jeudi 16 juin 2022

Histoire courte : Histoire d'eau...

 

Si tout le monde se rappelait du jour de son arrivée, c'est qu'il coïncidait avec cet événement qui avait tant marqué. Le prince régnant, le beau Ayessa, était tombé dans son bassin, bassin qui s'étendait dans la ville, la coupant presque en deux. Le père de Ayessa, surnommé le Cruel, en avait décidé la construction après une visite chez le roi, loin là-bas derrière la chaîne des montagnes Yéruennes. La capitale l'avait impressionné. Il en avait découvert la magnificence et la grandeur dès son arrivée. Il avait été accueilli selon son rang. Le roi lui avait fait dépêcher un carrosse et avait ordonné qu'on lui réserve la suite des princes à la grande hôtellerie royale de la porte des Honneurs. Cent serviteurs s'étaient mis à sa disposition. Cela allait du palefrenier au masseur qui sut si bien lui détendre les muscles après cette longue chevauchée depuis sa ville. Ce n'est que le surlendemain, frais reposé, habillé de son costume de parade, qu'il était monté dans ce carrosse si bien suspendu qu'il ne sentait pas les défauts de la route. Une demi-journée fut nécessaire à son équipage pour arriver simplement en vue du palais. Le père de Ayessa était resté sans voix. Une grande perspective s'ouvrait devant lui. Un long bassin, où se reflétaient mille statues, lisse comme un miroir en ce jour de chaleur sans vent, conduisait le regard vers l'immense palais doré du roi de ce pays trônant sur sa colline. Des arbres centenaires servaient de perchoirs à des oiseaux aux plumages magnifiques et aux chants harmonieux. Un bateau l'attendait, tout orné de pourpre et d'or. Si à l'avant il y avait le pavillon de la marine royale, sur la cabine flottait le drapeau de la province du père de Ayessa. Lui, qui avait acquis son surnom dans maints combats victorieux, en fut particulièrement fier. 

À son retour, il avait décidé de faire de sa ville, sa capitale. Il avait pacifié les régions extérieures soit en les exterminant, soit en les soumettant. Seul, le peuple des Castarets, intrépides marins, aussi bons marchands que pirates, avait accepté de faire alliance ou plus exactement allégeance, sans combattre. Un commerce florissant avait pris naissance et permis de financer tous les travaux que le père de Ayessa avait entrepris. Mais sa ville n'était pas la capitale. Son château, plus fort que résidence, était bâti sur une motte castrale et n'avait que des douves sèches. Le seul point d'eau se trouvait être une grosse mare entre le château et la ville toute proche. Les ouvriers en avaient fait un bassin. Cela n'avait pas plu au prince : " Trop petit ", avait-il dit en revenant de sa tournée d'inspection des forts de désert. Les notables de la ville lui avaient fait remarquer que la place manquait pour faire plus grand. Alors le prince cruel avait fait détruire les maisons qui le gênaient. C'est ainsi qu'était né le "bassin du prince" comme disait le peuple avec de la colère dans la voix. Quand Ayessa avait pris la succession de son père, les gens de la ville espéraient qu'il serait aussi bon que beau. Il n'en fut rien. Ayessa avait horreur de l'eau. Il n'en buvait jamais, ne prenait jamais de bain et haïssait la pluie. Si les nombreuses lotions aux parfums entêtants qu'il utilisait pour se pomponner, étaient source de moqueries, son refus d'utiliser les bateaux pour traverser le bassin le rendirent aussi impopulaire que son père. En effet jusqu'à son règne, il n'existait qu'un étroit chemin pour relier la ville et le palais que seuls les piétons empruntaient. Tout devait traverser le bassin par bateau. N'osant combler le bassin de son père, il fit, à son tour, raser une partie de la ville pour faire une esplanade digne de son rang. La ville se réorganisa petit à petit et le quartier des artisans, qui avait déjà bien souffert, disparut pour laisser la place aux palais des puissants de la province. Toujours flagorneurs, ils félicitèrent le prince pour ses décisions et pour son esprit de grandeur et de magnificence. Derrière ces belles paroles se cachaient de nombreuses intrigues et beaucoup de violence. Chacun voulait approcher le prince et obtenir des faveurs. C'est ainsi que le chambellan se tut quand Ayessa commença à faire du charme à son épouse. Dans ces familles au portefeuille plus grand que le cœur, une telle idylle ne pouvait qu'être gage de gains de puissance ou d'argent. C'est par un bel après-midi alors que la belle Ewalte, dont les robes vantaient les formes, se promenait avec Ayessa, dont la beauté s'affaissait avec l'âge et les abus, qu'arriva la catastrophe. Pour la première fois de sa vie, Ayessa s'approcha du bassin pour suivre Ewalte voulant admirer son reflet dans le miroir d'eau. Derrière eux, gardant une prudente distance, se tenaient les courtisans et courtisanes supputant les chances de la belle Ewalte de finir dans le lit du prince. Certaines mauvaises langues plus inspirées par la jalousie que par la vertu de discrétion, supputaient sur les chances que Ayessa puisse satisfaire Ewalte qui avait la réputation d'un insatiable désir. Trop d'alcool et trop de viandes grasses avaient altéré ses capacités. C'est ce que laissait entendre la maîtresse en titre qui observait le manège de son amant avec un œil mauvais. Ayessa et Ewalte se tenaient la main. Ayessa débitait ce genre de flatteries habituelles qu'il pensait propres à lui obtenir les faveurs de la dame. Ewalte, qui l'écoutait d'une oreille distraite, voulait surtout voir l'effet produit par ce collier qu'il venait de lui offrir. Mais l'incurie de son possible futur amant vint contrarier ses désirs. En effet, Ayessa, qui haïssait l'eau, n'avait pas fait entretenir le bassin creusé à l'époque de son père, il y a maintenant bien des années. Les bords par endroit avaient atteint un degré de fragilité inquiétant pour qui les regardait de prêt. Quand Ewalte sentit les pierres de la bordure se dérober sous elle, sa main se crispa sur celle d’ Ayessa. Elle tira violemment le bras du prince comme elle aurait forcé sur une corde pour se rattraper. Surpris par le brusque mouvement de sa partenaire, Ayessa ne put qu'opposer sa force d'inertie. Cela dura l'espace d'un instant avant qu'il ne perde pied et si Ewalte réussit à inverser son mouvement de chute, Ayessa vit le sien amplifier de la même manière. Sous les cris de sa cour affolée, il tomba dans la bassin honnis. N'ayant jamais fait l'expérience et alourdi par ses habits, il connut la panique la plus totale. Il se débattait près du bord sans pouvoir ni se calmer, ni remonter. Plusieurs courtisans se précipitèrent vers lui pour lui tendre un bras secourable : " Prince, donnez votre main ! Prince Ayessa donnez votre main !" mais rien n'y faisait. Un autre accourut avec une branche qu'il avait trouvée au sol. Cette dernière, déjà morte depuis longtemps, ne fut pas un secours et cassa alors que, par ses mouvements désordonnés, Ayessa tapa dessus. Une chaîne humaine se fit. Le petit seigneur de Bordes de Latuit, géant à la carrure impressionnante, se campa fermement au sol pour retenir le seigneur du fief de la Tour Noire, grand gaillard filiforme qui, lui-même tenait par la ceinture le seigneur Ibylte qu'on disait agile comme un singe. Cet appareillage, vraie grue humaine, se pencha au-dessus de l'eau, tendant au prince des bras secourables. "Donnez-moi vos mains que je vous hisse, Mon Prince" hurla Ibylte. Ce fut comme si Ayessa n'entendait pas. Avec son agitation frénétique pour prendre les bras du seigneur Ibylte, Ayessa le déstabilisa. Ibylte sentit ses pieds glisser sur le côté. La chaîne humaine se tordit. La prise du seigneur de la Tour Noire ne lâcha pas. Ce fut la boucle qui céda. Ibylte s'effondra sur Ayessa. D'un coup de rein accompagné d'un violent mouvement des jambes, il remonta à la surface. Ibylte attrapa le bord du bassin et se retourna pour voir où était le prince. La terreur s'empara de lui quand il ne vit rien. Ayessa avait coulé. Les courtisanes pleuraient, les courtisans hurlaient faisant un cercle impuissant autour du lieu de la catastrophe. Il avait bousculé tout le monde. D'un âge mûr, grand et bien découplé, le nobliau, qui traitait ainsi les grands de la province, attacha la longe qu'il avait prise aux cochers, à un jeune arbre au tronc bien élancé et la lança dans l'eau. Puis, ôtant manteau et bottes, il se jeta dans le bassin disparaissant à son tour sous la surface. Les témoins retinrent leur souffle. L'instant sembla durer une éternité. On vit d'abord la tête noire du nobliau et puis celle plus dégarnie du prince. L'homme tenait le prince d'un bras, agitait l'autre en cadence et se maintenant tant bien que mal en surface. Le nobliau hurla : " Prenez la corde ! Prenez la corde ! Et ne la lâchez pas ! " 

Tous les présents purent voir le prince agripper à deux mains cette corde espoir de sauvetage. Des serviteurs, qui avaient accouru, se précipitèrent pour tirer sur la longe et sortir le prince de l'eau. Il faisait peine à voir avec ses cheveux dégoulinants et son bel habit détrempé. Certains nobles se précipitèrent pour l'aider. Ayessa refusa d'un geste brusque et, soutenu par ses domestiques, se dirigea vers son carrosse, laissant derrière lui, une longue traînée d'eau. 

De son côté, le nobliau s'était débrouillé pour sortir tout seul du bassin. Quelques-uns l'entourèrent et le félicitèrent pour son action. Ibylte arriva près de lui et, après quelques mots de félicitations, lui demanda comment il avait pensé à ce moyen. Le nobliau regarda son interlocuteur un instant et lui dit :  " Vous lui hurliez de donner sa main mais il n'a jamais rien donné, il fallait lui demander de prendre la vôtre ! "

vendredi 21 janvier 2022

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...104

   - Je suis venu pour me battre, pas pour remuer de la terre et surtout pas avec ceux-là…
   - Écoute,  Kinto, t'es pas là pour discuter… Bouge un peu !
Kinto jeta un regard noir à son chef. Il prit sa pelle et se remit à l'ouvrage tout en grommelant. Dès qu’il le vit assez loin, Kinto reprit pour son voisin :
   - On est quand même venus pour les combattre… et v’là qu’on fait un tas de terre dans ce p’tain de marais.
   - Cesse de te plaindre, Kinto, lui dit son voisin. Ici tu risques pas de mourir au moins… Et puis t’as entendu, le roi a fait une trêve.  
Les deux gayelers reprirent leur travail, avec tous les autres, rebelles compris. Kinto, comme ses compagnons, ne comprenait pas la finalité de leur travail. Ils faisaient une butte de terre renforcée de pieux dans cette région marécageuse dont ils ne comprenaient pas l'utilité. Ce n'était pas ça qui allait arrêter les monstres. Cette espèce de rempart entre le marais et le fleuve n’avait aucune utilité militaire, il n’était même pas sur le chemin des Rmanits. Kinto ne comprenait pas. Ses compagnons non plus. Il lui fallait toutes ses années de discipline pour continuer. Kaja ne comprenait pas non plus. Le sachant avait demandé, et sous le regard de la reine blanche, lui, Kaja qui était le roi légitime, avait accepté ce plan irréaliste. Il avait  posé quelques questions. Le sachant lui avait répondu que l'avenir dépendait d'eux. Que les dieux eux-mêmes dépendaient d’eux, et qu’il avait choisi la pierre quand Riak choisissait la feuille.
Cette réponse l'avait laissé sur sa faim de savoir. Cela avait fait rire Riak. Kaja avait trouvé ce rire charmant…  et s'était reproché ce sentiment immédiatement  après.
Depuis qu'il avait regardé Koubaye dans les yeux et qu’il avait dû se raccrocher à une main pour ne pas tomber, Kaja se demandait s'il n'avait pas été envouté par ce Sachant et par cette sorcière blanche. Il ne supportait pas l'idée d'avoir pris la main de Riak sans s'en apercevoir. Il avait beaucoup de dettes envers elle. Comment allait-il pouvoir la combattre et la détruire après tout cela ?
Kaja se secoua. Il se poserait toutes ses questions plus tard. Il devait encore préparer le terrain. Sur le tertre le plus haut du marais, il supervisait la construction d'une plateforme. Il n'en avait pas bien compris le sens. Le sachant avait prévenu qu'elle servirait à accueillir lui et Riak au moment du combat avec les Rmanits. Au survivant reviendrait la royauté sur la terre de Landlau.  Kaja  se citait  les paroles du sachant en se disant qu'il serait ce survivant. Les dieux allaient intervenir et il serait couronné une nouvelle fois puisque Youlba l'avait décidé. Il leva la tête en entendant gronder le tonnerre. Là-bas, déjà trop près, la fumée des Rmanits s'élevait en volutes noires et malodorantes. La forêt brûlait. Kaja pensa à tous les arbres qui mouraient, victimes innocentes de ces êtres sans amour. Ses patrouilles l'avaient prévenu de l'étendue des dégâts et de la vitesse de l'incendie, plus ravageur que les monstres eux-mêmes. Sans pluie, qui pourrait l'arrêter ? Il toucha la branche de l'Arbre. La magie dont elle était imprégnée allait agir ! Sa foi ne connaissait pas de faille. Il ne savait ni quand ni comment, mais l'Arbre sacré ne pouvait laisser ses compagnons mourir ainsi par milliers.
Le tonnerre gronda à nouveau. Les premières gouttes de pluie s'écrasèrent au sol, bientôt rejointes par d’autres, plus nombreuses, plus grosses. Et ce furent des trombes détrempant tout, hommes, bêtes et créant des torrents éphémères. Bientôt, on ne vit plus rien à dix pas. Kaja fut aussi mouillé que ses hommes. Il se replia vers le palais du gouverneur. Il y arriva juste derrière Riak dont les vêtements aussi mouillés que les siens, moulaient ses formes. Kaja en fut troublé. Il détourna le regard.
Ils se retrouvèrent le soir, au dîner. Mitaou avait encore fait des merveilles et malgré les difficultés de ce temps, elle avait fait revêtir une nouvelle tenue à sa maîtresse. Riak resplendissait aux yeux de tous. Même si la robe était simple, elle soulignait l'harmonie de la silhouette de Riak et lui donnait un air royal que Kaja dans son uniforme ne montrait pas.
   - Je me suis permis de faire relever les hommes plus rapidement. Ils ont aussi besoin de se sécher. Je parle des miens mais aussi de vos gayelers. Je leur ai donné cet ordre de ta part. J’espère que cela ne te fâche pas…
Kaja soupira. Que pouvait-il répondre ? Dehors le tonnerre lui évita de répondre.
    - Youlba s'en donne à cœur joie ! On m'a rapporté que la boue envahissait tout et surtout le marais. Ton sachant croit que les Rmanits vont se noyer ?
Il avait dit cela sur le ton de la plaisanterie. Riak, qui jusque-là souriait, se renfrogna.
    - Ne t'en prends pas au sachant ! Sans lui…
Kaja l'interrompit.
   - Loin de moi l'idée de m'en prendre à lui. Il est le seul qui nous ait donné un espoir, fragile peut-être mais espoir quand même. Je ne comprends pas tout ce qu'il dit, ni pourquoi il le dit mais je le respecte profondément.
Pendant tout le reste du repas, ils discutèrent de la pluie et des dégâts qu’elle avait faits. La basse ville était inondée. On avait dû interrompre les travaux sur la digue. Elle était moins haute que prévu. Malgré tout, elle bloquait l'évacuation des eaux de pluies vers le fleuve. Le marais presque sec était devenu un cloaque de boue et de déchets.
Au matin, la pluie ne s’était pas arrêtée. Elle s’était réduite à une bruine détrempant tout. Riak descendit vers le marais. L’eau avait quitté la ville basse. Elle occupait encore les faubourgs.  Elle trouva Koubaye sur un parapet à la limite de la masse boueuse.
   - Les choses vont être plus compliquées.
   - Tu crois que cela n'arrêtera pas les Rmanits ?
   - Je sais qu'un peu de boue, ou même beaucoup, ne les arrêtera pas. Ça les ralentira, tout au plus… Non, je pense à nous…
   - Et ?
   - Tu vois, Riak, quand nous étions jeunes, tout était simple. Les seigneurs étaient des salauds et nous des victimes… et puis, il t’a sauvé la vie en se taisant et toi, tu lui as sauvé la vie en parlant… Son silence, quand tu n'étais qu'une novice, a changé le monde et quand tu as donné l'ordre à Titchoua de vous emporter loin de la lave, ta décision s'est imposée aux dieux eux-mêmes.
Koubaye retira un instant le grand chapeau des treïbens pour en secouer l’eau, puis il reprit la parole tout en le repositionnant sur sa tête.
   - Aujourd’hui, vous travaillez ensemble contre un ennemi commun. Te vois-tu le tuer, toi qui n’as pas pu le laisser mourir ?
Riak fut troublée par ces paroles. Elle fut contrainte de penser à Kaja comme un ennemi alors qu’elle en avait partagé la table. Elle dut reconnaître qu’elle ne pouvait plus le haïr et même pire qu'elle avait aimé combattre avec lui ces géants destructeurs. Elle le comprenait trop bien maintenant.
   - Oui, ça va être difficile ...
Les paroles de Koubaye la fit sursauter.
   - … d’autant plus difficile qu’il va vous falloir encore vous battre ensemble contre les Rmanits…
Koubaye, qui regardait le marais, se tourna vers Riak.
   - Ils seront là ce soir. Et pour moi aussi, tout est flou. Je suis le Sachant qui sait qu’il ne sait pas. Rma a préparé ses navettes mais aucune n’est engagée. Rma lui-même attend.
Riak demanda avec un léger voile de peur dans la voix :
   - Mais qu’allons-nous faire ?  
   - Ce que nous pouvons, Riak, que ce que nous pouvons. Il nous faudra agir vite et selon notre cœur. Je n'ai plus qu'une seule certitude, il nous faudra agir ensemble.
Entendant du bruit, Riak et Koubaye se retournèrent. Derrière eux, comme toujours, il y avait l'escorte de Riak, Jirzérou et quelques autres qui jouaient le rôle de conseiller. Il y avait aussi le prince Khanane qui essayait de se mettre dans les bonnes grâces de Riak. Loin de la capitale et de ses plaisirs, il semblait comme un poisson hors de l'eau. Il n'était plus le personnage central. Il essayait de faire bonne figure, mais sous cette pluie froide et pénétrante, avec ses habits mouillés, il avait perdu toute allure princière.  
Comme son exact contraire, Kaja descendait de la ville haute, royal dans son uniforme de colonel. Sa garde de gayelers, toute aussi impeccable que lui, le suivait, puis venaient les grands barons et tous ceux qui jugeaient leur présence indispensable. Les autres avaient fui comme les habitants de Clébiande. La garde des gayelers s'arrêta à vingt pas de Riak laissant Kaja continuer seul. Devant lui, les courtisans s'écartèrent. Kaja les dépassa sans même leur accorder un regard. Il était préoccupé.  Ses sourcils froncés lui donnaient un visage sévère. Après une brève salutation peu protocolaire, il dit :
   - Mes éclaireurs m'ont prévenu, les Rmanits seront là au plus tard demain !
Koubaye bloqua Riak dans sa réponse en levant la main. Il déclara :
   - Les événements vont se précipiter.  Les Rmanits arriveront avec la nuit.
Kaja fut décontenancé.
   - Youlba a envoyé la pluie ce qui a éteint les incendies mais ça ne les a pas bloqués.
   - Youlba, tout déesse qu'elle soit, ne peut pas faire ce que nous seuls pouvons faire.
Kaja regarda Koubaye, encore plus déstabilisé.
   - Que devons-nous faire ?
   - Mon savoir s'arrête là, reprit Koubaye. Quoi que nous fassions, il nous faudra le faire ensemble.
Riak s'avança. Les deux léopards blancs, dont le pelage semblait insensible aux précipitations, prirent position avec force feulements entre Koubaye, Kaja et Riak et les autres.
   - Nous allons au combat, combat sans espoir ou presque. Les dieux doivent nous aider. Mais serons-nous encore vivants quand reviendra le soleil ?
   - J'aimerais te rassurer comme avant, mais aujourd'hui je sens que Rma retient sa main et ses navettes. Tous les fils sont là. Il ne reste plus qu'à tisser les temps nouveaux.
   - J'ai regardé les lieux. Nous ne pourrons rien faire sur l'autre berge du marais. Youlba a tellement plu que la terre est devenue boue. Il reste une bande de pierre au milieu du marais. C'est le seul endroit où nous pourrons nous battre. Si nous restons devant Clébiande, nous sommes déjà vaincus.
Kaja regarda Riak et Koubaye :
   - Si nous tentons cette manœuvre, nous avons juste le temps de nous préparer. Nous avons déjà essayé de les arrêter, votre reine et moi, sans aucun succès. Pourrons-nous faire mieux ?
   - Vous n'étiez que deux, aujourd'hui nous sommes trois, répondit Koubaye. Vos idées me semblent excellentes. Préparons-nous et retrouvons-nous au crépuscule sur la barre rocheuse qui traverse le marais.

Koubaye fut le premier à revenir. Le soleil était encore haut dans le ciel nuageux quand il quitta le relais Oh'm'en. Il s'était équipé du lourd manteau de pluie des treïbens, accompagné du chapeau à large bords. Il avait pris un long bâton de marche bien qu'il ne soit chaussé que d’échasses courtes. Il l'avait repéré dès son arrivée au relais. La mère qui s'occupait du lieu ne savait pas depuis combien de temps il traînait là. Irrésistiblement attiré par lui, Koubaye l'avait pris en main. Noueux et tordu, il ne ressemblait pas aux autres bâtons de marche. D'ailleurs tous les Oh'm'ens le delaissaient. Dès qu'il l'eut touché, Koubaye sentit sa puissance. Le dieu Grafba lui-même l'avait eu en main. Tout en haut, à peine reconnaissable, il y avait une tête de héron. Koubaye ressentit le plaisir de la course. Avec un tel bâton, on pouvait filer à la vitesse du vent. Les distances n'existaient plus pour celui qui le maîtrisait. C'est d'un bond qu'il rejoignit le point de rendez-vous. D'un autre bond, il fut près des Rmanits. Les êtres de pierre, toujours insensibles à ce qui les entouraient, traçaient la tranchée. Derrière eux, il remarqua les gayelers qui les surveillaient. D'un bond jusqu'au marais, il rejoignit le promontoire. Il avait bien senti. Les Rmanits arriveraient devant Clébiande quand les derniers rayons du soleil auraient disparu derrière la falaise qui bordait l'autre rive du fleuve.
Devant lui s'étendait une cuvette remplie d'une végétation luxuriante. Dans la lumière de l'après-midi, il vit les reflets de l'eau qui recouvraient les herbes. La pluie avait cessé depuis le milieu de la journée. L'endroit était le bon. Son savoir s'arrêtait là, précisément ici et maintenant. Tout dépendait des choix que feraient et les dieux et les hommes.
Koubaye avait posé ses échasses sur la plateforme mais gardé le bâton de marche à la tête de Héron. Il regardait vers le couchant. Les nuages de nouveau s’agglutinaient. Les premiers signes de la colère de Youlba se manisfestaient. Des éclairs striaient les nuages. Un grommellement continu soulignait leur éloignement. Koubaye pensa qu’il serait difficile de se faire entendre quand ils se déchaîneraient au-dessus d’eux.
   - Youlba a choisi de venir, dit-il à voix haute.
Riak, qui venait d’arriver, eut un sourire. Même sans la voir, Koubaye savait qu’elle était là.
   - Kaja n’est pas encore arrivé, tu es la première.
   - J’ai dit à mes hommes de se poster de l’autre côté du marais. Les rmanits vont arriver. Ils ont enfin des cordes assez longues et assez solides. Ils vont essayer de les entraver.
   - L’idée est bonne, mais le troisième est brûlant.
   - Je sais, mais je n’ai pas trouvé autre chose à faire. Les anciens de Clébiande disent que le marais n’est pas très profond. Peut-être qu’en les faisant tomber cela suffira à les ensevelir.
   - J’en doute. Notre seule chance est que chacun fasse ce qu’il doit faire.
Derrière eux, du bruit se fit entendre. Kaja arrivait. Il était en tenue de combat. Il rejoignit Riak et Koubaye. D’un signe de la tête, il les salua puis s’appuyant sur la rambarde, il dit :
   -  J’ai eu l’idée de faire jeter des passerelles sur le marais. Nous pourrons ainsi nous déplacer sans patauger dans la boue.
Il regarda le ciel et ajouta :
   - Je vois que Youlba approche, mais je ne vois aucun signe de Thra.
Riak se renfrogna. Koubaye lui posa la main sur le bras :
   - Pas de dispute…
Il enchaîna :
   - Je le sens attentif. Il est prêt. Il faut lui faire confiance. Ses colères peuvent être aussi dévastatrices voire plus dévastatrices que celles de Youlba, ne l’oubliez pas, roi Kaja !
Kaja se mordit la lèvre mais ne répondit pas. Il se concentra sur le ciel. Le silence se fit. Selon les ordres de Koubaye, ils n’étaient que trois sur la plateforme. Que ce soit Jirzérou et les rebelles ou les gayelers, ils étaient sur les bords du marais, là où la terre avait retrouvé de la fermeté. Ils déployaient difficilement les cordages qu’ils avaient récupérés. Les treïbens avaient cédé leurs cordes d’ancre et aidé à les nouer pour obtenir et la taille et la longueur nécessaire. Dans la lumière du couchant, on voyait les premières lueurs des incendies allumés par les rmanits. La pluie, qui avait détrempé la terre et les forêts, empêchait leur extension. Cela ne suffisait pas pour sauver du feu les arbres que touchait le troisième rmanit.
   - Nous allons nous battre de nuit, ils arrivent...
   - Koubaye !
   - Oui, Riak.
   - J’ai peur.
   - Moi aussi, j’ai peur, répondit-il en lui serrant la main.
Kaja se sentit jaloux de leur proximité. Il dégaina Emoque et grommela :
   - J’ai confiance même si j’ai peur.
Il sortit de son habit la branche de son Arbre sacré. Il ajouta :
   - L’Arbre sacré me donnera la victoire. Riak, tu as pris la feuille à la grotte, prends-en une de cette branche, elle te protégera.
Riak lui adressa un sourire et détacha une feuille argentée qui se mit à briller dans sa main.
      - Merci, roi Kaja, je suis touchée.
Riak la posa juste contre son médaillon. Kaja allait ajouter quelque chose quand le bruit des arbres abattus lui imposa le silence. La lumière déclinait rapidement et les rougeoiments des incendies se firent plus visibles.
Un grand arbre s'abattit dans le marais. Kaja et Riak bondirent en position de combat, l’arme à la main. Emoque brillait intensément. Riak sentit pulser son médaillon. La mort approchait. D’autres arbres tombèrent et les silhouettes des Rmanits se firent plus précises. Les deux terrasseurs, comme on les avait surnommés, pataugeaient dans une lave gluante que générait le troisième. De leurs gestes lents mais infatigables, ils broyaient tout sur leur passage et le feu derrière détruisait le peu qui restait. De la première corde que tendirent les gayelers, il ne resta que des cendres. La roche en fusion l’avait touchée avant les Rmanits. Ils tendirent la deuxième, la soulevant pour qu’elle ne touche plus le sol. Bien accrochée sur des roches de part et d’autre du chemin des Rmanits, elle se tendit brutalement quand la jambe du premier la toucha. Elle se mit à vibrer sous la tension qu’elle subissait. Ce furent les rochers qui lâchèrent les premiers. La corde, se relâchant brusquement, toucha la lave et s’enflamma immédiatement. Un des Rmanits se saisit d’un arbre et, l’utilisant comme un gourdin, frappa devant lui. La ramure toucha l’eau du marais. Des gerbes d’eau jaillirent et retombèrent en même temps que Youlba libéra les eaux du ciel en une cataracte insensée. Tous furent immédiatement détrempés. Seul Koubaye, sous son lourd manteau de treiben, resta au sec.
Les gayelers ne purent tendre la troisième corde qu’ils avaient préparée, coincée sous l’arbre, ils ne pouvaient la dégager. La pluie rendait la visibilité nulle et le tambourinement de l’eau sur le sol assourdissait tous les bruits. Riak et Kaja, sur le qui-vive, tentaient de repérer les Rmanits sans y arriver.
Penchés en avant sur la plateforme, dans leurs habits détrempés, ils criaient pour pouvoir se comprendre.
   - Vois-tu quelque chose ?
   - Non, rien. Les entends-tu ?
   - Non, il y a trop de bruit.  
Ils sursautèrent quand Koubaye leur toucha l’épaule. Il leur cria près de l’oreille :
   - Benalki arrive. Accrochez-vous !
Il n’avait pas fini de parler que la tour de bois où ils se tenaient fut emportée irrésistiblement. Une vague gigantesque déferlait sur le marais. S’ils avaient pu discerner à travers le rideau de pluie, ils auraient vu une vague venant du fleuve déferler sur le marais pendant qu’un fleuve de glace, arrivé par le chemin des Rmanits, les bousculait sans qu’ils puissent résister. Bientôt le marais fut le siège d’un maelstrom arrachant tout sur son passage. Sur leur plateforme, les trois humains s’accrochaient comme ils pouvaient. La tour n’était plus qu’un bateau ivre sur une mer déchaînée. Les Rmanits, bousculés, basculés, cherchant des appuis, coulèrent à pic. Dans ces tourbillons d’eau, de glace, de plantes arrachées et de vase remuée, ils atteignirent le fond. Leurs pieds s’ancrèrent sur le rocher. Thra ressentit le choc et intervint dans la bataille. Il liquéfia le sol. Tout s’effondra sous les Rmanits. Une faille s’ouvrit, s’agrandissant d’elle-même aspirant tout ce qui était au-dessus d’elle.
La colère de Youlba s’enfla pour devenir ouragan. Le vent et la pluie s’engouffrèrent dans le marais, augmentant la confusion et le tourbillon. Les Ramnits tentèrent de réagir. Ceux qui broyaient la terre, ouvraient et fermaient les mains convulsivement, détruisant le peu de végétation qui tourbillonnait avec eux. Le dernier se retrouvait dans une boule de terre croûteuse au cœur brûlant. Comme dans un jeu de quilles, il bousculait tout ce qu'il touchait. À la lueur des éclairs de Youlba, Riak voyait passer autour d’eux les branches ou les troncs des arbres déracinés. Elle avait planté son épée dans la plateforme au moment, où celle-ci commençait à glisser. Elle s’y tenait fermement ainsi qu’au bord. Elle regardait autour d’elle, cherchant des yeux Koubaye et Kaja. Si Kaja se tenait à après un des madriers, Koubaye le bâton à la main, fermement campé sur ses deux jambes, se tenait droit. On aurait dit qu’il pilotait leur embarcation pour la faire tenir sur ces flots déchaînés. Ils montaient et descendaient sans cesse dans ce tourbillon qui les entraînait de plus en plus vite. Les Rmanits eux-mêmes n’étaient que des fétus de paille dans cette tourmente. Ils croisèrent la trajectoire de la tour plusieurs fois sans la toucher. L’eau tombait en cataracte, alimentant le tourbillon. Riak sentit durement dans ses épaules les premiers chocs contre un Rmanit. Ils étaient maintenant au même niveau. À chaque éclair, elle voyait les grandes silhouettes qui disparaissaient instantanément dans le noir. Elle fut étonnée que Koubaye fut encore debout. Par contre Kaja avait glissé et se maintenait avec peine. Il gardait Emoque à la main. Alors qu’ils frôlaient la boule du Rmanit de feu, il en asséna un coup violent qui la fit éclater. La lave sauta brusquement dans tous les sens, rebondissant sur la plateforme sans réussir à lui mettre le feu. Un morceau lui tomba sur le bras. Elle hurla de douleur sous sa brûlure. Elle en avait lâché le bord et ne se tenait plus que par son épée plantée. Koubaye, de sa main libre, lui attrapa la main qu’elle avait secouée pour se débarrasser de la lave qui avait dévoré ses habits. Dans le bruit et la fureur, Koubaye lui referma les doigts sur le bâton de marche à la tête de héron. Ce fut comme si le monde se stabilisait. Elle en sentit la force qui le tenait debout plus solide qu’un rocher. Elle fut étonnée d’entendre Koubaye.
   - Tu es la feuille, il est la pierre. Tu seras la voile, il sera l’esquif.
Dans tout le pays, la tempête faisait rage. Youlba déversait sa colère par tombereaux d’eau qui allaient gonfler les rivières alimentant le fleuve et Bénalki qui remplissait la faille que Thra avait ouverte. Dans le tourbillon qui s’enfonçait de plus en plus, Riak prenait conscience que Koubaye dirigeait leur plateforme grâce au bâton. Elle comprit qu’il tenait en main l’artefact d’un dieu. Dans sa tête, une image prit naissance. Elle vit un être aux jambes interminables en patte de héron. Il tenait en main ce même bâton et si le visage de l’être était brouillé, elle le voyait se déplacer plus vite que le vent. Koubaye lui fit un signe et lui désigna Kaja, ballotté en tous sens. Riak lâcha son épée et tendit la main à Kaja. Il mit un peu de temps à le remarquer. Il rengaina Emoque. La plateforme fit une embardée, heurtant un des rmanits. Une main énorme frôla la tête de Riak. , frotta le dos de Kaja et se referma sur la tour. Dans le bruit de fin du monde qui les entourait, ils entendirent distinctement le bruit des poutres qu’on écrasait et ils sentirent craquer leur refuge. Kaja sentit les planches se disloquer sous son ventre. La rambarde que tenait sa main droite commença à se disloquer. Tirant dessus de toutes ses forces, il attrapa la main de Riak. Elle sentit le choc dans son épaule quand Kaja s’agrippa à sa main. Tout ce sur quoi il s’appuyait avait disparu. Elle comprit qu’elle ne tiendrait pas. Il était comme un drapeau secoué par le vent et elle était la corde qui le tenait. Koubaye regarda derrière lui et vit la peur dans leurs yeux. La pensée de Riak était confuse. Elle savait qu’elle ne tiendrait pas longtemps mais ne pouvait lâcher la main de Kaja. Koubaye eut un sourire. Riak était prête. Koubaye dirigea la plateforme et lui fit heurter un amas de branches. Devant la brusque décélération, Kaja fut projeté dans les bras de Riak. Ils se retrouvèrent collés l’un à l’autre contre le garde-corps. Kaja comprit à ce moment-là que jamais, il ne pourrait reprendre le combat contre elle, pire il sût qu’il avait besoin de sa présence. Koubaye sourit à nouveau. Kaja aussi était prêt.
Koubaye attendit que Kaja se soit accroché au bâton à tête de héron avant de lancer la plateforme, ou ce qu’il en restait, dans de grandes oscillations. Ils heurtèrent un Rmanit puis l’autre, déstabilisant leurs trajectoires dans cet entonnoir liquide. Riak et Kaja, dos à dos pour se stabiliser, tenant le bâton à tête de héron d’une main, frappaient les Rmanits chaque fois que cela était possible. Les mouvements désordonnés des Ramnits, pour les attraper ou pour éviter les coups, les déstabilisaient encore plus, les dirigeant inexorablement vers le bas du tourbillon.
Koubaye fut le premier à le ressentir. Plus ils se rapprochaient du bas de l’entonnoir, plus il percevait le battement. De nouveau il sourit. Rma avait repris son mouvement. L’avenir pouvait advenir. Il ne lui restait qu’une chose à faire.
Riak et Kaja tapaient sur les Rmanits à chaque fois qu’ils se retrouvaient à proximité. Pour mieux assurer sa prise, elle remonta sa main sur le bâton de marche. Elle ne rencontra pas la main de Koubaye comme elle le pensait mais elle sentit une sculpture sous ses doigts. Elle jeta un coup d'œil et découvrit deux longues baguettes en relief sur le fût principal. Quelques coups d’épées plus tard, elle examina le bâton et découvrit les longues pattes du héron dont la tête ornait l’extrémité. Elle assura sa prise un peu plus haut, juste sous la main de Koubaye. Elle découvrit alors une nouvelle énergie. Ses coups devinrent plus puissants, attirant l’attention de Kaja. À son tour, il mit la main sur la figurine. A son tour, il sentit une puissance le traverser. Emoque flamboya davantage. Ses coups mirent les Rmanits en difficulté. Riak et Kaja exultèrent. La victoire leur paraissait possible. Emportés par la folie furieuse des eaux, ils tournaient dans un ballet de plus en plus serré. Les grands êtres d’avant les temps tourbillonnaient sans pouvoir se guider. Cela dura jusqu’à ce que les mains des Rmanits se rencontrent et se serrent. Le faux esquif des humains heurta cette muraille de corps plus durs que la pierre. Riak vit alors la silhouette du troisième se diriger vers eux. Le Ramnit de feu s’était de nouveau entouré d’une gangue fumante qui allait les écraser contre les deux autres. Emoque frappa dans un tintement furieux faisant céder le barrage des corps. Ils passèrent dans l’étroit espace entre les deux Rmanits. Derrière eux ce fut le carambolage entre les trois grands êtres d’avant les temps. Riak les vit voltiger. L’un d’eux heurta leur plateforme, la précipitant avec lui dans sa chute vers le fond. Les autres suivirent la spirale descendante. Atterrée, Riak craignit l’engloutissement. Elle vit la même crainte dans les yeux de Kaja. C’est à ce moment-là qu’une pensée de paix l’envahit. Elle reconnut l’esprit de Koubaye. Dans la nuit de ce tourbillon de folie, ce fut comme un phare pour la guider. Il l’enseigna. Le bâton n’était pas un simple avatar chargé de puissance, il était le lien avec le dieu Grafba lui-même. Comme le héron peut voler, alors celui qui tenait le bâton à la tête de héron pouvait voler là où il le voulait. Elle pensa : “Sors-nous de là !” Elle entendit comme un sourire. “Ailleurs, je vais!” Le Rmanit de feu heurta leur radeau, disloquant les poutres et les planches. Un dernier éclair permit à Riak de voir Koubaye plongeant vers le centre du tourbillon suivi par les Rmanits. Kaja et elle, toujours accrochés au bâton du dieu Grafba, volaient au centre du vortex, ne touchant plus l’eau qui faisait une muraille autour d’eux. Elle hurla : “NOOOOONNNNN !”
Koubaye disparut à son regard au fond de l'entonnoir liquide, suivi de peu par les Rmanits. Une pensée la traversa : “Maintenant vient le temps des hommes ! Va ! Allez ! Je serai Koubaye le tisseur de temps !”

Le bâton à tête de héron remontait inexorablement vers la lumière du matin, entraînant deux êtres étonnés d’être en vie et ensemble. Les eaux en dessous d’eux se calmaient comblant la cavité, la pluie avait cessé. Kaja et elle se regardèrent. Ils savaient qu’ils ne pourraient plus se battre, ni se quitter. Il était le roi. Elle était la reine. Restait à construire la paix.

 

dimanche 15 août 2021

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...103

Les Rmanits progressaient lentement mais régulièrement. Derrière eux, il ne restait rien de ce qui avait fait la vie de cette terre. Les gens fuyaient devant ce danger. Un troisième Rmanit avaient rejoint les deux premiers. Maintenant la largeur qu'ils dégageaient, faisait plus de cinquante pas.
Le hameau d’essarteurs avait été mis en alerte par le bruit qui se rapprochait. Deux hommes aux épaules larges et sachant manier la hache étaient partis en reconnaissance. Avec leurs familles, ils étaient venus là pour se défricher un terrain où vivre tranquille et surtout loin de la guerre qui s’annonçait. Tout avait bien commencé. Ils avaient dégagé deux arpents et, avec les premiers troncs, avaient construit une cabane commune. Chaque famille avait son petit espace délimité par des roseaux séchés trouvés dans une mare voisine. En attendant de mieux, ils s’accomodaient de cette promiscuité plus agréable sous un toit que sous une tente. Ils n’avaient laissé aucune trace derrière eux et se retrouvaient isolés de tout et de tous, pensant que le monde les oublierait. Le bruit lointain ne les avait pas alertés. Leurs cognées le couvraient sans difficulté. Il avait continué la nuit. Tosir s’était inquiété, mais il s’inquiétait toujours, pensaient les autres. Le lendemain soir, le bruit avait pris de l’importance. Tosir ne fut plus le seul à s’inquiéter. Le lendemain, Tosir et Reyer, la hache sur l’épaule, partaient vers ce qui créait ce tintamarre. Ils n’eurent pas à marcher longtemps pour être assourdis. Prudemment, ils firent une pause. Tosir, le plus agile, décida de monter dans un arbre. À son arrivée en haut, il vit la fumée. La forêt semblait en feu. Pourtant, le bruit n'était pas celui d’une forêt en feu. Il y avait autre chose. Il rejoignit Reyer et lui expliqua ce qu’il avait vu. Ils décidèrent de contourner le feu. Le soir venu, ils se retrouvèrent près de la source de ce terrible tintamarre. Dans la lumière du soleil couchant, ils découvrirent les trois grandes silhouettes malaxant la terre, écrasant les arbres, faisant fondre la pierre. Les coulées de lave enflammaient des troncs verts que les autres géants réduisaient en débris qu’ils enfouissaient sous la terre. Tosir connut la terreur. Sidéré par ce qu’il voyait, il fallut que Reyer le secoue pour qu’il bouge.
   - Vite, il faut les prévenir !
Tosir suivit Reyer comme un zombie, oubliant même sa hache. Malgré la nuit, ils coururent de toutes leurs forces ne s’arrêtant que brièvement pour reprendre leur souffle. À leur arrivée au hameau, ils se mirent à hurler pour alerter. Rapidement, ce fut la panique. Les femmes prirent l’initiative et chacun se retrouva avec une tâche à accomplir le plus vite possible. Avant midi, ils étaient partis. Déjà le vent portait des odeurs de fumée. À Tosir, qui pleurait sa hache, on avait confié les quelques bêtes de la communauté. On l’avait fait partir tout de suite parce que les bêtes avançaient lentement. Il fut ainsi le premier à rencontrer les gayelers. Il eut peur. Ce n’était qu’un petit détachement cependant Tosir voyait en eux les anges de la mort. Pourtant ils ne firent pas un geste de menace. Mieux, leurs armes étaient au fourreau. Le chef lui demanda s’il avait vu des géants et s’il y avait d’autres personnes dans ce coin de forêt. Tosir raconta ses mésaventures. Il n’avait pas fini de parler qu’arrivaient certains de ses compagnons. Eux ne savaient rien, à part le bruit et l’odeur. Mais sur les dires de Tosir et de Reyer, ils avaient cru. Les gayelers avaient des ordres. Ils devaient faire évacuer devant les Rmanits, de gré ou de force.
Plus loin, au village de Millod, les rebelles, aux ordres de la reine blanche, tentaient la même démarche. Les policiers présents n’étaient qu’une poignée. Si les habitants avaient manifesté leur joie de voir les soldats de la Reine, ils ne comprenaient pas la nécessité de quitter leur village. Les termes de géants et de mort n’entamaient pas leur scepticisme. Ils attendaient des libérateurs pas des messages de la catastrophe. Ceux qui pensaient que les rebelles n’étaient qu’une bande de pillards tentant de vider le village pour pouvoir le vider, avaient préparé des armes, prêts à défendre le peu qu’ils avaient. Leur désarroi augmenta encore quand ils virent un détachement de Gayelers venir et tenir le même discours. Tarpaz, qui rentrait des champs, s’approcha. Tout le village le connaissait. Il n’était pas le chef déclaré mais il avait le Savoir. Quand il eut écouté les soldats de la Reine, il déclara haut et fort :
   - Moi, je pars. Je préfère attendre la fin du monde un peu plus loin, un peu plus tard.
Et Tarpaz partit vers sa maison, sa femme et ses enfants lui emboitèrent le pas. Ce fut comme un signal. Les gens se dispersèrent, se demandant comment ils allaient pouvoir sauver le maximum d’affaires.
À Clébiande, les gayelers, qui avaient entrepris de faire de la ville le mur contre lequel allait se briser l’élan des rebelles, eurent la surprise de voir arriver leur roi accompagné de rebelles. Plus étonnant encore, la sorcière blanche, accompagnée de ses léopards, marchait à côté de lui. Surpris par leur arrivée soudaine, le commandant de la place et les autorités de la ville se précipitèrent pour se présenter devant le roi. Ce fut la bousculade pour arriver le premier au lieu que Kaja avait investi. Le gouverneur gourmandait encore ses serviteurs pour leur manque de discernement et de réaction, quand il entra dans la salle de réception de son propre palais. Kaja avait donné des ordres, et les gayelers présents apportaient déjà ce qui lui était nécessaire. Le gouverneur marqua un temps d’arrêt à la porte. Dans cette grande pièce d’apparat brillant de toutes ces décorations d’or et d’argent, Kaja, en tenue de combat, dénotait. Mais de cela le gouverneur s’en serait accommodé. Ce qui lui avait bloqué dans la gorge les compliments qu’il préparait était la présence incongrue de la sorcière blanche, assise sur une simple chaise, entourée de deux léopards blancs. Nul besoin de siège particulier pour qu’elle trône comme une reine. Le commandant de la place arriva sur ces entrefaits et marqua le même temps d’arrêt. Partagé entre son désir de débarrasser le monde de la sorcière blanche et celui de ne pas déplaire à son souverain, il ne savait que faire. La situation était trop irréelle pour lui. Kaja les remarqua et leur fit signe d’approcher. Son geste sembla remettre le temps en mouvement. Le gouverneur et le commandant avancèrent avec toute la dignité nécessaire à leur rang. Ils furent doublés par un officier de police qui s’affranchit de toutes les règles en passant devant eux. Ils atteignirent le comble de l’étonnement en voyant Kaja sourire à la vue de ce manque de respect.
    - Ah ! Selvag, vous êtes là ! Nous allons pouvoir travailler. La situation a beaucoup évolué. Les Rmanits  ont commencé à dévaster la terre.
   - Ce sont ces monstres dont parlent les rapports ?
   - Oui, mais plus que des monstres que nous pourrions arrêter, ce sont des avatars du dieu des dieux. Aujourd’hui, ils sont trois. Issus de la terre, ils reviennent détruire notre monde. Aucun homme n’a pouvoir sur eux. Émoque, elle-même, ne peut rien. La reine blanche n’a pas plus de pouvoir.
Selvag se tourna vers Riak et la salua d’un mouvement de tête. Riak lui rendit son salut. Elle se sentait mal à l’aise dans ce palais en présence de tous ces seigneurs qui la haïssaient. Elle voyait des têtes apparaître et disparaître aussitôt. Serviteurs ou soldats, ils venaient voir l’impensable de leurs yeux. Elle avait les mains posées sur la tête de ses léopards des neiges dont le ronronnement prenait de l’ampleur. Kaja et Selvag continuaient à échanger des informations. Des gayelers apportaient du mobilier transformant la salle de réception en poste de commandement opérationnel. Tous regardaient plus ou moins directement Riak. Personne ne faisait attention aux gens qui l’accompagnaient. Riak voyait combien Kaja avait l'habitude du commandement. Il donna ses directives à Selvag. Puis il reçut le gouverneur et le commandant.
   - Clébiande est perdue si nous ne pouvons les arrêter. Ils seront là d’ici quelques jours.
   - Clébiande perdue ? C’est impossible, nos fortifications sont puissantes et nos hommes valeureux.
   - Je ne mets pas ce fait en doute, Colonel, mais en face de nous, ce ne sont pas les rebelles. Ce sont des Rmanits. La reine blanche et moi avons fait la trêve pour les combattre. Vous mettrez vos hommes à la disposition du gouverneur pour faire évacuer la ville.
   - BIen, Majesté !
Kaja le congédia. Le colonel, après un dernier salut et un dernier regard à Riak, quitta la pièce à grandes enjambées.
   - Vous avez entendu, Gouverneur. La ville ne tiendra pas devant ces monstres d’avant le temps. Il vous faut faire évacuer Clébiande. Le colonel viendra appuyer vos gardes.
Le gouverneur acquiesça de la tête. Puis il demanda des explications. À côté de lui, son secrétaire qui n’était pas un seigneur, notait ce qui était important non sans dévorer des yeux Riak. La discussion semblait s’éterniser. Le gouverneur avait besoin de temps. Riak se leva brusquement. Elle s’approcha de Kaja et du gouverneur qui la regardèrent, interloqués.
   - Vous n’allez pas nous faire perdre notre temps ! Si vous ne vous en sentez pas capables, on peut demander à votre secrétaire de faire votre travail !
Le gouverneur devint gris pendant que Kaja souriait. Riak était vraiment étonnante. Kaja la vit se tourner vers le secrétaire :
   - Tu t’appelles Gomard, fils de Monn, n’est-ce pas !
   - Oui, ma reine.
   - Ce que demande le roi est faisable, n’est-ce pas !
   - Oui, ma reine.
   - Alors va dire à mon peuple que leur reine veut leur salut et qu’ils doivent fuir aujourd’hui.
   - Oui, ma reine.
   - Alors va !
Le secrétaire regarda le gouverneur qui était rouge comme une pivoine. Ce dernier fit un petit signe de tête sans rien dire. Les deux léopards lui tournaient autour en feulant doucement.  
   - Voyez, Gouverneur, reprit Kaja. On ne s’oppose pas, on coopère. Je donne le même ordre que la reine. Allez !
Toutes ses allées et venues avaient pris du temps, le jour s’avançait quand un messager s'approcha de Kaja. Il salua et au lieu de donner son message comme il aurait dû, il regarda Riak.
   - Parle, dit Kaja !
   - Bien, Majesté. Le colonel Selvag vous prévient que nous risquons une émeute. Le peuple se rassemble en masse devant le palais.
Kaja regarda Riak :
   - Voilà les ennuis !
Riak eut un grand sourire :
   - Mon peuple veut me voir, je vais lui parler !
Elle se retourna vers Jirzérou et Résal. Elle remarqua que Koubaye avait disparu. Elle pensa qu’il était parti voir les grands savoirs.
   - Venez avec moi. La reine doit avoir une suite.
Quand elle atteignit la terrasse qui surplombait la place, elle vit la foule, une foule bigarrée, bruyante, mais armée de fourches, de faux ou d’autres instruments. Autour, le gayelers avaient pris position. Quand elle apparut accompagnée du Tréïbénalki et d’un Tréïben, ce fut un hurlement d’ovations. Les deux léopards, en sautant sur la rambarde, eurent le même effet. Elle laissa la clameur enfler. Cela dura de longs instants. Kaja comprit alors combien il avait sous-estimé la situation. Le peuple entier la reconnaissait. Ce n’était pas une guerre contre des rebelles. C’était une guerre contre un peuple prêt à mourir pour Riak. Il admira sa prestance. Elle leva le bras pour réclamer le silence mais les clameurs reprirent de plus belle. Kaja intervint alors. Il prit place à côté de Riak. Derrière lui, impeccablement alignés, les gayelers de sa garde personnelle. Son apparition fit taire le peuple et crier de joie les gayelers. Kaja fit un geste et la clameur de ses troupes stoppa net.
Il recula alors d’un pas en disant :
   - Vas-y, Riak. Tu peux parler.
Riak se lança dans un discours aussi peu protocolaire que ses manières. Le peuple fit silence en l’entendant. Elle était leur reine et voulait qu’ils vivent prospères et en paix. Pourtant, elle apportait de mauvaises nouvelles. La mort marchait vers eux. Elle n’avait rien à voir avec les seigneurs. Tout le monde devait s’écarter de cette menace. Le temps était à l’union pour faire face.
Le peuple sentit l’abattement tomber sur lui. Il se voyait libérer leur ville et la reine annonçait la catastrophe.
Quand arriva la fin de son discours, Riak fit un pas en arrière pour prendre la main de Kaja et, l’obligeant à s’avancer, elle jura devant tous que, ensemble ils vaincraient, ou ensemble ils mourraient.
Sur le balcon, Kaja fit bonne figure, mais dès qu’ils furent rentrés dans la salle de réception, il interpella Riak :
   - Qu’est-ce que c’est que cette folie de déclarer que nous vaincrons ou que nous mourrons !
   - Parce que tu peux envisager de survivre si ton peuple meurt ?
Kaja en resta interloqué.
   - D’ailleurs, reprit Riak, si nous voulons que la suite se passe bien, il faut faire venir tous ceux qui ont un pouvoir, qu’ils soient barons ou nobles du peuple.
   - Mais c’est impossible, nous n’aurons jamais le temps.
   - Le Sachant m’a dit que nous l’aurons. Je m’en occupe.
Kaja regarda Riak et s’interrogeant sur ce qu’elle allait faire. Avant qu’il ne put ouvrir la bouche pour redire quelque chose, un messager arriva.
   - Majesté, les Rmanits semblent ne plus beaucoup avancer. Ils sont face à la roche noire de Vorès.
   - Qu’est-ce que c’est ?
   - C’est une colline à deux jours d’ici. Elle est faite d’une pierre toute noire. Rien ne pousse dessus et personne n’a jamais pu l’entamer. Selon vos ordres, les nouvelles arriveront toutes les demi-journées.
Kaja se tourna vers Riak :
    - Il semble que ton sachant ait raison. On va avoir du temps.  
Riak s’était assise sur la chaise. Kaja remarqua juste que les léopards n’étaient plus là. Il oublia ce détail dans la succession des problèmes à régler.  Riak elle-même se retrouva prise dans le jeu du pouvoir. La peur s’était installée à Clébiande.
Les deux jours qui suivirent se ressemblèrent. Les messagers arrivaient, porteurs de nouvelles qui faisaient alterner espoir et crainte. Un Ramnit faisait fondre la roche noire, ouvrant la voie aux deux autres. Ils avançaient doucement, mais ils avançaient. Dans Clébiande, les chariots emportaient choses et gens vers la sécurité.
Dans la salle de réception, Riak et Kaja s’étaient organisés. Chacun avait installé son gouvernement comme il pouvait. Les grands marcheurs étaient mis à contribution. Ils arrivaient et repartaient comme un troupeau en transhumance.
Quand on annonça à Kaja l’arrivée du baron Janga, il jeta un regard étonné vers la porte. Le baron entra sans laisser le temps au serviteur de le précéder. Il salua tout en avançant, montrant ainsi qu’il se considérait sur un pied d’égalité avec Kaja. Pour lui, sa longue lignée de noblesse et sa parenté proche avec l’ancien roi l’autorisait à se conduire comme un égal.
   - C’est impossible, baron Sink !
Kaja le regarda du haut en bas et fit un geste pour arrêter les gayelers qui déjà convergeaient vers Janga.
   - N'exagérez pas, Baron Janga !
Janga jeta un coup d'œil autour de lui. Il vit les gardes se rapprocher. Il mit un genou à terre et se releva rapidement :
   - Loin de moi l’idée de manquer de respect, majesté. Ce que j’ai vu est épouvantable.
Le regard de Kaja devint interrogatif.
   - C’est une catastrophe ! Ces…
Janga fut interrompu par l’annonce de l’arrivée d’un autre des grands barons du royaume. Kaja fit de nouveau face à la porte. Le baron Carson entrait lui aussi en courant aussi vite que ses vieilles jambes le portaient. Appuyé sur sa canne, il claudiquait à moitié, soutenu par un de ses serviteurs. Janga eut la mimique de celui qui mâche du citron. Kaja allait prendre la parole quand on lui annonça encore une arrivée. S'interrogeant de plus en plus, il fit se rapprocher janga et Carson :
   - Asseyons-nous !
Il fit signe au nouvel arrivant de s'approcher.
   - Comment êtes-vous arrivés là ?
Janga prit la parole, le temps que Carson se racle la gorge.
   - J'étais dans mon palais à la capitale quand, brusquement, deux fauves blancs sont apparus. Ils m'ont sauté dessus avant que je puisse appeler à l'aide… et je me suis retrouvé dans une tranchée  où des monstres de pierre jouaient avec de la roche en fusion, comme des enfants qui jouent avec de l’eau...
   - Je… dirais… mrrrr... la même chose que le baron Janga… mrrr…  pour une fois, coupa Carson.
   - Moi aussi, dit le nouvel arrivant.
Kaja jeta un coup d'œil vers Riak. Elle avait fait installer des paravents pour séparer la salle. Il voyait bien quelques mouvements sans pouvoir deviner exactement ce qu’il se passait. Ce que lui racontait tous ces grands barons représentant les conseils dirigeants du pays avec leurs différentes tendances, désignait la reine blanche comme la responsable de ces arrivées intempestives. Qu’avait-elle manigancé ? Dès qu’il pourrait, il devait la rencontrer.
Tout au long de la journée arrivèrent les autres conseillers et ministres, et tous racontaient la même histoire. Il fallut déployer des efforts de logistique pour loger tous ces hauts personnages. Plusieurs fois, Kaja dut faire preuve d’autoritarisme. La guerre occupait le terrain. Si celle avec les rebelles était suspendue, celle contre les Rmanits devait être encore organisée. Quand le majordome vint annoncer à Kaja que le repas allait être servi, il finissait un briefing avec ses hommes. Ce qu’il redoutait arrivait. Les géants primitifs finissaient de traverser la roche noire de Vorès. Dans deux jours, trois jours au plus, ils atteindraient Clébiande.
Il marcha d’un pas vif vers la salle des banquets. Les barons ministres et conseillers le suivaient. Quand il pénétra dans la salle, il s’arrêta un instant. Il regarda l’installation. Les tables avaient été dressées par groupe. Devant lui, une table formant un L qui avait le nombre de sièges nécessaires pour les conseillers, derrière plus petite, rectangulaire se dressait celle des ministres, vers le fond, déjà entourée de convives qu’il reconnut pour être les nobles du peuple, une autre tablée. Son regard se posa alors sur la table d’honneur. Mise sur une estrade, elle n’avait été dressée que pour deux personnes. 
Le voyant arrêté, le majordome s’approcha de Kaja et lui demanda l’air inquiet :
   - J’ai suivi les instructions de cette reine blanche… Ai-je bien fait ?
Kaja le rassura. Il allait pouvoir lui dire ce qu’il pensait, entre quatre yeux. Il se dirigea vers l’estrade. Bien sûr, cette Riak n’était pas là. Allait-elle se faire attendre ?
Il s’était à peine retourné pour faire face à la salle qu’elle entrait. Il en eut le souffle coupé. Il l’avait laissée en tenue de combat, il la retrouvait en reine, habillée comme une reine même si elle avait l’épée à la ceinture. Elle avançait d’un pas assuré, accompagné de ses deux fauves aussi blancs que sa robe. Tous les regards se tournèrent vers elle.
Riak sentit que tous la dévisageaient. Elle avait demandé à Tchibaou de ramener Mitaou. Comme toujours, l’ancienne novice, devenue maîtresse dans l’art de prendre soin de Riak, s’était surpassée. Elle avait habillé Riak d’une robe blanche à traîne dont le décolleté descendait jusqu’au pendentif incrusté dans sa chair, le mettant à l’honneur. Restée discrètement à la porte, Mitaou exultait. Tous ces regards étonnés fixés sur sa maîtresse étaient sa récompense. Elle nota que le prince Khanane en restait bouche bée, lui qu’on disait tiède soutien de la reine.
Kaja se surprit à penser qu’elle était belle. Il attendit que Riak soit assise pour s’asseoir lui-même.
   - Vous… Tu es royale. Avec tous ces invités-surprises que tes léopards ont ramenés, j’ai manqué de temps pour me préparer.
   - Rien de tel pour faire consensus que de montrer ce qui est, répondit Riak avec un grand sourire.
Kaja fit la grimace.
   - J’ai de mauvaises nouvelles. Les Ramnits ont presque passé la roche noire de Vorès.
   - J’ai vu. La roche avait fondu et s’est écoulée dans la vallée en contrebas, La forêt brûlait. Tes Gayelers ont eu chaud, pour ne pas dire très chaud, quand toute cette lave les a encerclés.
Kaja eut un regard étonné. Riak lui fit un grand sourire.
   - J’étais là-bas cet après-midi. J’ai vu. Le troisième Rmanit faisait fondre la pierre comme de la neige au soleil. Tes gayelers surveillaient les géants. Mais la roche fondue a subitement débordé et dévalé vers eux.
Riak s’interrompit le temps de laisser les serviteurs poser les victuailles. Elle reprit son récit. Kaja apprit comment elle avait sauvé ses gardes grâce à ses fauves en les transportant tous loin de la zone dangereuse. Même s’il garda le sourire tout le temps du récit, Kaja se sentit en dette vis à vis de Riak. Cela lui déplaisait. Ça allait compliquer la suite. Comment se battre contre quelqu’un à qui vous devez des vies ?
Le repas se continua sur un ton plus léger. Les vins et les mets succulents les rendirent un peu euphoriques. À la fin du dîner, ils en étaient à penser qu’il était fort dommage qu’ils soient ennemis.  

Clébiande ressemblait à une ville morte. Riak avait eu un message de Koubaye lui demandant de le rejoindre avec Sink à l’entrée de la ville, près de la porte du nord. On appelait ainsi le départ de la route qui longeait le fleuve et rejoignait le royaume de Tisréal. C’était aussi la route de Cannfou. Les murailles étaient hautes et fortes de plusieurs tours. Des gardes allaient et venaient. Riak admira l’épaisseur des remparts en passant la barbacane. La ville était à mi-pente. La route descendait pour atteindre un marais qu’elle contournait par l’est. Ils passèrent le pont-levis avec leurs suites. La journée était belle et, sans la colonne de fumée à l’horizon, leur déplacement aurait pris des allures de balade.
Koubaye attendait assis sur le parapet. Il regardait le paysage. Les deux léopards des neiges se précipitèrent vers lui. Il leva les bras juste à temps pour accueillir les deux têtes. Il se mit à les gratter derrière les oreilles provoquant des ronronnements que tous les présents entendirent. Riak se mit à sourire devant la scène.
   - Je suis ravie de te voir, dit-elle.
   - Ce panorama est superbe, tu ne trouves pas ?
Riak leva les yeux pour regarder devant elle. Elle ne trouvait pas le paysage particulier. Le marais s’étalait du fleuve aux abords de la colline où il venait disputer le terrain aux arbres et aux plantes bordant la route. Seule une roche solitaire se dressait au milieu.
   - C’est ce qui reste de la colline…
   - De la colline ?
   - Oui, reprit Koubaye pour Riak et Kaja qui venait d’arriver. Le fleuve, il y a longtemps, coulait en faisant le tour de la colline. Le temps a passé. Le fleuve a usé le sol petit à petit. Un jour, il n’est resté que cette roche et le fleuve a trouvé son lit actuel. Le marais n’est que la cicatrice de cette histoire.
   - Tout cela est bien beau, mais en quoi cela nous intéresse ?   
Koubaye se tourna vers Kaja qui venait de parler.
   - Il est important de connaître l’histoire pour aller vers l’avenir.
Kaja regarda Koubaye. Il avait devant lui, celui dont tous pensaient qu’il avait le savoir infini de toutes choses. Pourtant l’homme qu’il avait devant lui ne présentait rien de particulier. Il était habillé comme un paysan. Sa stature était quelconque et on ne pouvait même pas dire qu’il avait une aura particulière.
   - Les Rmanits, reprit Koubaye, pourraient être arrêtés. Cet endroit est le lieu idéal pour cela.
Koubaye marqua une pause pour regarder vers le marais. Puis il fixa Kaja droit dans les yeux. Celui-ci se troubla. Les yeux de Koubaye étaient devenus deux puits sans fond dans lesquels il se sentait aspiré. Kaja se cramponna à la première main qu’il put attraper pour ne pas tomber en avant.
   - La branche que vous portez, roi Sink, nous sera bien utile.
Kaja se sentit pris de vertiges. La main qu’il tenait, le retint.
   - Que savez-vous de ça ?
   - Les racines sont beaucoup plus profondes que vous ne croyez, roi Sink. Mais sa possession ne donne pas la victoire. Il faudra combattre. Vous allez y perdre beaucoup pour peut-être gagner. Êtes-vous prêt ?
Kaja dit d’une voix altérée :
   - Si je refuse de perdre, la mort est-elle assurée?
   - Vous connaissez la réponse, roi Sink. La reine a déjà répondu.
   - Et les dieux, demanda Kaja ?
   - Les Rmanits ne sont pas leurs sujets. Plus vieux qu’eux, ils sont agis par une magie que les dieux eux-mêmes ne maîtrisent pas.
   - Et nous pourrions les tuer !
   - Les hommes sont sans magie, roi Sink. Ce qu’ils font parfois, n’est que la pâle copie de la magie des dieux. Ils leur manquent la puissance et les savoirs des mondes divins. Les Rmanits, eux, sont immortels. La magie qui les anime est tellement ancienne que même les dieux en sont ignorants. Mon savoir ne couvre pas l’avenir mais je sais que nous avons la puissance tous ensemble de peut-être pouvoir les arrêter.  

 

samedi 12 juin 2021

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...102

Les jours suivants se ressemblèrent. Riak et Sink se retrouvaient pour lutter contre le géant. Ils luttaient avec lui pendant quelques heures et repartaient vers leurs camps respectifs après avoir fait le constat qu'ils n'avaient trouvé aucune solution radicale. Leurs troupes se côtoyaient parfois. Les regards de haine avaient disparu. Seule restait la méfiance.
Le Rmanit, après avoir reculé pour se battre contre ses adversaires, reprenait son avancée en recreusant ce qu'il avait déjà terrassé.
Ce jour-là, ils trouvèrent le géant creusant encore plus profond le sillon qu'il avait déjà creusé. Ils virent avec horreur qu'il s'était arrêté d'avancer pour dégager quelque chose dans le sol et que ce quelque chose ressemblait à un deuxième Rmanit.
Ils attaquèrent sans attendre. Un géant était déjà de trop, deux représentaient le début de la fin du monde. Leurs espoirs de le faire bouger furent vains. Le Rmanit ne reculait pas, n'avançait pas. Tout en virevoltant autour, Riak interpella Sink :
   - Il en a trouvé un autre !
   - Un... C'est compliqué… mais deux, on va être impuissants…
La main du géant passa si près d’eux qu’elle les frôla. Riak et Sink firent un vol plané pour se retrouver entassés au bord de la trouée du géant. Un peu étourdie, Riak ne bougea pas tout de suite. Elle se sentait curieusement bien. La tête de Sink avait rencontré une pierre. Son casque l’avait protégé, mais il était assommé. Riak reprit doucement ses esprits. Elle se releva et s'aperçut que Sink avait amorti sa chute. Elle était debout l’arme à la main, faisant jouer ses muscles pour les étirer après le choc. Elle pensa que le corps de son ennemi l’avait protégée. Il était là inconscient devant elle, à sa merci. Ses hommes étaient loin, incapables de le défendre. Elle avait son arme à la main et… ne pouvait s’en servir. Une part d’elle voulait en finir tandis qu’une autre ne pouvait se résoudre à tuer l’homme inconscient à ses pieds. La première part disait, avec raison, qu’il était le roi des seigneurs et que sa mort signerait sa victoire, mais l’autre rétorquait qu’il l’avait épargnée quand elle était avec les novices et qu’il n’y avait aucune gloire à tuer un ennemi à terre et d’ailleurs était-ce un ennemi ? Son médaillon ne la brûlait pas quand il approchait. Peut-être… Pourtant lors de la bataille, il avait essayé de la tuer. Elle se pencha vers Sink et l’examina. Elle l’avait pensé plus vieux. Dans l’abandon de l’inconscience, il lui sembla jeune.
Elle fut tirée de sa rêverie par un grondement sourd accompagné par un tremblement du sol. Elle se retourna. Devant elle, un deuxième Rmanit se levait. Riak se sentit découragée. Le Ramnit les avait envoyés dans la tranchée qu’il avait déjà creusée plusieurs fois. Ils étaient sur le chemin des deux Rmanit. Elle regarda autour d’elle. La chaussée du géant était encadrée par deux falaises hautes comme trois hommes. Riak savait que ses soldats devaient faire mouvement pour venir la chercher, tout comme les gayelers n’allaient pas tarder à se montrer. En les attendant, les deux géants s’étaient maintenant dressés. Ils s’immobilisèrent un instant. Le plus ancien plongea les mains dans la terre dans un grand bruit pendant que le nouveau venu, aux reflets rouges, fit la même chose en silence. Ce silence inquiéta Riak. Il n’était pas normal. Elle commença à s’inquiéter quand des lueurs rougeâtres apparurent. Son inquiétude vira à la panique quand elle comprit que ce nouveau Rmanit faisait fondre la roche devant lui. La roche fondue forma un ruisseau s’écoulant en suivant la pente tout en gagnant en taille et en puissance. Riak n’eut pas besoin de réfléchir pour savoir qu’elle et Sink étaient sur le chemin de cette mort brûlante. Elle regarda vers Sink toujours inconscient. La chance lui souriait. Ces créatures allaient débarrasser le monde du roi des seigneurs sans qu’elle n’en soit la cause. Elle allait appeler Tchitoua et s’en aller, laissant les géants faire leur œuvre de mort. Une pensée lui traversa l’esprit. Qui méritait une telle mort ? Elle hésita.

Koubaye vit se tendre les fils dans les navettes de Rma, le tisseur du temps. L’heure était aux choix. Il avait vu Rma prendre un nouveau fil primitif et l’introduire dans la trame du tissu du temps. D’autres navettes de ces mêmes fils existaient. Le monde était à la croisée des chemins d’avenir. Rma lança ses navettes pour faire un nouveau rang. Les fils se tendirent encore plus. Alors il sut que le choix était aussi le sien. Dans l’atelier de Rma, il était spectateur. Un autre chemin existait. Le prendrait-il ? Quand la navette de Riak revint dans la main de Rma, Koubaye savait ce qu’il avait choisi. Il prononça alors le mot que nulle gorge du temps ne peut prononcer. Il savait qu’on ne prononce pas impunément ce mot qui est le nom du dieu des dieux. En prononçant ce nom, il entrait dans la dimension qui est hors du temps et hors de l’espace. Il devint le “un qui est dans le tout, le tout qui est dans le un”. Son regard devint infini, sa connaissance devint infinie. Les univers étaient devant lui et lui avait accès au tout. Il partagea le savoir et vit tous les dessins possibles des avenirs possibles. Il sut que Rma n’était pas le seul tisseur de temps, d’autres existaient dans d’autres temps, d’autres univers. Il se concentra sur son univers natal, sur son monde natal, sur son pays natal. Il vit tous les avenirs possibles. Il vit la nécessité de nouer les fils pour choisir un avenir. Il sut le choix du dieu des dieux de laisser le choix aux hommes. Il sut que Riak poserait un choix et que ce choix engagerait l’avenir. Hors du temps, hors de l’espace, face à tous les choix possibles, il sut son impuissance à choisir pour elle. Ses choix étaient ailleurs. Pouvait-il aider Riak ? Il pensa que la question était mal posée. Il pouvait aider Riak. La question était : “ Comment ?”. Les dessins d’avenir se révélaient infinis. Riak avait un pouvoir dont il ne disposait pas. Elle pouvait choisir à chaque instant de sa vie. Le savoir était maintenant pour Koubaye comme un fardeau qui le paralysait. Savoir tous les avenirs revenait à ne rien pouvoir faire car tous étaient un mélange de joies éphémères et de peines durables. Il prit la décision pour son avenir. Rester hors du temps et hors de l’espace baigné de savoir lui sembla ne plus correspondre à son désir. Il entrevit dans les milliers de futur, un possible pour les hommes. Il lui fallait s’engager à rentrer dans le monde du temps et de l’espace, en accepter joies et peines. Il sut le sourire du dieu des dieux quand il choisit de retourner dans la salle du lac souterrain où Résal l’attendait. Il vit l’atelier de Rma. Des milliers de fils attendaient, parmi eux, de nombreux fils de Rmanit. Dans les possibles, existait une recréation du monde où les hommes n’auraient plus de place. Koubaye ne se laissa pas envahir par le doute. Il avait choisi. Maintenant, le temps qu’il réintégrait, était le temps de l’action.
Résal sursauta quand Koubaye bougea. Il s’était installé dans la salle avec l’accord des grands savoirs du mont des vents. Depuis il attendait. La joie l’envahit. Son maître revenait. Koubaye était faible et marchait avec difficulté. Résal lui tendit une galette et de l'eau. Koubaye mangea et but avec un plaisir évident.
   - Merci, dit-il à Résal.
Ce dernier bafouilla une réponse où se mêlaient les mots de devoir et d'espérance. Koubaye lui sourit pendant qu'il le regardait s'emmêler dans une tirade confuse. Il reprit la parole :
   - Ton fil est solide, Résal. Rma l’utilisera longtemps. Le temps présent est le temps du changement. Rockbrice est maintenant un grand chef. Des rois sont morts et d’autres se sont révélés. Mais rien n’est acquis. Le monde peut encore basculer. Les Rmanit ressurgissent et avec eux l'anéantissement pour un monde remis à neuf. Riak a besoin de moi, de nous.  
   - Que doit-on faire ?
   - Manger… et attendre !
Résal fut déçu par la réponse. De nouveau Koubaye se mit à rire.
   - Tu aurais préféré de l’action, n’est pas ?
Résal acquiesça en hochant la tête.
   - Ne t’inquiète pas cela viendra bien assez tôt.
Koubaye, après le repas, se remit à méditer au bord du lac. Résal, voyant cela, partit vers l’extérieur. Il allait porter la nouvelle de retour du Sachant. Il fallait aussi des provisions puisque Koubaye voulait rester dans cette salle souterraine.Il avait laissé des branches de feuluit et pensait qu’il lui faudrait au moins une journée pour faire l’aller-retour si ce n’est deux. Koubaye l’avait à moitié rassuré en lui disant qu’il lui fallait attendre la décision de Riak.
Comme à chaque fois, il dut attendre quelques minutes avant de sortir à la lumière. Il cligna des yeux au bord de la cascade pour se protéger du soleil du matin qui éclairait frontalement la paroi rocheuse. Il avait installé une corde pour circuler. Arrivé au pied de la cascade, il reprit sa respiration. Il avait devant lui une longue ascension. Il voulait faire vite craignant que Koubaye ne disparaisse à nouveau. Là-haut, les grands-savoirs allaient encore lui poser mille questions. Il prit sa décision. Il allait se faire discret. Un simple passage aux intendances, sans perdre de ce temps, qui lui semblait précieux, à donner des explications à des gens aux savoirs immenses mais à la compréhension lente. Il attaqua la montée avec la joie de celui qui a pris la bonne décision. Sur le chemin qui montait en lacet jusqu’à l’entrée officielle du Mont des Vents, il ne rencontra personne. Quand il arriva un peu en dessous du porche principal, gardé par deux serviteurs, il quitta le sentier pour une trace à peine visible. Il ne voulait pas que l’on annonce son arrivée. Ces sbires gardiens avaient la voix forte et criaient à pleins poumons le nom des nouveaux arrivants. Ils pouvaient aussi, le cas échéant, faire tomber dans le ravin les quelques solives qui servaient de pont-levis et fermer les lourds vantaux d’un portail millénaire. Résal les entendit discuter entre eux en passant en contrebas. Il suivait une trace plus qu’un chemin et dut utiliser ses mains plus d’une fois. Il avança comme cela un bon moment, contournant le Mont des Vents. Il arriva enfin à une fenêtre donnant vers l’ouest. Elle était juste assez grande pour qu’il s’y glisse. Il se retrouva dans une pièce encombrée de denrées en réserve. Avec discrétion, il se servit dans les différentes caves chargeant son sac de tout ce qui lui était nécessaire. Le retour fut beaucoup plus difficile. Chargé comme il l’était, il se sentait déséquilibré. Le sac le tirait en arrière. Plusieurs fois, il crut tomber. Seule sa souplesse et sa force lui sauvèrent la vie. La descente se révéla heureusement plus rapide. Quand il arriva au pied de la cascade, le soleil déclinait. Il était au milieu de sa montée, se hissant sur la corde quand la terre trembla. L’eau, qui coulait à côté de lui, sembla onduler un instant puis la chute se tarit. Résal eut peur et se plaqua contre la paroi. Un instant plus tard, tout redevenait normal. Il termina son ascension la peur au ventre. Il fut soulagé de voir qu’un rocher avait glissé. L’eau s’étalait derrière, formant une mare. Il pensa que bientôt, la vasque ainsi formée allait déborder. Il se glissa par l’ouverture sombre d’où venait le ruisseau. Il retrouva la fraicheur, l’humidité et le noir. Il alluma une branche de feu-luit et accéléra le pas. Il glissa une fois ou l’autre mais, avant que dehors le soleil ne soit couché, il arriva dans la salle où une lueur bleutée lui dévoila la silhouette de Koubaye. Il fut soulagé de le voir bouger. Et puis, il découvrit d’autres silhouettes. L’ombre de deux grands félins luisait d’un blanc laiteux. Résal sursauta en entendant Koubaye prononcer le nom de Riak.
   - … Riak ! Maintenant tu as posé un choix !
   - Je ne pouvais pas le laisser mourir ainsi !
   - Bien sûr que si, tu en avais le pouvoir.
   - Non, je n’avais pas le choix. Je ne suis pas une seigneur ! Si je l’avais laissé, je n’aurais pas valu mieux qu’eux !
La voix de Riak était chargée d’une colère contenue.
   - Pourtant ta haine des seigneurs est grande.
   - Oui ! Mais pas envers lui.
   - Je sais. À Cannfou, il n’a rien dit. Ce jour-là, tu es devenue double. Cette ombre noire qui t’accompagne est née à cet instant, une part de haine et de violence, comme un double sombre de la Dame Blanche. C’était son choix. Cela t’a changée. Aujourd’hui ton choix vient aussi de changer l’avenir, comme le choix de Résal tout à l’heure ! N’est-ce pas, Résal ?
Résal qui s’était immobilisé s’avança vers Koubaye tout en dévorant Riak des yeux.
   - Oui, Résal, c’est bien Riak, Bébénalki et reine du Royaume de Landlau.
En entendant cela, Résal mit genou à terre :
   - Majesté !
Riak regarda le nouveau venu avec un regard interrogateur. Koubaye fit un geste comme pour écarter la question.
    - Il te sera un excellent gouverneur des Tréïbens, si tu gagnes la guerre. Mais il y a plus important à gérer tout de suite. Lui ne risque rien.
Résal suivit du regard le geste de Koubaye et découvrit une autre silhouette allongée au sol. Il n’osa interroger Koubaye. Comme ni Riak, ni Koubaye ne s'intéressaient à lui, il se releva. Koubaye avait commencé un récit. Il expliquait comment le dieu des dieux avait choisi de préparer la terre pour ses créatures divines. Les Ramnit étaient ses outils. Ils avaient terraformé cette planète pour que les dieux puissent y jouer. Quand tout fut prêt, il enterra les Ramnit et donna ses premiers fils à Rma, le tisseur de temps. Il suscita l'existence de Thra, de Youlba et des autres dieux premiers. Chaque dieu, à sa manière, interféra avec ce monde pour se créer des serviteurs et gagner en pouvoir sur les autres dieux. Aujourd’hui les Rmanit ressortaient de leur gangue. Riak et Kaja en connaissaient deux. Demain, leurs rangs allaient se densifier. À terme, la terre deviendrait informe et vide, prête pour une nouvelle histoire.
Riak cria d’étonnement et de colère en entendant cela. La silhouette à ses pieds bougea. Résal vit une de ses mains venir frotter la tête, tout en regardant autour de lui.
   - Où suis-je ?
   - Au Mont des vents, Baron Sink.
Ce fut au tour de Résal de retenir un cri d’étonnement. L’ennemi était là, devant lui, devant Koubaye, et son maître  continuait à parler.
Kaja s’assit. Émoque reposait à son côté. Il regarda autour de lui. Encore sonné, il réagit avec lenteur. Riak, debout, le dévisageait. Elle avait mis son épée au fourreau. Dans cette pâle lumière bleutée, assis par terre, il n’avait rien d’un personnage arrogant. Il semblait tellement fragile à cet instant qu’elle se sentit émue. Kaja reprit la parole avec une certaine lenteur :
   - Mais comment je suis arrivé là ?
   - Riak, la reine blanche, vous a amené ici. Votre mort était assurée. Elle a choisi de vous sauver la vie, comme vous avez choisi un jour de ne rien dire devant une jeune novice aux cheveux blancs.
Kaja enregistra ce que disait Koubaye.
   - Les Rmanit vont gagner ?
   - C’est dans l’ordre des possibles, Baron Sink, mais ce n’est pas sûr. Riak et vous êtes des grains de sable dans les rouages du monde. Vos décisions peuvent changer le dessin de ce que tisse Rma.
   - Je ne comprends pas. Nous n’avons pas le pouvoir face à ces géants destructeurs.
   - C’est exact, baron Sink. Seuls vous ne pouvez rien. Mais vous n’êtes pas seuls.
L’étonnement se lut sur les visages de Riak et Kaja.
   - Mais qui… ?
   - Les dieux sont vos alliés dans cette affaire. Si les Rmanit ramènent la terre à un monde informe et vide, ils n’auront plus d’adorateurs…
   - J’ai vu ce que donne la magie qui contraint les dieux.
   - Oui, Baron Sink. C’est même cela qui a réveillé le Rmanit. Vous avez dépassé les limites et déclenché l’apocalypse. Mais aujourd’hui, vous n’aurez pas à contraindre les dieux. Les Rmanits réveillent la peur y compris dans le monde des Dieux.
Riak intervint :
   - Et que doit-on faire ?
   - Choisir ! Choisir de s’allier ou rester seuls. Là est votre choix et ce choix contraindra le monde. Que vous choisissiez une voie ou l’autre, vous connaîtrez le malheur. Mais une seule est porteuse d’un espoir de vie, l’autre ne sera qu’une longue fuite.
   - Un espoir ?
   - Oui, Riak, un espoir. Rma n’a pas tissé l’avenir. À ses pieds, tous les fils sont déjà dans les navettes. Pourtant le dessin n’est pas sur la trame. Il attend.
   - Mais qu’est-ce qu’il attend, demanda Kaja ?
   - Vos choix.
Riak et Kaja se regardèrent. Kaja s’était mis debout. Il rengaina Émoque sous le regard attentif des léopards des neiges.
   - Il semble que nous soyons liés malgré nous…
Kaja hésita avant de reprendre.
   - … Comment dois-je vous appeler ?
   - Mon nom est Riak.
   - Le mien est Kaja.
Résal fut troublé de les voir ainsi face-à-face. Il n’en voyait dans le sombre de la grotte que deux ombres. Pourtant il ressentait la tension entre les deux souverains. L’eau noire et immobile du lac, reflétant les branches de feuluit se mit à vibrer. La Pierre de Bénalki se mit aussi en mouvement. Les quatre humains regardèrent cette pierre s’agiter dans un cliquetis rapide. Koubaye la quitta des yeux pour reprendre la parole :
   - La Pierre de la déesse parle pour elle. Elle tremble comme tremble la déesse. Voilà le premier signe que les dieux peuvent faire corps avec vous face à cette menace.
À ce moment-là, Kaja poussa un cri et se démena en fouillant dans son habit sous sa cotte de maille pour extirper une feuille brillante et argentée. Il la jeta au sol :
   - Elle brûle !
   - Et voilà la réponse de Thra, reprit Koubaye.
La feuille de l'Arbre Sacré de Kaja, toute étincelante, toucha le sol. La dalle de granit se mit à son tour en vibration. Au point de contact, un tourbillon se forma. De la poussière de granit s’éleva en trombe pendant que la feuille de plus en plus brillante s’enfonçait dans le sol créant un entonnoir de plus en plus large. Kaja dut reculer, puis Riak à son tour fit de même. Koubaye ne bougea pas. Quant à l’excavation, elle grandit jusqu'à arriver à ses pieds d’un côté et au bord de l’eau de l’autre. D’un coup une vague se précipita dans le fond de l’entonnoir entraînant la Pierre de Bénalki. La trombe de poussière se changea en colonne de vapeur surchauffée sifflante et tourbillonnante. Puis ce fut le silence et la fin de la lumière argentée.  Koubaye se pencha, plongea la main dans l’eau redevenue calme. Il chercha un instant au fond de l’entonnoir et ressortit la feuille de L’Arbre Sacré et la pierre de Bénalki.
   - Voici les signes que vous adressent les dieux...
Koubaye n’avait pas fini de parler qu’on entendit gronder le tonnerre dans le lointain des couloirs.
   - … et voici la réponse de Youbla.
Il se tourna vers Riak :
   - Fais nous sortir d’ici immédiatement, la puissance de Youbla arrive !
   - Titchoua !
Ils se retrouvèrent tous sur la falaise à côté du ruisseau venant de la grotte. Un violent orage s’en donnait à cœur joie, associant trombes d’eau, rafales de vent, éclairs et tonnerre. Ils furent immédiatement trempés de la tête aux pieds, abasourdis par le spectacle grandiose du déchaînement des forces du ciel. Ils virent le ruisseau enfler au point d’occuper toute la surface du porche de la grotte. Résal n’avait jamais vu une telle montée des eaux à une telle vitesse. S’ils étaient restés à l’intérieur, ils se seraient noyés. Hurlant pour couvrir le bruit, Koubaye s’adressa à Riak et à Kaja :
   - Voici la Pierre et la Feuille ! Quel est votre choix ?
Ils tendirent la main et prirent qui la Feuille, qui la Pierre. Koubaye se mit à sourire. Rma pouvait retisser le temps.

 

mardi 4 mai 2021

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...101

Riak recevait ses espions en présence du général. Ses informateurs venaient lui rendre compte de ce qui se passait dans tout le pays ainsi que le pays des seigneurs. Elle apprit avec soulagement que, complètement désorganisé par la grande vague qui avait englouti le roi et toute son armée, le gouvernement provisoire, mené par un général gayeler, ne songeait pas à envoyer des renforts soutenir le roi Sink. La ville sainte était sous contrôle et, comme les prêtres s’étaient ralliés à Sink, le général des gayelers n’avait pas d'opposition systématisée en face de lui. Toutes les familles nobles avaient vu disparaître leurs chefs de file en même temps que le roi. Quelques fils cadets tentaient bien de renforcer le pouvoir de leur famille sans y arriver vraiment. Tous ceux qui détenaient quelques pouvoirs avaient été rassemblés dans la ville sainte. Quand l’un d’eux devenait trop turbulent, un détachement de Gayelers le ramenait à la raison manu militari. Le procédé, bien que violent, s’était révélé efficace.
Les Oh’m’en relayaient les messages efficacement et colportaient les nouvelles de tout le pays. Le calme  régnait, mais un calme tendu, pouvant exploser à tout moment. L’armée des seigneurs faisait mouvement vers Clébiande, avec pour ordre de s’y retrancher et de préparer la bataille suivante. Seuls les deux régiments de gayelers, enfin ce qu’il en restait, étaient dans les environs.
   - Quelles sont leurs intentions ?
   - Un charbonnier les a vus combattre le géant.
   - Ils combattent le Rmanit ?
   - Oui, ma reine. Enfin, leur chef combat, les soldats regardent et surveillent les environs.
   - Il faut que je voie cela !
Comme toujours, Riak fut retenue par de multiples tâches. Elle ne put quitter le camp qu'après le repas de midi. Elle retrouva ses éclaireurs. Ils l’attendaient sur une petite butte couverte d’un bois dense. Par une trouée, on voyait le Rmanit s’appliquant à retourner la terre.
   - Où sont les seigneurs ?
   - Sink s’est fait blackbouler par le Rmanit. Ils l’ont récupéré. Zont bien essayé de s’occuper du géant mais ça a raté.
Riak écouta le rapport de l’éclaireur. Il lui décrivit avec détails, les essais des seigneurs pour combattre le Rmanit et surtout leurs échecs. Seul Sink avait assez de pouvoir pour l’arrêter. Les autres étaient complètement inefficaces.
   - Et là, je ne vois personne !
   - Ils sont repartis, ma reine. Sink semblait sonné.
   - Les nôtres sont où ?
   - On les attend, ma reine.
   - Bien, allons voir ce Rmanit !
Riak descendit de la butte en petite foulée suivie des léopards. Elle arriva sur la trouée. Le géant pelletait de ses larges mains, lui tournant le dos. Riak dégaina son arme et accéléra. Elle atteignit le Rmanit à pleine vitesse. Les éclaireurs qui la suivaient de loin, la virent sauter sur la cuisse, le bras puis le dos du géant tout en donnant des coups d’estoc. Celui-ci réagit en se redressant et en tentant de ses mains pleines de terre de se débarrasser de cet indésirable. Les pierres, les plantes et le limon volèrent plus ou moins loin sans atteindre Riak qui était déjà descendue lui tapant sur les pieds. Le géant se mit à danser sur place, autant pour éviter les coups que pour écraser son agresseur. Les éclaireurs prirent position autour des protagonistes, surveillant les alentours, ne pouvant s’empêcher de regarder leur reine qui semblait voler autour du Rmanit.
Ils virent des mouvements dans les bois, sur une colline plus lointaine. Les seigneurs avaient aussi leurs éclaireurs qui venaient voir ce qu’il se passait. Ils ne les perdirent pas de vue. Les seigneurs ne tentèrent pas de s’approcher. Le chef des éclaireurs jeta un coup d’œil vers Riak. Il la vit comme une mouche autour du Rmanit, l'empêchant de faire ce qu’il avait à faire. Le géant, depuis l’intervention de Riak, n’avait pas avancé d’un pas. Il piétinait sur place, creusant la terre qu’il avait terrassée de ses larges pieds.
Le soleil avança dans le ciel. Riak sentit petit à petit qu’elle ralentissait. Sa course devenait moins rapide et ses coups d’estoc moins puissants. Les mains du Rmanit passaient de plus en plus près d’elle. Elle continua malgré tout. Le soir approchait quand un des doigts du géant la toucha. Riak, la légère, fit un vol plané d’une dizaine de pas. Elle le termina par un roulé-boulé. Elle se retrouva debout mais essoufflée. Elle se pencha en avant pour reprendre son souffle. Immédiatement, le Rmanit avait repris son activité, creusant le sol à pleines mains. .
Un détachement arriva à ce moment-là. Il y eut des mouvements du côté des seigneurs. On vit bouger les feuilles et les jeunes arbres. Riak fit un geste pour leur interdire de courir sus à l’ennemi. Face aux gayelers, elle ne voulait pas risquer ses troupes. Ses hommes se rapprochèrent d’elle. Elle leur montra le Rmanit et entre deux respirations, elle leur dit :
   - Essayez de l’arrêter !
Les soldats partirent à l’assaut du géant qui avec ses flèches, qui avec sa lance, qui avec son épée. Riak regarda le spectacle. Ce fut affligeant. Le Ramnit continuait son travail de terrassement comme si les hommes à ses pieds n’existaient pas. Rien ne semblait le toucher. Les flèches rebondissaient comme sur un rocher. Les lanciers piquaient de toutes leurs forces. On entendait le bruit du métal frapper le géant. Ce furent les épéistes qui payèrent leur proximité. Le Rmanit bougea pour avancer vers une nouvelle zone. Comme un humain ignorant les fourmis, il écrasa deux soldats dans son mouvement. D’autres, plus éloignés, furent blessés par les grands mouvements qu’il faisait en déracinant les arbres. Devant l’inefficacité de ses soldats, Riak donna l’ordre de repli. Elle repartit à l’assaut maintenant qu’elle était reposée. Devant sa rage, le Ramnit dut s’arrêter. Ses gestes amples passaient et repassaient toujours derrière la silhouette floue qu’était devenue Riak. Les soldats eurent bientôt l’impression de voir deux reines, une blanche à la chevelure blanche flottant au vent, et une ombre noire encore plus floue. À elles deux, elles formaient comme un nuage de guêpes autour du Rmanit. Il gesticulait sans pouvoir s’en débarrasser.
De nouveau Riak eut besoin de repos. Elle revint vers ses hommes qui avaient pris position autour. Elle jura entre ses dents. Si elle avait bloqué le Rmanit, elle ne l'avait en rien blessé. Le capitaine s'approcha de Riak qui semblait épuisée.   
   - Allez-vous bien, ma Reine ?
   - Oui… Capitaine… Je me repose… et j’y retourne…
Riak prit quelques respirations avant de reprendre.
   - Ne restez pas à découvert… Prenez une position défendable… L’ennemi est… peut-être à côté…
À côté du souffle de Riak, on entendait le bruit de la terre remuée et de la végétation broyée. Pour la troisième fois Riak repartit à l'assaut. Elle se sentait comme un taon zonzonnant autour d’un cheval. Pour la troisième fois, le Rmanit cessa de retourner la terre pour tenter de se débarrasser de cette chose importune qui lui tournait autour. La fatigue arriva plus vite et Riak fut plusieurs fois déstabilisée par le souffle des mains du géant passant au ras de sa tête. Elle avait aussi conscience de cette ombre aussi noire qu’elle était blanche qui la suivait dans tous ses gestes. Elle rompit le combat quand elle vit l’ombre de la main du Rmanit bousculer son double d’ombre, l’envoyant bouler au loin. Quand elle se fut éloignée, elle chercha la silhouette noire, sans la voir. Où avait-elle disparu ?
Quelques soldats s’approchèrent d’elle pendant qu’elle reprenait son souffle. Ils ne l’avaient pas encore rejointe quand une  cavalcade de gayelers chargea en hurlant. Les soldats se mirent à courir vers leur reine, conscients de la trop grande distance. Riak semblait immobile respirant la bouche grande ouverte. Elle se sentait fatiguée par ses rencontres avec le Rmanit. Il lui fallait s’économiser. Elle regarda les chevaux charger. Le premier approcha, lancé à pleine vitesse, faisant vibrer le sol. Le gayeler qui le montait pointait sa lance vers Riak. Décalé derrière, un deuxième cavalier, un peu moins rapide, le suivait. Le premier gayeler pointa sa lance sur la poitrine de Riak qui ne bougeait pas et semblait tétanisé. Il se mit à hurler pour encourager son cheval. Et puis tout alla très vite. Riak bougea à la dernière seconde. Elle tapa sur la lance tout en se dégageant. Le gayeler, surpris, planta sa lance dans le sol. Bloqué en plein élan, il fut désarçonné. Riak, qui avait évité la lance par un mouvement tournant, se retrouva face au deuxième cheval. Elle continua son action en roulant au sol. L’épée siffla au-dessus de sa tête. La rapidité de Riak lui permit de se retrouver de l’autre côté du cheval. Elle trancha les pattes de l’animal qui s'effondra avec son cavalier. Les suivants, qui arrivaient en ordre dispersé, n’eurent pas plus de chance. Quand ses soldats arrivèrent, ils purent achever les ennemis, tous déjà hors de combat.
Ils se replièrent rapidement sans se faire accrocher par le seigneur. En rentrant au camp, Riak convoqua son conseil. Elle leur expliqua que les gayelers étaient dans la région. Il fallait prendre des mesures de sauvegarde et rester en alerte.
   - Je m’occuperai du Rmanit, mais pendant ce temps, il faudra tenir les seigneurs à distance.
   - Ne pourrait-on pas laisser le Rmanit faire ce qu’il a à faire et ne nous occuper que des seigneurs ?
   - Non, Paskini. Laisser le Rmanit faire et on arrive au chaos. Il se dirige vers Clébiande. Et s’il en déterrait d’autres ?
La perspective de voir d’autres géants fit frissonner, même les plus courageux.
Le lendemain, quand Riak approcha du Ramnit, elle fut atterrée par les progrès de Rmanit. Il ne s’était pas arrêté de la nuit. Il n’avait manifestement pas besoin de repos. Un éclaireur lui attrapa le bras, mit un doigt devant sa bouche pour réclamer le silence et lui fit signe de le suivre. Riak se glissa derrière lui entre des arbustes qui la dépassaient de peu. Devant, son éclaireur marchait courbé. Il s’arrêta au bord du bosquet. Il fit de nouveau un signe pour réclamer le silence. Avec beaucoup de douceur, il écarta les branches et montra à Riak des gayelers qui s’étaient mis en position de combat. Riak remarqua tout de suite la silhouette du roi. Il avançait l’épée à la main vers le Rmanit. Elle l’observa quand il lança son attaque sur le géant. Elle vit que, si ses déplacements étaient moins rapides, Sink frappait avec force et obligeait le Rmanit à s’arrêter.
Riak fit signe à son éclaireur. Ils se replièrent en silence et rejoignirent les autres. C’est en chuchotant qu’elle donna ses ordres. Elle ne voulait pas de la confrontation. Elle fit attendre ses hommes. Les éclaireurs eurent pour mission d’observer l’ennemi et de venir faire régulièrement un rapport.
La matinée se déroula avant que n’arrive la nouvelle de leur repli. Riak refit le trajet jusqu’au bord du bosquet. Elle vit Sink qui accompagnait ses gayelers. Il était essoufflé et son épée était au fourreau. Son attention se tourna alors vers le géant. Il n’avait quasiment pas bougé depuis le matin. Tranquillement, il se tourna vers le front de la zone déboisée. Elle le vit replonger les mains dans la terre et se mettre à la malaxer.
Ils attendirent un moment avant de s'avancer sur le terrain fraîchement retourné. Les archers prirent position pour sécuriser l'accès, puis ce fut les lanciers qui se mirent en embuscade.
Riak attendit que tous ses hommes soient en place. Les éclaireurs partirent sur les traces des seigneurs. Riak s'avança vers le Rmanit. Elle l'interpella. Le géant resta de pierre. Comme la veille, elle mit sa vitesse au service de son attaque. Le Rmanit se mit en position pour se débarrasser de cet être importun.
Ce fut un nouveau duel entre eux deux. Ni l'un ni l'autre ne gagna. Le géant, dès que Riak rompait le combat, reprenait son terrassement. Il avait entamé une colline et l'arasait. Riak et lui se battaient dans une sorte de couloir, très large. Lee Rmanit broyait la pierre comme on écrase du sable. Il ouvrait une saignée dans la roche de la colline. Il avait utilisé des blocs de pierre pour tenter de se débarrasser de  Riak sans jamais la toucher. Les soldats et les gayelers un peu plus loin avaient vu voler ces rochers de la taille d’un cheval. Riak ne s'arrêta que lorsqu’elle fut épuisée. Le Rmanit semblait inépuisable. Il ne dormait pas, ne mangeait pas. Il ne faisait qu’avancer dans une direction vers un but inconnu.
Les jours suivants se ressemblèrent. Riak s’épuisait à ces combats sans issue. Le Rmanit atteindrait sûrement Clébiande d’ici une dizaine de jours. La ville ne pourrait rien contre ce géant. Cela désespérait Riak. Il lui fallait trouver une solution.
Ce jour-là, elle était arrivée plus tôt. Le Rmanit creusait une nouvelle tranchée dans une colline. Elle décida de le prendre de haut. Elle arriva par le sommet de la colline. Elle le surplombait. Le géant ne ragardait pas vers elle, alors qu’elle était sur son chemin. Elle vit qu’il s’agitait sur place. C’est alors qu’elle remarqua Sink. Il bloquait le Rmanit par ses coups d’épée. Elle la voyait briller d’un éclat bleuté à chacun de ses impacts. Elle attaqua avec l’intention d’en finir. Ce jour était un jour favorable, elle le sentait. Son arrivée déconcentra le géant. Sink profita de sa distraction pour porter un coup violent qui résonna comme une sonnerie de cloche. Le Ramnit fit un bond en arrière. Quand Riak atteignit le sol, elle porta un coup qui aurait dû être mortel. L’épée de Sink para le coup mais le mouvement l’envoya à terre. Le pied du Ramnit s’abaissa vers lui comme une masse. Là encore, l’épée était là. Le choc entre l’arme et le pied fut sonore, bloquant le mouvement du géant qui vibra. Entre Riak qui tournait autour de lui, rapide comme un éclair et Sink dont l’épée le blessait, il dut reculer pour la première fois depuis qu’il s’était levé de terre.  
Ce fut un combat étrange. Chacun se battait contre les deux autres. Quand les armes de Riak et de Sink se rencontraient, elles sonnaient, claires comme des cymbales. Le son des pieds ou des mains du Rmanit sur la terre, pour écraser l’un ou l’autre, faisait vibrer la terre. Les soldats de Riak et les gayelers qui se tenaient de part et d’autre du combat en ressentaient les effets. Ils étaient sur les bords de la tranchée creusée par le Ramnit et dominaient la scène. Leurs ordres étaient clairs. Ils ne devaient pas engager le combat, juste se défendre en cas d’attaque. Ils se déplaçaient en suivant les combattants. De pas en pas, de virevolte en volte-face, ils remontaient vers Cannfou. Riak décrocha la première. Elle n’en pouvait plus. D’un dernier saut, elle se retrouva sur le bord de la tranchée. Un soldat lui prit la main et l’aida à se stabiliser à distance du combat. Elle regarda en arrière. Sink évita de peu la main du Rmanit. Il lui fit un geste, comme un salut. Mais avait-elle bien compris ?
Elle le vit aussi rompre le combat peu après et rejoindre les gayelers. Le Ramnit se retourna et simplement, mettant les mains dans la terre, il recommença son terrassement. Il retournait la tranchée qu’il avait faite comme s’il la voyait pour la première fois.
Quand elle arriva le lendemain, Riak découvrit le Ramnit non loin de la veille. Il avait passé son temps à refaire ce qu’il avait fait. Il n’avait pratiquement pas progressé. Riak le trouva sur son front de taille, réduisant la colline en gravier. Il jetait des tonnes de pierres et de roches sur les côtés. Elle se positionna un peu en arrière. Elle commençait à comprendre que seul un instinct guidait cet être étrange revenu du fond des temps. Elle n’en comprenait pas le but. Elle comprenait simplement que cet instinct l’emmenait vers on ne savait où et que, quoi qu’elle fasse, il continuerait. Elle allait lui sauter dessus quand elle vit des mouvements de l’autre côté de la tranchée. Sink apparut. Riak attendit de voir ce qu’il allait se passer. Pendant que le Ramnit, toujours insensible à ce qui se passait autour de lui, broyait la roche dans un vacarme épouvantable, les deux souverains se firent face. Sink dégaina Émoque et salua Riak. Étonnée, elle dégaina sa propre arme et lui rendit son salut. Sink sourit et lui fit un signe d’invite, comme on invite une partenaire au bal. Riak fit oui de la tête. Ensemble, ils sautèrent sur le Ramnit. Le combat du jour ressembla à celui de la veille. De nouveau le Ramnit recula pour les poursuivre. La différence vint de Sink, il ne tenta aucun geste contre Riak. Elle fit comme lui, se concentrant sur le Ramnit. Dégagés de la nécessité de se protéger l’un de l’autre, ils purent ramener le Ramnit plus loin que la veille. Quand Riak rompit le combat, ils avaient atteint une région plate entre les collines. Sink la suivit. Elle fit signe à ses soldats de rester loin et fit face à Sink. Tout aussi essoufflé qu’elle, il s’arrêta à trois pas et rengaina son épée. Prudente, Riak garda la sienne en main tout en sachant qu’elle ne pourrait soutenir un combat longtemps. Pendant ce temps, le Ramnit avait repris son activité, repartant dans la direction de Clébiande.
   - Quand on est seul à l’attaquer, il s’arrête !
   - Exact, répondit Riak.
   - À deux, on l’a fait reculer.
   - Oui, acquiesça Riak, se demandant où il voulait en venir.
   - On ne peut pas le laisser se promener dans le royaume comme cela. Il détruit tout et, en dehors de nous, personne ne semble pouvoir agir.
   - Encore exact.
   - Je propose une trêve.
   - Une trêve ?  
   - Oui, il faut arrêter ce destructeur avant qu’il ne fasse plus de dégâts. Seul, je n’ai pas de solution et je n’ai pas l’impression que vous en ayez plus. À deux, on a fait mieux que seul.
   - Que proposez-vous ?
   - Une trêve, comme je disais, une trêve le temps de se débarrasser du destructeur. Trouvons un moyen d’en finir avec lui et en attendant que cela arrive, liguons-nous pour le faire reculer.
La discussion se poursuivit le temps de trouver un accord sur la manière de le faire. Riak rejoignit les siens pendant que Sink repartait vers ses gayelers. Quand elle eut rejoint la ligne de ses soldats, elle vit Jirzérou débander son arc. Il grommelait son manque de confiance dans les seigneurs. Riak le rassura. Elle n'avait pas senti battre son médaillon alors qu'elle était juste à côté de son ennemi.