, avec tous ses entrelacs, il avait un côté hypnotique. Quand il releva les yeux, en face de lui se tenait un homme qui lui évoquait Tandrag.

- Je suis venu le chercher.

- Es-tu ?... Êtes-vous ?... Je ne sais pas.

- Oui, Maître Sorcier, je suis. Les autres vont m'appeler Roi-dragon. Tu es un des rares à pouvoir choisir comment tu me vois. Alors choisis...

Il y eut un moment de silence. Kyll remarqua que l'image d'homme devant ses yeux cessait de vibrer. Le Roi-dragon reprit la parole :

- Tu as choisi, c'est bien. Puis-je prendre le bâton ?

Kyll le lui tendit. L'homme le prit. Dans sa main, il se mit à briller d'un éclat que Kyll ne put supporter. Puis la luminosité baissa jusqu'à se réfugier dans les lignes gravées pour enfin disparaître dans le bois.

- Tu as fait un bon bâton de pouvoir, Maître Sorcier. Vois comme il a bu l'énergie que je lui réservais.

- Alors le dragon n'est plus ?

- Comme souvent, Maître Sorcier, les choses sont plus compliquées et plus simples à la fois. Le dragon était un être en devenir qui ne savait pas son nom. Celui que tu as connu et dénommé Tandrag, a eu d'autres noms et aucun ne lui allait vraiment. Le dernier que j'ai porté était Névtelen. Si Tandrag portait en lui l'idée du dragon, Névtelen porte en lui l'idée de l'absence et du manque. Maintenant que je suis, alors je pourrais avoir un nom. Un jour tu as proposé de m'en donner un. Celui qui était le jeune dragon a eu raison de refuser. Aujourd'hui, je sais où est mon nom. Pour cela, il me faut mon bâton de pouvoir.

- Les esprits, ce matin, m'ont dit que la journée était favorable. Je vois qu'ils avaient raison.

Le Roi-dragon toucha Kyll du bout de son bâton. Il sentit en lui couler le feu. Le monde prit des couleurs comme il n'en avait jamais pris. Il vit un instant la réalité de l'être qui était en face de lui, de tous les plans dans lesquels il existait et de la pauvreté de la réalité quotidienne. Kyll mit genou à terre.

- Mon Roi !

- Maître sorcier, je te donne la mission qui est la tienne : guider ceux de la ville puisque cette ville est mienne. Lève-toi !

Kyll se releva. Devant ses yeux la nature avait repris son aspect normal et le Roi-dragon n'avait l'air que d'un homme pas très bien habillé appuyé sur un bâton, un marteau de guerre à la ceinture.

Il se tourna vers les loups.

- RRling aux yeux rouges, toi qui as toujours été fidèle à l'appel des miens, sois remerciée. Que tes chasses soient bonnes. Va, compagne fidèle.

La meute hurla d'une seule voix et se mit en marche.

Le Roi-dragon se tourna vers Kyll :

- Maintenant, Maître Sorcier, mon temps est venu.

Ayant dit cela, il le quitta. 
165
Sur le chemin du passage vers les grottes à Machpes, le Roi-dragon rencontra des guerriers blancs. Le konsyli le regarda. Il arrêta son groupe de jeunes recrues.

- Nous nous sommes déjà rencontrés.

Il avait dit cela sur le ton de l'évidence. Le Roi-dragon l'avait reconnu. Il s'agissait d'un plus jeune que lui qui avait commencé sa formation à Montaggone après lui.

- Oui, il y a bien des lunes, répondit-il.

- Je ne me souviens pas que tu aies participé aux combats. Un guerrier avec un marteau, cela se remarque.

- Tu as raison. J'étais sur d'autres combats.

- Bien éloignés, je ne t'ai jamais vu aux rapports.

- Très éloignés ! J'ai été envoyé pour m'occuper du dragon. Cela a pris beaucoup de temps.

Le konsyli se renfrogna.

- Le dragon a toujours été proche, dans sa vallée. J'ai participé à plusieurs missions, dont la dernière, il y a quelques jours pour détruire un détachement de ces chasseurs en armure de métal. Je ne t'ai pas vu non plus là-bas.

Il fit un geste ordre de se préparer au combat. Le Roi-dragon continua comme s'il ne remarquait rien.

- Quelques jours, dis-tu ? Le temps est passé plus vite que je ne le pensais.

- Il serait bien que tu ailles te présenter au Prince pour faire ton rapport.

- Oui, le Prince Quiloma m'espère depuis longtemps. M'accompagnerez-vous ?

Il sentit le soulagement du konsyli qui devait chercher comment le ramener sans combat.

- L'idée me semble bonne, dit ce dernier.

Il donna des ordres à sa main de guerriers qui fit demi-tour.

« Bien disciplinés ! Le prince ne perd pas la main ! » pensa le roi-dragon. Il vit les gestes ordres donnés. Au fur et à mesure qu'ils avançaient dans les grottes, il les vit sortir qui une dague, qui une épée. Le roi-dragon souriait. La situation l'amusait beaucoup. Quand ils arrivèrent un peu plus loin dans les sombres couloirs, un brusque courant d'air fit s'éteindre la lumière que portait le konsyli. Le roi-dragon l'entendit jurer. L'obscurité était complète.

- Tiembo, prends le pot à feu et rallume la lampe.

Le roi-dragon regardait le visage anxieux de ces hommes et la maladresse du dénommé Tiembo qui n'arrivait pas à faire ce qu'on lui demandait. Le konsyli avait tiré son épée et tendait l'oreille, inquiet de la possible fuite de son prisonnier.

- Un peu d'aide peut-être ? dit le roi-dragon en touchant la lampe du bout de son bâton. La lumière revint plus vive, plus claire. Le konsyli regarda le roi-dragon en ouvrant des grands yeux.

- Qui es-tu ? demanda-t-il en prenant du recul.

- Quelqu'un qui revient. Mais ne faisons pas attendre le prince, allons !

Les hommes obéirent sans discuter. Ils traversèrent les grottes à machpes. Ceux qu'ils rencontraient leur jetaient un simple regard et retournaient à leur ouvrage. En cette saison, les machpes étaient indispensables. Quand ils arrivèrent à la lumière sous le porche, Tiembo souffla sur la flamme. Elle refusa de s’éteindre même après plusieurs essais.

- Évite de la toucher, dit le roi-dragon quand il vit que Tiembo voulait étouffer la flamme.

Il fit un geste et la lampe devint obscure. Un charc perché non loin, décolla en criant.

- Allons, dit encore le roi-dragon, on dirait que vous voulez prendre racine.

Le konsyli sembla se réveiller. Il donna avec retard, des ordres pour aller vers Montaggone. Le roi-dragon avait déjà pris le chemin vers la citadelle. Les guerriers lui coururent après.

La ville avait connu des combats. Le roi-dragon avait vu en bas des maisons détruites par le feu. Il espérait que Sabda et sa mère étaient sauves. Quand il arriva devant la porte de Montaggone, les sentinelles se mirent en alerte. Le konsyli s'approcha d'elles en courant. Il leur parla à voix basse. L'une d'elles se tourna vers le groupe et dit :

- Attendez-là !

L'autre était entrée dans la citadelle. Il ne fallut que quelques instants à plusieurs mains de guerriers pour arriver équipées et prêtes à en découdre. Certains avaient pris position sur les remparts. Le roi-dragon eut un sourire, certains qui avaient l'arc à la main et une flèche encochée, baissèrent leur arme en se regardant. Il lut sur leurs lèvres : « On dirait... ».

Qunienka sortit à ce moment-là. Il regarda la situation. Son regard hésita un instant sur le roi-dragon. Il y eut comme un voile, puis il se reprit :

- Que tout le monde reprenne son poste ! Vous, dit-il en désignant le groupe qui accompagnait le roi-dragon, et toi, venez !

Il fit demi-tour. Le roi-dragon entra à son tour suivi par la main d'hommes. Ils se dirigèrent vers l'habitation du prince. Alors qu'ils approchaient, Quiloma sortit. Il donnait des ordres à quelqu'un qui s'éloignait vers la grande salle. Il reporta alors son attention vers ceux qui arrivaient.

Brutalement, les présents le virent arracher de sa ceinture l'étui contenant l'insigne de sa fonction et le jeter à terre. Quiloma regarda le morceau de bois qui rougeoyait, puis le roi-dragon, puis le bâton à terre. A l'étonnement de tous, il mit genou à terre, le poing droit fermé sur le cœur en courbant la tête.

Qunienka fut le premier à comprendre et fit de même. Puis le mouvement s'amplifia. Tous les guerriers venus du pays blanc mirent genou à terre. Les autres les imitèrent sans comprendre. Quiloma releva la tête :

- Graph ta cron ! Graph ta cron Mjatsa ! (Gloire au Dieu-dragon ! Gloire au fils du Dieu-dragon!).

Qunienka et les guerriers blancs reprirent en chœur. Seul le roi-dragon était debout appuyé sur son bâton.

- Quiloma tra...( Prince Quiloma tu m'as bien servi sans me connaître. Ta fidélité est un bien précieux que je ne gaspillerai pas. Tes nombreuses cicatrices et les blessures que tu portes encore sont les meilleurs des témoins de l'attachement à ton roi. Maintenant il est temps de reconstruire ce que d'autres ont détruit.)

S'approchant de Quiloma, il le toucha de son bâton. Ce dernier sentit la force affluer en lui. Ces plaies qui cicatrisaient mal se fermèrent.

- Rtem...(Tu as géré cette ville et cette région. Tu as bien fait. Tu l'as bien fait. Tu as choisi de m'éloigner quand ce fut nécessaire sans savoir si c'était un bon choix. La fidélité au Dieu Dragon est forte en toi. Tu seras celui sur qui je m'appuierai. Ton second Qunienka a suivi ton exemple, il mérite d'être appelé prince...)

C'est alors qu'on entendit une voix :

- Et il est où le dragon ?

Le roi-dragon avait beaucoup ri en entendant Sabda poser sa question.

- Il est moi ! avait-il répondu.

Elle l'avait alors regardé avec le même regard que la Solvette.

- La puissance est en toi. Je souhaite qu'elle ne corrompe pas ton cœur.

- C'est un cœur de dragon, lui dit-il. Les charcs t'ont prévenue. Ils ont bien fait. Les charcs vont répandre la nouvelle. C'est une bonne et une mauvaise chose. Tout dépendra des oreilles qui écouteront.

Lui tendant la main, il ajouta :

- Si la force de la région est dans les mains du prince, le cœur de cette région, c'est toi et celles qui sont comme toi.

- Et tu fais quoi des sorciers ? avait-elle répondu mutine.

- Ils ont leur rôle dans l'équilibre de ce monde.

- Quel est ton nom ?

- Mon nom est un secret qui m'est réservé depuis la nuit des temps. Il est bon pour l'instant qu'il ne soit pas connu.

Le roi-dragon tenait la main de Sabda.

- Fêtons mon arrivée, dit-il.
166
La fête fut courte. La guerre avait laissé peu à manger. Le froid revint et avec lui la neige. Les gens de la ville survivaient grâce aux machpes et à la chasse. Les tiburs manquaient de fourrage. Ceux qui mouraient, donnaient peu de viande. L'espoir né de la première pluie et de l'arrivée du roi-dragon s'amenuisait.

- Beaucoup mourront encore, dit la Solvette.

- Les vivres vont manquer, dit Chan.

- Je ne voudrais pas être obligé de réprimer des émeutes, dit Quiloma.

- Les esprits sont perturbés, dit Kyll. Le retour du froid les perturbe. Ils le pensent mauvais.

Le roi-dragon eut un geste interrogatif. Kyll reprit :

- Il est possible que les forces du mal soient à l’œuvre. Cette nouvelle colère de Sioultac étonne les mondes spirituels. L'équilibre semble s'éloigner.

Le roi-dragon sembla se renfrogner. Il soupira :

- Moi qui pensais que mes ennuis seraient terminés...

Le roi-dragon se leva. Les autres l'imitèrent. Sabda lui demanda :

- Que vas-tu faire ?

- Réfléchir..., lui répondit-il.

Sabda l'accompagna jusqu'à la porte de la ville et le regarda s'envoler. Cette transformation était toujours pour elle un émerveillement. Qu'il était beau !

Plus dragon que roi, il retrouvait la paix en se laissant porter par les vents et par ses désirs. Les bourrasques le bousculaient, la neige le fouettait, pourtant il se sentait libre. Que pouvait-il face aux malheurs de tous ? Lui revinrent en mémoire des scènes gravées dans la grotte que le marabout Mandihi lui avait montrées. On y voyait des dragons nourrir les hommes qui les servaient. Glissant sur les vents, il se retrouva dans une zone plus calme. Il fut surpris de constater ce phénomène. Il regarda où il était. En bas si la neige tombait, elle voletait sympathiquement. Il se laissa descendre, trouvant près du sol des courants plus doux. Il arriva au-dessus de Tichcou. Il sentit ce dont il avait besoin. Virant sur l'aile, il se dirigea vers la place située devant le fort. Il vit les gardes donner l'alerte. Il survola la place-forte. La cour ressemblait à une fourmilière. Tout le monde courait avec qui un arc, qui une lance. Il frôla le donjon et d'un coup d'ailes bien placé il se freina pour se poser. Continuant à battre des ailes, il fit s'envoler la neige en un brouillard blanc. Des flèches et des lances se plantèrent un peu partout. Quand le brouillard se dissipa, il y eu un temps d'arrêt chez les soldats. Le dragon avait disparu. Au centre de la place, il y avait juste un homme debout, un bâton à la main se dirigeant vers la porte du fort. Sur les remparts, les hommes se tournèrent vers leurs chefs pour quêter des ordres. Le capitaine fidèle à Altalanos, arriva le premier. Il regarda le marcheur et fit un signe. Obéissant sans délai, les archers tirèrent. Une volée de flèches se dirigea tel un nuage mortel vers l'homme. Ce dernier ne s'arrêta pas, et leva juste la main et le bâton. Les flèches se bloquèrent comme si elles avaient rencontré un mur. Le bruit de leur chute se fit dans un silence quasi général. Les troupes fidèles à Saraya lancèrent leurs lances sur l'homme qui était maintenant tout proche des remparts. Elles subirent le même sort que les flèches. Puis l'homme leva son bâton devant la porte et cria :

- CLINTAMO ! (OUVRE-TOI !).

Il y eut comme un grand bruit et la porte vola en éclats, ébranlant les remparts comme un tremblement de terre. Au milieu de la fumée, avança une silhouette. Les hommes présents dans la cour jurèrent que si on voyait une silhouette d’homme, on devinait aussi celle d'un dragon. Tramto, dit le géant, des troupes de Altalanos, fut le premier à mettre genou à terre en criant :

- Le porteur du feu ultime, c'est le porteur du feu ultime.

Les autres le voyant faire, l'imitèrent. Sur les remparts, tous s'agenouillèrent même le capitaine.

Le commandant des troupes de Saraya qui, contrairement aux mécréants du camp d'Altalanos, ne croyait qu'à l'ange de la mort, s'avança la lance à la main. Les hommes d'Altalanos se mirent en position de combat. L'homme au bâton cria :

- Laissez-le venir !

Le commandant s'approcha :

- Moi, Dramtel, commandant du détachement du général Saraya, adorateur de l'ange de la mort, serviteur des dieux combattants, je te défie !

- Seul ? répondit le roi-dragon.

Pour toute réponse Dramtel attaqua. Il n'avait pas fait trois pas qu'il mordait la poussière, assommé d'un coup de bâton. Ses hommes se précipitèrent pour lui porter secours. Ce fut un spectacle inoubliable, un combat rare entre des soldats aguerris et une silhouette floue bougeant plus vite que le vent et dont chaque coup était incapacitant. Cela dura jusqu'au réveil de Dramtel qui hurla :

- Halte aux combats ! C'est un avatar du Dieu combattant !

Il répéta plusieurs fois son ordre en avançant les mains au-dessus de sa tête, paumes bien ouvertes pour montrer qu'il était sans arme.

Le soleil n'avait pas parcouru la moitié de sa course que Tichcou était devenue un fief du roi-dragon.

Il réunit les officiers dans la grande salle. Son apparition avait fait se concrétiser leurs rêves. Enfin, ils étaient là où il fallait au moment où il fallait. Alors que les deux groupes de soldats en étaient presque venus à se battre pour savoir qui de Altalanos ou de Saraya devait devenir roi, ils se réconcilièrent sous la bannière du roi-dragon. Dramtel se rêvait déjà général. Quant à Tamlaco, sa fidélité à Altalanos avait fondu aussi vite que la neige au soleil d'été. Le roi-dragon comprit que les troupes ici présentes n'étaient qu'un ramassis de laissés pour compte. Il avait l'impression d'entendre Schtenkel. Les deux commandants d'unité avaient décidé d'offrir une fête au roi-dragon. Les ordonnances apportèrent de quoi boire et manger. Des instruments sortirent, le malch noir coula. Le roi-dragon buvait peu et écoutait beaucoup. Il entendit les rêves de ces hommes, rêves de gloire et de richesse, rêves d'être quelqu'un. La fête dura une bonne partie de la soirée et de la nuit mais le roi-dragon était parti.

Ses pas l'avaient dirigé vers le Milmac blanc. Il avait encore la tête pleine de ce qu'il avait entendu. S'il avait impressionné les militaires, avait-il obtenu leur loyauté ? Il en doutait. Il aurait besoin que Quiloma vienne pour mettre de l'ordre dans tout cela. Il en était là de ses pensées quand il découvrit le Milmac blanc illuminé comme un jour de fête. La porte était ouverte. Même s'il ne faisait pas très froid, ce n'était pas l'habitude de laisser ainsi les entrées en plein courant d'air. Il entendit qu'on y parlait fort, il s'approcha.

- ET MOI, JE TE DIS QU'IL VA RRREVENIRRR AVEC LA PRRREUVE DE SSSA VICTOIRRRE...

- BIEN MOI, JE PRRRÉTENDS QU'IL SSS'EST FAIT OCCCCCIRRRE PARRR LE DRRRAGON.

Dans la salle, il y avait deux répliques du prince-roi de Flaminto. Les deux protagonistes se faisaient face. Bien qu'à l'intérieur d'un bâtiment, ils étaient avec leur cotte de maille et leurs épées à la main. Le roi-dragon se glissa dans la grande pièce sans se faire remarquer. Les gens du Milmac blanc semblaient surtout se préoccuper de pousser les tables et les bancs. Les deux hommes la chope d'une main, l'épée de l'autre se mirent à tourner l'un autour de l'autre.

- TU N'ES QU'UN RRRENÉGAT !

- TU CRRROIS QUE T'ES MEILLEURRR !

Le premier assaut fut violent. Le choc des deux armes fit jaillir des étincelles.

- Qu'est-ce qui se passe ? chuchota le roi-dragon à l'oreille de son voisin.

Sans se retourner vers lui, l'autre lui répondit sur le même ton :

- En blanc, ccc'est le prrrinccce Kaltrrrim, il est prrremier dans la sssucccccessssssion et l'autrrre ccc'est Frrralssstak qui aimerrrait bien prrrendrrre sssa placcce. Il est meilleurrr mais il n'est que le cousssin

Le combat continua. Manifestement son voisin était ouvertement pour Fralstak. Il tapait du poing sur la table en criant ses encouragements. Le spectacle était aussi intéressant chez les spectateurs qui manifestaient bruyamment leur préférence.

L'assaut avait été féroce entre deux farouches combattants très bien entraînés. Les deux princes reprenaient leur souffle en sifflant force chopes de malch noir. C'est à ce moment que Michta entra suivie de serviteurs portant des pots de boisson. En voyant le roi-dragon, elle ne put retenir un cri. Certains dirigèrent leurs yeux vers lui. Un des flamintiens se leva d'un bond :

- IL ÉTAIT AVEC LE PRRRINCE-RRROI ! dit-il en tendant un index accusateur.

Ce fut le branle-bas dans l'auberge. En moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, tout le monde était debout une arme à la main sauf le roi-dragon qui était resté assis.

Kaltrim s'avança suivi de Fralstak. L'expression des visages reflétaient leurs sentiments contradictoires. La nouvelle de la mort du prince-roi était-elle arrivée jusqu'à Tichcou ? Le roi-dragon l'ignorait. Pointant son épée sur lui, Kaltrim lui demanda :

- Où est le prrrinccce-rrroi ?

- Il est mort. Il est mort comme il a vécu, les armes à la main et l'orgueil au front.

- QUI ES-TU POURRR INSSSULTER LE PRRRINCCE-RRROI ? hurla Fralstak.

- Celui qui l'a vaincu.

Ces simples mots firent l'effet d'un coup de tonnerre. Il y eut un mouvement de recul, ample dans la salle, imperceptible chez Kaltrim.

- TRRRAITRRRE ! cria Kaltrim en se fendant. MEURRRS !

Il ne rencontra que le vide. Là où était l'homme, il n'y avait plus rien. Il se retourna pour le chercher. Il le retrouva au milieu de la pièce.

- Regardez-moi, tous ! Tous les présents, regardez-moi !

Sa voix était douce et calme. Le roi-dragon les regardait, belle brochette de soldats prêts à tuer. Il avait pourtant besoin d'eux. Il avait découvert son bâton. Celui-ci irradiait comme une lueur rouge qui fixa tous les regards. Alors il leur fit le récit de la mort du prince-roi. Il termina par ces mots :

- Moi, j'ai vaincu et je sssuis devenu comme le drrragon. Que cccelui qui veut la morrrt me défie, que les autrrres ssse sssoumettent.

L'assemblée reconnut le serment sacré traditionnel de ses rois. Il n'avait plus été prononcé depuis des années, depuis... depuis la disparition du dernier roi de Flaminto lors du massacre des meilleurs au gué du Klabott. Flaminto était alors passé sous la domination de rois étrangers. Les hommes se regardèrent, les princes aussi. L'alternative était simple, jurer fidélité ou se battre à mort. Le récit du roi-dragon sonnait juste. Ses paroles avaient même pris l'accent de Flaminto. Une vieille légende qu'on racontait aux enfants, parlait du retour du roi tel un dragon. Les choses étaient-elles aussi simples que cela ?

Kaltrim s'avança. D'une voix blanche, il dit :

- MOI, je te défie !

Il vit celui qui se prétendait roi-dragon poser son bâton contre le comptoir. Quand il se retourna pour lui faire face, il avait à la main un marteau de combat. Kaltrim fit un geste, un écuyer lui apporta un lourd bouclier. Pendant ce temps le roi-dragon avait rejoint le centre de l'espace dégagé. Kaltrim s'approcha bien protégé par son bouclier. Il dominait l'homme au marteau de plus d'une tête. Il frappa d'estoc pour tester le personnage. L'épée ne rencontra que le vent. Il le chercha des yeux. Il était derrière lui. Il sursauta et reprit sa position défensive derrière son bouclier. Il s'élança de nouveau mêlant des attaques de taille et d'estoc. Il eut un sourire mauvais quand il vit son arme se diriger vers le bras de ce soi-disant roi-dragon. Le bruit qu'elle fit en rebondissant le déstabilisa plus que tout le reste. C'est comme s'il avait frappé de la pierre. Dans le même temps, il vit Fralstak porter la main sur le bâton appuyé contre le comptoir et il sentit un coup de marteau exploser son bouclier. La douleur lui vrilla l'avant-bras. Il serra les dents sans quitter des yeux le roi-dragon qui ne portait même pas une écorchure. Ce fut la dernière chose qu'il vit. Un éclair d'une puissance inouïe lui ôta la vue ainsi qu'à tous les présents. Sa dernière impression avant de perdre conscience fut visuelle. Dans la lumière plus brillante que le soleil, il eut le sentiment d'une silhouette de dragon. Rouge !

Le roi-dragon regardait autour de lui. Il soupira. Ce n'était que plaintes et gémissements. Au sol un tas de cendres achevait de se consumer à travers une cotte de mailles fondue. Mais pourquoi ce Fralstak avait-il touché au bâton de pouvoir ? Seuls les rois-dragon pouvaient les toucher sans danger. Michta approcha de lui en se cachant un œil.

- Je ne vois presque plus rien ! Qu'as-tu fait Névtelen ?

- Névtelen était un nom pour vous. Aujourd'hui je suis le roi-dragon. L'homme que tu appelais Fralstak a fait ce qui est interdit. Il a touché le bâton et libéré ma puissance. Vos yeux ont vu ce qui doit rester caché à la vue. Alors ils ont cessé de voir. Tu as vu la scène d'un œil, alors il a cessé de voir. Vous ignorez trop de choses pour comprendre. Maintenant, il est bon que je remette de l'ordre.

Rangeant son marteau, il prit son bâton :

- Que cessent les plaintes, vous allez revoir, dit-il. QUE CEUX QUI SONT CACHÉS, SORTENT !

Des silhouettes apparurent aux portes, ils avancèrent dans des positions serviles.

- Occupez-vous du prince Kaltrim. Il a besoin de soins. Puis aidez les autres.

- Bien majesté.

- Tout de suite majesté.

- À vos ordres majesté.
167
Son retour en ville avait réjoui le cœur des habitants. Le roi-dragon s'était entretenu longuement avec Quiloma sur ce qu'il convenait de faire. Les gens de Tichcou avaient des vivres et allaient les partager. Pouvait-on leur faire suffisamment confiance ? Le roi-dragon ne le croyait pas. Il voulait un contrôle. Il avait proposé à Quiloma de prendre le commandement des deux villes. Ce dernier avait accepté mais avait refusé de descendre à Tichcou.

- Il n'est pas bon que l'ennemi d'hier commande aujourd'hui. Il serait préférable d'envoyer quelqu'un issu d'ici, avait-il déclaré.

L'idée avait plu au roi-dragon. Ils s'étaient arrêtés sur le nom de Sstanch qui avait montré sa valeur dans les évènements passés. C'est ainsi qu'une demi-phalange était partie vers Tichcou. Ce n'étaient que des guerriers du cru. Le détachement n'était composé que d'hommes nés dans la ville. Les guerriers blancs restaient sous les ordres directs de Quiloma. Le roi-dragon avait décidé d'accompagner Sstanch dans son voyage.

Il avait soigné son entrée. Ayant rejoint le groupe en volant et s'étant assuré de leur bonne progression, il avait mis le cap sur la ville. Les guetteurs l'avaient repéré à ce moment-là comme il débouchait au dernier tournant de la vallée. Il avait entendu leur cri d'alerte. Il avait laissé le temps aux hommes de se préparer en décrivant des ronds autour de Tichcou. Quand Sstanch s'était présenté aux portes de la ville, il avait atterri. Le dragon-homme rouge s'était stabilisé au sol de deux coups d'ailes vigoureux et avait laissé la place à l'homme-dragon son bâton de pouvoir à la main. Derrière lui Sstanch pénétra sur l'esplanade à la tête de ses guerriers tout de blanc vêtus.

À leur arrivée, Kaltrim s'était avancé pour rendre hommage. Si son bras gauche était en écharpe, son maintien était celui d'un prince-roi. Derrière lui se tenaient trois groupes, au centre les flamintiens en tenue de parade, de part et d'autre les soldats du fort avec à leur tête les commandants respectifs. Kaltrim avait profité des quelques jours d'absence du roi-dragon pour ordonner la ville à la nouvelle vassalité.

- Prince-roi, tu as bien agi. Je te présente celui qui sera comme un compagnon pour toi.

Il fit signe à Sstanch d'avancer. Il craignait cet instant. Si les deux hommes ne se plaisaient pas, des difficultés en seraient la conséquence. Sstanch se présenta devant le prince-roi et mettant le poing fermé sur la poitrine, il s'inclina :

- Que ta gloire soit grande comme ton combat fut grand !

Le roi-dragon vit Kaltrim plisser les yeux comme s'il cherchait quelque chose dans sa mémoire.

- Qui t'a apprrris cccette sssalutation ?

- J'ai combattu dans la plaine lors des grandes guerres, répondit Sstanch, sous les ordres de ton père dans les unités de mercenaires.

Un sourire éclaira le visage du prince-roi.

- Ah ! Les Grrrandes Guerrrrrres ! Il était plus facccile alorrrs de prrrouver sssa vaillanccce.

Pendant la cérémonie qui suivit, Sstanch ne quitta pas le prince-roi. À la fin de la journée, ils étaient inséparables. Le roi-dragon souriait de les voir ainsi. Il pensait surtout aux vivres. Le prince-roi avait tout prévu. Les approvisionnements préparés pour la victoire lui étaient réservés puisqu'il avait vaincu. Maintenant que l'hiver semblait s'éloigner, des convois allaient arriver pour voir le roi-dragon et le lieu où était enseveli le prince-roi, mort les armes à la main. Puisque la vieille légende disait vrai, alors eux, les flamintiens avaient la gloire à gagner en le suivant. Ils viendraient avec des vivres mais aussi de l'or et des choses précieuses. Les caisses allaient se remplir.

En attendant ce temps, les ordres étaient donnés. D'ici quelques jours une caravane partirait chargée de provisions. D'autres suivraient en fonction des besoins et selon les ordres du roi-dragon ou de Sstanch.

Les jours qui suivirent furent agréables. Les températures remontaient. Par endroit la neige fondait. Plus haut dans la vallée, une fois le fort passé, le froid était vif. Il y avait là comme une frontière entre l'influence des dieux. Le roi-dragon marchait avec Sstanch. Il avait décidé d'accompagner le premier convoi. Il était prévu qu'il aille jusqu'au fort. Une fois là, il faudrait décider comment poursuivre le voyage. Les hommes passeraient partout en portant peu. Les clachs portaient beaucoup plus mais connaissaient des difficultés pour progresser dans la montagne. Les tiburs seraient mieux adaptés. La difficulté était de les faire venir. Sstanch et le roi-dragon en discutaient quand :

- MON ROI ! MON ROI !

Le roi-dragon dirigea son regard vers le cri. Prenant des risques insensés, un guerrier blanc dévalait la pente raide de la vallée. Il admira sa maîtrise alors qu'il passait les barres rocheuses. L'homme atteignit la hauteur du roi-dragon et s'arrêta dans un nuage de neige.

Déchaussant et mettant un genou à terre, il dit :

- Mon roi, ils sont là et c'est la guerre !
168
L'arrivée du dragon changea le cours de la deuxième bataille de la ville. Si l'assaut des forces de Yas était arrivé par la vallée, l'attaque d'aujourd'hui se faisait sur la porte du haut. Le dragon-homme vit les corps étalés dans la neige, percés de flèches. Son premier passage à basse altitude figea les combattants. Son deuxième passage alors qu'il crachait le feu sur les attaquants, provoqua une panique. Lors de son virage sur l'aile, il prit conscience que les assaillants avaient des tenues de guerriers blancs. Des gestes-ordres étaient donnés pour bloquer la fuite. Il vit le regroupement des forces près de la pierre qui bouge. Il décida de se poser entre eux et la ville. Le souffle puissant de ses ailes déstabilisa les archers et les flèches partirent dans tous les sens. Il allait rôtir tout ce petit monde quand il vit quatre hommes jeter loin d'eux des étuis rouges. Ses yeux d'or se fixèrent sur eux :

- Alors princes, vous attaquez ma ville !

Il repéra les regards et les gestes incertains des guerriers blancs. Les légendes étaient trop présentes dans leurs esprits pour qu'ils ignorent la réalité du dragon. Ils se tournèrent vers les quatre princes. Trois d'entre eux avaient mis genou à terre. Le quatrième la lance à la main, déclara :

- Tremble, esprit du mal. Tes illusions ne tiendront pas devant la puissance du vrai roi !

Ayant dit cela, il lança un javelot noir comme la nuit. Le trait vola vers son poitrail. Le dragon-homme sentit le mal qui l'habitait. Le dragon-homme se transforma. Devenu le roi-dragon, il leva son bâton de pouvoir. Le feu s'empara de l'arme. Tout le monde regarda cette flamme volante se transformer en boule noire. Elle alla s'écraser sur la neige non loin de la porte haute. On vit une fumée noire s'élever pendant que fondait la couche neigeuse. Le phénomène alla jusqu'à la terre qui prit une teinte noire. Le lanceur de javelot reprit le même type d'arme. Le roi-dragon vit qu'il portait au doigt un anneau de prince neuvième comme Quiloma. Alors que l'homme armait son bras, le roi-dragon fit usage de sa puissance. Le noir javelot s'embrasa dans la main du prince formant une boule de feu et d'obscurité. Sous les yeux des combattants, l'ombre cerclée de flamme prit de l'ampleur, cachant le corps de l'homme. Un hurlement en sortit crescendo pour finir dans un borborygme indistinct. Dans le silence qui s'était installé, il ne restait plus que le grésillement d'un amas noir au sol faisant fondre la neige. Les trois autres princes portant un anneau de prince dixième, genou à terre, mirent le poing droit fermé sur le cœur. Devant ce spectacle, tous les attaquants firent de même. Derrière le roi-dragon monta l'ovation.

Quiloma sortit en boitant suivi de sa phalange en position de combat. Les autres se laissèrent désarmer sans résister, la tête basse.

Le roi-dragon et les princes se retrouvèrent dans la grande salle de Montaggone. Les trois princes-dixième étaient genoux à terre. Quiloma s'était assis. Une flèche lui avait déchiré la cuisse. Il avait eu de la chance. Seuls les javelots semblaient avoir été recouverts de ce poison noir. Il s'était avancé pour accueillir ceux qu'ils avaient pris pour des amis. Ses réflexes lui avaient sauvé la vie. On avait retrouvé une dizaine de guerriers morts de chaque côté. Maintenant, il voulait des réponses et la vengeance. Les trois princes le savaient et tremblaient. Qunienka les regardait avec un mépris non dissimulé. L'autre prince dixième de la ville n'était pas là. Il s'agissait de Sstanch qui avait été nommé ainsi pour sa mission à Tichcou. Qunienka en était heureux. Ce qui se passait ici ne regardait que les hommes du pays des glaces.

Le roi-dragon fit un signe à Quiloma. Ce dernier sans se lever, prit la parole :

- Votre rébellion contre le roi-dragon mérite la mort.

Son regard se promena sur les trois hommes qui ne bougeaient pas. Il laissa un temps de silence. Puis il reprit :

- Le roi-dragon ne veut pas la mort de ses serviteurs. Il souhaite vous entendre avant de prononcer sa sentence.

Étonné, un des hommes releva la tête pour jeter un coup d’œil au roi-dragon. Bien vite il reprit une attitude d'humilité. Sur un signe-ordre de son roi, Qunienka s'avança vers lui :

- Quel est ton nom et ton histoire ?

De nouveau le prince dixième releva la tête. Il regarda Qunienka puis les autres puis enfin le roi-dragon aux pupilles d'or.

- Mon roi, je ne mérite que la mort. La seule clémence que j'implore est pour ma phalange qui n'a fait que m'obéir.

- J'entends ton souhait, prince-dixième. Pourtant une nouvelle fois, tu contreviens à un ordre.

L'homme se mordit la lèvre inférieure. Il s'étala par terre en signe de soumission absolue. Le roi-dragon rugit :

- DEBOUT, PRINCE ! OBÉIS !

L'homme se redressa comme si un fouet l'avait frappé. Tremblant il se tint debout au garde-à-vous.

- Je suis Saÿnnu, fils du prince-cinquième Tatvaliu. Je suis né il y a cinq saisons dans le pays des Grands Vents que dirige mon père. Ma venue fut une joie puisque j'étais le cinquième enfant et le premier fils. Ma mère m'a raconté que la fête fut grandiose à cette occasion. Ma première épée fut mon premier souvenir. Je l'ai reçue, je savais à peine marcher mais le prince-cinquième Tatvaliu voulait que tout le monde sache que la succession ne serait pas à prendre. J'ai fait ce que je devais faire pour tenir mon rang. J'ai appris durement le métier des armes. J'ai appris durement à être un bon konsyli puis un bon prince-dixième lors de la campagne de la saison dernière quand le Prince-majeur a décidé de reprendre le contrôle des territoires que les Gowaï avaient reconquis. J'étais avec lui dans la forteresse quand les crammplacs attaquaient sans répit. J'ai été blessé et n'ai eu la vie sauve que grâce à l'arrivée du Bras du Prince-majeur qui a mis en fuite ces monstres. Mon père, le prince-cinquième du pays des grands vents a été parmi les premiers à reconnaître que le Bras du Prince-majeur tenait en main le bâton de pouvoir pour ce temps. J'ai été reconnu prince-dixième quand mes blessures ont été cicatrisées puisque j'avais su assurer l’intérim de mon prince tué au combat. J'ai alors participé aux efforts pour que règne la paix du Prince-majeur sur le pays Blanc. Je suis un bon stratège et mes campagnes ont été couronnées de succès. J'ai vaillamment défendu les frontières du pays Blanc pendant que mon père défendait les pays des Grands vents. J'ai servi mon pays et celui qui était le détenteur du bâton de pouvoir pour ce temps. J'ai servi fidèlement jusqu'à ce jour où est apparu le rouge dragon dans le ciel de mes combats.

- Qui t'a envoyé et pourquoi ? demanda le roi-dragon.

- Nous revenions à la Blanche quand est tombée la nouvelle. Les charcs annonçaient la venue d'un dragon au pouvoir du mal. Le Bras du Prince-majeur a réuni tous les princes présents. Assis aux pieds du Prince-majeur, il a ...

- Le Prince-majeur était là ! interrompit Quiloma.

- Oui, raide et droit sur le trône, le regard fixe. C'est ainsi que doit siéger celui qui détient la puissance du bâton... Enfin, c'est ce que nous a dit le Bras du Prince-majeur, ajouta le prince en baissant la tête.

- Continue, dit le roi-dragon.

L'homme se redressa et reprit la parole.

- J'étais au fond de la salle avec les autres princes-dixième. Le discours du Bras du Prince-majeur a été long. Je ne me souviens que des grandes lignes. Un imposteur venait de se déclarer dans la région en marge du pays Blanc, là où avait péri l'enfant héritier quand des traîtres l'avaient enlevé. Cet imposteur s'était lié avec un dragon et celui qui avait été un prince-neuvième digne de son rang avait déchu en s'alliant à l'imposteur. À la fin de son discours, nous étions tous prêts à courir sus à l'imposteur et à son dragon. Mais d'autres mauvaises nouvelles suivaient. Le peuple Gowaï semblait se rassembler. Il fallait les arrêter avant qu'ils ne puissent marcher sur nous. Le Bras du Prince-majeur a alors choisi le plus brave et le plus téméraire pour porter la loi du Prince-majeur détenteur de la puissance du bâton. Il a choisi le prince-neuvième Sanki pour être le représentant du Prince-majeur en ces lieux de désolation où mouraient les héritiers et où naissaient les imposteurs. Les bruits du palais disaient que le Prince Quiloma ne disposait pas d'une phalange complète et que ses troupes autochtones n'étaient pas à la hauteur. Le prince Sanki a demandé trois phalanges pour mener ce combat. C'est lui qui nous a choisis. Nous avons alors mené grand train pour arriver avant que fonde la neige. Je ne connaissais pas ces javelots noirs qui empoisonnent. Je les ai découverts quand le prince Sanki les a utilisés.

- Bien, dit le roi-dragon.
Se tournant vers un autre prince à genoux, il dit :

- Toi, lève-toi et présente-toi.

Le deuxième prince se mit debout. Il semblait moins assuré que Saÿnnu :

- Je suis Bagochalis, prince-dixième de la famille du prince Coïtti, cousin du Prince-majeur. Mon histoire est simple. J'ai été élevé pour être au service du Prince-majeur. J'ai gravi les échelons comme tous ceux de ma famille. Ma phalange a toujours bien combattu. J'étais konsyli quand Sanki était prince-dixième. Je suis devenu second de la phalange quand il est devenu prince-neuvième. C'était un homme de valeur, courageux, fidèle. Quand Jorohery est revenu alors que la défaite frappait aux portes de la Blanche, il a participé avec lui à la campagne victorieuse. Il l'a vu, m'a-t-il raconté, entrer dans les cavernes des rois-dragon pour y trouver le bâton de pouvoir pour ce temps. Il en est sorti auréolé de la lumière des dragons et le bâton a fait merveille au combat en sauvant le fort Smiloun. Sanki s'est alors dévoué corps et âme pour celui qu'il prenait pour le roi-dragon. Il y a eu d'autres combats. Mon prince-dixième est mort vaillamment au combat. Sanki m'a nommé à ce moment-là. J'ai été le plus proche du prince Sanki. Ma phalange était sa garde personnelle. Nous voyagions avec lui, nous vivions avec lui, nous combattions avec lui. J'étais présent à la réunion des princes. J'ai aussi accompagné Sanki lors de sa rencontre avec Jorohery, puisque je commandais sa garde rapprochée. Nous sommes arrivés au palais du Prince-majeur. Le Bras du Prince-majeur nous attendait dans la salle de réception. J'ai été étonné de le voir ainsi assis sur le trône du roi-dragon. À côté de lui était le bâton de pouvoir pour ce temps. Nous sommes restés en faction près de la porte. Sanki s'est avancé et s'est incliné comme devant le roi-dragon. Ils ont parlé à voix basse un long moment. J'ai vu Sanki se relever brusquement comme si Jorohery lui avait dit des choses inconvenantes. Le Bras du Prince-majeur a pris le bâton de pouvoir pour ce temps et Sanki a repris sa position de vassal. J'ai vu des gardes amener des lances lourdes. Ils ont pris une peau de crammplac et l'ont étendue à terre. Les deux javelots y ont été déposés. Jorohery s'est levé. Il a levé les bras vers le ciel tendant bien haut le bâton de pouvoir pour ce temps. Il a imploré les esprits des dragons et a touché les lances du bout du bâton. Pendant un instant, ce fut comme si la lumière avait disparu de la pièce. Puis la noirceur reflua pour se fixer sur les javelots. Sanki s'est approché. Jorohery l'a aussi touché du bout de son bâton. Je l'ai vu pâlir malgré la distance. Après, il a roulé la peau de crammplac avec les lances et est venu vers nous. Elles ne l'ont plus quitté jusqu'à votre arrivée, Oh vrai Roi-dragon.

- Comment sais-tu que je suis le vrai roi-dragon ?

- Quand mon fragment du bâton de puissance s'est enflammé et que j'ai vu les autres fragments faire de même, les légendes ont pris sens. J'implore vôtre clémence pour ma phalange. Ce sont de bons guerriers qui n'ont fait qu'obéir aux ordres.

- J'entends tes paroles prince-dixième Bagochalis.

Il fit un geste vers le dernier prince agenouillé. Qunienka s'approcha de lui :

- À ton tour, lui dit-il.

L'homme se leva d'un bond. Il avait le regard fier et fixa le roi-dragon dans les yeux.

- Je suis Yaé, fils de Ham, de la lignée des Princes-majeur. Ma témérité et mon courage aux combats m'ont fait reconnaître prince-dixième dès mon plus jeune âge. Ma phalange est la phalange des francs-tireurs. Je recevais mes ordres directement du Prince-majeur. Et quand est arrivé le bâton de pouvoir pour ce temps, c'est le Bras du Prince-majeur qui nous transmettait ses ordres en direct. La rencontre avec le Prince-majeur pouvait être fatale pour nous s'il devenait comme un dragon.

- Quel était ton rôle prince Yaé ? l'interrompit le roi-dragon.

- Nous devions éliminer tous les dangers pour le Prince-majeur et arrêter tous ceux qui pouvaient lui vouloir du mal. Avant même qu'une pensée hérétique ne naisse dans l'esprit d'un de ses sujet, notre Prince-majeur la connaissait. Ils nous envoyaient pour mettre hors d'état de nuire ceux qui auraient pu nuire au Royaume Blanc. Nous l'avons fait et nous l'avons bien fait. Tous ont avoué lors de nos interrogatoires dans les sous-sols du palais.

- Tous ?

- Non, pas tous ! Les marabouts ont préféré mourir que de se reconnaître hérétiques devant le Bras du Prince-majeur.

- Qu'est-il arrivé aux autres ?

- Ils sont morts pour la plupart dans les grottes sous les montagnes chaudes pour extraire les métaux avec les autres hérétiques qui ont eu droit à la clémence du Prince-majeur. Il aurait mieux valu les éliminer. Leur vie même constituait une menace. Mais le Prince-majeur est trop bon. Nous revenions de conduire un convoi quand la nouvelle de l'hérésie majeure est arrivée. Un homme et un dragon réclamaient le pouvoir du Prince-majeur en se disant Roi-dragon. Mon sang n'a fait qu'un tour. Le Bras du Prince-majeur a écouté ma requête et a donné l'ordre au Prince Sanki de nous choisir. Nous avons failli avec l'arrivée du dragon. Je n'implore ni grâce ni clémence. Nous savions que notre mission pourrait être un échec, que l'imposteur serait séducteur. Le Bras du Prince-majeur nous a prévenus. Mieux vaut la mort que servir un faux roi !

À ces paroles Qunienka avait dégainé son épée.

- Suffit, Prince Qunienka, dit le roi-dragon. Le prince-dixième Yaé pose la question de ma reconnaissance. Il a raison. Un homme tel que lui ne peut lâcher la proie pour l'ombre. Il a vu la puissance du Bras du Prince-majeur. Alors, il me faudra lui répondre de la seule manière qu'il puisse entendre. 
169
Quiloma n'avait pas bien compris l'agir de ce roi-dragon. Qunienka était de son avis. Il avait essayé d'en parler avec la Solvette mais elle avait donné raison au roi-dragon. Selon le code de l'honneur en usage dans le pays Blanc, les trois princes et leurs phalanges étaient coupables et auraient dû être châtiés. Non seulement il avait fait grâce aux guerriers mais il avait rendu leur rang et leur commandement à Saÿnnu et à Bagochalis. Quiloma avait été très réticent à cette démarche. Mais le roi-dragon avait donné des ordres. On avait séparé les trois princes et mis chacun dans une salle sous haute surveillance. Accompagné de Quiloma, toujours sous sa forme simplement humaine, le roi-dragon était entré là où l'on retenait Saÿnnu. Celui-ci s'était mis au garde-à-vous en le voyant entrer. Tous les gardes sortirent. Il ne resta que Saÿnu, Quiloma et le roi-dragon.

- Bien, très bien, Prince Saÿnnu. Vient le moment pour moi de choisir ton avenir.

Saÿnnu avait avalé sa salive tout en regardant le roi-dragon enlever le fourreau qui recouvrait son bâton de pouvoir. Les arabesques dessinées dessus capturèrent ses yeux.

- Bien, Prince Saÿnnu. Regarde bien les lignes. Tu vois comme elles sont belles. Elles sont le reflet de ton chemin.

Sous les regards capturés des princes, des lignes sinueuses s'élevèrent du bâton pour se tordre, s’enlacer, se tresser dans les airs en un scintillement coloré fait de bleu, de vert, de blanc et d'un peu de noir qui venait souligner la brillance des autres couleurs.

- Bien, Prince Saÿnnu, maintenant, chante ton chant propre.

Il y eut comme une hésitation chez Saÿnnu. Le chant propre d'un prince est le chant du serment, le chant de sa vassalité. Propre à chacun, il est inconnu des autres et si nul ne doit le chanter en dehors de la cérémonie d'initiation, tous pourtant, doivent le répéter chaque jour pour être prêt à le proclamer si le roi ou le Prince-majeur le demande. Ce chant était tombé en quasi désuétude depuis l'arrivée au pouvoir de ce Prince-majeur. Saÿnnu lutta, fronçant les sourcils, pour se rappeler ce qu'on lui avait appris. Sur son visage, les sentiments s'exprimaient sans retenue. La peur y succédait à la surprise. Il balbutia :

- Je... Je...., non, je ne m'en souviens pas....

Des larmes coulèrent sur ses joues.

- Bien, Prince Saÿnnu, entre dans la confiance, regarde et chante !

Les arabesques s'enrichirent d'autres couleurs, changèrent de rythme. Puis un fin filet doré qui prit de l'ampleur vint se mêler aux dessins complexes qui flottaient dans l'air.

Un sourire apparut sur le visage de Saÿnnu :

- Yolo cum ba yolo
Simba Saÿnnu

Yalo tim sa Yalo
Vinca Saÿnnu...
La pièce se remplit des images du pays des vents.

- Quand souffle le Yolo,

Viens maintenant Saÿnnu.

Quand brûlent les combats,

Vaincs maintenant Saÿnnu.

Les plaines blanches brillent

de l'éclat de tes armes.

L'honneur du roi est tien.

La gloire du Dragon est tienne.

Que viennent les ennemis.

Que coule leur sang.

Rouge est le roi-dragon,

Dorée est sa victoire.

À jamais Saÿnnu est son sang !

À jamais Saÿnnu est sien !

Le chant continua pour s'achever dans un murmure.

Quiloma prit conscience du silence. Le roi-dragon avait recouvert le bâton de pouvoir. Il porta la main au morceau de bois sculpté qu'il avait dans son étui rouge. Plus précieux que le morceau du bâton brisé qu'il avait, le roi-dragon lui avait remis un cylindre de bois ouvragé porteur de pouvoir. Il vit que le roi-dragon remettait un insigne semblable au prince-dixième Saÿnnu.

- Allons voir ta phalange ! dit le roi-dragon.

Les trois hommes sortirent pour découvrir, impeccablement alignés, tous ceux qui avaient survécu au combat.

Saÿnnu montra le signe de son adoubement. Quand ils virent le morceau de bois, tous les guerriers mirent genou à terre et prononcèrent le serment de fidélité à leur prince. Toutes les têtes baissées brillaient dans le soleil du jour sauf une par-ci, par-là. D'un ordre geste Qunienka fit intervenir ses guerriers qui les firent mettre à part. Quiloma jeta un regard interrogatif au roi-dragon.

- Leur cœur est impur. Leurs voix sonnent comme un gong désaccordé. Ils seront infidèles. Allons voir Bagochalis.
170
 Bagochalis se tenait bien droit, les mains attachées derrière le dos.
Le konsyli chargé de sa garde s'avança vers le roi-dragon et dit :
- Il a tenté de prendre une épée pour s'enfuir.
- Bien, dit le roi-dragon, déliez-le et sortez.
Bagochalis frotta ses poignets, tout en se tournant vers Quiloma et le roi-dragon.
- Explique ! dit ce dernier.
- Le Prince Sanki a reçu mon chant et il avait donné le sien au Prince-majeur. Mon serment n'est pas pour vous.
- Tu es de la famille de Coïtti. Elle a toujours été fidèle aux rois-dragon dans les temps anciens. Pourquoi changerait-elle aujourd'hui ?
L'homme tournait doucement autour de la pièce. La lumière était très faible. Les guerriers étaient sortis avec les torches. Quiloma pensa à un crammplac en cage. Bagochalis ne s'était pas soumis, il attendait le moment favorable.
- Le Bras du Prince-majeur a parlé de vous au Prince Sanki. Il a parlé de votre magie. Il a dit qu'elle n'était qu'illusion. Je crois mon Prince.
- Le bout de bâton de ta ceinture, où est-il ?
- Il a brûlé à votre arrivée, encore une magie.
- Qu'attends-tu ?
- Mon maître !
- Bien alors regarde !
Il dévoila le bâton de pouvoir à l'instant même où Bagochalis venait de décider d'attaquer le roi-dragon. L'homme sembla se bloquer sur place alors que les volutes de lumières s’élevaient dans la pièce jetant des lueurs changeantes sur les murs. Le rouge se mélangeait à du gris. Du orange vint s'ajouter à des arabesques dont la complexité défiait l'esprit humain.
- Bien, très bien ! Avance maintenant Prince Bagochalis.
Les yeux fixés sur le jaune qui venait d'arriver dans les tourbillons aériens, il approcha du centre de la pièce. Quiloma se tenait contre le mur, immobile, le regard aussi fixe que celui du prince-dixième. Le roi-dragon se mit en mouvement. Reculant doucement, il guida Bagochalis jusqu'au centre de la pièce.
- Plus profond, Prince Bagochalis, va encore plus profond et écoute ce que disent en toi ceux qui ont vécu avant toi.
Les volutes se teintèrent de bleu, de violet, et de vert. Elles se tordaient, tourbillonnaient évoquant les fumées d'un feu de bois. Bagochalis se mit à haleter comme s'il souffrait. Il tomba à genoux en se prenant la tête dans les mains.
- Qu'entends-tu, homme fils de prince ?
- Bioulo tamakatis
Casamta bigalis
Sinatal Bagochalis

Le chant était saccadé, grinçant.

- Au pouvoir tu seras
Ton bras tu donneras
Bagochalis ainsi tu vivras

Combattant tu seras
Ta vie tu donneras
Bagochalis tu seras

En chemin tu seras
Ton destin tu donneras
Bagochalis tu seras

Prince tu seras
Ton pouvoir tu donneras
Bagochalis tu seras

Alors que son chant continuait tel un courdy désaccordé, le roi-dragon s'approcha de l'homme à terre et le toucha. Ce dernier hurla et de nouveau les arabesques changèrent. Le noir vint se mêler aux autres couleurs, les altérant, leur faisant perdre leur brillance. D'une voix grave et douce, le roi-dragon se mit à chanter comme une berceuse :

- Tial ban cha, Bagochalis,
Tial ban cha...
Coum tel gat, Bagochalis,
Coum tel gat...

- Sois qui tu es Bagochalis,
Sois qui tu es...
Avec fidélité, Bagochalis
Avec fidelité...
De tes aïeux, Bagochalis
De tes aïeux...
Reçois la vie, Bagochalis
Reçois la vie...
Autour de toi, Bagochalis
Autour de toi...
Regarde-les, Bagochalis
Regarde-les...

Du bâton de pouvoir s'élevait un arc en ciel ourlé d'or. Il sembla se tordre pour se lover dans les creux des volutes qui déjà volaient dans la pièce. Leur rencontre faisait éclater des symphonie de couleurs plus riches les unes que les autres. Bientôt une voix s'éleva, timide au départ, elle gagna en assurance :

- Milta gama voya chima
Milta choya gami chayo...
- Quand naît la lumière se lève l'homme.
Les yeux de lumière révèlent le vrai.
Quand des racines montent la sève,
Plus beau est le litmel.
D'or seront mes rêves
Puisque d'or sont les yeux qui m'ont regardé.
Simple et serein le chant s'éleva pendant que spiralaient les couleurs. Il prit le temps de se dire. Il prit le temps de se recevoir. Le roi-dragon termina la cérémonie par le don d'un cylindre de pouvoir.

Puis de nouveau, il fit jurer la phalange de Bogachalis, tout en écartant ceux qui ne pourraient tenir leur serment.


171
Quiloma ressentit le malaise dès son entrée dans la troisième salle. Ses guerriers étaient l'arme au poing et, au centre de la pièce, Yaé était entravé et couché par terre. Le roi-dragon regarda l'homme couché et ses gardiens. Il vit les hématomes et les contusions. Il dit :

- Combien de blessés ?

- Une main d'hommes sans compter les simples contusions.

- Bien, déliez-le et sortez avec la lumière. Le Prince Yaé aime le noir.

- Mais mon roi, il est pire qu'un crammplacs !

- Oui, pourtant telle est ma volonté.

Yaé regarda le roi-dragon d'un œil noir. Les hommes bougèrent lentement et à reculons sans quitter le prince-dixième des yeux. D'un geste-ordre, le roi-dragon dit à Quiloma de se mettre contre la porte.

Une fois la porte refermée, la nuit s'installa. La vision du roi-dragon s'adapta tout de suite. Il vit par contre les deux hommes écarquiller les yeux pour distinguer quelque chose. Le peu de lumière qui passait par les fentes de la porte disparut quand les guerriers mirent une lourde tenture devant. La nuit fut complète.

Quiloma sursauta en entendant la voix du roi-dragon. Il lui était impossible de situer d'où elle venait. Elle semblait faire partie de l'air lui-même. Il dégaina son épée courte, l'oreille aux aguets. Son instinct lui disait que Yaé allait attaquer. Il se baissa guettant le moindre bruit.

- Vois, Prince Yaé comme je te vois.

Des volutes prirent naissance au centre de la salle. Simples ombres, elles ne semblaient pas dégager de lumière. Ombres moins noires que la nuit, on en distinguait comme un reflet. Quelques frottements laissèrent à penser que Yaé se déplaçait. Quiloma se raidit. Pourtant le choc le prit par surprise du côté où il n'attendait rien. Ses réflexes de combattant lui sauvèrent la vie mais il perdit son épée. Il sortit sa dague. Il eut peur. Yaé était le parfait exemple de ces phalanges de francs-tireurs, aussi dangereux que des crammplacs. Un ordre était un impératif que rien ne pouvait interrompre sinon son accomplissement. Yaé ne se soumettrait pas avant d'avoir accompli ce pourquoi on l'avait envoyé, à moins qu'il ne soit mort.

- Tu mets ton espoir dans ta force, Prince Yaé. Regarde ce qui descend. C'est l'image de ton chant.

Malgré lui, Quiloma regarda, le noir brillant des spirales qui naissait près du plafond pour descendre vers le sol. Le bruit métallique et les étincelles qui scintillèrent non loin de lui le prirent encore une fois au dépourvu. Yaé, maintenant armé, avait attaqué à nouveau. Alors que son arme allait toucher Quiloma, un coup de marteau l'avait désarmé, envoyant la lame se planter dans la cloison de l'autre côté. Il y eut des bruits de mouvements rapides et puis plus rien. Seule persistait une luminescence sur l'épée qui vibrait encore.

- La crainte t'est inconnue, Prince Yaé. C'est bien. Tu as choisi la voie noire et obscure. Aujourd'hui tu fais face à qui est plus grand que ton prince. Quel est ton chant ?

Le silence fut la seule réponse. Une ombre se glissa contre la cloison pour arracher l'épée du mur. Quand sa main toucha l'épée, Yaé cria.

- KA MA FIO TAS MABA

TRANCA SIM COMBA...

Ce n'était pas un chant, c'était un hurlement.

- TUE, DE GLACE est ton cœur.


ÉGORGE, FROID EST TON SANG.

NOIRE EST LA VIE.

ROUGE EST LA MORT...

Au centre de la pièce, du bâton planté, jaillissaient des flots d'éclairs rouges et noirs, donnant un aspect irréel aux trois hommes. Yaé se précipita l'arme haute sur le roi-dragon. Son arme vola une nouvelle fois. Souple et rapide, il la récupérait pour recommencer. Quiloma fut subjugué par la rapidité des deux hommes. Si Yaé se déplaçait vite, le roi-dragon semblait être partout à la fois. Le tintement de leurs armes retentissait dans toute la pièce.

- De glace est ton cœur, mais de feu est le mien ! dit le roi-dragon. Froid est ton sang, mais feu est le mien. Alors aujourd'hui choisis ton maître.

Les volutes se teintèrent d'or. La lumière changea à nouveau. Chaque attaque de Yaé rencontrait le marteau du roi-dragon dans un puissant tintement. À chaque fois, Yaé était désarmé. À chaque fois, il plongeait pour récupérer l'épée. À chaque fois les volutes d'or augmentaient. Bientôt la lumière fut assez forte pour voir tous les détails de la pièce. Quiloma se sentait hors jeu. Les deux hommes se faisaient face. Yaé était essoufflé et épuisé, penché en avant. Le roi-dragon était debout face à lui le marteau à la main. Il avança sur Yaé. Celui-ci leva l'épée. Le marteau la fit voler au loin. Yaé se jeta sur le côté pour la récupérer. Il ne l'avait pas atteint que le roi-dragon était debout le pied sur la lame.

- La lumière te fait peur, Prince Yaé. Acceptes-tu de me servir ?

- Jamais !

De nouveau, des vapeurs tels de noirs serpents se tordirent dans l'air. La lumière s'obscurcit.

- Alors, attaque !

Le Prince Yaé se précipita en avant, mais déjà la roi-dragon était passé derrière lui le poussant fermement. Il s'étala par terre. Sa main se referma sur l'épée devant lui. Il frappa de toute sa vitesse en arrière, ne rencontrant que l'acier du marteau dans un tintement de gong. De nouveau désarmé il bondit. Le marteau le cueillit à la tempe. Le prince Yaé s'effondra.

Les éclairs noirs devinrent des vapeurs, les arabesques d'or jaillissant du bâton les absorbèrent.

Quiloma regardait alternativement le roi-dragon et Yaé :

- Est-il mort ?

- Je l'ai rendu inconscient.

Le roi-dragon s'approcha du Prince Yaé :

- Il vivra. Les racines du sombre sont profondes en lui. Sa rage et sa colère sont de bons terreaux pour celui qui sait y planter ses graines de mal. La liberté lui est, pour cela, inconnue. Du temps sera nécessaire à sa découverte. Je vais le lier à moi contre ce mal.

Le roi-dragon retourna Yaé sur le dos, lui mit la main droite sur le cœur. Il prit son bâton de pouvoir qui continuait à déverser des flots d'or dans la pièce et le posa sur la main de Yaé :

- Tsin ta la molvéo

Tsin tal la molvéo

Le chant s'éleva tel un murmure pendant que les volutes d'or enveloppaient Yaé le cachant aux yeux de Quiloma.

- En toi est la source.

En toi est ma source.

En toi se déverse l'or.

En toi se déverse le feu.

En toi habite le dragon-roi.

Ta colère est ma colère.

Ta violence est ma violence.

Le froid de ton cœur est brûlant

Du feu de mon cœur.

Quiloma regardait fasciné le corps de Yaé qui semblait s'imprégner de ce qui le baignait. Quand tout fut fini, le roi-dragon se redressa :

- Il sera prince-dixième. Sa phalange est la phalange noire. Sans ombre, il mourra et ses guerriers avec lui. J'ai mis la lumière en lui,... un peu, assez pour qu'il vive. Son chemin sera long. Là où je vais, il a un rôle à jouer.

Pendant que le roi-dragon ouvrait la porte, Quiloma pensa aux légendes, la phalange noire en faisait partie. Elle était la phalange des parjures et des renégats. La légende la plus célèbre racontait comment ils s'étaient rachetés en servant le roi-dragon. Il pensa aussi à l'autre, la noire légende, peut-être la plus vieille, qui racontait comment la phalange noire avait trahi son roi.
172
Les préparatifs pour le départ demandèrent du temps. Quiloma avait pris la direction des choses. Si Bogachalis et Saÿnnu avaient tout de suite trouvé leurs marques, Yaé restait à distance. Le roi-dragon avait demandé à ce que sa phalange et lui soient cantonnés dans un camp provisoire en attendant le départ. Le froid restait très présent à cette altitude, alors qu'à Tichcou, le dégel arrivait.

La phalange noire avait fait un fort de blocs de neige sur l'esplanade qui avait été dégagée près de la pierre qui bouge.

Le roi-dragon avait fait un séjour à Tichcou pendant que Quiloma planifiait l'expédition. Klatrim et Sstanch avait bien commencé l'organisation. Un nouveau convoi de flamintiens était arrivé, avec des vivres et des nouvelles du monde extérieur. La coalition des Izus et du général Saraya réorganisait ses forces pour la nouvelle campagne. Altanayo aurait trouvé refuge près de la côte de la mer sauvage. Dans son cas, les informations manquaient de précision. Le roi-dragon en avait conclu qu'il avait du temps pour régler les problèmes dans le pays blanc. Il avait donné des ordres à Kaltrim pour renforcer Tichcou et en faire une ville royale. Ce dernier avait des idées précises de ce que devait devenir la bourgade. Il demanda l'autorisation au roi-dragon de convoquer les ouvriers nécessaires. Il l'obtint sous-réserve de ne pas vider les coffres et de ne pas présurer la ville avec des impôts trop lourds. Il nomma Sstanch responsable du suivi des comptes. Avant de repartir, il lui fit cadeau d'un cylindre de pouvoir comme à tous les princes-dixième.

- Il sera notre lien. Si tu le prends dans tes deux mains comme ceci et que tu le poses sur ton front. Ta parole me trouvera où que je sois. Tu me feras un rapport chaque fois que deux mains de jours seront passées.

Le roi-dragon était reparti à pied avec l'équipe qui ramenait des vivres à la ville. Suivre le chemin qui remontait la vallée lui permettait de renouer avec certains de ses souvenirs. Il en fut heureux. En arrivant près de la cascade de son enfance, il sentit l'appel. Il s'arrêta au bord du chemin. Fermant les yeux, il posa le front sur le haut du bâton de pouvoir. Dans son esprit, vinrent les paroles de Quiloma lui apprenant que la phalange noire avait disparu. Il vit Quiloma ayant posé son cylindre de bois sculpté sur son front pour lui transmettre l'information. Plus que cela il sentit la culpabilité que ressentait Quiloma pour ne pas l'avoir vu plus tôt. Le roi-dragon sourit. Le vieux prince ne changerait pas. Les intérêts du royaume passaient avant son honneur.

Quand il arriva à la porte de la ville, Quiloma l'attendait.

- J'ai failli, mon Roi !

- Tu te tourmentes pour avoir obéi à mes ordres, Prince Quiloma. Yaé devait faire un choix. Il l'a fait. Depuis quand est-il parti ?

- Au moins trois jours ! Il a laissé quatre mains d'hommes derrière lui pour faire croire à sa présence.

- Les as-tu interrogés ?

- Oui, ce sont les transfuges des autres phalanges. Ils ont parlé d'un langage codé propre à la phalange noire et se sont sentis exclus. Yaé leur a laissé le choix de prononcer le serment noir ou de rester pour jouer la comédie.

- Tu vois, Prince Quiloma, eux aussi ont choisi. Savaient-ils ce qu'ils risquaient ?

- Oui, le konsyli qui est resté, m'a dit préférer la justice du roi à la soumission au maître de Yaé.

- Où sont-ils ?

- Je les ai fait enfermer dans la prison.

- Combien sont partis ?

- Une phalange et deux mains d'hommes.

Les deux hommes remontèrent vers Montaggone. Sabda s'approcha :

- Restes-tu avec nous ? demanda-t-elle.

- Les évènements m'obligent à changer mes projets, Sabda.

- Je ne te verrais pas, alors, ajouta-t-elle, l'air déçu.

- Espère, Sabda. Je te ferai savoir.

Elle les quitta en arrivant à la hauteur de la forge de Kalgar. Le roi-dragon regarda l'intérieur de l'atelier avec nostalgie. Il aurait bien aimé s'arrêter un peu pour s'occuper du feu. Il fit un geste à Kalgar qui lui rendit son bonjour avec un sourire.

Arrivé à la citadelle, le roi-dragon se fit amener le konsyli et les guerriers prisonniers. Le konsyli dès qu'il fut en présence du roi-dragon, mit un genou à terre et posant le poing fermé sur le cœur, il inclina la tête :

- Mon Roi, à toi je me soumets. Mes actes sont sincères et ma fidélité entière.

- Ta salutation est-elle vérité ?

- J'ai douté, mon Roi, mais aujourd'hui, ma soumission est totale.

- Alors approche ! Viens et touche le bâton de pouvoir. Si tes paroles sont vraies, tu vivras. Si tu mens, tu brûleras.

Le konsyli avala sa salive, se leva et s'avança. Levant la main, il la posa sur le sommet du bâton. Il y eut un éclair. L'homme cria en retirant sa main. Il regarda sa paume. Au centre de sa paume, un dragon rouge pulsait ses ondes de douleur.

- Ton serment est vérité, konsyli. Ma marque est sur toi.

On fit avancer les autres guerriers. Si certains avancèrent sans crainte, d'autres refusèrent. Il ne resta bientôt que quatre guerriers, les bas croisés sur la poitrine refusant de prêter serment et de toucher le bâton de pouvoir.

- La loi demande l'épreuve du combat, dit le roi-dragon. Elle aura lieu demain sur l'esplanade du bas. Emmenez-les !

Pendant qu'ils sortaient Quiloma s'approcha :

- Quelles seront leurs armes ?

- Deux épées à chacun. 
173

- Tu vas te battre ?

- Oui, le choix s'impose à moi. La loi dit et même le roi fait.

- Ces combats ne cesseront-ils jamais ?

- L'homme peut être pacifique mais il est souvent violent. S'il ignore sa violence comment peut-il être en paix ?

- Je sais, Tandrag, je sais. Je comprends ma mère quand elle me parle de sa fatigue à réparer ceux que les autres abîment.

La pièce était dans la pénombre, juste éclairée par le feu. Sabda avait accueilli le roi-dragon pour le dîner. Elle lui avait demandé cette rencontre dès son arrivée. Il était parti pour Tichcou trop vite pour l'honorer.

- Mon nom est autre maintenant, Sabda, comme ton nom devient autre.

- Je ne dois plus t'appeler Tandrag.

- Si cela t'aide, tu as cette possibilité.

- Te rappelles-tu nos rêves quand on voyait le dragon ? « Bô le dragon ! »

Le roi-dragon sourit :

- Oui, « Bô le dragon ! »

Sabda avait avancé sa main et l'avait posée sur la main du roi-dragon.

- Je connais ton désir, Sabda, mais c'est devenu impossible même si un jour cela a pu sembler possible.

Sabda ne bougea pourtant pas sa main.

- Tu as raison, Tandrag, roi-dragon, mais j'aime toucher ta main et me dire que je touche le dragon.

- Tu m'offres le merveilleux, Sabda. Tu es la seule à me regarder avec des yeux où crainte et envie sont absentes. Même la Solvette me regarde différemment d'avant. Quiloma l'influence.

Le roi-dragon referma sa main sur celle de Sabda et la porta à ses lèvres :

- Nos natures sont trop différentes. Si je t'accordais ce que Quiloma a donné à ta mère, tu en mourrais. Une telle pensée m'est intolérable. Un jour tu trouveras le compagnon qui t'est accordé. Tu découvriras alors la richesse de la vie en toi.

Le roi-dragon laissa le silence retomber, seul le feu crépitait. Doucement, il se mit à fredonner, dans le foyer, les flammes prirent de l'ampleur et commencèrent une danse joyeuse. Sabda ouvrit de grands yeux. Son regard alla du feu au roi-dragon qui chantonnait.

- Merveilleux, Tandrag ! dit-elle en osant poser sa tête sur les genoux du roi-dragon.

Longtemps le roi-dragon murmura les airs brûlants du feu, longtemps après que Sabda se soit endormie. Il laissa ses pensées suivre les flammes et se réfléchir dans le feu.

Le prince Yaé était parti. Est-ce un bien ou un mal ? Il était dans l'incertitude. Tichcou semblait être stable. Il allait partir derrière Yaé. Il pouvait compter sur Sstanch et sur Quiloma. Kaltrim serait-il fidèle à sa parole ? Il en avait l'impression comme pour Saÿnnu et Bogachalis. L'avenir demeurait incertain. Il avait rencontré Kyll. Le maître-sorcier n'avait pas pu être rassurant. « Là-bas, avait-il dit, se concentre une force maléfique. Les esprits eux-mêmes en ont peur. »

Le roi-dragon retournait ce qu'il savait en tous sens. Il lui fallait suive Yaé et aller aux cavernes des dragons. Là étaient les réponses ! Au moins quelques-unes.

Quand le matin était arrivé, Sabda s'était levée.

- Merci de ce que tu m'as donné, dit le roi-dragon.

- J'ai fait si peu, dit Sabda.

- Ce que tu as fait est immense. Tu as fait pousser une graine d'humanité dans un cœur de dragon. Pour te remercier, je te laisse mon compagnon.

Le feu rugit dans l'âtre.

- Regarde-le ! Il est heureux d'habiter chez toi. Toujours, il t’accueillera. Toujours, il te chauffera. Toujours, il te défendra.

Sabda se jeta au cou du roi-dragon :

- Merci Tandrag, roi-dragon.

- Les marabouts sont aussi indispensables que l'air, Sabda. Quand tu seras prête, je souhaite que tu tiennes ce rôle dans la ville. Que tes jours soient prospères, Sabda et ton chemin tranquille.

- Que tes jours soient prospères et ton chemin tranquille, roi-dragon.


174
Les quatre guerriers furent amenés sur la grande esplanade. Un mur de neige avait été construit pour délimiter l'arène. Ils pâlirent en voyant l'espace qui avait été dégagé. On les descendit sur la neige durcie où étaient posées les armes. Toutes les phalanges étaient présentes ainsi que certaines personnes de la ville. Les condamnés s'équipèrent avec les deux épées et le bouclier rond et petit sur le bras gauche. Ils s'installèrent dos au mur regardant autour d'eux pour voir d'où viendrait l'attaque. Ils sursautèrent quand une grande ombre les survola. Il y eut une grande clameur quand le grand dragon rouge se posa au centre de l’arène. Les combattants étaient face à face. Tous les spectateurs hurlaient aussi fort qu'ils pouvaient. Les quatre hommes se mirent en mouvement. Le dragon se baissant, souffla une flamme claire, presque transparente. Les hommes se protégèrent derrière leurs boucliers. Étonnés, ils se redressèrent. La flamme ne brûlait pas. Devant le spectacle offert, les spectateurs se turent. Devant le dragon, les silhouettes humaines avaient disparu. On ne voyait que quatre pantins noirs s'agitant en tout sens. Quand cessa le souffle, les quatre guerriers réapparurent regardant autour d'eux, surpris du silence. C'est alors qu'on entendit la voix du dragon :
- Regardez bien, vous, loyaux serviteurs. Ces hommes au cœur noir sont nos ennemis. Ce qui les habite est mauvais. Nulle vérité en eux, mais mensonge et violence pour le pouvoir. Qu'ils soient purifiés !
Le souffle brûlant du dragon fit tout fondre, hommes, pantins et neige. Quand il s'arrêta, il ne restait rien. Quiloma hurla :
- Graph ta cron !  Graph ta cron Mjatsa !
Tous mirent genoux à terre en baissant la tête. Ils ne la relevèrent qu'en entendant les puissants battements d'ailes du dragon qui s'élevait dans le ciel. 
175
Quiloma était perplexe. La mort des quatre guerriers dans le combat contre le roi-dragon était normale. Ce qui le mettait mal à l'aise était ce qu'il avait vu. Que représentaient les pantins noirs que la flamme pâle avait mis en évidence ? Il en parlait avec la Solvette qui lui répondit :
- Les charcs sont perturbés depuis l'arrivée du roi-dragon. Ils vont et viennent entre ici et le monde blanc. Il y a une force là-bas qui les attire et les repousse à la fois. Le roi-dragon est venu.  Avant lui, le mal est entré dans le monde. Est-il la réponse au mal ? À moins que le mal ne soit venu parce que le roi-dragon arrivait ?
- Jorohery !
- Quoi Jorohery ?
- Il est apparu dans l'entourage du Prince-majeur au moment de la naissance de l'enfant disparu.
- Que veux-tu dire ?
- Avant c'était un obscur serviteur sans importance. Il est devenu le Bras du Prince Majeur rapidement, trop rapidement à cette époque quand a été lancée la chasse aux ravisseurs. Je suis certain que celui que vous appeliez Tandrag est l'enfant disparu et que Jorohery le cherchait. Je ne sais comment il est arrivé chez Chountic, mais je sais qu'il est l'enfant innommé qui a disparu quand le prince-majeur a voulu le recueillir chez lui.
- Et tu n'as rien fait.
- Non, ma persuasion ne date que du retour du roi-dragon. Je l'ai envoyé vers le dragon quand Yas a attaqué sans être sûr de ce que je faisais.    
- Comme toujours, tu as bien agi...
- Je ne sais, la Solvette. Les forces en jeu me dépassent, nous dépassent.
À ce moment là, Sabda entra. La Solvette la regarda :
- Que se passe-t-il ? Tu sembles triste.
- Il part demain ! dit-elle en se réfugiant dans les bras de sa mère.
Discrètement, Quiloma quitta les deux femmes. 
176
Le roi-dragon était parti. Quiloma l'avait vu une dernière fois.
- Yaé n'a pas pris par le col de l'homme mort. Pourtant il sait que je peux voler plus vite que lui ne marche. Que cherche-t-il ?
- Son avantage est de connaître le pays Blanc. Mais je ne sais pas ce qu'il cherche. Il existe de nombreux chemins.
- Je vais les découvrir, Quiloma. Je te confie la région. Tu as ma confiance. Je sais que tu feras ce qui est bien.
Comme à chaque fois que cela se produisait, Quiloma fut impressionné de voir l'homme au bâton devenir le dragon rouge. De ses puissants battements d'ailes, il prit de la hauteur.
Le roi-dragon appréciait le vol. Il y avait un plaisir certain à sentir les courants du vent qui le portaient. Où pouvait être Yaé ? Si son corps de dragon profitait pleinement des sensations du vol, son esprit d'homme était préoccupé par ce qu'il devait faire.
Il survolait des montagnes entrecoupées de vallées plus ou moins profondes. Les pics rocheux alternaient avec ceux couverts de neige et de forêts. Dans les creux, il distinguait parfois des villages et des macoca. Cela réveilla sa faim. Il repéra une vallée plus large. Un troupeau de ces délicieuses bêtes était à l'orée d'une forêt. Il distingua sans peine celle qui grattait encore la neige sur l'espace dégagé de ce qui devait être une prairie en été. Il fit un cercle descendant sans que la bête ne bouge. N'écoutant que sa faim, il plongea. Au moment où ses griffes attrapèrent le macoca, lui brisant l'échine, il sentit le sol se dérober sous lui. Déséquilibré, il se sentit tomber sans pouvoir jouer de ses ailes. Un piège ! Son instinct le fit se débattre. Il sentit de lourds filets lui tomber dessus et l'entraîner plus bas. Il heurta violemment le sol. S'il ne se fit pas mal, cela attisa sa colère. Il était mal positionné, sur le flanc, la tête coincée dans les larges mailles. La neige avait volé partout, l'enveloppant de brouillard. Il sentit plus qu'il ne vit les lourds javelots. Il les sentit se planter tout autour de lui puisqu'il avait repris sa forme humaine. Il était debout au milieu de filets bien trop grands pour l'enserrer. Le marteau dans une main et le bâton de pouvoir dans l'autre. Il scrutait autour de lui. Les javelots étaient aussi noirs que ceux de Sanki. La neige autour de lui devint noire. Le roi-dragon se mit en mouvement. Il avait repéré un escalier qui allait lui permettre de sortir de cette fosse. Alors que la neige finissait de retomber, il atteignit le bord du piège. Des hommes s'avançaient tout autour tenant d'autres javelots. Personne ne fit attention à l'ombre rapide qu'il était quand il combattait. Les hommes étaient maintenant tout autour de la fosse, javelots prêts
à partir.
- Tu vois quelque chose ?
- Non, y a que la carcasse du macoca.
À cette réponse plusieurs se mirent à regarder en l'air autour d'eux. Le roi-dragon s'était assis sur une souche un peu plus loin pour les observer.
- C'est de la magie ! Un truc aussi gros peut pas disparaître comme ça.
- Le Bras du Prince-majeur nous a prévenus. Sa magie est puissante. Seuls nos javelots peuvent l'atteindre.
- Il faut aller les récupérer.
- Non, ce n'est pas la peine. Dès qu'ils touchent quelque chose, ils le détruisent mais perdent leur pouvoir.
- Il est reparti ?
- Sûrement, je ne vois pas où il pourrait être.
Le roi-dragon détailla l'homme qui venait de parler. Il portait un anneau de pouvoir. Ce n'était ni celui d'un konsyli, ni celui d'un prince. Il était plus grand que la moyenne, plus large aussi. Pour le reste, il était habillé de fourrure de macoca comme les autres. Le roi-dragon pensa que pour avoir été aussi rapides à arriver, les hommes devaient être à l'affût non loin. Ils n'avaient pas l'allure des guerriers. Il pensa à des éleveurs. Quiloma et surtout Éeri lui en avaient parlé. Le pays blanc était composé de provinces avec des éleveurs de macoca assez nombreux, vivant en tribus et se déplaçant beaucoup. Ils étaient la principale source de nourriture. Ailleurs dans certaines plaines plus chaudes l'été, ils y avaient des agriculteurs. Ils faisaient pousser une sorte d'herbe portant des petites graines dont on faisait la farine des galettes. Éeri lui avait expliqué qu'on ne la trouvait que sur ces terrains proches des glaces.
- On refait le piège, Sméloeb ?
- Non, ce n'est pas la peine, il ne reviendra sûrement pas, dit l'homme à l'anneau.
- Je serais vous, je serais moins sûr.
Tous les hommes sursautèrent en entendant la voix du roi-dragon. Tous les regards convergèrent vers lui et vers le bâton de pouvoir qui sembla scintiller. Les javelots qui s'étaient levés, redescendirent. Des spirales colorées jaillissaient des tracés du bâton. Elles firent comme un ruisseau de lumière qui coula vers les hommes qui s'étaient figés, hypnotisés. Bientôt de leurs bouches sortirent comme de légères fumées aux couleurs irisées qui se réunirent pour aller à la rencontre du flot de luminescence issu du bâton. Quand les deux courants se réunirent, il y eut un tourbillon ascendant mélangeant les deux en une colonne qui se mit à briller quand le soleil éclaira le fond de la vallée. En haut la lumière retomba en une fontaine de gouttelettes qui illumina le groupe. Il y eut des cris. Chaque homme touché par cette pluie lumineuse, lâchait son arme et mettait genou à terre. Quand tous furent ainsi soumis, le roi-dragon s'avança. Du bout de son bâton, il toucha l'homme à l'anneau :
- Debout Sméloeb !
Ce dernier se releva en regardant autour de lui. Dans ses yeux on pouvait lire la surprise de ce qu'il voyait.
- Mon roi, dit-il en faisant mine de se remettre à genoux.
- Ça suffit ! Qui t'a donné ces javelots noirs ?
- Une phalange est passée, il y a une lunaison. Elle faisait le tour des campements pour remettre ces javelots. Quand ils ont vu la plaine, ils nous ont fait creuser la fosse et préparer le piège. Il disait qu'un mage allait venir, monté sur un dragon pour se faire passer pour le roi-dragon et qu'il nous fallait les détruire si notre piège attirait le dragon.
- Et maintenant que dis-tu ?
- La lumière du roi a ouvert mes yeux. J'ai vu et je sais. Ma fidélité est à vous. 
- Qui es-tu ?
- Sméloeb, du clan des éleveurs des montagnes vertes. Nos macoca sont les plus beaux et nous avons toujours fourni le palais du Prince-majeur. Toutes nos bêtes sont vôtres, majesté, si vous le désirez.
- Je mangerais tes macoca avant de partir.  Trois me seront nécessaires. Combien y a-t-il de clans comme le tien ? 
- Les montagnes vertes abritent autant de clans qu'une phalange a de guerriers. Chaque clan fait vivre autant de gens que deux phalanges.
- Ton anneau est différent de celui des princes.
- Oui, Majesté, je suis chef de mon clan, et responsable de cette partie de la montagne. J'ai deux mains de clans sous ma surveillance et je dois respect au Styrlming qui dirige notre région. Lui rend compte directement au prince-cinquième Kinrom. Nous fournissons chaque année des guerriers pour les phalanges et les phalanges nous protègent contre les forces du mal.
- Les forces du mal ?
- Oui, majesté, parfois nous avons des attaques des Gowaï, surtout depuis le dernier été et il y a toujours les crammplacs. Heureusement, ils sont moins nombreux.
- Les légendes disent que les crammplacs poilus nous sont soumis.
- C'est vrai, majesté, mais pas quand il n'y a pas de roi-dragon.
- Je suis là ! La paix va revenir.
- Par le maître des dragons que les choses soient comme vous le dites !
177
La fête avait duré une main de jours. Les clans les plus proches étaient venus. La parole de Sméloeb avait suffi à les convaincre de déposer les javelots noirs. Seul le groupe de Sméloeb en avait reçu beaucoup, les autres clans n'en possédaient qu'un ou deux.
En attendant que les invités arrivent, le roi-dragon s'était dégourdi les ailes et avait chassé le macoca perdu. Comme il l'avait dit, il en avait mangé trois et avait rabattu une petite harde vers le fond de la vallée. Sméloeb et sa famille vivaient dans des tentes faites de peaux de macoca. Ils avaient une technique particulière pour superposer les peaux qui donnait de l'épaisseur à la paroi et les protégeait bien du froid. Il suffisait d'un peu de bois pour bien chauffer la tente.
Pour la fête, ils avaient coupé des résineux et fait un grand feu. Les macoca avaient cuit sous les cendres et on avait bu plus que de raison.
La nuit était bien avancée quand une silhouette apparut à la périphérie du feu. Personne n'y fit attention à part le roi-dragon. Son œil ne pouvait se détacher de cet homme avançant courbé. Un marabout ! Son aura particulière irradiait dans la pénombre. Il avança dans la lumière. Quand Sméloeb le vit, il se leva aussi brutalement qu'il le put. Titubant, il s'avança vers le marabout et lui dit :
- Fuis avant que le malheur n'arrive ! Le prince-dixième nous a dit que toi et les tiens vous ameniez le malheur ! Par respect pour ton clan, je n'ai pas voulu que tu meures, mais maintenant je ne pourrais retenir mon bras.
- Les choses ont changé Sméloeb ! Par le maître des dragons je n'ai jamais voulu le mal. Aujourd'hui il est là et nous chasse mais viennent les temps où les vieux savoirs seront indispensables et ces temps sont maintenant. Crois-tu que ton jeune roi puisse faire tout sans eux ?
Le roi-dragon s'était levé aussi. Il n'avait que très peu bu. Il s'avança. Le marabout s'inclina quand il le vit.
- Mandihi m'avait prévenu. Son savoir est grand. Que ses jours soient heureux et son chemin tranquille ! Moi aussi je pourrais partir le cœur en paix maintenant que je t'ai vu. Écoute ma parole, roi-dragon, elle t'est nécessaire.
Sméloeb regardait les deux hommes alternativement. Il ne semblait pas comprendre ce qui se passait.
- Les princes nous ont dit de chasser ceux qui sont comme lui et vous, majesté, vous lui parlez !
- Oui, Sméloeb. L'ombre noire qui fait les javelots, est sans puissance contre les marabouts. Elle a choisi d'autres moyens pour s'en débarrasser. Le mensonge et la haine sont aussi ses armes au même titre que les noirs javelots qu'elle vous a fait parvenir. Aujourd'hui ma parole est : Que vivent les marabouts et qu'ils soient ce qu'ils ont toujours été. Que les lois du royaume redeviennent ce qu'elles étaient. Que la malédiction des dragons frappent ceux qui porteraient la main sur un marabout.
Sméloeb s'inclina. Soulagé, il rangea son arme.
- Bien, laisse-nous maintenant.
Quand il se fut éloigné le roi-dragon se tourna vers le marabout :
- Quelle est ton nom et ta parole pour moi ?
- Mon « non » est : refuse le mal. C'est pour cela qu'on m'appelle Monocarna. Mandihi est mon maître. Il a compris quand l'enfant a été enlevé que les temps arrivaient. Il a été là où le jeune dragon était et il lui a transmis ce qui pouvait être transmis. Maintenant Shanga est arrivé, il te faut retourner aux grottes pour y acquérir ce qui te manque.
- Que me manque-t-il Monocarna ?
- Le savoir ! Tu es né dans la famille du Prince-majeur dans la lignée des princes Louny.  Ton père a disparu dans une chasse au crammplac et ta mère est morte de la fièvre des glaces. Tu es le successeur du Prince-majeur. Seulement tu es différent. Shanga a tout changé. Tu es le roi-dragon, héritier de la longue tradition des rois-dragons. Ton pouvoir est grand mais tu ne sais pas l'essentiel, tu ne sais pas ton nom.
Devant le regard interrogatif du roi-dragon, le marabout poursuivit.
- Il te faut aller aux grottes pour le recevoir. Il te faut y aller vite avant que le mal qui court dans ce pays ne finisse par les pervertir.
- Me guideras-tu ?
- Oui, mon roi, mais il faut partir.
- Nous verrons cela demain.
- Non, mon roi. Il faut partir tout de suite. Même si Sméloeb est fidèle, il se trouvera des gens pour ne pas l'être dans ces montagnes. 
178
Le roi-dragon avait tenu à prévenir Sméloeb qu'il allait dans la montagne avec Monocarna sans lui préciser ni pourquoi ni pour où. Ils avaient marché une bonne partie de la nuit et avaient trouvé un abri aux petites heures du matin.
- Tu sais que je pourrais te porter et pourtant tu nous fais marcher. Pourquoi ?
- Il y a des esprits noirs qui rôdent entre les grottes et nous. S'ils te voient passer, ton combat sera plus rude.
Le roi-dragon n'avait pas insisté. Le lendemain, ils avaient repris leur progression. Monocarna ne marchait pas très vite mais régulièrement. Derrière eux, restait la trace de leurs pas dans la neige.
- Celui qui veut peut nous suivre, dit le roi-dragon.
- Oui, majesté. Sméoleb ne pourra prévenir son Styrlming que demain. Ses messagers n'atteindront pas la capitale avant notre arrivée aux grottes.
- Il peut envoyer des poursuivants.
- C'est ce qu'il fera. Son amour du pouvoir a noirci son âme. Il fera sûrement arrêter Sméoleb et enverra ses troupes sur nos traces.
- Ils iront vite, plus vite que nous.
- J'y compte bien, majesté. Nous allons arriver au bord du gouffre de Vorjiak.
- Qu'est-ce que le gouffre de Vorjiak ?
- C'est une sombre faille dont nul n'a sondé le fond. Ses ramifications sont tordues et nombreuses. Les légendes en font la cicatrice du combat des dieux.
- Tu connais le gouffre.
- Personne ne connaît le gouffre de Vorjiak hormis celui qui l'a fait. Ses parois sont si abruptes que les poursuivants ne nous suivront pas. Il n'est pas dans la direction des grottes. Si nous en suivons les méandres nous pourrons ressortir loin d'ici sans que personne ne sache où.
Ils continuèrent à marcher sous le couvert des arbres. À la fin du deuxième jour, on entendit au loin une sonnerie de trompe.
Monocarna s'arrêta et écouta. Le roi-dragon fit de même. Il y avait dans ces modulations quelque chose d'organisé.
- C'est un message, majesté. Il signale que deux hommes et peut-être un dragon sont en route vers les hauts monts. Ils veulent que tous se mettent à leur recherche et les signale.
Quand l'écho eut fini de renvoyer le premier message, un second résonna. Il venait de plus près.
- Ce sont les gens de Sméoleb qui répondent qu'ils voient nos traces dans la neige.
- La chasse va partir, dit le roi-dragon. Sommes-nous loin du gouffre ?
- Nous y serons avant la tombée de la nuit.
Le roi-dragon ne s'attendait pas à ce qu'il vit. Dans la pénombre du soir, le gouffre de Vorjiak apparut. Il comprit la description que Monocarna en avait faite. Ce n'était pas un gouffre, c'était une plaie béante faite dans la terre. La nuit y régnait déjà. Il laissa ses perceptions s'étendre vers cet espace. La vie semblait y être absente. La roche y était noire et même la neige présente partout ailleurs, ne s'y accrochait pas. Des ondes de chaleur émanaient du fond de la faille. Des courants chauds ascendants faisaient vibrer l'air.
- Le vol dans cet espace va être difficile.
Monocarna regarda le roi-dragon penché au-dessus du gouffre. Il percevait la présence du grand-être avec une joie presque douloureuse. Il n'avait jamais osé rêver ce qui allait lui arriver. Il allait voler avec un dragon. Avant qu'il n'ait compris ce qui se passait, il n'y avait plus d'homme à côté de lui mais une massive présence aux écailles chatoyantes. Toutes les fibres de son être vibraient à cette proximité.
La tête du dragon se mit à sa hauteur.
- Regarde, être debout Monocarna, entre mes griffes, tu verras un espace où tu pourras t'asseoir et  t'attacher. Je préférerais éviter de te voir tomber.
Monocarna escalada la patte du dragon. Il trouva un endroit resserré où il se logea du mieux qu'il put. Des excroissances sur les griffes lui permirent d'attacher une corde pour s'assurer. Il ferma les yeux pour ne pas voir le saut dans le vide. Comme rien ne se passait, il ouvrit les yeux. En face de lui la prunelle dorée du grand saurien le dévisageait.
- Bien, être debout Monocarna, te voilà bien accroché. Nous partirons à la nuit noire. Des yeux nous observent. Ils sont inamicaux. Sans lumière, ils seront comme des aveugles.
Monocarna prit son mal en patience. Lui qui n'avait pas autant marché depuis longtemps se mit à somnoler. C'est le vent qui le réveilla. Autour de lui tout était ténèbres. Il n'avait même pas senti l'envol. Il espérait que le roi-dragon avait pris la bonne direction. Ils avaient longuement discuté du plan de vol pendant le dernier jour. Monocarna s'était aperçu, au cours de la discussion, que grâce à son bâton de pouvoir, le roi-dragon savait la direction des grottes. Il avait expliqué ce que la tradition des marabouts disait du gouffre de Vorjiak et l'itinéraire qu'il leur faudrait suivre.
Emporté par le mouvement, il se laissa aller. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir. Mandihi, son maître pourrait être fier de lui.

Le dragon au regard d'or lisait la nuit et les vents. Si voler lui plaisait, voler dans cette faille le mettait mal à l'aise. Il sentait autour de lui des présences inamicales. Il lança une flamme bleue comme celle qui avait révélé les silhouettes noires lors de son combat avec les hommes de Jorohery. Si la nuit resta la nuit, il vit des formes luminescentes aux contours improbables qui s'écartaient devant lui. Était-ce cela les entrailles de la terre ? Le territoire des spectres et des esprits évanescents. Il continua son vol repérant et évitant les présences qui tardaient à s'éloigner. Cela rendait son vol chaotique. Il vérifiait de temps à autre comment se sentait son passager. Bien que secoué en tous sens, Monocarna trouvait l'expérience plutôt plaisante. S'il sentait des forces autour d'eux, il n'en voyait pas les formes.
Le roi-dragon commençait à trouver que le voyage était trop long. Il aurait dû trouver une faille dans la faille partant vers la gauche. Alors qu'il se posait la question de faire demi-tour, il la vit. L'entrée en était étroite et c'est par un virage serré sur l'aile qu'il put s'y glisser. Moins large que la faille principale, elle semblait aussi moins peuplée. Le vol était plus régulier. Pourtant son malaise augmentait à chaque battement d'ailes. Il lança une nouvelle flamme bleue. Ce qu'il vit le fit se cabrer et bloquer son vol. Une silhouette immense bloquait tout le passage. Battant des ailes sur place, il tourna la tête en tous sens pour chercher une issue. Il vit que la forme iridescente s'étendait aussi derrière lui. Avant qu'il n'ait pu réagir, il se retrouva cerné.
Une vibration prit naissance. Il en comprit le sens. C'était comme un langage. Le roi-dragon chercha l'esprit de Monocarna. Il le découvrit inanimé. Il écouta la vibration :
« - Qui es-tu, toi qui viens troubler mon repos ? »
- Je suis le roi-dragon du royaume blanc.
« - Si telle est ta fonction, quel est ton nom ? »
Le roi-dragon resta interloqué. Il avait eu tellement de noms, qu'il ne pouvait en garder un seul. Devant son silence, la voix vibration reprit :
« - L'autre être, celui que tu portes, possède le droit nom de celui qui refuse le mal. Il est déjà venu se pencher au bord du gouffre. Toi que dis-tu de toi ? »
- Je suis qui je suis et mon nom est caché. Ma famille est le clan Louny. Mon père était le prince Virnia et ma mère la princesse Okongwou.
« Le premier dragon-homme s'appelait Louny. On lui donna le surnom de Tracmal pour son courage au combat. Si tu es son descendant, tu sais qui je suis. »
De sinueux tracés vinrent à la mémoire du roi-dragon. Dans les grottes, Ses yeux de dragon avaient vu cette silhouette éthérée. Mandihi lui avait raconté.
- Tu es l'ombre de l'ombre du Dieu dragon. Lors du combat des dieux, le Dieu dragon t'a mis ici comme le signe de son emprise sur la terre que se partageaient Sioultac et Cotban.
La forme autour de lui se mit en mouvement, vibrant sur un mode jubilatoire.
« - Joie pour moi ! Joie pour le Dieu dragon ! Les vibrations du monde disaient vrai, un nouvel âge des dragons arrive ! »
Le roi-dragon vit un espace, assez grand pour lui, bien que sinueux. Rapide, il s'y glissa. L'ombre iridescente ne le suivit pas, semblant toute occupée à vibrer de joie
« Que la force du Dieu dragon soit avec toi, sinueux roi-dragon du clan Louny

Monocarna reprit conscience quand le roi-dragon posa les pattes au sol. Quand il se fut libéré, il attendit la transformation du roi-dragon.
- Je crois que j'ai perdu conscience dans le gouffre de Vorjiak. 
- Il est des choses que l'homme doit ignorer. Ton sommeil était une bonne chose. Sommes-nous où nous devons ?
Le jour se levait doucement. Ils étaient sur l'adret de la faille. La neige n'avait pas tenu sur la roche à cet endroit-là. Monocarna en fut heureux. Personne ne verrait les traces d'un dragon. Il se repéra, mais déjà le roi-dragon était parti dans la bonne direction. Il fut dans la joie. Mandihi avait bien lu les signes du monde. Cet homme-dragon était bien ce qu'il semblait être.
Il pensa : « Vivement les grottes ! ».
179
Ils avançaient dans une forêt de résineux, sombre et silencieuse. Seuls leurs pas faisaient craquer la neige encore présente à cette altitude. S'appuyant sur leur bâton, ils avançaient régulièrement.  Il y avait deux lignes de crêtes à passer avant d'arriver à la vallée où étaient les grottes. Monocarna estimait qu'il fallait encore une main de jours pour arriver. Sa crainte était que Jorohery bloque l'entrée de la vallée. Il préférait passer par la forêt pour ne pas se faire repérer. Il connaissait la région pour y avoir maintes fois voyagé. Il savait que dans la région vivaient plusieurs groupes de renégats. Ils avaient fui lorsque le Bras du Prince-majeur avait pris le pouvoir. C'est ce qu'il expliquait au roi-dragon tout en progressant. Ils montaient vers la première crête. Le roi-dragon fit un geste de silence. Monocarna se figea sur place. Par terre des taches brunes sur le blanc faisaient comme un chemin. Ils s'approchèrent. Ils découvrirent des traces de pas, nombreuses et différentes :
- On s'est battu ici, murmura le roi-dragon.
Suivant les traces, ils découvrirent des corps.
- Difficile de dire quand la vie les a quittés, dit Monocarna.
- Difficile aussi de dire à qui ils étaient fidèles, répondit le roi-dragon.
De nombreux cadavres gisaient autour d'eux. Les combats avaient été violents. Les corps gelés prouvaient l'ancienneté relative des évènements. Ils se déplacèrent lentement sur le champ de bataille, les sens aux aguets. Le roi-dragon sentait encore la vie et pourtant tous ceux sur qui il se penchait étaient morts.
- Regardez ce qui nous arrive !
La voix les fit sursauter. Ils découvrirent un guerrier blanc l'épée au poing qui venait de surgir de derrière un gros tronc. D'autres combattants surgirent tout autour, les encerclant.
- Deux marboots !
Si Monocarna sursauta sous l'insulte, le roi-dragon ne bougea pas. Se tournant vers ses hommes le konsyli, goguenard, reprit :
- Le Bras du Prince-majeur avait raison. Cette montagne est un vrai nid de rebelles.
- Faire du mal à un marabout porte malheur, dit le roi-dragon.
Le konsyli se mit à rire.
- Alors le malheur est sur moi vu le nombre que j'ai occis !
- Si tu le dis, petit homme au cœur noir et à la queue basse !
Le konsyli cessa brutalement de rire.
- Comment as-tu osé m'appeler, marboot, hurla-t-il au roi-dragon.
- Ma vérité te dérangerait-elle ?
- Attachez-les, dit-il à ses hommes, ils vont regretter d'être ce qu'ils sont.
- Mais sommes-nous ce que tu crois, dit le roi-dragon, en rejetant sa cape et en prenant son marteau.
Le konsyli sursauta. Dans ses yeux une lueur de peur passa.
- Sus ! hurla-t-il.
Avant que l'écho de son cri ne se soit éteint, il était seul vivant, hurlant la douleur de son genou broyé.
Monocarna avait juste eu le temps de se mettre en garde. Le roi-dragon avait connu à nouveau cette accélération de son temps lors des combats. Il avait décimé les deux mains d'hommes avant que ceux-ci ne puissent comprendre. Il s'approcha du konsyli à terre.
- Tu vas me dire ce que tu sais, maintenant, dit-il en découvrant son bâton de pouvoir.

L'homme avait raconté comment Jorohery avait formé des poings à l'insu de tous. Contrairement aux phalanges, les poings ne comportaient que cinq de mains d'hommes. Ce n'étaient pas des guerriers mais le ramassis des rebuts de la société. Jorohery les avait fait passer devant lui et les avait fait jurer fidélité à sa personne avec un chant sombre parlant de mort et de haine. Depuis il les utilisait pour ses basses besognes. Il avait décidé de nettoyer la région des grottes. Les poings du Bras écumaient la région depuis plusieurs lunes, massacrant les groupes de renégats et les marabouts qui pensaient trouver refuge dans les bois. L'homme au genou broyé dirigeait les deux dernières mains d'hommes qui traînaient dans le coin. Il avait ordre d'aller vers le regroupement dans la vallée des grottes pour intercepter tous ceux qui viendraient.
Le roi-dragon lui ferma les yeux alors que tombait la nuit. Monocarna semblait atterré par ce qu'il avait entendu. Lui qui pensait être près du but prenait conscience que des forces de haine et de mort les attendaient. Le roi-dragon le rassura.
- Que peuvent-ils face au rouge dragon-homme porteur du bâton de puissance ? Leur existence est certaine mais leur force insignifiante. Seule la peur leur donne des allures de crammplacs poilus. Connais-tu bien la vallée des grottes ?
- Oui, majesté. D'ici, il y a plusieurs chemins possibles mais plus nous approcherons moins ils seront nombreux. Malheureusement après la dernière crête, nous n'aurons plus qu'une voie possible.
- Nous allons veiller car ces bois pourraient nous réserver encore des surprises. Je prends la première garde.

Le lendemain sous un ciel lourd de nuages, ils reprirent leur route. Vers le milieu de la journée, la neige se mit à tomber. Ils marchaient à couvert non loin de l'orée du bois. Des grandes étendues découvertes allaient en pente douce vers le fond de la vallée. Rien ne semblait troubler le silence. Pourtant ni l'un ni l'autre ne cessaient de guetter. L'idée du danger ne les quittait pas. Deux jours passèrent ainsi. Ils passèrent la première crête sans difficulté. Le paysage changea. Moins d'arbres, plus de rochers et des passages abrupts. Ils restèrent un moment à observer la vallée qu'ils découvraient. Dans leurs capes de la couleur des rochers, ils étaient presque invisibles. Monocarna montra au roi-dragon la direction pour aller vers le fond de la vallée.
- Il y a un autre chemin par là, dit-il en désignant la crête, mais il va nous rallonger.
Le roi-dragon laissa son regard errer sur le paysage. Les yeux plissés, il tendit son bâton de pouvoir devant lui, décrivant un demi-cercle.
- La violence nous attend sur un chemin comme sur l'autre.
Après un moment, il ajouta :
- Il y a un passage au milieu hors des sentiers. Nous allons le prendre pour éviter les poings de Jorohery.
Le roi-dragon s'engagea sur le chemin de la crête pour bientôt bifurquer. Monocarna le suivit. C'est à peine s'il voyait les indices signalant un passage. Il pensa plus à la trace d'une bête qu'à un chemin pour des humains. Ils avancèrent toute la matinée comme cela. Le roi-dragon montait ou descendait en suivant des marques que lui seul semblait voir. La neige tombait de plus en plus serrée. La visibilité était maintenant réduite à quelques pas.
- Là, un bois ! Nous allons nous y arrêter !
Monocarna qui le suivait sans se poser de question, fut heureux de la pause. En entrant sous les ramures, ils découvrirent un espace sans neige, où ils purent s'installer. Ils ouvrirent leurs besaces. - Que nous reste-t-il ?
- De quoi tenir quelques jours, Majesté. Après il faudra chasser.
- Mes ailes me démangent, Monocarna et mon estomac réclame plus. Il sera peut-être nécessaire que j'aille chasser plus tôt.
Dans la pénombre sous l'arbre, Monocarna jeta un regard surpris vers le roi-dragon. Il n'avait jamais eu ce type de pensées. Il prit conscience qu'il marchait aussi avec un dragon même s'il ne voyait que l'enveloppe humaine. Un froissement derrière eux les mit en alerte. Le roi-dragon, découvrit son bâton pour en faire naître une lumière. Deux yeux brillants apparurent. Une bête avançait en rampant dans un silence étonnant.
- Un crammplac, hurla Monocarna en sautant sur ses pieds.
Il était déjà tendu vers la fuite, sachant que face à une telle bête cela ne servait pas à grand chose, quand l'attitude calme du roi-dragon l'arrêta. Son regard se reporta sur le crammplac poilu. Celui-ci avançait dans une attitude de soumission.
- Oui, je suis celui-là, disait le roi-dragon, et le bâton qui porte la lumière est bien celui que grava Kyllstatstat.
Il sembla écouter puis reprit la parole :
- Stamscoia sera heureux. Dis-lui que je vais vers les grottes et que des ennemis les gardent.
Il pencha un peu la tête sur le côté.
- Oui, ceux-là même qui sentent la haine et la mort. Ils sont comme les guerriers blancs mais l'intérieur est noir.
Le roi-dragon se mit à rire doucement comme si on lui avait raconté quelque chose d'amusant.
- Oui, oui, il est toujours aussi distrait et pense encore à lui. Va, ami, Stamscoia fera ce qui est bien.
Le crammplac poilu sembla incliner la tête puis partit en rampant à reculons toujours aussi silencieux. Monocarna le regardait partir tout en tremblant.
- Vous avez compris ce monstre !
Le roi-dragon se tourna vers Monocarna.    
- Tu vois selon ta peur. Maltmosfia, car tel est son nom, est un grand chez les crammplacs. Ils ont senti mon arrivée. Ils voulaient savoir si je suis celui qui avait appelé Stamscoia.
- Que va-t-il faire ?
- Porter la nouvelle de mon arrivée.
Monocarna avait eu besoin de temps pour se remettre de cette rencontre. Le roi-dragon avait préféré bivouaquer sous l'arbre que de tenter de passer sans visibilité.
La nuit avait été calme. Quelques bruits avait fait sursauter les deux hommes sans que ne se concrétise un danger. La lumière du matin était chiche en raison d'un brouillard assez épais. Ils avançaient en silence suivant une trace de plus en plus improbable. Il n'y avait pas de bruit. Le roi-dragon écrasait la neige et Monocarna mettait ses raquettes aux mêmes endroits.
Le son d'une voix les figea sur place.
- As-tu vu quelque chose ? demandait-elle.
- Non, y a rien ! Moi, j'te dis qu'i passeront par en haut, répondit une voie excédée. Ça fait deux jours qu'on est là, sous la neige. On pourrait s'abriter.
La conversation continua sur un ton acerbe. Le roi-dragon fit un signe à Monocarna. Tranquillement ils reprirent leur progression. Avec les capes blanches qui les enveloppaient, ils étaient des ombres dans la neige. Attentifs à ceux qui parlaient, ils distinguèrent les silhouettes des guerriers qui étaient en embuscade autour du chemin. Ils furent bientôt  en bas. Le ruisseau marquait la terre créant une faille qu'il fallait franchir. Ils cherchèrent un passage. Le pont possible était trop près de l'embuscade. Ils allèrent vers l'aval. Ils progressèrent difficilement dans la neige et la végétation bordant le ruisseau. Ce n'est qu'au soir qu'ils trouvèrent ce qu'ils cherchaient. Un bouquet d'arbres était tombé au milieu de la vallée créant une petite retenue et permettant un passage sur ce barrage naturel. Ils escaladèrent les racines, s'accrochant aux branches pour traverser sans tomber. Ils remontèrent vers une barre rocheuse. Profitant des buissons qui poussaient contre les rochers, ils firent un abri pour bivouaquer. Ils mangèrent en silence. Si la neige se calmait, le vent prit de la vitesse dans la gorge. La nuit se    passa ponctuée des longues plaintes des bourrasques montant de l'aval.
Le roi-dragon réveilla Monocarna sur le petit matin, en lui mettant la main sur la bouche pour qu'il ne fasse pas de bruit. Des paquets de neige tombaient autour d'eux. Par gestes, il expliqua la présence d'hommes au-dessus d'eux. On entendait des voix sans comprendre ce qui se disait. Cela dura un moment et le bruit décrut. Manifestement des guerriers descendaient la pente qu'ils voulaient monter. Comme il n'y eut pas de bruit de combat, ils en conclurent que des poings de Jorohery faisaient mouvement.
Ils reprirent leur cheminement en suivant la barre rocheuse. S'il y avait du vent, la neige avait cessé et la visibilité devenait meilleure.
- Nous serons bientôt trop visibles. Il faut trouver un abri et ne repartir qu'à la nuit, dit Monocarna.
- Tu as raison, mais nous perdons du temps. Là, regarde cette corniche, elle a une zone sombre où nous serons invisibles.
La neige ne s'était pas accumulée sous l'auvent de pierre. L'usure de la pierre montrait que la rivière avait coulé là en d'autres temps.    
- Nous allons rester là jusqu'au coucher du soleil et puis nous traverserons le chemin. Essaye de dormir, il faudra marcher cette nuit.
- Bien, majesté.
Monocarna se positionna le long de la paroi pendant que le roi-dragon s'asseyait pour guetter. Il avait décapuchonné son bâton et en suivait les sinuosités avec les doigts, tout en gardant les yeux sur le paysage devant lui.
Jorohery devait savoir qu'il irait aux grottes. Ses poings de guerriers couraient partout. Il n'avait pas envie de livrer bataille. Son nom et ses réponses étaient dans les grottes. Il s'aperçut qu'il n'avait pas le choix. Il lui fallait y aller. Il se demanda si sa forme de dragon ne serait pas plus appropriée pour s'imposer. L'image d'un javelot noir lui traversa l'esprit. Jorohery avait dû en fournir à ses troupes. Le mal était inscrit dans leur couleur. Il ne savait pas comment Jorohery avait pu se procurer de telles armes. Il en sentait le danger pour lui. S'il arrivait crachant ses flammes, avait-il une chance ? Monocarna avait probablement raison. Passer discrètement était le meilleur moyen pour réussir. Cette nuit s'ils marchaient bien, ils pourraient atteindre la crête. Restait le problème des traces. La neige avait effacé celles des jours précédents. Malheureusement, elle avait cessé de tomber. Le vent allait en effacer certaines mais pas toutes. Les poings de Jorohery devaient avoir des pisteurs.
Il en était là de ses cogitations quand il sentit la présence. Il crut un instant que c'était un homme. C'était à la fois plus ténu et plus fort. Après un dernier coup d’œil autour de leur abri, il s'avança vers la paroi. Monocarna s'était allongé, emmitouflé dans son manteau et sa couverture pour essayer de dormir. Derrière lui, la paroi avait le lissé des pierres usées par l'eau. Pourtant cela venait de par là. Il sentait mieux. Il sursauta. Il avait déjà croisé cette présence. Il en était sûr, mais où ? Un léger courant d'air lui donna l'idée de bouger des pierres. Cela réveilla Monocarna qui regarda faire le roi-dragon, en clignant des yeux sans comprendre.
- Il y a là un mystère, Monocarna. Regarde, on dirait un tunnel !
En bougeant une grande pierre plate, il avait découvert une ouverture sombre. Il y eut comme une fumée.
- « Viens, petit roi-dragon qui ne sait pas son nom ! Viens ! »
Le roi-dragon sursauta. Se tournant vers Monocarna, il dit :
- Je crois que les réponses m'attendent ! 
180
- Le chemin est pour moi, Monocarna. Me suivre est trop dangereux. J'ai appelé et vont venir ceux qui vont te protéger. 
La journée se passa tranquillement. Ils parlèrent du pays Blanc. Bien qu'élève de Mandihi, Monocarna ne connaissait pas la Blanche et l'entourage du Prince-majeur. Quand la lumière baissa, le roi-dragon dit :
- Ils sont là. Sois, sans crainte !
Mis mal à l'aise par ces dernières paroles, il jeta un coup d’œil dehors. Il sursauta. Il allait devoir faire confiance à ce qui lui avait toujours fait peur. Le roi-dragon était sorti à la rencontre du groupe de crammplacs poilus.
- Merci d'être venu, Maltmosfia. Je vois que tu as amené tes femelles. C'est une belle harde que tu as là.
Le crammplac redressa la tête en regardant le roi-dragon.
- Non, Monocarna est différent de l'être debout Kyll. Sa compréhension est plus intuitive. Si sa peur se tait, il sentira ce que tu lui transmets. Prends soin de lui et amène-le dans la vallée des grottes quand cela sera la moment.
Le roi-dragon se tourna vers Monocarna.
- La femelle dominante va être en charge de toi. C'est elle qui te transportera. Tu verras, leur fourrure est étonnamment douce et agréable.
- Mon inquiétude est grande, majesté. Depuis des saisons et des saisons, les crammplacs poilus sont nos ennemis.
- Oui, il faut que cela cesse, Monocarna. Ils sont aussi sujets du roi-dragon. Laisse ta peur de côté et tu prendras plaisir au voyage.
Ils se dirigèrent vers le fond de l'abri. Dans la nuit qui tombait, une faible luminescence bleue venait du tunnel qu'ils avaient découvert.
- Écoute et tu comprendras quand Maltmosfia t'invite à chevaucher. Alors accroche-toi à la fourrure du cou et profite du voyage. Ce temps arrivera quand j'aurais reçu mon nom.
Ayant dit cela, le roi-dragon se laissa glisser dans le tunnel.
- « Mon plaisir est grand,  sinueux roi-dragon du clan Louny ! »
L'ombre de l'ombre du dieu dragon l'entourait pendant qu'il descendait dans le noir, glissant sur la pierre recouverte de glace.
- « Tu as trouvé la vraie porte, celle des commencements ! »
Sa glissade se termina sans encombre dans une salle. Il se remit debout. La faible luminescence de l'ombre de l'ombre n'éclairait rien. Dans le noir, ses yeux d'or virent les entrelacs sur le mur. Il reconnut ceux de son bâton. Le maître-sorcier Kyll avait vraiment été bien inspiré. S'approchant de la paroi, il remarqua leur point de départ. Il posa le bout de son bâton dessus. Son esprit vacilla. Le temps devint fluctuant. Il vit, il sut.
Devant lui le Dieu Dragon entrait dans la grotte. Il tenait le feu et la glace et son souffle était vent. Dehors le monde tressaillait du combat des dieux Cotban et Sioultac. Le premier dragon prit naissance. Il était beau de tous les arcs en ciel qui habillait ses écailles. Il était fort du feu et de la glace que le Dieu Dragon avait sculptés. Il était grand comme le vent que le Dieu Dragon lui avait insufflé. Le Dieu Dragon se mit à rire aux éclats. Son œuvre était belle. De rire en rire, le dragon aux écailles multicolores éclata en milliers de dragons aux couleurs chatoyantes. Ils prirent possession de la terre pendant que Cotban et Sioultac se reposaient de leur combat. Ce furent des temps heureux. Le Dieu Dragon était adulé par ce flot multicolore de grands sauriens. Cotban qui avait beaucoup souffert dans son combat contre Sioultac jalousa ce dieu qui tirait sa puissance de ses adorateurs. Il fit des hommes qui prirent la belle couleur de ceux qui connaissent le soleil. Il les fit nombreux pour qu'ils lui rendent un culte puissant. Sioultac dans le lointain de ses terres froides vit s'avancer ses hordes de bipèdes. Il en conçut ressentiment et rage. Il cria sa colère dans un souffle glacé qui blackboula les dragons et congela les créatures de Cotban qui fuirent vers les terres chaudes. C'est alors que Wortra intervint. Il sauva les dragons en échange du feu qui ne s'éteint pas. Le Dieu Dragon affaibli par les blessures de ses adorateurs y consentit. C'est ainsi que naquirent les grandes grottes des rois-dragons. Ce furent des temps plus sombres repliés sur le petit royaume des grottes. Les blessures cicatrisèrent lentement. Et lentement remonta le nombre des dragons. Le Dieu Dragon pensa qu'il fallait des aides pour les dragons. Prenant exemple sur Cotban, il fit des hommes chez qui il mit l'amour des dragons. Contrairement aux dragons, les hommes ne peuvent vivre dans le monde des grottes. Il fallut quitter le monde rassurant des grottes pour les grands espaces du monde blanc. Sioultac avait lui aussi créé. C'est ainsi que de la confrontation entre Gowaï et hommes naquit le conflit.
Le roi-dragon progressait dans les grottes. Son bâton suivait les lignes. Lui suivait son bâton. Il voyait les temps anciens des premiers conflits entre  peuples. Il vit le Dieu Dragon choisir le clan Louny pour y susciter un champion qui aurait à cœur son Dieu. Il vit naître le premier des rois-dragons. Tracmal fut son surnom. Il ramena dans le droit chemin les hommes qui s'égaraient, unifia les clans et fonda la Blanche. Les dragons et les hommes vécurent des temps heureux.
Inexorablement le temps passa. Sioultac et Cotban devinrent des légendes. Le Dieu Dragon lui-même malgré ses adorateurs, s'en alla où s'en vont les dieux.
Les dragons qui vivaient en symbiose avec lui, perdirent leur énergie. Leur nombre diminua. Les rois-dragons se firent rare. Vint le temps des Princes-majeurs.
Si la ligne gravée était devenue ténue, elle n'avait pas disparu. De loin en loin naissait un roi-dragon qui renouvelait la puissance du Dieu Dragon.
Le roi-dragon avançait dans les grandes salles où avaient vécu les dragons aux couleurs chatoyantes. Il sentit qu'il était redevenu dragon lui-même, suivant de son œil d'or les sinuosités de la ligne du temps. Fine comme un cheveu, elle oscillait au gré des évènements. Son émotion devint intense quand il la vit porter fleurs et fruits, bourgeonner et se scinder pour s’entremêler. Elle dessinait son nom pour celui qui savait lire ses lignes. Telle une plante se jouant de la gravité, elle allait et venait décrivant les sinuosités de sa vie.
Alors il connut la joie de celui à qui est révélé son nom : Lyanne. Il était Lyanne du clan de Louny, dragon rouge porteur de l'espoir d'un Dieu et d'un peuple.
181
Lyanne Louny regardait autour de lui. La grande grotte qui l'abritait était le cœur sous la montagne du complexe des cavités qui avaient abrité le monde des dragons à une époque. Il y découvrait les trace des griffes sur le sol ou le plafond, et sur les murs les tracés que ses ancêtres avaient dessinés. Il serait bien resté là sans l'ombre de l'ombre du Dieu Dragon.
- « Sinueux roi-dragon, tu as reçu le nom qui est tien. Suis ta voie et ta vocation. Cette caverne est un lieu mémoire. La vie est maintenant ailleurs »
- J'entends, Ombre de l'ombre de mon Dieu. Ici le monde semble si calme et tranquille. Dehors j'ai souvent connu guerre et violence.
- « Ce qui est, est. Ce qui advient dépend de ceux qui sont ce qui les animent. De nombreuses forces ont été nécessaires pour que aujourd'hui arrive un roi-dragon. Toutes ne sont pas bonnes. Il est de la vocation du roi-dragon d'être roi et de mettre de l'ordre dans le monde qui est sien. »
- Je sens en moi, violence et guerre. Pourrais-je être autre chose ?
- « Tu connais ce qui est en toi. C'est bien. Seul celui qui connaît ses outils s'en sert bien. Il y a plus en toi que guerre et violence. Le sens-tu ? »
- Oui, je sens aussi le désir de paix et de joie.
- « Alors, Sinueux roi-dragon, tu as en toi ce qui est nécessaire à te diriger. Dans l'éternel combat de la lumière et de la nuit, tu as ta place, plus proche de la lumière, plus loin de la nuit. Ta venue a suscité la force opposée. À toi de la vaincre pour que vive le Dieu-Dragon »
- Aurai-je la force de ce que me demande le Dieu-Dragon ?
- « Les pouvoirs t'ont été donné. Utilises-les ! »
Ayant dit cela, l'ombre de l'ombre du dieu-Dragon sembla refluer comme reflue la mer quand elle se retire. Resté seul, Lyanne contempla la caverne, s'imprégnant des savoirs et des mystères qu'elle contenait.
Quand il se sentit prêt, il se mit en route.
182
Il arriva dans la grande salle qui précédait le porche. Lyanne avait repris sa forme humaine. Il avança jusqu'à l'ouverture. Dehors, le jour se levait. Tout semblait calme. Il pensait que jamais Jorohery ne laisserait le lieu sans surveillance. Les poings du Bras du Prince-majeur devaient être en poste non loin de là. Il est très probable qu'ils surveillaient ceux qui arrivaient. Les guerriers de Jorohery ne pouvaient penser que quelqu'un pouvait sortir des grottes. Lyanne s'assit sur un rocher. Il posa le bâton de pouvoir à terre, en retira le capuchon. Le tenant à deux mains, il pencha la tête pour que son front le touche. Ses perceptions s'affinèrent, s'agrandirent. Il sentait les êtres vivants autour de lui. Dans une sorte de brume, il vit à travers la roche. Deux mains d'hommes étaient à droite, et trois à gauche pour patrouiller. Plus loin vers l'aval du ruisseau, il y avait deux poings complets plus celui dont venaient les patrouilles. Il sentait les forces négatives des javelots noirs. Chaque main d'hommes en possédait au moins un. Brutalement une perturbation lui apparut nettement. Les ombres qu'il percevait se mirent en mouvement rapide. Elles convergèrent vers la grotte. Une alerte avait été lancée. C'est trois poings de guerriers qui allaient attendre sa sortie, à moins qu'il n'y ait autre chose. Il étendit sa perception aussi loin qu'il pouvait. Quelque chose approchait. C'était fort et trop blanc pour être du côté de ses ennemis. L'image des crammplacs s'imposa à son esprit. Monocarna et Malmosfia allaient arriver. Il décida de sortir. Il médita encore sur ces corps et les images qu'il en avait. Quand il se mit debout, il avait une aura rouge de la taille et de la forme d'un dragon qui l'accompagnait.
C'est ainsi qu'il apparut sous le porche. Les trois javelots noirs brûlèrent en vol sans même atteindre l'image de dragon qu'il avait déployée. Il sentit le repli prudent des guerriers. Les renforts ne tardèrent pas et avec eux les autres javelots noirs. Lyanne avait opéré un repli qu'il voulait stratégique vers le fond. Il ne fit avancer la forme leurre qu'à l'arrivée des autres guerriers, provoquant le tir des traits destinés à le tuer. Il les détruisit en plein vol. Courageusement, les hommes de main de Jorohery passèrent à l'attaque quand s'effaça l'image de dragon.
- Ce n'est qu'un homme ! cria l'un d'entre eux.
Le roi-dragon, marteau en main, les attendait. C'est ce moment que choisirent les crammplacs pour attaquer. Les trois poings contre une dizaine de crammplacs et un roi-dragon ne firent pas le poids. Le combat cessa rapidement. Les corps des guerriers jonchaient le sol.
Une grande crammplacs arriva, portant un homme sur le dos. Elle s'approcha du roi-dragon. Elle lui fit un salut de soumission comme l'avait fait Malmosfia. Monocarna en profita pour descendre. Il était pâle. Ses genoux tremblaient.
- Je n'aurais jamais cru cela possible, mon roi.
Lyanne le regarda sans comprendre.
- Les crammplacs !
Devant l'incompréhension du roi-dragon, il continua :
- Je n'arrivais pas à croire les récits que l'on racontait sur eux. La vérité est encore plus impressionnante !
- Oui, Monocarna. Le peuple des crammplacs est un peuple vaillant taillé pour le combat. Il est bien dommage que depuis toutes ces saisons, on les ait mal jugés. Il est temps de leur rendre leur honneur et leurs territoires.
Malmosfia émit un bruit qui ressemblait à un ronronnement. Monocarna n'en croyait pas ses oreilles. Lyanne se dirigea vers deux crammplacs qui gardaient un homme. Celui-ci semblait tétanisé. Son regard avait quelque chose de fou quand il le tourna vers Lyanne. Les crammplacs s'écartèrent pour laisser le roi-dragon passer. Il s'assit face à l'homme.
- Il serait bon que tu me racontes ce que tu sais, dit Lyanne. Les crammplacs s'énervent quand on me contrarie.
Le regard de l'homme passa d'une gueule à l'autre puis se fixa sur le bâton de pouvoir devant lui. Il hésita un instant puis il prit la parole :
- Je m'appelle Tchalbatch. J'étais dans le poing cinquième.
- Que faisais-tu avant ?
Il y eut un silence. L'homme de nouveau regarda les babines des crammplacs qui se retroussaient.
- J'étais... j'étais au camp de Balsfou.
Tachlbatch baissa la tête et continua :
- Je purgeais une peine pour avoir extorqué les biens du fils d'un prince-sixième. Je suis innocent de tout cela...
- Qui t'a enrôlé ?
- Un konsyli est venu. Il a expliqué que la liberté serait donnée à ceux qui s'enrôleraient dans les poings du Bras de Prince-majeur. J'ai failli ne pas être pris. Il enrôlait d'abord ceux qui s'étaient déjà battus. Après il nous a emmenés dans un autre camp près des montagnes de l'Alarbecht. La discipline a été dure. Ceux qui craquaient repartaient pour Balsfou. Les bruits couraient qu'ils n'y arrivaient pas vivants...
- As-tu prêté serment ?
- Oui, après deux lunes. Le Bras du Prince-majeur est venu nous transmettre les félicitations du Prince-majeur pour nos efforts et notre réussite. Nous étions, a-t-il dit, plus forts qu'une phalange. Nous allions être le fer de lance de la volonté du Prince-majeur. Nous avons tous bu la coupe qu'on nous avait remise et nous avons entonné le chant du serment.
- Peux-tu le chanter ?
- Ici ? Maintenant ? demanda Tachlbatch avec une expression d'horreur.
- Oui, répondit Lyanne.
- Je préfère encore les crammplacs, répondit l'homme. Si je le faisais ma mort serait trop horrible.
- Continue alors, reprit le roi-dragon.
- Après nous avons enchaîné les missions. Il fallait maintenir l'ordre et éliminer ceux qui pouvaient nuire au Prince-majeur. Nos konsylis recevaient leurs ordres du chef de poing, et lui les recevait directement du Bras du Prince-majeur.
- Que faisiez-vous ici ?
- Le chef de poing avait dit qu'un imposteur accompagné d'un dragon rouge, viendrait dans les grottes pour essayer de s'approprier ce qui revenait au futur roi-dragon, le fils du Prince-majeur.
- Quand est-il né ?
- Je ne sais pas. Ce que je sais, c'est qu'il nous a fourni des javelots noirs tueurs de dragon. La puissance du Bras était dedans et nul ennemi du Prince ne pouvait y résister. Mais c'est faux puisque vous êtes là.
- Qui suis-je ?
- Je n'ose le dire. Tu n'es pas un imposteur, ta puissance est trop grande, les crammplacs trop dociles à ta voix. Ma grand-mère me racontait que le roi-dragon serait comme un berger avec son bâton, et tu as un bâton. Elle me disait aussi qu'il saurait guérir comme les marabouts et tu as une cape de marabout.
- Veux-tu guérir ? Guérir de ton serment, de ton mal ?
- Le peux-tu ?
- Le crois-tu ?
Dans les yeux de Tachlbatch, divers sentiments se succédèrent. Subitement, il sembla prendre sa décision, il se leva pour mettre un genou à terre et son poing droit fermé sur le cœur.
- Ma grand-mère était une femme sage et la seule qui m'ait aimé.
- Alors chante son chant !
- Smilatioo bila ido mi tou.
  Batch bral kah sim tou.
  Va petit enfant qui naît
  D'or et de soleil sont
  Les rêves que tu vis
  Entends la source en toi,
  Sur ses eaux, laissons
  Voguer ce qui sera ta vie.
  Mon cœur en émoi
  Entends ton simple cri
  Pour moi, aime-moi.
  ...
Monocarana regardait. Ce guerrier au passé si sombre, avait des airs d'enfant pendant qu'il chantait le chant lointain de son enfance. Le bâton de pouvoir l'enveloppa d'effluves d'or, révélant une sombre silhouette dans le corps de Tachlbatch. Bientôt comme une eau pure lave une plaie, l'ombre noire sembla se dissoudre. Le chant premier du guerrier devint comme une berceuse et finit dans un sourire murmure. Quand cessa le phénomène, l'homme semblait plus jeune. Son visage détendu se tourna en tous sens prenant la mesure du monde qui l'entourait.
- Tachlbatch tu étais, sombre et triste était ce nom. Wafadar tu seras. 
Le roi-dragon lui toucha l'épaule droite de son bâton. Wafadar chanta un nouveau chant plus rauque, plus fort.
- Je t'accepte, Wafadar. Sois celui qui me sert.
- Que dois-je faire, mon Roi ?
- Je te nomme gardien de ce lieu. Tu seras chargé de diriger les crammplacs qui t'aideront dans ta mission. Aujourd'hui, Malmosfia est là avec les siens, demain, d'autres viendront t'aider.
Wafadar regarda le grand crammplacs. Ce fut comme si un dialogue s'engageait entre eux. 
183
Les Gowaï avaient rompu le combat. Une fois de plus. Sagria haletait. Il avait beaucoup donné pour défendre les quelques murs de glace qui protégeaient leur abri. S'il saignait, il n'avait rien de grave. Ils avaient eu de la chance. Depuis deux jours, les crammplacs ne participaient plus aux combats. Peut-être allait-il pouvoir ramener ce qui restait de la phalange ? Il ne doutait pas du retour des Gowaï. Ils s'étaient retirés pour refaire leurs forces et se reposer. Ils reviendraient les harceler plus tard. Un konsyli s'approcha :
- Que fait-on, Sagria ?
- A combien sommes-nous des montagnes Changeantes ?
- Deux jours et la moitié d'entre nous est blessée !
- Si nous restons, nous sommes morts !
- Si nous partons tous, nous n'avons pas plus de chance !
- Les Gowaï n'aiment pas le soleil. S'il se lève, les valides partiront. Les autres essayeront de retenir les Gowaï le plus longtemps possible.
Les petites heures du matin s'étirèrent en longueur. Sagria avait récupéré le bâton rouge de son prince-dixième. Ce dernier était mort depuis une demi-lunaison.
Il se souvint de leur arrivée. Les habitants avaient fui la terre à cause des attaques des Gowaï. Deux phalanges étaient venues pacifier cette plaine. Ils étaient arrivés sans difficulté après avoir passé les montagnes Changeantes. Il revoyait le premier soir sous le premier soleil qui annonçait le retour de la lumière et le changement de saison. Une curieuse teinte rouge avait baigné l'atmosphère. Les deux princes-dixièmes en avaient déduit que les temps seraient favorables. Ils avaient déchanté à la première bataille. Une troupe importante de Gowaï aidé d'un crammplac avait fondu sur eux. Leur fort de glace n'était même pas fini. Il avait repoussé l'ennemi. Les pertes avaient été importantes. Le harcèlement n'avait pas cessé depuis. Les Gowaï aimaient la nuit et les petites heures sombres. Leur vision était meilleure dans ces conditions. Ils attaquaient par petits groupes et partaient aussi vite qu'ils étaient arrivés. Le fort que les phalanges avaient construit, était adossé à une petite colline. Non loin, la forêt de résineux permettait aux Gowaï de se cacher. Les quelques patrouilles qu'ils avaient envoyées, avaient été massacrées. Les princes-dixièmes avaient été tués au cours des différents engagements. Sagria était le seul second à être encore en vie. Des deux phalanges, il restait sept mains d'hommes dont quatre valides. En allumant le feu, il pensait à la manière de prévenir la Blanche pour dire leur échec devant des forces supérieures. Le Bras du Prince-majeur viendrait peut-être en personne pour reprendre cette plaine. Avec la saison des plantes qui arrivait, ils en avaient besoin pour faire pousser ce qui était nécessaire à leur survie. Mais lui ne le verrait pas. Ses blessures ralentiraient la progression. Le ciel était dégagé. Le soleil allait briller. Tout en faisant chauffer sa nourriture, il supputa les chances de chacun. Une fois qu'il eut choisi, il donna ses ordres. Trois mains d'hommes partiraient. Ils avaient une chance en courant sans s'arrêter. Chacune choisirait un chemin différent pour rendre la tache des Gowaï plus difficile. Peut-être...
Quand la lumière du soleil toucha le sol encore glacé de la plaine, les premiers battements se firent entendre. Sagria ne les supportait plus. Les Gowaï tendaient des peaux sur des fosses qu'ils creusaient dans la glace. Ces tambours avaient un son grave qui s'entendait de loin. Ils les frappaient à un rythme entêtant qui mettaient les nerfs à vif. Quand la lumière fut forte et que les masques de neige furent nécessaires, les trois mains de guerriers partirent. Si les crammplacs avaient vraiment disparu, ils pourraient réussir. Les tambours résonnaient toujours quand ils se glissèrent dehors. Sagria les fit partir à intervalles réguliers. Le dernier groupe s'en alla en plein midi. Ils étaient encore en vue quand les tambours se turent. Sagria entendit le cri des Gowaï. Il monta sur le rempart. Il vit une troupe sortir de la forêt pour prendre en chasse les mains de guerriers qui venaient de partir. Il jura. Si les Gowaï étaient moins rapides que les hommes du royaume Blanc, ils étaient beaucoup plus endurants et ne s'arrêtaient jamais. Sagria donna l'ordre aux quelques valides et aux moins blessés de faire une sortie. C'est en hurlant qu'ils passèrent les murs de glace. Bientôt les quelques valides se retrouvèrent largement en avant des autres. Leur apparition détourna le mouvement de la troupe Gowaï. Sagria qui était un peu en retard sur le groupe de tête jura en prenant conscience de l'importance du nombre des Gowaï. Il y avait plus d'une phalange et ils continuaient à sortir du bois. Il comprit alors. Les forces ennemies les avaient fixés ici et maintenant la bataille décisive s'engageait. Quatre mains d'hommes semi-valides et trois mains qui tentaient de s'échapper ne faisaient pas le poids. Il hurla :
- Au nom du Prince, repli ! REPLI !
Tous les guerriers blancs se mirent à courir vers le fort de glace poursuivis par la troupe des Gowaï qui se sépara en deux. Une partie alla vers les valides qui tentaient d'atteindre les montagnes Changeantes pendant que la plus grande part courait sus au fort. Les quelques trop invalides pour courir utilisèrent leur arcs courts pour envoyer des flèches au-dessus de la tête de leurs amis. Quelques Gowaï roulèrent à terre sans briser la charge. Heureusement plus rapides, Sagria et ses hommes se réfugièrent derrière les murs de glace. Saisissant à leur tour les arcs courts, ils se précipitèrent vers les remparts. Sagria ajusta son premier tir. Il allait tirer quand l'ombre le gêna. Il eut juste le temps de lever la tête avant qu'un mur de feu n'apparaisse. Les hurlements des Gowaï chargeant se muèrent en cris de surprise et de détresse. Sagria eut du mal à comprendre ce qu'il voyait. Les Gowaï refluaient en désordre et une gigantesque masse rouge les poursuivait en soufflant du feu.
- Un dragon ! cria un des guerriers.
« LE dragon ! » pensa Sagria. Bientôt les cris de victoire s’élevèrent dans le fort. Le grand dragon vira sur l'aile et poursuivit l'autre groupe de Gowaï.    
Sagria se remémora ce qu'il avait entendu sur le dragon dans les terres où était mort l'héritier. On disait qu'un imposteur voulait la place du Prince-majeur. Le reste était assez flou. Il n'avait pas assisté aux différentes réunions occupé qu'il était par l'entraînement de ses hommes. Il pensa aussi aux légendes qui avaient bercé son enfance.
La plaine était éclairée par un soleil pâle. De brusques flamboiements rouges coloraient la neige quand les rayons se reflétaient sur la carapace du dragon. Du haut des remparts du fort de glace, les guerriers admirèrent les acrobaties du grand saurien. Quand tous les Gowaï eurent disparu dans le bois, le dragon fit un dernier looping et se dirigea vers le fort. Il se posa devant au moment où les tambours des Gowaï se firent entendre. Le rythme en était lent, triste.
- Ils pleurent leurs morts, dit Lyanne en se tournant vers Sagria.
Il vit le flamboiement rapide des deux bâtons rouges des princes-dixièmes quand ils s'enflammèrent. Sagria tourna la tête vers le point où brûlaient les bâtons. Son regard se troubla. La voix de son prince-dixième résonna dans sa tête : « Quand viendra le roi, brûlera le bâton !  Ainsi parlait le père du père de mon père quand il a reçu son bâton de prince.» Se tournant vers le grand saurien, il dit d'une voix forte :
- Simatoya baya ? Simabaya toya ? (Si tu es feu, es-tu glace ? Si tu es glace, es-tu feu ?).
L’œil d'or du dragon le fixa pendant que le marabout se détachait de la patte avant.
- Baytoya vinca ! Toybaya Sink ! (Glace de feu, je suis né ! Feu de glace je suis ! ) Ainsi parla le premier dragon ! D'où tiens-tu ces paroles anciennes, guerrier ?
Sagria n'avait pas répondu mais avait mis genou à terre. Le voyant faire tous ses hommes l'imitèrent.
- Graph ta cron, Graph ta cron, Graph ta cron, chanta le chœur des guerriers.
Se joignirent à eux les cinq de la dernière main qui étaient revenus sur leurs pas.
- Debout, guerrier à la chevelure blanche !
Sagria se releva. L'énorme tête du dragon était à sa hauteur.
- Réponds-moi. Tes cheveux te désignent comme un fils des grands espaces du désert mouvant. Qui t'a appris ces paroles ?
- Mon roi, répondit Sagria en inclinant la tête, les mères chantent cette chanson aux fils guerriers depuis des générations dans les grands traîneaux quand la nuit règne et que Sioultac fait hurler son blizzard. 
- Que dit cette chanson ?
- Elle parle des dragons. Les dragons rois connaissent la réponse, les dragons liés ne peuvent la dire. Quand viendra le temps d'avant la Venue, alors viendra le roi-dragon. Il sera grand et fort, de feu et de glace, d'or et d'ivoire. Ce sera le temps du choix et du combat. Puis après un temps encore viendra la Venue. Notre roi-dragon, blanc de glace, rouge de feu adviendra pour guider ses enfants à travers les grands espaces du désert mouvant vers la terre riche de chaleur et de gibier.
Le son des tambours Gowaï s'arrêta. Lyanne redressa sa tête haut au-dessus de la plaine. Il regarda la forêt. Étendant ses perceptions jusque là, il s'ouvrit à la présence des Gowaï. Il sentit leur nombre. Il sentit leur peur et leur désarroi. Il sentit les messagers partir.
- Les Gowaï pleurent leurs morts. Leurs coursiers sont partis vers les chefs, dit Lyanne en se retournant vers Sagria. Ton nom dit le vent chargé de neige. Raconte ton histoire.
- Je suis né dans le grand traîneau de la famille de ma mère. Mon père était à la guerre contre les Gowaï. Il n'est pas rentré. J'ai passé ma première saison avec les femmes selon la tradition. Lors du retour de la saison des plantes nous avons migré vers la plaine des Grands Vent pour quitter le désert mouvant avant que le sol ne se liquéfie. Les phalanges nous y attendaient. J'ai le souvenir des combats pour protéger les champs. J'ai vu mourir les miens. Ma grand-mère me racontait que, dans les temps anciens, les choses allaient différemment. Les Gowaï étaient simplement nos voisins. Quand je lui ai demandé pourquoi la guerre ? Elle a répondu … mais je ne peux pas le dire.
- Je sais l'histoire, guerrier aux cheveux blancs. Tu peux parler ouvertement. Je suis roi-dragon. Les Princes-majeurs sont mes vassaux.
- Elle m'a raconté l'histoire du Prince Firdes. Il fut Prince-majeur, il y a bien des générations. On le surnommait : Le Chasseur. C'est lui qui a organisé la première chasse aux crammplacs poilus. Il voulait que les guerriers montrent leur vaillance car il regrettait le temps de la guerre de succession quand a disparu le dernier roi-dragon. Il est arrivé avec dix phalanges dans la plaine des Grands Vents, juste après la récolte. Il a installé son campement au mépris des Gowaï qui avaient un accord avec le roi-dragon. À la fin de la saison des récoltes quand repartait mon peuple avec les fruits de la terre, ils reprenaient possession de la plaine des Grands Vents pour toute la saison suivante. Le Prince Firdes a rompu le pacte. Il a fait rudoyer les émissaires Gowaï et les a renvoyés tondus. Ce qui est une infamie chez eux. La tribu Gowaï a attaqué le lendemain. Il y a eu des morts des deux côtés mais nos phalanges étaient meilleures, plus rapides, plus entraînées. Elles ont gagné. Les Gowaï survivants ont fui. Alors la chasse aux crammplacs poilus a commencé. Les premières journées ont été un massacre. Soumis au dragon, ils ne se sont pas défendus ou si peu, sauf la dernière femelle qui est morte en protégeant son petit. Leur sang a rougi la première neige. C'est Sioultac qui a fait fuir le Prince Firdes avec son premier blizzard. Quand revint la saison des plantes et que nous quittâmes le grand désert mouvant, nous connûmes la guerre et la famine. C'est ainsi depuis des générations. Ma grand-mère a vu partir ses enfants nourrir les phalanges en guerriers.
- Le peuple du désert mouvant est un peuple courageux. La terre blanche est trop rouge du sang qui a coulé. Il est temps que cesse la guerre. Quel est ton nom, guerrier aux cheveux blancs ?
- Sagria, Majesté.
- Ce nom sonne comme celui du premier qui monta sur le premier grand traîneau.
Sagria se redressa :
- Je suis de sa lignée.
- Alors, celles dont la sagesse est grande et qui veillent aux destinées de ton peuple seront heureuses que tu les aides dans leur tâche. Sagria, toi le guerrier aux cheveux blancs, je te nomme mon messager auprès des femmes du Conseil de ton peuple. Tout a commencé dans la plaine des Grands Vents, tout recommencera à cet endroit.
184   
Lyanne dragon était parti chasser en attendant qu'arrivent les renforts qu'il avait promis à Sagria. Il rentra aux petites heures du jour et reprit forme humaine. Les tambours recommencèrent alors à sonner.
- Vont-ils attaquer ? demanda Sagria.
- Écoute, tu entendras ! répondit Lyanne. Le son plus aigu est le tambour de marche des tribus Gowaï.
Sagria prêta l'oreille. Effectivement en plus du son des tambours de la forêt, comme en écho, on percevait un bruit plus clair.
- Toute une tribu arrive ?
- Oui, Sagria.
- Sommes-nous assez forts pour lui faire face ?
Dans le fort de glace, l'agitation avait atteint les hommes.
- Restez en paix, cria Lyanne. Ces tambours sont des tambours de marche.
Il se tourna vers Sagria.
- Toi, Sagria, mon messager, je sens arriver les renforts. Ils seront là avant les Gowaï. Je veux que tu partes dès que possible. Prends deux mains d'hommes avec toi et sois rapide.
- Comment ferons-nous ? Nous manquons de provisions, à moins que ceux qui arrivent...
- Ils chasseront pour toi et les tiens. Regarde ! Je te présente Trascoïa et les siens.
Sagria sursauta et dégaina son épée comme tous ceux du fort.
- PAIX, cria Lyanne. Les crammplacs se sont soumis. Ce sont eux qui assureront ta sécurité face aux phalanges ou face au Gowaï.
La horde de crammplacs poilus resta à distance pendant qu'avançait un grand mâle qui prit la posture de soumission.
- Bienvenue, Trascoïa. Heureux que tu aies pu répondre à mon appel. Voici mon messager, dit Lyanne en mettant la main sur l'épaule de Sagria. Il lui faut rejoindre le peuple des grands traîneaux dans le désert mouvant.
Le crammplacs grogna une réponse.
- Sagria ignore ta langue. Son cœur est pur et la chasse aux tiens lui est inconnue. Le conseil du peuple des grands traîneaux l'attend.
Lyanne marqua une pause comme s'il écoutait.
- Oui, la femelle ancêtre qui les guide, pour reprendre tes paroles, est celle qu'il doit rencontrer.
Il se tourna vers Sagria :
- Toute crainte doit être écartée de ton esprit. Trascoïa est frère de celui qui protégea ma première saison. Il comprend tes paroles. Approche-toi de lui.
Sagria avala sa salive et fit quelques pas vers le grand crammplacs qui n'avait pas bougé.
- Appuie ta tête sur la sienne !
Après avoir jeté un coup d’œil vers Lyanne, il déglutit une nouvelle fois et posa son front sur le front de Trascoïa. Le contact le bouleversa. Il ne s'attendait pas à une telle impression de douceur. Il entendit vaguement que Lyanne disait des paroles qu'il ne comprit pas. C'est alors qu'il sentit le contact d'un autre esprit dans son esprit.
- « Salutation, Homme au cœur pur et aux cheveux de la couleur de nos fourrures. »
- « Salutation, Trascoïa »
- « Ta mission est notre mission. Dis et par le roi-dragon qui est là, j'obéirai »
Quand il se releva, Sagria était autre. Il se tourna vers Lyanne et mit genou à terre. Ce dernier lui dit :
- Va, ma protection t'est acquise.
Pendant que résonnaient les tambours Gowaï, deux mains d'hommes et une horde de crammplacs partirent vers les Montagnes Changeantes.
Monocarna désigna un point au loin :
- Est-ce la tribu Gowaï ?
Tous les présents se tournèrent vers la plaine. Une sorte de marée semblait monter du lointain accompagnée du roulement des tambours. Au centre, comme vogue un bateau sur la mer, voguait une tour. On n'en distinguait pas le bas.
- Que voit-on, mon Roi ? demanda un soldat.
- Tu vois ce que peu ont vu, le peuple Gowaï en marche. Depuis des générations, la guerre impose sa loi. Seuls les guerriers bougeaient. Aujourd'hui, voici une tribu complète avec femmes, enfants et bagages.
- Pourquoi viennent-ils ?
- Pour me voir, répondit Lyanne en se dirigeant vers la plaine.
Les guerriers blancs virent leur roi reprendre sa forme de dragon. Il s'avança jusqu'au milieu de l'espace devant le fort. Les tambours du bois se mirent à battre plus vite. Ceux de la tribu leur répondirent. Dominant le paysage, Lyanne observait les Gowaï qui avançaient vers lui. Ils marchaient sans ordre. Les macocas portaient ou tiraient leurs affaires. La tour faite de ces herbes tressées qu'on trouve dans les espaces chauds près des sources fumantes, tanguait au rythme des bêtes qui la portaient. En haut, trônant, un personnage vêtu de brun se mit debout. Lyanne le vit ouvrir la bouche. Il était trop loin pour qu'il puisse l'entendre mais il était certain que l'homme donnait des ordres. Peu après le rythme des tambours changea encore. Un chant s'éleva, rauque et doux à la fois. Lyanne y entendit les harmoniques de l'hiver, et celles du Dieu Sioultac. Il sut alors que celui qui s'avançait était un chef de la nation Gowaï. Arrivée à deux distances de flèches, la foule s'écarta. La haute tour tangua vers lui. Les Guerriers Gowaï sortirent du bois pour venir prendre place de part et d'autre et faire cortège. À cent pas de lui, les porteurs s'arrêtèrent. Debout sur la plateforme supérieure, le chef Gowaï leva un bâton au bout renflé. Ce bâton, il le savait, représentait un être debout, le renflement voulant signifier la tête. Il hurla :
- DAGON, MOI, SONFA, JE LÈVE LE MANONKA QUI DEMANDE LA PAIX LE TEMPS DES DISCUSSIONS.
Lyanne gardant une attitude très hiératique, répondit :
- Le Manonka est un signe puissant que je respecte. Mettons-nous autour du même feu.
Ayant dit cela, il choisit sa forme d'homme. Les macocas renâclèrent et s'agitèrent devant la transformation. Sonfa dut se tenir aux bords pour ne pas tomber. Quand les bêtes furent calmées, il descendit, le Manonka à la main.
Il s’approcha de Lyanne qui avait allumé le feu. Des serviteurs se précipitèrent pour étendre des peaux de macoca de part et d'autre du foyer. Les deux hommes s'installèrent. Sonfa planta le Manonka dans la neige comme une statue. Le visage dessiné n'avait rien d'humain. Lyanne savait qu'il avait devant lui une représentation de Sioultac. Le Manonka de Sonfa était en lien avec tous les autres. Lyanne en parlant avec Sonfa parlait avec tous les chefs des tribus Gowaï. Il avait planté son bâton de pouvoir à côté de lui. Sans son capuchon, il irradiait de toutes ses volutes. Le regard de Sonfa allait du bâton de pouvoir à Lyanne.
- Toi, Dagon, écoute. Devant le Manonka viennent mes questions. Dagon ancien es-tu ? De glace et de feu es-tu ? De feu et de glace, vis-tu ?
- Glace de feu, je suis né ! Feu de glace je suis ! J'ai traversé l'antique blessure qui ferme le monde  du froid vers le sud, trace du combat que le dieu Sioultac mena. J'ai jailli de la terre où naquit le premier roi-dragon. Je viens parler de paix.
- Des mots doux à mon ouïe ! Le peuple Gowaï est fatigué des combats et souhaite la paix.
- Quel est son désir pour qu'il en soit ainsi ?
- Patience, Dagon. Le Manonka demande du temps.
Sonfa fit un geste. Des serviteurs arrivèrent avec des plateaux chargés. Lyanne sourit. Le temps était son allié dans ces négociations. Les Gowaï voulaient la paix, il le sentait, mais pas à n'importe quel prix. Il lui faudrait accepter de donner quelque chose pour réparer le mal. 
Il y avait dans l'air comme une vibration. Lyanne sentait les forces du froid aller et venir. Son bâton lui-même vibrait.
On leur présenta un plat de macoca. Les Gowaï avait développé une cuisine froide. Plus petits que les hommes du royaume Blanc, plus larges aussi, ils acceptaient les froids les plus vifs. Sioultac avaient créé ses serviteurs capables de se passer de feu. Chacun prit dans le plat avec les doigts. Lyanne sentit la viande craquer sous ses dents. Coupée en très fines lamelles avec ces pierres noires tranchantes dont les guerriers blancs se servaient pour leurs pointes de flèches, la chair du macoca fondait en bouche. Lyanne félicita Sonfa pour la qualité de son mets. Il fit signe à son tour. Du fort sortirent deux mains d'hommes portant des petits oiseaux qu'ils avaient fait rôtir, enfilés sur une branche servant de broche. De nouveau eurent lieu des échanges de politesse autour du plat présenté.
Autour d'eux la tribu étalait ses tentes et plantait ses piquets. Lyanne avait remarqué le départ des coureurs Gowaï vers les différents chemins d'accès à la plaine. Si Sonfa se montrait avenant, il se méfiait quand même.
Ils furent interrompus dans leurs agapes par les bourdonnements du Manonka. Sonfa prêta l'oreille puis se tournant vers Lyanne, il dit :
- Le mal est dans la ville blanche. La paix ne peut exister dans ce cas.
- Je suis venu pour éradiquer le mal et redonner la paix à notre temps.
- La chasse aux Gowaï t'est inconnue, Dagon. Tous ne sont pas comme toi. Chante tes mots au Manonka, chante les mots de la confiance. Quand est touchée l'âme des Gowaï, naît la confiance !
- Tes paroles sont sages, Sonfa. Je chanterai pour l'âme Gowaï. Je chanterai quand viendra le froid de la nuit.
Lyanne vit le sourire de Sonfa. Il avait réussi ce premier contact. Maintenant restait pour lui à trouver le chant qu'attendait le Gowaï. Lentement, il se leva et prit congé de Sonfa. Il prit la direction des Montagnes Changeantes. Son intuition lui soufflait que là serait ce qu'il cherchait.  Quand il fut assez loin, il écarta les bras et se mit à courir. Trois pas plus loin, un grand dragon rouge battant puissamment des ailes s'éloignait vers les cimes.


185
Les Montagnes Changeantes ! Un monde à elles toutes seules. Il avait fallu des générations pour tracer des chemins sûrs. Il n'y en avait que deux ou trois si on comptait celui qui traversait les espaces noirs qui passaient sous les monts. Celui qui allait de la plaine à La Blanche était le plus connu et le moins dangereux. Il fallait juste affronter des chemins verglacés toute l'année et des à-pics vertigineux. Un pas de travers vous expédiait des dizaines de pas plus bas sur des rochers acérés. Les rois-dragons l'avaient tracé et par leur magie, l'avaient rendu stable. Le deuxième passait plus près des terres des Gowaï. Comme le premier, il était fait d'une succession de dévers et de glaciers. On ne passait facilement que si on avait les griffes assez fortes pour tenir sur la glace. Pour les autres, la tâche était rude. Il fallait de bonnes cordes et beaucoup de ténacité en plus de la chance. Quant au dernier chemin connu, on ne le passait que la peur au ventre. Aucune torche ne flambait dans ces espaces souterrains emplis de courants d'air gelés. Même les plus farouches des guerriers frémissaient à l'idée de les emprunter. Aucun groupe ne l'avait traversé sans laisser des victimes. On entendait parfois un bruit, parfois un cri, mais le plus souvent la disparition se faisait dans un silence de tombe.
C'est en pensant à cela que Lyanne était parti vers ce lieu qu'aucun topographe n'avait réussi à décrire. Aucune migration ne traversait les Montagnes Changeantes. Elles faisaient partie de ces endroits mouvants que les dieux n'avaient pas fixés. On y entendait l'écho des vieilles guerres. Pire, on y voyait l'ombre des êtres anciens, ceux dont on disait dans les légendes qu'ils avaient participé aux combats des dieux.
Son esprit humain se rétracta quand il découvrit les contreforts des Montagnes Changeantes. Rien ne semblait être stable. S'il voyait une crête, et qu'il détournait son regard, elle avait disparu quand il cherchait à la retrouver. La lumière sur les pentes était incohérente. Elle semblait venir de plusieurs endroits à la fois. Si Lyanne sentait bien la perturbation dans cette partie de lui, il ressentait aussi la solidité de l'instinct du dragon. De ses yeux d'or, il scrutait la vérité au-delà de ce que voyaient les hommes. Les cimes blanches et mouvantes se superposaient à la roche noire et nue, entaillée de profondes vallées. C'est comme si deux mondes cohabitaient et s'interpénétraient à cet endroit. Il chercha le Haut Mont, celui qui dans les légendes des dragons fut le témoin du partage du feu avec le dieu souterrain.
En cherchant il vit d'autres dragons. Son cœur se mit à battre. De toutes les couleurs, ils occupaient le ciel tout autour de lui.
- « Sois le bienvenu ! Rouge dragon à la flamme claire ! »
Sa partie dragonne se sentit attirée par cette famille qui l'attendait. Ne plus être seul ! Depuis qu'il avait connu Shanga, il en rêvait. Il avait très vite pris conscience à la fois de sa dualité et de son unicité. Son rêve prenait vie. Lyanne cabra ses ailes pour se mettre à la même vitesse que les autres. Il se mit à les suivre. Le vol était agréable. Sous ses ailes des paysages verdoyants et remplis de bêtes à l'allure savoureuse. Il y avait juste ce désagrément, là à l'intérieur, d'une peur. C'était léger, et il en repoussait facilement le sentiment d'autant plus qu'une jolie femelle s'était approchée de lui. Son long cou fin et gracieux était une invite. Les sens de Lyanne furent saturés de cette présence. Quand elle quitta le groupe pour aller vers la verte forêt couvrant la vallée, Lyanne la suivit, enchaînant les figures compliquées montrant sa force et sa maîtrise du vol.
- NON ! hurla quelque chose en lui.
Tout autour de lui était devenu noir et blanc, noires comme les roches acérées vers lesquelles il tombait, blanc comme la neige qui recouvrait le reste. Son corps d'homme avait hurlé, refusant la vision proposée. Il vit, hideuse et tourmentée, la créature qui minaudait non loin. Il entendit son hurlement quand elle blasphéma de ne plus voir le dragon. Elle fit un demi-tour, cherchant de ses yeux blancs ce qu'avait pu faire sa proie.
Lyanne tombait pendant que s'éloignait la prédatrice. Juste avant le sol, il reprit sa forme de dragon pour se poser. Il n'attendit pas pour se remettre dans son enveloppe humaine. À peine debout, il se mit à l'abri. Une grande forme tourmentée passa au-dessus de lui. Il reconnut la créature qui l'avait entraîné jusqu'ici. Elle passa lentement semblant scruter le ciel et le sol. Elle eut un brusque sursaut et poussa un cri de douleur. Un long javelot noir dépassait de son flanc. Elle cracha un long jet noir qui s'enflamma dans l'air arrosant de feu toute une partie de roches. Non loin de lui, il entendit :
- Cette saloperie de Groule n'aime pas nos fléchettes.
- Que chassait-elle ?
- Je n'ai pas vu, mais je ne laisserai pas son dîner m'échapper.
Lyanne vit surgir une masse aussi noire que les roches. Comme elles, l'être qui se profilait sur le blanc de la neige, ressemblait à un chaos rocheux, tout en mâchoires et en piquants. Il resta sans bouger son bâton de pouvoir dans une main et son marteau dans l'autre. Il y avait deux têtes qui émergeaient de cet amas. Elles parlaient entre elles.
- La Groule ne reviendra pas. On l'a bien plantée !
- Oui, mais où est la proie ? Elle ne chasse pas pour rien.
Les mufles tournèrent sur eux-mêmes.
- Je ne vois rien, dit le premier.
- Moi non plus, répondit l'autre.
- Pourtant cela sent le dragon.
- Et même le dragon rouge.
Lyanne écoutait tétanisé, le dos calé sur une roche. Son bâton de pouvoir semblait boire la lumière, l'enveloppant de nuit.
- Un rouge dragon ! Cela nous changerait des misérables créatures qui s'égarent parfois.
- Avec autant de vie en nous, nous serions les maîtres. 
Faisant un bruit d'avalanche, l'être aux deux têtes se mit en mouvement. Un cri, fort comme un hurlement de douleur, retentit au loin.
- Écoute la Groule qui pleure son dîner ! ricana une tête. 
- Oui mais cela ne nous remplit pas la panse. Il faut le trouver !
Le bruit des roches qu'on écrase diminua. Lyanne attendit un bon moment et desserra son poing. Le marteau descendit. Il heurta la pierre avec un bruit métallique alors qu'il essayait de l'accrocher à sa ceinture. La roche explosa non loin de sa tête dans un grand crissement de dents.
- Là dans l'ombre, je le vois ! dit l'autre tête en se précipitant vers lui.
Lyanne se mit à courir. Trébuchant, il s'étala entre deux rochers, évitant de peu de se faire happer par une des deux gueules qui le chassaient. De nouveau la roche noire éclata comme si une main géante l'avait broyée. Il se remit debout d'un bond quand une vague de feu l'enserra. La bête à deux têtes hurla :
- La Groule !
Un hurlement suivi d'un nouveau jet de flammes leur répondit. Laissant les monstres se battre, Lyanne chercha un abri. Ne voyant rien que des chaos de roches, il se changea, déploya ses ailes et partit le plus vite possible vers le mont qui surplombait l'autre versant de la vallée.
Les cris d'orfraie surgirent derrière lui :
- Il est à moi ! cria la Groule.
- Nous l'aurons avant toi, hurlèrent les deux têtes.
Si la Groule s'envola, l'être à deux têtes le poursuivit en faisant des bonds gigantesques qui faisaient trembler les montagnes.
Lyanne s'aperçut avec horreur, qu'il perdait du terrain par rapport à ses poursuivants. La peur l'habitait. La Groule lui cracha son jet de feu liquide. Faisant un écart, il l'évita. Les roches qu'il surplombait, s'enflammèrent en-dessous de lui. L'être à deux têtes, tel un arc géant de l'armée du roi Yas, tirait des traits noirs qu'il évitait de peu. Sur sa droite, une vallée plus étroite semblait mener vers le Haut Mont. De toute la puissance de ses ailes, il s'y engagea. Lyanne savait qu'il ne pourrait tenir ce rythme très longtemps, même s'il lui permettait de distancer ses agresseurs.
Deux hautes colonnes de pierre faisaient comme une porte de part et d'autre de la vallée. Celle de droite était blanche, celle de gauche noire. Toujours au maximum de ses efforts, il passa entre elles. Ses muscles des ailes lui faisaient mal. Il eut à peine franchi la ligne qui les reliait qu'il les vit s'animer. Deux géants de pierre se dressèrent et se mirent à le suivre. Dans un dernier effort, Lyanne se jeta sur la plateforme au pied du Haut Mont. Les géants de pierre arrivèrent les premiers.
- Est-ce ? demanda le blanc.
- C'est ! répondit le noir.
Se retournant vers la Groule et la bête à deux têtes qui arrivaient toutes dents et griffes dehors, ils ouvrirent la bouche. Un flot de glace coula du géant blanc emprisonnant la bête. Un flot de feu jaillit de la bouche du géant noir enflammant la Groule.
Lyanne épuisé, essoufflé, pantelant, regarda les faits sans comprendre. Derrière lui, il entendit bouger les pierres. Sombre sur le dos, blanc sur le ventre un grand dragon de pierre se dressa. Sa tête était aussi grosse que le rouge dragon. Ses yeux étaient deux grands lacs d'or. Ils se posèrent sur Lyanne et sur les géants de pierre.
- Il est ! dit le noir. 
- Il est ! confirma le blanc.
- Il a son bâton de pouvoir, dit la voix caverneuse du grand dragon noir et blanc.
Regardant Lyanne, il ajouta :
- Jeune roi-dragon, au corps souple et sinueux, ton pouvoir est suffisant pour repousser les monstres des Montagnes Changeantes. Tu ignores encore ta puissance.
- Qui êtes-vous ? demanda Lyanne.
- Nous sommes les Gardiens laissés par les Dieux.    
- Les gardiens ?
- Oui, jeune roi-dragon, les Gardiens. Les dieux se sont battus pour le pouvoir jusqu'à l'équilibre qui existe aujourd'hui. Puis les dieux sont allés dans d'autres lieux faire ce que font les dieux. Ils ont laissé une porte dans les Montagnes Changeantes. Nous sommes ceux qu'ils ont laissés pour la garder.
- Où va cette porte ?
- Nous l'ignorons tous. Le Dieu-Dragon m'a interdit de m'avancer au-delà du porche de pierre.
- Le Dieu Cotban m'a dit que son feu attendait tous ceux qui transgresseraient la limite, dit le géant noir.
- Le Dieu Sioultac qui règne en maître dans ces contrées, a promis l'enfer à ceux qui oseraient outrepasser ses ordres, ajouta le géant blanc.
- Ainsi, jeune roi-dragon, depuis des temps qui vont bien au-delà de ce que contient la mémoire des êtres vivants aujourd'hui, nous veillons. D'autres sont venus, certains ont tenté de passer la porte interdite, sans succès. Quelle est ta quête ?
- Comme les dieux des temps anciens, je cherche l'équilibre. Comme mon maître le Dieu Dragon, je souhaite que s'allient des forces opposées. Les Gowaï voudraient que je chante des paroles de confiance.  Pour avoir ainsi tenu tant et tant de saisons, les connaissez-vous ?
- Nous connaissons les paroles de la fidélité. Seuls les vrais vivants connaissent le chant de la confiance.
- Où le trouver, alors ? demanda Lyanne, désespérant de trouver ce qu'il cherchait.
- En toi, jeune roi-dragon ! dit le grand dragon de pierre noir et blanc.
- Je connais beaucoup de ce qui est en moi. Ce chant m'est inconnu.
- Peut-être ignores-tu ce qu'il faut voir ?
La gueule gigantesque se referma sur lui mais doucement, tendrement pensa Lyanne. Il sentit le mouvement du vol, lourd et lent, mais puissant. Quand il fut déposé à terre, il était en haut du plus haut mont des Montagnes Changeantes.
- Regarde bien, Petit, regarde bien, sur la plaine là-bas...
Lyanne regarda dans la direction indiquée. Il vit la tribu Gowaï qui s'installait. Le soleil avait déjà fait la moitié de sa course dans le ciel.
- Que vois-tu ?
Comme un enfant qui cherche ce qu'il doit répondre, Lyanne se tourna vers le grand dragon de pierre.
- Je vois des Gowaï qui s'installent en attendant que je revienne pour chanter le chant de la confiance.
- Que vois-tu d'autre ?
Lyanne scruta avec plus d'attention les détails :
- Je vois les guerriers blancs préparer leur repas tranquillement en paix.
- Alors que vois-tu, jeune roi-dragon ?
Lyanne sentait la panique venir en lui comme quand, jeune Brtanef, il rencontrait un adulte et qu'il ne savait que faire. 
- Sois sans crainte, Petit. Deviens homme-dragon et regarde-moi !
Quand il se retrouva homme, il s'aperçut qu'il n'était même pas aussi grand qu'une écaille de la patte du dragon noir et blanc. Très loin deux soleils d'or semblaient le fixer. Une voix énorme jaillit de l'immensité penchée sur lui :
- Par le savoir que m'a laissé le Dieu-Dragon, reçois le signe.
Un souffle chaud et bleu l'enveloppa sans le brûler. Pourtant Lyanne en sentit la chaleur intérieure. Il fut à la fois homme-dragon et dragon-homme. Il cessa d'être l'un ou l'autre. Sa nature était d'être le tout. Alors il regarda la plaine. Rien n'avait changé et tout était différent. Se tournant vers le grand dragon noir et blanc, il dit :
- Les guerriers chantent le chant de la confiance. Ils sont en paix à côté des ennemis d'hier parce que je l'ai demandé et qu'ils ont foi en ma parole.
- Bien, jeune roi-dragon, très bien.
- Les Gowaï m'attendent et s'installent pour le chant car eux aussi ont foi en ma parole et déjà ont confiance.
- Bien, roi-dragon, très bien.
À ce moment en bas dans la vallée passa le monstre à deux têtes encore en partie couvert de la glace vomie par le géant de pierres blanches. La Groule, les ailes ruinées par le feu, traînait sa hideuse silhouette non loin. Lyanne la vit telle qu'elle était et telle qu'elle se donnait à voir. Il vit sa bassesse et sa tristesse, ses joies nauséabondes et ses noirs désespoirs. Il regarda tout autour les Montagnes Changeantes. Il en vit l'inachevé. Il comprit comment avaient fait ses prédécesseurs pour stabiliser un chemin.
Regardant le grand dragon de pierre noir et blanc, Lyanne dit :
- Merci. Mes yeux sont maintenant comme les tiens.
- Alors, Roi-dragon, va et fais ce que tu dois.


186
Lyanne ne savait pas ce qui avait le plus impressionné les Gowaï. Était-ce le chant qu'il avait chanté dans leur langue ? Même s'ils avaient tous réagi en reprenant en chœur, il ne pensait pas. Sonfa avait sursauté quand il s'était présenté devant lui en donnant à voir sa forme d'homme. Il s'était presque mis à bégayer. Le Manonka avait bourdonné tout seul. Lyanne avait senti la crainte dans ses vibrations.
Quand il avait rejoint le fort de glace, Monocarna lui avait donné la solution de ce mystère :
- Vos yeux, majesté !
Lyanne ne comprenait pas. Il donnait à voir sa forme humaine. Ses yeux étaient normalement sombres. Il pensa qu'ils avaient pu devenir blancs comme ceux de la Groule. Il interrogea Monocarna.
- Non, Majesté, pas blancs, ils ont la même couleur que vos yeux de dragon rouge.
La réalité se fit jour en Lyanne. Il était maintenant vraiment roi-dragon, avec tout ce que cela impliquait de pouvoir mais aussi de responsabilité. Le temps était venu de rencontrer le Prince-Majeur et de vaincre son Bras. 
Les rencontres se poursuivirent. Si les Gowaï reconnaissaient Lyanne comme roi-dragon, ils n'acceptaient pas de poser les armes sans compensation.
- Le Gowaï ont connu le mal. La faute est chez les tiens, Dagon !
- Je le regrette, Sonfa. Le passé est hors de mon pouvoir. À l'avenir, les hommes du Royaume Blanc vous respecteront.
- Tes mots sont justes, mais les âmes du passé demandent un dédommagement à cause des vies fauchées. 
- Que désirez-vous ?
- Nos souhaits sont les plaines où soufflent les vents gelés quand vient la saison de la longue nuit et...
Sonfa marqua une pause comme pour écouter le Manonka. Il se tourna vers Lyanne avec un regard de crainte :
- Le Manonka veut des écailles.
- Des écailles ?
- Oui, les tiennes !
Sonfa tremblait en énonçant cela. Lyanne se raidit. Ses écailles étaient considérées comme sacrées par les hommes du Royaume Blanc. Les dragons en perdaient peu, voire pas du tout. Chacune des écailles perdues était recueillie et travaillée pendant de nombreuses saisons pour en faire des boucliers qu'on remettait aux champions des rois-dragons. Il en restait peu dans le royaume. Seuls les princes de haut rang en possédaient. Lyanne posa son regard d'or sur Sonfa et sur le Manonka.
- Que voulez-vous en faire ?
- Seules les écailles de dagon tiennent au feu et au gel. Chaque meute Gowaï en veut une.
Lyanne grimaça. Cela faisait beaucoup. Il savait qu'on appelait meute, les tribus Gowaï. Même ainsi, cela faisait beaucoup d'écailles.
- Je suis incapable d'arracher mes écailles pour faire ce que vous demandez. Redoutez-vous la paix ?
En disant cela, son corps de dragon avait repris plus de consistance. La délégation Gowaï prit peur, mais Sonfa bien que tremblant, ne bougea pas.
- La paix est à nous avec vous, Dagon. Tel est le souhait des Gowaï.
Le Manonka bourdonna plus fort. Sonfa le prit en main. Se mettant debout, il s'inclina.
- AU NOM DES GOWAÏ, ma bouche s'agite. Des écailles nous voulons ! Sache que la patience est alliée des Gowaï. Si toi, Dagon, tu dis les mots qui engagent afin que tes écailles tombées, viennent à nous, nous Gowaï nous nous engageons en face de toi : que finissent les attaques et les tués !
De sa voix profonde et riche d'harmoniques, le grand dragon rouge dit les paroles qui engagent. 


187
Les Gowaï avaient fait la fête. Lyanne et ses hommes avaient été invités. Les Gowaï dans leurs riches habits de fête au dessin complexe ressemblaient à des princes. Les femmes arboraient les parures les plus somptueuses que l'on pouvait voir dans cette partie du monde. Ce fut un temps fort et splendide. Il dura une main de jours. Au fur et à mesure que passaient les jours, Lyanne devenait plus nerveux. À l'aube du cinquième jour, il décida de partir. Comme si Sonfa l'avait deviné, la tribu Gowaï se mit à chanter le chant de la Confiance. Sonfa l'avait entonné puis comme un feu qui se propage, le chant avait touché tout le monde. Ce fut une clameur grandiose dans la plaine. C'est au son de cet hymne, que Lyanne et les siens prirent le chemin vers les Montagnes Changeantes. Derrière eux, courait un groupe de Gowaï.
Quand la lumière baissa, alors qu'ils approchaient des contreforts montagneux, Lyanne attendit les coureurs Gowaï.
Quand ils le découvrirent au détour d'un chemin, ils firent beaucoup de salutations.
- Pourquoi nous suivez-vous ?
- Que le Dagon ne s'offusque pas. Sonfa a dit les mots qui commandent.
- Quels sont-ils ?
- Juste un : amenez les écailles !
- Vous allez me suivre partout pour récupérer mes écailles si elles tombent.
- Oui, Dagon. Ainsi a dit Sonfa.
Lyanne fut contrarié. Il ne se voyait pas être constamment suivi par ces petits bonshommes blancs. Sa mission nécessitait plus de discrétion. Pourtant, il savait que les Gowaï ne renonçaient jamais. Il haussa les épaules et rejoignit ses hommes. Ils étaient cinq mains de guerriers, Monocarna et lui.
Bivouaquant à une portée de flèches, deux fois plus de Gowaï.
- Jamais nous ne nous en débarrasserons, se désola Monocarna.
- Les Montagnes Changeantes changent bien des choses, lui répondit Lyanne.
Les guerriers blancs étaient moins déstabilisés de ne voir que la forme humaine de Lyanne. Monocarna voyait les deux. Dans cet espace resserré, le dragon rouge semblait petit. Monocarna lui prêta le pouvoir de contrôler sa taille.
Ils repartirent aux petites heures du matin. Le jour tardait à se lever. Les hommes renâclèrent quand ils virent Lyanne s'éloigner du chemin qu'ils connaissaient.
- Nous n'allons pas à la Blanche ? demanda un konsyli.
- Il est temps que ce monde sache que je suis là et que mes yeux sont d'or.
Le konsyli ne comprit pas la réponse. La journée avança. Il fut évident aux yeux de tous que Lyanne n'allait suivre aucun des trois chemins connus. Monocarna s'approcha.
- Les hommes ont peur, majesté.
- L'inconnu fait toujours peur, Monocarna. La peur ici m'est étrangère. J'y suis maître.
Lyanne s'arrêta. Le chemin habituel montait vers le flanc de la montagne. Le tracé au sol était bien visible, bien que gelé. Lyanne fit un pas en dehors et disparut. Les hommes poussèrent un cri. Les Gowaï arrivèrent, armes à la main et s’arrêtèrent interloqués.
- Où est le Dagon ?
- On aimerait bien le savoir, lui répliqua un Konsyli.
Une grande ombre les couvrit. Tout le monde fit face les armes à la main. Monocarna cria :
- C'est le roi !
Effectivement, la tête rouge du dragon apparut au-dessus d'eux.
- J'ai trouvé mon chemin, dit-il.
Ils virent ensuite apparaître le corps humain pendant que disparaissait à leurs yeux, le corps du dragon. Seul Monocarna ressentait la double présence.
Lyanne, le bâton de pouvoir à la main, les regarda tous :
- Maintenant l'heure vient où votre serment va être vérifié. Ceux qui sont mes vassaux seront protégés. Les faux serments seront mortels. Si quelqu'un veut renoncer, il le fait maintenant après, il ne sera plus temps.
Le chef des Gowaï s'avança :
- Sonfa a dit les paroles. Sonfa ne connaît pas le mensonge. Nous allons avec toi, Dagon !
- Bien, dit Lyanne.
Il se tourna vers les guerriers blancs. Il posa son regard sur un jeune.
- Tu as peur. Quelle est ta crainte ?
Mettant genou à terre, posant le poing sur son cœur, l'homme dit :
- Mon serment est vrai, mais les Montagnes Changeantes me glacent d'effroi.
- Tu as ma parole qu'avec moi, tu vivras en sécurité. Oses-tu ?
- Mon roi, je te suivrais jusqu'au bout !
- Tout le monde vient ?
Personne ne dit mot. Alors posant son bâton de pouvoir sur le bord du chemin, il fit fondre la glace, découvrant une roche dure et noire. Il avança ainsi de plusieurs pas. Cette fois, les hommes continuèrent à le voir. Monocarna lui emboîta le pas, suivi par tous les autres.

Au même moment, venant de la Blanche, une phalange avançait au pas de marche forcée. Yaé maintenait un rythme soutenu depuis la capitale. Le Bras du Prince-Majeur l'avait envoyé traquer le renégat et son dragon qui avaient été signalés dans la plaine après les Montagnes Changeantes. Ils en atteignaient les premiers contreforts quand Lyanne sortait des sentiers battus. Ils étaient armés et chargés pour tuer les dragons. Chaque homme en plus de son barda habituel, portait un javelot noir. Ils glissaient au même pas rapide. Les premières pentes furent avalées au pas de charge. Quand tomba la nuit, ils avaient passé la première crête. Ils continuèrent à la maigre lueur régnante. Ils avaient avancé trop vite pour la première halte classique et pas assez pour atteindre la deuxième. Yaé tout habité par son désir d'en finir avec cet imposteur, menait le train. Il était sûr de sa vue et se guidait sur les signes ténus qu'il repérait pour suivre le chemin. Ils ne devaient plus être loin de la deuxième plateforme où ils pourraient se reposer. Il accorda quand même une pause. Un petit en-cas leur ferait du bien. Il prit dans son sac un morceau de viande séché et commença à le mâcher. Un konsyli s'approcha :
- Prince ?
- Oui, parle !
- Le chemin est étrange et je ne me rappelle pas y être passé.
- C'est à cause de la nuit et de cette faible lueur.
L'homme qui venait de s'adresser à Yaé faisait partie de ces quelques mains d'hommes que Jorohery avait données en plus pour compléter la phalange.
- J'ai déjà traversé plusieurs fois les Montagnes Changeantes. Nous ne sommes pas sur le chemin.
- Regarde à tes pieds, la trace est là pourtant.
- Je vois une trace mais elle me semble étrangère.
Yaé fit les gestes ordres qui mirent le groupe en alerte. Les armes furent sorties en silence et tous se mirent à scruter les alentours. Les ombres devinrent menaçantes, les lumières irréelles et vacillantes par le seul fait du soupçon. La réputation des Montagnes Changeantes pesa de tout son poids sur l'esprit des guerriers.
Yaé fit le point. Ils étaient dans une vallée peu large. Tout était blanc autour d'eux. Ce qu'il avait pris pour l'effet de la lumière de la lune, était une luminescence qui semblait venir du sol lui-même. Il regarda par terre le chemin... Il avait disparu. Se tournant vers le konsyli, il lui dit :
- On fait demi-tour. Tu reprends les traces que nous avons laissées et tu t'arrêtes quand tu retrouves le chemin. Si tu n'es pas sûr, va jusqu'à l'aire de bivouac.
Le konsyli fit un signe d'acceptation et remonta la colonne jusqu'au dernier homme. Yaé le suivait. Prenant à l'envers les traces, il s'élança et toute la phalange lui emboîta le pas. Ils remontèrent la pente qu'ils venaient de descendre. Arrivés en haut, le konsyli stoppa :
- Les traces ont disparu !

Lyanne mena son groupe en suivant un ruisseau. Ils remontèrent vers la source. À part lui, les autres ne pouvaient s'empêcher de regarder tout autour d'eux. La réputation de la région était telle qu'ils s'attendaient à voir surgir des monstres de partout. La lumière était faible depuis longtemps dans cette vallée encaissée. Avec la nuit, apparurent des phosphorescences bleutées. Elles éclairaient le paysage faiblement faisant luire la neige. Quand Lyanne avait fait s'arrêter le groupe pour manger, ils avaient découvert que les lumières semblaient danser entre les rochers.
- Regardez sans crainte autour de vous. Ce sont les habitants des Montagnes Changeantes.
Les hommes et les Gowaï jetèrent des coups d’œil apeuré tout autour d'eux. Leur imagination prêta des formes à ces évanescences, comme on en prête aux nuages qu'on découvre dans le ciel. 
- Regardez sans crainte car je vous ai regardés. Ainsi votre forme est fixée en ces lieux changeants.
Malgré les paroles de Lyanne, ils ne purent se départir de leur peur. Pour la nuit, ils se serrèrent au centre de l'espace du bivouac. Lyanne ne put s'empêcher de sourire. Les hommes et les Gowaï, marqués par des générations de guerre, étaient entassés les uns à côté des autres sans distinction.
La pâle blancheur de l'aube les trouva ainsi pêle-mêle. Lyanne avait préparé le feu. Monocarna était à côté de lui. Ils étaient les seuls à avoir pris leurs aises pour s'installer pour la nuit.
- J'ignore le temps qu'il nous sera nécessaire pour atteindre notre but, Monocarna. Je sens un passage possible qui nous ferait gagner du temps.
- Un raccourci, Majesté.
- En quelque sorte, vous allez devoir m'attendre ici que j'explore le chemin. J'ai mis autour du camp des foyers que j'allumerai tout à l'heure. Il y a assez de pierres qui brûlent pour les entretenir jusqu'à mon retour.
Lyanne fit venir les konsyli et les chefs Gowaï. Il leur donna des instructions pour les feux.
- Vous êtes assez nombreux. Les feux doivent brûler sans jamais s'éteindre. Ils seront votre rempart le temps de ma courte absence. Et la réponse à la question que les Gowaï se posent, est : là où je vais, il faut que j'y aille seul. Si les Gowaï me suivaient maintenant, ils mourraient.
- J'entends, Dagon, dit le chef du détachement, mais Sonfa a dit les mots de commandements. L'obéissance est le seul choix.
- C'est votre choix, le mien est différent, dit Lyanne en devenant transparent.

Yaé regardait dans le vide et jurait. Les traces s'interrompaient brusquement.
- On est où ?
- Je ne sais pas, Mon Prince ! Je ne reconnais rien.
Tout le groupe s'était mis en position de combat. Quand le monstre attaqua, il eut affaire à forte partie. Ce n'était pas un dragon, mais ça volait comme une immense chauve-souris de cauchemar.
Le monstre avait refermé ses serres sur un homme et battait des ailes pour repartir quand il se mit à crier, lâchant tout. Alors l'horreur commença. Les lueurs bleutées semblèrent prendre des formes qui montèrent à l'assaut de la crête où était la phalange. Chaque homme traversé par une de ces luminescences, semblait se dissoudre en une flaque bleutée pendant que l'ombre qui l'avait touché prenait une forme hideuse et noire. L'énorme bête volante revint en crachant un feu qui sembla se heurter à un mur. Elle attrapa un autre homme qu'elle relâcha aussi vite quand le javelot qu'il portait dans le dos lui toucha la patte.
- Les javelots noirs, cria Yaé. Utilisez les javelots noirs.
Ce fut comme une marée refluante. Les guerriers manœuvrèrent pour faire une sorte de cercle mettant les javelots vers l'extérieur. Ce fut un hérisson mortel pour les formes bleues, ce qui ne fit pas cesser leurs assauts. La peur vrillait le ventre des hommes. Elle augmenta encore quand un bruit de déplacement se fit entendre. Une bête énorme devait évoluer non loin. Le bruit des roches qu'on écrase était impressionnant.
- Là ! hurla un homme.
Une chose ressemblant à un chaos rocheux avançait.
- Les montagnes avancent, hurla un autre.
- Nous sommes perdus, pleura un troisième.
Yaé devina les deux têtes plus qu'il ne les vit. Le premier trait le prit par surprise. Le konsyli à côté de lui s'effondra, la poitrine transpercée d'un piquant qui avait tout d'une lance. Yaé répliqua en lançant un javelot. Il y eut un hurlement et la bête recula. D'autres piquants arrivèrent mais lancés de plus loin, ils manquèrent leur cible.
Quand la pâle blancheur de l'aube arriva, nombreux étaient les disparus, les morts et les blessés. Yaé espérait de la lumière une information pour récupérer le chemin. Son sang se glaça quand il découvrit le grand dragon noir et blanc qui les regardait.

Lyanne ne réapparut qu'à la nuit tombante. Il sentit le soulagement de tous. Monocarna s'approcha :
- Votre quête a été fructueuse, Majesté ?
- Oui, j'ai trouvé le chemin que je cherchais. Nous partirons demain matin quand le soleil atteindra la roche.
- Mais il fera jour avant !
- Oui, mais sa lumière est nécessaire. Avez-vous passé une journée calme ?
- La peur a rapproché humains et Gowaï. Ils ont fait des joutes. Si nos archers sont meilleurs, leurs lanceurs de lances sont plus puissants. Les feux ont tous bien brûlé. Rien, ni personne, n'est entré dans le périmètre.
Le chef du pod Gowaï s'approcha. Il s'inclina mais prit la parole :
- Le Dagon ne doit pas s'en aller comme cela. Ses écailles sont aux miens.
- Ta parole est vraie. Ton pod comme nos mains d'hommes est un groupe puissant et valeureux. Je refuse de l'entraîner là où seuls les dragons peuvent aller. Mes écailles étaient à l'abri. Vous auriez été en danger en suivant mes pas. Mais j'ai trouvé le chemin que nous pouvons tous suivre.
Maintenant vient l'heure du repos. Avec le soleil viendra le temps de la marche. Ce sera un long temps. Reposez-vous tous, dit Lyanne en élevant la voix pour être entendu de tous.
Lui-même alla vers le feu central et s'assit à côté. Monocarna s'approcha aussi. Il sortit de la viande séchée et commença à manger. Les autres firent de même. Un relatif silence se fit. Lyannne observa que si les deux groupes étaient proches, ils ne se mélangeaient pas. Il se fit raconter les joutes de la journée et on l'entendit rire de joie aux exploits des différents protagonistes. Dans la nuit qui s'installait, tout le monde chercha une bonne place pour dormir. Les sentinelles furent désignées. Elles prirent place à côté des feux avec pour mission de ne pas les laisser s'éteindre. Lyanne s'installa sur un rocher en tailleur.
- Vous ne vous allongez pas, Majesté ? demanda Monocarna.
- Les dragons-hommes, comme les dragons dorment peu. Il y a autour de nous des êtres à surveiller.
- Je sens la violence et la mort qui rôdent non loin. Cela reste imprécis comme tout ce qui arrive dans ces lieux.
- J'ai fait ce qui devait être fait pour ceux qui en sont les cibles. Repose-toi. Demain sera une longue journée.

Des longues flammes coururent le long des coteaux. Les luminescences bleutées semblaient s'y dissoudre. Yaé pensa sa dernière heure arriver. Il n'avait jamais pensé qu'un dragon pouvait être si gros. Celui qui se prétendait roi-dragon, était déjà imposant mais avec celui-ci, Yaé manquait de comparaison. C'était comme une colline en mouvement. La bête à deux têtes s'était enfuie très vite. Le monstre volant avait bien tenté une autre attaque en piqué pendant que le dragon noir et blanc était loin mais les flammes de ce dernier l'avaient rejoint bien avant qu'il ne soit proche de sa proie. Il avait, lui aussi, fui en hurlant sa colère.
- Préparez les javelots, nous ne mourrons pas sans nous battre, dit Yaé.
Les survivants et les blessés qui tenaient debout s'armèrent de leurs armes noires. Sur un geste de leur prince, ils avaient fait le bilan des dégâts. Tous les hommes qui avaient intégré la phalange à la Blanche étaient morts ou disparus. Parmi les autres, certains étaient à terre transpercés par les piquants de la bête à deux têtes, quelques uns avaient des fractures causées par le monstre volant quand il les avait laissé tomber, mais la plupart des hommes atteints avaient commencé une transformation qui n'était pas achevée. « Ne lâchez pas vos javelots ! », avait crié quelqu'un. Effectivement, la magie contenue dans ces armes semblait empêcher les hommes de se transformer complètement. Le résultat en était horrible. Des moitiés d'homme étaient accouplées avec des moitiés difformes et noires.
Le dragon noir et blanc s'approcha lentement. Plus il avançait et plus Yaé prenait conscience de sa taille. Il était gros comme une montagne. Sa tête semblait plus vaste que le fort de la Blanche. Le corps était encore loin quand la tête descendit vers lui. Yaé sursauta au son de la voix. Elle était grave mais douce en même temps :
- Bonjour, Prince de la phalange noire...
Yaé regardait sans comprendre. L’œil d'or qui semblait le scruter était à lui seul grand comme une arène de combat.
- Tu sembles perdu avec les tiens...
- Qui... Que..., balbutia Yaé.
- La journée sera belle pour marcher, Prince de la phalange noire. Si tel est ton souhait. Mais peut-être préfères-tu le combat ?
- Qui es-tu, dragon ?
- Je suis le gardien, Prince de la phalange noire. Je protège ces lieux du mal qui pourrait y survenir.
- Nous avons vu le mal cette nuit.
- Tu es dans l'erreur, Prince. Tu as vu ce que donne le mal. Ceux que tu as vus sont ses serviteurs qui cherchent à revenir pour continuer à le servir.
- Ces lumières et ces monstres !
- Oui, ces lumières et ces monstres furent des êtres de chairs et de sang avant. Ce que je garde attire ceux qui servent le mal autant que l'or attire les dragons. Leur souffrance n'a plus de fin à moins qu'ils ne retrouvent un corps.
- Que va-t-il arriver à ceux qui ont disparu ?
- Il est préférable que tu l'ignores... Ton esprit n'y survivrait pas.
Dans un hurlement un des hommes lança son javelot noir sur le dragon noir et blanc. Aussitôt une lueur bleue le toucha et il se transforma en un être hideux qui se mit à courir en tous sens comme s'il cherchait à se cacher. Le grand dragon noir et blanc qui avait évité le trait avec une rapidité qui stupéfia Yaé, émit un long jet de flammes. Fine et étroite, cette langue de feu frappa le fuyard qui sembla se consommer sur place. Retournant la tête vers Yaé, il dit :
- Vos nerfs sont moins solides que ceux du roi-dragon !
- Tu as vu le roi-dragon, hurla Yaé.
Le grand dragon se mit à rire :
- Heureusement pour toi, prince de la phalange noire ! S'il avait omis de me prévenir qu'il vous gardait à l’œil, j'aurais laissé les choses aller. La Groule et la bête à deux têtes sont toujours affamées de vie...
- Que veux-tu dire ?
- Le roi-dragon a usé de son pouvoir pour vous. Ma mission est de vous remettre sur le droit chemin. Toi et les tiens vous allez suivre la trace que je vais faire. Ainsi vous atteindrez votre but. Seulement, il y a un avant et un après...
Le grand dragon noir et blanc leva brusquement la tête. Son jet de flammes courut sur les pentes, faisant fondre la glace et la neige. Se tournant alors vers le groupe, il souffla un nuage de vapeurs bleues et chaudes qui les enveloppa. Quand les volutes se furent dissipées, il avait disparu. Yaé regarda autour de lui. Tous ses guerriers avaient repris forme humaine. Ils riaient et se congratulaient. Une seule chose avait changé : leurs vêtements étaient devenus noirs.

Lyanne donna le signe du départ. Il avait imposé une mise en rang particulière, un homme et un Gowaï. Lui-même marchait en tête avec le chef de pod. Lyanne avançait en pointant son bâton de pouvoir sur le sol. La glace et la neige fondaient instantanément en sifflant des jets de vapeur. C'est ainsi que le groupe se déplaça parfois entre des murs de congères parfois sur de la roche nue mais toujours en montant.
Ils avancèrent ainsi jusqu'au milieu de la journée. Autour d'eux, si un mince filet d'eau à la couleur repoussante coulait dans le ruisseau, ils avaient sous les yeux un bestiaire folie. On aurait pu penser qu'un artiste fou avait laissé son imagination peupler la vallée de statues toutes plus difformes les unes que les autres. D'une manière inexplicable, certaines de ces concrétions grotesques attiraient plus l'un ou l'autre. Le fait d'être attaché à son binôme évitait les faux pas. Quand un homme voulait quitter le rang, le Gowaï le retenait et dans le cas contraire, l'homme tirait sur la corde pour éviter toute chute. Quand le pâle reflet de l'astre solaire fut au zénith, Lyanne ordonna une pause :
- Nous allons passer sous la montagne. Soyez sans crainte, je vous guiderai, ajouta-t-il quand il vit les réactions. Nous allons maintenant nous encorder tous. Cela nous ralentira mais cela sera plus sûr.
Quand ils repartirent, Lyanne vit la peur sur le visage de tous. Seul Monocarna semblait serein. Il avait expliqué sentir la protection autour de lui. Devant eux une faille s'ouvrait. L'eau en sortait. Ils longèrent le ruisseau. La lumière se fit plus rare. Lyanne fit casser des stalactites. Entre ses mains, elles devinrent lumineuses comme des torches. Elles furent réparties tout le long du groupe. Devant, Lyanne, dont le bâton de puissance brillait comme un phare, avançait d'un bon pas. Derrière, les autres suivaient gardant toujours une main sur la poignée de leurs armes. Quand l'écho de leur pas fut éteint, un grand dragon noir et blanc s'approcha et plaça une roche sur la faille, ne laissant que l'espace nécessaire à l'écoulement de l'eau.

Yaé et sa phalange noire avaient retrouvé le chemin. Heureusement un brouillard dense les entourait. On ne voyait pas à deux pas. S'ils avaient connu une grande joie en se retrouvant eux-même et sur le bon chemin, ils connaissaient la peur que procure le manque de visibilité. Le grand dragon noir et blanc avait promis de leur tracer le chemin. Ils devaient reconnaître qu'il était bien tracé. La neige et la glace avaient fondu laissant la roche noire à nue. Ceux qui avaient déjà parcouru ces lieux avaient disparu dans le combat. Yaé était assez bon pisteur mais dans le cas présent, il devait faire confiance à la parole d'une dragon qui avait dit des choses curieuses sur l'imposteur. Ce pouvait-il que l'imposteur ne soit pas un imposteur mais le vrai roi-dragon. Cela voulait dire qu'il s'était trompé et qu'on l'avait trompé. Non! L'idée était impossible à admettre. L'imposteur avait encore réussi à séduire. Il fallait vraiment le réduire à l'impuissance. Ils marchaient vite, impatients de quitter ces lieux maudits. D'autant plus impatients que si le brouillard bouchait la vue, ils entendaient nettement les plaintes et les bruits qu'avaient fait les habitants des Montagnes Changeantes pendant l'attaque. Yaé était persuadé que tout autour d'eux, les lueurs bleues rôdaient cherchant une faille. Le soir venu, ils trouvèrent refuge sous un auvent de roche. Ils y trouvèrent des vivres et des pierres qui brûlent. Cette découverte leur remonta le moral. Encore quelques jours de marche et ils arriveraient dans la plaine prêts à en finir avec l'imposteur. Yaé rêvait de ce que le Prince-Majeur lui donnerait quand il aurait réussi sa mission. Il était certain de devenir prince-neuvième, voire prince-huitième. Diriger un corps d'armée pour aller écraser les ennemis était un rêve d'enfant. Son père lui avait appris que les rêves ne se réalisent que si on a la volonté et la ténacité de mettre tout en œuvre pour y arriver. Malheur aux faibles ! Il fut brusquement sorti de son rêve au milieu de la nuit par le bruit affreux que faisait la Groule puisque tel était le nom que le grand dragon noir et blanc avait donné à ce monstre volant.
La pâle lumière de l'aube ne montra rien de plus que la veille. Un brouillard laiteux les isolait. Fort heureusement le chemin de roches noires dans la neige blanche restait bien visible. Si le terrain ne présentait pas de difficulté, entendre les cris et chuchotements tout autour d'eux mettait leurs nerfs à rude épreuve. Lors de l'arrêt le deuxième soir sur une plateforme venteuse, Yaé vit bien que ses hommes étaient à bout de nerf. Il y eut beaucoup de discussions parfois vives ce soir-là. Un konsyli avait essayé de laver son vêtement dans la neige, mais la couleur n'avait pas changé et même pire, quand il avait sorti sa cape de son paquetage, elle était blanche. Après l'avoir porté elle avait pris la couleur de ce qu'elle recouvrait. Sa noirceur était profonde et brillante.
- Nous sommes maudits, avait-il déclaré.
- Non, quand nous sortirons d'ici nos vêtements redeviendront comme avant, avait répondu un autre.
Les opinions étaient diverses et partagées. Yaé laissa faire jusqu'au moment où un guerrier se mit  à crier qu'ils allaient tous crever dans ce pays de knam !
- ÇA SUFFIT !
Son ordre avait claqué comme un fouet. Ils s'étaient tous tus et étaient partis se coucher.
Le troisième jour se leva sans amélioration. Les hommes se préparèrent tristement et en silence. Ils se mirent en marche l'air renfrogné. Yaé dut élever la voix plusieurs fois pour leur faire tenir le rythme. Ils les sentaient démotivés. Quand tomba la nuit, ils n'avaient pas atteint le refuge de bivouac. Leur peur monta de plusieurs crans. Yaé fit allumer des torches. Elles les rassurèrent un peu. Avant qu'elles ne s'éteignent, ils virent la plateforme. C'est en courant qu'ils l'atteignirent.
- LÀ ! hurla un guerrier...
Avant qu'il n'ajoute une parole, toutes les armes étaient dehors prêtes au combat. Tous regardèrent dans la direction sans voir d'ennemi...
- UN ARBRE !
Alors ce fut un cri de joie. Ils venaient d'atteindre le bord des Montagnes Changeantes. La soirée prit un air de fête. S'ils restaient sur le pied de guerre, les guerriers de la phalange noire appréciaient la nouvelle. Yaé ressentait la même joie, mais ne pouvait se départir d'une crainte. Quelque chose n'allait pas. Il n'arrivait pas à mettre le doigt sur le détail qui ne collait pas, mais il était sur le qui-vive. Quelque chose dans l'air, ou dans le sol, à moins que ce ne soient les arbres, le mettait mal à l'aise. Il contraria ses hommes en faisant doubler la garde.  

Le tunnel était noir et froid. Seules les torches et le bâton du roi-dragon dissipaient un peu les ténèbres. Si la corde ne brillait pas vraiment, elle avait une espèce de scintillement spontané qui courait de l'un à l'autre. Les Gowaï avaient une vision nocturne meilleure que les hommes. Ce qu'ils voyaient les mettait mal à l'aise. Lors des pauses dans leur langage particulier, ils décrivaient des êtres voletant autour d'eux. Ils les voyaient venir rôder et se heurter à un mur invisible. S'ils criaient, les Gowaï disaient ne rien entendre. Monocarna confirma leur vision mais précisa que sa vision était encore plus claire. Si les monstres volants existaient, ils étaient impuissants car le groupe semblait voyager dans un dragon. Cela impressionna beaucoup, hommes et Gowaï. Lyanne confirma. Sa magie de roi-dragon sécurisait le chemin en prêtant à chaque groupe un dragon éthérique qui les contenait et les protégeait.
- Et la corde ? avait demandé un homme. J'ai l'impression qu'elle m'empêche de marcher plus vite.
- La corde est indispensable dans ces profondeurs. Sans elle vous pourriez tomber dans des gouffres sans fond où vous passeriez par des états pires que la mort. Prenez-la pour ce qu'elle est : un garde-fou.
Une fois la pause finie, ils étaient repartis, marchant d'un bon pas. Sans autre repère que leurs propres rythmes, ils ne prirent pas conscience du chemin parcouru. Lyanne jouait avec l'espace et le temps. Il avait prévenu Monocarna de certaines distorsions. Ils eurent l'impression d'avoir marché deux jours quand la lueur du jour apparut. Lyanne sentit le groupe presser le pas. Ils arrivèrent sous un porche.
- Nous ne sommes pas sur le chemin  de la Blanche ! dit un des konsylis.
- Tu as raison, Smoal, dit Lyanne.
- Les monts fumants !
- Tu as de nouveau raison.
- Comment avons-nous fait tout ce chemin ?
- Le roi-dragon est maître en son royaume, lui dit Lyanne. Nous sommes où nous devions être. Allons, nous avons à faire. 


188
Monocarna regardait les monts fumants pour la première fois. Il sentait la pulsation sourde de la terre sous ses pieds, comme un monstre assoupi prêt à vomir ses remugles brûlants. Malgré la relative chaleur de la caverne que le groupe avait investie en attendant la nuit, il frissonna. Il pensa à tout ce que représentait ce lieu, chargé de toutes les souffrances, celles de la terre et celles des hommes qui y vivaient l'enfer.  C'est là qu'étaient conduits tous les renégats. Ceux que la justice du Prince-majeur avait épargnés. Les récits de quelques rares échappés étaient terrifiants et alimentaient les légendes et les peurs. Menacer quelqu'un du bagne des monts fumants suffisait à le faire rentrer dans le rang dans la plupart des cas. À part certaines fautes contre l'honneur qui étaient exécutés immédiatement, tous les condamnés finissaient ici.
Le soir arriva dans un flamboiement rouge strié de fumées noires. Monocarna rassemblait ses affaires quand la terre se mit à trembler. Tout le monde se précipita à l'entrée de la caverne. Non loin de là un mont s'était mis à cracher sa rivière de pierres brûlantes.
Lyanne regardait cela debout, le bâton de pouvoir à la main.
- La terre appelle pour la justice. Mettons-nous en route.
Ayant dit cela, il commença à descendre la pente sans se retourner. Derrière, tous se dépêchèrent de lui emboîter le pas. Gowaï et hommes avaient repris leurs positions respectives. Lyanne semblait indifférent. Il avançait comme hypnotisé par un but. La première attaque prit le groupe par surprise. Deux mains d'orgres avaient décidé de s'en prendre à Lyanne. Tout alla si vite que les guerriers blancs n'eurent pas le temps de se mettre en position. Ils n'eurent pas plus le temps de s'appesantir sur le combat, Lyanne avait juste ralenti pour se battre. Les konsylis suivis de leurs mains d'hommes armes au poing, étaient passés entre les orgres au crâne fracassé. Ils reconnurent au passage les tenues des gardiens de ce lieu infernal. Leur résistance au feu et à la chaleur, ainsi que leur cruauté faisaient d'eux les meilleurs gardiens de prisonniers.
Monocarna courut après Lyanne :
- Où va-t-on comme cela ?
- Je sens la présence de Mandihi.
Monocarna essaya de se concentrer sur ce qu'il ressentait. Dans ce lieu de forces à l'état brut ses perceptions ne portaient pas assez loin. Il sentit le canal rempli de lave non loin devant eux. La puissance à l’œuvre brouillait ses pensées. Lyanne ne semblait pas connaître ces limites. Il avançait toujours aussi vite. Arrivé au bord de la lave, il pointa son bâton de pouvoir vers elle et dit une parole. Un vent de glace surgit de nulle part, souffla transformant le fleuve de feu en un  réseau complexe de formes solidifiées. Lyanne s'y engagea sans attendre, en prenant de plus en plus sa forme de dragon. De l'autre côté de la rivière solidifiée, une pente allait vers le pied de la montagne. Il arriva dans toute sa splendeur de dragon rouge au pied des murailles de pierre que les orgres avaient taillées dans la montagne.
Les grandes trompes avaient retenti dès que Lyanne avait été repéré dans la pente. Une activité fébrile s'était manifestée. On avait vu les grands blocs de pierre qui servaient de porte être relevés. Sur les remparts, l'armée des orgres s'était rassemblée.
Les guerriers blancs et les Gowaï s'étaient arrêtés à mi pente. Les arcs des orgres ne portaient pas si loin. Les orgres étaient le peuple le plus méprisé et le plus redouté du pays. Ils se disaient nés de la terre. Leur peau en avait la couleur, noire et brillante. Elle contrastait avec leur chevelure toujours blanche comme le sommet des montagnes. Ils ne pouvaient s'éloigner de la chaleur du lieu et vivaient de ce qu'ils échangeaient avec les autres. Le travail dans les mines avaient forgé leur caractère et leur résistance. Nul ne se rappelait comment ce lieu était devenu un bagne. Jorohery avait rempli ce lieu de tous ceux qui étaient indésirables à ces yeux.
Lyanne dragon était debout devant la porte. Sa tête dépassait les remparts, surplombant les orgres.
- Où est votre maître et seigneur ? demanda-t-il.
Il pouvait sentir la peur courir sous les crânes des orgres devant lui. Pourtant les bras qui tenaient les arcs bandés ne tremblaient pas. Il vit partir des messagers. Bientôt les grandes trompes sonnèrent un air solennel. Dans son armure noire à heaume blanc, s'avança un orgre de grande taille. Sa corpulence et son maintien le désignaient comme chef.
- Je suis KRAMRAC, Seigneur de ce lieu. Qui es-tu ?
- Je suis Lyanne de la famille Louny, Roi-Dragon, Seigneur des Seigneurs de ces lieux. 
- Qui me dit que tu n'es pas un dragon lié, un de ces imposteurs qui amène le chaos ?
- Baytoya vinca ! Toybaya Sink ! (Glace de feu, je suis né ! Feu de glace je suis ! )
Il n'avait pas fini de parler que des dizaines de cordages manœuvrés par des centaines d'orgres s'abattaient sur Lyanne, le couvrant d'un réseau dense et paralysant.
- Tu n'es qu'un dragon lié, cria Kramrac, et ici nous savons les mâter !
- Tu as choisi, seigneur Kramrac et tu as mal choisi, dit Lyanne d'une voix forte et douce.
Sous les regards de plus en plus étonnés, de plus en plus apeurés de Kramrac et des siens, le grand dragon rouge devint de feu, brûlant les cordages et fumant plus que les monts alentours. Ce fut le sauve-qui-peut parmi les orgres qui tenaient les cordes. Lyanne dragon ne leur accorda même pas un regard. Quand tout fut consumé, la fumée se dissipa dans le vent. Le dragon avait disparu, ne restait qu'un homme debout un bâton à la main d'où s'échappaient quelques fumerolles.
- Tirez ! Mais tirez donc ! hurla Kramrac.
La pluie de flèches qui s’abattit devant les portes de pierre, n'atteignit jamais Lyanne homme. Elle semblait se heurter à un mur. Pour les guerriers blancs et les Gowaï, ce mur avait la forme du dragon. Lyanne homme leva son bâton de pouvoir et le pointant sur les portes de pierre dit :
- Baytoya vinca ! Toybaya Sink ! (Glace de feu, je suis né ! Feu de glace je suis !)
Tous sentirent le froid qui arriva par vagues déferlantes. Les portes de pierre gelèrent et se fendirent en morceau découvrant le passage. Les cordes qui les fixaient étaient brisées en petits morceaux de glace brillante.
Lyanne s'avança.
Derrière les guerriers blancs et les Gowaï criaient des « Hourra ! ». Sur les remparts, c'était la débandade. Kramrac hurlait des ordres que personne n'écoutait. Les légendes des orgres étaient claires, celui qui maîtrisait le feu et la glace pouvait détruire le pays. Kramrac courut en avant et descendit les escaliers pour se mettre au milieu du passage avec sa garde d'honneur. Les armures noires avec des casques recouverts de fourrure blanche s'alignèrent, devant Kramrac, la masse d'arme à la main faisait face à Lyanne homme.
- Tu ne rentreras pas dans mon royaume, qui que tu sois !
Lyanne s'immobilisa et prit le marteau qui pendait à sa ceinture. Il enfonça le bâton de pouvoir dans le sol comme si la pierre était du sable. Ayant fait cela, il avança. Kramrac attendit qu'il ait passé le seuil des grandes portes pour attaquer. Si son premier assaut fit voler la pierre en éclat sans même érafler Lyanne, son armure teinta sous le choc du marteau. Ce fut comme le signal pour la garde d'honneur qui accourut.
Dans la pente en arrière, les guerriers blancs et les Gowaï sortirent leurs armes et se lancèrent vers le lieu du combat les yeux fixés sur le seuil de pierre. S'ils voyaient les orgres s'agiter en tous sens, ils ne voyaient pas Lyanne Homme. Son bâton de pouvoir irradiait une couleur bleue qui lui faisait une aura, éclairant la scène. Il devint comme une barrière les empêchant d'avancer. Lyanne était comme une ombre mouvante frappant comme l'éclair. Monocarna fut le premier à s'en apercevoir. Ce combat a priori inégal s'écoutait. Il entendait les bruits de gong des armures de orgres frappées par Lyanne. Il mit un moment à comprendre. Lyanne prenait son temps. Il jouait des orgres comme on joue d'un instrument, modelant ses frappes et modelant les amures des uns et des autres jusqu'à les bloquer. Déjà un ou deux gardes semblaient figés, leurs armures cabossées ne permettant plus les mouvements. Kramrac fut le dernier à s'immobiliser. Il vacilla un instant avant de tomber comme un arbre qu'on abat.
Lyanne alla chercher son bâton de pouvoir. Il donna un signe ordre à ses guerriers qui rectifièrent la position et se mirent en ordre de marche. Derrière eux, les Gowaï, toujours en troupeau, frappaient leurs boucliers en cadence pour dire leur joie. Lyanne passa le seuil du royaume des orgres, le bâton de pouvoir à la main et ses troupes défilant comme à la parade. Il s'arrêta un instant à la hauteur de Kramrac. Ce dernier les poumons compressés par les multiples bosses, ne pouvait respirer que par petites inspirations rapides. Lyanne lui dit :
- Baytoya vinca ! Toybaya Sink ! (Glace de feu, je suis né ! Feu de glace je suis ! ). Tu as jusqu'au couché du soleil pour te soumettre ou je détruirai ce lieu.
Ayant dit cela, il reprit son chemin. 
189
Leur progression était rapide. La vue du grand dragon rouge faisait fuir les orgres. Le paysage était déchiqueté et noir. L'air sentait le soufre et la pourriture. Si Lyanne dragon avançait sans hésiter dans ce dédale de canyons sombres, le groupe qui le suivait, peinait à maintenir le rythme. L'air chargé de gaz les essoufflait. La succession de pentes et de raidillons les ralentissaient. Monocarna était en tête. Moins chargé que les guerriers, il tenait mieux. Il suivait des yeux Lyanne qui s'éloignait. Il pensa qu'il fallait beaucoup de pas d'homme pour faire un pas de dragon. Il compta le nombre d'embranchements pour ne pas perdre la trace de son roi. Il était contrarié de ne pas ressentir mieux la présence de Mandihi. Un mouvement attira son attention. Des orgres s'agitaient au-dessus du roi-dragon. Il mit un certain temps à comprendre ce qu'ils faisaient. Quand il sut, il cria en pensant que jamais Lyanne ne l'entendrait. C'est tout un pan de paroi qui tombait. Il y eut un énorme nuage de poussière puis plus rien.
- Ça bouge ! hurla le chef de pod.
- Une éruption ! cria un autre.
Ce fut comme une poussée venue du centre de la terre et écartant irrésistiblement tout ce qui était devant. Les roches se mirent à rouler les unes sur les autres. Tous reculèrent pour les éviter. Une lumière rouge sombre pulsait en-dessous. À chaque pulsation, les rochers s'écartaient dans un  cliquetis sonore plus impressionnant que celui d'une avalanche. Les Gowaï poussèrent des cris à la vue de la tête rouge de colère du dragon. Lyanne dragon s'ébroua, faisant voler les pierres comme s'il s'agissait de gravillons. Il avait pris la taille du grand dragon noir et blanc. Surplombant les crêtes, il cracha son feu sur tous ceux qui bougeaient. Il reprit sa progression, d'une langue de feu il dégagea tout sur son passage.
Au bout de cette vallée, le paysage encaissé laissait la place à un grand cirque montagneux aux parois entièrement creusées de galeries. La capitale des orgres ! On disait de cette ville troglodyte qu'aucun être n'en était reparti vivant s'il n'était un orgre. L'arrivée de Lyanne dragon provoqua la même panique que sur les remparts. Plus il s'approcha du grand porche seigneurial et plus Lyanne dragon diminuait en taille. Il n'y eut plus qu'un homme-dragon tenant un bâton de pouvoir devant les hautes portes de pierre. Lyanne homme convoqua le vent de glace. De nouveau les portes se fendirent du haut jusqu'en bas dans un bruit d'explosions. Les morceaux en furent projetés vers l'intérieur des couloirs, écrasant ou gelant tout ce qui s'y trouvait.
Monocarna arrivait avec les autres le souffle court, juste à temps pour emboîter le pas à Lyanne homme qui s'engageait dans le tunnel. Délaissant les embranchements qui partaient vers les salles d'honneur, il s'engagea dans les sombres boyaux qui descendaient dans les mines. Les guerriers blancs entonnèrent un chant de combat que les Gowaï soutenaient par des cris. L'écho en était insoutenable. Monocarna sentait fuir tous les occupants des tunnels. Un sourire lui vint aux lèvres... Mandihi, enfin, il ressentait la présence de Mandihi. Il chanta comme savent le faire les marabouts, afin que son chant rejoigne son maître. Son sourire s'effaça quand il entendit le chant en retour. Il courut vers Lyanne :
- Mon roi ! Mon roi ! Ils ont piégé les tunnels ! Les nôtres vont mourir si nous avançons trop.
- Aie confiance, Monocarna ! Le dieu-Dragon m'a donné le pouvoir ici et ailleurs.
Monocarna sentait maintenant les masses d'eau qui allaient tout noyer. Au-dessus de leurs têtes, elles n'attendaient que leur libération pour remplir toute la mine. Il vit Lyanne homme lever son bâton de pouvoir jusqu'à frôler le plafond :
- Par ce que je suis et parce que je suis, obéis !
Le craquement qui suivit les paroles de Lyanne fut tremblement de terre. Monocarna sentit la perturbation au plus profond de lui. L'eau, toute l'eau au-dessus était devenue solide comme la roche faisant éclater les entrailles de la montagne. Son esprit fut envahi des cris de terreur des orgres. Les légendes disaient vrai, le pays vivait la destruction.
Lyanne continuait à descendre éclairant de son feu les sombres passages. Des ombres pâles commencèrent à apparaître, clignant des yeux à la lumière trop violente qui accompagnait le roi-dragon. Les guerriers blancs coupaient les entraves et les liens. Les libérés récupérèrent des torches et vinrent grossir les rangs qui suivaient Lyanne.
Toujours descendant, le roi-dragon arriva dans les coins les plus reculés de la mine. Il donna un ordre pour que les orgres rencontrés soient parqués dans un tunnel. Il se dirigea vers un étroit boyau qu'il emprunta faisant signe aux autres de l'attendre. Monocarna l'accompagna. Presque à quatre pattes, ils progressèrent jusqu'à atteindre une pièce taillée dans la roche. Réparties tout autour, des cellules étaient fermées par des grilles. L'odeur était épouvantable. Monocarna ressentait nausées et dégoût. Lyanne fit sauter toutes les fermetures. Il laissa le marabout libérer les prisonniers. Lui-même s'engagea dans une cellule. Il dit d'une voix douce :
- Je te salue, être debout Mandihi.
D'un tas de chiffons sales et déchirés émergea la silhouette d'un homme émacié. Il tenta de se mettre assis sans y parvenir. Lyanne le soutint. Dans un souffle l'homme lui dit :
- Bonjour, Seigneur.
- Nous allons te ramener à la lumière et dans la nature pour que tu reprennes des forces.
- Ne te mens pas, roi-dragon, Mon Roi... Je n'ai jamais quitté la nature... Les roches sont aussi la nature... Je ne reverrai pas la lumière du jour, ni le coucher du soleil...
Épuisé de sa tirade, l'homme haleta.
- J'ai besoin de tes conseils avisés, être debout Mandihi. Sans toi, comment vais-je faire ?
- Tu as très bien commencé, Mon Roi... Je vais rejoindre mes ancêtres heureux... Mes yeux ont contemplé un vrai roi-dragon...
- J'ai encore besoin d'enseignement et je suis seul.
Lyanne sentit Mandihi se relâcher. Il le crut mort. Mais ce dernier eut un sursaut.
- Il faut que je te dise, jeune roi-dragon... Tu te crois seul de ta race... Apprends de ma bouche...
De nouveau, Mandihi perdit connaissance un moment. Quand il bougea à nouveau, il ajouta :
- Tu n'es pas seul... Cherche et tu trouveras..........
Quand Monocarna s'approcha, il avait senti. Mandihi était mort dans les bras de Lyanne. Il s'approcha du jeune roi-dragon et lui posa la main sur l'épaule.
- Courte a été ma jeunesse, Monocarna et rares furent mes maîtres. Il mérite un monument.
- Mon Roi, quel monument dépasserait la splendeur d'un arbre ?
190
Kramrac, une fois libéré de son armure cabossée, avait déposé les armes aux pieds de Lyanne dans le cirque de pierre qui avait été sa capitale. Au centre Lyanne y avait fait modeler un bassin et un espace dégagé où pousserait l'arbre de Mandihi qu'il avait planté là. Il méditait sur ce qu'il avait fait quand la délégation des orgres était arrivée, tête basse, sans arme ni armure, portant la masse d'arme de Kramrac sur un coussin. Le peuple des orgres s'était rassemblé. De la foule montait le murmure du mantra rituel du serment. La falaise avait bien changé. De nombreux signes montraient l'effet des forces qui avaient agi à l'intérieur de la pierre. On voyait même dans une fissure un bloc de glace gigantesque qui commençait à fondre.
Kramrac mit les deux genoux à terre. On lui passa sa masse d'arme. Il la présenta horizontalement à Lyanne qui se mit debout. Dans le même mouvement, il fut Lyanne dragon. Le peuple des orgres eut un mouvement de recul. D'une voix puissante il dit :
- Regardez tous et apprenez !
Redevenu Lyanne homme, d'un coup de son marteau de combat, il brisa net la masse d'arme en deux. Kramrac encaissa l'onde de choc sans broncher.
- Maintenant seigneur Kramrac, va et reviens avec tous les miens qui sont prisonniers ici. Mon jugement va passer.
Arriva alors la longue file des prisonniers. Lyanne sonda leurs esprits. Il fit mettre à sa droite ceux que son bâton de pouvoir entourait de bleu ou de rouge et à sa gauche ceux qui attiraient le noir. Des premiers il fit ses guerriers. Les autres restèrent à la garde des orgres.
- Qu'est-ce que c'est que ce charivari ?
L'homme qui demandait cela était un prince-dixième. Sa phalange convoyait des relégués.
- Le Bras du Prince-Majeur ne va pas être content !
Il se tourna vers Lyanne après avoir donné l'ordre d'aller attacher les bagnards dans l'enclos prévu.
- Où est Kramrac?
- Tu poses beaucoup de question, petit homme.
- Pour qui te prends-tu ? Tu parles à un Prince-dixième sans te mettre debout. Je vais t'apprendre les bonnes manières...
Il détacha le fouet qui pendait à sa ceinture et se prépara à frapper. Il n'alla pas au bout de son geste. Face au dragon rouge qui venait d'apparaître, il laissa tomber son arme et partit en courant. Il n'avait pas fait dix pas qu'il fut arrêté par les guerriers du roi-dragon. On le ramena devant Lyanne.
- Tu usurpes ton titre, petit homme.
Il se jeta à genoux :
- Pitié, seigneur dragon !
- Quels sont ton nom et ta fonction ?
- Je suis Lissouis, et je dirige cette phalange depuis la maladie de mon prince-dixième, bredouilla l'homme.
- Tu es courageux quand tu te crois fort. Tu es couard quand tu te sens faible.
- C'est le Bras du Prince-Majeur, c'est lui qui m'a dit de faire comme ça... C'est à lui qu'il faut vous en prendre, pas à moi...
L'homme à terre en pleurait presque. Tout autour de lui, les regards s'étaient chargés de mépris. Lyanne avait repris sa forme humaine et s'était assis. Son bâton de pouvoir exhalait des couleurs brun sombre. Lissouis continuait ses pleurnichements devant Lyanne, impassible, qui le laissait continuer. Autour d'eux, montait la colère contre cette attitude indigne d'un prince-dixième. Alors que Lyanne regardait les guerriers assemblés qui semblaient vouloir intervenir, Lissouis bondit une dague à la main. Il n'atteignit jamais son but. Un marteau avait mis fin à son saut. Dans le même mouvement, plus rapide que le regard, Lyanne l'avait désarmé et lui avait éclaté le genou, le mettant à terre. Lissouis hurlait sa douleur, recroquevillé au sol en tenant sa jambe.
Lyanne, debout, le marteau à la main, regarda vers les guerriers de la phalange aux ordres de Lissouis. Aucun ne bougeait.
- Toi, approche, dit-il à un konsyli.
L'homme fit un salut raide et se mit en position d'attente.
- Ton grade de konsyli est récent. Avant tu étais autre chose.
Les sourcils de l'homme s'élevèrent.
- Sais-tu qui je suis ? dit Lyanne.
- Oui, tu es celui que le Bras du Prince-Majeur désigne comme l'imposteur. Toutes les phalanges ont ordre de te capturer ou de te tuer.
- Et tu refuses de suivre les ordres ?
- Non, je suis les ordres du roi-dragon.    
L'homme semblait mal à l'aise, incapable de garder sa position sans bouger.
- Quels sont ces ordres ?
- Quand Kianmajor, dernier roi-dragon connu, est parti rejoindre ses ancêtres, il a donné pour loi de rechercher le nouveau roi-dragon. Ses bâtons de pouvoir ont été répartis entre les princes une fois mis en morceau. « Ils brûleront de joie en voyant le nouveau roi-dragon ! » a-t-il dit.
- As-tu un tel bâton ?
- Non, mais j'ai vu le Prince Yaé. Il était brûlé à la hanche. Mon prince-dixième, Galvir, l'a vu aussi et lui en a fait la remarque. Les deux princes se sont disputés. Voilà l'origine de la maladie de mon prince. Jorohery l'a convoqué. À son retour, il a dû se coucher et quand nous sommes partis, il ne s'était pas relevé. 
- Et Lissouis ?
- Le Bras du Prince-Majeur nous l'a imposé et nous avons été envoyés ici pour convoyer les condamnés. Il nous a écartés.
- Il vous a écartés ?
- Oui, nous sommes trop liés à la famille Louny !
Le regard de l'homme s'était chargé de fierté. Il regardait Lyanne dans les yeux.
- Vous êtes de la famille Louny ?
- Nous sommes de son clan. Tous mes guerriers et moi-même sommes nés sur les terres de la famille Louny.
Lyanne ressentit une émotion lui bouleverser les entrailles. L'homme mit genou à terre, poing fermé sur le cœur. Tous les guerriers de la phalange l'imitèrent. Une boule se forma dans la gorge du roi-dragon.
- Mon roi, tu ressembles tellement à ton père, dit l'homme en laissant couler ses larmes.
- Graph ta cron ! Graph ta cron !
Le chant monta en même tant que les guerriers frappaient leurs épées l'une contre l'autre. 
191
Lyanne avait appris beaucoup sur son clan, sa famille et ses parents par Bouyalma. Rétrogradé au rang de konsyli quand Lissouis avait pris le commandement, lui qui avait été second du prince-dixième Galvir, était d'une famille au service des Louny depuis des générations et des générations. Si Galvir était un cousin de Lyanne, le Prince-Majeur était un oncle. Tout en marchant Lyanne écoutait Bouyalma lui raconter son pays. Ce dernier racontait avoir souffert de voir la dérive du pouvoir et sa captation par Jorohery. Il rattachait la mort du père de Lyanne à son arrivée. Un guerrier comme lui n'aurait pas pu disparaître comme cela lors d'une chasse au crammplacs poilu. Il y avait eu autre chose. Ses soupçons se portaient sur le Prince-Majeur, dont le pouvoir à l'époque était assez faible puisqu'il ne possédait pas l'anneau. Bouyalma raconta comment son ami, Halsim, avait enlevé en plein hiver nourrice et enfant. Il reconnut devant Lyanne qu'il faisait partie de ceux qui savaient. Halsim était un des protecteurs. On appelait ainsi les guerriers d'élite de la famille Louny. Véritables héros dans le clan, on leur confiait les tâches et les combats les plus difficiles. C'est le père de Lyanne qui avait donné les ordres aux protecteurs de  protéger l'enfant coûte que coûte s'il lui arrivait malheur. Le jour de la disparition de l'enfant, Galvir s'était beaucoup agité pour lancer les recherches. Bouyalma ne l'avait jamais vu faire les erreurs qu'il avait faites ce jour-là. Il l'avait interrogé. Le sachant lié par son chant du serment, Galvir qui avait eu besoin d'aide, lui avait fait assez de sous-entendus pour qu'il comprenne. Bouyalma avait alors lui aussi, laissé délibérément de côté les pistes les plus intéressantes. C'est le Prince-Majeur lui-même qui était venu pour coordonner les efforts des pisteurs. S'il avait soupçonné le clan Louny d'être à l'origine de la disparition, il n'en avait rien laissé paraître. Il avait lancé ses meilleurs limiers sur la piste dont Quiloma. Lyanne sourit à l'évocation de ce nom.
Il s’arrêta en haut de la colline et regarda le chemin parcouru. Il eut conscience qu'à cette vitesse là, il risquait de ne pas être où il sentait devoir aller. Si sa phalange, comme il pensait avec plaisir, marchait bien, ainsi que les autres guerriers et les Gowaï, les prisonniers libérés n'avaient pas la force de mener ce train-là. Il voyait les portes du pays des orgres. Il les avait à peine franchies que déjà, les orgres avaient commencé le chantier pour les réparer. Il sourit. Ils allaient s'activer, prendre du mal pour essayer de réparer de vieilles défenses alors que lui leur avait joué un tour dont ils ne se remettraient pas. Il avait planté un arbre en plein milieu de leur royaume. Bien sûr, ils ne seraient pas changés en un instant, mais cette vie têtue et tranquille qui allait irradier depuis le cœur du royaume, allait les faire évoluer plus sûrement qu'une campagne militaire.
Pendant que les moins rapides arrivaient en bas de la côte, il regarda devant lui. Il y avait les collines qui bordaient le pays des orgres et des montagnes fumantes. Après il faudrait traverser le Grand Plateau. Ce n'était pas un bon lieu pour un affrontement. De plus en plus, Lyanne sentait que son histoire ne pourrait finir que par un combat contre Jorohery. C'est lui qui avait vraiment le pouvoir, le Prince-Majeur ne faisait plus rien. Il restait dans ses appartements sous la garde d'une phalange toute aux ordres du Bras du Prince-Majeur. Bouyalma lui en avait parlé. Si la terreur régnait, une opposition existait. Elle n'avait pas pris les armes car il n'y avait pas de chef reconnu. Jorohery avait suscité les plus vils pour former ses troupes et noyauter les phalanges. Quand la phalange de Bouyalma était partie de la Blanche, Jorohery rassemblait ses troupes et attendait des nouvelles de la phalange noire pour savoir où était l'imposteur. Lyanne lui demanda d'où venaient les javelots noirs. Bouyalma ne savait pas. La garde du Prince-Majeur les fournissait en grand nombre. Les bruits couraient que le Bras du Prince-Majeur les ensorcelait lui-même.
- Tout le monde est là ? demande Lyanne en regardant autour de lui.
Il vit tous les regards tournés vers lui. Il sentit le poids des décisions à prendre, mais il savait. Il l'avait expérimenté dans les Montagnes Changeantes. Il était le roi-dragon, maître du royaume blanc. Le grand dragon blanc et noir lui avait enseigné les voies du royaume, ne lui interdisant que la porte des dieux. Alors il se déplaça. Il vit les regards étonnés de uns et des autres quand il ouvrit le passage. Il y avait maintenant comme un portail de pierre. On voyait de l'autre côté un autre paysage. 
- Venez, dit-il, Sonfa nous attend.
192
L'arrivée de Lyanne et de sa phalange déstabilisa le peuple Gowaï. Les guetteurs n'avaient rien vu venir. Il n'y avait rien ni personne et brusquement le roi-dragon et sa phalange étaient là, à côté d'eux. Les Gowaï qui accompagnaient Lyanne, les avaient dissuadés de donner l'alarme. Ils étaient partis au pas de course rendre compte. Sonfa arriva presque tout de suite. Même s'il respectait le cérémonial, Lyanne sentait sa crainte.
- Le Dagon est venu à nouveau dans la plaine. Quelle en est la cause ?
- Le Manonka !
Devant l’incompréhension de Sonfa, Lyanne précisa :
- Je voudrais interroger le Manonka.
- Le Dagon n'était pas là et l'instant suivant, il était là avec les siens. Sonfa savait la puissance des dagons mais ne l'avait jamais vu. Le Dagon vient pour écouter les mots du Manonka, comment cela se peut-il ?
- Je sais que les Manonka communiquent entre eux et que certains sont près de la Blanche. Sans rien trahir des tiens, que s'y passe-t-il ?
Sonfa planta le Manonka et commença le cérémonial pour l'interroger. Lyanne posa des questions précises sur les troupes qui suivaient Jorohery, sur leur nombre et leur route. Sonfa ouvrait de grands yeux. Lyanne posait des questions et le Manonka semblait y répondre. Pour la première fois, Sonfa ne comprenait pas ce qui s'échangeait. Lui qui pensait tout savoir de son bâton, découvrait tout un pan de son pouvoir. Le dragon le maîtrisait a priori sans difficulté, comme le roi des tribus qui maîtrisait tous les Manonka.
- Oui, le roi des tribus va savoir ce que j'ai fait, dit Lyanne, répondant à la question non formulée de Sonfa. C'est un sage parmi les sages. Il aura aussi la connaissance de tout ce que le Manonka m'a révélé.
- Afysi a sans cesse choisi au mieux. Ses décisions sont la sagesse dont le peuple des Gowaï a besoin.
Sonfa ne savait pas quoi faire. Afysi l'avait envoyé rencontrer le roi-dragon. Il avait pour mission d'estimer si la paix était possible. Les Princes-Majeurs qui se succédaient depuis des générations n'avaient jamais eu droit à cet honneur. Afysi avait déclaré que les oracles étaient favorables en ces temps de début de règne. Mais comme toujours les oracles étaient obscurs et parlaient aussi de risque de défaite, de possible départ du dragon pour de lointaines contrées. Sonfa se méfiait des prévisions. Les oracles lui avaient prédit une épouse belle et attentionnée et… la réalité était très éloignée de ça.
Il reconnaissait que la puissance de Lyanne dépassait tout ce qu'il connaissait. Il reconnaissait aussi que le roi-dragon avait chanté le chant de la confiance et avait accepté de donner ses écailles.  Mais là il doutait. Quand le roi-dragon était reparti vers le fort de glace en remerciant Sonfa pour son aide, le Manonka avait continué à vibrer après son départ. Afysi donnait des instructions. Où était la sagesse qu'il venait de vanter ? Il savait qu'il obéirait malgré ses doutes, mais là il doutait. 
Lyanne avait rejoint le fort de glace. Bouyalma l'attendait :
- Il y a eu un miracle. Les boiteux et les estropiés ont récupéré. Ils veulent des armes pour se battre.
- Ils ont guéri en passant par la porte changeante. Telle était ma volonté. Bientôt nous repartirons par une telle porte.
Comme Sonfa, son regard se remplit d'incompréhension.
- Tes paroles sont mystérieuses, mon Roi.
- Je sens monter les tensions dans le royaume. Le Manonka m'a appris. Jorohery est en route pour la plaine des Grands Vents avec toutes les phalanges.
- Toutes les phalanges ?
- Oui, toutes !    
193
Le jour se leva sur le fort. Un soleil rouge apparut.

- C'est signe de tempête, dit un des guerriers.

- Oui, d'ailleurs les Gowaï sont partis. Ils ont dû le sentir, répondit l'autre sentinelle.

Un bruit les fit se retourner. Lyanne inspectait les travaux qu'il avait lancés. Il avait décidé de faire du fort de glace un lieu de résidence. Il discutait avec Moune qui se révélait un excellent architecte. À côté du fort de glace, on commençait à deviner la forme que prendrait le bâtiment. La forêt non loin, fournissait les troncs nécessaires à la construction. Moune faisait partie des prisonniers délivrés. Il était très diminué à l'arrivée du roi-dragon au pays des orgres. Persuadé que sans cette intervention et son passage par une porte changeante, il serait mort, il avait fait de Lyanne plus que le roi. Il était prêt à tout pour le servir. Moune avait entendu les réflexions de Lyanne sur la beauté du lieu et sur la paix qu'elle engendrait en lui. Il s'était approché et ayant mis genou à terre, il lui avait proposé de construire une résidence. Lyanne l'avait regardé en silence un moment et lui avait dit oui. Moune était devenu le plus heureux des hommes. Le roi-dragon ne lui avait demandé ni ce qu'il avait fait, ni s'il avait des connaissances pour faire ce qu'il avait à faire. Le roi-dragon lui avait fait confiance. Il se rappelait de ce jour comme le plus beau de sa vie.

- Tu as le temps et la place, Moune. Je sais que tu aimerais faire un palais. Mon désir est autre, un lieu de repos serait parfait.

- Mais, mon roi, comment manifester votre grandeur sans faire d'étage ?

- J'entends le souci que tu as de ma gloire. Mon désir reste un lieu de repos.

Bouyalma attendait Lyanne à quelques pas. Il avait la responsabilité de la phalange Louny et maintenait entraînement et discipline. Il voulait que tous les guerriers soient dignes de leur roi. Il ne comprenait pas pourquoi Lyanne attendait. Il pensait que Jorohery avait tout le temps pour aller aux Grands Vents. Il voyait mal comment avec une phalange, ils allaient combattre l'armée. Lyanne ne semblait pas inquiet et s'occupait de la résidence.

Monocarana comme Lyanne, aimait ce lieu. Il y trouvait paix et équilibre. Il partait le matin vers un rocher non loin et restait immobile une bonne partie de la journée à méditer.

Le temps pour Lyanne s'était écoulé tranquillement entre la phalange qu'il entraînait, la construction qu'il surveillait et les vols qu'il allait régulièrement faire vers les Montagnes Changeantes.

La question que tous se posait était : « Qu'attend-il ? ». Jorohery avait eu tout le temps d'organiser sa riposte.

Dans le soleil rouge du matin, une silhouette apparut.

Un des gardes donna l'alerte.

Tout le monde fut sur le rempart sauf Lyanne qui était parti dans la plaine à la rencontre des arrivants. Voyant cela, tous coururent pour se mettre derrière le roi en position de combat. Lyanne fit un geste ordre. Comme un seul homme, ils obéirent, interloqués.

C'est au garde-à-vous qu'ils virent arriver une meute de crammplacs poilus. Des formes humaines chevauchaient certains d'entre eux. Arrivés à proximité de Lyanne, un homme démonta à la volée et mit genou à terre pendant que le crammplacs se mettait en position de soumission.

- Le seigneur Trascoïa et moi-même avons accompli la mission, oh mon roi ! dit Sagria.

Lyanne sourit en entendant cela. Ni Sagria, ni Trascoïa ne le virent, mais ils sentirent en eux le sentiment de plénitude d'avoir fait ce qui devait être fait.

Les deux mains d'hommes qui suivaient et les crammplacs qu'ils montaient se firent aussi soumission.

Le peuple des grands traîneaux avait répondu. Lyanne donna l'ordre du repos, puis fit rompre les rangs. Il sentit ceux de sa phalange mal à l'aise de la présence des grands crammplacs. Ceux-ci vivaient tranquillement la situation. Le roi-dragon était là. L'ordre revenait. Lyanne fit signe aux messagers de le suivre. Ils se dirigèrent à l'écart. Dans la glace on avait creusé des sièges et une table. Lyanne s'y installa, fit signe à Sagria qui s'assit pendant que Trascoïa prenait place à côté.

- « Tu as bien choisi, roi-dragon, l'homme aux cheveux de la couleur de nos fourrures est un cœur droit qui ne connaît pas le mensonge »

- Tu es un roi sage, mon roi ! J'étais un homme seul, je suis maintenant riche d'une amitié.

Lyanne sourit à nouveau :

- Celle dont la sagesse est grande, a-t-elle été heureuse de te voir ?

- Oui, mon roi. Une fois la surprise passée de voir les crammplacs nous avons été accueillis en ami.

- « Celles dont la sagesse est grande, ont partagé leur pêche avec nous. Nous avons partagé notre chasse avec elles »

Lyanne écouta Trascoïa et Sagria raconter leur mission. Les matrones qui dirigeaient le peuple des grands traîneaux avaient fêté la bonne nouvelle de l'arrivée d'un roi-dragon. On s'était réjoui plusieurs jours. La Matrone des matrones avait donné son accord au plan du roi-dragon. Les grands traîneaux étaient partis accomplir sa volonté. Trascoïa et Sagria étaient restés jusqu'à l'arrivée de la phalange noire. Après ils avaient repris le chemin du fort de glace pour rendre compte. Comme prévu, ils avaient laissé des traces pouvant faire penser qu'un dragon avait piétiné la neige.

Cachés de loin, ils avaient observé les guerriers noirs aller et venir. Ils les avaient vus découvrir les traces. Cela avait donné lieu à de multiples signes de réjouissances. Ils n'avaient pas compris ce que faisaient les guerriers noirs avec les javelots. Ils en avaient joint plusieurs en un faisceau. Puis le prince-dixième Yaé avait allumé un feu en-dessous. Une longue flamme orange avait jailli vers le ciel. Sagria l'avait suivie des yeux. Elle avait fait un grand signe dans les nuages allant vers la Blanche.

Lyanne se fit préciser les temps.

- Cela correspond, dit-il, au moment où Jorohery a mobilisé les phalanges. En combien de jours êtes-vous revenus ?

- « Nous avons couru trois mains de jours en portant les guerriers »

- Bien, cela nous laisse encore un peu de temps. Vous avez bien agi. Maintenant vous allez vous reposer quelques jours et puis vous rejoindrez le peuple des Grands Traîneaux.

Lyanne regarda s'éloigner Sagria et Trascoïa. Ils ressemblaient à deux vieux compagnons de route. La magie des rois-dragons opérait. Bientôt dans la région du désert mouvant, il aurait une armée de crammplacs poilus et de guerriers blancs. La Matrone des matrones avait donné son accord. Les jeunes qu'elle n'avait pas envoyés aux phalanges depuis une saison intégreraient cette force pour la grande rencontre. Les phalanges allaient mettre douze à quinze mains de jours pour arriver dans la plaine des Grands Vents.

Lyanne regarda le ciel. De lourds nuages accouraient. Le vent forçait. Rester dehors allait devenir dangereux. Il rentra.
194
Yaé regardait le ciel rouge. La tempête approchait. Il jura. Il aurait voulu que Jorohery voie les traces du dragon. Quelque chose n'allait pas. Quand ils avaient quitté les Montagnes Changeantes, ils n'étaient pas arrivés où ils devaient aller. Ils avaient été désorientés jusqu'à la vision au loin d'un grand traîneau. Yaé avait alors compris qu'ils étaient dans la plaine des Grands Vents, sur le territoire des Matrones des Grands traîneaux. Il avait été très surpris de se retrouver là. Ce qu'il venait de vivre n'était pas un rêve puisque tous ses hommes et lui-même étaient maintenant revêtus de noir. Ils se détachaient sur la neige comme le nez au milieu de la figure. S'ils avaient vu le grand traîneau, les gens du grand traîneau les avaient vus. Puisqu'ils ne pouvaient se cacher, Yaé avait décidé de jouer sur sa présence. Il avait envoyé ses guerriers noirs patrouiller dans la plaine et relever les traces. Ils revenaient avec leur moisson d'informations. Les Gowaï étaient manifestement très présents dans ce lieu. Ils allaient et venaient en nombre, en grand nombre. C'était une véritable armée qui avait bivouaqué ici. Les pisteurs estimaient leur départ à une main de jours. Yaé avait redoublé les précautions. Un des pisteurs avait découvert une cache de vêtements. Une phalange avait mis là un dépôt de vivres et de matériel de rechange. Les Gowaï, malgré leur nombre, ne l'avaient pas trouvé, preuve de la qualité de ceux qui avaient préparé la cache. Le matériel avait des marques. Yaé reconnut la marque de Quiloma. Il sourit devant cette coïncidence. Quiloma était une légende vivante. Ses hommes lui étaient plus que dévoués. Son habilité et ses connaissances du terrain dépassaient celles de tous les autres princes-dixièmes. S'il avait ramené l'imposteur, il aurait été richement récompensé. Au lieu de cela, il s'était inféodé à ce dragon. Il avait scellé son sort, il était perdu, jamais le Bras du Prince-Majeur ne lui pardonnerait, à moins que ce ne soit le roi-dragon. Yaé avait repoussé cette idée. Il avait utilisé les vêtements blancs pour camoufler ses hommes. Ils avaient pu aller plus loin, plus discrètement. Les nouvelles qu'ils avaient ramenées n'étaient pas bonnes. Il avait vu l'armée des Gowaï non loin. Elle semblait attendre. Yaé était prêt à se retirer quand, enfin, ils avaient découvert les traces du dragon. Non seulement il voulait accaparer le trône, mais il pactisait avec les Gowaï. C'est du moins ce que les pisteurs avaient conclu en analysant les marques laissées. Jorohery lui avait donné des javelots noirs. Ils avaient deux utilités. La première était d'être les armes capables de venir à bout du dragon et la deuxième était de pouvoir envoyer un signal. Yaé avait suivi les ordres. Le dragon traînait par là, il fallait prévenir. La Blanche était plus loin de la Plaine des Grands vents que l'autre côté des Montagnes Changeantes. Yaé ne savait même pas si le Bras du Prince-Majeur saurait où il devait se rendre, mais avec Jorohery tout était possible et puis le Prince-Majeur le guiderait. S'il était bien le Prince-Majeur... Yaé avait repoussé aussi cette idée. Lui qui n'avait jamais douté de ses missions et de son engagement sentait en lui monter des interrogations. Il était mal à l'aise avec lui-même. Pour combattre cet ennemi intérieur, il appliquait, renforçait la discipline et appliquait à la lettre les ordres.
Le signal était parti, comme un trait de lumière dans le ciel. Yaé avait été heureux de voir qu'il prenait la direction de la capitale. Il le suivit des yeux aussi longtemps qu'il put.
- Voilà, le Bras du Prince-Majeur est prévenu. La plaine des Grands Vents est à quinze mains de jours de marche. En attendant, nous allons chasser le dragon, dit-il à son second.
- Il y a beaucoup de Gowaï, avait répondu celui-ci.
- Ils sont nombreux, mais nous sommes les meilleurs. Nous sommes noirs, alors nous agirons dans la nuit.
195
De ses yeux d'or, Lyanne regarda le soleil qui se levait. Les jours précédents avaient été sombres. Le vent et les bourrasques semblaient avoir mangé la lumière. Il se tourna vers Monocarna :
- Le temps est venu. Nous partons pour la plaine des Grands Vents.
Le marabout sourit. Il sentait que les forces de la terre étaient à l’œuvre. Le combat serait victorieux ! Il essayait de ne pas douter. Les légendes étaient obscures sur ce point. Si elles parlaient beaucoup des rois-dragons qui avaient fait de grandes choses, elles étaient beaucoup plus discrètes sur les échecs. Pourtant il y en avait eu. Monocarna soupira en s'éloignant. Les chefs de pod étaient venus prendre les ordres, puis Bouyalma qui tenait à savoir ce qu'il devait prévoir pour ceux qui resteraient.
Lyanne distribua ses instructions :
- Nous partirons quand le soleil sera haut. Attendez-moi !
Ayant dit cela, il décolla pour aller chasser. Il ne se sentait pas d'aller au combat le ventre vide. Tout en volant, il pensa à ce qu'on lui avait décrit de la plaine des Grands Vents.
Du côté du soleil levant, on trouvait le désert mouvant. Sa surface devenait solide en hiver, permettant aux grands traîneaux de se déplacer. Quand la température remontait, les lourds glisseurs devaient trouver refuge sur la terre ferme. Avant le « Chasseur », ils revenaient faire pousser les plantes vivrières dans la plaine. Maintenant, ils survivaient avec les aides venant de la Blanche et le peu de chasse qu'ils pouvaient faire. Survivre était le mot juste, puisque les hommes  servaient dans les phalanges et que seuls les femmes et les petits restaient à demeure. Du côté du Couchant était le pays Gowaï. Totalement inexploré, seules les légendes en parlaient. Nul n'avait dénombré le peuple Gowaï, nul ne connaissait vraiment sa force. Entre eux et la plaine des Grands Vents se trouvait une série de collines qui bouchaient la vue. Au midi, se trouvait une terre bouleversée faite de pics acérés formant des chaînes entrecoupées de fjords où coulait une eau saumâtre et noire. Des sources chaudes aux émanations méphitiques en gardaient la surface libre de toute glace. Plus loin, des chemins mieux tracés menaient vers la Blanche. C'est par là qu'allaient passer les phalanges. Le trajet était long, difficile et fatiguant, surtout pour toute une armée. Du septentrion descendait un grand glacier aux fissures mouvantes. Rien, ni personne n'y vivait, hormis peut-être les esprits du froid.
Alors qu'il revenait le ventre plein, Lyanne écouta le vent qui courait depuis le lointain. Il lui parla de troupes en marche et de combats à venir. Le temps de la confrontation était bien venu. Il allait savoir du savoir de celui qui a vécu. Il se laissa porter par le vent. Il survola le bord des Montagnes Changeantes. Il ajusta ses perceptions à ce monde en perpétuel devenir. Il observa au loin les gardiens figés dans leur rôle et le grand dragon noir et blanc qui semblait immobile. Il vit l’œil du grand saurien s'ouvrir, et eut l'impression de le voir sourire. Une brusque bourrasque l’empêcha de conclure. Il stabilisa sa trajectoire et commença à survoler les forêts qui formaient la frontière des Montagnes Changeantes. Il sentit la présence de la Groule et du monstre à deux têtes. Il en eut pitié.
Quand il se posa près du fort de la rencontre, nommé ainsi en l'honneur de la visite de Sonfa, les hommes et les Gowaï étaient prêts.
- Nous n'avons pris que trois jours de vivres, dit Bouyalma en jetant un regard désapprobateur à ce qu'il voyait. Nous devrons chasser sur le chemin. Si les crammplacs nous aident, nous irons vite.
Le roi-dragon entendit les sous-entendus. La plaine des Grands Vents était à de nombreux jours de marche. Bouyalma craignait un voyage long et dur.
- Tu as peur de manquer de vivres, Bouyalma. Je peux t'assurer que l'important est ailleurs.
Lyanne donna l'ordre du départ.
- Je pars devant avec Sagria et les siens, annonça-t-il. Vous suivrez au pas normal jusqu'à mon retour.
Le pod Gowaï aurait bien voulu suivre le dragon pour obéir aux ordres, mais celui-ci allait aussi vite que les crammplacs qui couraient à vive allure en se dirigeant vers la forêt. En maugréant, ils regardèrent le groupe s'éloigner. Lyanne guida la meute montée jusqu'à une clairière. Entre deux grands arbres, les branches semblaient dessiner un passage. Quand le roi-dragon passa au milieu, il disparut aux yeux de ceux qui le suivaient. Sans hésiter, tous passèrent entre les arbres. Lyanne était là devant marchant d'un bon pas, sans un mot, ils le suivirent. Ils avançaient dans un monde blanc mais terne, sans repère. Sans le roi-dragon, ils n'auraient pas su où aller. Sagria et Trascoïa ouvraient la marche de la meute. Rapidement, ils découvrirent qu'il les conduisait vers une lumière qu'on voyait au loin. Plus ils approchaient, plus ils en découvraient l'aspect solide. Si Trascoïa évoquait une construction des hommes, Sagria précisait que cela ressemblait à une des portes du palais du Prince-majeur. Lyanne s'arrêta à côté de la porte et leur dit :
- Allez vers le couchant en sortant. L'armée Gowaï est rassemblée et Afysi, leur roi, vous attend. Dites-lui d'attendre mon signal pour attaquer, tout en préparant ses troupes pour une bataille.
Une fois que le dernier crammplacs eut passé la porte, elle sembla fondre et disparut. Lyanne se remit en marche.
Bouyalma fut soulager de voir revenir le roi-dragon, le chef du pod Gowaï encore plus. Sans en avoir l'air, il compta les écailles.
Lyanne les guida vers la clairière où les grands arbres dessinaient comme un passage. La phalange de Louny et le pod Gowaï mirent leurs pas dans les pas de Lyanne quand il passa. Alors qu'ils marchaient dans un monde gris et terne, Bouyalma s'approcha :
- Où sommes-nous ?
- Là où le roi-dragon vous conduit.
- Mais quel est ce lieu que nous traversons ?
- Les rois-dragons sont maîtres des royaumes blancs. Les hommes n'en connaissent qu'un, les Gowaï en connaissent deux avec le monde d'où viennent les Manonka. Il en existe beaucoup. Ce chemin nous permet de faire comme l'autre chemin, celui que tu connais, mais plus vite et avec plus de sécurité. Si vous pouvez y aller, vous ne savez pas le faire seul. Mon accompagnement vous est nécessaire.
Monocarna se rapprocha en les entendant parler :
- Ne peut-on pas s'y perdre ?
- Pour celui qui a le savoir, l'égarement est impossible.
Le temps s'écoula ou sembla s'écouler. Les repères manquaient pour savoir vraiment. Bouyalma pensa en voyant une lumière au loin qu'ils avaient marché toute une journée, mais quand il eut passé entre les montants de glace d'une porte ouvragée, il vit qu'il faisait nuit. Le vent soufflait et le déstabilisa un peu. Au sol une neige glacée sur une surface de glace lui fit penser à un paysage de montagne. Sans la lumière du jour, il ne vit pas où ils étaient.
Lyanne dit :
- Nous allons bivouaquer ici.
Se tournant vers Monocarna, il ajouta :
- Si tu sens les esprits du froid venir, fais ce qu'il faut pour les protéger.
Ayant dit cela, il déploya ses ailes et s'envola. Monocarna le regarda partir, ombre dans la nuit, pendant que les derniers de la phalange de Louny passaient le seuil de la porte.
Bouyalma s'approcha suivi du chef de pod :
- Où est-il ?
Monocarna répondit :
- Il est parti voir ce qu'il peut voir. Je sens la violence et la puissance en ces lieux, mais assez loin. Ne faites pas de feu ici. Quand se lèvera le soleil, nous irons dans un endroit plus sûr. Je vais veiller pour guetter les esprits du froid. Reposez-vous mais restez prêts à faire mouvement.

Lyanne voyait le grand glacier défiler sous lui. Il repéra une zone dégagée en bordure de la langue de glace. Légèrement en contrebas de la crête, elle mettrait la phalange à l'abri et du glacier et de ceux qui étaient dans la plaine.
Il contempla le ciel. Il restait un peu de temps avant que le soleil n'apparaisse. Silencieusement, il se laissa glisser au-dessus de la grande plaine.
Il découvrit l'armée du Royaume Blanc. Venant du midi, les phalanges s'étaient arrêtées après le dernier fjord. Éclairés par des torches, des guerriers construisaient un mur de glace. Aux yeux du roi-dragon, ils étaient comme autant de bougies qui s'agitaient.
Du haut des airs, il vit un endroit plus sombre bien que plus éclairé. Si les torches étaient plus nombreuses, les lueurs émanant des hommes étaient plus faibles, beaucoup plus faibles. Au centre un cercle de noirceur lui révéla la place de Jorohery. Il en sentit les perceptions qui le cherchaient. Il les évita. Le vent le poussa vers le couchant. Il ne lutta pas, se laissant aller sans forcer au-dessus de la vaste étendue. La saison des plantes était commencée. Il pensa que la bataille ne laisserait pas grand chose de toutes ces victuailles potentielles. Au loin il sentit la puissance de l'armée Gowaï. Si Jorohery avait amené toutes ses phalanges, Afysi avait déployé toutes ses forces en une ligne qui barrait tout l'espace comme une muraille vivante. 
Lyanne vira vers le grand glacier. Trouvant des vents plus favorables, il se laissa porter vers ceux qui l'attendaient. Au passage, il repéra une phalange tout habillée de noire, se dirigeant en toute hâte vers le midi.
Il fut heureux que Yaé soit là. Les grands traîneaux ne tarderaient pas. Alors tous les protagonistes seraient en place pour le dernier acte du Shanga.  
196
Les Gowaï furent surpris du retour de Lyanne. Pourtant ils étaient restés en alerte depuis leur passage de la porte. Ils attendaient un dragon et c'est un homme qui était arrivé silencieusement.
- La lumière arrive, avait-il dit, préparez-vous.
Il les avait guidés sur ce terrain fait de glace et de failles par un chemin aux multiples détours. Si en ligne droite, le bord du glacier était tout près, ils eurent besoin d'une journée de marche pour arriver sur la roche nue. Ils avaient connu des frayeurs plus ou moins fortes. Certains ponts de glace s'étaient effondrés après leur passage. Parfois il avait fallu sauter au-dessus d'une crevasse juste un peu trop large. Heureusement les cordes avaient toutes tenu. La plus grande peur qu'ils avaient vécue, était quand une main de guerriers avait glissé. Le roi-dragon, vif comme un éclair rouge, avait stoppé leur chute et les avait ramenés sur le chemin entre ses griffes. Le grand glacier avait protesté de toute sa puissance en tremblant et bougeant. Tout le monde s'était jeté à plat ventre le temps que cela s'apaise. Monocarna avait dit en se relevant :
- Les esprits du froid voulaient un sacrifice et volaient des hommes. Ils sont en colère.
- Je sais, Monocarna, avait répondu Lyanne. Le Grand Glacier est vassal et je suis maître.
Lyanne avait alors planté son bâton de pouvoir dans la glace. Celui-ci avait vibré entraînant le sol avec lui. C'était une vibration rapide comme celle d'une corde de courdy. Elle se propagea tout autour d'eux. Un bourdonnement prit naissance. Ce fut comme si le glacier se mettait à chanter le chant douloureux de celui qui, se croyant maître, découvre qu'il doit obéir. Par petits mouvements secs sous leurs pieds, la glace bougea. Un chemin se dessina.
Quand tout fut calme, Lyanne reprit son bâton. Le bourdonnement cessa. Il se remit en marche. Ils purent atteindre la moraine sans autre incident. Le soir tombait quand ils montèrent le campement.
Bouyalma s'approcha de Lyanne qui mangeait. Il salua et sur l'invitation de son suzerain, il parla :
- Quelle est la stratégie pour la bataille ?
- Quelle est ta pensée ? répondit Lyanne.
- Les Gowaï sont près d'ici avec toutes leurs troupes. Le chef du pod m'a dit que des meutes de crammplacs poilus se tenaient non loin. Nous pouvons prendre les phalanges entre nous comme dans une pince. La phalange Louny serait le fer de lance de l'attaque et porterait la mort au centre de l'armée de Jorohery.
- Ton rêve est d'en découdre ! Combien cela fera-t-il de morts chez ceux du Royaume qui est le mien ?
- Ils ont trahi !
- Les choses sont toujours moins simples qu'il n'y paraît. Ton plan a le mérite d'exister et le mérite de sa simplicité. Peut-être sera-t-il nécessaire ? Prépare-le. Le Shanga est un rite de vie. Y inviter la mort serait le pervertir.
Ils restèrent un moment sans parler. Lyanne regarda vers le couchant où disparaissait le soleil.
- La nuit tombe. C'est dans l'obscurité qu'on voit mieux la lumière. Va, Bouyalma. Envoie les messagers et prépare le combat. Cette nuit, j'ai à faire.
197
Vrestre venait de rentrer dans son abri. Prince-second, il venait de finir une réunion, une de plus, avec les princes-troisièmes. Le moment décisif semblait approcher. Les éclaireurs et autres avant-gardes avaient ramené des nouvelles graves. Les Gowaï étaient en grand nombre. Eux aussi devaient penser que le lieu et le temps de la confrontation étaient arrivés. Heureusement, toutes les phalanges étaient là. Vrestre comprenait mal le Bras du Prince-Majeur. Lui aurait bien attaqué plus tôt pour ne pas laisser le temps aux ennemis de se préparer. Jorohery était focalisé sur cet imposteur qui se disait roi-dragon. La phalange de Yaé l'avait, paraît-il, repéré. Pourtant depuis leur arrivée ici, ils n'avaient relevé aucun signe de sa présence. À force de tergiverser, les Gowaï avaient eu le temps de faire venir beaucoup de combattants. Ils campaient à une ou deux journées de marche derrière les collines. Les patrouilles de reconnaissance n'avaient pas vu de meutes de crammplacs dans les campements qu'ils avaient pu inspecter. Quand Vrestre avait soulevé l'importance du nombre, Jorohery avait balayé l'argument d'un geste du bras.
- Nous aurons l'avantage quand l'imposteur sera éliminé... Les Gowaï tirent leur force de sa présence. Dès qu'il sera éliminé, l'ordre du Prince-Majeur régnera, car c'est lui le vrai roi-dragon !
Jorohery avait fait distribuer de lourds javelots noirs. Vrestre s'était étonné de leur nombre. Ils n'étaient pas dans le convoi qui avait passé les fjords. Le Bras du Prince-majeur disposait d'une magie puissante, pensa-t-il. Ses aides de camp l'aidèrent à se préparer et se retirèrent. Il en vit un comme à son habitude, se coucher sur le bas de la fourrure de crammplacs qui fermait le passage, ses deux épées à portée de la main. Vrestre s'allongea. Demain, peut-être y aurait-il combat ? Il en ressentit une certaine excitation.
Quand il se réveilla quelque chose n'allait pas. Il faisait encore nuit. S'il y avait une silhouette dans son abri de glace, elle n'avait pas les caractéristiques de son aide de camp. Une curieuse luminosité baignait la pièce.
- Qui êtes-vous ? dit Vrestre en sortant son épée.
L'homme tourna vers lui un regard d'or. Il posa un bâton au sol. Celui-ci laissa s'échapper des volutes aussi dorées que ses yeux.
- Tu es prince-second et tu poses cette question. Que diras-tu à tes vassaux quand ils te la poseront ?
Vrestre debout, sentait sa main trembler. Dans sa tête, tournait un kaléidoscope d'images, de sensations, de souvenirs.
- Est-il possible... ? dit-il.
- Regarde ! dit Lyanne.
Se tordant, se liant, se séparant, se réunissant à nouveau, les volutes dessinèrent mille et une figures sous le regard figé de Vrestre. Intérieurement, il sentit le bouleversement arriver. Ce fut un maelström d'émotions ataviques. Sous ses yeux défilait ce qu'il avait toujours su, le savoir immémorial de son peuple. Quand cessa le phénomène, Vrestre savait. Lâchant son épée, il mit genou à terre.
Au bruit du métal sur le sol, le garde accourut. Il vit son prince à genoux en signe de soumission. Il fouilla la pièce du regard, elle était vide. Vrestre jeta sur lui un regard vide, puis sembla prendre conscience de sa présence.
- Tu peux retourner te coucher, Smael. Il n'y a pas de danger.
Voyant l'hésitation de l'homme, Vrestre ajouta :
- Le Dieu Dragon est venu me visiter. Gloire lui soit rendue !
- Graph ta cron ! dit Smael en repartant.
Vrestre se recoucha, tout en restant songeur. Comment le roi-dragon était-il arrivé et parti ? Il y avait là aussi une magie. Comment allait-il faire face à Jorohery ? Et puis qui était vraiment Jorohery puisque, maintenant, Vrestre en était persuadé, le Prince-Majeur n'était pas le roi-dragon ?
Ce dont Vrestre ne pouvait se douter c'est de l'effet de ses paroles sur Smael. Celui-ci ne put garder la joie et la fierté qu'il ressentait pour lui. Le Dieu-Dragon avait rendu visite à son prince. La nouvelle était inouïe, immense, merveilleuse... Il manquait de mots. Il en parla avec les autres gardes qui en parlèrent à d'autres et bientôt dans toutes les phalanges sous le commandement de Vrestre circula le bruit de cette visite. Toute une gamme de rumeurs circula, allant de la victoire sur l'imposteur à la reconnaissance de Vrestre comme roi-dragon. Une seule chose était sûre : Vrestre détenait maintenant la vérité. Dans le camp, tous attendaient sa parole. Comme un seul homme, ils le suivraient et jusqu'à la mort s'il le fallait.
Avec Falker, ce fut encore plus simple. Alors qu'il se réveillait, il vit Lyanne. Dès qu'il rencontra le regard d'or du roi-dragon, il fit acte de soumission, genoux à terre.
- Les légendes disaient vrai ! Mon roi est devant moi. Graph ta cron !
Son dernier cri alerta son aide de camp. Ce dernier passa la tête derrière la fourrure tenture et découvrit l'incroyable lumière dorée qui régnait. Son prince était à genoux, comme hypnotisé par ce qu'il regardait. Il fit comme lui et tourna son regard vers...
Ce fut un choc intérieur, en lui passèrent toutes les images de toutes les légendes. Quand cela s'arrêta, il ne savait pas si cela avait duré un instant ou une vie. Il savait mais il s'aperçut qu'il avait du mal à le dire quand il voulut le raconter à ses camarades. Il multiplia les comparaisons et les images pour finir par dire que le Dieu-Dragon était avec eux et que le vrai Roi-dragon allait venir, et que Jorohery n'était sûrement pas ce qu'il disait. Pendant que se répandait le bruit de cette visite dans la partie du camp sous les ordres du Prince-second Falker, ce dernier était parti se recoucher et dormait d'un sommeil profond et réparateur.
Nyagorot avait choisi de rester près des montagnes. Il avait trouvé, ou plus exactement ses éclaireurs avaient trouvé une grotte dont il avait fait son camp de base. Quand Lyanne arriva dans l'endroit où il dormait, il ne se réveilla même pas. Il le regarda. Son teint rouge lui rappela Chountic.  Il grimaça intérieurement. Un prince-second sous l'influence des boissons fermentées n'était pas un exemple. Naygorot aimait le luxe. Contrairement aux gens de la plaine qui aimaient l'or, dans le Royaume blanc on préférait ce qui était signe de pouvoir. C'est ainsi que Nyagorot avait choisi de se déplacer avec tout son confort. Il dormait sur un lit. Son simple transport avait dû mobiliser une armée de serviteurs. Toute la vaisselle que Lyanne découvrait autour de lui sur des étagères démontrait la même chose : Nyagorot était Prince-second. Le roi-dragon regarda longuement le dormeur. Il soupira puis un sourire naquit sur son visage. Il posa son bâton de pouvoir sur le sol et l'y enfonça. Immédiatement des volutes dorées en émergèrent et s'écoulèrent comme un ruisseau emplissant la pièce de leurs tourbillons. Comme des serpents qui auraient trouvé leur proie, elles convergèrent vers Naygorot quand l'une d'elles le toucha.
Caché sous le lit en bon serviteur prêt à satisfaire tous les besoins de son maître, Mlion se mit à trembler. Il s'était réveillé quand la lumière avait augmenté dans la pièce, inquiet de savoir ce qu'il allait encore devoir faire pour satisfaire les caprices de ce prince. La découverte de cet étranger aux yeux d'or l'avait sidéré. Incapable du moindre mouvement, il avait vu ces serpents de lumière s'approcher de lui, le palper le contourner et monter vers le prince. Bientôt ils l’enveloppèrent, le soulevant de son lit. Il vit son maître flotter au milieu de l'espace, des faisceaux de lumière dorée sortant par tous les orifices. Mlion ferma les yeux un instant pensant qu'il faisait un cauchemar. Quand il les rouvrit, il sursauta. La pièce avait disparu. Le prince flottait dans un espace fait d'images mouvantes de dragons et de guerriers blancs. L'étranger avait disparu. À sa place un grand dragon rouge parlait d'une voix douce :
- Regarde Nyagorot, regarde bien. Ce que tu vois est vrai et tu le sais. Regarde bien l'histoire de ton peuple et de ta famille. Apprends ce que tu dois apprendre. Laisse la vérité t'emplir maintenant, ainsi tu n'auras plus besoin de t'emplir d'autre chose.
Mlion regardait tour à tour le dragon et le prince. Ce dernier semblait agité de soubresauts. La voix du dragon continuait à s'écouler doucement comme le murmure d'un ruisseau. Mlion perdit contact avec la réalité et s'endormit. 
Brusquement il se réveilla. Il faisait nuit, au-dessus de lui, son maître dormait. Il poussa la tenture qui fermait l'espace sous le lit et se leva. Tout semblait normal et pourtant, ses sens lui disaient le contraire. Il avait fait un drôle de rêve. Était-ce cela qui le perturbait ? Il regarda le prince et eut un sursaut. Sa peau était parcourue de fines irisations dorées qui luisaient dans la pénombre. Il s'approcha. Alors, il comprit ce qui l'avait réveillé. La respiration du prince avait changé. Il ne ronflait plus. Il dormait paisiblement. Était-il possible que le Dieu-Dragon lui-même soit venu ? Il regarda le sol. Là où le bâton avait été planté, il y avait un trou dans la roche. Lui qui priait chaque jour le Dieu-Dragon de le protéger du prince, était maintenant convaincu. Il avait été écouté et exaucé.
- Graph ta cron ! Murmura-t-il, Graph ta cron !
Il sortit de la pièce pour en faire part à Grard, son meilleur ami. Il fallut moins d'une journée pour que la nouvelle fasse le tour des phalanges du prince Nyagorot. La nouvelle courut d'autant plus vite que ce dernier ne but rien de fermenté de toute la journée et ne se mit même pas en colère. 
198
Lyanne avait volé une bonne partie de cette journée brumeuse. Il avait vu les princes-second mais il manquait un élément à son puzzle. S'il sentait la présence des différents protagonistes, il en cherchait un particulièrement. Il le repéra alors que se couchait le soleil. Il eut un sourire. Il vira sur l'aile et cracha son feu, illuminant les nuages. Les guetteurs de la phalange Louny verrait le signal et préviendrait Bouyalma qui allait pouvoir agir.
Il se laissa tomber pour atterrir dans une petite clairière. Il s'immobilisa, tous les sens en alerte. Il resta un moment comme cela. Rien ne bougeait. Il ne ressentait aucune présence en dehors des animaux. Lentement, il se mit en marche. La lumière diminuait rapidement maintenant. Pas gêné par la nuit, il avança d'un bon pas. Il ralentit en sentant la présence qu'il recherchait. Il sourit. Il allait rencontrer celui qu'il était venu voir. Il s'arrêta pour ressentir ce qu'il se passait. Ceux qu'ils cherchaient étaient un peu plus loin. Il réfléchit à ce qu'il devait faire. Il ne voulait pas trop les surprendre...

Les guerriers de la phalange noire retournaient vers le camp. Ils venaient de faire une patrouille sur les bords de la plaine. Ce qu'ils avaient vu les inquiétait. Le prince voudrait sûrement en informer le Bras du Prince-Majeur. Les Gowaï allaient faire mouvement. Le temps du combat approchait. Silencieux et invisibles dans la nuit, ils progressaient sur un tapis d'aiguilles de résineux. Ils se bloquèrent soudain. Ils venaient de sentir la fumée d'un feu. Quelqu'un bivouaquait dans ces collines. Avec d'infinies précautions, ils s'approchèrent. Ils n'étaient que deux mains d'hommes. En cette période, tout ce qui n'était pas ami était ennemi. Ils découvrirent un homme seul qui se chauffait à un feu. Il était sous un surplomb à l'abri du vent. Un homme seul ici ! Ils pensèrent à un messager, mais un messager n'aurait pas fait du feu. Le bonhomme semblait tranquille avec son bâton de marche posé à côté de lui. À un moment il se leva pour aller chercher du bois et en remettre dans le feu. Le konsyli faillit s'étrangler. L'imposteur ! C'était l'imposteur, là devant eux, seul. Il devait avoir sacrément confiance en lui pour faire cela. Il fallait réfléchir à la manière de le capturer ou de le tuer. Ils se retirèrent plus loin pour mettre au point une tactique. Les konsylis voulaient le capturer vivant pour le ramener au prince. Lui saurait ce qu'il fallait faire. Vu la configuration du terrain, il fallait essayer de le prendre en tenaille. Les buissons étaient très proches de l'abri. La surprise pourrait être totale. Ils décidèrent d'envoyer Filmon sur le rocher au-dessus à tout hasard. Il fut décidé d'agir avec précaution sans précipitation, la nuit était jeune et le temps était avec eux. Si l'imposteur s'endormait sa capture n'en serait que plus facile.
Avec beaucoup de précautions, ils se remirent en position autour de l'abri sous roche. L'homme s'était appuyé sur la paroi. Il avait rassemblé des aiguilles en un matelas et semblait somnoler. Sa tête dodelinait doucement. Les guerriers noirs attendirent, immobiles. Le temps passa. Les nuages couraient dans le ciel, découvrant ou cachant la lune. L'homme ne bougeait pas.
Quand le signal arriva, tous les guerriers se mirent en mouvement sans bruit. Les konsylis se retinrent de pousser un cri de joie quand ils virent que l'homme était maîtrisé. Filmon avait recouvert la tête et les épaules d'une toile pour entraver tous les mouvements.
Ils sursautèrent en entendant la voix de l'homme. Elle était douce et calme.
- Savez-vous ce que vous faites ?
Un des konsylis lui répondit :
- Tu te croyais très fort, mais ici dans cette forêt, tu t'es bien fait avoir !
- Et si je me révoltais ?   
- T'as pas intérêt, dit l'autre en pointant son arme sur lui, j'ai un javelot noir et si je le plante, t'es mort ! C'est le Bras du Prince-Majeur qui l'a dit.
- Si le Bras du Prince-Majeur l'a dit...
Le konsyli posa son arme sur la toile qui immobilisait Lyanne :
- Tiens-toi tranquille ou gare à toi ! Le prince te préfère vivant mais mort tu feras aussi bien l'affaire
Il n'y eut pas de réponse.
Les ordres claquèrent brefs et précis. Lyanne fut emporté comme un paquet. La marche fut rapide et les arrêts courts. Au matin, ils furent en vue du camp de la phalange noire.
Après s'être identifiées, les deux mains d'hommes se présentèrent devant la tente du prince. Ils avaient remis leur prisonnier sur ses deux pieds. Un konsyli tenait toujours un noir javelot contre le flanc de Lyanne. Filmon portait le bâton de pouvoir, le marteau de combat et le couteau trouvés. Ils patientèrent ainsi un bon moment. Puis brusquement la toile de tente s'entrouvrit laissant le passage à Yaé :
- Alors ?
Après avoir fait le salut rituel, un konsyli s'approcha :
- Nous avons l'imposteur, mais les Gowaï font mouvement.
- Enlevez-lui la toile, mais gardez le javelot.
Pendant que les hommes s’exécutaient, Yaé donna des ordres pour faire mouvement. Le camp ressembla bientôt à une fourmilière. Chacun à sa place préparait le départ.  
Yaé regarda Lyanne debout devant lui. Il soutint le regard d'or. Ses yeux se troublèrent légèrement. Il se ressaisit.
- Jorohery sera content, dit-il d'une voix qu'il voulait ferme.
- Et toi, prince, le seras-tu quand le pays que tu aimes sera devenu aussi noir que tes habits ?
Yaé se mit à rire :
-Tes paroles sont sans effet sur moi ! J'ai vu le Prince-Majeur devenu Roi-dragon, Jorohery me l'a montré. Il sera très content de te voir. Tu es la pièce manquante pour que puisse venir le règne du Roi-dragon.
- Et tu crois ce prince du mensonge ? Que sais-tu de lui ?
Yaé ne répondit rien. Il  se tourna vers le konsyli :
- On part. Il faut rejoindre le Bras du Prince-Majeur. Allez maintenant, nous suivons dès que nous sommes prêts.
Ayant dit cela, il se retourna et partit vers d'autres tâches.
- T'as entendu, dit le konsyli en appuyant un peu plus dort le javelot sur le dos de Lyanne, En route !
Sans plus attendre, ils se mirent en route. 
199
Le groupe courait à petites foulées rapides. Sans aller très vite, il ne s'arrêtait pas ou peu. Des pauses rares et courtes mettaient Lyanne dans un inconfort important. Les deux mains d'hommes furent rejointes petit à petit par les autres de la phalange noire. Les relais pour porter le prisonnier furent plus nombreux. On s'arrêtait le temps de le changer d'épaules et on repartait. Yaé les rejoignit en fin de matinée. Ils suivaient une piste sinueuse marquée par les signaux laissés par les éclaireurs qui étaient partis devant. Alors que le soleil était haut dans le ciel, la colonne se figea. De la course, on passa à la progression à petits pas sous le couvert d'une sombre forêt. Si Lyanne ne voyait rien, il entendait et sentait la tension qui existait dans le groupe. Les Gowaï se déplaçaient non loin. Commença une espèce de jeu de cache-cache. Par une à trois mains d'hommes, les guerriers noirs se glissèrent entre les unités de Gowaï qui allaient vers les positions des guerriers bancs.
- Si tu te fais remarquer, ce javelot est pour toi, avait prévenu Filmon. 
Lyanne avait grogné une réponse qui pouvait passer pour un oui. Il était en travers des épaules du plus large des guerriers de la phalange. Même avec cette charge, ce dernier courait et bondissait aussi vite que les autres. En quelques accélérations, ils furent dans une autre forêt. Plaqués contre les troncs, ils attendirent sans bouger le passage d'une troupe de Gowaï. Lyanne avait été plaqué contre un tronc. Il sentait la tension du guerrier noir à la pression du javelot dans son dos. Si les Gowaï les voyaient, il était embroché.
Sûrs de leur force, les Gowaï avançaient sans se soucier d'eux. Quand la troupe fut passée, ils reprirent la route, Lyanne toujours en équilibre sur une épaule comme un vulgaire sac de grain. Le soir arriva, ils étaient en avant des lignes ennemies. Lyanne entendit Yaé discuter avec son second à voix basse.
- On aurait dû le tuer sur place et ramener son corps, disait le second.
- Jorohery n'aurait pas été content. Il le veut vivant.
- Je n'ai aucune confiance dans le prisonnier. Vous l'avez vu à l’œuvre. Sa capture a été trop facile.
- Les javelots noirs ont un grand pouvoir et puis Jorohery a besoin qu'il soit en vie pour la cérémonie qu'il doit faire pour que vive notre roi-dragon et non cet imposteur.
- Nous n'aurons pas beaucoup de temps ! Les Gowaï sont sur nos talons.
- Les messagers sont partis depuis midi. Demain matin quand nous arriverons, tout sera prêt. Quant aux Gowaï, ils arriveront juste à temps pour vivre leur plus grande défaite...
Après de trop courts instants de repos, malgré la nuit, ils repartirent. La faible luminosité les rendait presque invisibles. Ils couraient maintenant dans la toundra qu'était la plaine sans culture. S'ils tenaient le rythme, ils arriveraient au camp à la dernière veille de la nuit. Ça et là quelques plaques de neige faisaient des taches blanches qu'ils évitaient soigneusement. Ils ne voulaient pas se faire repérer.
Aussi blancs que la neige, deux yeux les regardèrent passer. 
200
Se tournant vers son compagnon, Trascoïa grondait sa colère.
- Traiter le Roi-dragon comme cela ! Je les aurais bien déchiquetés !
- Je sais, dit Sagria, mais ce sont ses ordres. Cela se passe comme prévu. Il nous faut rejoindre les autres.
Le grand crammplacs se mit en mouvement. Ses foulées rapides et bondissantes l'éloignèrent rapidement du lieu de la rencontre. Ils devaient rejoindre la horde. Ils avaient bien travaillé, rassemblant le plus grand nombre possible de guerriers et de crammplacs. Les Grands Traîneaux avaient fourni la majorité des hommes, un peu trop jeunes peut-être pour être de parfaits combattants, mais déjà très endurants et s'entendant parfaitement avec les grands fauves qu'ils montaient.
Leurs rôles étaient de se positionner entre les phalanges et le grand désert mouvant. Ils avaient repéré l'endroit. Une petite colline était le centre prévu du dispositif. Un premier groupe devait l'escalader et parader en haut pour qu'on le voie. Les autres devaient se mettre en retrait en bas sans se cacher en une ligne de part et d'autre.

- Le Manonka a dit. Ceux qui sont habillés comme la nuit sont passés à côté de nous. Ils pensent que nous ne les avons pas vus.
- Ceux qui sont habillés comme la nuit sont stupides. Le dagon a dit et nous avons écouté. Nul ne peut nous compter. Afysi sait et guide bien...
La conversation entre les deux chefs de pods continua pendant qu'ils marchaient. Ils étaient l'élite des Gowaï. Afysi, le roi de toutes les tribus avait donné à chacun des ordres de marche. Ils devaient se déployer comme un mur entre les phalanges et le reste du pays. La plaine devait avoir l'air couverte de Gowaï. Les Manonka bruissaient régulièrement.
Les deux pods avaient relevé les traces des guerriers noirs et fait vibrer leur Manonka pour prévenir. Afysi avait interdit d'intervenir. Le dagon avait dit que tout se jouerait à la lumière du jour. Il avait dit les paroles et le chant de confiance. Le peuple Gowaï devait tenir la parole donnée. Même si tout ne se déroulait pas comme prévu, l'homme au cœur noir qui présidait aux destinées du peuple du dagon, ne ferait pas le poids devant la puissance de tous les Gowaï, même avec toutes ses phalanges.
La conversation s'orienta après sur ce qu'il fallait faire quand le soleil se lèverait. Les chefs des pods n'avaient pas bien compris. Afysi demandait que l'on fasse du bruit, beaucoup  de bruit, comme un défi. Ils avaient transporté les grands tambours de la saison chaude. C'est avec eux qu'ils allaient faire savoir à l'homme au cœur noir qu'il allait mourir.

Bouyalma avait vu arriver le grand crammplacs et son cavalier. Ils avaient discuté un moment des différentes options stratégiques. La phalange Louny ne pouvait pas tenir un grand territoire. Ils avaient choisi de tenir le passage qui menait au grand glacier. Si quelqu'un voulait se sauver par là,  il passerait devant eux, obligatoirement. Bouyalma avait même déclaré qu'il espérait que Jorohery passerait par là... qu'il puisse lui régler son sort une fois pour toutes. En faisant cela, il n'avait fait que résumer le sentiment de tous les guerriers de sa phalange. Le second de Sagria l'avait écouté et avec un sourire lui avait dit que non. Jorohery fuirait par le désert mouvant et ce serait eux, l'armée de hommes-crammplacs qui lui réglerait son sort. Tout le monde avait ri à cette boutade. Chacun était bien conscient des forces en présence. Les phalanges ensemble étaient une armée redoutable et Jorohery en était le chef. Tout le monde savait que les princes avaient prêté serment au Prince-Majeur et que ce dernier avait donné l'ordre d'obéir à son Bras. Bouyalma voulait croire à la force du Roi-dragon mais il ne voyait pas comment il allait faire sans combattre.
Il avait mis la phalange en marche à la première veille de la nuit. Ils étaient sur le bord du glacier et ne risquaient pas de rencontrer une crevasse. Monocarna avait trouvé des lichens phosphorescents dans une grotte non loin de leur lieu de campement. Ils avaient bricolé des lanternes qui leur donnaient une lumière juste suffisante pour voir en pleine nuit où ils mettaient les pieds. Il y avait eu quelques chutes sans gravité. Un konsyli avait soulevé la question du manque de discrétion. Même faibles, ces lueurs pouvaient se voir de loin. Bouyalma avait répondu :
- Le Roi-dragon y compte bien. S'ils nous croient nombreux, cela n'en sera que mieux.
Pour essayer de le faire croire, Bouyalma avait imposé de laisser de l'espace entre chaque guerrier quand ils avaient franchi le col qui menait vers la plaine en contrebas.
- Il faut que cela dure longtemps et que les guetteurs en bas pensent à une grande troupe qui descend.
Pendant qu'ils faisaient cela, Bouyalma et certains konsylis étaient descendus reconnaître le passage plus bas. Ils avaient trouvé ce qu'ils cherchaient. Le terrain formait une cuvette que surplombaient des rochers, idéal pour un combat. Bouyalma commença son inspection pour voir comment il allait pouvoir disposer ses hommes. Ici les combats seraient rudes mais ils avaient une chance de bloquer la progression des autres. Il restait une inconnue : comment ses guerriers se comporteraient-ils face à ceux qui étaient comme eux ? 
201      
Lyanne s'attendait à être attaché mais pas à être ainsi emballé. Il n’appréciait pas la situation mais comme il l'avait provoquée... Il comprenait la nécessité des guerriers noirs de le traiter comme cela. Leurs choix étaient limités. Quand il se trouva devant Yaé, il se rendit plus sensible au ressenti du prince. Où en était la lumière en lui ? Si le regard d'or que Lyanne porta sur lui le déstabilisa, il vit bientôt les ténèbres intérieures de l'homme reprendre le dessus. Il n'eut aucune amélioration de son sort. Au contraire, il avait eu l'impression que ses actions avaient augmenté la détermination de ses geôliers à aller jusqu'au bout de leur démarche. La seule solution était de se laisser aller. Il se mit dans un état second, annulant tout tonus. Il était comme sorti de lui-même. Aussi mou qu'un corps mort, il avait inquiété l'un ou l'autre des porteurs. Invariablement la question était :
- Il est mort ?
Yaé ou Filmon répondaient et rassuraient le guerrier. Lyanne avait curieusement une vue extérieure de la situation. Il était le dragon mais sans son corps. Un dragon immatériel se déplaçant sur un autre plan et avec un autre rythme que les humains. Si son corps humain respirait, sa conscience était en vol au-dessus. Comme il n'était pas détaché à chaque arrêt, il ne retrouvait son corps que par moment. Il se refusait à devenir dragon en chair et en os avant d'avoir vu Jorohery. Le combat aurait lieu à ce moment là et pas avant.
Il regardait courir les guerriers noirs au milieu des Gowaï. Il les écoutait quand ils pensaient être discrets au point de berner les autres. Il riait intérieurement lui qui avait influencé les Manonka pour qu'ils disent ce qu'il fallait dire et que la phalange noire puisse progresser. Tout se mettait en place, comme il l'avait envisagé. C'était la partie la plus simple. Les guetteurs des phalanges devaient déjà donner l'alerte. Il sentait monter la tension en lui. Faire Shanga était exigeant. On pouvait y laisser sa vie si cela se passait mal. Dans les grottes aux dragons, il avait vu. Le cas était déjà arrivé une autre fois. Il y avait eu confrontation entre deux candidats qui se disaient « roi-dragon ».  Cela avait fini en bain de sang et le royaume avait été affaibli pendant plusieurs générations. Il n'y avait eu aucun gagnant, que des perdants. Lyanne redoutait cela. Bien sûr il avait passé les premières épreuves et avait des preuves de sa puissance de roi-dragon, mais qui était vraiment celui qui se dressait en face de lui pour réclamer le pouvoir pour un autre ? Il entrevoyait la vérité. Si tel était le cas, le combat serait rude.
Tout en remuant toutes ces pensées, il se faisait léger sur les épaules de son porteur. Il fallait arriver avant le lever du soleil. Il repéra en passant le grand crammplacs et son cavalier. Eux aussi étaient là. Jorohery serait prévenu de leur présence. S'il était ce qu'il pensait, alors il réagirait comme il le prévoyait.
Ils approchaient du camp des phalanges. Lyanne le sentait. Il profita d'être sur de larges épaules pour retourner un peu dans ce corps humain qui lui sembla bien engourdi. Cela le contraria. Il fallait qu'il soit efficace rapidement à leur arrivée. Il activa les muscles les uns après les autres. Doucement il sentit le tonus revenir, avec la circulation. Sa peau et ses extrémités lui piquaient et le démangeaient. Il prit cela pour un encouragement à continuer. S'il voulait achever Shanga, il fallait en passer par là. 

 
202
Nyagorot était content. Il ne savait pas pourquoi mais il était content. Il remarquait que son entourage semblait surpris de ce qu'il faisait. Cela ne l’inquiétait pas outre mesure. Il était bien. Il était sorti sur le pas de la grotte qui lui servait de logement. Il avait vu le soleil se lever inondant de reflets violines la surface du glacier.
- Mlion, prépare un gruau, j'ai faim !
Il n'avait pas vu le regard étonné de son serviteur qui arrivait avec la chicha du matin. Nyagorot était parti en petites foulées faire le tour du camp. Il n'avait pas trop la forme. Il se sentait essoufflé alors qu'il ne courait pas très vite. Ce fut comme un nuage dans un ciel bleu. À son retour, il dévora la bouillie chaude qui l'attendait. Tout en mangeant, il réfléchissait. Le moment décisif approchait. Il le sentait.
- Mlion !
- Oui, mon Prince.
- Convoque les princes, tous les princes ! Les ordres vont arriver, je le sens. Nous devons être prêts à faire mouvement.
Le regard posé sur le lointain Nyagorot ne vit pas le regard une nouvelle fois étonné de son aide de camp. Celui-ci partit porter les ordres avec une célérité qu'il n'avait pas connue depuis bien longtemps.
- Grard ! Grard !
- Te voilà bien essoufflé, Mlion ! Où cours-tu comme cela ?
- Il faut convoquer les princes, tous les princes. Le Prince Nyagorot a changé depuis ce que je t'ai raconté. Pas une goutte de chicha ce matin, pas un mouvement d'humeur !
- Pas une goutte ?
- Non, il a voulu du gruau.
- Du gruau ?
- Oui, je suis sûr que c'est un signe du Dieu-Dragon. Notre Prince a été choisi...
Mais déjà Mlion était reparti vers les tentes des princes-troisièmes. À chaque fois il dut s'expliquer et vit le regard inquiet du prince. Qu'arrivait-il à Nyagorot ? Jamais il n'avait fait cela.
Assis face au soleil qui montait à l'orient, Nyagorot était loin de se douter de ce qu'il déclenchait. Il méditait. Il s'en trouvait bien. Il se dit qu'il devrait faire cela plus souvent. Il vit arriver les princes les uns derrière les autres. Il se mit debout. Son aspect frappa ses interlocuteurs et alimenta la rumeur de la visite du Dieu-Dragon.
Il mena sa réunion de bout en bout sans s’asseoir et sans boire. Les princes-troisièmes échangèrent des regards. Eux qui avaient pris l'habitude de faire un peu comme ils l'entendaient, se retrouvaient face à un prince exerçant pleinement son autorité. Ils firent comme si tout était naturel et qu'ils ne se disputaient jamais pour prendre la place de Nyagorot. Quand les messagers de Jorohery arrivèrent, ils trouvèrent les phalanges prêtes à bouger. Nyagorot eut un sourire en entendant les ordres, il avait bien anticipé. Les phalanges devaient se positionner là où il l'avait prévu. Au centre du dispositif, Jorohery serait avec ses gardes, autour les trois princes-seconds et leurs phalanges. Nyagorot aurait Vrestre à sa droite et Falker à sa gauche. C'est lui qui recevrait le premier le choc de l'attaque des Gowaï. Si les informations étaient justes, ils avaient commencé à bouger pour prendre position. Nyagorot pensa qu'on allait vers une bataille de plaine. Il fit équiper ses hommes dans ce sens. La seule inconnue était de savoir s'ils pourraient utiliser ces javelots noirs pour autre chose que tuer le dragon de l'imposteur.
Dans l'après-midi, il apprit que des crammplacs avaient été aperçus du côté du désert mouvant. Nyagorot ne fut pas étonné. Ils avaient disparu des combats un moment mais leur haine devait être grande et ils revenaient pour participer au carnage. Il rangea l'information dans un coin de sa tête. Comme ils avaient été vus du côté du désert mouvant, c'est Vrestre qui avait à gérer cette question. Du côté du glacier, tout semblait calme. C'est tout juste si on signalait quelque chose. Nyagorot ne croyait pas que tout y soit clair. L'étroitesse des chemins et le dédale des crevasses permettaient à un petit groupe de tenir en respect toute une armée. Il chargea un aide de camp de voir avec Falker s'il avait plus de nouvelles.
Quand la nuit tomba, les hommes étaient là où ils devaient être pour faire face à l'ennemi. Les rumeurs se précisaient. Jorohery gratifia les troupes d'une apparition. Toujours aussi maigre et encore plus impressionnant maintenant qu'il avait une manche vide, le Bras du Prince Majeur, fit sensation en annonçant la capture de l'imposteur par la phalange noire. Puis il fit signe aux princes-seconds de le suivre. 


203
Jorohery le sentait. Il était là quelque part. Il avait fait une partie du Shanga mais n'avait pas fini. Il n'était pas reconnu par le peuple. Tout allait se jouer là. Les phalanges allaient dire qui était qui. Jorohery allait infléchir le court des choses. Il avait déjà mis le Prince-Majeur sous influence. Il ne lui restait plus qu'à circonvenir celui qui se faisait appeler roi-dragon. Pour cela il lui fallait son nom. Il savait qu'il avait à faire à un Louny mais lequel. Sa magie la plus forte avait besoin du nom. S'il ne le trouvait pas, il lui resterait la magie des javelots. Il avait envoyé les phalanges vers la bourgade perdue pour deux choses: éliminer l'homme et si par malheur ils échouaient, récupérer son nom. Yaé était le seul à être revenu. Jorohery l'avait rencontré. Il avait ainsi récupéré un nom Bartnef ou quelque chose comme cela. Cela ne lui avait pas plu. Ce nom sentait le surnom. Yaé n'était même pas sûr de la manière de le prononcer. Le pire était que Jorohery présentait autre chose en lien avec la nature même de ce qu'il avait découvert lors de son funeste voyage dans ces contrées. Il frotta le moignon de son bras. Il haïssait les crammplacs... ainsi que les Gowaï et tous ceux qui s'opposaient à lui. Yaé lui avait raconté ce qui s'était passé dans la pièce avec Quiloma et l'imposteur. Jorohery avait repris les envoûtements de ce prince au cœur noir. Ce pseudo roi avait fait quelque chose qu'il ne comprenait pas. Yaé avait au centre de sa personnalité comme une bulle qui échappait aux effets des rites que Jorohery accomplissait. Il avait circonscrit cette zone en l'entourant de sombres entrelacs de magie.
C'est alors qu'il pensait encore à lui que le messager de Yaé arriva. Jorohery fut parcouru par une onde de plaisir. Enfin! Il allait l'avoir en son pouvoir. Il avait juste le temps de se préparer pour l'obliger à avouer son nom et  le mettre en son pouvoir. Il avait préparé son plan de longue date. Les phalanges lui donneraient la puissance dont il avait besoin. Son dispositif comprenait plusieurs cercles. Il se tiendrait au centre. Comme une araignée au centre de sa toile, il y attendrait le prisonnier. Ses gardes et la phalange noire feraient le premier cercle. Leurs âmes noires étaient une cage parfaite. Autour la masse des guerriers blancs servirait de réserve de puisance. Si besoin les milliers de javelots entreraient en action. Pour finir son dispositif, il avait besoin des ennemis. Comme s'ils l'avaient compris, ils arrivaient. Jorohery se doutait bien qu'il devait sûrement cela à l'action de l'imposteur qui voulait faire pression sur les guerriers blancs. Quel que soit son plan, il était voué à l'échec. Jorohery jubilait. Il allait enfin retrouver un monde à son image. Appelant ses serviteurs, il donna ses ordres.


204
Le serviteur du Bras du Prince-Majeur leur avait dit de rester là. Ils avaient posé Lyanne tout en le laissant encapuchonné. Ils devaient l'amener devant Jorohery au lever du jour. Les ordres étaient clairs. Pendant que le Bras du Prince-Majeur s'occuperait de lui, ils devaient garder les javelots noirs prêts au lancer.
Lyanne écoutait tout cela sans rien dire. Le temps de l'action arrivait. Quand le soleil dont on devinait la venue, se coucherait, Lyanne aurait fini de faire Shanga ou il serait mort.
- Faut-il lui donner à manger ?
- T'inquiète pas ! Quand Jorohery aura fini avec lui, il aura plus jamais faim...
Lyanne frissonna. Le soleil apparut, grand disque rouge à la limite de l'horizon.
- On aurait une tempête que je s'rais pas étonné, dit un des guerriers.
- Le Bras du Prince-Majeur va être content. Il aime les tempêtes.
- C'est un augure favorable.
Lyanne reconnut la voix de Yaé.
- Emmenez-le, ajouta-t-il.
Sans ménagement quelqu'un poussa Lyanne dans le dos.
- Allez avance, ça va pas être très long.
Lyanne élargit ses perceptions. La phalange noire marchait autour de lui. De part et d'autres, il sentait la présence des autres phalanges et des princes-troisièmes. Ils avançaient dans un couloir entre les deux groupes.
- Place ! Place ! Service du Prince.
Ce fut comme un signal. Tous les guerriers se mirent à frapper leurs armes l'une contre l'autre. Lyanne pensa que cela devait s'entendre dans toute la plaine. Cela servirait aussi de signal pour les autres. Il compta cinq cents pas avant d'arriver devant Jorohery. Avant même de le voir, il en sentait la puissance. Quelqu'un l'arrêta et le fit tourner rapidement sur lui-même. On lui enleva brutalement la cape qui l'empêchait de voir. Si son corps humain était déstabilisé, le dragon en lui était insensible à ces perturbations. Il resta droit, fixant Jorohery dans les yeux. Le bruit des armes se tut. Cela se fit aussi brusquement qu'au commencement. Jorohery montrait ainsi la puissance de sa magie. Tous les guerriers lui obéissaient comme un seul homme.
- Te voilà, imposteur, fils du mensonge et de la tromperie.
La voix de Jorohery était puissante et portait loin. Toutes les phalanges devaient l'entendre. Lyanne répondit avec autant de force :
- Je suis là pour réclamer ce qui est à moi, ce qui est moi.
Lyanne vit que Jorohery ne s'attendait pas à cette puissance dans la voix. D'un geste il donna un ordre et un javelot noir se planta devant les pieds de Lyanne.
- Crains et prosterne-toi et peut-être que ta vie sera épargnée ! Mais avant, proclame ton nom que tous ici apprennent comment sont traités les ennemis du Prince-Majeur.
- De glace et de feu, je suis.
Lyanne vit Jorohery faire rapidement quelques gestes. Il sentit les ondes de puissance magique en émaner. Elles cherchaient mais ne trouvaient pas. Alors il comprit. Jorohery cherchait son nom. Il comprit alors la force qui y résidait. Il se remémora ce qu'il avait appris dans la grotte des dragons.
Voyant le manque d'effet de son action Jorohery tendit son bras restant et un bâton de pouvoir vint s'y loger.
Lyanne fut surpris à son tour. Il le regarda et sut. C'était le bâton de pouvoir perdu du roi-dragon Nanter. Il avait lu avec son propre bâton de pouvoir l'histoire de ce roi mort dans des circonstances étranges. La légende disait qu'il avait disparu avec ses serviteurs dans les Montagnes Changeantes. Devenu vieux et ne voulant pas mourir il aurait eu recours à de sombres magies aidé en cela par des marabouts aux pouvoirs dévoyés. C'est en volant l'œuf de son successeur qu'il avait déclenché la colère du Dieu Dragon qui lui avait retiré sa protection. On l'avait vu entrer sur un des chemins des Montagnes Changeantes avec sa suite honnie de tous. Quatre guerriers portaient la boîte où était l'œuf. Personne ne les avait plus jamais revus. Une patrouille qui traversait les Montagnes Changeantes longtemps après, avait eu la surprise de trouver au bord du chemin l'œuf de dragon qui avait donné vie au nouveau roi.
Lyanne ne savait pas comment Jorohery avait obtenu le bâton de pouvoir de Nanter. Il y voyait le signe de sa collusion avec les marabouts dévoyés de cette ancienne époque. Lui aussi tendit le bras et son bâton de pouvoir s'arracha des mains du guerrier noir qui le tenait.
- Tu es signe d'un pouvoir mort qui veut entraîner le monde dans la mort, dit Lyanne. Tu es mort depuis longtemps et tu l'ignores.
Jorohery sembla grincer des dents. Il hurla des mots anciens et du feu jaillit de son bâton... pour se perdre dans les volutes d'or venues de celui de Lyanne. Voyant le peu d'effet de son action, il se mit à grandir devenant comme un géant.
- Regarde et prosterne-toi. Le Dieu Dragon m'a choisi pour être son serviteur.
Lyanne répondit en prenant sa forme de dragon. Les guerriers noirs eurent un mouvement de recul. Certains doutèrent de Jorohery. Leur bras se fit moins ferme. Les javelots descendirent. Le géant face au dragon sentit sa puissance diminuer. Dans le premier cercle le doute gagnait. Voir un grand dragon rouge là où était le prisonnier déstabilisait les moins convaincus. Pire, les phalanges ne le soutenaient plus comme elles auraient dû. Le Bras du Prince-Majeur fit un geste vu de tous. Geste de puissance magique, il obligeait chacun à répondre à son serment. Ce ne fut qu'un cri :
- Gloire au Prince-Majeur et à son Bras puissant !
Dans le même temps Lyanne continuait à grandir. Il occupait presque toute l'aire centrale que Jorohery avait délimitée. Il dit d'une voix douce et forte :
- Tu crois que ce serment les lie à toi. Tu es dans l'erreur. Depuis le début tu es dans l'erreur, Rojorhyé, fils de Tsoulba...
Entendant cela, Jorohery fut possédé par la rage. Il n'avait pas trouvé, pas deviné le vrai nom de son ennemi, mais ce dernier avait dit à haute voix ce nom secret qui était le sien. Si quelqu'un s'en emparait, il serait plus lié qu'un dragon au sortir de l'œuf. Il fit un deuxième geste de commandement. Avec un parfait ensemble tous les javelots prirent leur envol.
Lyanne vit les guerriers noirs lancer leurs traits. Il eût conscience de la masse des javelots qui allaient s'abattre sur lui. Même lancés de loin, ils filaient vers lui comme aimantés par sa personne. Il les avaient déjà vus à l'œuvre. Il hurla :
- Que monte le chant des adorateurs du Dieu Dragon !
Plus fort que le serment au Prince-Majeur, s'éleva le chant du serment au Dieu-Dragon. Des milliers de bouches crièrent à l'unisson :
- Graph ta cron ! Graph ta cron !
Se joignant à eux, il y eut une autre clameur toute aussi forte. Le peuple Gowaï poussait le même cri.
Le temps semblait être suspendu... le temps d'un cri.
Et puis les javelots un instant figés, reprirent leur vol.
Devant la mort qui volait ainsi, tous les cœurs furent comme broyés sauf celui de Jorohery empli d'une joie mauvaise. Un instant, cela n'avait duré qu'un instant. Un rictus de joie éclaira le visage de Jorohery quand le premier des noirs javelots se planta dans le grand dragon rouge. Cela fit un bruit clair et tintant. Puis ce fut comme la grêle sur la glace. À chaque choc la grande silhouette rouge devenait plus noire. Quand tout s'arrêta, au centre du dispositif prévu par Jorohery, il y avait une grande forme informe et noire herissée de piquants.
Dans le cœur des guerriers, coexistaient des sentiments divers et contradictoires.
 Jorohery exultait :
- Regardez ! Regardez tous comment sont traités les ennemis du Prince-Majeur. Face à la vraie puissance, les imposteurs ne peuvent exister...
- Pour une fois, tu dis vrai même si ton cœur n'est que ruse.
Du haut de sa taille de géant, Jorohery chercha d'où venait cette voix. Devant lui le grand dragon devenu noir se rétrécissait. À ses pieds, s'écoulait une eau noirâtre et nauséabonde.
- Ta présence salit le monde, continua la voix.
- Qui es-tu ? s'inquiéta Jorohery.
- Je suis celui que tu voudrais être. Je suis glace et feu, feu et glace. Regarde à ton tour la puissance, la vraie puissance, celle du Dieu-Dragon.
Un homme s'avança tenant à la main un bâton. Il le leva. Jorohery poussa un cri en reconnaissant Lyanne. Il pointa son propre bâton de pouvoir et récita de vieilles formules au parler ampoulé. Un torrent de feu en jaillit pour aller se fracasser contre un mur de glace brusquement apparu. Elle était pure et plus brillante que le métal. Le feu éclata en mille gerbes tout autour. C'est alors que gronda le tonnerre. Des nuages accourus du fond de l'horizon formèrent un vaste tourbillon où régnaient la grêle et la foudre. Si des grêlons plus gros que le poing martelaient Jorohery, la foudre frappait ce qui restait du leurre fait par Lyanne. Sous les yeux des phalanges, les eaux noires redevinrent transparentes. Les guerriers noirs ou blancs virent Jorohery tenter de se défendre de cette tornade de grêle. Il pointa à plusieurs reprises son bâton vers le ciel hurlant des imprécations. Le seul résultat visible fut l'arrivée de la foudre qui frappa le bâton à plusieurs reprises. Dans un gigantesque craquement, le bâton de Jorohery se rompit. On entendit crier le Bras du Prince-Majeur. Il sembla se boursoufler sans perdre sa taille de géant. Bientôt un cou puis un autre cou apparurent surmontés chacun d'une tête de cauchemar. Yaé hurla :
- Le monstre à deux têtes !
La vision de l'être monstrueux se précisa. Il était énorme couvert de piquants noirs où chacun put reconnaître les javelots que Jorohery avait si largement distribués. Ses bouches hurlaient des insanités pendant qu'il lançait ses piquants. Du ciel, la foudre frappait à coups redoublés chacun des traits qui jaillissaient des flancs de Jorohery.
Lyanne les bras tendus vers le ciel, demanda:
- Dieu-Dragon qui a fait ce que je suis pour que je serve ton peuple et qu'ainsi ton nom soit honoré sous les cieux, envoie ton gardien qu'il vienne chercher Rojorhyé fils de Tsoulba.
Le tonnerre répondit. Dans les nuages tourbillonnant, tous virent s'ouvrir l'espace en un malstrœm noir et blanc. Une tête de dragon plus grosse qu'une colline apparut. Elle était blanche et noire, crachant un feu aux reflets bleus qui enveloppa le monstre. Le cri qu'il poussa glaça le sang de tous les présents et bien des saisons passèrent sans qu'ils ne puissent l'oublier.
Le silence se fit. La grêle avait cessé, la foudre aussi. Le monstre à deux têtes s'agitait sans bruit dans une bulle de feu bleuté. Le grand dragon noir et blanc dont on ne voyait que la tête, ouvrit largement la gueule et la referma sur ce qu'était redevenu Jorohery. Après on la vit disparaître dans les nuages qui se refermèrent.
Tous les regards restèrent tournés vers l'endroit de la disparition. Dans le ciel sombre qui couvrait la plaine, apparut une fente par où filtrèrent les rayons du soleil. Quand ils touchèrent terre, ils illuminèrent Lyanne l'auréolant d'or.
Quand il vit cela Yaé fut le premier à mettre genou à terre :
 - Mon Seigneur et mon Roi.


205
Les jours qui suivirent furent très chargés. Lyanne dut recevoir les princes mais aussi les chefs Gowaï sans oublier le peuple des grands traîneaux. Monocarna l'avait secondé efficacement. Beaucoup de décisions avaient été prises. Restait maintenant à les appliquer. Lyanne devait rentrer à la Blanche, capitale de son royaume. Surtout, il devait rencontrer le Prince-Majeur que Jorohery avait mis sous sa coupe. Les messagers étaient partis pour préparer son arrivée et avec eux Yaé. Si la lumière s'était faite dans son esprit, il restait Yaé, prince rebelle. Lyanne ne lui avait rien demandé, ni excuse, ni repentir. Il l'avait confirmé comme responsable de la phalange noire.
- Même si vos habits sont redevenus blancs, avait-il ajouté.
Yaé avait sourit à l'évocation de ce double miracle sur la couleur. Après les Montagnes Changeantes, tous ses guerriers s'étaient retrouvés habillés de noir. Après l'intervention du Dieu-Dragon, ils avaient retrouvé le blanc commun. Pour rappeler cet épisode, Lyanne avait autorisé Yaé à mettre une marque noire sur l'équipement de ses hommes. Puis lui avait donné comme mission d'accompagner les messagers à la Blanche afin de briser toute révolte de la part des hommes de paille mis en place par Jorohery et de tenir la Blanche jusqu'à son arrivée.
- Crois-tu pouvoir lui faire confiance ? demanda Monocarna.
- C'est un prince noir mais sa fidélité est sans faille. Sans l'intervention du Dieu-Dragon, il aurait été jusqu'au bout de son engagement.
- Puis-je une question, mon Roi ?
- Je t'écoute.
- Qui était vraiment Jorohery ?
- Connais-tu l'histoire de Nanter ?
- J'en connais ce qu'en dit la légende.
- Nanter a utilisé les marabouts pour continuer à vivre et à régner.  Tu sais comme certains de ton ordre sont avides de puissance. Nanter leur offrait cela s'ils lui donnaient le pouvoir assez longtemps. Ils ont offert des sacrifices humains. Leur action a été insuffisante. Nanter continuait à vieillir. La seule solution était de sacrifier un dragon. En l'absence d'un tel sacrifice, le pouvoir des marabouts serait limité à l'empêcher de mourir. Nanter a persisté à faire égorger des innocents. Cela lui a laissé le temps d'attendre la découverte de l'œuf de son successeur. C'est Rojorhyé qui a ramené la nouvelle. Pour le remercier Nanter lui a promis qu'il serait le sacrificateur. Rojorhyé savait qu'il en tirerait assez de puissance pour rivaliser avec les dieux. Il était de l'expédition qui est partie le chercher. Si Rojorhyé connaissait la région où était l'œuf, il échoua à mettre la main dessus. Il y avait là un maître marabout qui enseignait.
- L'école de Mathibot !
- Exactement ! L'école de Mathibot qui forma tant de grands marabouts dont Mandihi.
- Mais ils furent tous massacrés !
- Certains en réchappèrent et leur témoignage fut consigné dans les grottes des dragons. Rojorhyé a convaincu Nanter d'offrir les marabouts de Mathibot en sacrifice pour découvrir le lieu où était l'œuf.
Le visage de Monocarna exprima l'horreur. Les marabouts connaissaient cette histoire mais elle n'avait jamais été reliée à ce que racontait Lyanne.
- Ce fait est inconnu de la plupart des gens. La disparition de Nanter et de sa suite d'assassins a fait tomber dans l'oubli ce qui s'est passé. Nanter a consenti. C'est Rojorhyé qui a officié, trop heureux d'augmenter son pouvoir. Quand est arrivé le tour d'un novice dont personne n'a retenu le nom, ce dernier a imploré la pitié du roi. Celui-ci a regardé Rojorhyé qui fait non de la tête. Le novice a paniqué et a parlé de l'œuf. C'est ainsi que Nanter a découvert la cachette. Rojorhyé a immolé le novice sur le lieu même de la découverte pour supprimer tous les témoins. Son sang a giclé à en éclabousser l'œuf. Ces taches existaient encore lors de sa récupération. Nanter refusait de courir le risque d'un mauvais sacrifice du dragon. Rojorhyé appuyait sa demande. Il disait qu'il fallait le faire au palais de la Blanche pour en tirer tous les bénéfices. Ils ont repris le chemin du retour sans même prendre le temps de donner une sépulture aux morts qu'ils avaient assassinés. Leur chemin était long. Nanter a decidé de prendre le chemin des Montagnes Changeantes pour gagner du temps. Les rois-dragon ont pouvoir sur les Montagnes Changeantes, Nanter comme les autres. Notre maîtrise nous permet de nous déplacer comme nous le voulons. Ils sont entrés par la plaine où nous avons rencontré les Gowaï. C'est un chemin que tous empruntent habituellement. Mais ce jour-là, un brouillard est arrivé. Il était étrange avec des reflets bleutés. Plus ils avançaient et plus il était dense. Bientôt ils se perdirent de vue. Les grottes ignorent ce qui est arrivé à Nanter. Le Dieu-Dragon a dit que cela était préférable pour nous. Rojorhyé a reçu sa punition en devenant le monstre qu'il était et qu'il est redevenu. Les autres ont subi un sort semblable.
- Comment a-t-il pu revenir ?
- Quand l'actuel Prince-Majeur a pris la décision d'évincer mon père de la succession, il a ouvert une porte toujours mal fermée, celle du mal. Tu m'as expliqué que Jorohery était un serviteur plutôt quelconque du palais. Son ascension en a troublé plus d'un. La vérité est ailleurs. Ce mauvais et obscur messager est parti porter des ordres à une phalange. Il a emprunté un des chemins des Montagnes Changeantes. Rojorhyé l'attendait comme il en a attendu d'autres depuis des générations et des générations. Jorohery a quitté le sentier. Rojorhyé en a tout de suite profité pour le phagocyter et c'est lui qui est revenu à la Blanche. La suite de son histoire, tu la connais mieux que moi.


206
Lyanne était parti vers la Blanche avec Monocarna. Les phalanges allaient rentrer à leur rythme. Les princes-troisième auraient voulu accompagner leur roi mais Lyanne avait décidé de faire le trajet en volant. Il y voyait au moins un avantage. Il arriverait à la Blanche sans toute une cour cherchant à se placer auprès d'un nouveau maître. Il avait pris sa forme de grand dragon rouge pour le plus grand bonheur des guerriers blancs qui lui avait fait une ovation. Il avait décollé une fois Monocarna attaché à sa patte avant. Il avait salué l'armée en passant en rase-motte au-dessus des différents groupes. Puis il avait pris de la hauteur avec de puissants battements d'ailes. Monocarna commençait à apprécier de voler. Cela lui plaisait de voir le monde de haut. Il repéra une tribu Gowaï. Il le signala à Lyanne. Il était toujours étonné de la capacité du dragon à entendre la moindre de ses paroles. Lyanne lui répondit en virant sur l'aile pour se diriger vers la tour du chef. Les palabres durèrent jusqu'à la fin du jour. Les Gowaï avaient tenu à nourrir le dragon. Ils avaient rabattu des macocas pour que Lyanne puisse chasser facilement. Il ne s'était pas fait prier. Après le repas, il expliqua qu'il était trop lourd. Monocarna et lui resteraient sur place jusqu'au lever du jour. On monta une tente pour eux. Lyanne dit au Gowaï qu'il restait sous son apparence de dragon même pour dormir. La nuit était noire et sans lune. Les guetteurs Gowaï ne s'aperçurent de rien. Lyanne était parti. Il rigolait tout en volant. Il s'était allongé près d'une colline qui rappelait  sa forme si bien que lorsqu'il avait changé de taille pour décoller,  il avait pu le faire sans se faire remarquer. Le pays qu'il survolait était une succession de vallées séparées par des barres de montagnes. Aller de l'une à l'autre imposait beaucoup de détours. Il repéra ça et là quelques campements isolés. Il prit de l'altitude. La topographie du pays lui apparut plus nette encore. Quand il fut au-dessus du grand glacier, il se laissa planer, remontant vers sa source la plus haute. Le froid devenait plus vif. Il arriva enfin à un cirque dans la plus haute montagne. Malgré la nuit, il remarqua la falaise. Elle s'était inscrite dans sa mémoire. La langue de glace la contournait en passant  de part et d'autre. De profondes crevasses fracturaient la glace rendant impossible toute progression à pied. On ne pouvait atteindre le bord de l'escarpement qu'en volant. Après  un dernier virage, il se posa. Peu visible de loin un porche permettait d'atteindre une grotte. Lyanne y pénétra. L'odeur qui lui toucha les narines, réveilla ses souvenirs. Il se fit plus petit. Alors il retrouva les restes de ce qu'il cherchait. Il avait vécu là si longtemps sans le savoir. D'un coup de museau, il il remua les débris de sa coquille. Maintenant que Shanga était accompli, il pouvait revenir dans cette grotte. Il regarda autour de lui, en reprenant sa taille la plus habituelle. Sur les murs, il vit les signes que font les griffes de dragon. Il savait qu'ils étaient porteurs de sens. Il mit ses griffes là où un autre dragon ou plutôt une dragonne, sa mère, avait posé les siennes. Dans son esprit les mots prirent forme. Il entendit ce qui avait été gravé pour lui:
- Shanga est fait puisque tu es là...
L'émotion emplit le cœur de Lyanne. Sa mère dragon lui parlait à travers le temps.
- ....Les temps que nous vivons sont des temps troublés. L'avenir est incertain. Chaque œuf est important. Je te dépose ici sans savoir ni quand ni où naîtra celui avec qui tu feras Shanga. Tu représentes l'avenir pour notre monde. Nous sommes de moins en moins nombreux. Viendra une époque où nous serons devenus des légendes. Mais tu es là pour que nous ne soyons pas une ombre qui ne laisse aucune trace. Le passé est fini. Le réécrire est impossible. Tu es l'avenir. Sois, mon enfant !

FIN DES TROISIÈMES SAISONS.
   
           

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire