- Tu racontes-bien, petit homme !
Au fond de son trou, l'homme s'était
assis. Cela faisait des heures et des heures sans interruption qu'il
racontait les légendes que sa mère lui avait racontées.
- Tu as raison, petit homme. Tu me
racontes ton histoire telle qu'on te l'a racontée.
L'homme sursauta. Le dragon pouvait-il
lire ses pensées? Il ne put y réfléchir davantage, le dragon
reprenait la parole.
- Je connais, ceux qui sont comme toi.
Le repos leur est nécessaire, ainsi que l'eau et la nourriture. Nous
reprendrons ton récit quand tu auras fait tout cela.
L'œil du saurien disparut à sa vue.
Un énorme rocher vint prendre sa place, le laissant dans une
quasi-obscurité. L'homme se laissa aller. Il s'endormit aussitôt.
Quand il se réveilla, un rai de
lumière passait en haut du rocher. Il devait faire plein jour dans
la grotte. Quelqu'un avait mis des provisions et de l'eau. Ce ne
pouvait être le dragon. Avait-il des serviteurs ? Une pensée
lui traversa l'esprit. Peut-être était-ce le sort qui l'attendait ?
Il ne se voyait pas passer sa vie à servir un tel maître. La
nourriture était infecte. Elle lui rappela celle que lui avait
servie une fois le vieux guide à la main coupée. Après cette fois,
il avait exigé de s'occuper de la cuisine. La faim le tenaillait. Il
mangea tout et but toute l'eau. Il se demandait comment tout cela
allait finir. Sa pensée erra sur son aventure. Il allait à nouveau
devoir raconter, raconter, raconter... sans savoir où il allait.
103
Sioultac s'était laissé aller. Pour
une fois, c'était une bonne nouvelle. Les gens de Cotban ne
pourraient plus monter. La neige avait rempli les rues, les combes,
les chemins. Kyll avait fait un rite de remerciement. Toujours guidé
par ses visions, il avait décidé de rester dans la grotte. Le jeune
dragon avait encore besoin de ses discussions. Lui-même avait le
désir de ces rencontres. Il avait même rencontré le prince
Quiloma. Cela s'était bien passé grâce au bâton que le dragon lui
avait fait graver. Le prince était reparti en le saluant et en
l'invitant à venir en ville quand il voulait. L'arrivée de cette
première tempête avait fait capoter son désir de venir saluer ses
disciples. Tasmi remplissait bien son rôle d'intermédiaire. Par
lui, il avait fait savoir aux siens où il se trouvait et leur avait
demandé de garder la même organisation. Nactkin avait apprécié
que Kyll ne rentre pas. Sa place de leader dans la cité ne serait
donc pas contestée. Il aimait les bénéfices qu'il en tirait. Son
principal était l'aide « spirituelle » qu'il apportait à
Sealminc. Chountic sombrait dans la dépendance au malch noir
alimentée par Miastica. Cette dernière manœuvrait pour prendre la
place de sa maîtresse. Malheureusement pour elle, elle appréciait
aussi le malch noir qui lui permettait de supporter les séjours dans
la chambre de son maître.
Tandrag du haut de son deuxième hiver
jetait un regard sombre sur ce qu'il voyait. Depuis que Natckin
venait régulièrement, Sealminc était devenue plus douce. Tandrag
en profitait pour passer des moments agréables près d'elle. Le
reste du temps comme tous les garnements de son âge, ils jouaient
ensemble. Ils savaient sans en avoir trop conscience que cette
période finirait. Ceux qui reverraient le printemps, iraient comme
leurs aînés travailler dans les champs.
La première neige qu'ils virent, leur
donna l'occasion de nouveaux jeux. Le soir il y eut même une fête.
Tandrag eut même droit de porter une bougie à cette occasion. Toute
la ville participa au défilé de la première neige. Elle signait la
fin des travaux des champs et le début de la saison des grottes. Il
allait falloir préparer les bacs à machpes, faire passer les bêtes
des abris d'été aux abris d'hiver...
Chan, en tant que chef de ville,
marchait en tête. Lui aussi appréciait que la neige soit arrivée
de bonne heure. L'apparition des soldats du roi Yas, des chevaliers
venant pour tuer le dragon lui faisait beaucoup plus peur que les
guerriers blancs maintenant que le dragon était là. Les sorciers
suivaient aussi. Ils avaient introduit une nouveauté dans le rite de
cette fête. Ils firent une danse avec des jets de feu en l'honneur
de l'esprit du dragon. Cela plut beaucoup à Quiloma. Le cortège
passa dans toute la ville, y compris devant chez la Solvette. Sabda
ouvrait de grands yeux et agitait les mains. Sa mère lui laissa
rejoindre le cortège et sourit quand elle la vit, sérieuse comme
une grande, portant sa bougie et prenant la main de Tandrag. Elle
aussi pensa à l'avenir de cet hiver. Que Soultiac soit aussi présent
aussi tôt ne la réjouissait pas. De grandes forces étaient en
marche. Elle le sentait au plus intime de son être.
104
Tandrag regardait l'eau qui tombait du
ciel. Il était sous l'auvent de l'entrée, soupirant la disparition
de la neige. Cette première neige n'avait pas tenu. Elle était
devenue pluie. Cotban avait repris le dessus rapidement transformant
le paysage en bourbier. Il avait entendu son père raconter que
puisque la neige et la pluie avaient transformé les chemins en
bourbiers, il n'y a aurait plus d'attaque des gens de la plaine
contre le dragon. Il en était heureux. La première fois qu'il avait
vu le dragon en vol, il était resté là, sidéré, la bouche
ouverte. Bien sûr Sabda n'avait pas manqué de se moquer de lui.
Maintenant, il avait intégré cette image dans ses rêves et dans
ses jeux. Aujourd'hui, il ne pourrait pas rejoindre les autres pour
aller jouer dans la prairie près de la rivière en bas de la ville.
C'est là que Sabda avait vu le dragon de près. Tandrag l'enviait,
lui qui ne l'avait aperçu que de loin. Elle le taquinait
régulièrement. Avec son léger zozotement, elle lui disait :
- Bôô le dragon.
Tandrag s'énervait et Sabda rigolait.
Moins libre que Tandrag, elle l'invitait parfois à renter chez elle.
C'est là qu'il avait rencontré le prince étranger. Celui que son
père n'aimait pas. Mais son père n'aimait personne. Lui aussi
parlait à voix basse avec la Solvette, comme Natckin et sa mère. Il
les avait vus s'isoler parfois dans l'autre pièce. Les bruits,
curieux, qu'il avait pu entendre lui rappelaient, ceux des rencontres
entre Nactkin et Sealminc. Il y avait là un mystère qui
l’intriguait. Il y pensait puis s'occupait à autre chose.
Aujourd'hui, l'eau tombait du ciel
comme d'une cascade. Il avait eu l'interdiction d'aller traîner.
Laissant son regard errer sur la rue noyée, il rêvait de chevaucher
le dragon. Avec son épée, il traquait les méchants, les réduisant
en cendres par le souffle de feu de sa monture. C'est un rêve qu'il
affectionnait. Il vit arriver Natckin, protégé de la pluie par un
assistant qui tenait une protection. Tandrag rentra et décida
d'aller de nouveau explorer la maison. Il se glissa derrière les
cuisines dans une des réserves. Celle-là n'était pas souvent
accessible à sa curiosité. Son entrée, trop près des foyers,
était toujours sous le regard de l'un ou de l'autre. Pour une fois,
ils étaient tous en grande discussion sur le rangement des réserves
pour l'hiver. Les adultes s'occupaient dans la grande réserve
laissant celle-ci sans surveillance. Tandrag s'y glissa. Les odeurs
lui chatouillèrent le nez. Il regardait dans la pénombre, les
récipients alignés comme des soldats pour la bataille. Il
s'approcha du premier et le huma. Une odeur douceâtre lui amena
l'eau à la bouche. Il reconnaissait l'odeur de la compote de plich.
Il tâta le couvercle. Il essaya de le soulever sans succès. Les
adultes l'avaient trop bien fixé. Il passa au second et connut la
même déception. Il avança ainsi laissant traîner ses doigts sur
les pots. A part les odeurs, il n'y avait rien d'intéressant. Il
s’apprêta à ressortir quand il entendit Miatisca. Son cœur
s'accéléra. Il ne fallait pas qu'elle le voit. Tandrag ne l'aimait
pas. Elle donnait à son père trop de malch noir. Tandrag n'aimait
pas quand Chountic avait trop bu. Il était violent. Il lui faisait
peur. Son père ne l'avait pourtant jamais battu. La vision de la
violence qu'il exerçait sur les autres voire sur sa mère le
paniquait. Il se recula vers le fond de la réserve, cherchant un
coin pour se cacher. Quand il fut dos au mur et que Miatisca souleva
le rideau, il ne réfléchit pas et se jeta derrière une grande
jatte à huile.
- Vous mettrez des pièges ! J'ai
vu bouger au fond, il doit y avoir des rats.
Tandrag se faufila encore plus derrière
pour atteindre le coin. Collé contre le pot, il écoutait les
adultes. Miatisca continuait à donner ses ordres. Tandrag se sentit
mal parti. Elle voulait qu'ils rangent autrement. La retraite était
coupée. Jamais il ne pourrait sortir sans se faire voir. Il allait
encore se faire disputer. Il n'aimait pas les cris, surtout ceux de
Miatisca dont la voix aiguë lui faisait mal aux oreilles. Il aurait
peut-être la chance que ce soit la vieille qui soit de corvée. Il
ne savait pas son nom. Tout le monde l'appelait ainsi « la
vieille ». Elle le laisserait tranquille, mieux, elle lui
donnerait sûrement un peu de plich. Entendant un bruit non loin, il
se colla au mur dans le coin le plus sombre. De l'air vint lui
chatouiller la nuque. Il sentit plus qu'il ne vit une ouverture.
Comme les pas se rapprochaient de sa cachette, il se glissa dans le
trou. Après quelques contorsions, il fut invisible. Il écouta les
pas aller et venir. La jatte fut bougée. Il entendit qu'on mettait
autre chose. Il avança un peu et vit avec horreur qu'il n'y avait
pas assez de place pour qu'il puisse sortir. Les larmes montèrent
toutes seules. Il était piégé.
Il pleura lentement sans bruit. Il
allait mourir là. Une ombre passa. Au bruit rapide du piétinement,
il sut que c'était un rat. Il le sentit qui se glissait entre ses
jambes pour filer vers le bas. Tandrag s'arrêta de pleurer pour
regarder cela. Il se mit à gratter. Une planche sous la terre
battue, bougeait un peu. En forçant à peine, elle céda. Un nouveau
passage s'ouvrit. Un courant d'air en venait. Tandrag se laissa
couler par le passage. Il se trouva sous le plancher. Il entendait
maintenant les pas au-dessus de sa tête. Il avança évitant les
obstacles. Lui trouvait cela normal. Il s'était aperçu que les
autres ne voyaient pas dans le noir. Il avait été étonné pensant
que cette capacité à voir dans le noir était commune. Il avait
gardé cette information pour lui, comme un secret. Il était sous la
cuisine. Il cherchait des yeux un passage pour sortir de là. Arrivé
devant une cloison, il ne put que la longer. Il avançait à quatre
pattes. Il passa sous le couloir. La poussière qui tombait et les
bruits de pas fréquents et rapides, lui confirmaient qu'il se
rapprochait de l'endroit des chambres. Parfois un peu de lumière
passait par les interstices ou les trous dans les planches. Il
commençait à trouver cela amusant. Il se posa la question de savoir
si c'était pareil chez les autres.
- Donne-moi du malch et cesse de
discuter !
La voix de son père le fit sursauter.
Il s'arrêta. Il était sous la chambre de Chountic. Il vit un espace
plus large entre les cloisons et se mit debout. Son visage arrivait
juste au dessus du plancher. Entre deux planches, il voyait
l'intérieur de la pièce. Miatisca était debout. Il ne voyait que
le bas de son habit, mais était sûr que c'était elle. Sur le lit,
Chountic était étalé. Son visage rouge violacé ne laissait aucun
doute à Tandrag. Son père avait encore trop bu. Il valait mieux
l'éviter pour la journée. Il écouta encore un peu les hurlements
qui ne se calmèrent qu'à l'arrivée du pot de malch.
Tandrag se remit à quatre pattes pour
continuer son chemin. Même s'il y avait une sortie proche, il valait
mieux l'éviter. Il décida d'aller vers le fond de la maison. Il
reprit sa marche sans bruit sous les dortoirs, toujours silencieux à
cette heure du jour. Il s'arrêta un moment. Il entendit des pleurs
au-dessus de lui. Ils lui rappelèrent les siens. Sa gorge se serra.
Il ne reconnut pas la personne. Dans son esprit vint l'image d'une
jeune servante. Peut-être s'était-elle fait disputer pour une faute
dans son service ? Il continua son voyage souterrain en
ressentant la peine et la peur. Et s'il ne trouvait pas de sortie.
Il passa sous un plancher. Un
grincement régulier l'étonna. Il chercha un endroit pour voir et
trouva dans un coin, une petite fente. Il ne voyait qu'un petit bout
de la pièce. Il ne la reconnut pas tout de suite. En se déplaçant,
il voyait le coin du lit qui bougeait en rythme. Il entendit des
petits cris et des soupirs, puis après une brève accélération
tout se calma. Le silence fut total quelques instants. Puis il
entendit deux voix qui chuchotaient.
- ...dragon qui s'en est occupé.
- Comment cela ?
- Ils ont envoyé une expédition, mais
avec la boue, elle n'a pas été loin. Kyll m'a fait savoir qu'il
avait rencontré le dragon. C'est lui qui a expliqué que les gens de
la plaine couraient plus vite qu'un troupeau de clachs quand il
s'était posé non loin d'eux.
Tandrag sentit son cœur bondir à
l'évocation des exploits du dragon. Et puis, il reconnut la voix.
C'était celle du sorcier. Il était sous la chambre de sa mère. Il
eut un sentiment de honte et de peur sans bien savoir pourquoi. Il
n'avait jamais le droit de rester quand le sorcier venait. Il venait
d'entrer par effraction dans l'intimité de sa mère. Mal à l'aise,
il se mit accroupi vivement. Il fallait qu'il parte, qu'il fuit. Il
reprit ses pérégrinations sous le plancher de la maison. Il
s'enfonça davantage vers le fond de la maison. Il y avait par là
les granges et les caves creusées dans la roche. Il avançait aussi
rapidement qu'il pouvait. Il fut rejoint par une boule de poils.
Abci !
- Ah, t'es là, toi !
Le félin se frotta contre lui en
ronronnant. Tandrag s’assit et se mit à le caresser. Abci allait
et venait, tournant et retournant pour profiter des mains de
l'enfant. La queue haute, le ronronnement sonore firent du bien à
Tandrag. Un bruit de course mit le félin en alerte. Il se mit en
route. Tandrag le suivit. Plus rapide que lui, le félin le distança.
Attentif au moindre mouvement, Tandrag changea plusieurs fois de
direction. Il arriva contre le rocher. De nouveau bloqué, il regarda
à droite et à gauche. Il crut discerner quelque chose à droite. Il
alla par là. Au fur et à mesure de son avance, il vit la lumière.
- Une sortie !
Il accéléra. S'approchant de la
cloison, il vit une fente, une simple fente par où passait la
lumière. Les larmes de nouveau coulèrent toutes seules. C'est à ce
moment-là qu'Abci arriva un rat dans la gueule. Il s'approcha de la
fente et de la tête appuya sur le panneau. Tandrag vit la cloison
s'écarter. Il emboîta le pas au félin. Il poussa lui-même sur le
bois qui bougea. Il vit la fente devenir ouverture. Il se glissa dans
l’entrebâillement et se retrouva dans le couloir des grottes
réserves. Il y faisait noir. Il fut heureux de constater qu'il n'y
avait personne. Il ne se ferait pas disputer. Toujours suivant Abci,
il se dirigea vers les parties communes de la maison.
105
Miasti jouait les grandes. Elle avait
plusieurs atouts pour cela et en jouait avec adresse. D'abord, elle
était née avant les autres. Elle était une hors-saison. Ce mot
était tout à la fois une injure et un signe de jalousie. Elle ne se
comportait pas comme une hors-saison. Les sorciers avaient entouré
sa naissance de signes et de prédictions. Elle avait été à
l'origine du miracle de la pierre chaude. Les autres ne pouvaient pas
en dire autant. Eux étaient nés comme il fallait, quand il fallait
sans faire d'histoires. Et puis Miasti était mignonne, plus elle
était charmante et charmeuse. Elle savait mettre les adultes sous sa
coupe et obtenait ce qu'elle voulait. Ensuite, la Solvette la
connaissait. Alors qu'elle impressionnait tout le monde, la Solvette
saluait Miasti quand elle la voyait. Un tel privilège était signe
d'importance aux yeux de tous les enfants de cette saison là. Talgar
s'en serait bien passé. Lui qui rêvait de marteaux, d'enclumes, de
feu, d'exploits de forge devait obéissance à sa sœur. Cela avait
quelque chose d’insupportable. Quand elle le martyrisait trop à
ses yeux, il se réfugiait dans la forge. Il n’avait pas le droit
d'être là, il le savait. « La forge était un lieu dangereux
pour les enfants trop jeunes », lui avait dit son père. Il
avait trouvé un espace près du toit. Il y entrait quand la porte
restait entrouverte. Il se glissait discrètement. Il trottinait en
longeant le mur et gagnait la pente du rocher. Il grimpait à quatre
pattes jusqu'à son abri. Il y faisait chaud et il voyait tout sans
être trop visible dans la pénombre. Il se délectait des gestes des
uns et des autres. Il les mimait dès qu'il pouvait dans ses autres
jeux. Quand il se faisait repérer son père faisait les gros yeux,
mais il sentait bien qu'il avait du mal à ne pas rire. Puni mais pas
découragé pour autant, il recommençait dès qu'il pouvait. Talmab
avait du mal aussi à gronder Talgar. Ce dernier était plus
impressionné par Cilfrat et surtout par Eéri. Ce dernier se
déplaçait avec deux béquilles, mais restait impressionnant pour
l'enfant. Eéri avait eu l'autorisation d'aller vivre chez Kalgar. Il
continuait à servir le prince en prenant sa part des tours de garde
sur la tour de guet. Il avait renforcé la puissance de ses bras et
montait à l'échelle à leur seule force. Il y avait aussi
maintenant Sertvi qui était arrivé. Premier des enfants métis,
hors saison lui aussi mais fierté de son père, il avait eu droit à
la reconnaissance du prince. Quiloma l'avait adoubé, lui donnant
ainsi une filiation dans le monde blanc du Prince Majeur. Chan, à
son tour l'avait enregistré sur les murs de la maison commune, le
rattachant à la lignée de la famille Bartone, et à celle de
Kalgar. Certains dans la ville acceptaient mal ces changements. Les
sorciers avaient assuré que tout cela était bon pour l'avenir. Mais
Chountic ne les croyait pas. Il était devenu le chef de file de ces
contestataires. Il y avait ainsi deux clans en cours de formation.
Pour le moment, cela restait limité aux paroles. La présence de
guerriers ou la menace d'une armée dans la vallée calmait les plus
irréfléchis. Le souvenir de la bataille du côté du col de l'homme
mort restait vivace. Cela alimentait la haine et la peur des
contestataires. Si Chountic parlait beaucoup, il noyait son activisme
dans le malch noir. Il avait quand même gardé des contacts avec
Tichcou. Il avait son homme de main, Bistasio. Ce dernier avait
trouvé les moyens de passer. Il suivait la vallée, évitant le lac
neuf comme on appelait la retenue. Le poste de garde surplombait
l'eau. Ceux de la ville le laissaient passer moyennant quelques pots
de malch noir ou de Sicha. Il était maintenant à la tête d'un
petit réseau de marché noir, toléré par Chan. Il avait établi
son quartier général dans les grottes de Bartone qui n'étaient
plus utilisées.
La pluie doucement se chargeait de
neige.
106
Tandrag aimait la neige. Il ne savait
pas pourquoi mais, il aimait la neige, pas seulement pour sa
blancheur, pour les boules de neige et les bonhommes qu'il faisait
avec ses copains. De la voir ainsi tomber le réjouissait. Le froid
était revenu et les sorciers avaient parlé de la smecna. Tandrag
n'avait pas compris ce mot. Il avait été voir la vieille.
- Ah ! La Smecna, c'est la neige,
mon grand, c'est la neige qui va tenir. Voici venir l'hiver. Mais tu
prendras bien un peu de plich.
- Ben oui.
Tandrag s'assit pour dévorer le plich
que la vieille avait étalé sur une galette. Les autres allaient et
venaient dans la cuisine, parlant du temps ou de ce qu'ils devaient
faire.
- Maintenant, que t'es un grand, jeune
maître, je vais te montrer les grottes.
Celui qui avait parlé était grand,
carré, le visage mangé d'une barbe qui fut noire. Tandrag sursauta.
Le maître des services s'adressait à lui. Il faillit en rougir. Il
se dépêcha de finir sa galette. Aller voir les grottes ! Il en
rêvait. Il n'avait jamais osé aller plus loin que les premières
réserves. Et là, il allait voir les grandes grottes à machpes sous
la montagne. Quand Tilcour, le maître des services sortit de la
cuisine, Tandrag lui emboîta le pas. Ils traversèrent la partie
commune de la maison. Miatisca venait à leur rencontre. Tandrag
pensa qu'elle allait voir son père. Elle s'arrêta à la hauteur de
Tilcour. Tandrag ressentit que l'air prenait une consistance
différente. Tilcour s'adressa à lui :
- Avance jusqu'à l'auvent, jeune
maître. J'arrive.
Tandrag avança sans se retourner. Son
attention se concentra sur ce qu'il entendait. Les adultes qui
parlaient à voix basse, étaient toujours intéressants.
- … se retrouve comme d'habitude...
murmura la voix grave
- ...quand il sera trop sâoul, pour le
remarquer, chuchota la voix nasillarde
Tandrag concentré sur son audition,
eut l'impression de voir sa mère et Natckin chuchotant ensemble. Il
en fut troublé.
Tilcour le rejoignit alors qu'il
sortait. Sous le porche, un groupe d'une dizaine d'ouvriers
attendait. Tilcour leur fit signe et ils se mirent en route vers
l'entrée la plus proche des grottes.
La neige tombait. Tandrag écoutait les
hommes parlant du temps. La plupart évoquait un retour vers le
soleil. Tandrag ne le sentait pas comme cela. Il s'abstint de le dire
pour éviter les moqueries, tout jeune maître qu'il était. La neige
allait tomber longtemps. Il en sentait le côté têtu et collant.
Comme toujours, il pensa rapidement à autre chose. L'excitation le
gagnait au fur et à mesure qu'il s'approchait des grottes. Il
n'osait demander où était Biachtic, le fils aîné de Chountic.
Biachtic était, à ses dires, le fils maudit. Rien ne lui
réussissait. À sa deuxième saison, il avait fait une crise de
diarrhées vertes. Il avait survécu mais restait souffreteux. Il
semblait incapable du moindre effort, tant physique qu'intellectuel.
Sans cesse rabroué par son père, il avait développé un instinct
incomparable pour ne pas être trouvable. Tilcour avait bien essayé
de le récupérer. Il le sentait plus influençable que le maître
Chountic. Pour un maître des services, influencer son supérieur
était source de pouvoir. Biachtic, par sa force d'inertie avait
déjoué les plans de Tilcour. Il continuait à tricher comme il
pouvait. On ne trompait pas Chountic facilement. L'été lui avait
donné à penser. L'arrivée des étrangers, les combines du maître
avec eux, ses manœuvres pour garder des liens avec Tichcou lui
ouvraient des perspectives. Il n'aurait jamais osé aller plus loin
sans l'arrivée de Miatisca. Avec elle, il se sentait venir les
idées.
Tandrag tout fier de porter sa première
torche, ne s'occupait pas de cela. Tilcour comme tous les adultes,
était impressionnant. Son rôle de maître des services, le rendait
quand même plus proche que Eéri, mais après Chountic, c'est lui
qui donnait le plus d'ordres. Il était tellement attentif à sa
torche qu'il ne faisait pas attention au chemin. Le groupe marcha
ainsi pendant un bon moment. Ils arrivèrent dans le secteur de la
maison de Chountic. Tilcour donna les consignes de travail pour la
journée. Il garda Tandrag non loin de lui. Il lui donna la mission
de s'occuper des torches. Le bois de stinmaym débarrassé de son
aubier donnait une flamme presque sans fumée. Utilisé depuis des
générations et des générations, il avait fini par noircir les
plafonds et le haut des cloisons. Le reste des parois étaient
couvertes de la poudre blanche qui restait quand l'eau avait coulé.
C'est cette poudre qu'il fallait évacuer avant de planter les
machpes. Les hommes s'activaient à gratter les murs. Ils
remplissaient les brancards. D'autres les transportaient jusqu'à la
grotte sans fond. On appelait ainsi une cavité dans laquelle on
mettait tous les déchets. Cela faisait des générations qu'on le
faisait et elle n'était jamais remplie. Alors on continuait.
Quand arriva la mi-journée, Tandrag en
avait assez. Épuisé, il s’endormit dans un coin. Quand Tilcour
éleva une nouvelle fois la voix parce que sa torche s'éteignait, il
n'y eut pas de réponse. Étonné de ne pas être obéi, il se
retourna pour disputer l'enfant. Il ne le vit pas à côté du tas de
bois. Il craignit un instant d'avoir perdu un fils héritier. Même
si un autre enfant était né après la fête des rencontres. Il
n'était pas bon d'être le responsable de la disparition des enfants
du maître de maison. Il le chercha quelques instants et le trouva
dans un recoin, pelotonné dans sa pelisse. Il soupira. Il le secoua.
- Allez debout, viens manger !
Tandrag se frotta les yeux. Le regard
de Tilcour ne lui laissait pas le choix. Tandrag se leva et suivit le
maître des services.
- Change-moi cette torche, lui dit
Tilcour en lui désignant celle qui fumait dans le coin de la salle
des repas.
Tandrag toujours bâillant, alla
chercher une nouvelle torche. Quand il revint, il s'aperçut que tous
mangeaient et que lui n'avait rien.
- Et moi ? demanda-t-il.
- Tu peux te servir, il en reste dans
la gamelle.
Tandrag se sentit blessé par ce manque
de considération. Il était quand même le fils de Chountic. Il
ravala ses larmes et alla racler le fond de la marmite. Ce n'était
pas le meilleur mais il avait faim. Dès la fin du repas, Tilcour
donna ses ordres. Se tournant vers Tandrag, il lui dit :
- Toi, tu fais comme ce matin, mais
t'as pas intérêt à dormir sinon tu mangeras pas mieux que ce midi.
L'enfant ravala ses larmes et se remit
à faire ce qu'on lui demandait. La journée s'étira en longueur.
Quand Tilcour donna le signal du départ, Tandrag dormait presque
debout. Sur le chemin du retour, il se fit bousculer une fois ou deux
parce qu'il n'allait pas assez vite. Arrivé à la maison, même le
spectacle de la neige ne le retint pas. Il alla s’effondrer sur sa
paillasse.
Ce fut la main douce de la Vieille qui
le réveilla le matin.
- Tiens mange, petit, tu vas en avoir
besoin.
Il aurait aimé que ce soit sa mère
qui vienne ainsi le voir, mais elle était trop occupée par Shteal,
son dernier né. C'était lui qui avait droit aux câlins et aux
caresses dans les cheveux. Tandrag avait droit au respect de Natckin,
mais ce dernier ne semblait fondre que devant le bébé. Chountic
lui-même semblait ému en regardant son rejeton. S'il maugréait
toujours contre Biachtic, s'il semblait ignorer Tandrag, il accordait
une importante importance à Shteal. C'est lui qui avait choisi ce
nom qui évoquait le printemps et la reprise des plantes. Il disait à
qui voulait l'entendre que ce serait un vrai maître celui-là. Une
véritable fierté pour son père et un maître de qualité pour la
maison Chountic. Tandrag ne comprenait pas ce que cela voulait dire
mais sentait bien qu'il n'avait pas le beau rôle.
Le deuxième jour de travail ressembla
au premier. Il eut quand même une différence. On lui en demanda
plus. Il dut surveiller toutes les torches des grottes à machpes où
l'on devait travailler.
Le soir venu, sans la Vieille qui était
venue avec un plateau le faire manger, il aurait passé la nuit à
jeun.
Les jours se suivirent sans qu'il n'y
ait de changement dans son travail. Petit à petit, il se faisait aux
efforts qu'on lui demandait. Il rentrait moins épuisé. La neige
avait continué à tomber lentement sans s'arrêter. Les portes d'été
avaient été condamnées pour les portes dites du grand hiver, plus
en hauteur. Elles avaient été ainsi nommées après le terrible
hiver que les pères des grand-pères des pères avaient connu.
Sioultac à cette époque était particulièrement virulent. La neige
avait atteint des hauteurs jamais égalées depuis. Cette année en
deux mains de jours, il était tombé plus de smecna que de neige
pendant tout l'hiver précédent. Les Sorciers avaient été prévenus
par l'esprit de Hut le fondateur. Ils avaient fait le tour de la
ville pour donner l'information à chacune des maisons. Il fallait se
préparer à voir Sioultac prendre ses quartiers sur la montagne.
Chaque famille avait fait les travaux urgents nécessaires. Il ne
fallait pas qu'une maison s'effondre comme à cette époque
lointaine. Cela avait laissé des traces profondes dans l'imaginaire
de la ville. Un récit légendaire racontait comment les habitants
avaient défié Sioultac en refusant de croire les esprits. Ils
avaient été séduits par les discours du nouveau maître de la
maison Tiebur. Il avait parlé tellement bien de l'avenir, de ce que
les habitants de la ville pourraient faire s'ils se mettaient tous
ensemble face aux sorciers. On ne serait plus obligé de nourrir ces
fainéants à ne rien faire hormis des prédictions qui ne se
révélaient jamais justes. Le maître Sorcier de l'époque avait
fulminé ses imprécations sans résultats. L'été avait passé,
chaud et prospère, laissant croire aux promesses du maître de la
maison Tiebur. L'hiver avait commencé sous la pluie. Il n'y avait eu
ni grêle, ni ouragan. Le maître Sorcier avait dû rationner ses
gens pour qu'ils survivent. Les sorciers avaient dû travailler dans
les champs pour mendier leur pitance. Les effectifs du temple avaient
beaucoup maigri. A chaque prédiction de déluge répondait un temps
sec et chaud. Quand le maître Sorcier prédisait la sécheresse
venait une petite pluie bienfaisante qui abreuvait la terre et
nourrissait les champs. Aux premiers flocons, la gloire du maître de
la maison Tiebur était à son comble. C'est alors que s'était
révélé un jeune sorcier, maigre comme une lame de couteau à force
de privations mais aussi dur que le métal des lames. Alors que le
vieux maître Sorcier vaticinait une nouvelle fois, il s'était levé
et avait désigné le maître de la maison Tiebur du doigt :
- Avant la fête de la longue nuit, tu
seras mort ! Ainsi en a décidé Sioultac.
Le jeune s'était alors effondré.
C'est la Solvette de l'époque qui était intervenue. Elle avait
accueilli le jeune inconscient dans sa maison, le soustrayant ainsi à
la vindicte populaire, mais aussi au vieux maître Sorcier qui
supportait mal ces interventions. Le jeune sorcier avait fait ainsi
l'unanimité contre lui. Les premiers flocons avaient été suivis
d'autres plus nombreux puis encore d'autres sans que jamais cela ne
s'arrête. Au début on avait essayé de dégager les rues. Au petit
matin tout était à refaire. Il tombait entre cinq et six pieds de
neige par jour. On avait alors arrêté le dégagement et entrepris
de faire des portes plus en hauteur. On avait aussi creusé des
tunnels dans la glace pour rejoindre les grottes à Machpes. La vie
suivait ainsi son cours. C'est en plein milieu d'une nuit bien noire
que le craquement sinistre avait réveillé toute la ville. Il avait
été suivi du bruit sourd de la neige tombant en masse. On n'avait
pu que constater que la maison Tiebur avait cessé d'exister. Le
maître de ville avait coordonné les secours. A la lueur des
torches, on avait fouillé les monceaux de neige. Rapidement on avait
extrait le premier sorcier. Le maître de ville l'avait interrogé
sur sa présence en ce lieu. Il avait expliqué que toutes les nuits,
le maître Sorcier venait lancer des imprécations sur le toit de la
maison Tiebur afin que tombe le malheur sur les impies. Et le malheur
était tombé sur lui. Alors que, quittant le versant de la colline,
il avait mis les pieds sur le toit de la bâtisse qui y était
adossée, tout s'était effondré. Entraîné par l'avalanche, le
premier sorcier avait été emporté dans le maelström de neige. Le
maître de ville avait alors pris la direction du bas de la ville,
suivi par tous les habitants. Devant la maison de la Solvette, il
avait demandé au jeune sorcier de devenir maître sorcier. Bien que
contraire à toutes les règles habituelles, sa démarche avait été
agréée. Le jeune sorcier au regard de feu était devenu le plus
jeune maître Sorcier de l'histoire de la ville. Son « oui »
avait été salué par Sioultac. La neige pour la première fois
depuis des jours et des jours s'arrêta.
C'est à cette légende que pensait
Tandrag en regardant la neige qui n'avait pas arrêté depuis dix mains de
jours. Heureusement les grottes étaient plus chaudes. Tilcour
discutait avec les ouvriers. Le grattage était bientôt terminé. Il
faudrait alors prévoir le travail des bacs à machpes. C'est alors
qu'ils virent Sstanch monter en courant, suivi par un groupe de
soldats.
- Vite ! Vite ! criait-t-il
- Qu'est-ce qui se passe ? cria
Tilcour.
- Des guerriers approchent...
Le groupe se figea. Les discussions
allèrent bon train pendant un moment. Puis Tilcour trancha. - Il
vaut mieux qu'on soit dans les grottes qu'à traîner dehors. Allez,
on y va le travail nous attend.
Le groupe se remit en route tout en
discutant. Tilcour délégua le commandement à un contremaître et
repartit vers la maison. Tandrag qui s'était éloigné pour voir les
soldats courir, vit le groupe s'éloigner vers les grottes pendant
que Tilcour, courant à moitié, repartait en remontant la rue. Il
était seul. Personne ne lui avait donné d'ordre. Il en conclut
qu'il était libre de faire ce qu'il voulait. Il se dirigea vers la
porte du haut.
Petit et léger, il ne laissait presque
pas de trace sur la neige. Quand il approcha de la porte, il vit sur
la tour de guet Eéri qui faisait des signes. En bas, le prince
Quiloma tenait par les avant-bras un autre personnage. Arrivant
derrière, parfaitement alignés, des guerriers blancs semblaient
surgir de la neige. De chaque côté de la porte, les derniers
guerriers de Quiloma et les soldats de la ville, impeccablement
disposés, regardaient les deux princes se saluer.
- Tla Quiloma, queita bitra mastaila
verkati sebima...
Si Tandrag ne comprenait pas la langue
de prince, il appréhendait le sens général de ce qui se disait. Il
s'était allongé dans la neige. Dans son habit blanc, il était
presque indiscernable. Après des salutations, les deux hommes se
retournèrent vers leurs troupes pour donner des ordres. Quiloma
expliqua à Sstanch que des renforts arrivaient par l’intermédiaire
du prince Méaqui. En regardant les deux hommes, il eut l'intuition
qu'ils avaient des nouvelles graves à échanger.
Il les observa encore un moment avant
de se retirer. Il avait compris qu'ils iraient dans l'ancien temple
devenu fort, mais que les choses sérieuses se diraient ailleurs.
Il pensa en les voyant partir qu'il
n'avait plus rien à voir par là. Il allait se lever quand il vit
Eéri descendre. Boitillant sur ses béquilles, il s'approcha d'un
guerrier qui avait un anneau au gant gauche.
- Eéri !
- Lozadi !
Les deux hommes s'attrapèrent par les
avant-bras. Tandrag sentit l'émotion de la rencontre. Le dénommé
Lozadi se retourna vers Méaqui qui fit un signe de tête. Les deux
hommes s'éloignèrent alors vers la maison Kalgar.
Tandrag décida de les suivre. Il
arriva à la forge après eux. Lozadi n'avait pas déchaussé et Eéri
avait adapté des planches de glisse à ses béquilles. Tandrag
profita de la distraction des apprentis et de Kalgar pour entrer dans
l'atelier, puis il se glissa dans la maison.
- Psst viens par là...
Tandrag se retourna pour voir Miasti
lui faire un geste. La maison du forgeron était construite autour
d'une cour et était desservie par un couloir qui ceinturait les
pièces. Les deux enfants se dirigèrent vers l'arrière de la
maison. Tandrag aimait bien Miasti. Il n'avait pas de sœur mais il
pensait que s'il avait eu une sœur, il aurait aimé qu'elle soit
comme Miasti.
- Laisse tes bottes, elles font du
bruit.
Tandrag lui obéit et la suivit dans le
couloir puis dans l'escalier. Ils avançaient silencieusement
au-dessus des pièces d'habitation des adultes. Miasti lui montra du
doigt un espace entre les planches dans une des réserves de l'étage.
En dessous, des voix graves se faisaient entendre.
Tandrag chuchota à l'oreille de
Miasti :
- Le guerrier qui vient d'arriver,
Lozadi, ça doit être un chef car il a un anneau au doigt.
Il arrêta Miasti qui voulait répondre
en mettant son doigt sur la bouche.
- Chut ! Écoute !
Les deux enfants se concentrèrent sur
ce que disaient les deux guerriers blancs.
Eéri finissait de résumer l'été
avec ses évènements. Cilfrat allait et venait dans la pièce avec
leur enfant nouveau-né. Et puis Lozadi commença son récit.
107
- Jorohery était plus mort que vif.
Sans ce regard de feu qui brûlait au fond de ses orbites, je
n'aurais pas donné cher de sa vie. Mon prince m'a donné les ordres
pour faire un traîneau brancard. La crainte des hommes était
palpable. C'est alors que mon prince a dit à Mitsiqui de le cacher à
la vue des hommes le plus vite possible. Je peux t'assurer, Eéri,
que même fatigués, tous ont travaillé vite pour finir le traîneau
couvert. Nous avons pu reprendre la route deux jours après. C'est
Mitsiqui qui a donné le signal. Dans son groupe, il y a Taumza.
Devant l'air interrogateur de Eéri, il
dit :
- Mais si, tu le connais, c'est le
jeune frère de Zothom. Il tient de son peuple de gestes qui
soignent. C'est lui qui s'est occupé de Jorohery. Le macoca tirait
le traîneau, mais il ne pouvait pas aller vite. Mon prince a discuté
avec Qualimpo. Comme Jorohery avait demandé cette phalange pour
l'accompagner en plus de la nôtre, il a accepté comme un honneur de
servir de garde à Jorohery pendant que nous prendrions de l'avance
pour aller nous mettre sous les ordres du Prince Majeur. Le
lendemain, nous sommes partis au pas double comme à l'aller pour
rejoindre les terres du Grand Royaume. Mon Prince pensait que nous
mettrions deux mains de jours pour arriver et nous avons gagné une
journée. Ce fut une belle course. Mon Prince a félicité les hommes
au regroupement avant d'entrer dans La Blanche.
- Qu'est-ce que la blanche ?
demanda Cilfrat.
- C'est la capitale du Grand Royaume.
Quand vous ferez le voyage jusqu'à là-bas, vous ne pourrez qu'être
séduite. Imaginez des palais et des rues pavées de la plus belle
des pierres de glace. Mon Prince s'arrête toujours sur la dernière
crête avant de rentrer pour contempler la ville. Mais ce jour-là
certaines pierres étaient noires. Mon Prince ne nous a pas laissés
nous reposer et nous arranger pour entrer en ville. Il a redonné
l'ordre du départ immédiat en armes. C'est les armes à la main,
prêts à tout que nous sommes entrés dans La Blanche. Les gardes de
la phalange de la ville nous ont arrêtés à la porte. Un konsyli
nous a expliqué que les Gowaï avaient fait un raid montés sur des
crammplacs poilus. L'attaque avait eu lieu, trois jours auparavant en
l'absence du Prince Majeur qui conduisait les phalanges à la guerre.
Mon Prince a contenu sa colère. Ce n'est pas tant aux Gowaï qu'il
en voulait. Depuis le temps qu'on leur fait la guerre, on sait bien
qu'ils ne se soumettront qu'à l'arrivée d'un nouveau roi dragon.
J'ai senti sa rage monter contre le prince Tramstout. Que cet
incapable ait été nommé prince huitième en charge de la capitale
le révulsait. « Où est le prince Tramstout ? »
a-t-il demandé. « Il se repose. Il a été blessé pendant la
bataille ! » lui a-t-on répondu. Mon Prince Méaqui m'a
envoyé au fort avec les troupes pendant qu'il allait rendre visite
au prince Tramstout. Je ne l'ai revu que tard dans la soirée. Il
était furieux. Non seulement, Tramstout avait mal défendu la ville,
mais en plus sa blessure était une égratignure dans le dos. J'ai
rarement vu mon Prince dans un tel état. Tramstout n'aurait pas été
prince huitième, il l'aurait défié en duel de dragon.
- C'est quoi un duel de dragon ?
chuchota Miasti à l'oreille de Tandrag.
- Chut, écoute ! lui répondit-il.
- Ah ! Oui Cilfrat, vous ne
connaissez pas nos coutumes. Quand un prince juge qu'un autre prince
de même rang a perdu l'honneur, il le défie en un combat à mort.
C'est cela un duel de dragon. Quand deux dragons se battent pour une
belle, il ne peut en rester qu'un. Mais mon Prince ne pouvait pas
faire cela pour Tramstout. Un prince huitième ! Ce n'est pas
possible...
- Il aurait dû demander au Prince
Majeur pour le défier, suggéra Eéri.
- Malheureusement, le Prince Majeur
était à quatre mains de jours de voyage. Il avait laissé ses
ordres pour nous. Dès le lendemain nous devions faire mouvement pour
aller renforcer nos phalanges dans la plaine du vent. Mon Prince a
fait son rapport au vieux Prince troisième qui a envoyé un messager
pour prévenir le Prince Majeur. Le vieux Prince Troisième a donné
l'assurance que tout serait prêt pour l'arrivée du Bras du Prince
Majeur. J'ai bien voulu le croire. Il a toujours aussi peur de
Jorohery.
- Vous êtes reparti aussi vite ?
- Oui, le temps semblait manquer. Mon
Prince soupçonnait le Prince Majeur d'avoir écouté de mauvais
conseillers pour cette campagne. Trop occupé par la succession et
par la chasse à l'enfant et à l'anneau, il avait négligé les
rapports alarmants sur le nombre de Gowaï à nos frontières et sur
la prolifération des crammplacs poilus. Ce fut de nouveau la course
pour nos deux phalanges. Malgré son inexpérience, le prince
Qualimpo a bien géré ce voyage vers le lieu du combat. Nous avons
établi le contact au bout de trois mains de jours. Les phalanges
marchaient en bon ordre mais nous avons senti le vent de la défaite.
Mon Prince et le prince Qualimpo sont allés présenter leurs
salutations au Prince Majeur. Celui-ci a fait arrêter son macoca
pour s'entretenir avec eux. Cela a beaucoup impressionné les autres
princes. Que le Prince Majeur fasse une pause pour recevoir des
princes dixièmes est inhabituel. Mon Prince m'a rapporté quelque
temps plus tard, que le Prince Majeur voulait des nouvelles de
l'enfant, de l'anneau. Le dragon l'a beaucoup intéressé.
Malheureusement, les Gowaï ont attaqué. Soutenu par des crammplacs
poilus, le combat fut rude. Manifestement, ils visaient le Prince
Majeur. Les phalanges se sont mises en position de défense. J'ai
admiré le travail des sapeurs qui ont réussi à construire des murs
pour nous mettre à l'abri. Quand la nuit est arrivée, nous avions
un rempart qui faisait le tour de notre position. Il n'était pas
très haut mais nous a bien servis. Par les autres phalanges, nous
avons appris que cela faisait une main de jours que les Gowaï
attaquaient ainsi la colonne. Le but du Prince Majeur était
d'atteindre le bord de la grande plaine pour se réfugier dans le
fort Smiloun. Pour faire bouger toutes les troupes, il fallait
compter encore une main de jours. Les attaques des Gowaï tenaient
plus du harcèlement que de l'attaque en règle. Elles étaient
pourtant particulièrement meurtrières. Qualimpo en fit l'amère
expérience. Étant en périphérie du dispositif au début du
combat, sa phalange avait encaissé le premier assaut. Quand le
silence était revenu, Qualimpo était encore debout. Si tu l'avais
vu, il s'est battu comme un dragon. Sa tenue blanche était rouge du
sang des ennemis. A ses pieds, un crammplac poilu agonisait. Qunienka
n'a pas démérité. Avec trois konsylis et leurs hommes, ils ont
cassé le mouvement d'attaque, l'obligeant à se détourner. Le
Prince Majeur leur doit beaucoup. Il a fait venir Qualimpo et
Qunienka devant lui avec ce qu'il restait de la phalange. Simplement
armés de leurs armes légères de déplacement rapide, ils ont tué
trois crammplacs et de nombreux Gowaï. Le Prince Majeur les a
félicités et a créé pour eux une escouade rouge dans sa phalange
personnelle. « Quand nous serons au fort Smiloun, vous irez
voir le prince Remnia qui dirige ma phalange, il vous dira ce que
vous ferez. »
- Il a créé un groupe pour eux !
s'exclama Eéri.
- Oui, ils le méritaient. Il ne
restait plus que quatre mains d'hommes valides quand les Gowaï sont
repartis. C'est sa phalange qui a eu le plus de pertes en une fois.
Les autres phalanges ne valaient guère mieux. C'est ce qu'on a
découvert le lendemain en marchant avec eux. Pour notre part, nous
étions déjà au centre du dispositif quand les ennemis sont
arrivés. Nous avons eu des blessés et un mort. L'attaque suivante
ne nous a pas surpris. Nos guetteurs avaient repéré le groupe
d'attaque des Gowaï. Ils n'ont pas insisté. Les jours ont passé
avec cette peur de l'attaque. Elle arrivait chaque jour, parfois
d'une violence inouïe comme au moment de notre arrivée, parfois nos
guetteurs donnaient l'alerte assez tôt pour monter les murs. Quand
nous avons atteint le fort Smiloun, nous n'avions pas fière allure.
Mon Prince était blessé aux bras. Sa crainte était d'avoir été
empoisonné par une lame perfide. Moi, j'avais croisé le chemin d'un
crammplac mais comme j'étais au centre de deux mains d'hommes, nous
l'avons abattu avant qu'il ne fasse trop de dégâts.
Lozadi releva sa manche droite. Quatre
longues stries blanches zébraient sa peau. Cilfrat poussa un petit
cri qui couvrit le bruit de surprise que fit Miasti. Tandrag lui
donna un coup de coude dans les côtes en lui disant :
- Chut !!!!
- Non, ce n'était pas grand chose,
comparé à ce que Eéri a souffert. Je vous ennuie avec mon récit
alors qu'ici aussi vous avez souffert.
- Continue, Lozadi. Je connais le fort
Smiloun. C'est toujours le prince Dalkant qui le dirige ?
- Oui, mais nous avons subi un siège
en règle. Au bout de cinq mains de jours, nous avons commencé à
être rationnés. Les attaques journalières ne laissaient que peu de
répit pour le repos. Les murs de glace du fort ne sont pas vraiment
un obstacle pour les crammplacs. Leurs griffes s'y agrippent trop
facilement. Nous dormions quasiment sur les remparts pour les
repousser dès leur arrivée. Certains crammplacs arrivaient malgré
tout, à pénétrer dans le fort. Pas un n'est ressorti. Si cela nous
a fait de la viande, ils ont tué beaucoup des nôtres. C'est à
l'occasion d'une telle attaque sur le mur au soleil levant que
Qualimpo a trouvé l'honneur de la belle mort. Nous étions nous sur
le mur froid. Une mauvaise place face au vent. Je crois que mon
Prince n'est pas assez reconnu dans l'entourage du Prince Majeur.
Qualimpo avait intégré l'escouade rouge sous les ordres du prince
Remnia. La place est rude, la discipline de fer, mais la
reconnaissance est à la hauteur des inconvénients. Nous repoussions
une attaque nocturne de crammplacs, quand nous avons entendu des cris
et des bruits de combat sur le mur au soleil levant. Nos adversaires
ont tourné les talons dès qu'ils ont entendu que l'attaque était
éventée de l'autre côté. Je pense qu'ils en voulaient au Prince
Majeur. Qualimpo lui a de nouveau sauvé la vie. D'après Miaro que
j'ai vu en allant saluer mes hommes blessés, Qualimpo s'est de
nouveau battu comme un dragon. Avec les lances lourdes, il a mis hors
de combat deux crammplacs avant d'être déchiqueté par ceux qui
surgissaient tout autour de lui. Mais l'alerte était donnée.
L'escouade rouge a disparu dans cette défense, seul Miaro a survécu
quelques temps. Ce furent des temps noirs. Les messagers ne passaient
pas. Leurs têtes étaient lancées le matin sur les remparts. Mon
Prince ne décolérait pas. Pour lui le fort Smiloun était une
impasse. Il aurait voulu qu'on tente une sortie pour aller vers la
vallée sacrée. Les Gowaï ne nous auraient pas suivis. Ils ont trop
peur de l'esprit des dragons qui rôde dans ces lieux. Il m'a partagé
son impression. Le Prince Majeur non plus ne voulait pas rencontrer
l'esprit du dieu Dragon.
- Comment cela s'est-il fini ?
demanda Cilfrat.
- Dix mains de jours plus tard, alors
que nous n'étions plus qu'un guerrier sur trois, vivant ou en état
de combattre, la tempête est arrivée. L'enfer est venu avec. Si les
Gowaï se sont terrés, les crammplacs poilus ont attaqué de plus
belle. En quelques jours, nous avons perdu plus d'hommes qu'en deux
mains de jours de combat. L'espoir n'était pas dans notre camp,
d'autant plus que le Prince Majeur tergiversait sur la conduite à
tenir. J'ai cru plusieurs fois que le fort allait tomber. Mais
toujours au prix de lourdes pertes, nous avons réussi à repousser
l'ennemi. C'est au plus fort de la tempête, alors que je faisais
face à deux crammplacs, que mes hommes étaient hors de combat que
j'ai eu la surprise de les voir s'arrêter. Ils ont humé l'air et
sont repartis d'un bond. Juste après la tempête s'est calmée et un
grand silence s'est fait. Tous les guerriers survivants sont montés
sur les remparts. Nous étions persuadés que nous allions découvrir
la foule des Gowaï devant nous quand le soleil se lèverait pour
l'assaut final. La tension était à son comble quand l'aube fit
blanchir le ciel.
Tandrag se colla littéralement au
plancher pour ne pas perdre une miette du récit. A travers, la
fente, il voyait Eéri et Cilfrat aussi tendus que lui, regardant
Lozadi. Celui-ci se ménagea une petite pause pour boire un peu d'eau
et il reprit :
- Quand la lumière a éclairé le sol,
il n'y avait plus personne. Les Gowaï et les crammplacs avaient
disparu. Il y avait juste un peu de poussière blanche au loin. Cela
ne pouvait pas être l'armée de secours. Un groupe approchait. Les
rumeurs les plus folles ont couru sur les remparts, jusqu'à ce qu'on
voie l'étendard du Prince Majeur. Deux coureurs sont partis en
reconnaissance. A leur retour, le Prince Majeur est monté sur le mur
du plein soleil et il a annoncé l'arrivée de son Bras. Ce furent de
nouvelles rumeurs. Jorohery que nous avions laissé en si mauvaise
forme arrivait. Nous vîmes bientôt un macoca traînant sa litière.
Un guetteur hurla : « Il a un bâton de pouvoir ! ».
Tous les valides se précipitèrent sur le rempart du plein soleil
pour voir cela. Attaché sur le devant de la litière, juste à côté
de l'étendard, on devinait plus qu'on ne voyait à cette distance le
grand bâton de pouvoir. Ce fut l'étonnement. Plus personne n'en
avait vu depuis la génération du dernier roi dragon. Il avait été
partagé en de multiples morceaux et chaque prince en portait un bout
dans son équipement. Le Prince Majeur trépignait d'impatience de
revoir Jorohery. Il ne doutait pas que la fuite des Gowaï venait de
là. Jamais ils n'ont pu résister à la puissance d'un bâton de
pouvoir. Certains dans le fort allèrent jusqu'à prétendre que
Jorohery serait le nouveau roi dragon. Je n'y ai pas cru et la suite
m'a donné raison. Mon Prince m'avait rejoint sur le mur du froid.
Nous gardions la porte. Nous avons vu la colonne arriver. Je ne
pouvais détacher mes yeux du bâton. J'ai entendu mon Prince cracher
par terre et dire entre ses dents : « c'est un faux !».
Je me suis tourné vers lui et l'ai interrogé du regard. Il s'est
approché de moi et m'a glissé à l'oreille. « Le marabout
Mandihi m'a expliqué un jour, que si un vrai bâton de pouvoir
s'approchait du morceau que je porte dans son étui, il brûlerait
immédiatement. Et tu vois, Lozadi, rien ne se passe ! ».
Mon Prince a quitté les lieux avant que le Bras du Prince Majeur ne
passe. Il s'est ainsi dispensé de le saluer. Pendant que tous
allaient vers la place d'armes, j'ai suivi les serviteurs.
Reconnaissant Mitsiqui, je me suis approché. Il m'a raconté que
plus ils approchaient du Grand Royaume et mieux allait Jorohery. Il
aurait trouvé le bâton de pouvoir non loin de La Blanche dans un
tombeau scellé depuis des générations et des générations. Cet
endroit était tellement ancien qu'il avait disparu des mémoires
humaines. Jorohery a déclaré avoir eu la vision du Dieu Dragon pour
le guider. Si son bras n'a pas repoussé, ses pouvoirs sont devenus
encore plus puissants. Je crois mon Prince quand il me dit que ce
bâton est un faux, mais entre les mains de Jorohery...Quelle arme !
Eéri ne put s'empêcher de sursauter.
- Oui, Eéri, une arme. Nous l'avons vu
à l’œuvre quand nous avons repris l'offensive. Ce bâton crache
le feu comme un dragon et les crammplacs ont dû fuir pour ne pas
périr brûlés vifs. Ce que nous avions perdu avec Jorohery à
notre tête, nous l'avons regagné. Petit à Petit le Prince Majeur
lui a confié de plus en plus de tâches. Quand la saison du soleil
est arrivée, nous avions le contrôle des zones fertiles et les
Gowaï n'osaient plus attaquer. Quant aux crammplacs, nous ne savons
même pas où ils ont fui. Le dernier qui a été aperçu, semblait
fuir vers le désert du froid éternel. Le Prince Majeur n'a même
pas pu organiser une chasse. Notre phalange bien que décimée
continuait ses patrouilles et ses missions de défense. Nous sommes
restés loin de La Blanche. Nous avons reçu les survivants de
plusieurs autres phalanges. Si les princes qui ont participé à la
campagne du fort Smiloun ont tous été récompensés, mon Prince n'a
rien reçu hormis des missions difficiles. Cela n'a pas amélioré
son caractère. C'est par ces renforts que nous recevions les
nouvelles de la capitale. Le Prince Majeur ne sortait quasiment plus
de son palais. Plus la saison du soleil avançait et plus il devenait
évident que Jorohery avait pris le pouvoir. Plus rien ne se faisait
sans l'avis du Bras du Prince Majeur. Seul mon Prince continuait
d'envoyer ses rapports au Prince Majeur. Tous les autres avaient bien
compris d'où venait le vent. Nous avons vu aussi les marabouts
partir. Les quelques uns qui ont osé s'exprimer, nous ont fait un
récit inquiétant. Le Prince Majeur semblait être devenu un pantin
sans volonté. Les quelques uns qui s'opposent à Jorohery
disparaissent ou sont retrouvés morts. Comme a dit un marabout :
« La peur règne à La Blanche. Je fuis comme les autres vers
les vallées éloignées, où règnent encore la paix et
l'équilibre. » Même le grand marabout Mandihi n'a pas été
épargné. Il est au fond d'une geôle pour avoir dit à Jorohery
qu'il outrepassait ses droits et qu'il oubliait ses devoirs. En
entendant cela, j'ai vu la colère briller dans les yeux de mon
Prince. Je l'ai entendu marmonner : « Quand viendra le
roi dragon, tout cela se paiera. ». En attendant si tu n'avais
pas raconté tout ce qui est arrivé ici avec le dragon, je
continuerais à penser que nous sommes dans des temps noirs. Est-il
libre ?
- Nous ne le savons pas, Lozadi. Nous
ne lui connaissons aucun lien, mais c'est un juvénile. Il a commencé
à prendre sa livrée d'adulte. C'est un rouge.
Lozadi ne put réprimer une
exclamation :
- Un rouge !
- Oui, j'espère que tu auras l'honneur
de le voir. Il est déjà superbe.
Miasti donna un coup de coude à
Tandrag. Celui-ci se retourna en faisant les gros yeux. S'approchant
de lui, elle lui chuchota :
- Tu vas rater le temps de repas.
Tandrag fit la moue mais n'insista pas.
Sans faire de bruit, ils laissèrent leur observatoire.
108
Tandrag en avait assez des grottes. Il
souffrait d'être enfermé sans voir la lumière du jour. Au bout de
quelques jours, comme rien de nouveau n'arrivait, il commença à
trouver que les torches n'avaient rien de palpitant, que les changer
était un boulot sans intérêt. Comme le lendemain de son absence
personne n'avait fait de remarque, il se dit qu'il pourrait peut-être
refaire une petite fugue. Cela ne changerait rien pour les autres et
lui serait plus heureux. N'était-il pas le fils du chef de maison ?
Il se mit à guetter le moment favorable. Il entendit un soir au
repas parler de nouvelles grottes à nettoyer pour le lendemain.
Sentir à nouveau l'odeur nauséabonde des moisissures qui poussaient
là, lui sembla au-dessus de ses forces. Il décida de profiter du
flottement engendré par les nouvelles tâches pour fausser compagnie
au groupe. Il prit quand même le soin de dire à Tilcour qu'il
partait avec le groupe du secteur trois. Celui-ci, tout occupé à
distribuer ses ordres, lui grogna une réponse qu'il décida de
prendre pour un accord. Il avait fait à peine une centaine de pas,
c'est-à-dire qu'ils n'étaient plus en vue de l'entrée, quand
Tandrag dit au chef de groupe :
- J'ai oublié de donner un message à
Tilcour. Je vais lui dire et je partirai avec le groupe deux.
Le chef de groupe lui donna une petite
tape sur la tête et répondit :
- Cours, tête d'oiseau, va lui dire,
je te laisse aller. Tu ne risques pas de te perdre.
Tandrag ne se le fit pas dire deux
fois. Il fila sous le regard du chef qui le suivit des yeux jusqu'à
ce qu'il arrive au carrefour et qu'il tourne du bon côté. Tandrag
joua le jeu en courant sans s'arrêter. Une fois hors de vue, il se
glissa dans un refuge qu'il avait découvert. De sa sombre cachette,
il observa Tilcour qui se découpait en ombre chinoise à la sortie.
Il parlait fort. Tandrag entendait tout ce qu'il disait.
- ...allez vers le secteur quatre pour
commencer à nettoyer, puis après le repas vous viendrez aider au
secteur trois. Maintenant allez et ne traînez pas. Je dois faire mon
rapport à Chountic ce soir ? Faites qu'il soit content de ce
que je lui dirai.
Le groupe passa devant lui en maugréant
après Tilcour qui leur donnait toujours les plus mauvais secteurs.
Tandrag fut étonné de ne pas voir Tilcour. Il arrivait que ce
dernier reste dans la ville pour régler d'autres problèmes. Il
attendit un moment avant de sortir de sa cachette et se dirigea vers
le bout du tunnel. Il se cacha à nouveau derrière le tas de torches
entreposées à cet endroit. Il y avait toujours, près de chaque
entrée un vaste recoin, où l'on entreposait des torches pour ceux
qui allaient travailler dans les grottes. Chaque maison participait
au renouvellement du stock. Tandrag entendit les gens d'une autre
maison, se servir dans le tas. Ils discutèrent, le temps de les
allumer, des bonnes dates pour la plantation des machpes, des rites
des sorciers et de ce que cela coûtait. Il les entendit s'éloigner.
Il attendit encore un moment avant d'oser mettre le nez dehors.
C'était un jour gris. La neige tombait, étouffant les bruits et
bouchant la vue. A cause des circonstances, il prenait le risque de
ne pas entendre approcher un adulte, mais d'un autre côté, on ne
pouvait pas le voir de loin. Il fit aussi vite qu'il put la distance
qui le séparait de sa destination. Il avait repéré un passage
entre deux planches dans le soubassement de la grange. Plus
exactement, il avait remarqué Abci se glissant par la fente. Cela
lui avait donné l'envie d'aller voir ce qui se cachait là-dessous.
Il était contre le mur de planche quand il entendit le piétinement.
Il se dépêcha de se glisser dans l'espace qu'il venait de dégager.
Il regarda ce qui faisait tout ce bruit. Il vit le poitrail imposant
d'un tibur mâle emmenant le troupeau de la maison Rinca. Son père
aussi avait des bêtes. Elles étaient en stabulation plus bas dans
les grottes non loin de l'eau. En hiver des sources jaillissaient
dans ces parties de la montagne mais en été, il fallait aller
chercher l'eau dans la rivière. Il soupira. Soigner les tiburs était
sûrement plus amusant que de changer des torches au fond des grottes
sans lumière. Il attendit la fin du passage pour se retourner vers
l'intérieur de la grange. Il était derrière le fourrage d'hiver.
Comme toutes les maisons, la maison Chountic avait besoin de beaucoup
d'espace pour stocker les quantités de fourrage nécessaire aux
bêtes durant le long hiver. Il était dans la grange où étaient
entreposées les longues herbes sèches qui servaient de litière et
de nourriture d'appoint. Elles ne fermentaient pas, ce qui était un
avantage dans des bâtiments en bois. Elles gardaient une odeur un
peu poussiéreuse et servaient de nid à de nombreux rongeurs. Abci
et ses congénères venaient chasser ici. Tandrag se déplaça
doucement sur la terre battue. Il voyait fuir les rongeurs devant
lui. Cela l'amusait de voir tous ces petites boules de poils grises
courir se cacher sous les herbes. Il avança comme cela jusqu'au bout
de la grange. L'endroit était tranquille en ce début d'hiver. On
commençait par les réserves des grottes. Il se dit qu'il serait
bien caché en haut du tas pour dormir. Il escalada une palissade de
planche comme on monte sur une échelle. Arrivé en haut du tas
d'herbes il se jeta dessus. Il apprécia la souplesse de ce matelas
qui l'accueillait. Il s'installa à son aise et sombra bientôt dans
le sommeil.
Il se réveilla en se demandant où il
était et ce qui avait pu le réveiller. Il entendit à nouveau les
bruits. Quelqu'un était dans la grange. Il fut tétanisé. Il eut
peur de se faire découvrir. Il regarda autour de lui pour trouver
une échappatoire. Il prit conscience que les bruits qu'il entendait
n'étaient pas des signaux de danger. Avec des gestes lents, il
s'approcha du bord du tas. En dessous, sur une autre plateforme
d'herbes, deux corps enlacés bougeaient en rythme. Tandrag fut
fasciné par ces mouvements. Cela lui évoqua l'accouplement des
tiburs. C'était donc cela les bruits qu'il avait déjà entendus une
fois ou l'autre. Après une accélération, les deux corps
s'arrêtèrent. L'homme se retourna sur le dos. Tandrag recula
vivement : Tilcour !
Il jura comme il avait déjà entendu
les adultes faire. Il allait être découvert. Tandrag sentait son
cœur battre à tout rompre. Rien n'arriva. Il entendit des
mouvements en contrebas. Il revint à son poste d'observation.
- Bon, dépêche-toi. Il ne faudrait
pas que Chountic se doute de quelque chose.
La voix aiguë de Miatisca répondit.
- Il est déjà plein de malch !
Tandrag sentit la colère monter en lui
contre cette femme qui détruisait son père.
- Je rentre mais toi, fais ce que tu
dois faire. Si on n'en profite pas maintenant, après ce sera trop
tard.
- Ne t’inquiète pas pour cela. J'ai
déjà l'acheteur.
Tandrag les entendit partir. Ainsi
c'est cela qu'il faisait. Il se demanda ce qu'il devait faire de ce
savoir. Il ne se voyait pas dire cela à quelqu'un. Il faudrait qu'il
avoue qu'il avait fugué. Il resta perplexe un bon moment. Puis ses
pensées furent distraites par Abci qui venait d'apparaître dans la
pénombre. Le félin leva la tête et regarda Tandrag. Il sauta de
botte en botte jusqu'à arriver à hauteur de Tandrag. Il vint se
frotter en ronronnant. Tandrag en oublia ses interrogations et
s'occupa de caresser Abci avec application.
Quand arriva le milieu de la journée,
il se dit qu'il n'avait pas pensé à prendre de la nourriture. Son
estomac lui rappela douloureusement ce fait. Il fit un nouveau plan.
Il allait retourner dans les grottes et se joindrait au groupe pour
le repas en évitant d'aller là où serait Tilcour. Il se mit en
route. Arrivé à la fente, il guetta pour être sûr que la rue
était déserte. Il se glissa dehors. Il se mit à courir vers les
grottes. Un ordre claqua :
- Toi, arrête !
Tandrag s'immobilisa en tremblant. Il
regarda qui avait parlé. Il jura à nouveau comme les grands qu'il
avait entendus. Bistasio !
- Sais-tu où est Tilcour ?
- Non, je le cherche, répondit Tandrag
avec soulagement. Il pensa qu'il avait peut-être une chance d'éviter
de se faire disputer.
- Il devrait être dans le secteur
trois, ajouta-t-il.
- Alors, allons-y.
L'homme et l'enfant partirent ensemble
dans les grottes. Tandrag se chargea de torches pour avoir un
prétexte possible pour son absence. Heureusement pour lui, Bistasio
semblait connaître le chemin et ne pas faire trop attention à ses
explications. Tandrag fit un effort pour mémoriser les points clés
de leur itinéraire. La nervosité le gagna au fur et à mesure
qu'ils se rapprochaient du secteur trois. À leur arrivée, Tilcour
les regarda. Il se leva précipitamment.
- Toi, va manger, dit-il d'un ton dur à
Tandrag.
Puis prenant Bistasio par le bras, ils
s'éloignèrent. Il revint seul alors que Tandrag finissait de
manger. Tilcour l'attrapa par un bras, le mit debout :
- Tu crois que tu vas t'en sortir comme
cela. Tu penses que tu peux faire ce que tu veux. Quand je vais dire
cela au maître ce soir, il te fera fouetter, fils ou pas fils. Et
d'abord, où étais-tu ?
Tandrag s'éloignait le plus qu'il
pouvait. La main qui lui serrait le bras lui faisait mal. Quand il
entendit parler de fouet, il eut peur. Tilcour disait vrai. Tandrag
connaissait les punitions pour ceux qui ne faisaient pas leur
travail.
- J'étais dans la grange,
hoqueta-t-il, prêt à éclater en sanglots
Tilcour se calma immédiatement. Le
lâchant, il lui dit :
- Dans la grange des herbes litières ?
- Oui, renifla Tandrag.
D'une voix plus douce, Tilcour
demanda :
- Pourquoi tu as fait cela ? Je
t'ai cherché partout.
Éclatant en pleurs, Tandrag balbutia :
- Je ne peux plus sentir les
moisissures.
- Bon repose-toi là, on verra ce soir.
S'il n'avait pas pleuré, Tandrag
aurait vu les regards étonnés qu'échangeaient les ouvriers.
Personne ne dit rien et chacun plongea le nez dans son écuelle quand
Tilcour se redressant jeta un regard circulaire autour de lui.
L'après-midi se passa morne et triste.
Tandrag s'occupa des torches en s'interrogeant sur ce qui l'attendait
le soir. Quand Tilcour donna l'ordre du départ, il ne savait pas
s'il était soulagé ou s'il avait peur. Le chemin lui parut long
jusqu'à la maison. Quand arriva le moment où chacun regagnait ses
pénates, Tilcour le prit par le bras. Tandrag suivit sans
résistance. Il savait qu'il allait se retrouver devant son père.
Alors que toujours entraîné par Tilcour, ils remontaient le
couloir, Miatisca sortit de la chambre du père, un pot de malch vide
à la main. Elle s'arrêta à la hauteur de Tilcour :
- Tu l'as vu ?
- Oui, mais il y a plus grave. Tandrag
était dans la grange.
En entendant cela, Miatisca jeta un
regard noir vers l'enfant. Elle se pencha pour se mettre à sa
hauteur :
- Qu'est-ce que t'as vu, toi ?
- Rien...
- Ne mens pas !
- Presque rien, dit Tandrag de nouveau
au bord des larmes, vous étiez...
La porte s'ouvrit à toute volée,
Chountic en sortit en hurlant :
- Alors ce malch, ça vient, Mia....
Il s'arrêta net en voyant les trois
personnages dans le couloir.
- Tandrag ? Qu'est-que tu fais
là ?
Tilcour l'avait lâché et Miatisca
s'était redressée. Moité pleurant, Tandrag s'adressa à son père :
- Je ne veux plus aller dans les
grottes...
- Entre, répondit Chountic. Toi aussi,
Tilcour. MIATISCA, AMÈNE DU MALCH !
Ayant hurlé les derniers mots, il
rentra dans sa chambre. Tandrag le suivit. Tilcour avait à peine
fait un pas que Miatisca l'attrapa :
- Éloigne l'enfant des grottes, sinon
on ne pourra pas conclure.
- TILCOUR ! hurla Chountic de
l'intérieur.
Il se dépêcha d'entrer.
Quand Miatisca revint en portant le
lourd pot de malch noir, elle trouva Chountic non pas affalé comme
il en avait l'habitude mais bien droit sur son siège de maître de
maison. Tilcour et Tandrag étaient debout devant lui. Tilcour, la
tête droite, regardait son maître, Tandrag la tête baissée
écoutait son père :
- … intolérable conduite de la part
d'un fils qui doit être l'exemple pour les gens de la maison. Cela
appelle une punition.
- Oui, Père.
- J'ai entendu la supplique du maître
des services. Son intérêt pour toi, son attention à ton égard et
le profond respect qu'il témoigne à notre service, plaident pour
que cette punition soit suspendue si tu rachètes ta conduite par
l'obéissance dans le nouveau service qui sera le tien.
- Oui, Père.
- J'ai donc décidé qu'à partir de ce
jour, tu seras affecté au soin des tiburs et autres animaux. Ne me
déçois pas, sinon ma colère sera grande.
- Oui, Père.
- Maintenant, va et laisse-nous.
- Oui, Père.
Tandrag mit un genou à terre, salua
d'une inclinaison du buste et sortit. Il n'irait plus dans les
grottes. Il n'en revenait pas. Quand Tilcour l'avait emmené voir son
père, Tandrag pensait au fouet. Il avait vu suffisamment de
punitions pour toutes sortes de motifs. Il savait qu'il méritait le
fouet pour avoir déserté son poste dans les grottes. Il ne
comprenait pas pourquoi Chountic ne l'avait pas décidé. C'est vrai
que Tilcour avait plaidé pour lui. Pourtant il avait senti comme à
chaque fois son père comme gêné devant lui. Il y avait là un
mystère qu'il ne comprenait pas. Il ne retenait qu'une chose, il
n'aurait pas le fouet.
109
Les tiburs n'étaient pas des bêtes
faciles. Ils pouvaient être extrêmement têtus. C'est ce que
pensait Tandrag alors qu'il essayait de faire manœuvrer les bêtes
qu'il avait sous sa garde. Le grand mâle ne voulait pas revenir vers
la grottable. Il avait décidé d'aller vers le fond et pas vers
l'entrée. Tandrag essayait de le ramener vers la lumière. Si la
bête n'était pas agressive, elle était braquée. Le tibur s'était
appuyé sur la paroi et résistait ainsi à la traction de Tandrag.
Du haut de ses trois saisons, ce dernier s'arc-boutait en tirant sur
la longe sans aucun résultat. Il avait demandé, crié, injurié
l'animal qui faisait vingt fois son volume sans que celui-ci ne
bouge. Heureusement, les femelles ne semblaient pas avoir envie de
s'éparpiller. Quand il était arrivé dans les étables, Tandrag
avait apprécié. Les grottes-étables ou grottables avaient toutes
des accès à la lumière naturelle. Les tiburs ne supportaient pas
la nuit intégrale. Il y régnait une chaleur plutôt douce. L'odeur
forte des bêtes plaisait bien à l'enfant. Il s'était retrouvé à
plusieurs de même saison. Non, vraiment, il n'avait pas regretté
les grottes à machpes. Le petit groupe d'enfants avait trouvé sa
place parmi ceux qui s'occupaient des bêtes. Leur rôle était
d'aller faire boire les tiburs par petit troupeau. Cela les
occupaient toute la journée vu le nombre d'animaux. Les plus grands
s'occupaient du fourrage et des litières. Le matin Tandrag faisait
le tour de ces bêtes. Avec le temps, il avait appris le nom de
chacune. Une fois vérifié que tout allait bien, il emmenait le
premier lot vers la grotte de l'eau. Il y avait alors tout un jeu
subtil pour arriver à faire boire ses bêtes avant celles des
autres. Cela se jouait entre gens de la même maison mais aussi entre
les différentes maisons. Tandrag aimait ces déplacements et
déployait beaucoup d'astuce pour arriver en tête au point d'eau.
Mais aujourd'hui le grand mâle tibur ne voulait rien savoir. Rmata
avait décidé qu'il n'obéirait pas. Sûr de sa force, il ne
laissait aucune chance à son gardien. Derrière les femelles
restaient groupées et attendaient. Tandrag enrageait. Il avait vu
passer le groupe de Tsien et celui de Melk. On était au milieu de la
journée et jamais il ne pourrait quitter les grottables tôt. Il en
aurait presque pleuré. Soudain Rmata se redressa et beugla. Tandrag
se retrouva assis par terre. Il mit quelques secondes à comprendre.
Un autre troupeau arrivait. Ce beuglement était un cri de défi.
Tandrag avait déjà entendu cela lors des parades pour les femelles.
Pour Rmata, celui qui arrivait était un concurrent. Dans la maison
Chountic, il avait éliminé ou soumis tous les mâles présents.
Aucun ne s'opposait à lui lors des rites d'accouplement des bêtes.
Même si Rmata ne vivait dans sa grottable qu'avec une dizaine de
femelles et de petits, il était celui qui dirigeait le troupeau de
la maison Chountic dans les pâtures, celui qui attaquait les loups
et autres prédateurs quand ils étaient trop prêts. Tandrag essaya
de percer la pénombre. Il entendait effectivement un troupeau
arriver mais ne pouvait en deviner la maison. Un beuglement répondit
à celui de Rmata. Tandrag ne sut plus quoi faire. On lui avait déjà
parlé de combat de mâles dans les tunnels. En général cela se
finissait mal. L'un des deux protagonistes restait sur le sol. Cela
finissait en affrontement entre les maisons. Qui était responsable ?
Qui payait à l'autre les dégâts ? Sans parler des blessures
voire pire aux gardiens. Rmata martela le sol. Lui qui avait opposé
toute son inertie à Tandrag, était maintenant une masse de muscles
bandés, prêt à l'action. Tandrag tira sur la longe, ce qui n'eut
strictement aucun effet. En face, il devina un autre mâle martelant
lui aussi le sol. Les deux mâles raclaient le sol et beuglaient
chacun leur tour. Tandrag avait déjà vu cela dans un champ. Les
bêtes se défiaient pendant un moment et puis c'était
l'affrontement. Les deux bêtes chargeaient et front contre front, se
poussaient, se bousculaient, se frappaient à coup de sabots, se
mordaient jusqu'à ce qu'un mâle cède. Malheur à celui qui se
trouvait entre les deux. Les femelles s'éloignaient prudemment.
Restaient les deux gardiens. Sensiblement du même âge, il tenait
chacun la longe de leur animal. Mais vingt fois moins lourds, ils se
savaient impuissants. Entre le désir de la fuite et le savoir de la
punition qui les attendaient pour avoir laisser se développer une
telle situation, ils étaient dans l'impossibilité de réagir
sereinement. Les beuglements se firent plus forts, plus longs. Le
moment de la confrontation approchait. Tandrag tremblait de tous ses
membres mais ne lâchait pas la longe. Son homologue choisit la
fuite, le laissant seul face aux deux bêtes prêtes à la
confrontation. Tandrag sentit la longe se tendre. Rmata avait fait un
pas en avant. Il était fils d'un chef de maison. Il ne pouvait
laisser faire. La peur au ventre, il cria de toutes ses forces :
- Ça suffit, Rmata !
Il eut la surprise de sentir la corde
se détendre et d'entendre le reniflement bruyant de la bête. Rmata
passa de la colère la plus noire à la peur. Il déféqua et
entraînant Tandrag partit au galop vers sa grottable. Tandrag sentit
la corde lui brûler les mains avant qu'il ne s'étale par terre.
Quand il releva la tête, l'autre troupeau avait fait pareil. Les
femelles avaient pris le parti de suivre leur chef. Il était
maintenant seul au milieu du couloir, étalé dans la bouse du tibur.
Étonné, il se releva. Devant les dégâts à ses vêtements, il se
demanda ce qu'il devait faire.
- Tu devrais aller te laver. Tu sens la
bouse de tibur.
Tandrag se retourna pour voir qui
parlait. Devant lui se tenait un adulte, s'appuyant sur son bâton.
Même dans la pénombre, il eut le regard aimanté par ce bâton. Il
en resta bouchée bée. Il n'en avait jamais vu de pareil. Presque
aussi haut que l'homme, il était couvert de dessins merveilleux qui
semblaient onduler devant lui.
- Comment t'appelles-tu, enfant ?
Tandrag ferma la bouche, avala sa
salive :
- Tandrag, je suis de la maison de
Chountic, son enfant deuxième né.
- Ah, c'est toi ! dit l'homme, et
bien heureux de te rencontrer. Je suis Kyll. Je viens pour la fête
de la longue nuit.
Tandrag regarda mieux. Trois sorciers
le suivaient. Ils étaient restés en retrait et ne disaient rien.
Kyll devait être un sorcier. D'ailleurs qui, à part un sorcier,
voyagerait en plein hiver pour venir fêter la longue nuit ?
- Tu sens vraiment mauvais, reprit
Kyll.
- C'est à cause des tiburs.
- Oui, j'ai entendu leurs beuglements.
Alors j'ai pressé le pas.
- C'est à cause de vous qu'ils se sont
enfuis comme cela ?
- Non, pas tout à fait à cause de
moi. A cause de mon manteau, tissé de poil de crammplac et à cause
de mon bâton.
- Il est beau comme un dragon.
Trandag se mordit la lèvre. Pourquoi
avait-il dit cela ? Un bâton pouvait-il être comparé à un
dragon ? Et pourtant, son regard captivé par les sinuosités
des gravures voyait comme le vol du dragon.
- Tu es observateur, Tandrag, fils de
Chountic.
Kyll recouvrit le haut du bâton d'un
tissu. La magie n'opéra plus. Tandrag put regarder le personnage
avec plus d'attention. Sa tenue était simple, elle évoquait
pourtant la puissance. Tandrag ne savait pas si d'autres sorciers
habitaient d'autres villes, mais celui-là devait être un maître
parmi les sorciers.
- Il faudra qu'on se rencontre plus
longuement, dit Kyll. Quand tu seras propre. Aller, va te laver.
Tandrag partit en courant vers la
grotte abreuvoir. Il entendit quand même les trois autres sorciers
disant :
- C'est lui ?
110
112
La malédiction s'était brisée en même temps que la tête de la voix aux yeux noirs. S'il était maître de son destin maintenant, il n'avait pas retrouvé ses souvenirs. Il connaissait le nom des choses, il avait retrouvé le pouvoir de nommer. Cela le satisfaisait. Ses souvenirs oubliés : il verrait cela plus tard. La mort de la voix aux yeux noirs avait surtout tout déstructuré. Les soumis ne l'étaient plus. S'ils ne voulaient plus obéir, ils ne savaient pas décider. Les premiers jours furent chaotiques. Chacun faisait ce qu'il lui plaisait. On pilla les réserves, on but trop, on mangea trop, on fit du feu dans toutes les cheminées de la demeure et surtout on discuta de nom. Quand on lui avait demandé le nom qu'il souhaitait, il n'avait pas su répondre. Il avait bien pensé : « Le mien ! », mais le voile de l'oubli le recouvrait. Il ne savait ni qui il était, ni d'où il venait. Il savait juste qu'il ne voulait pas revivre ce qu'il venait de vivre. Les autres lui en avaient collé un après avoir proposé : le tueur de la voix ou l'exploseur de cervelle, pour n'en citer que deux. Les autres maintenant l'appelaient Puissanmarto. Il avait accepté d'autant plus facilement que le marteau était la seule chose qui lui restait de sa vie d'avant. Parmi les survivants, il y en eut un, qu'on nomma Tienbien, qui lui apprit son histoire récente. Comme les autres Tienbien avait perdu son nom et son histoire. Il était au service de la voix aux yeux noirs depuis longtemps. Elle avait capturé des hommes venus de la montagne avec leurs armes. Il y avait eu un combat avec des morts et des blessés. Elle avait soumis les survivants et ramassé les blessés. Tienbien avait aidé à la manœuvre. C'est en revenant qu'elle avait trouvé Puissanmarto. Il était dans un arbre, posé comme une poupée de chiffon qu'on aurait jeté là. Cela avait étonné la voix aux yeux noirs. Elle l'avait examiné. Tienbien l'avait entendu dire dans son incessant babil : « … celui-ci est différent. Il y a de la puissance. Ramassons-le. Il pourra servir... ». Puissanmarto était resté de longs jours avant de se réveiller. Tienbien avait été étonné que la voix aux yeux noirs continue à s'occuper de lui. Pour les autres qui ne guérissaient pas assez vite, elle avait employé sa technique habituelle et ils avaient cessé de vivre.
Le récit de Tienbien avait conforté les autres dans leur opinion. Puissanmarto avait un destin.
- Si tu ne le trouves pas, il te trouvera, avait proclamé Tienbien comme une sentence.
Après le chaos des premiers jours, un début d'organisation s'était installé. Puissanmarto en était devenu le chef naturel. Le froid devenait plus vif. La neige et ses flocons commençaient à tenir. Le paysage devenait monochrome. Puissanmarto convoqua le groupe pour prendre une décision pour l'avenir. Si le froid s'installait pour longtemps comme il le pressentait, il n'y aurait jamais assez de vivres pour tous, ni assez de bois. La discussion fut houleuse. Pour le chauffage, on pouvait toujours déboiser autour. Restait le problème de la nourriture. Puissanmarto remarqua qu'il y avait ceux qui avaient déjà repris des forces et ceux qui étaient encore très faibles. La voix aux yeux noirs éliminait les soumis quand venait le froid. Elle n'en gardait qu'un minimum pour son service. Ce petit nombre survivait jusqu'à la nouvelle saison chaude. Eux, étaient trop nombreux. Comme il ne se voyait pas attendre le manque de vivres dans cette demeure, Puissanmarto avait proposé de partir. Tienbien avait approuvé tout de suite. Même s'il n'avait pas plus de souvenirs que Puissanmarto sur sa vie d'avant, il disait qu'il existait des endroits plus sûrs pour passer l'hiver qu'on nommait villes. D'autres ne croyaient pas à l'accueil possible dans ces villes. Peut-être qu'en se rationnant un peu, on pourrait passer la saison froide ici. Nakunoeil était le plus virulent défenseur de cette idée. Au bout de deux jours de discussion, un consensus fut trouvé. Puissanmarto et ceux qui le voudraient partiraient tenter leur chance et Nakunoeil resterait avec les autres ici dans la demeure de la voix aux yeux noirs.
Il y eut encore de longs débats pour savoir comment on partagerait les vivre entre ceux qui partaient et ceux qui restaient. Enfin, quand tout fut décidé, Puissanmarto se retrouva à la tête d'un groupe d'une dizaine d'hommes. Ils avaient cinq jours de vivres et de quoi affronter le froid. La chance semblait leur sourire. La neige avait fondu, une relative douceur s'était installée. Quand il donna le signal du départ, il ne restait de la neige que des plaques dans les endroits toujours à l'ombre.
128
Ils avaient réfléchi au meilleur chemin. Tienbien pensait qu'il y avait un village ou une ville à quelques jours de marche. Des gens venaient pour consulter la voix aux yeux noirs. Ils venaient avec des offrandes. Tienbien ne savait pas ce qu'ils venaient chercher ici, mais il était sûr qu'ils venaient. Il avait vu une fois un groupe passer une petite crête un peu plus loin. Après il ne savait pas le chemin. Puissanmarto ouvrait la marche. Ils trouvèrent le passage décrit par Tienbien. Ils escaladèrent la pente assez raide sans grande difficulté. Arrivés en haut, ils découvrirent une vallée où coulait une petite rivière. Puissanmarto montra une trace assez nette se dirigeant vers le fond de la vallée. Ils s'engagèrent dans la descente. Le chemin serpentait en descendant doucement. Ils marchèrent ainsi toute la journée. Le chemin après avoir rejoint le niveau de l'eau serpentait en suivant le cours du ruisseau qui bondissait de rocher en rocher. Montant et descendant, ils atteignirent sans difficulté un petit plateau surplombant une chute. Le ruisseau changeait de direction et rejoignait par un saut de quelques hauteurs d'homme une rivière plus importante en bas. Le soleil déjà bas, n'éclairait plus le fond de la vallée. Puissanmarto donna le signal du bivouac. Il eut un sentiment de déjà vécu. Il trouvait cette impression désagréable. Savoir qu'on avait déjà vécu des choses semblables et ne pas s'en rappeler le faisait enrager.
Le matin, il retrouva la même impression. Il avait dû bivouaquer dans sa vie d'avant pour savoir si bien s'y prendre. Ils reprirent le chemin. Il faisait un long détour pour arriver en bas de la cascade. La température se maintenait dans l'agréable. S'il avait gardé son marteau à la main au début, Puissanmarto l'avait remis à sa ceinture, estimant qu'il n'y avait pas de danger. La journée se passa tranquillement, sans qu'il rencontre âme qui vive. Puissanmarto restait attentif, pas par crainte mais pour voir s'il n'apercevait pas une grande bête noire avec des yeux rouges. Il savait maintenant qu'il s'agissait d'un loup noir. Le souvenir des mots était revenu. Pourquoi un loup noir l'avait-il aidé ? Il finissait par croire Tienbien qui soutenait qu'il avait un destin particulier. Plus petit et plus râblé que les autres membres du groupe, Puissanmarto se sentait différent. Il devait venir d'une autre région, avoir vécu différemment d'eux. Manquait-il à quelqu'un ? Il pensait à tout cela en ouvrant la marche. C'est comme cela qu'ils perdirent la trace.
- Je ne vois plus rien, dit Tienbien. Tu es sûr que c'est par là ?
- J'ai suivi une trace, mais cela devait être celle d'un animal. Je ne vois plus le chemin, répondit Puissanmarto. Ce n'est pas grave. Nous allons vers l'aval. En descendant la pente, nous allons retrouver le ruisseau.
Têteblanche fit la grimace.
- C'est drôlement pentu par là. Je préférerais faire demi-tour.
Une discussion s'engagea pour savoir ce qu'on devait faire. Finalement ce fut Tienbien qui emporta la décision en déclarant qu'on allait sécuriser la descente avec la corde qu'il portait.
Cela prit du temps de faire descendre tout le monde. Si Puissanmarto se laissa aller dans la pente en se freinant d'arbre en arbre, Têteblanche mit trois fois plus de temps accroché à la corde en descendant à petits pas. En attendant que les autres descendent, Puissanmarto alla explorer les environs. Il fut heureux de retrouver une trace plus nette non loin du ruisseau. Il sourit. C'était un vrai chemin et pas une trace sur une pente. Après avoir jeté un coup d’œil en arrière pour vérifier que Tienbien réussissait à faire descendre tout le monde, il s'avança un peu pour aller explorer la suite du sentier. Il fit une centaine de pas. Le ruisseau s'enfonçait dans une gorge et le chemin partait vers le soleil couchant. Il arriva ainsi au bord d'une nouvelle vallée. Il regarda en bas et sursauta. Il y avait une habitation dans les arbres près du cours d'eau. Dans la lumière du couchant, il remarqua que de la fumée en sortait.
Il jura entre ses dents :
- Knam !
Il fut étonné de la sonorité de ce qu'il disait. Ce mot était un juron. De cela il était sûr mais « knam » n'avait pas de sens pour lui. Il remonta vers les autres. Têteblanche était arrivé.
- J'espère qu'on n'aura pas d'autres passages comme ça ! dit-il, essoufflé.
- Non, je ne pense pas. Je viens de voir une maison plus bas.
La nouvelle les réduisit au silence quelques instants puis tous se mirent à parler en même temps. Puissanmarto les laissa faire un peu et leva les mains pour réclamer la parole.
- Je pense qu'il vaut mieux bivouaquer ici pour la nuit. Si nous descendons maintenant nous ne verrons rien. On ne sait pas comment ils vont nous accueillir.
La discussion reprit de plus belle. À la fin tout le monde se rangea à l'avis de Puissanmarto. Ils s’installèrent pour la nuit. Il remarqua que le vent allait dans le bon sens. Il autorisa l'allumage d'un feu en faisant attention qu'il ne soit pas visible de loin. Il avait envie de faire un tour de garde. Il s'en abstint. Les uns et les autres étaient trop fatigués pour rester éveillés. Il dormit mal, les sens aux aguets.
Le matin arriva. Un petit vent froid s'était levé. Ils ranimèrent le feu. Pendant qu'ils mangeaient, chacun alla voir la maison en bas. Elle était nichée au creux d'un virage de la vallée. Elle avait plusieurs niveaux. La fumée qui s'en échappait prouvait son occupation. Les commentaires allèrent bon train. Ils redoublèrent quand Têteblanche revint en disant avoir aperçu quelqu'un. Tout le monde se précipita vers la falaise. Ils finirent tous à quatre pattes pour regarder en bas. Au loin, on voyait un petit nuage de poussière. Puissanmarto pensa : « Peu d'hommes, et des bêtes ! ». Au détour d'un virage, ils virent deux hommes et une monture chargée de sacs.
- Que viennent-ils faire ?
- Ils viennent pour les salemjes.
- Pour les salemjes ?
- Bien sûr, il faut les moudre. En fait en bas c'est un moulin. C'est pour ça qu'il est sur le cours d'eau.
- Alors on peut descendre sans crainte. Qu'en penses-tu, Puissanmarto ?
- On va y aller mais avec prudence. Ils sont peut-être craintifs.
Ils rassemblèrent leurs affaires et entamèrent la descente. Le sentier passait dans un bois. Ils perdirent de vue les arrivants. Avant que le soleil ne soit haut, ils virent à travers les arbres le toit du moulin. Des gens s'affairaient en bas. Ils s'arrêtèrent sur un signe de Puissanmarto et ils observèrent. Le moulin était une grande bâtisse comme celle de la voix aux yeux noirs. On entendait le bruit de la meule à l'intérieur. Elle ne devait pas tourner tout à fait rond car régulièrement revenait un claquement sonore. Les gens qu'ils avaient aperçus de haut, ou d'autres arrivaient. Ils accompagnaient une bête de somme chargée de quatre sacs. Ils virent sortir un gros homme qui s'essuyait les mains sur ses cuisses.
- Ah ! Bonjour maître Stramje. Quatre sacs ! Voilà un beau chargement. Je peux même vous faire cela aujourd'hui, mais il faudra attendre.
- Non, maître meunier, je reviendrai demain à la première heure. J'ai un autre chargement. Je reprendrai mes sacs et vous donnerai les autres.
- Comme vous voulez, maître Stramje. Mais demain j'attends les sacs de la maison Greison. Et vous savez que cela va m'occuper plusieurs jours.
Pendant que les deux hommes discutaient, d'autres personnes déchargeaient la bête et rentraient les sacs.
Tienbien commentait à mi-voix ce que disaient les hommes en bas. Il semblait connaître les us et coutumes locales. Bientôt ils virent repartirent maître Stramje avec son serviteur. Ils les laissèrent s'éloigner. Quand le nuage de poussière de leurs pas fut assez loin, ils reprirent leur cheminement. Le bois s'étendait jusqu'à un muret qui marquait la limite du domaine. Il y avait un passage plus bas avec deux petites marches. Le sentier se continuait jusqu'à une cour. Tienbien ouvrait la marche. Quand il pénétra dans la cour une femme cria. Ils s'arrêtèrent tous. Le meunier apparut à la porte.
- Qu'est-ce qui...
Il regarda vers le groupe.
- Qui êtes-vous ?
- Nous venons de là-haut, répondit Tienbien.
- C'est Fahiny qui vous envoie ?
- Qui est Fahiny ?
- Vous venez par le chemin de Fahiny et vous ne... vous ne connaissez pas Fahiny !
- Vous parlez de qui ? demanda Puissanmarto.
- Fahiny est celle qui sait.
- Celle qui sait ?
- Oui, celle qui sait. Depuis des saisons et des saisons, je lui envoie les gens qui veulent savoir.
- Comment est Fahiny ?
- C'est une femme à peine plus grande que vous, dit le meunier à Puissanmarto. Elle a un regard qui vous transperce et personne ne peut lui résister.
- La voix aux yeux noirs !
- La voix aux yeux noirs ? demanda le meunier.
- Oui, celle qui nous gardait prisonnier là-haut ! dit Tienbien.
Le meunier les regarda l'un après l'autre sans comprendre. Il voyait une dizaine d'hommes envahir sa cour dont l'un au moins avait à la main un marteau fort peu sympathique.
La femme qui avait crié au début dévisageait aussi les arrivants. Quand Tienbien avait parlé, elle avait fixé son regard sur lui et depuis ne l'avait plus quitté des yeux.
- DAHOLO ! Tu es Daholo !
129
Tienbien était redevenu Daholo, le fils de la veuve Trisman. La rencontre avec son passé avait réveillé ses souvenirs. Il était devenu le chef naturel du petit groupe. Il était resté au moulin quelques jours accueilli par le meunier qui, bien que cousin éloigné de sa mère, se devait de lui offrir l'hospitalité. Puissanmarto et les autres avaient bivouaqué dans le bois derrière le moulin et rendaient service en aidant à la manutention des sacs. La maison Greison occupa tout le monde pendant plusieurs jours. Puissante maison dont le domaine était vaste, elle avait une bonne récolte de salemjes même si elle était tardive. Le va-et-vient des serviteurs et des bêtes de somme avait fait circuler le bruit de l'arrivée des dix hommes de Fahiny, comme on les appelait. La veuve Trisman était arrivée le troisième jour. Elle avait négocié avec le contremaître de la maison Greison une montée jusqu'au moulin. C'est ainsi que Daholo vit arriver sa mère. Elle était assise bien droit sur un mibur qui ne portait que deux sacs. Puissanmarto vit Daholo rester comme tétanisé. Des larmes perlaient au bord de ses yeux. Leur étreinte dura longtemps. Le meunier cria :
- Allez ! Tout le monde au boulot !
La ronde des sacs reprit laissant seuls comme deux litmels plantés là, la mère et le fils immobiles au milieu de l'agitation. Puissanmarto fut remué par cette vision. Des bouffées d'émotions lui venaient qu'il cachait comme il pouvait.
Au cinquième jour, on vit arriver des soldats montés sur des tracks. Ils démontèrent sans se presser. Puissanmarto avait des envies de meurtres en les regardant, sans savoir pourquoi. Pourtant, il continua à décharger les sacs tranquillement. Les soldats firent de grandes démonstrations d’amitié au meunier qui se dépêcha de leur faire servir à boire. Puissanmarto se dit qu'ils jouaient bien leur rôle de soldats plus prêts à boire un coup qu'à faire leur devoir. Si les uniformes étaient négligés, il avait remarqué que les armes étaient en parfait état. Il les entendit parler à voix forte de la récolte de la famille Greison, du travail pour le meunier. Ce n'est qu'après deux ou trois verres que le chef aborda l'histoire des dix hommes de Fahiny. Daholo fut appelé avec sa mère. Ils lui posèrent nombre de questions. Puissanmarto passait et repassait pas très loin. Il entendait des bribes de conversations. Il fut étonné d'entendre les soldats parler deux langues différentes. Avec Daholo, ils utilisaient le langage commun, mais entre eux, ils utilisaient un parler autre, plus rugueux, plus sourd. Puissanmarto avait mis un peu de temps à s'en apercevoir. Il comprenait les deux. C'est en voyant Daholo ne pas réagir alors qu'il était mis en cause par un des soldats qu'il prit conscience de cette curiosité. Il demanda au meunier, entre deux sacs :
- Ils parlent quelle langue, les soldats ? On ne comprend pas tout.
- Ah ! C'est vrai que tu as oublié. Il parle le langage des Izuus. Ceux qui nous dirigent sont des Izuus, nous nous sommes des Prismens.
Puissanmarto n'insista pas. Il reprit un sac de salemje moulue. Il le chargea sur son dos et alla vers les miburs qui attendaient leur chargement. Dans le groupe des dix, il était le seul assez fort pour porter un sac seul. Les autres étaient obligés de se mettre à deux ou trois pour faire la même chose. En passant près de la table des soldats Izuus, il les entendit parler de lui. Des mots comme « différent », « marteau de guerre » lui frappèrent les oreilles. Ces propos étaient échangés tout en souriant et en semblant ne faire attention à rien. En voyant le meunier passer, ils l'appelèrent. Tout en plaisantant, ils orientèrent la discussion sur Puissanmarto et surtout sur le marteau.
- C'est une arme de guerre, son marteau, dit l'un.
- Et il est sacrément costaud, dit l'autre.
- Sans compter qu'il n'a pas la tête d'un prismen, dit un troisième.
Le meunier semblait se balancer d'un pied sur l'autre.
- J'sais bien qu'il ne ressemble pas à un gars de chez nous, mais son marteau, il le manie bien pour travailler et pas pour se battre. Y a deux jours, j'ai un de mes srimls qui s'est tordu. J'vous laisse imaginer l'bazar. D'habitude, on démonte, on descend chez le forgeron et on le récupère quand on peut pour le remonter. Ça bloque tout sur au moins trois jours. Là, l'Puissanmarto, il l'a démonté, chauffé, redressé, remonté comme s'il avait fait ça toute sa vie. C'gars, c'est pas un guerrier, c'est un forgeron. Et quand j'vous dis qu'il l'a chauffé, fallait voir. Il sait faire un feu qui chauffe, c'gars ! Ça, vous pouvez me croire
- Allez, on va re-boire un coup, dit le chef des soldats, tes histoires de feu, ça me donne chaud.
Le soir venu, Daholo vint les voir :
- Les Izuus vont nous accompagner en ville. Le gouverneur veut nous remercier. Il paraît que plein de gens nous attendent pour retrouver un fils, ou un compagnon.
Le lendemain matin, ils prirent le chemin de la ville, avec les soldats. La veuve Trisman avait eu droit à être prise en croupe. Il leur fallut une demi-journée pour arriver en vue de la ville.
Puissanmarto et les autres s'arrêtèrent en découvrant le panorama. Le chef des soldats tira sur ses rênes pour bloquer sa monture. Il se retourna étonné de cet arrêt inhabituel. Il vit les dix hommes de Fahiny comme des statues ouvrant de grands yeux, sidérés par la vision. À leurs pieds et s'étendant loin, il y avait Maskusa la grande. Puissanmarto ne pouvait même pas imaginer qu'il existait une telle concentration de maisons quelque part. On découvrait aussi la plaine, aux couleurs ocres des champs coupés. Ça et là des bois donnaient une tonalité verte. Le chef des soldats dit :
- Allez, on avance ! On va pas rester là toute la journée.
La descente se fit sur un bon chemin, bien empierré. Le soleil était au zénith quand ils approchèrent. On entendit une trompe sonner sur les hauts murs qui entouraient Maskusa. Bientôt, ils virent une foule sortir de la ville et venir vers en eux en criant de joie. Puissanmarto entendit le chef des soldats dire dans sa langue :
- Trasmat comla sigla...( Le gouverneur ne va pas être content. Il voulait une arrivée discrète).
Son second lui répondit :
- Srharmt cluifgra...(Il ne faut pas contrarier la foule. Passons par la voie principale. Le gouverneur décidera après).
En observant les autres, il ne les vit pas réagir. Puissanmarto fit comme s'il n'avait rien compris. Il suivit le mouvement qui amena le groupe à la porte de la ville.
- Vive Puissanmarto ! Vive Puissanmarto !
Les cris qui les accueillirent le laissèrent sans voix.
- Écoute, Puissanmarto, ils sont venus pour toi. Tu as détruit la malédiction de la Fahiny.
- J'ai fait quoi ?
- La Fahiny exigeait au moins cinquante jeunes chaque saison pour son service et aucun ne revenait. Plus jamais, elle ne pourra les réclamer !
Autour d'eux des gens se pressaient demandant des nouvelles d'un fils ou d'un frère. Quelques uns reconnaissaient dans un de leurs compagnons, le membre perdu. C'était alors des cris de joie et des vivats à n'en plus finir. En arrivant au palais du gouverneur, seuls lui et Têteblanche n'avaient pas retrouvé leur famille.
Les soldats ne purent empêcher la foule des familles d'accompagner les leurs jusque dans la cour du palais. Quand le gouverneur apparut au balcon, les cris redoublèrent. Il eut bien du mal à obtenir le silence. Il fit un discours émouvant sur le retour des victimes de la Fahiny. Il accorda des subsides aux familles qui retrouvaient un des leurs pour qu'elles puissent l'accueillir dignement. Puis il déclara haut et fort que sur sa cassette personnelle, il paierait pour accueillir ceux qui étaient restés seuls jusqu'à ce qu'ils trouvent gîte et couvert.
C'est ainsi que Puissanmarto et Têteblanche se retrouvèrent dans le bureau du gouverneur. La pièce était grande, bien chauffée, aux murs recouverts de tapisseries. Le gouverneur avait pris place sur son siège de commandement. Légèrement penché sur le côté, il écoutait le chef des soldats faire son rapport sur sa mission. Comme Têteblanche, Puissanmarto tournait la tête en tout sens. C'est vrai qu'il n'avait jamais vu un tel luxe. Pourtant même s'il contemplait toutes les merveilles de la pièce, il écoutait ce qui se disait. Les deux hommes parlaient Izuus. Le gouverneur demanda des précisions sur le travail que Puissanmarto avait fait pour le meunier. Il posa aussi une question sur le devenir de l'autre patrouille. Puissanmarto comprit alors qu'un autre groupe de soldats était parti jusqu'à la maison de la Voix aux yeux noirs. Quand il eut fini son rapport, le soldat se recula de trois pas, salua bien bas. Il se retourna, fit un signe à ses hommes qui lui emboîtèrent le pas.
- C'est un honneur pour moi que de recevoir celui qui a mis fin au règne de Fahiny...
Puissanmarto se raidit intérieurement. Les paroles étaient flatteuses mais il ressentait une hostilité de la part du gouverneur. Ce dernier continua sur ce mode pendant un moment. A côté de lui, debout légèrement en retrait, un homme était là. « Un conseiller ! » pensa Puissanmarto.
-...mais racontez-moi ce que vous savez de tout cela.
Têteblanche prit la parole :
- Je suis chez elle depuis plusieurs saisons. J'ai vu mourir les autres de froid, de faim, de maladie, d'accidents, sans qu'elle ne fasse rien. Mes souvenirs d'avant n'existent plus comme tous les autres. La mort de Fahiny nous a rendu notre volonté mais pas nos souvenirs. Nos compagnons ont retrouvé la mémoire en retrouvant les leurs. Mais où sont les miens ? Personne ne nous a reconnus !
- J'entends bien ce que tu dis. Comme tu as entendu et comme je le ferais, tu resteras ici jusqu'à ce que tu retrouves les tiens et si tu ne les retrouves pas, ce qui me semble improbable, je donnerai des ordres pour que tu sois installé sur des terres pour assurer ton avenir. Mais raconte-moi les évènements récents. Tu ne sais pas comment tu es arrivé chez Fahiny mais tu as vu arriver les autres. J'aimerais entendre ton récit.
Le gouverneur fit un geste du bras :
- Qu'on amène des sièges pour les invités et qu'on amène à boire.
Les serviteurs s'agitèrent. Puissanmarto et Têteblanche se retrouvèrent assis sur des tabourets.
130
Têteblanche commença son récit.
- Comme je vous ai dit, Excellence, je n'ai pas de souvenirs d'avant. Je me rappelle de la neige et du froid, il y a deux saisons. Je pense que je suis tombé sous le pouvoir des yeux de Fahiny aux premières neiges. Je l'ai servie pendant cette saison froide, m'occupant de ses feux et de sa nourriture. Il y avait avec moi trois autres personnes. Je les ai vues mourir les unes après les autres. A la première pluie, il n'y avait plus dans la grande demeure que Fahiny et moi. Elle parlait quand même tout le temps. J'ai encore le bruit de son sabir à mon oreille. À part pour les services, je ne la quittais jamais. Il faut dire que tout le temps de l'hiver nous avons vécu dans une seule pièce. Avec la pluie les chemins se sont rouverts. Nous avons vu arriver les cinquante. C'est comme cela qu'elle les a appelés. Je les lui ai amenés un par un et elle les a pris sous son pouvoir.
Puissanmarto regardait et Têteblanche et le gouverneur. De temps en temps, il buvait un peu de ce breuvage qu'on lui avait servi. C'était âpre. Il se méfiait. N'était-ce pas une volonté du gouverneur de lui faire perdre son bon sens. Têteblanche n'avait pas ses réticences. Il avait vidé sa timbale rapidement et un serviteur lui avait rempli à nouveau. Il devenait prolixe, décrivant avec force détails ses souvenirs. Il aimait particulièrement insister sur les tortures de Fahiny. Ce que Puissanmarto retenait était différent. Si Fahiny prenait si facilement le contrôle des groupes cinquante qu'on lui envoyait, c'était parce que « on » envoyait des soldats avec. En écoutant aussi les commentaires du conseiller dit en Izuus pour le gouverneur, il comprit aussi que ces groupes de cinquante venaient de Maskusa. Le gouverneur ne trouvait que des avantages à Fahiny. Elle avait des prédictions pour l'avenir et elle le débarrassait d'un certain nombre d'importuns soit condamnés par la justice soit « tirés au sort » pour compléter les groupes. Tout en écoutant Têteblanche pérorer, le gouverneur, qui ne se départissait jamais de son sourire, envisageait des solutions de remplacement. Il devint plus attentif en entendant le récit de la découverte de Puissanmarto. En fait Têteblanche n'avait rien vu, mais racontait ce que les autres avaient dit depuis la mort de Fahiny. Puissanmarto pensa que les hommes du gouverneur allaient vérifier tout cela. Il ressortait que des hommes venus de la montagne étaient tombés. Beaucoup étaient morts, mais quelques uns étaient vivants. Fahiny en fit ses esclaves au même titre que les autres. Ce qui était sûr, c'était qu'elle avait épargné Puissanmarto. Il devait avoir un destin particulier pour avoir eu droit à cet honneur. Le regard du gouverneur se posa sur Puissanmarto, comme s'il essayait de lire en lui. Pour se donner une contenance, ce dernier mit le nez dans son verre. Comme le récit maintenant décrivait les jours depuis la disparition de Fahiny, le gouverneur avait repris ses apartés en Izuus avec son conseiller.
Puissanmarto l'entendit se poser la question. Fahiny avait annoncé l'arrivée d'un être de grand destin, mais n'en avait pas dit plus. En face de lui, il y avait l'homme aux cheveux blancs qui avait survécu quatre saisons chez Fahiny et l'homme qui l'avait tuée. Lequel des deux était celui dont avait parlé Fahiny ? Puissanmarto comprit aussi, dans les paroles du conseiller, que la situation extérieure à la région était difficile et que se tromper pouvait coûter très cher.
Quand Têteblanche s'arrêta de raconter, un serviteur lui servit encore à boire. Le gouverneur se leva :
- Après avoir entendu le récit de ces héros qui ont survécu aux forces néfastes de Fahiny, Nous gouverneur de Maskusa décidons : L'homme qui se nomme Têteblanche rejoindra les lettrés du palais pour y vivre, quant au vainqueur de Fahiny, son marteau fera merveille dans les forges de la citadelle.
Un héraut s'avança, sonna de la trompe et cria :
- QU'IL EN SOIT AINSI.
131
Puissanmarto fut heureux de retrouver la forge. C'était un bâtiment bas, appuyé sur le rempart de la citadelle. Il y faisait plutôt sombre. Le chef de forge était un Izuus. Grand, large d'épaules, fort en gueule, il faisait tourner son équipe à coups de bourrades ou de cris. Il vit arriver Puissanmarto accompagné par un soldat. Il le regarda de haut en bas comme pour le jauger. Il eut droit à un coin pour dormir, une case dans le mur pour mettre les affaires qu'il n'avait pas mais qu'il aurait. Il eut droit aussi à tous les regards quand il arriva dans l'atelier. Il arrivait précédé de tous les bruits. Il était le héros qui avait éliminé Fahiny et qui avait rompu la malédiction qui arrachait les enfants à leur famille. Certains l'avait vu au cours de la fête donné en l'honneur de la fin de la « sorcière » comme le disaient les prêtres. Il avait ainsi rencontré pour la première fois le clergé de la ville de Maskusa. Ils l'avaient interrogé sur ses croyances religieuses. Il avait répondu qu'il avait tout oublié. Comme il allait à la forge, le prêtre qui l'avait rencontré, avait conclu que Frapnal serait celui qui lui enseignerait la vraie foi. C'est la première fois que Puissanmarto entendait le nom du maître de la forge.
- Tu vas me montrer ce que tu sais faire. Voici le deuxième feu, tu vas le maintenir à la bonne température. Aujourd'hui, on doit forger des pointes de lances.
Sur ces seules paroles, il s'en alla à l'autre bout de la forge. Puissanmarto regarda les uns, les autres et le foyer. Il ne le sentait pas à la bonne température pour faire rougir le métal correctement. Il vit aussi les sourires goguenards autour de lui. Frapnal avait décidé de le tester et bien, il allait voir. Puissanmarto demanda où était le combustible. On lui montra un tas de charbon de bois. Il le trouva de qualité médiocre. Il faudrait faire avec.
Il revint avec un chargement et s'installa près du feu. Comme toujours, il se mit à parler au feu à voix basse. Comme toujours ? Il avait l'impression d'avoir fait comme cela d'autres fois. Il ne vit pas les sourires s'effacer sur le visage des autres quand ils virent le feu se mettre à ronfler. Il y avait les Izuus qui forgeaient et les prismens qui devaient s'occuper des feux. Frapnal passa son nez une ou deux fois dans l'après-midi pour surveiller. Il vit les hommes martelant avec entrain. A la fin de la journée. Les Izuus avaient le sourire, avec un tel feu, ils avaient fabriqué beaucoup de pièces. La paye serait bonne. Les prismens regardaient Puissanmarto avec respect et envie. Aucun d'eux n'avait ce savoir-faire. Frapnal arriva. Quand il vit le tas de fers de lances, il fronça les sourcils :
- Dera...(Vous avez fait ça dans la journée?)
- Da, ramt...(non, dans la demi-journée!)
Frapnal siffla entre ses dents pour signifier son admiration. Il alla voir le feu. Puissanmarto le préparait pour la nuit. Il regarda la consommation de charbon de bois. De nouveau, il siffla entre ses dents.
- Bon, Puissanmarto, tu vas rester à ce poste quelque temps. On a beaucoup de travail avec ce qui se passe.
Puis s'adressant à tous, il ajouta
- On reprend demain à l'aube.
Puissanmarto alla vers son coin pour la nuit. Il vit un des prismens revenir avec un grand pot de boisson.
- Tu ne vas pas partir comme ça, Puissanmarto ! Il faut quand même qu'on fête ton arrivée.
L'homme qui lui disait cela, lui fit signe de venir. Dans un coin de l'atelier, les autres dressaient une table.
- Si Fahiny t'as volé la mémoire, elle ne t'a pas volé ton savoir-faire. J'ai jamais vu conduire un feu aussi bien.
- La paye va être bonne, dit un autre qui amenait les timbales.
- La paye va être bonne ? demanda Puissanmarto.
- Oui, plus les Izuus forgent de pièces et plus ils gagnent, mais nous comme on touche sur chaque pièce forgée, on gagne plus aussi.
- Si on maintient le feu comme ça jusqu'à la fête des greniers, ça sera parfait. Non seulement les Izuus seront contents, mais on passera l'hiver sans problème.
- Pourquoi faut-il faire autant d'armes ? demanda Puissanmarto.
- Ah ! C'est vrai que tu ne sais rien. Il y a la guerre.
- La guerre ?
- Oui, le roi est mort. Ses généraux se battent pour sa succession. Maskusa est loin de la grande plaine et de la capitale, mais le gouverneur est un Izuus comme tous les gouvernants d'ici. Il est de la lignée du général Stramts. Malheureusement, le général Stramts et son armée sont assez loin vers la mer. Ils manquent d'armes et de soldats. Le gouverneur a décidé de lui envoyer un convoi avant que la neige ne bloque le grand col. Pour cela, il faut que nous tenions les délais.
Puissanmarto écoutait les explications des uns et des autres. Le roi qui se nommait Yas était en campagne dans la montagne à une quinzaine de jours de marche de Maskusa pour tuer un monstre qui terrorisait la région. Sa mort était certaine mais les circonstances floues. Certains bruits disaient qu'il était mort des fièvres qui viennent dans ces régions quand il y a trop de pluie, d'autres prétendaient qu'il avait rencontré le monstre qu'il recherchait et qu'il n'avait pas survécu à cette rencontre. Certains accusaient ses généraux d'avoir comploté et de l'avoir assassiné. Les plus délirants le déclaraient converti à l'érémitisme par le monstre. Puissanmarto revit la voix aux yeux noirs. Ce monstre devait être comme elle. Ils passèrent la soirée à boire de la bistal. Cette boisson était obtenue en faisant fermenter des salemje dans un jus du fruit de l'arbre à bistal. Un de ses compagnons qui avait déjà englouti une bonne partie de pot, lui expliqua que la bistal ne se gardait pas. Il fallait la boire vite en un ou deux jours, sinon les coliques vous ravageaient le ventre.
À la fin du pot, tout le monde alla se coucher. On avait donné à Puissanmarto deux couvertures. En regardant faire les autres, il comprit que si l'une d'elle servait pour se couvrir la nuit, l'autre servait de paravent. Avant de dormir, il alla regarder le feu. La forme du foyer ne lui plaisait qu'à moitié. Il se mit à chercher des pierres dans la cour. Il trouva assez facilement ce qu'il souhaitait. Avec son butin, il remodela le feu en écartant les braises. Il alla dormir après en pensant que demain, son foyer chaufferait mieux et plus vite pour moins de combustible.
Il fut réveillé par la sonnerie de la trompe. Il retrouva les autres pour manger un morceau. On lui expliqua qu'on se cotisait et qu'on chargeait un jeune d'aller chercher les provisions. Il y avait toujours quelques traîne-savates prêts à rendre service pour pas cher. Ils se retrouvèrent autour du feu. Pendant qu'il démarrait, ils firent chauffer leur pitance. Le goût était assez quelconque mais cela tenait au ventre. Quand les Izuus forgerons arrivèrent, le feu était prêt.
De nouveau pris par le mouvement et la surveillance du feu, Puissanmarto ne vit pas passer la journée. Quand Frapnal arriva pour contrôler le travail, il tiqua. L'atelier en second avait fait mieux que le sien. Il écouta les forgerons se féliciter de la présence de Puissanmarto. En se forçant un peu, Frapnal félicita tout le monde en faisant la remarque que le travail du lendemain serait plus difficile.
C'est alors qu'une trompe sonna. Puissanmarto vit tout le monde s'agiter.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- C'est la trompe d'alerte. Un danger arrive !
Tout le monde se précipita sur le rempart pour voir. Nulle poussière à l'horizon, pas de mouvement anormal dans le lointain, Puissanmarto chercha le danger.
- Là ! cria un garde en tendant le doigt.
Puissanmarto eut comme un choc à l'estomac. Une silhouette gigantesque volait. Il n'avait jamais rien vu d'aussi beau, d'aussi gros. Des reflets rouges se voyaient dans la lumière déclinante du soleil.
- Le monstre est revenu !
- Le monstre ?
- Oui, il vient chasser dans la plaine. Malheur au paysan qui a laissé ses bêtes dehors, ou au cavalier qui n'est pas à l'abri.
Ils le virent plonger brutalement, puis remonter presque aussi vite une silhouette gigotante entre ses griffes.
- Un track ! On va en entendre parler. J'espère que le cavalier est sauf, dit Frapnal. Le spectacle est fini, on reprend demain.
Sur ces paroles, il reprit l'escalier qui rejoignait la cour. Comme tous les Izuus, Frapnal habitait en dehors de la citadelle avec sa famille. Puissanmarto resta à regarder le vol du monstre. Ce dernier disparut dans la nuit qui tombait. Il se promit de demander des renseignements sur ce monstre. Peut-être était-ce le responsable de la mort du roi ? Il soupira. Tant de connaissances lui manquaient.
132
Les jours succédaient aux jours. Le temps devenait plus froid. Il pleuvait plus qu'il ne neigeait. Puissanmarto n'aimait pas la pluie. Heureusement la forge avec ses foyers était un monde à part. Le travail était toujours aussi pressant, aussi important. Après quelques jours, tout le monde avait pris l'habitude de le voir conduire le feu à la perfection. Les forgerons alignaient les armes, lances, épées, pointes de flèches qui étaient rassemblées sur la grande place où se préparait la caravane pour l'armée du général Stramts. Tous les dix jours, on faisait une pause pour fêter les dieux. Puissanmarto participait aux célébrations. Tout le monde était tenu d'y participer. Il y avait ceux qui y allaient le matin et ceux qui y allaient l'après-midi. Avec les prismens de son atelier, Puissanmarto se retrouvaient derrière les Izuus forgerons. Seul Frapnal officiait toute la journée.
- On a de la chance, disait un prismen. Le dieu du feu est un dieu qui ne demande pas de longue cérémonie.
- Oui, répondit un autre, avec toutes les prières qu'on lui adresse tout au long de la journée, il n'en a pas besoin. D'ailleurs, toi aussi, tu le pries, Puissanmarto. J'ai entendu tes récitations à mi-voix quand tu t'occupes du feu. Même si la Fahiny t'a lavé la mémoire, elle n'a pas eu de pouvoir sur la foi au dieu du feu.
Puissanmarto ne répondit rien. Heureusement Frapnal venait de faire sonner le gong du début. Il fut ainsi dispensé de se justifier. Puissanmarto ne priait pas le feu, il lui parlait. À moins que ce soit cela prier. Pourtant ce qu'il disait dans sa langue, une langue qui n'était ni le prismen ni le Izuus, était plus ce qu'on disait à un serviteur qu'à un maître. Comme à chaque fois, on fit brûler des herbes dont la fumée lourde dense, donnait des vertiges. Frapnal et les Izuus psalmodièrent des chants que Puissanmarto et les prismens écoutèrent les yeux baissés.
Après la cérémonie, Puissanmarto se retrouva autour d'un pot de bistal dans la taverne en bas de la citadelle. Il était connu pour son silence. Il parlait peu mais écoutait volontiers l'un ou l'autre. Cela passait pour une marque d'intelligence et de réflexion. Quand on lui eut servit sa bistal, il demanda :
- Je ne comprends pas l'ordre des dieux. Le dieu du feu ne devrait-il pas être le plus grand ?
- Si tu dis ça à Frapnal, c'est sûr qui va encore mieux te considérer !
- Ouais, mais ça marche pas comme ça. Le gouverneur adore l'arbre sacré, c'est un Karya. Le seul qui existe ici est dans le jardin du palais. Si tu montes sur les remparts de la citadelle, tu le verras qui dépasse. Son feuillage reste toujours vert que ce soit en été ou en hiver, qu'il y ait beaucoup d'eau ou que ce soit la sécheresse. C'est l'incarnation du grand dieu des Izuus. Ne peuvent l'approcher que ceux de la caste des dominants. Le dieu du feu est assez haut dans la hiérarchie mais il vient après le dieu de la terre et celui de la pluie. Le dieu du feu est un dieu double.
- C'est-à-dire ?
- Il peut être bon, mais il peut être mal. Nous on forge des armes. C'est bien pour se défendre mais parfois on ne fait pas que se défendre...
La conversation dériva sur d'autres sujets. Puissanmarto écouta les uns et les autres. Ils parlèrent des ennuis que suscitait la pluie pour le transport et pour les outils. Ils parlèrent des autres forges de la ville qui travaillaient beaucoup pour refaire ce qui cassait. Puis on parla des troupeaux et des dégâts faits par les loups et surtout par le monstre. Le gouverneur depuis qu'un messager s'était fait assaillir, avait l'idée de mettre en route une expédition pour le détruire. Il faudrait du temps. Le convoi pour le général était prioritaire.
- De toutes les façons, après la fête des greniers, les hauts cols seront fermés et on ne pourra rien faire. Il faudra attendre le printemps.
- Ça nous met aussi à l'abri des autres armées, dit un autre.
- Le général aura peut-être pris le pouvoir !
- Ouais, ben ça c'est c'qui rêve le Frapnal. Moi, j'ai appris par un palefrenier que ça s'passait pas bien pour lui, reprit un troisième. I'srait coincé par l'armée de Saraya.
- Saraya ?
- Ouais, c'est sui qu'était l'plus proche d'Yas sur la fin et c'est sui qu'a la plus grosse armée.
- Je sais, Balnou, reprit le premier, mais faut pas désespérer, les Izuus sont meilleurs soldats que ceux de l'armée de Saraya.
133
L'activité continuait sans faiblir. Puissanmarto de temps en temps prenait le temps de forger, mais faisait ça le soir quand les Izuus étaient partis. Les prismens présents le regardaient faire mais n'en disaient rien. Puissanmarto partait d'un lingot de métal et s'amusait à l'étirer, à le marteler. Il en faisait une pointe de lance ou une épée dont les formes étaient étrangement en courbes. Pour finir, il lui redonnait la rectitude des armes des Izuus et mêlait son œuvre à celles des forgerons. Ce matin là, Frapnal était de mauvaise humeur. Tout le monde avait eu droit à des remontrances voire plus. L'ambiance était lourde, tout le monde se taisait, ou parlait peu. Les blagues habituelles tombaient à plat et ne faisaient rire personne. Le premier atelier, où exerçait Frapnal était encore plus sinistre. Puissanmarto se concentrait sur la conduite de son feu.
C'est alors qu'elle arriva. Tous les regards convergèrent vers elle. Elle devait en avoir l'habitude car elle se comporta comme si ils n'existaient pas. Elle démonta de son track avec aisance et grâce. C'était une bête magnifique, dont le harnachement prouvait la puissance de son propriétaire.
- C'est la fille du gouverneur ! dit Balnou.
- Qu'est-ce qu'elle veut encore ? ajouta un Izuus.
- Frapnal va pas être content, murmura quelqu'un à mi-voix.
Puissanmarto la vit mieux quand elle passa pour aller vers l'atelier de Frapnal. Ses vêtements étaient en cuir souple aux couleurs de la maison du gouverneur. Les gardes qui l'accompagnaient portaient la même livrée, celle de la Haute Garde. Ces guerriers d'élite étaient des légendes à eux seuls. On les disait capables des plus grands exploits. Puissanmarto les sentaient trop confiants. Que valaient-ils dans un vrai combat ? D'après ce qu'il avait entendu, la Haute Garde n'avait pas été engagée dans une vraie bataille depuis l'arrivée des Izuus et la prise de Maskusa. Cela remontait à deux générations. En attendant, ils paradaient dans la cour de la citadelle avec leurs épées en métal noir et leurs armures faites de plaques métalliques cousues.
Bientôt, on entendit des éclats de voix venant de la forge d'à côté :
- STRAT....(Il n'en est pas question!) hurlait Frapnal pour couvrir le martèlement
- VOT...( Telle est ma volonté) répondit la fille du gouverneur.
- RTA...(Je n'ai pas d'homme pour faire cela, votre père exige que les armes soient livrées pour le convoi!).
- FRAG PUISSANMARTO (Demandez à Puissanmarto. On m'a rapporté son savoir-faire).
Puissanmarto dressa l'oreille. Qui avait dit quoi ? Il n'aimait pas du tout ce qu'il entendait. Frapnal voulait savoir, la fille du gouverneur refusait de dévoiler ses sources. Elle savait. Elle termina la discussion par un argument implacable :
- KARYA … (Par le Karya sacré, tu dois obéissance!)
Puissanmarto vit débouler Frapnal près de lui. Il semblait en furie. Juste derrière lui, venait la fille du gouverneur.
- Je ne sais pas ce que tu as fait, mais tu aurais mieux fait de t'abstenir. Maintenant tu vas obéir aux ordres de son altesse. Laisse Balnou surveiller le feu.
Tous les regards s'étaient détournés. Tout le monde semblait complètement absorbé par sa tâche présente. Frapnal quitta la forge à grands pas tout en fulminant.
Un page s'avança :
- Son altesse veut une épée qui ne soit pas comme celles des autres.
- Je ne forge pas, je suis chargé d'entretenir le feu. D'autres prismens martèlent.
- Mral (Ne me fais pas croire que tu ne sais pas. On a vu et on m'a dit!), intervint la fille du gouverneur.
Le page traduisit les paroles de sa maîtresse. Puissanmarto s'inclina en disant :
- Quel est son désir ?
De nouveau, il y eut un conciliabule entre la fille du gouverneur et son page. Celui-ci se tourna enfin vers Puissanmarto et lui dit :
- Son Altesse veut une épée courbe aux formes sinueuses qui inspire la terreur à ses ennemis.
Puissanmarto ne répondit pas tout de suite. La fille du gouverneur se situait dans la lignée des femmes guerrières des Izuus. Il la pensait capable de tenir tête aux gardes qui l'accompagnaient. D'où savait-elle qu'il forgeait ? Qui avait trahi son secret ? Il n'était plus temps de se poser la question.
- Il me faudra du temps pour la faire.
Après un aller-retour de traduction, le page reprit :
- Tu as jusqu'à demain !
- Non, répondit Puissanmarto, une arme en métal noir ne se forge pas en deux jours !
En entendant la réponse, la fille du gouverneur s'était tournée vers lui. Il se douta qu'elle comprenait le prismen.
- Trois jours et pas un de plus, lui dit-elle d'un sourire carnassier. Tsal...(allons nous-en !).
Elle repartit aussi vite qu'elle était venue.
Frapnal arriva peu après.
- Tu te crois malin, Puissanmarto ? Le secret des armes noires est perdu depuis des générations. Ne te crois pas plus grand que tu n'es. Ce n'est pas les jouets que tu as forgés qui vont la satisfaire.
- Maître Frapnal, je ne suis pas un prismen. Mes secrets ne sont pas les vôtres. Je ne ferai pas une arme noire des Izuus. Je ferai l'arme noire qui ira à sa main. J'ai besoin de deux choses.
Frapnal se renfrogna. Il n'avait pas le choix. Il fallait qu'il coopère. Soit l'arme était mauvaise et il aurait sa vengeance car la fille du gouverneur le ferait châtier, soit l'arme serait bonne et il en aurait le secret.
- Parle !
- Je dois aller en forêt chercher ce qui m'est nécessaire pour la première chose et je dois savoir le nom de la fille du gouverneur pour que l'épée soit à sa main.
Frapnal se renfrogna encore plus. Dire le nom de la fille du gouverneur à ce non-Izuus lui arrachait le cœur. Il y avait un pouvoir dans le nom, il le savait et manifestement Puissanmarto aussi.
- Va chercher ce qui t'est nécessaire, pour le nom, je vais demander.
Puissanmarto, muni de son passe-droit, partit au petit trot vers la forêt. Avec le convoi qui était presque prêt les contrôles s'étaient renforcés. Des soldats vérifièrent plusieurs fois son passe-droit. Il lui fallut un bon moment pour atteindre la forêt. Cela lui permit de réfléchir. Il avait accepté de faire cette épée sans savoir ce qu'il disait. La crainte lui serrait le ventre. Il savait qu'il avait besoin de quelque chose qu'on rencontrait en forêt mais ses souvenirs s'arrêtaient là. C'est comme lorsqu'il forgeait. Il aurait été incapable avant de le faire, de décrire ce qu'il devait faire. Les gestes revenaient pour ainsi dire tout seuls. C'est comme s'il y avait une barrière entre ses souvenirs et lui. Il entra toujours trottinant dans la forêt qui s'étendait depuis Maskusa jusqu'aux montagnes. Son instinct lui disait de courir sans s'arrêter jusqu'à ce qu'il trouve. Il continua tant que ses muscles le portèrent. Il ne s'arrêta qu'à bout de souffle. Assis sur une souche, il respirait à fond quand il vit ce qu'il cherchait. Il était sur le territoire des loups noirs. Leurs poils étaient accrochés à tous les buissons. Il regarda autour de lui mais il n'y avait aucun signe de vie. Il ramassa les poils. Maintenant il était sûr. C'est de cela qu'il avait besoin. Il trouva aussi par terre un os frais mais rongé. Il sourit. Cela aussi lui servirait. Une fois sa moisson de poils faite, il repartit vers la ville. Il s'arrêta une autre fois pour cueillir des baies bien noires. Il en goûta une. Elle était merveilleusement sucrée. C'était juste ce qu'il lui fallait. Il s'en fit une collation et reprit le chemin de la ville. Il arriva à la forge à la nuit tombante. Frapnal était déjà parti. Balnou l'attendait :
- Frapnal est en rage après la fille du gouverneur. Mais comme il ne peut rien contre elle c'est toi qui vas en subir les conséquences. Fallait pas jouer au Izuus. Nous les prismens, on le sait. Cela nous retombe toujours dessus...
- Oui, Balnou, mais je ne suis pas un prismen. Je ne sais pas ce que je suis mais je ne suis pas un serviteur de Izuus. Elle veut une arme noire, elle va l'avoir. Où sont les autres ?
- Il y a une fête pour un mariage à la ville. Comme demain est jour de célébration, ils sont partis participer.
- Bien, va les rejoindre, tu en meurs d'envie. J'ai à faire.
Balnou ne se fit pas prier et partit sans attendre.
Puissanmarto prépara le feu et un curieux mélange qu'il fit macérer dans un des creusets à chaud. Avec la moelle de l'os qu'il avait mise à part, il prépara une pâte en y ajoutant du charbon de bois qu'il avait pulvérisé.
Le feu avait repris de la force. Il alla chercher un petit lingot de métal qu'il commença à travailler. Il le chauffait peu, mais martelait beaucoup, contrairement aux forgerons Izuus. Quand le métal eut atteint la bonne longueur, il en fit presque un tube et y déposa du charbon de bois pulvérulent. Il recommença son martelage. Il fit cette opération plusieurs fois dans la nuit. Au petit matin, il se reposa un peu.
Frapnal arriva avec le soleil. Son visage fermé et son regard de feu en disait plus long que ses paroles. Il dirigea la célébration au dieu du feu avec raideur. Délaissant les convenances qui voulaient qu'il partage le repas avec les participants, Frapnal prit la poudre d'escampette. Les Izuus et les prismens de l'atelier de Puissanmarto, s'entreregardèrent mais personne ne dit rien. Tout le monde avait remarqué les hauts gardes qui traînaient dans la cour de la citadelle. Ils retournèrent au travail en traînant les pieds.
Balnou se retrouva, comme par hasard, près de Puissanmarto :
- J'espère que tu vas réussir, car sinon on est mal parti...
Puissanmarto ne répondit rien mais reprit sa barre. Les Izuus le regardaient à la dérobée. Sa technique semblait différente de la leur. Ils notèrent qu'il martelait à froid. Par gestes, ils s'interrogèrent mais personne ne savait de quoi il s'agissait. De tout temps, les forgerons martelaient à chaud. Un des Izuus fit le geste de la folie. Les autres approuvèrent de la tête.
Puissanmarto ne s'occupait pas d'eux. A la fin de la journée, il avait en main une lame courbe. Quand les Izuus partirent, ils jetèrent des regards de plus étonnés. Le métal brillait. Ils s'éloignèrent en discutant entre eux. Si les hauts gardes avaient changé, ils étaient toujours présents. Ils virent Frapnal s'approcher de Puissanmarto. Ce dernier s'arrêta de travailler. Frapnal lui dit quelque chose à l'oreille. Puissanmarto eut un sourire. Frapnal s'éloigna rapidement.
Dans la nuit tombante, le feu rugit dans l'atelier. Les prismens présents prirent leurs affaires pour rejoindre les écuries. Ils préféraient dormir avec les tracks et leurs parasites que de subir le bruit de Puissanmarto.
Si certains l'observèrent, ils ne comprirent pas ses faits et gestes. Dans la pénombre, ils ne virent pas que le seau qu'il employait pour sa trempe contenait le mélange qu'il avait préparé. La nuit passa ainsi.
Au petit matin quand ils arrivèrent à la forge, les Izuus eurent un choc. Une épée mi-longue, sinueuse comme une liane reposait sur la pierre du foyer. Ils s'approchèrent. Puissanmarto dormait dans un coin. Un des Izuus la prit en main. L'étonnement se lut sur son visage. Il n'avait jamais eu de lame aussi légère en main. Même sans sa garde, il en apprécia l'équilibre. La lame passa de main en main. Quand Frapnal arriva, ils lui montrèrent. Il regarda le métal de près après l'avoir soupesée et maniée. Il vit que l'épée était finement striée sur toute sa surface. Il sursauta quand il entendit Puissanmarto lui demander :
- Puis-je la finir ?
Frapnal ne dit rien mais lui tendit brusquement.
Puissanmarto la prit avec précaution. De son chiffon, il l'essuya.
- Que vaut ton jouet ? demanda le maître de la forge.
Puissanmarto ne répondit pas. Il fit juste un moulinet et abattit l'arme sur des lames d'épées prêtes à être livrées. Il y eut le bruit du choc du métal sur le métal. Si l'arme de Puissanmarto sonnait encore, les autres lames étaient brisées.
- D'autres questions ?
Frapnal tourna les talons et partit sans un mot. La lame à la main, Puissanmarto fit un tour sur lui-même :
- D'autres questions ?
Personne n'osa intervenir. Il repartit vers le foyer et mit la lame à chauffer. Il la retira plusieurs fois tout en l'essuyant avec un tissu qui émit une fumée âcre et piquante en touchant le métal chaud.
Le soleil était au zénith quand arriva la fille du gouverneur. Elle démonta avant l'arrêt complet de sa monture et se précipita dans la forge. Puissanmarto ajustait la garde.
- Tro... (Montre!), dit-elle en tendant la main.
Puissanmarto ne bougea pas. Il continua tranquillement à finir ce qu'il faisait. Le page entra :
- Son Altesse exige que tu lui montres son épée.
- Non, elle attendra que j'aie fini.
Le page devint blanc en entendant la réponse.
- Ses... (Tu oses...) hurla-t-elle.
Puissanmarto assis sur une enclume, ne leva même pas les yeux.
- La colère n'est pas une aide pour le guerrier, mais son ennemie.
La fille du gouverneur, sidérée l'espace d'un instant, se mit à rire.
- Str... (Tu es un être étrange, Puissanmarto, ne connaîtrais-tu pas la peur ?)
Puissanmarto se leva d'un bond faisant un moulinet avec l'épée. La fille du gouverneur fit un bond en arrière. Les hauts gardes tirèrent leurs armes noires du fourreau. Elle fit un geste d'apaisement.
Dans le même mouvement, Puissanmarto fit tourner l'épée pour lui présenter la garde. La fille du gouverneur avança la main. Puissanmarto fit reculer l'arme :
- Attention, votre altesse. C'est une arme noire. Non pas une de ces pâles copies qu'arborent vos gardes. C'est une vraie arme noire au nom puissant capable de déclencher la haine et la violence.
- Quel est son nom ? dit la fille du gouverneur en prismen.
- Salcha (Celle qui tue avant qu'on la voie), répondit Puissanmarto en Izuus.
La fille du gouverneur sursauta. Ce nom était si proche du sien, qu'elle hésita un instant avant de la prendre en main. Elle sentit la garde simple et sans fioriture s'adapter à sa main. Elle la fit tourner sur elle-même, en appréciant l'équilibre et la légèreté. Elle partit d'un grand éclat de rire.
- Gra....( Tu es bien forgeron, Puissanmarto. Je n'ai jamais vu d'arme semblable.)
Les autres spectateurs regardaient les moulinets que décrivait la lame. Ils étaient comme hypnotisés. La fille du gouverneur les regarda, puis se retourna vers Puissanmarto tout en continuant à manipuler son épée.
- Que leur arrive-t-il ?
- La magie de l'arme opère. Salcha doit retourner au fourreau.
Puissanmarto lui tendit le fourreau de l'épée. La fille du gouverneur rangea l'arme. Autour d'eux la vie sembla reprendre.
- Ta magie est forte, Puissanmarto. Peut-être trop !
134
Puissanmarto marchait. Depuis plusieurs jours, il suivait le mouvement. Il avait des sentiments mélangés. N'étant ni prismen ni Izuus, il n'était bien avec aucun d'eux. Il lui manquait les petits gestes du quotidien qui signent votre appartenance à un groupe. Il se sentait toujours décalé. On l'accueillait mais on ne fraternisait pas avec lui. Comme à la forge, s'ils avaient reconnu ses compétences, il l'avait vu partir avec soulagement. Il l'avait bien senti dans la manière dont ils l'avaient salué à son départ.
Il marchait avec les tracks et les miburs de l'intendance. C'était une grande caravane. On y trouvait des soldats, des marchands qui profitaient de l'occasion et surtout le convoi de ravitaillement pour le général Stramts. Il y avait tellement de bêtes qu'on avait du mal à les compter. Sa taille même était une protection. Qui se risquerait à attaquer une telle masse ?
Tout en marchant, il repensait à ce qui l'avait conduit là. Quelques temps après avoir forgé une lame noire pour la famille du gouverneur, il avait été convoqué au palais. Comme le premier jour, il avait été introduit dans la grande pièce qui servait de bureau. Il avait attendu longtemps avant d'être admis. Il avait vu passer et repasser des soldats de différents grades, des commerçants, des prêtres, et même la fille du gouverneur. C'est tout juste si elle lui avait jeté un coup d’œil. Quand le haut garde lui fit signe, Puissanmarto se leva et s'avança. Il eut droit comme tous à une fouille. Des bruits couraient dans la ville. On voyait des espions du général Saraya partout. La suspicion était générale. On avait déjà entendu parler de lynchage. Puissanmarto était regardé de travers les rares fois où il allait en ville. Il se rappelait une fois. Devant amener une livraison à la maison de l'intendant du palais, il s'était fait prendre à partie en traversant un marché. Il avait dû son salut à Daholo qui l'avait reconnu. Il avait hurlé :
- Vive le vainqueur de Fahiny ! Vive le vainqueur de Fahiny !
Cela avait désamorcé le mouvement de foule quand d'autres l'avaient reconnu aussi. Pourtant depuis cet épisode, Puissanmarto n'était plus sorti de la citadelle. Pour aller au palais, il avait suivi le détachement qui allait relever les gardes extérieurs. Alors qu'il n'y avait objectivement aucun ennemi à moins de vingt jours de marche, Maskusa semblait en état de siège. Il avait laissé son marteau à la forge et il lui manquait cette lourdeur à la ceinture. Il y pensait alors qu'il attendait debout que le gouverneur veuille bien s'intéresser à lui. Pour le moment, il était en grande discussion à mi-voix avec un personnage tout vêtu de cuir rouge. Derrière, il y avait une autre personne. Puissanmarto n'aurait pas pu dire si c'était un homme ou une femme. Ça avait plus l'aspect d'un arbre que d'un humain.
- Rêves-tu ?
La question le surprit et le laissa sans voix.
- Et bien, tu ne réponds pas ?
Le gouverneur s'adressait à lui en prismen. Cela le fit bafouiller :
- Des fois mais ça n'est pas régulier...
- Miltiatef, le grand prêtre de la caste du Karya sacré, me soutient que tu rêves et que tes rêves ont à voir avec l'avenir.
- Je... Je ne sais pas...
Le personnage vêtu de rouge s'approcha, toujours suivi par son « arbre » sur pattes.
- Trais...(Fais-tu toujours le même rêve?)
On lui traduisit la question. Il ne comprenait pas ce que cela venait faire. Cela le remplissait de crainte. Les prismens trouvaient les Izuus très superstitieux. Ils se méfiaient de ces croyances. On avait droit au fouet et même plus si par hasard, on se moquait de la foi d'un Izuus. Qu'allaient-ils inventer ?
«L' arbre » sur pattes avança. Étendant ses bras recouverts d'écorce comme des branches, il frôla Puissanmarto, tout en chantant une mélopée.
- Schmalaïm tralvet dolba mertel...Schmalaïm tralvet dolba mertel...Schmalaïm tralvet dolba mertel...
La voix était féminine. « L'arbre » était une prêtresse. Sa mélopée parlait de dessins, de vol, de savoirs puissants. S'il ressentait le sens de ce qu'elle chantait, il n'en comprenait pas vraiment le sens.
« L'arbre » arrêta son virvoltement :
- Tral...(Il n'a pas le savoir, mais son rêve en parle. Il a le signe du destin. Le Karya sacré ne peut se tromper. Il est celui qui doit être envoyé !)
Puissanmarto fut soulagé d'entendre ces paroles. Elles n'étaient pas très rassurantes, mais au moins ils ne semblaient pas en vouloir à sa vie.
Le gouverneur se tourna vers lui :
- Puissanmarto, tu as mérité ce nom grâce au haut fait que tu as accompli. Fahiny ne peut plus réclamer de victimes. C'est une grande victoire. Malheureusement, un fléau aussi grand l'a remplacé. Il s'agit d'un monstre volant. Il massacre les troupeaux, volent des bêtes pour assouvir son inextinguible faim. Il a même emporté des enfants. Les hauts prêtres de la secte du Karya sacré ont prié et sacrifié pour demander un signe. Seul un grand héros peut vaincre une telle calamité. L’arbre sacré a révélé ton nom. Le grand prêtre a fait venir, et c'est exceptionnel, la grande médium Dokbalmé. Elle n'avait pas quitté le contact du Karya sacré depuis quatre saisons, mais pour le bien du peuple, le grand prêtre a bien voulu prêter une oreille favorable à ma demande. Le Karya sacré sait toutes choses. Il connaît tes rêves. Dokbalmé qui communie sans cesse avec lui, vient de nous le confirmer. Ton rêve est bien le signe que tu es le héros qui nous débarrassera de ce monstre. Tous les oracles le confirment. J'ai donc décidé pour le bien du peuple que tu partirais dès que possible pour chasser cette bête hideuse. Il vient toujours du côté où le soleil se lève. La saison est trop avancée pour que tu passes par la montagne. Tu partiras donc avec la caravane. Quand tu seras dans la plaine, tu chercheras le monstre et tu en débarrasseras la terre...
Puissanmarto resta un moment sans voix. Aller chasser le monstre volant ? L'idée lui sembla absurde mais en écoutant le gouverneur continuer son discours, il pensa qu'il n'avait pas le choix. Il quitta le palais avec un passe-droit pour rejoindre la caravane. De retour à la citadelle, il avait fait son paquetage. Il n'avait eu le temps d'accumuler. Son balluchon était maigre. Il avait repris son marteau et l'avait fixé à sa ceinture. Les autres lui avaient souhaité bonne chance. Il avait senti la jubilation de Frapnal, même si celui-ci avait essayé de garder un visage impassible.
Sur la grande place d'arme, le gradé à qui on l'avait adressé, lui avait indiqué un secteur. Il avait retrouvé d'autres artisans et d'autres serviteurs. L'accueil avait été assez frais. Personne ne l'avait reconnu, même quand il donna son nom, il n'eut pas plus de succès. On l'envoya chez le responsable du tronçon. C'est comme cela que s'appelait celui qui dirigeait un morceau de la caravane. Il avait commencé par l'engueuler pour ne pas avoir le matériel nécessaire. Puissanmarto avait dû chercher l'équipement pour le voyage. Il dépensa ses maigres économies pour une tente, un bol et d'autres accessoires vestimentaires pour affronter le mauvais temps en montagne.
Ils étaient partis quelques jours plus tard. Puissanmarto ne faisait partie d'aucun des groupes constitués. Il venait de la citadelle mais n'était pas avec les soldats. Il était forgeron mais avait un passe-droit venant du palais. Il devait tuer le monstre qui terrorisait la région mais partait avec la caravane. Tout cela le mettait en marge. Il marchait le plus souvent tout seul, ne rejoignant les autres que pour les pauses repas. Les premiers jours se passèrent comme cela. La caravane grossissait au fur et à mesure de son avance. Puissanmarto découvrit que Maskusa était au bout d'une plaine. A chaque étape de nouveaux miburs se joignaient à eux, avec leur escorte de garçons d'écurie, de soldats, de commerçants et d'aventuriers.
- Bientôt nous allons arriver au croisement, dit un de ses compagnons en s'adressant à un plus jeune. Tu vas voir, on va commencer une partie difficile. Il faut monter pour aller en haut col.
- Mais pourquoi on ne suit pas la rivière ? demanda le jeune qui ne devait pas avoir plus de trois saisons.
- À cause des gorges ! La Slamba se précipite dans des gorges étroites où elle cascade tant que personne ne peut passer.
Effectivement à la fin de la journée, on était arrivé au fort qui gardait le carrefour.
C'est dans la lumière du soir qu'il la vit. Il eut comme un doute. Que venait-elle faire là ? En même temps au loin, une silhouette se détacha sous les nuages près de l'horizon. Le monstre qu'il devait tuer ! La proximité des deux silhouettes le troubla. Que lui voulaient les dieux ?
Le lendemain, dans une routine qui s'installait chacun joua son rôle. La caravane s'ébranla. À sa tête un prêtre de Karya en rouge associé à son médium, toujours revêtu d'écorce, donnait la direction et le rythme. Les bruits le disaient bon guide. Il avait déjà fait au moins trois fois le chemin. L'entourant et assurant le commandement il y avait un contingent de soldats. Il avait reconnu leur chef hier soir. Dans la caravane, son arrivée faisait la rumeur. Puissanmarto entendit ses voisins en parler :
- Sacha Salcha est là.
- Qui ça ?
- La fille du gouverneur de Maskusa ! Elle était déjà une folle de guerre mais depuis que son père lui a fait forger par un mage étranger une lame noire aux pouvoirs immenses, elle ne rêve que de bataille...
Puissanmarto sourit en entendant évoquer le mage étranger. Il ne savait pas bien ce qu'il avait fait. Peut-être eut-il mieux valu qu'il ne la forge pas ! Les dieux en avaient décidé autrement. Plus il réfléchissait à ce qu'il avait fait et plus il pensait qu'il n'y avait pas d'autres choix. Il ne savait pas bien quel dieu remercier pour ce qu'il avait fait, mais comme il avait retrouvé son marteau grâce à un loup, il pensait que les dieux le guideraient pour la suite.
- … Saraya connaît l'art de la guerre et ses sorciers sont redoutables. Le général Stramts est quasiment acculé.
- Oui, mais les légions folles sont encore là. Les fous et folles de guerre sont redoutables.
- Bien sûr, mais leur nombre diminue et Saraya à déjà soumis celui à la peau noire...
- Non, j'ai entendu un messager dire qu'il résistait encore...
- Pas du tout, dit un autre, ils ont fait alliance...
Puissanmarto cessa d'écouter. Comme chaque fois, les bruits les plus absurdes couraient. Comme il était impossible de vérifier, la discussion occupait la majeure partie de la journée. D'ailleurs Puissanmarto se demandait si ce n'était pas la meilleure raison à l'existence de ces rumeurs.
Les deux jours se passèrent en montée continue. L'air devenait plus froid. La neige avait fait son apparition. Petite neige qui ne tiendrait pas ! Puissanmarto savait pour la neige, alors que les autres discutaient à n'en plus finir de ce qui pouvait se passer si elle tenait, si elle ne tenait pas. De temps à autre, il fallait se pousser pour laisser le passage à un tracks au galop. Les messagers allaient et venaient régulièrement pour stimuler tout le monde et transmettre les ordres à un chef de tronçon. Les ordres généraux étaient transmis par des sonneries de trompes, relayées de tronçon en tronçon. Puissanmarto laissait son esprit vagabonder. La neige et le froid lui faisaient plaisir. Un tracks passa à nouveau. Il n'avait pas fait plus de deux cents pas qu'il repassait dans l'autre sens. À nouveau, il le revit revenir. Manifestement, le cavalier cherchait quelqu'un. Il se mit à la hauteur d'un mibur et discuta avec le palefrenier. Se redressant, il regarda dans la direction de Puissanmarto, mit sa bête au trot et s'arrêta à côté du chef des forgerons de la caravane. Celui-ci leva les bras en signe d'impuissance. Le cavalier insista, l'homme plus habitué à commander son équipe qu'à écouter les ordres devint véhément. Puissanmarto entendit les commentaires autour de lui :
- On voit bien que ce n'est qu'un Izmen ! Il n'oserait pas parler comme ça à un vrai Izuus.
Puissanmarto n'avait jamais entendu ce terme. Il ouvrit grand ses oreilles.
- Oui, mais s'il insiste, il aura quand même droit au fouet.
De l'échange, il ressortait qu'un Izmen était un bâtard d'un Izuus et d'une femme prismen. Ils étaient à la fois méprisés car ni vrai Izuus ni vrai prismen, mais aussi enviés car ils occupaient de meilleurs postes que les prismens. Puissanmarto tout occupé à écouter se fit surprendre par le cavalier :
- Toi, viens avec moi !
- Moi ? demanda Puissanmarto.
- T'es bien forgeron ? Alors, tu viens !
Sans attendre de réponse, le cavalier fit faire demi-tour à sa monture. Après un coup d’œil autour de lui, Puissanmarto lui emboîta le pas. Le cavalier se retourna et lui tendit la main. Puissanmarto se retrouva en croupe. Ils remontèrent la caravane au petit trot. Le cavalier avait essayé le galop mais avait failli perdre Puissanmarto. Il avait alors opté pour un trot soutenu. Puissanmarto avait eu peur de tomber lorsque le tracks s'était élancé de toute sa puissance. L'allure actuelle lui donnait envie de vomir. Il luttait en regardant de haut ceux qu'ils remontaient. Ils arrivèrent au moment où le prêtre faisait sonner la trompe pour annoncer l'arrêt. Le cavalier serra ses rênes. Le tracks pila. Puissanmarto se retrouva par terre en faisant un roulé-boulé. Ce qui déclencha l'hilarité des Izuus présents. Il se releva l'air furieux, la main sur son marteau. Les épées sortirent d'elles-mêmes en même temps que les rires s'arrêtaient.
- Rma... (Ça suffit !)
La voix était suffisamment forte et cassante pour que tous se figent. Les regards se tournèrent vers l'origine de l'ordre. Les Izuus rangèrent leurs épées et s'en retournèrent s'occuper de leurs montures. Puissanmarto regarda s'avancer un Izuus au vêtement chamarré, à peine plus grand que lui. C'était un haut garde. Il ne connaissait rien aux signes distinctifs sur les uniformes. Vu l'obéissance obtenue, il ne douta pas être en présence d'un chef. L'autorité émanait de sa personne. L'Izuus le regarda droit dans les yeux :
- Tse...(Tu es bien forgeron ?)
Puissanmarto acquiesça d'un mouvement de tête.
- Msu...(Alors, suis-moi!)
Se retournant, le haut garde se dirigea vers un groupe en train de monter les tentes. Puissanmarto lui emboîta le pas. Tous les Izuus se figèrent au garde-à-vous en le voyant.
- Rma... (Ça suffit ! Continuez le montage. Où est Masuma?)
On lui indiqua un autre groupe. Toujours suivi de Puissanmarto, il arriva à proximité du deuxième groupe. Il s'approcha d'un homme fourrageant dans un paquetage :
- Tlui...(C'est lui ! Il faut régler le problème!)
Puissanmarto regarda le géant en face de lui. Vêtu d'un simple uniforme sans ornement, ce dernier se tourna vers lui.
- Es-tu forgeron ?
- Oui, je le suis.
Le géant s'approcha de lui :
- Alors, répare ! dit-il en jetant un paquet de ferraille aux pieds de Puissanmarto.
Regardant ce qui venait presque de lui écraser les pieds, Puissanmarto répondit :
- Non. C'est irréparable. Ces épées doivent être reforgées.
- Tu n'as pas compris, forgeron. Il me faut ces armes.
- Il y en a plein les charges des miburs.
Le géant sembla s'énerver :
- Elles sont pour le général Stramts, pas pour Sacha Salcha !
Puissanmarto ne comprenait pas. Devant son air ahuri, le géant reprit :
- A chaque entraînement, elle me casse au moins une épée. Il faut me les réparer !
Il y avait presque du désespoir dans sa voix. Puissanmarto prit en main une des armes. Il reconnut la trace de Salcha la lame noire. Il n'avait pas de solution... à moins...
- J'ai besoin d'un feu, dit-il.
Le géant eut un soupir de soulagement. Se tournant, il donna des ordres. Bientôt des Izuus s'agitèrent pour faire un foyer et lancer le feu. La neige étant devenue pluie n'arrangeait rien. Malgré la boîte à feu qu'ils utilisaient, les branches qu'ils avaient rassemblées, fumaient plus qu'elles ne brûlaient. Puissanmarto les laissa se débrouiller pendant qu'il triait les morceaux de métal en fonction de leur origine. Il finit par avoir une dizaine d'épées brisées devant lui. Il se retourna vers le feu qui peinait toujours à démarrer. Il s'approcha. Comme s'il n'attendait que ça, le feu s'enhardit puis bientôt de grandes et belles flammes surgirent. Il entendit les Izuus se complimenter sur leur réussite. Il ne dit rien mais mit la première lame au feu. Les autres regardèrent la lame de métal se mettre à rougir. Puissanmarto s'occupa d'ajouter des branches et des fruits de lamboy. Ceux-ci brûlaient en faisant des cendres bien rouges, bien chaudes. Quand la lame fut prête, il la martela redonnant une forme complète à la demi-lame qu'il avait en main. Il la laissa refroidir en la posant sur d'autres morceaux de métal. En arrêtant son martelage, il entendit le bruit métallique du combat. Ce bruit cristallin était pour son oreille, la signature évidente de Salcha au combat. Il entendit sans la voir, la rupture de l'épée de l'adversaire de Salcha. Il entendit la bordée de jurons prononcés par une voix féminine. Sans rien dire, il se rapprocha du lieu du combat. Entre les arbres, il vit Sacha maniant Salcha jurant après celui qui ne tenait plus qu'un moignon d'épée. Il vit le géant apporter une nouvelle arme. Le choc des lames reprit bientôt. Puissanmarto pensa qu'il n'avait pas fini de voir arriver des lames brisées s'il ne pouvait les convaincre de changer les épées d'entraînement. Il martelait sa deuxième lame quand le géant s'approcha :
- Elle en a cassé encore deux !
Le ton était désolé. Le visage du géant transpirait la contrariété.
- Donne cette lame pour l'entraînement. Attention, elle ne peut servir qu'à ça.
Le géant prit la lame, la fit tournoyer.
- Elle est bien équilibrée, pourquoi ne pas l'utiliser au combat ?
- Frappe quelque chose ! répondit Puissanmarto.
Le géant frappa. La lame émit un son mat et plaintif en se tordant.
- Tu pourras les redresser à la main.
Le géant se mit à sourire.
- Fais m'en d'autres !
135
C'est deux jours plus tard que Sacha Salcha le convoqua. Puissanmarto était resté dans le tronçon des Izuus. Le géant ne l'avait pas laissé repartir. Il avait appris que si Sacha Salcha ne commandait pas la caravane, c'était le Stoumal qui commandait, elle avait un rôle prépondérant dans les prises de décisions. La neige avait cessé de tomber. S'il faisait assez froid, la brume et la pluie rendaient le voyage pour le moins inconfortable. En deux soirées, il avait réussi à préparer quatre épées d'entraînement. L'Izmen qui le conduisait, les fit s'arrêter au bord d'une clairière. Puissanmarto put voir Sacha Salcha s'exercer. Elle était vive comme un volpic cherchant sa proie. En face d'elle, quatre Izuus n'arrivaient pas à tenir l'échange sans rompre régulièrement. Quand le dernier Izuus eut rendu les armes, elle eut un regard carnassier et dit :
- Saraya... (Tu serais, Saraya, je ne donnerais pas cher de ta peau !)
Puis elle partit d'un grand éclat de rire. Prenant un linge qu'une servante lui tendait, elle s'essuya le visage et le front. Quelqu'un lui fit un signe pour désigner Puissanmarto. Elle se retourna à moitié.
- Ah ! Tu es là ! Viens !
N'ayant pas d'autres choix, il la suivit. Elle se dirigea vers sa tente. Une foule de servantes préparait son campement. Elle se dirigea vers la table qui était dressée, prit un verre de liqueur et le vida d'un trait.
- Il faut que tu me parles de Salcha !
Ayant dit cela, elle se tourna vers la servante qui s'approchait d'elle :
- Mast...(Excellence, c'est prêt.)
Sans attendre, elle se dévêtit, laissant ses affaires en un tas que les servantes se mirent en devoir de trier et de ranger.
Puissanmarto ne put détacher son regard de ce corps musclé. Il la vit se plonger dans un baquet d'eau fumante. Pendant qu'on lui frottait le dos, elle le regarda et lui fit signe d'approcher.
Il avala sa salive et s'exécuta.
- Parle-moi de Salcha.
- Que voulez-vous savoir, Excellence ?
- Quelle est cette magie qui l'habite ?
- Je ne sais, Excellence. Fahiny m'a volé ma mémoire.
Elle tourna son regard vers lui. Il s'aperçut alors que les yeux de Sacha Salcha étaient devenus complètement noirs.
- Ta lame m'a volée mes yeux bleus.
- Je crois que la magie du feu m'habite. Le feu est exigeant et brûle ce qui lui est nécessaire. Ton désir d'une lame noire avait un prix.
- Tu es un homme étrange, Puissanmarto. Tout le monde disait Fahiny immortelle et invulnérable, tu l'as tuée. Tout le monde disait que les lames noires ne pouvaient plus exister. Les deux seules vraies qui restent sont aux mains du général des Hauts gardes et du général Stramts. Leurs histoires remontent à la nuit des temps. Les légendes parlent des hommes blancs qui forgent les lames noires pour servir les grands êtres. Mais personne n'a jamais vu ces hommes blancs ni ces grands êtres. Et tu arrives et tu me forges une lame noire à la magie puissante. Serais-tu un homme blanc ?
- Non, Excellence, je ne suis qu'un homme comme un autre.
Tout en disant cela, Puissanmarto se posait la question de son destin. Il lui arrivait trop de choses pour ne pas y voir la main des dieux. D'ailleurs Sacha Salcha semblait penser de même.
- Le Dieu Karya doit veiller sur toi. Ses prêtres sont perturbés par ta venue. Si tu n'es pas un homme blanc, serais-tu un des grands êtres de légende ?
- Je suis simplement un homme...
- Tu ne crois pas dans ton destin ?
- Excellence, je n'ai pas de mémoire. Je découvre que je sais forger mais qui étais-je ? Il me vient des rêves mais pas d'autres choses. Je ne sais pas quoi répondre.
La fille du gouverneur se leva. Les servantes se précipitèrent pour l'envelopper dans un linge doublé de fourrure. Puissanmarto ferma les yeux devant la vision de ce corps. Il avala sa salive, sentant monter en lui des vagues de sensations étranges et puissantes. Des bouffées de chaleur l'envahirent. Quand il ouvrit les yeux, elle se dirigeait vers une table dressée non loin, le visage fermé. Deux couverts attendaient. Comme on ne lui disait rien, une servante lui fit signe de partir. Il fut soulagé... et déçu.
Il mangeait solitaire en s'interrogeant sur ce qu'il venait de vivre. L'Izuus géant s'approcha.
- Il y a des choses qu'il faut que tu saches, Puissanmarto. La fille du gouverneur cherche son partenaire. Chez les Izuus, ce sont les femmes qui choisissent. Je sais par une de ses servantes que les prêtres de Karya lui ont dit que celui avec qui elle vivrait serait un être exceptionnel. C'est pour cela qu'elle a convaincu son père de la laisser partir avec la caravane. Dans la vallée, nul n'est exceptionnel, à part toi. Elle avait prévu de te tester ce soir mais ton incertitude l'a heurtée. La prédiction disait que l'homme ne serait pas habité par le doute. J'ai discuté avec Stoumal. Il est préférable que tu rejoignes les forgerons. Demain matin, nous partirons et tu attendras que ton tronçon passe pour te mettre en marche.
Ayant dit cela le géant le laissa avec ses questions
136
Le temps changea dès qu'ils eurent passé le col. Puissanmarto n'en revenait pas. Devant lui il y avait une vallée profonde et longue qui se prolongeait par un espace dégagé comme il n'en avait jamais vu. Il s'arrêta se faisant bousculer par les suivants. Il se retourna, cherchant du regard un visage connu. Il prit par le bras un autre forgeron dont il savait qu'il avait déjà fait le voyage :
- Que voit-on ?
- C'est la grande plaine comme nous l'appelons. Eux l'appellent Siksag. Les Izuus ont des forteresses mais leurs territoires sont plus loin, là où le soleil est plus chaud. Fais attention, Puissanmarto, les paysans d'en-bas n'aiment pas les étrangers. Et ne regarde pas les femmes mariées, un regard mal interprété et tu te retrouves avec une lame dans le dos.
L'homme se dégagea et reprit sa marche. Puissanmarto se remit en marche avec la fin du tronçon. Derrière lui, achevant la montée, les files de miburs portaient le fourrage.
La descente fut beaucoup plus longue qu'il ne l'avait pensé. Il ne pleuvait plus. Les nuages étaient bloqués sur l'autre versant. Les dieux semblaient plus doux de ce côté-ci de la montagne. La route était bonne. Les lacets succédaient aux lacets. Il voyait la caravane qui s'étalait en contre-bas. Au loin, il vit même la silhouette de Sacha Salcha montée sur son tracks.
Deux jours plus tard, ils furent en bas. Un ruisseau courait au fond. Ils le passèrent à gué, remontant en face pour se diriger vers un bastion. Ils étaient tenus par des Izuus. La caravane fit étape autour. Des bruits se mirent à circuler. La guerre n'était pas loin. A dix jours de marche la ville de Varos était tombée aux mains du général Saraya. La route directe vers le général Stramts était coupée. Les Izuus discutaient de la meilleure stratégie. Quelques fous dont la fille du gouverneur étaient prêts à aller tailler les ennemis en pièces. Les autres dont Stoumal, plus mesurés, voulaient faire un détour. Puissanmarto entendit les uns et les autres discuter des possibilités pendant que la caravane attendait le résultat des discussions pour repartir. Le chemin le plus sûr était le plus long mais passait par les terres des Izuus. Cela voulait dire rallonger le voyage de toute une lunaison. Le plus court passait par Varos et impliquait le combat. Entre les deux, il y avait le chemin de Mocsar, la ville sur pilotis. Cela voulait dire de passer par la terre des marais. Les guides étaient rares et les chemins changeants.
Quand la caravane se remit en route, rares étaient ceux qui savaient l'option choisie. Puissanmarto avait tenté d'aller interroger l'Izuus géant. Malheureusement, il n'avait jamais réussi à l'approcher. Ce matin-là, il était dans l'incertitude comme les autres à un détail. Son chemin était d'aller dans la vallée du dragon.
- Dans deux jours, si on suit la rivière c'est qu'on va à Varos, disait le vieux au jeune.
- Sinon ?
- On partira vers les monts Hegyek. C'est de l'autre côté qu'on saura si on va chez les Izuus ou à Mocsar.
Puissanmarto calcula qu'il lui faudrait quitter la caravane dans deux jours si elle n'allait pas à Varos. Un homme seul avait plus de chance de passer inaperçu que tout un convoi. Selon ce qu'il avait appris, il lui fallait descendre la rivière sur au moins quatre jours avant de repartir vers les montagnes. Là il lui faudrait trouver une obscure vallée avec une ville du nom de Ticou, ou Chitcoul, il n'avait pas bien compris.
Le premier jour se déroula sans incident. Le soleil brillait rendant la marche agréable. Une légèreté flottait dans l'air. La soirée se déroula calmement. Puissanmarto alla se reposer tôt, laissant les autres raconter les histoires du pays. Il entendit parler de Mocsar, la ville de l'eau. Là-bas, il n'y avait pas de miburs, ni de tracks, mais des catchwas. Dans son demi-sommeil, il ne comprit pas bien ce qu'étaient les catchwas. Ces bêtes servaient à tout ce qui devait être fait par des miburs, mais marchaient sur l'eau. Les habitants eux-mêmes, savaient se déplacer sur l'eau. Le jeune demanda :
- Comment cela est-il possible ? La seule fois où je suis rentré dans l'eau et que je ne touchais pas le fond, j'ai failli mourir.
Le vieux lui répondit :
- Tu verras par toi-même si on passe par là. J'ai été forgeron une saison à Mocsar. L'hiver avait été précoce et le col fermé m'avait empêché de rejoindre la vallée. J'étais redescendu comme on vient de le faire. Le fort des Izuus avait déjà quelqu'un pour forger. On m'a conseillé d'aller à la ville sur l'eau. Le travail n'y manquait pas. Le feu n'est pas leur élément. S'ils connaissent bien l'eau, ils ont peu de métal. Ils achètent aux autres selon leurs besoins. Un forgeron qui arrive se voit toujours embauché, mais m'a dit mon interlocuteur, mais jamais un seul n'est resté plus d'une saison. J'ai mis trois jours pour arriver car un homme seul va plus vite qu'une caravane. J'ai été surpris. Je croyais atteindre une ville et je n'ai rencontré qu'une petite bicoque au bord de l'eau. Un vieil homme était assis là. Il me regardait arriver. Je me suis demandé où j'étais. C'est alors que j'ai vu tout un groupe d'hommes qui semblait glisser sur l'eau. Je me suis approché de la berge pour voir ça. C'est la première fois que j'apercevais un catchwa. Imagine une grande pierre sur laquelle tu pourrais faire tenir vingt personnes et une grande pierre qui flotte. Dessus, il y a une panière en tiges d'une plante des marais. C'est là dedans que je me suis retrouvé. Sous la pierre, il y a le catchwa. Je ne savais pas s'il nageait ou s'il marchait au fond de l'eau. Le catchwam, celui qui dirige le catchwa, se tient devant au-dessus de la tête, à moitié dans l'eau. C'est lui qui guide l'animal. On a avancé sur des chemins d'eau pendant une demi-journée et c'est là que j'ai découvert Mocsar.
Le jeune était suspendu aux paroles de l'ancien. Puissanmarto somnolant à moitié se retourna sans cesser d'écouter.
- Imagine une forêt d'arbres, ou mieux de troncs, simplement de troncs et sur ces troncs des maisons, de toutes les tailles, mais en bois. Je n'ai jamais vu de pierre sauf pour les foyers. J'ai débarqué sur un ponton que le catchwam m'a indiqué. J'ai découvert les restes d'une forge. Comme il y avait même un peu de bois, j'ai essayé de démarrer le feu, sans succès. Si je devais garder un seul souvenir de Mocsar, ce serait celui-là : tout est mouillé, toujours, tout le temps et partout. C'est le premier qui m'a donné du boulot qui m'a fourni le feu. Alors j'ai pu travailler et durant toute cette saison, j'ai toujours veillé à ce qu'il ne s'éteigne pas.
L'homme reprit son souffle, siffla un petit coup de cette boisson forte qui ne le quittait pas et reprit :
- Si tout est mouillé, c'est qu'il pleut. Il pleut tous les jours et pas qu'un peu. Parfois on n'a que du brouillard, mais autrement ça va de la bruine à la tornade. Quand la saison s'est finie, je n'en pouvais plus de l'humidité, des insectes et des gens.
Puissanmarto n'entendit pas la suite. Il dormait.
Le jour qui se leva était morose. Des nuages bas étaient arrivés dans le ciel. Puissanmarto leva le nez pour essayer de prévoir s'il pleuvrait. La caravane se mit en route plutôt difficilement. Comme les autres, Puissanmarto avançait sans entrain. Comme toujours, on mangea en marchant. C'est à ce moment-là que tomba la nouvelle. Le fort Izuus près du gué était détruit. Il fumait encore. Tout le convoi s'arrêta. Les ordres arrivèrent. On mit la caravane en position de défense. Des soldats partirent en reconnaissance. L'attente s'installa, la peur aussi.
Puissanmarto se sentit devenir nerveux. S'il voulait partir, il était au bon endroit mais difficile de quitter les lieux sans se faire remarquer. Il décida de patienter.
Autour de lui, l'opinion générale était que les troupes de Saraya n'étaient pas loin. Chacun essayait de voir ce qu'il allait faire. Les commerçants se préparaient à quitter la caravane. La fréquentation des Izuus ne semblaient pas bonne pour les affaires. Quand la nuit tomba, on manquait toujours d'informations. La caravane avait bien fondu. Restaient ceux qui étaient au service du transport des armes et ceux qui jugeaient que se retrouver seul face à une armée en campagne était trop dangereux. Puissanmarto dormit mal. Quand l'aube pointa, il entendit un cri, puis des bruits de combat. Saisissant son marteau, il grimpa sur une butte non loin de son campement. Il vit. Près du gué, des Izuus combattaient des hommes aux tenues sombres. Les attaquants semblaient avoir l'avantage. Tout bascula quand arriva Sacha avec Salcha. La lame noire fit merveille. Assoiffée de sang, elle semblait voler toute seule. Puissanmarto nota que la fille du gouverneur n'avait même pas eu le temps de revêtir une tenue de combat. Elle était enveloppée dans sa tenue de nuit, tissu léger simplement doublé d'une petite fourrure sombre. La ceinture n'avait pas résisté au premier engagement. Son corps dénudé autour duquel virevoltait le vêtement donnait l'impression d'un...
- On dirait un semi-dieu !
Puissanmarto se retourna. L'ancien toujours accompagné du jeune était là, comme lui, le marteau à la main.
- Un semi-dieu ?
- Oui, si Karya et les autres dieux ne sont connus que par leurs représentations, les semi-dieux ont des corps d'homme avec des ailes. Les légendes racontent leur puissance au combat. D'ailleurs les hommes de Saraya reculent.
Puissanmarto reporta son attention sur le champ de bataille. Les attaquants rompaient le combat et prenaient la fuite en retraversant le gué. Des tracks les attendaient. Quelques Izzus qui tentèrent de les poursuivre, furent victimes des tirs des archers ennemis. On entendit la voix de Stoumal et la trompe réclamer le regroupement. Aussi vite que cela avait commencé, le calme revint.
- Tu vois, mon gars, c'est pas bon ça ! Le général Saraya va nous tomber dessus.
Le jeune jeta à l'ancien un regard où se lisait la panique.
- T’inquiète, même si on participe, on va s'en sortir.
Puissanmarto remit son marteau à sa ceinture.
- Tu ne dis rien, Puissanmarto, toi qui as vaincu Fahiny ?
- Non, l'ancien, je n'ai rien à dire. La guerre n'est-elle pas toujours un malheur ?
Les ordres arrivèrent peu de temps après. On allait tenter de rejoindre Mocsar. Il fallait faire vite. Les gardes Izuus retarderaient les soldats de Saraya. Puissanmarto se retrouva embarqué dans le mouvement. Il était difficile de faire bouger rapidement autant de bêtes et d'hommes. Quand la nuit arriva toutes les bêtes avaient traversé. Il était hors de question de s'arrêter. La lune était favorable. On poussa hommes et bêtes et malgré les renâclements, quand ils s'arrêtèrent enfin, ils avaient mis une bonne distance entre eux et le gué. Ils dormirent peu. Le matin arriva avec la pluie. De nouveau on poussa hommes et bêtes. Les Izuus gardaient l'arrière du convoi. Puissanmarto s'était porté en avant. Il aidait les palefreniers à mâter les miburs qui commençaient à fatiguer. Le paysage était fait d'une succession de petites collines qui empêchaient toute vue au loin. C'est à la fin du deuxième jour qu'il découvrit le piège. Une bête était tombée en passant un ruisseau bloquant les autres. Par malheur, le seul passage praticable était bordé de courtes falaises. Un mibur avait glissé et était tombé en travers de la descente. Il fallait le relever avant de pouvoir faire passer les autres. Puissanmarto déjà de l'autre côté avec les premières bêtes, décida d'aller voir en haut de la colline s'il voyait enfin les canaux de Mocsar. Sa surprise fut totale. Les ennemis n'étaient pas derrière mais devant. Sur la colline en face, il vit les soldats se mettre en place. Avec des gestes lents, il se remit à couvert. Heureusement, des arbustes avaient caché sa progression. Il descendit la pente en courant faisant des grands gestes aux autres. Il bloqua les bêtes qui ne demandaient qu'à s'arrêter. Le chef des palefreniers traversa le ruisseau exprimant bruyamment sa colère. Ses ordres étaient clairs : avancer le plus vite possible. Puissanmarto lui fit le récit de ce qu'il avait vu. L'homme sembla se dégonfler :
« Il faut prévenir les Izuus... » fut la seule chose qu'il trouva à dire. Puissanmarto partit au petit trot pour prévenir en arrière. Il coinça un Ismen sur son tracks et lui donna l'ordre d'aller trouver Stoumal. Ce dernier fut tellement sidéré par le fait de recevoir un ordre d'un prismen, qu'il ne répondit pas mais partit au grand galop. Puissanmarto distribuait les ordres, faisait s'arrêter les différents groupes. Les chefs de tronçons devant son aplomb obéirent comme l'Ismen. Il n'attendit pas de voir si tout se passait bien. Il repartit vers le ruisseau et remonta la colline. Avec précaution, il se mit à observer en face. Les soldats s'étaient bien cachés mais on voyait ça et là de petits signes trahissant leur présence, si on regardait bien. Il ne se retourna pas en entendant des tracks arriver. Il vit Stoumal se glisser à côté de lui :
- Parle !
- On les voit là, et là et puis là-bas près du grand arbre.
- Tu as déjà combattu.
- Je ne sais pas, répondit Puissanmarto.
- Ce n'était pas une question, lui répondit Stoumal. Le gouverneur m'a dit ta mission. Tu as désobéi, tu devrais être loin. Tu mérites une punition mais sans toi, nous serions tombés dans le piège. Le prêtre de Karya m'a prévenu. Ton rêve est trop puissant pour que quiconque se mette en travers. Les dieux nous seront favorables, tu es là. Après la victoire tu partiras accomplir ce qui doit être accompli.
Puissanmarto resta abasourdi. Le chef de la caravane redescendit tout en donnant des ordres. Les discussions portèrent sur le nombre des ennemis. Sacha s'en mêla. Elle s'était fait faire un habit par ses servantes pour le combat. Sur son armure de cuir et de plaques, elle avait fait ajouter une sorte de cape pour redonner l'impression qu'elle avait des ailes. Sa possession de la lame noire et sa prestation lors du premier combat lui rendirent attentive l'oreille de Stoumal. Puissanmarto qui voyait les miburs s'accumuler entre le cours d'eau et la crête, les écoutait distraitement. La stratégie des Izuus se résumait à une charge à dos de tracks. « La victoire ou la mort » semblait être leur devise. Il haussa les épaules et s'éloigna. Le géant se détacha du groupe.
- Tu sembles être d'un avis différent, Puissanmarto.
- Suppose que ce soit l'armée de Saraya en face !
- Nous mourrons avec honneur et notre sacrifice sera honoré.
- Oui, et c'est bien mais inutile. Une fois que vous serez morts, Saraya n'aura qu'à se baisser pour récupérer la couronne de Yas et il aura récupéré toutes les armes...
- Que proposes-tu ?
- Faites une charge !
Le géant le regarda d'un air ahuri. Baissant la voix, Puissanmarto lui exposa son idée. Il se retrouva le nez par terre quand le géant lui donna une grande claque dans le dos en lui disant : « génial ! »
Sacha, Stoumal et les autres combattants Izuus préparèrent leurs tracks. La charge commencerait dans de bonnes conditions, en descente, ils pourraient prendre de la vitesse. C'était indispensable pour avoir une bonne force de frappe à l'arrivée. Jetant un coup d’œil en arrière pour vérifier que tout était en ordre, il ne remarqua pas le manège de Puissanmarto, du géant et de quelques autres.
Quand il abaissa le bras, la terre se mit à trembler sous le choc des sabots. Ils atteignirent le haut de la colline et commencèrent la descente.
Les premières flèches partirent de trop loin. Les tracks prenaient de la vitesse. Stoumal eut un instant de flottement en entendant le bruit de la charge s'amplifier. La terre tremblait de plus en plus fort. Il crut un instant qu'une contre-charge arrivait. A côté de lui, Sacha, Salcha tendue en avant, ne semblait pas se poser de question. Ses yeux noirs cherchaient où frapperait la mort. Il se retourna en voyant les soldats de Saraya commencer à fuir sur toute la largeur de la colline. Il eut une vision incroyable d'un troupeau chargeant. Il sourit. Les miburs lancés au galop leur avaient emboîté le pas. C'est cette vision d'apocalypse de centaines de bêtes les chargeant qui faisait fuir les soldats. Il eut juste le temps de se demander ce qui avait affolé les miburs avant le premier contact.
Puissanmarto, la torche encore à la main, regardait la charge des miburs fuyant le feu. Les lourdes bêtes pouvaient quand elles paniquaient être redoutables.
La suite fut moins glorieuse. Il fallut éteindre les foyers allumés pour affoler les miburs et surtout les récupérer.
Puissanmarto ne le vit pas. Il était parti avant que les combattants ne reviennent.
137
On ne pouvait pas être tranquille.
Tandrag se serait bien passé de cette histoire de tiburs et de
maître sorcier. Maintenant tout le monde le regardait avec un drôle
d'air. L'arrivée du maître sorcier avait bouleversé la vie de la
ville. Grâce à son intervention, Tandrag avait réussi à finir son
travail avant l'heure et était rentré pour se préparer pour la
fête de la longue nuit. Au regard que lui avait jeté le portier, il
avait compris que la maison Chountic dans son ensemble était au
courant de sa mésaventure. Il s'était de nouveau retrouvé devant
son père.
- … Et tu me dis que les tiburs ont
fui chacun dans sa direction.
- Oui, Père. J'ai crié et tout est
arrivé comme je l'ai dit.
- Le maître sorcier veut te voir après
la fête.
Tandrag pensait de plus en plus que son
père radotait. Cela faisait deux fois qu'il répétait les mêmes
choses.
- Oui, Père. Il a dit qu'il me verrait
avant de repartir.
- Alors sois-en fier, mon fils. Ton
action fut bonne. Notre maison est honorée à travers toi. Notre
maison est la plus puissante de la ville. Elle mérite cet honneur.
La fête sera belle ce soir, grâce à toi. MIATISCA, amène du
malch.
Pour la première fois, son père
exigea deux verres. Il en fit remplir un à moitié qu'il fit
remettre à l'enfant.
- Ce soir, mon fils, tu seras à mes
côtés pour la fête de la Longue Nuit.
Tandrag repensait à cela en menant son
troupeau. Cela lui avait fait un choc. Son premier malch avant la
quatrième saison traduisait le grand honneur dans lequel le tenait
son père. Cela lui permettait d'être à ses côtés avec Biachtic
pour mener la cérémonie. Revêtu des lourds habits de son totem,
Chountic avait commencé la célébration de la maison en union avec
celle du maître sorcier. Au moment du cri de la victoire de Cotban,
il avait fait un malaise. Tandrag pensa qu'il avait trop forcé sur
le malch, mais les autres murmurèrent en évoquant le mauvais œil.
C'est Biachtic qui avait assuré la fin en mettant sur sa tête le
lourd casque en tête d'ours. Le lendemain, Chountic était resté
couché. Tilcour avait fait le nécessaire pour que la vie continue.
Miatisca veillait le maître. Sealminc venait prendre des nouvelles
régulièrement mais ne restait pas. Elle profita de l'occasion pour
prendre un peu plus de liberté. Elle s'autorisa à sortir ce que
Chountic lui avait interdit. Biachtic en profita aussi pour partir.
Tandrag tourna en rond dans la maison. Tilcour lui avait demandé de
rester là. Les autres continuaient leurs occupations tout en
chuchotant à voix basse sur la situation. Ils s'arrêtaient de
parler dès qu'ils voyaient Tandrag non loin. Ils croyaient qu'il
n'entendait rien. Il sentait bien l'inquiétude des gens de la maison
Chountic à l'état de santé du maître. Comme il s'ennuyait, il
alla dans la chambre de son père. Miatisca lui baignait le front
avec un linge humide. Chountic gisait sur le dos, la respiration
bruyante. Il n'avait pas repris ses sens depuis le malaise pendant la
cérémonie. Il était parfois agité de soubresauts. Tandrag était
impressionné de le voir comme cela. Il resta dans un coin de la
pièce à observer les allées et venues. Beaucoup venait passer la
tête et interrogeait Miatisca du regard qui faisait non de la tête.
La matinée passa comme cela. Assis dans un coin Tandrag n'osait pas
bouger. Tilcour lui avait dit de ne pas sortir et Miatisca lui avait
fait signe de rester quand il avait voulu partir. Il rêvait de jouer
avec le dragon. Il s'imaginait sur son dos le dirigeant selon son bon
plaisir. Il était dans un moment particulièrement passionnant,
plongeant du haut d'une falaise pour aller tuer le roi rebelle quand
la porte s'ouvrit une nouvelle fois. Miatisca sauta sur ses pieds et
salua. Tandrag mit quelques secondes à réagir. Les maîtres
sorciers en grand habit venaient d'entrer, suivis d'autres
personnages tout aussi importants dont le chef de ville et sa mère.
Tous les adultes se réunirent autour de son père.
- Laisse-nous !, dit la voix du
sorcier qu'il avait rencontré.
Tandrag vit Miatisca se diriger vers la
porte. Elle lui fit signe de le suivre.
- Non, l'enfant reste, ajouta la voix.
Miatisca jeta un regard vers le sorcier
qui parlait et sortit sans rien dire.
- Viens près de ton père, Tandrag.
- Oui, Kyll, dit Tandrag.
- Tu dois dire : « Maître »
au ...
- Laissez-le, reprit Kyll.
Le silence se fit dans la pièce.
Tandrag se rapprocha du grabat où était son père. Sa respiration
était difficile. Tandrag le regarda. Il fut frappé par le ventre
proéminent qui soulevait la couverture et qui contrastait avec la
maigreur du visage. Kyll le prit par l'épaule et le positionna à
hauteur de la tête de son père.
- Il est important qu'un représentant
mâle de la maison Chountic soit là. Le premier né étant
introuvable, c'est toi qui entendras ce qui est à entendre.
Sealminc ?
- Oui, maître Sorcier.
- Prends place de l'autre côté. Tu
seras celle qui entend pour ton troisième né.
Sealminc sortit du groupe pour se
mettre au même niveau que son fils.
Le maître sorcier reprit la parole.
- La bataille fut rude cette nuit.
J'avais vu les signes que m'avaient adressés les esprits. Voilà
pourquoi je suis revenu, sans avoir fini ma mission dans la grotte de
la médiation. Maître Chountic a été repoussé par son totem.
L'assemblée des présents réagit
fortement à cette annonce. Tandrag sans comprendre le sens de ce qui
était dit, comprit que cela était très grave. Kyll ne laissa pas
les autres s'exprimer, il reprit d'une voix plus forte :
- Sans la force de l'ours, Cotban ne
pouvait gagner. La bougie a failli ne pas rebrûler. Les efforts
conjugués de tous les maîtres sorciers furent à peine suffisants
pour éviter que Sioultac ne gagne le combat. Heureusement, quelqu'un
a été repris par le totem. Les ténèbres ont pu être alors
repoussées pour un cycle. C'est dans cette maison que tout s'est
joué. Qui a porté le totem ?
- C'est Biachtic, dit Tandrag.
- Qu'on aille le chercher. Nous ne
pourrons pas continuer sans lui.
Se tournant vers Tandrag, Kyll
demanda :
- N'as-tu pas eu envie de porter le
costume d'ours ?
- Non, Kyll, il est trop lourd et il
sent mauvais.
Devant l'air désapprobateur de sa
mère, Tandrag baissa la tête. Il avait encore dit une bêtise. Il
la releva en entendant Kyll rire. L'atmosphère en fut allégée.
- Tes rêves sont-ils autres, Tandrag,
fils deuxième né de la maison Chountic ?
Kyll avait les yeux qui riaient mais
son parler était trop cérémonieux pour Tandrag. Il ne sut que
répondre. Il en fut dispensé par l'arrivée de son frère aîné.
Devant cet afflux de hautes personnalités, Miatisca avait prévenu
Tilcour. C'est lui qui avait été récupérer Biachtic avant que
celui-ci ne soit dans le même état que son père.
Biachtic avait le regard déjà voilé
par le malch quand Tilcour l'introduisit dans la pièce. Kyll le
regarda entrer. Son visage se ferma.
- Mets-toi là, dit Kyll, en lui
montrant le coin où était Tandrag.
Biachtic ne dit rien. Il se tint
derrière son frère. Il lui mit la main sur l'épaule. Tandrag fit
une contorsion pour se dégager. Biachtic n'insista pas.
- Nous allons faire un rite
d'acceptation, dit Kyll. Qu'on amène aussi le troisième né.
Pendant qu'on allait chercher Chteal,
les sorciers se répartirent dans la pièce. Kyll entonna une mélopée
sourde. Natchkin, toujours suivi de Tasmi, reprit la mélopée avec
une autre voix. Puis les autres maîtres se joignirent au chœur.
Quand Chteal arriva, Miatisca le remit à sa mère. Kyll modula un
nouveau thème mélodique qui vint enrichir le chant. Tasmi prit le
contrepoint.
Et la magie opéra. L'air se mit en
vibration. Un martèlement sourd se fit entendre. Sealminc se mit à
respirer bruyamment, Biachtic se voûta en émettant une sorte de
grognement. Même Chteal se mit à haleter.
Tandrag regardait tous ces gens qui
s'agitaient. Il suivit le regard de Kyll qui semblait mener les
chœurs. Tandrag ressentit la contrariété de Kyll quand il regarda
vers Tilcour et Miatisca. Juste après, Kyll changea un peu ce qu'il
chantait. Il y avait maintenant dans le chant quelque chose de
désagréable. Tandrag se demanda si ce n'était pas à cause de ce
que Tilcour et Miatisca avaient fait dans la grange. En tout cas Kyll
ne semblait pas les apprécier plus que lui. Chountic semblait
insensible à ce qui se passait. Sa respiration bruyante ne suivait
pas le rythme des autres. Tandrag n'était pas en phase avec ce qui
se passait. Il se sentait être témoin pas acteur. Il regardait.
Les sorciers étaient concentrés sur ce qu'ils faisaient. Tasmi
avait les yeux perdus dans le vague. Les officiels de la ville, Chan
en premier, étaient mal à l'aise. Tandrag trouvait le chant des
sorciers pesant et rythmé. Des images d'ours se présentèrent à sa
conscience. Derrière lui Biachtic respirait bruyamment et semblait
grogner. Sa mère et son plus jeune frère faisaient de même. Il se
sentait étranger au mouvement qui semblait animer toute l'assemblée.
Il se concentra sur le chant. Il pensa qu'il ne devait pas décevoir
les grands en faisant ce qu'il ne fallait pas. Il entendit les
changements de ligne mélodique. Pourtant il n'arrivait pas à
souffler comme les autres. Il s'y essaya un peu sans y trouver de
plaisir. En voyant Abci passer rapidement d'un trou à une chatière,
Tandrag en oublia de respirer comme le reste de sa famille. Trop
intéressé par ce que faisait le félin, il ne vit pas le regard
aiguisé que Kyll posa sur lui. Sur un dernier accord dissonant, le
chant s'arrêta. Il y eut du silence. Tandrag ne savait quoi penser.
Il ne comprenait même pas ce que faisait Kyll avec la vieille peau
d'ours poussiéreuse que Chountic appréciait tant. Il le vit
s'approcher de lui tenant le crâne d'ours à deux mains, les bras
tendu en avant. Il eut peur de se voir coiffé de ce truc. Kyll le
posa sur la tête de son frère. Tandrag en fut soulagé. Kyll avait
reculé de deux pas et entonnait un nouveau chant quand Tandrag se
sentit bousculé par Biachtic. Ce dernier tomba à genoux et posa les
deux en appui par terre comme s'il était écrasé par un poids. Il
fit une tentative pour se remettre debout sans y arriver. À son
deuxième essai, il finit à plat ventre par terre. Tandrag s'était
poussé regardant les adultes sans savoir que faire.
Kyll fit un signe tout en chantonnant.
Deux sorciers s'avancèrent pour aider Biachtic. Le prenant chacun
sous un bras, ils le relevèrent. Comme il ne tenait pas debout, ils
continuèrent à le soutenir. Tandrag vit leurs visages se tendre
sous l'effort. Bientôt, ils se courbèrent eux aussi, comme si un
poids de plus en plus lourd se posait sur leurs épaules.
Tasmi, les yeux complètement hagards,
prit la parole. Tandrag ne comprit pas tout ce qu'il disait tellement
sa voix ressemblait à un grognement.
- Il n'a pas grrr force grrr pour être
grrrr à moi grrrr.
Kyll fit un pas en avant et enleva le
crâne d'ours de la tête de Biachtic. Immédiatement les trois
hommes se relevèrent. Se tournant vers Tandrag, il tint le trophée
au-dessus de Tandrag. Tandrag faillit faire comme avec Biachtic pour
l'éviter, mais il n'osa pas. Tasmi eut un rugissement :
- Arrrhh ! Pas lui grrrrr !
Kyll releva les bras au grand
soulagement de Tandrag. Il se dirigea de l'autre côté du grabat
vers Sealminc et son enfant. Tandrag vit que ses yeux aussi étaient
maintenant remplis de flou. Son chant était plus grave mais aussi
plus doux. Sans hésiter, il posa le symbole du totem sur la tête de
Sealminc qui eut un grognement de satisfaction. Sealminc, maman-ours,
Tandrag sourit, cela lui allait bien et il n'aurait pas à porter ce
truc. La cérémonie continua ainsi sans s'interrompre jusqu'à la
fin.
Quand tout fut fini, et qu'on ne
faisait pas attention à lui, Tandrag fila vers les cuisines pour
aller manger quelque chose. La vieille comme à son habitude,
l'accueillit sans lui poser de question et lui donna les bonnes
choses qu'elle mettait de côté pour lui. Il alla se mettre dans un
petit coin tranquille. Derrière les grandes jarres de grains, il
avait son espace protégé. Si on ne le cherchait pas, on ne le
trouvait pas. Il était là, à mâchonner ses galettes quand il
entendit entrer quelqu'un. Il reconnut le pas de Miatisca. Il se fit
encore plus discret derrière ses pots.
- C'est bien la première fois qu'on
voit ça !
- Ce n'est pas ce que tu crois,
Miatisca, dit Tilcour.
- Elle est quand même bien celle qui
va porter le totem !
- Oui, mais seulement jusqu'au moment
où Chteal pourra le porter.
- En attendant, qu'est-ce que je vais
faire ? Elle va me mettre dehors.
- Je ne crois pas. Elle a besoin que tu
t'occupes de Chountic.
- Tant qu'il est vivant...mais après !
Tandrag qui allait mordre dans sa
galette, s'arrêta net. Chountic allait mourir. Cela le frappa comme
une évidence. Il y eut un maelström d'émotions en lui. Il fut à
la fois, soulagé, peiné, terrorisé, en colère, prêt à
pleurer... Il n'entendit plus rien de la conversation entre Miatisca
et Tilcour. Il n'entendit pas leurs projets de continuer à piller
les biens de la maison Chountic, l'hypothèse de séduire Biachtic.
C'est en entendant son nom qu'il raccrocha à la réalité.
- … je ne le sens pas. Il va nous
poser des problèmes. Il faudrait l'éliminer.
- Ne vas pas trop loin, Miatisca. Il
suffirait de l'éloigner.
- Oui, peut-être, répondit Miastisca
qui visiblement aurait préféré le faire disparaître. Mais il faut
le faire vite avant qu'il ne soit trop grand. Il finira par être
dangereux.
- Tu crois pas que tu exagères un
peu ? C'est qu'un gamin et pas très doué dans ce que je lui
donne à faire.
- Non, j'ai entendu la Solvette et
aussi les sorciers. Il a quelque chose de spécial.
- Je vais voir ce que je peux faire.
Tandrag se mit à trembler. Ils lui
voulaient du mal. Il en était sûr maintenant. Sa mère, trop
occupée avec Natckin et Chteal serait sourde à ses paroles, pire,
elle le traiterait de menteur. Biachtic ne pensait qu'au malch. Il
était plus un poids qu'une aide. Il recommença à paniquer. Quand
il sentit qu'il était seul, il quitta les cuisines. Il était
incapable de savoir vers où aller. Il repensa à l'espace sous la
maison, là il serait à l'abri. Sûr de son idée, il se dirigea
presque en courant vers l'entrée de son refuge. C'est comme cela
qu'il heurta Kyll.
Tandrag se retrouva sur les fesses. Il
mit quelques instants à reprendre ses esprits. Kyll se tenait debout
devant lui, légèrement penché, appuyé sur son bâton. Ce dernier
était encapuchonné d'un tissu rouge.
- C'est bien, dit Kyll. Justement je te
cherchais.
- Moi ? dit Tandrag, cherchant ce
qu'il avait pu faire pour mériter l'attention du maître sorcier en
personne.
- Je voulais te voir.
- A cause des tiburs ?
- Mon intention est ailleurs. Les
esprits m'ont parlé de toi.
Tandrag se dit intérieurement «
Aïe ! Aïe ! Aïe ! » tout en se défendant à
haute voix :
- Je n'ai rien fait !
Kyll continua sur sa lancée :
- Des évènements importants sont liés
à ton ombre spirituelle. Quelque chose la brouille à ce jour. Les
esprits ont insisté pour que tu sois à ta place.
- Mais je suis à ma place dans la
maison de mon père.
- Il existe d'autres places que celle
de la naissance. Le totem ours a choisi Sealminc et Chteal. Ton nom
est lié à un autre totem, qui n'a pas sa place ici derrière les
tiburs.
- Lequel ?
- Ton jeune âge interdit que cela te
soit révélé. Tu sauras plus tard.
Tandrag maudit intérieurement tous ces
adultes qui lui faisaient cette réponse. Il préférait voir tout de
suite que plus tard. En général, quand on lui disait cela, il
découvrait des choses qu'il aurait préféré ignorer.
- Ne sens-tu pas autour de toi des
forces négatives ?
Tandrag vit l'image de Tilcour et de
Miatisca devant ses yeux. Il avait peut-être là une chance de leur
échapper...
- Y a Tilcour...
Kyll en entendant cela baissa les yeux
vers Tandrag, l'air étonné. Il semblait sortir de transe. Tandrag
vit son regard devenir plus clair et se tourner vers lui. Kyll lui
fit raconter tout ce qu'il savait, l'encourageant régulièrement.
- Bien, Tandrag, fils de Chountic. Tu
m'éclaires sur la volonté des esprits. Il va être bon pour toi de
continuer ton apprentissage de la vie sous d'autres toits.
Maintenant, viens.
111
Tout était contraste. Tandrag
qui venait de passer plusieurs lunes dans les grottes avec les
tiburs, appréciait le changement. Il ne ressentait aucun regret de
les avoir quittées. Comme ses liens étaient limités avec les gens
de la maison Chountic, il se sentit libéré. Il pouvait agir comme
il voulait. Il pouvait oublier les contraintes qui reposent sur un
fils de maître. Il était apprenti. Tilcour ne lui donnerait plus
d'ordre. Il ne pourrait plus non plus le menacer. Seule sa mère lui
manquait quand même. Quand Kyll l'avait emmené devant Sealminc,
celle-ci ne s'était pas opposée à ce que Tandrag parte apprenti
maintenant sans attendre la fête des rencontres. Kyll avait expliqué
qu'en raison de son départ imminent, il devait régler cela sans
attendre. Tandrag ne portait pas le totem de la famille. Son départ
était nécessaire. Sans révéler ce qu'il savait, Kyll évoqua un
totem qui nécessitait un apprentissage hors des murs de la maison
Chountic. Tandrag sentit le soulagement de Miatisca qui était
présente au moment de l'entretien. Cela lui fit beaucoup de bien. Il
trouvait Kyll de plus en plus sympathique.
Il fut
encore plus heureux quand il vit où Kyll l'emmenait. Il n'aurait
jamais osé rêver cela. Après bien des salutations des uns et des
autres, Kyll avait laissé l’aréopage des sorciers repartir vers
la maison Andrysio. Il fit signe à Tandrag de le suivre. Ce dernier
ne fut même pas surpris que tous les saluent. Kyll était vraiment
un grand personnage. Et puis ce bâton... Il n'arrêtait pas d'y
penser. Avec un tel bâton, il deviendrait fort, capable de se battre
contre tous. Il en rêvait tout éveillé. Marchant derrière le
maître sorcier, il ne prêta aucune attention au chemin tout occupé
à se mettre en scène. Sa surprise fut d'autant plus grande quand
ils s'arrêtèrent. Ils étaient devant la forge de Kalgar. Tandrag
en resta bouche-bée.
-
Attends-moi là.
Kyll
n'eut pas besoin de répéter son ordre. Il sourit en voyant Tandrag
comme pétrifié la bouche ouverte. Il entra dans la forge.
- Ferme
la bouche, les ptisss vont y entrer !
Tandrag
se retourna en claquant les mâchoires. Miasti se tenait devant lui
l'air espiègle.
- Y a
pas de ptisss ici ! Et puis ils ne piquent que les tiburs !
- Parce
que les boutons sur ton cou, c'est pas les ptisss ? C'est à ça
qu'on reconnaît les gardiens de tiburs, au nombre de piqûres de
ptisss sur le corps. C'est ce que m'a dit la Solvette.
- Toi,
t'as vu la Solvette, c'est même pas vrai !
- Si
j'ai vu la Solvette, même qu'elle était avec sa fille et avec le
prince et qu'ils parlaient du dragon.
Tandrag, à l'évocation du dragon, ne
sut que répondre. Miasti lui tira la langue et partit en courant
vers l'habitation.
- Viens ici, dit Kyll en tendant la
main vers lui.
Tandrag s'en saisit et s'est ainsi
qu'il pénétra dans la forge. Kyll l'amena à Kalgar.
- Voilà l'apprenti, maître forgeron.
Incrédule Tandrag posait son regard
alternativement sur les deux adultes. Kalgar avec son lourd tablier
en cuir de dos de tibur ne baissait pas la tête devant le maître
sorcier. Kyll, une main sur l'épaule de Tandrag, l'autre tenant
fermement appuyé le bâton sur le sol, prit la parole
- Il sera tien jusqu'à ce que digne
d'exercer, il soit la fierté de son totem.
Mettant la main sur l'autre épaule de
Tandrag, Kalgar déclara :
- Mien, il sera. Jusqu'à ce qu'il soit
digne de son totem je le formerai.
Entendant les paroles rituelles,
Tandrag comprit enfin qu'il allait passer les prochaines saisons ici
près de la forge et du feu, loin des grottes, des machpes et des
tiburs. Son cœur se mit à bondir dans sa poitrine. Forgeron, il
allait devenir forgeron. Il serait le meilleur des forgerons et ses
armes seraient les plus recherchées au monde. Il se voyait déjà …
- Cesse de rêvasser, Tandrag. Va avec
Smilton chercher le bois et la pierre qui brûle.
Smilton était un cinquième saison
responsable de l'approvisionnement de la forge en combustible. Il
forgeait déjà un peu, mais il maîtrisait déjà les subtilités
d'une belle flamme. Tandrag fut heureux de lui être confié.
Sa première journée se passa en
aller-retour entre la forge où régnait la chaleur et les réserves
où régnait le froid.
- Tu vois, Tandrag. Ce travail est
important. Sans lui la forge s'arrête. Chaque jour nous allons ainsi
de chaud au froid et du froid au chaud. Nous sommes un peu le lien
entre Cotban et Soultiac. N'oublie jamais cela. Il n'y a pas que les
sorciers qui ont pour vocation d’œuvrer à la bonne marche du
monde. Les forgerons aussi.
Chargé autant qu'il pouvait, Tandrag
s'efforçait d'écouter. Quand arriva le soir et qu'on lui montra sa
couche, il s'effondra et s'endormit tout de suite, sans voir le
sourire qu'échangeaient Kalgar et Smilton.
112
Tandrag était heureux à la forge. Le
travail était dur mais Kalgar s'il était un maître exigeant, était
un homme juste. Tandrag se sentait bien avec lui. Il s'étonna de
découvrir que la vie pouvait s'écouler paisiblement sans cris ni
hurlements de la part des adultes. Kalgar ne haussait pas la voix.
Ses ordres étaient accomplis par les apprentis sans discussion.
Quand le travail était terminé, les repas se prenaient ensemble
autour de la même table. Chacun y avait sa place. Kalgar en désigna
une à Tandrag. Elle était loin de lui et de sa famille. Il était
le nouvel apprenti. Il savait qu'il progresserait autour de la table
plus près du maître de la forge au fur et à mesure qu'il
progresserait dans son apprentissage. Miasti lui faisait de petits
signes de loin. Parfois son père lui faisait les gros yeux quand
elle lui coupait la parole, mais tout le monde avait remarqué la
tendresse de Kalgar pour Miasti et comment elle en jouait. Talmab
était plus sévère avec sa fille et cette dernière le savait.
Quand Talmab intervenait, Kalgar s'interrompait pour l'écouter. Le
silence se faisait alors autour de la table et la voix flûtée de
Talmab portait d'un bout à l'autre de la grande pièce. Après le
repas et les services, Talmab réunissait les plus petits et
racontait des histoires pendant que ses doigts faisaient leur
ouvrage. Tandrag prit vite goût à ses réunions. Il aurait pu être
avec les autres à parler de choses d'adultes. Sa position d'apprenti
le lui autorisait. Il y avait assisté une première fois. Il n'avait
fait qu'écouter en bâillant. C'est Kalgar qui lui avait suggéré
d'aller voir Talmab et surtout Miasti. Il avait quitté les
« grands » pour rejoindre les « petits » et
les femmes. Il n'avait pas remarqué les sourires qui avaient
accompagné sa sortie. Quand il arriva dans la grande pièce de la
cuisine où régnait une douce chaleur, Talmab venait de céder à
Miasti qui réclamait une légende. Tandrag la vit réfléchir
quelques instants. Miasti qui l'avait repéré lui fit signe de venir
s'asseoir au pied de sa mère. Il hésita un peu. Son rang n'était
pas celui d'enfant de la maison. C'est Talmab qui lui dit :
- Viens, Tandrag. Miasti t'invite.
En disant cela, elle lui montra un
petit banc devant elle. Tandrag n'arrivait pas à y croire. Jamais il
n'avait connu cela chez sa mère. Sans savoir pourquoi, Tandrag avait
toujours eu pour Talmab des sentiments très profonds d'attachement.
Cela semblait réciproque. Tandrag s'interrogeait sur cela, mais ne
savait pas à qui demander.
- Raconte l'oiseau aux plumes d'or,
demanda Miasti.
Tandrag n'avait jamais entendu parler
de cette légende. Il faut dire que dans la maison Chountic, on
n'entendait les légendes qu'à la fête des rencontres.
- Il était une fois, quand Hut le
fondateur n'était pas encore arrivé devant le Bachkam de la ville,
une région...
- D'habitude, tu commences pas comme
ça, dit Miasti.
- Miasti, c'est moi qui raconte, dit
Talmab. Et je choisis ma version.
Sa fille fit une petite moue mais
n'insista pas. Elle aimait trop les histoires. Peut-être même
qu'elle ne la connaissait pas ! Sa mère excellait dans cet
exercice de mémoire et d'improvisation.
- Dans cette région lointaine, vivait
un roi.
- C'est quoi un roi ? demanda
Tandrag.
Talmab se tourna vers Tandrag et lui
caressant la joue lui dit :
- Si toi aussi tu t'y mets, on ne
pourra pas tout raconter ce soir...
Tandrag ne répondit pas tellement il
était sidéré par le geste de Talmab. C'est la première fois que
quelqu'un lui caressait la joue. Cela le mit dans un état d'émotion
intérieure qui le bouleversa. Il mit quelque temps à pouvoir se
concentrer sur ce que racontait la maîtresse de maison.
-... Dans ce pays
lointain, il y avait beaucoup de malheurs. La joie et la gaieté
avaient déserté la vie des habitants. Depuis la mort du bon roi, le
chambellan avait pris la direction de tout. Un chambellan est celui
qui doit diriger le pays pour le roi en faisant tout ce qu'il lui
dicte. Mais comme le roi était mort sans revoir son enfant, la reine
pleurait, pleurait, pleurait et le chambellan en profitait pour faire
ce qu'il voulait. Il augmentait les impôts et mettait tout le monde
à la corvée pour se faire construire des palais tout en disant que
c'étaient les ordres de la reine. Ceux qui refusaient d’obéir,
finissaient dans un cachot sombre et humide dans la forteresse noire.
Imaginez l'endroit. Sur une falaise dominant la mer, et la mer c'est
comme un lac qui n'aurait pas de fin, donc sur une falaise de roches
noires se dressaient de hauts murs noirs, encadrés de tours sombres.
C'est là qu'étaient gardés dans des cages bardées de fer ceux qui
avaient déplu au chambellan. C'est dans la plus sombre des tours, au
fond du plus sombre des couloirs que les gardes noirs gardaient
retenue la fille du roi. On les appelait les gardes noirs à cause de
leurs habits et de la couleur de leur peau. Imaginez, les enfants,
des hommes à la peau plus noire que la suie, habillés avec des
peaux de loup noir...
Les enfants remuèrent sur leurs
sièges, imaginant sans peine ces êtres sombres. Tandrag, comme les
autres, ne quittait pas les lèvres de Talmab des yeux. Son
imagination courait déjà dans les couloirs de la citadelle.
-...Le chambellan les faisait venir des
régions les plus lointaines du royaume. Dévoués corps et âmes à
leur maître, ils parlaient une langue curieuse, effrayante. Partout
dans le pays, les gens tremblaient de peur quand ils voyaient arriver
les hordes de gardes noirs. Ils étaient signe du malheur tombant sur
des malheureux. Ils revenaient de leur périple traînant de longues
files d'êtres enchaînés dont plus personne n'entendait parler. La
peur les précédait, les accompagnait et les pleurs les suivaient.
Au pied de la forteresse, battait la mer, tumultueuse comme la
rivière dans les gorges de l'est. Le rivage était inhabité ou
presque. Le village le plus proche était à une journée de marche.
Composé de pauvres hères peinant jour et nuit pour subvenir aux
besoins des gardes noirs, on y vivait courbé. Il y avait bien eu un
semblant de révolte mais le sang des villageois avait coulé jusqu'à
la mer. Les survivants s'étaient réfugiés dans le mutisme et le
travail. C'est là sur la plage que vivait la famille de Stien.
Pauvre famille, le père était pêcheur. Absent le jour de la
barbarie, il avait retrouvé sa femme presque mourante protégeant
encore l'enfant, leur enfant. Il l'avait enterrée quelques jours
plus tard au pied de la falaise. À cette place, il avait dressé une
pierre blanche, seule tache claire sur le noir de la roche. Depuis ce
sombre jour, elle lui servait de repère pour retrouver sa maison. Il
emmenait Stien avec lui pour pêcher. Comme cela ne suffisait pas à
les faire vivre, ils s'étaient faits un peu pilleurs ou pirates. Ils
partaient ainsi en mer quelques jours cherchant des proies faciles
que deux hommes décidés pourraient piller. Ce jour-là, la mer
était belle et les vents favorables après plusieurs jours de
tempête.
- Père, une voile !
Regardant dans la direction indiquée,
le père de Stien, régla les voiles de leur barque. Bientôt ils se
rapprochèrent d'un vaisseau qui semblait dériver. Imaginez une
barque grande comme une maison, avec des mâts aussi hauts que des
bachkams. Les mâts étaient brisés et traînaient dans l'eau,
ralentissant la course du bateau.
- La tempête l'a démâté. Il y a
sûrement des choses à récupérer, dit Stien.
- Il y a peut-être des survivants, dit
son père.
- On a nos armes.
En moins de temps que le soleil ne met
à parcourir la moitié du ciel, ils furent à coté du vaisseau.
- Les gardes noirs sont derrière ça.
Il ne faut pas traîner. Va voir dans la tente, je fouille le reste
et on dégage vite.
- Bien, père.
Stien se dirigea vers la tente, enjamba
le mât. Il dut en faire le tour pour trouver une issue. A
l'intérieur, tout était sombre. Il vit des étoffes et cela le mit
en joie. Il pourrait les négocier facilement. Il commença à les
ramasser pendant que ses yeux s'habituaient à la pénombre. Il
sursauta en voyant quelque chose bouger. Reprenant son arme, il
s'approcha. Coincé sous le mât, couvert par un pan de la tente, un
homme bougeait légèrement. Stien lentement fit mouvement vers lui.
- Trencamitosta, dit l'homme dans un
souffle.
Stien sursauta en entendant cette voix.
Il ne comprenait rien. L'homme redit la même chose en montrant
quelque chose du doigt. Stien regarda. Un vase était arrimé un peu
plus loin. Superbe, pensa Stien. Ça, ça avait de la valeur. Sans
s'occuper de l'homme écrasé qui n'était pas un danger, il attrapa
le vase. Il était lourd. Stien, souleva le couvercle. Dedans, il vit
du sable. Il commença à le jeter.
- Niennnn... cria l'homme.
Stien s'arrêta. Il entendit son père
accourir. Le cri l'avait alerté.
- Ce n'est rien, cria-t-il. Un mourant
qui crie.
Son père passa la tête par
l'embrasure de la tente.
- J'ai vu une voile au loin. Si ce sont
les gardes noirs, il faut qu'on parte.
- Regarde les tissus et le vase.
- Prends tout, on fera le tri plus
tard.
Joignant le geste et la parole, il
ramassa le tas de tissus en fit un baluchon et sortit en se pressant.
Stien le suivit en portant le vase.
La tête de l'homme retomba. Ses lèvres
remuèrent comme une dernière prière.
Stein et son père se laissèrent
descendre dans leur barque et firent mouvement, non sans avoir pris
le temps de regarder où était la voile noire à l'horizon. Stien
grimaça en la voyant.
- Tu crois que nous pourrons les
semer ?
- Oui, mon fils, dit le père en
larguant les amarres et en hissant la voile. On va prendre par les
îles du feu.
Stien ne dit rien, mais sentit son cœur
accélérer. Les îles de feu ainsi nommée à cause du volcan non
loin de là. Il fumait toujours et gardait son aura de danger.
Pourtant aucun homme vivant ne l'avait vu en éruption. Au village le
sage disait que c'est lui qui avait craché toutes les pierres noires
de la région. Stien en doutait. Comment une montagne qui fume
pouvait cracher des pierres ? Pourtant la région était maudite
car rien n'y poussait. Son père était le seul à braver l'interdit
de temps à autre. La pêche y était souvent bonne. Les autres
pêcheurs n'y allaient pas. Les hauts-fonds de roches acérées
pouvaient couler un bateau.
Ils firent voile vers la côte,
espérant que la voile noire ne serait pas derrière eux. Ils durent
déchanter. Sans s'arrêter au vaisseau abandonné, la voile noire
fit route à leur suite. Leur barque était rapide mais pas assez.
Stien dit à son père :
- Ils se rapprochent.
Celui-ci se retourna, regarda le bateau
encore loin :
- Oui, mais pas assez vite. La nuit
sera là et nous serons entre les îles de feu.
- Nous y allons de nuit ?
- Oui, et tu comprendras leur nom.
La fin de la journée se passa ainsi.
Stein, nerveux, surveillait sans cesse la voile noire. Son père
réglait la voile au mieux, utilisant ses connaissances des courants
et des vents locaux pour rester à distance. Quand le soir arriva,
ils pouvaient compter les rames du bateau qui les poursuivait.
- Avant que le soleil ne soit couché,
ils nous aurons rattrapés.
- Non, après cette pointe, ils
abandonneront.
Stein quitta le bateau des yeux pour
regarder devant. Ils allaient doubler un cap. Le soleil, bas sur
l'horizon faisait briller les roches. Stein avait toujours pensé que
c'est à cause de cela que la région portait le nom d'îles de feu.
- Accroche-toi, Stein, le courant va
forcir.
Le père manœuvra habilement la barque
pour lui faire prendre le courant. Malgré cela, ils furent ballottés
comme un fétu de paille par les flots. Stien s'accrocha pour ne pas
tomber à l'eau. Son père avait affalé la voile. Arc-bouté sur le
gouvernail, il fixait droit devant lui, luttant pour rester au centre
du courant. Stien se retourna pour voir ce que faisaient les gardes
noirs. Il vit la proue de leur bateau passer la pointe, les rames
toujours en action. Le courant les prit violemment et par le travers.
Sous la puissance des flots, le bateau gîta considérablement. Les
rames bâbord touchèrent les rochers. Stien malgré la distance
entendit le craquement sinistre du bois. Le bateau à la voile noire
sous le choc, se mit en travers du courant et chavira. Stien eut une
bouffée de joie à voir disparaître ses poursuivants. Quand il se
retourna, sa joie se transforma en peur. Devant lui, la montagne
rougeoyait éclairant dans la nuit naissante des flots d'encre se
jetant sur des roches encore plus noires. Toujours emporté comme une
brindille dans un torrent leur barque frôlait des cascades de
pierre, évitant un obstacle pour aller vers un autre. Stien regarda
son père. Le sourcil froncé, il menait sa barque de la main sûre
de celui qui sait. Il le vit faire un geste brusque sur le
gouvernail. Le bateau partit de travers, il entendit plus qu'il ne
vit la voile se déployer au-dessus de lui. Il eut l'impression
qu'ils s'envolaient et ce fut le calme. Autour d'eux, la mer était
calme.
- Nous sommes à l'abri ici.
Repose-toi, demain il fera jour.
Talmab fit une pose le temps de boire
un peu d'eau. Elle vit toutes les paires d'yeux fixés sur elle comme
hypnotisés. Elle reprit :
- Quand le jour se leva. Stien
découvrit les lieux. Il était dans une petite crique où la mer
allait et venait doucement. Tout autour, il vit une multitude
d'îlots. Plus loin, il devina la côte dans la brume matinale. Il
était juste à côté du flanc du volcan. Les rougeoiements venaient
de lui. Ils pâlissaient au fur et à mesure que se levait le jour.
Stien vit son père préparer le bateau. Il remonta la pierre d'ancre
et lança la voile. Le vent, calme lui permit de manœuvrer
doucement. La brume s'épaississait.
- C'est bien, Stien, elle va nous
cacher. Nous allons à la crique du piton poser ce que nous avons
pris et nous pêcherons un peu avant de rentrer.
Leur parcours se passa sans difficulté.
Ils atterrirent sur la plage de la crique du piton quand le soleil
était au zénith. Le brouillard transformait sa lumière en un halo
laiteux. Un silence rassurant régnait. Stien sauta à terre, bientôt
rejoint par son père. Ils débarquèrent ce qu'ils avaient récupéré
à bord du vaisseau. Les tissus étaient magnifiques. Ils seraient
parfaits pour aller à la grande foire de la ville à l'automne. Ils
avaient aussi toute une collection d'outils de métal. Le père de
Stien les avaient préférés aux armes. Beaucoup plus discrets, ils
se vendraient bien et cher. Il rangea tout dans une grotte. Pendant
ce temps Stien examinait le vase qui l'intrigua, trop riche, avec
tout ce métal précieux pour le décorer. Il devait contenir un
trésor plus grand encore. Sinon pourquoi un tel décor ? Stien
l'ouvrit et fit la moue. C'était bien du sable et pas de la poudre
d'or. Il commença à vider le vase quand sa main rencontra une
résistance. « De l'or ! » pensa-t-il en retirant le
gros objet rond. Il fut déçu. Bien-sûr, il était doré, bien-sûr
il était gros, mais ce n'était qu'un œuf ! Il le secoua
contre son oreille et fut surpris d'entendre comme un bruit, une
sorte de tac-tac. Il le regarda plus attentivement. Sous ses yeux, la
coquille se brisa. Il lâcha tout.
La coquille finit de se rompre en
arrivant à terre. Une sorte d'animal aussi doré que son œuf était
posé à terre. Stien se pencha pour regarder. Il sursauta quand
l'animal bougea. Il le vit déployer des ailes. Stien pensa qu'il
n'avait jamais vu d'oiseau pareil avec de l'or comme plumage. Il le
ramassa. L'oisillon émit comme un ronronnement. Il en tomba
amoureux.
Tandrag avala sa salive. Il aurait aimé
trouver l'oiseau, un oiseau rien que pour lui, un oiseau merveilleux
pour vivre plein d'aventures...
Talmab avait marqué une petite pause
pour soutenir son suspense. Elle reprit :
- Le temps avait passé et l'oiseau
avait grandi. Il volait autour de Stien, se posant sur son épaule ou
sur la cabane. L'oiseau qui avait une belle couleur dorée ne
s'éloignait jamais beaucoup de la plage où ils vivaient, ou de leur
bateau. Un jour Stien le sentant se poser sur son épaule droite,
dit :
- Ah ! mais tu deviens lourd,
l'oiseau !
- Si tu veux je peux me faire plus
léger.
Stien avait sursauté, tournant la
tête, il avait regardé l'oiseau :
- Mais tu parles !
- Oui, Stien. Tu en doutais ?
- Je n'ai jamais entendu un oiseau
parler.
- C'est parce que je suis différent.
- Cela sera notre secret, alors ?
- Si tu le désires, Stien.
L'oiseau aux plumes d'or s'était fait
plus léger sur l'épaule de Stien. Ce dernier se sentait important
avec cet oiseau et petit à petit, il s'était redressé quand il
marchait dans le village sans voir les regards de haine que certains
lui jetaient. La situation empira encore avec l'été. Pour une
raison inconnue les poissons semblaient avoir fui la région. Même
en pêchant longtemps, ils ne ramenaient que de maigres butins. La
faim s'installa aussi dans la cabane au bord de l'eau. Quand les
gardes noirs venaient pour récupérer la nourriture, ils prenaient
tout, ne leur laissant que les têtes des poissons et les queues.
Stien se cachait avec son oiseau lors de ses visites. Ce jour-là,
son père lui avait dit de prendre la barque et d'aller pêcher vers
l'île verte. Stien avait été étonné. Il avait obéi prenant
l'oiseau avec lui comme lui demandait son père. C'était la seule
île de la région qui était couverte de végétation grâce à une
source d'eau douce en son centre.
Stien et son oiseau se reposaient sur
l'herbe en parlant ensemble.
- Ton père est un homme sage.
Stien regarda l'oiseau qui avait la
taille d'un aigle. Il était toujours aussi étonné de la capacité
de cet animal de changer de taille. Il était capable de passer de la
taille d'un charc ce qui était suffisant pour son épaule à celle
d'un aigle, taille beaucoup plus adaptée à la chasse.
- Pourquoi dis-tu cela ?
- Quand j'ai changé de plumage, il a
récupéré mes vieilles plumes pour les vendre.
- Quoi !
- Ah ! Tu n'avais pas remarqué.
- Non, tu m'avais dit de les enterrer.
- Tu l'as fait. Je sais cela. Ton père
a été les chercher.
- Mais pourquoi ?
- La nourriture était rare. Il les a
vendues à un marchand qui les a cédées à un négociant qui a cru
bien faire en les vendant au chambellan. Maintenant, il me cherche.
Stien fut atterré par la nouvelle.
- Qu'est-ce que je peux faire ?
- Le chemin va être difficile pour
toi.
- Parle !
- Si tu rentres, tu seras pris et
torturé comme ton père.
Stien s'effondra en pleurs à l'idée
de ce qui arrivait à son père. L'oiseau merveilleux avait le don de
savoir beaucoup de choses. Stien ne mettait pas en doute ses paroles.
Il comprenait les signes qu'il avait vus ces derniers jours.
- Et mon père ?
- Tu sais son entêtement. Il va finir
dans la noire forteresse.
- Il faut le délivrer !... Viens,
dit Stien en se dirigeant vers la barque.
- Avec ton épée d'obsidienne face à
leurs armes de métal ? Tu manques de raison, Stien.
- Que proposes-tu ?
- Lève une armée.
- Et tu dis que je manque de raison !
Tu ne t'écoutes pas.
- Je serai ton étendard. Chacune de
mes plumes d'or deviendra un signe de ralliement. Deviens ce que tu
es.
- Je suis quoi ?
- Tu es pirate.
Stien se tut et regarda l'oiseau en
réfléchissant. Il avait raison. S'il avait le sens de la mer, il
n'avait pas le sens de la pêche. La seule chose qu'il savait faire à
part naviguer, était le pillage des navires.
- Mais je n'ai qu'une barque et une
épée de pierre.
- Je peux t'aider. Je peux être
porteur de feu.
- Tu ferais cela comment ?
- Le volcan peut me donner ce qui me
manque.
- Explique.
- Ma race est protégée du feu par ses
plumes d'or. Pour être porteur du feu, il nous faut à nous une
aide, soit quelqu'un de ma race, soit un humain pour nous lier à
lui. Tu es peut-être celui-là, ou celui qui me guidera jusqu'à
lui. Pour le savoir, il nous faut monter au volcan. Le feu de la
terre me donnera la force de porter le feu et me dira si tu es mon
lien ou mon guide.
De nouveau Talmab marqua une pause. Son
public était captivé. Quand elle se mit à décrire le voyage de
Stien et de son oiseau aux plumes d'or vers le volcan, elle vit
Tandrag retenir sa respiration. Depuis qu'elle l'avait nourri, elle
gardait une tendresse pour lui. Il était le frère de lait de sa
fille. Sans lui, Miasti n'aurait sûrement pas survécu. Elle
continua son récit :
- Alors Stien, étouffant à moitié
dans les fumées du volcan, déposa l'oiseau dans le feu de la terre.
Le bâton qu'il avait utilisé prit feu. Il le retira vivement. La
chaleur était insoutenable. Stien en souffrait beaucoup. Il vit avec
horreur l'oiseau s'enfoncer dans le lac de feu comme si c'était de
l'eau. Il n'avait pas bien compris pourquoi l'oiseau ne pouvait y
aller seul et ne devait pas voler. Il lui avait fait confiance. Le
lac de feu entra en ébullition. Stien se recula vivement. Il le vit
déborder et couler vers lui. Il partit en courant se réfugier sur
une muraille de lave plus loin. Il regarda le lac de lave
bouillonner. Il vit, brillant comme le soleil, grand comme un
vaisseau l'oiseau aux plumes d'or pendre son envol en poussant un cri
puissant.
Talmab l'imita provoquant un sursaut
dans l'assemblée. Elle sourit de son effet et reprit la parole :
- L'oiseau vint vers Stien. Il était
géant. Stien pensa qu'il n'aurait jamais la force de porter un tel
être sur l'épaule. L'oiseau sembla rétrécir à mesure qu'il
approchait. Quand il eut atteint la taille d'un charc, il vint se
poser. Cette silhouette brillante portée sur l'épaule devint le
symbole de la rébellion au chambellan. Bientôt dans la région, la
rumeur le désigna comme le pirate à l'oiseau aux plumes d'or.
Attaquant les bateaux du chambellan, il en devint le cauchemar.
Les rebelles s'étaient petit à petit
regroupés autour de Stien. L'oiseau aux plumes d'or était le
symbole et l'arme. Stien se retrouva à la tête d'une flottille de
barques et de petits vaisseaux. Il mit au point une attaque efficace
contre les grands vaisseaux remplis de gardes et armés de balistes.
Stien attaquait en tête avec l'oiseau aux plumes d'or qui allait
porter le feu sur le navire quand il refusait de se rendre. Stien
montait à bord le premier. Il avait pour toute arme, un étrange
bâton qui semblait à moitié brûlé. Il le découvrait et tous
ceux qui le regardaient, étaient paralysés. Les autres
intervenaient alors pour vider les richesses. Les gardes noirs qui
étaient à bord étaient tous éliminés. Une fois le navire pillé,
les marchands et les passagers étaient libres de repartir. Stien
leur laissait assez d'eau et de vivre pour rallier un port.
Ce jour-là, les choses ne se
déroulèrent pas comme d'habitude. L'oiseau au lieu de mettre le feu
au navire de gardes noirs repéré, revint se poser sur l'épaule de
Stien.
- Ils veulent se rendre, dit-il. Ils
ont mis un drapeau de reddition.
- Que cachent-ils ? dit un des
compagnons.
- Tuons-les tous ! dit un autre.
- Que dis-tu, l'oiseau ? demanda
Stien.
- Si leur peau est noire, leur cœur
est sincère, dit l'oiseau.
C'est ainsi que Stien rencontra
Mactombou. L'homme était un chef de tribu de ces hommes noirs. Mais
il ne supportait pas l'autorité du roi qui avait fait alliance avec
le chambellan.
- C'est un mauvais roi, dit-il. Il ne
pense pas au bien des siens mais au trésor qu'il amasse. Le sorcier
de mon village a dit que pour le vaincre je devais aider l'homme à
l'oiseau qui luttait contre le mal du pays des mille îles. C'est
pour cela que je viens. J'ai servi le chambellan. J'ai dirigé la
forteresse noire. Aujourd'hui, j'ai dit : « ça
suffit ! ». Les miens me suivent.
- Tu as dirigé la forteresse noire ?
- Oui, je dirigeais les gardes des
remparts.
C'est alors que Stien apprit la suite
de l'histoire de son père. Torturé pour lui faire avouer d'où
venaient les plumes d'or, il avait refusé de parler. Le chambellan
l'avait fait enfermer dans la sombre tour où restait la fille du
roi. Cette dernière ne sortait qu'une fois par an quand le soleil
brillait au zénith et éclairait la cour. Le chambellan lui faisait
servir un somptueux repas et invariablement lui demandait de
l'épouser. Depuis toutes ses années, elle refusait. Alors quand la
lumière du soleil quittait la petite cour, il la faisait reconduire
dans son cachot où le mage noir la mettait en catalepsie pour un an.
L'oiseau prit la parole :
- Stien, tu es mon guide. Il faut que
je voie celle qui refuse.
Stien eut un pincement au cœur. Il
pensait l'oiseau à lui et il n'était que son guide. Bien sûr, il
n'était pas fils de roi. Il était simple pêcheur.
- Ne sois pas amer Stien. Tu es
maintenant quelqu'un d'important. Le chambellan donnerait beaucoup
pour t'avoir.
Stien sourit à l'évocation de ce
fait.
- Je n'ai jamais eu à me plaindre
d'avoir suivi tes conseils, l'oiseau.
Se tournant vers le chef des gardes
noirs, il ajouta :
- Tu vois, Mactombou, tu nous ouvres
des perspectives passionnantes.
Les jours qui suivirent, Stien et
Mactombou passèrent beaucoup de temps à discuter. Certains
mettaient en doute en privé la sincérité des hommes noirs. Stien
rassura ses hommes. Les hommes noirs allaient attaquer les premiers,
eux passeraient par un vieux passage secret pour se retrouver dans la
tour sombre. L'oiseau en était tout exalté. Il avait décidé que
le meilleur jour pour attaquer serait le jour où le soleil
éclairerait la cour de la tour sombre. Mactombou lui faisait
miroiter la possibilité d'en finir avec le chambellan le même jour.
Petit à petit l'impatience gagna tous les rebelles. Le combat final
approchait. On allait en finir avec le chambellan et redonner le
pouvoir à la justice et à la paix. La saison était chaude, très
chaude.
Le jour le plus long approchait
maintenant rapidement. Avec Mactombou, ils préparaient le plan de
l'attaque. Il fallait la commencer au petit matin pour que les
bateaux puissent approcher assez près et envoyer un contingent par
la terre. Les espions de Stien dans la capitale avaient confirmé que
le chambellan préparait son voyage comme chaque année. Les mages
lui avaient dit que le nouveau cycle verrait l'émergence d'un
nouveau pouvoir tel qu'il n'en avait pas été vu depuis longtemps
sur cette terre. Il avait interprété cela comme étant le jour de
son triomphe. Stien faisait la même interprétation mais ne voyait
pas le même triompher...
La vieille du long jour arriva. Les
préparatifs ne pouvaient pas être améliorés. Le groupe d'action
terrestre était parti pour se mettre en place. La tension sur l'île
des pirates était palpable. La peur aussi. Les cœurs battaient plus
vite. Quand la nuit tomba, les bateaux prirent la mer. Le ciel était
dégagé. Stien grimaça, ils seraient plus facilement repérables.
Il donna l'ordre de ne surtout pas faire de lumière. La faible
lumière d'un croissant de lune éclairait la mer. Stien comme
toujours, était dans le bateau de tête avec Mactombou. Le reste de
la tribu de Mactombou était dans des embarcations qui se dirigeaient
vers le pied de la forteresse noire. Ils allaient arriver à marée
basse. Ils n'auraient alors le choix que de vaincre ou périr avec la
remontée de l'eau. La navigation se passa sans encombre. Stien
devinait les ombres de la flottille mais doutait que les guetteurs
fassent attention à ces ombres dans la nuit. Quand ils approchèrent
de pointe de la forteresse, Stien scruta le haut des remparts.
L'oiseau partit en reconnaissance. A son retour, il murmura que tout
semblait calme. C'est là que le bateau de Stien se sépara des
autres. Il lui fallait d'ici l'aube avoir atteint un point précis
dans la baie adjacente qu'on ne pouvait atteindre que lorsque la mer
se retirait. Il s'agissait d'une caverne. Mactombou lui avait assuré
qu'on atteignait ainsi la cour de la tour où était la fille du roi.
Si atteindre la baie ne posa de pas de problème, aller jusqu'à
l'entrée de la caverne nécessita de mettre les rames en jeu. Stien
tremblait à l'idée du bruit que faisaient les avirons en pénétrant
dans l'eau. Il lui semblait à chaque instant qu'il allait entendre
la trompe d'alarme dans la forteresse. De nouveau l'oiseau aux plumes
d'or fut sollicité pour aller en reconnaissance. A son retour, il
rassura Stien :
- Rien ne bouge là-haut. Le seul garde
sur les remparts semble dormir.
- Vu le bruit que nous faisons, cela ne
me semble pas normal. C'est à se demander s'il n'y a pas un piège
là-dessous.
- Si nous allons là où je crois, nous
ne risquons rien. Voilà la grotte.
Stien manœuvra la barque avec finesse,
synchronisant l'entrée avec le relevage des avirons. Le temps
d'amarrer la barque, il se retourna pour voir l'oiseau. Celui-ci lui
dit de loin :
- Je ne supporterais pas d'être dans
le tunnel, je vous rejoins par en haut.
Stien se sentit brusquement mal. Sans
l'oiseau aux plumes d'or sur son épaule, il était sans protection,
sans étendard, sans pouvoir. Il serra plus fort l'amarre de son
bateau et sauta sur la corniche. Mactombou avait déjà allumé une
torche et montrait l'entrée du tunnel à la dizaine d'hommes qui
l'accompagnaient. Stien se sentait piégé, mais il n'avait plus le
choix. Ils avancèrent à la lueur d'une mauvaise torche qui fumait
beaucoup.
Talmab fit une nouvelle pause. Elle
entendait le souffle court de ceux qui étaient emportés dans la
légende qu'elle racontait. Même Miasti s'était prise au jeu. C'est
la première fois que Talmab la racontait ainsi dans tous ses
détails. Elle but à nouveau un peu pendant que les autres avalaient
leur salive.
Les combats avaient commencé sur la
plage. A l'aide de grappins, aux premières lueurs du jour, ils
avaient réussi à prendre pied sur une première plateforme.
Malheureusement une solide porte en bois leur avait interdit de
pénétrer dans la forteresse. La tribu des hommes noirs s'était
alors attaquée à la deuxième plateforme. Les combats étaient
beaucoup plus rudes. La tribu qui tenait la position sur les
remparts, bien que de même couleur de peau, se battait avec énergie.
Quand l'autre groupe d'attaque passa à l'action, il eut aussi un
rapide succès, puisqu'il prit le contrôle de la poterne et de la
basse cour mais ne put atteindre la haute cour. Là aussi les combats
furent violents.
Stien ne savait rien de tout cela quand
ils arrivèrent à la fin du tunnel. Il entendit Mactombou jurer. Il
se glissa jusqu'à lui.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- La porte est bloquée !
Stien regarda la porte avec
incrédulité. Mactombou ne lui avait rien dit de cette porte.
- On ne va pas rester bloqué pendant
que les autres se battent.
Un des hommes prit sa hache de guerre
et entreprit de casser la porte. Stien pensa que c'en était fini de
la discrétion et de la surprise. Il espérait que les deux corps
d'attaque avaient réussi à entrer dans la forteresse. Il fallut
frapper à coup redoublés pour enfin réussir à faire tomber les
panneaux de bois et passer dans les couloirs sous la citadelle. La
progression reprit. Stien se rassura un peu en voyant qu'ils ne
rencontraient pas d'opposition. Ils arrivèrent à un escalier.
Mactombou et lui se regardèrent. Le moment de la confrontation était
arrivé. Le chambellan logeait dans un appartement plusieurs étages
au-dessus et la fille du roi dans une sombre pièce dans un des
cachots de la même tour. Ils écoutèrent un instant le silence. On
n'entendait rien. Ils grimpèrent les marches quatre à quatre. Une
fois en haut, ils pénétrèrent dans la salle des gardes. Deux
gardes noirs semblaient se reposer en parlant des combats qui se
déroulaient dehors. Mactombou écouta un peu et lança son attaque.
Les deux gardes furent assommés rapidement. Tout le groupe s'était
rué à la suite de Mactombou, si bien que le filet les captura tous
sauf Stien qui arrivait avec un peu de retard. Voyant la situation,
il leva son bâton, tout en regrettant de ne pas avoir l'oiseau avec
lui. Quand le rire éclata, il n'eut que le temps de jurer avant de
sombrer dans l'inconscience.
Le garde noir qui venait d'estourbir le
chef des rebelles se tourna vers le chambellan :
- Je l'achève ?
- Non ! Lie-le avec l'autre et
montez les deux dans la cour. Éliminez les autres, ils sont
inutiles.
Le chambellan laissa ses gardes noirs
faire leur sombre besogne. Il remonta dans son appartement en
sifflotant. Ses mages avaient raison, ce jour allait être son jour.
Il se félicitait d'avoir fait espionner Mactombou. Il avait ainsi
pris ses précautions, les groupes d'attaque s'épuisaient sur des
terrasses sans issue. Le soleil allait atteindre son zénith. Il
fallait qu'il se prépare pour le repas avec celle qui, il n'en
doutait pas, allait céder aujourd'hui.
De l'autre côté de la tour, une frêle
jeune fille se laissait apprêter, le regard vide. Les femmes noires
qui l'habillaient et la paraient étaient les compagnes des gardes.
Elle ne pouvait en attendre ni compassion ni soutien. Magnifiquement
parée d'une robe brodée d'or, la fille du roi attendait debout comme
chaque année que débute ce rituel qu'elle haïssait. Réveillée de
son sommeil artificiel par un mage, elle allait subir une nouvelle
fois les assauts du chambellan. La dernière main fut ajoutée à sa
tenue sous la forme d'un diadème. Elle le reconnut. Suprême
insulte, il s'agissait de celui que portaient les femmes de sa lignée
depuis des siècles. Elle avait tant rêvé le porter pour le jour de
son intronisation quand, au bras de son père, elle serait entrée
pour être couronnée avec son époux. Une larme coula sur sa joue,
laissant un sillon blanc.
Quand la porte s'ouvrit à nouveau,
elle était prête. Elle entendait au loin des bruits de combat. Elle
supposa que les gardes noirs avaient trouvé un nouveau jeu cruel
pour martyriser son peuple. Dans ce cas, le chambellan saurait s'en
vanter. L'espoir l'avait quittée. Autant en finir, elle avait décidé
d'accepter la proposition et de se tuer devant son peuple au moment
du sacre.
Quand Stien se réveilla, la tête lui
faisait mal, les bras lui faisaient mal, les poignets lui faisaient
mal. Il ouvrit les yeux essayant de comprendre. Devant lui, se tenait
un homme richement habillé qui se mit à rire. Stien reconnut le
rire qu'il avait entendu juste avant de perdre connaissance.
- Alors, le pirate à l'oiseau aux
plumes d'or te voilà enfin. L'attente fut longue mais le résultat à
la hauteur de mes désirs.
Le chambellan se dirigea vers l'homme
suspendu à coté.
- Alors, Mactombou, que croyais-tu ?
C'est ton roi qui m'a prévenu et qui m'a donné les espions pour te
perdre. Rien ne pouvait me faire plus plaisir aujourd'hui. Le chef de
la rébellion qui se prenait pour un grand stratège parce qu'il
était vainqueur sur l'eau et le chef des rebelles noirs qui
voulaient renverser mon ami le roi Tactalmou sont mes invités. Vous
allez assister à ma victoire.
Se retournant en entendant une porte
s'ouvrir, le chambellan ajouta :
- Ah voici son excellence ! Il ne
manquera plus qu'un invité.
Il se dirigea vers l'escalier. Juste à
ce moment-là, le soleil éclaira la porte, illuminant la silhouette
qui venait d'apparaître. Stien en eut le souffle coupé. Jamais il
n'avait pensé voir une femme aussi belle. Il en oublia toutes ses
douleurs. La fille du roi auréolée de scintillement s'avança dans
la lumière. Sur sa tête brillait un diadème. Stien tomba
immédiatement amoureux.
- Votre excellence, approchez,
approchez, que je vous présente nos invités.
Avec force révérences et ronds de
jambes, le chambellan vint offrir son poing fermé à la main de la
fille du roi. Celle-ci y posa sa main gantée de blanc et descendit
les quelques marches. Le soleil poursuivait sa course, éclairant
petit à petit la cour. Sur un ton obséquieux, le chambellan
présenta Mactombou et Stien, comme s'il avait présenté de grands
seigneurs à la cour. La fille du roi regarda les deux hommes. Elle
fit un sourire à Mactombou.
- Un simple sourire pour un homme qui a
donné sa vie pour vous sauver, je vous trouve bien avare excellence.
Mais voici le seigneur Stien, maître de l'oiseau aux plumes d'or,
grands maîtres des pirates de ces mers...
En entendant ses paroles, la fille du
roi vissa son regard dans celui de Stien. La prophétie secrète...
la prophétie que seuls connaissaient les rois et leur famille…
Celle qui disait que quand tout semblerait perdu, le salut viendrait
d'un oiseau aux plumes d'or.
Le chambellan vit l'échange des
regards et éclata de rire :
- Tu crois encore à cette prophétie
poussiéreuse bonne pour les enfants et les simples d'esprit.
Sans quitter Stien des yeux, la fille
du roi répondit :
- Tu ne sais pas la force des
prophéties, chambellan félon.
- Alors attendons ce dernier invité :
l'oiseau aux plumes d'or qui viendra dans le soleil porteur du feu...
La fille du roi sursauta en entendant
le chambellan répéter les paroles qu'elle croyait secrète. Elle
leva les yeux vers le ciel. Stien l'imita. Le soleil éclairait
maintenant toute la surface de la cour. Quelques instants passèrent.
Il y eut un cri.
- L'oiseau ! pensa Stien.
Effectivement une grande ombre vint
devant le soleil et commença à planer. Le chambellan s'exclama :
- Ah ! Que j'ai peur !
Il fit mine de se protéger avec le
bras. Poussant un autre cri, l'oiseau se rapprocha du sol.
- Maintenant ! hurla le
chambellan.
Un filet lesté de lourdes pierres fut
lancé du haut de la tour. Il emprisonna l'oiseau dans ses rets,
l'entraînant dans sa chute.
La fille du roi et Stien poussèrent un
cri. Quand le filet toucha le sol, dix javelots le transpercèrent
sous les rires du chambellan.
- Voici notre menu : brochette
d'oiseau aux plumes d'or !
La fille du roi regarda le filet, les
yeux agrandis par l'horreur, les deux mains sur la bouche. Stien
regardait et le filet et la fille du roi. L'oiseau ! Celui en
qui il avait mis tous ses espoirs, celui qui lui avait tant donné de
victoires, ne pouvait pas finir en poulet rôti ! Seul Mactombou
vit le petit éclair doré d'un oiseau gros comme son pouce filer
vers la tête de la fille du roi et se poser sur le diadème. La
fille du roi fit un pas en avant. Le soleil fit briller l'oiseau, le
diadème, la robe. L'oiseau poussa un petit cri. La fille du roi se
raidit. Écartant les bras, elle se mit à tourner sur elle-même
dans la lumière. Le chambellan qui regardait ses gardes noirs
soulever le filet, se retourna pour voir ce qu'il se passait. A
chaque tour qu'elle faisait la fille du roi semblait gagner en
luminosité. Bientôt plus personne dans la cour ne put regarder
cette vivante étoile. Les liens de Stien et de Mactombou se
consumèrent d'eux-mêmes. La boule lumineuse tournoyante qu'étaient
devenus la fille du roi et l'oiseau, se mit à grandir. Stien fut
bientôt englouti dans la lumière. Le temps sembla suspendu. Son
bonheur fut immense. Ses douleurs disparurent. Il pensa que cet
instant devrait durer toujours.
Quand la lumière reflua, il aperçut
comme la silhouette de l'oiseau à taille humaine, en regardant
mieux, il vit la fille du roi couronnée de son diadème où brillait
un oiseau aux plumes d'or et aux yeux brillants comme des diamants.
Autour de lui les pierres avaient cessé d'être noires. Elles
brillaient comme remplies d'une lumière intérieure. Du chambellan
et des gardes noirs ne restaient que les habits vides épars sur le
sol.
Bientôt apparurent des soldats qui
poussèrent des hourras en voyant Stien et Mactombou. Puis découvrant
la silhouette auréolée de lumière, ils mirent genou à terre. La
fille du roi s'avança vers Stien et tendit sa main. Répétant le
geste du chambellan, il lui proposa son poing fermé. La fille du roi
y posa la main :
- Maître des pirates, tu as su guider
l'oiseau aux plumes d'or jusqu'à moi. Sauras-tu être mon roi ?
Stien mettant genou à terre, appuya
les lèvres sur la main qu'il avait prise et s'exclama :
- Ma Reine !
Autour d'eux fusèrent les cris de joie
et les hourras.
- C'est ainsi qu'en ce lointain royaume
revinrent la paix et la prospérité.
Tandrag en entendant les dernières
paroles revint à la réalité. Il ferma la bouche, regarda autour de
lui comme au sortir d'un rêve.
- Allez, les enfants, il est temps
d'aller se coucher. Demain le travail vous attend.
113
Tandrag était heureux à la forge. Si
le travail était dur, tout le monde y venait. On était loin des
grottes et de leur isolement. Il voyait régulièrement les soldats
blancs venir pour réparer une arme ou un équipement. Il voyait
aussi des représentants de toutes les maisons pour faire entretenir
le matériel. Encore mieux que tout cela, il apprenait le feu.
Smilton lui faisait des compliments. Très vite, Tandrag sut obtenir
et maintenir le feu à la bonne température. Kalgar lui-même en fut
étonné. C'est la première fois qu'un de ses apprentis allait aussi
vite. Vraiment le maître sorcier savait. Kalgar réparait les outils
de la maison Chountic sous l’œil intéressé de Tandrag quand il
vit arriver la Solvette. Sa fille l'accompagnait. Dans ce monde de
grands, elle commençait à perdre son prénom pour devenir « la
fille de la Solvette » ou « la petite Solvette ».
Même les enfants commençaient à perdre leur proximité avec elle.
Il était de notoriété publique que sa mère lui transmettait ses
secrets et qu'elle lui succéderait. Elle cessait d'être comme tout
le monde pour entrer dans le cercle des gens à part comme les
sorciers. Maintenant quand elle disait à quelqu'un de son âge :
« je vais te transformer en jako ! », il ne rigolait
plus. Il la croyait capable. Tandrag ne semblait pas affecté par
cela et continuait à l'appeler Sabda et à la taquiner.
- Alors, Sabda, tu as vu le dragon
aujourd'hui ?
- Écoute, Tandrag, quand ton feu sera
aussi puissant que celui du dragon, alors tu pourras causer !
Ce jour-là, il n'osa pas lui parler.
La Solvette venait manifestement pour lui enseigner quelque chose.
- Tu viens pour du Smalko ?
demanda Kalgar.
Tandrag se demanda ce qu'était le
Smalko.
- Oui, Kalgar, seule ta forge a un feu
suffisamment fort pour cela.
Kalgar sortit de sous un établi un
creuset en terre qui ne brûlait pas. Il le posa sur un support près
de la Solvette et de sa fille, puis il retourna à ses occupations en
disant à tout le monde de faire pareil. La Solvette prit dans son
grand sac des ingrédients divers que personne n'osa regarder. Sabda
la regardait et l'aidait. Quand le creuset fut prêt, elle mit une
couche de sable comme un opercule pour fermer.
- Maître de la forge ?
- Oui, la Solvette, répondit Kalgar en
se retournant.
- Prête-moi un de tes apprentis pour
conduire le feu.
Kalgar se tourna vers Tandrag :
- Montre ce que tu sais faire.
Tandrag eut une bouffée d'orgueil. En
s'approchant de la Solvette, il demanda ce qu'elle voulait. Quand les
yeux de la Solvette se posèrent sur lui Tandrag se mit à
bafouiller. Il y avait une telle puissance dans ce regard qu'il se
demanda s'il ne suffirait pas à faire chauffer le smalko. Tandrag
comme tout le monde connaissait le smalko. C'était le seul remède à
la redoutable fièvre noire. Traditionnellement, la Solvette
recueillait les premières pousses de machpes et peu après faisait
un pot de smalko. Seule la Solvette en connaissait la composition. En
voyant Sabda aider sa mère, Tandrag pensa qu'elle devait maintenant
savoir, elle aussi. Il comprit mieux les remarques des autres jeunes
sur la fille de la Solvette. Pour eux, dépositaire des secrets de sa
mère, elle quittait le monde des gens normaux pour celui des
marabouts et autres sorciers. Tandrag sans bien comprendre avait
aussi une place à part. Il ne comprenait pas bien pourquoi, mais il
n'obtenait pas de réponse à ses questions. Fils de Chountic, il
était né à la bonne saison et on le traitait un peu comme Miasti
qui était une hors saison. Ceux de son âge ne savaient pas et les
plus vieux se taisaient. Comme il était mal céans d'insister,
Tandrag restait sur sa faim de savoir. Tout en réfléchissant, il
activa le feu dans le foyer secondaire. Il choisit avec soin le
charbon de bois, les branches et les pierres qui brûlaient pour les
arranger dans le foyer. Bientôt son feu crépita joyeusement. Il le
conduisit à petit coup de soufflet jusqu'à obtenir la couleur qui
lui sembla propice.
- La Solvette, c'est prêt ! Enfin
je crois.
La Solvette jeta un coup d’œil au
feu. Tandrag vit son sourcil gauche se lever imperceptiblement. Elle
regarda Tandrag dans les yeux.
- Comment sais-tu qu'il faut ce feu ?
- Ben, euh, je le sens comme cela, la
Solvette, mais si cela ne va pas, dites-moi et je change.
- Non Tandrag, c'est parfait !
C'est ce qui est étonnant, c'est parfait.
Se tournant vers sa fille, elle
ajouta :
- Sabda, aide-moi.
Tandrag les regarda poser le creuset
sur le feu.
-Maintenant, Tandrag, il faut que la
température du feu soit la plus stable possible.
Tandrag regarda le foyer. Il voyait ce
qui était nécessaire pour le faire. Il posa juste la question :
- Combien de temps ?
La Solvette fut étonnée encore une
fois. Chaque année, le chauffeur doutait de garder un feu régulier
aussi longtemps. La Solvette regarda Tandrag. Ce dernier ne doutait
pas. Elle jeta un regard vers Kalgar qui ne perdait pas une miette de
la discussion.
Le creuset se mit bientôt à fumer.
Une odeur curieuse vint se mêler aux odeurs habituelles de la forge.
Tandrag ne quittait pas le feu des yeux. Il arrangeait les braises,
ajoutait, bougeait, ventilait le foyer. Il répondait par
monosyllabes aux questions des uns et des autres. Même Miasti
n'arriva pas à le dérider. La Solvette et sa fille étaient
reparties. Il y en avait pour deux jours de chauffe.
Kalgar ou Smilton, tout en faisant leur
travail, surveillaient ce que faisait le feu de Tandrag. Kalgar fut
impressionné. C'est la première fois qu'un apprenti si jeune
maîtrisait aussi bien le feu. Quand le soir arriva, tout le monde
partit manger. Tandrag ne sembla même pas s'en apercevoir. Kalgar
revint après le repas avec Smilton.
- Va manger, Tandrag, je surveille le
feu.
- Oui, mais La Solvette...
- Elle ne dira rien, si c'est moi qui
le surveille.
Tandrag sembla hésiter mais n'osa pas
désobéir au maître de la forge. C'est à regret qu'il quitta
l'atelier pour aller vers la cuisine. Tout le monde était parti
quand il arriva dans la grande pièce. Seule Cilfrat était là.
C'est à peine si Tandrag toucha à ce qu'elle lui amenait.
- Ne t'inquiète pas comme cela,
Tandrag.
- Je ne voudrais pas que la Solvette
soit déçue...
- Smilton disait à Kalgar que tu avais
bien travaillé.
Tandrag mangeait en écoutant Cilfrat.
- J'y retournerai après… pour voir
comment va le feu.
Éeri entra en béquillant. Il vit
Cilfrat discutant avec Tandrag. Il sourit en voyant Tandrag. Ce
garçon était étonnant. Il y avait une aura de mystère autour de
lui. Les gens de la ville le considéraient avec des sentiments
ambivalents de fierté et de défiance. Le chef des sorciers l'avait
remarqué. Son prince lui-même, depuis que la Solvette avait parlé
de l'épisode des tiburs, le regardait autrement. Il en avait discuté
avec Qunienka en lui demandant de garder un œil dessus. En
grandissant, il pouvait devenir un allié ou un ennemi. Éeri
l'aimait bien. Il lui évoquait des souvenirs de son jeune temps,
là-bas. Il soupira. Tandrag tourna vers lui un regard inquiet.
Voyant le guerrier blanc blessé, comme il l'appelait avant de savoir
son nom, il fit un sourire. Éeri ressentit la tension qui habitait
le garçon.
Sitôt la soupe avalée et les galettes
qui l'accompagnaient, Tandrag repartit vers la forge. Il trouva Kalgar
assis à côté du feu. Il grimaça. La couleur ne lui plaisait pas.
Kalgar n'avait pas tenu la température constante. Sans rien dire, il
se précipita pour remettre une pierre qui brûle et réarranger le
feu. Il ne vit pas le sourire de Kalgar dans son dos.
- C'est bien, Tandrag. Tu sais, le
smalko supporte quelques écarts de température. Tu peux te détendre
un peu.
- Oui, Maître, mais la Solvette a
insisté pour que ce soit comme cela.
- Bien, Tandrag. Je vois que tu es
décidé à veiller sur ce feu toute la nuit. Alors, je vais aller me
coucher.
Kalgar se leva. Tandrag ne le regardait
même pas. Il sourit en secouant la tête. « Quel garçon
curieux ! » pensa-t-il. Il se demanda si son amour du feu
ne venait pas du miracle de la pierre qui bouge.
Quand Smilton vint prendre son tour, il
trouva Tandrag toujours aussi attentif et tendu. Comme Kalgar, il lui
proposa de s'occuper du feu pendant qu'il irait dormir. Comme Kalgar,
il n'insista pas en voyant le regard de Tandrag.
Quand Kalgar arriva pour préparer la
forge, il trouva Tandrag à la même place que la veille. Le feu
était toujours aussi régulier. Il se dirigea vers le foyer
principal pour le relancer. Il fut étonné de le voir déjà prêt
et à la bonne température. Il remercia Tandrag qui l'écouta à
peine. La journée passa de la même manière. Kalgar surveillait son
apprenti. Tandrag ne quitta son poste que pour grignoter quelque
chose et surtout pour aller chercher ce qui était nécessaire au
feu.
Quand le soir arriva, il titubait un
peu. La Solvette arriva avec sa fille devant la forge. Le prince
Quiloma l'accompagnait. Ils se séparèrent sur le seuil. La Solvette
entra. Elle salua tout le monde posant son regard acéré sur chacun.
Elle découvrit Tandrag en s'approchant. Le feu avait le même aspect
que la veille. Vu la tête de Tandrag, il ne devait pas avoir dormi
de la nuit. Quel garçon curieux ! Elle regarda sa fille qui
semblait fascinée par le personnage. Elle s'approcha de Tandrag :
- C'est bien ce que tu as fait. Le
smalko sera parfait cette année.
Tandrag lui jeta un regard vide. Il
semblait ailleurs.
- Va te reposer maintenant il faut
laisser le feu s'éteindre seul. Je reviendrai demain chercher le
smalko.
Kalgar s'approcha lui aussi. Il prit
Tandrag par les épaules. Ce dernier ne résista pas. Il l'emmena
jusqu'à la maison et le confia à Talmab :
- Mène-le dormir.
Talmab prit la suite de son mari sans
un mot, elle dirigea Tandrag vers une petite pièce. Une paillasse
était par terre, elle le fit s'allonger. Tandrag posa sa tête sur
son bras replié et sombra dans le sommeil presque instantanément.
Avant de le laisser seul, Talmab lui caressa les cheveux.
114
Tandrag rêva.
Il marchait sur un sol dur et noir. Les
roches étaient coupantes, acérées. Le ciel était composé de
nuages noirs et bas fuyant vers un horizon improbable. Tout autour de
lui, s'étendaient d'autres montagnes, d'autres monts en cône fumant
et crachant du feu. Le vent était très chaud, très lourd. Tandrag
se sentait fatigué. Il traînait le lourd marteau de Kalgar. Il ne
savait pas pourquoi mais il ne pouvait le laisser. Il devait le
transporter. Il montait vers le sommet, poussé par ses poursuivants.
Dans ce monde minéral, il ne voyait aucune vie. Des reflets
rougeoyants se reflétaient sur les nuages. C'est tout juste si à
l'horizon la lumière prenait des teintes jaunes d'or.
Tandrag sentait tous ses muscles tendus
par l'effort. Chaque pas le conduisait un peu plus haut.
Il s'arrêtait de plus en plus souvent
pour reprendre souffle. Sa poitrine brûlait à chaque inspiration.
Du repos, il lui fallait du repos. C'est à ce moment que venait le
Hurlement. La peur déversait en lui son énergie. Il repartait pour
fuir ceux qui étaient pires que des loups. Il longeait maintenant
une crête. De chaque côté la pente était terrifiante. Tandrag ne
pensait plus. Il posait un pas, puis un autre pas. Seul le pas
d'après comptait. S'appuyant sur le solide marteau, il évita vingt
fois la chute. Derrière, même s'il ne les voyait pas, il savait
qu'ils se rapprochaient. Il monta encore pour passer un nouveau pic.
Arrivé en haut, il fit une pause. Son
regard embrassa tout l'horizon. Tout en haletant, il s'aperçut qu'il
était au bout du chemin. Devant lui il vit un précipice. Loin en
bas, des ombres cachaient le sol. Loin devant, d'autres montagnes
barraient l'horizon. D'un côté comme de l'autre, il découvrit le
même paysage. Se retournant, il vit la sombre colonne monter en
hurlant. Trop, ils étaient trop pour qu'il puisse lutter. Il recula
d'un pas. La pierre noire céda sous son poids. Il tomba.
Tandrag se sentait flotter. Le paysage
défilait sous lui comme s'il volait. Il utilisa le marteau qu'il
n'avait pas lâché pour se diriger. S'il le prenait à droite, il
tournait par là, s'il le prenait à gauche, il partait du même
côté. Il vécut des moments grisants à frôler les montagnes
noires. Il se sentait devenir fort. De son marteau, il cueillit le
feu dans un des monts fumants. Il le jeta sur la terre, enflammant
les pentes. Il partit d'un grand rire. Il vit la colonne noire de ses
poursuivants. Son feu les réduit en cendre. Il en éprouva une joie
intense presque douloureuse. Il était oiseau. De ses serres
puissantes, il fit une arme pour pourchasser les fuyards. Quand sur
la terre noire ne resta que le souvenir de ceux qui étaient pires
que les loups, il ferma les yeux. Le choc fut rude.
Tandrag se réveilla en sursaut. Il ne
savait pas où il était. Il mit un petit moment à reprendre ses
esprits, à écouter les bruits de la maison, les craquements
nocturnes. Les souvenirs, revinrent. Le smalko devait refroidir
maintenant. Il se retourna sur l'autre côté pour se rendormir.
Il se retrouva au bord d'un lac. Le
ciel était bleu, le vent calme. Le soleil réchauffait sa peau. Il
entendit le chant d'un oiseau. Tandrag ressentit le désir de l'avoir
près de lui. Tendant un doigt, il essaya d'imiter le chant entendu.
Il vit arriver la boule de plumes dorées. Il en fut très heureux.
Il leva la main plus haut pour attirer l'oiseau. Quand ce dernier fut
tout près, Tandrag s'aperçut que ce n'était pas un oiseau dorée
mais un petit dragon. Cela lui sembla évident.
- Tu es bien petit pour me porter.
- Toi aussi tu es bien petit pour
vouloir un grand dragon, dit le dragon.
- Je ne voulais pas te vexer, dit
Tandrag, tu es très beau et tu vas grandir.
Le petit dragon émit une sorte de
roucoulement qui enchanta le cœur de Tandrag . Plus rien ne
serait comme avant. Il avait son dragon et plus rien d'autre n'avait
d'importance. Sur sa main qui grandissait, il vit le dragon grandir.
Bientôt au bord du lac, il y eut un homme tenant sur son poing un
immense dragon.
- Maintenant ! hurla l'homme
qu'était devenu Tandrag.
D'un puissant coup d'ailes, le dragon
s'éleva dans les airs. Ses serres s'étaient refermées sur le poing
de l'homme, l'emportant avec lui dans son vol. Le dragon d'un même
mouvement envoya l'homme loin devant lui et plongea. Il se retrouva
juste sous Tandrag-homme au moment où celui-ci arrivait au sommet de
sa trajectoire. Glissant sur le cou du grand saurien, Tandrag homme
se retrouva assis sur le dos. La place était faite pour lui. Malgré
les puissants coups d'ailes qui les emmenaient toujours plus haut, il
ne bougeait pas. Tandrag-homme siffla une longue modulation. Le
dragon vira sur l'aile en accélérant. Tout alla plus vite, de plus
en plus vite. Le monde devint comme un brouillard qui défilait de
part et d'autre d'eux. Quand tout redevint normal, ils survolaient
une région blanche. Le ciel était blanc, la terre était blanche,
les montagnes étaient blanches. Le dragon se posa devant une grande
grotte, blanche elle aussi. Sur les murs couraient des dessins noirs.
Tandrag-homme fixa son regard dessus. Les traits s’arrêtèrent.
Tandrag comprit que ces signes étaient savoir. Il les toucha. Ils
reprirent leur danse de sur ses bras, son torse, son visage. Bientôt
il fut couvert de signes qui ondulaient sur sa peau, passant d'une
région à l'autre. Il se mit à entendre des sons, à voir des
images. Il y eut un éclair dans son esprit. La vérité fut en lui.
Tandrag se réveilla sous le choc. Il
faisait encore nuit mais déjà il entendait le bruit des foyers
qu'on rallume. Le jour approchait. Il pensa au smalko et à la
Solvette. Peut-être pourrait-elle lui expliquer ce curieux rêve ?
115
Tandrag surveillait le creuset. Il
était maintenant presque froid. Le couvercle de sable avait pris des
teintes brun noir et formait une croûte dure. Tandrag n'arrivait pas
à imaginer ce qui se passait sous cet agglomérat. Le rêve qu'il
avait fait le hantait encore. Les images de vols et les sensations
qu'il avait ressenties, restaient très présentes, trop présentes à
son esprit, au point d'avoir droit aux remontrances de Smilton sur
son travail. Tandrag avait laissé les réserves de la forge diminuer
en dessous de ce qui était nécessaire pour la journée. Penaud, il
partit faire les aller-retours nombreux que nécessitait le transport
du charbon de bois et des pierres qui brûlent. La matinée était
déjà bien avancée quand il croisa la Solvette qui montait la rue.
Ayant trop peur de se faire disputer à nouveau, il ne s'arrêta pas,
se contentant de la saluer. Il accéléra le plus qu'il pouvait.
Quand il remonta, lourdement chargé des deux paniers de pierres qui
brûlent, il ne put courir. C'est hors d'haleine qu'il atteignit
enfin l'entrée de la forge. Dans la pénombre, il chercha du regard
la Solvette. Il se baissa pour poser ses paniers, défit le joug
qu'il avait sur les épaules et vit celle qu'il cherchait en
conversation avec Kalgar. Il se mordit la lèvre inférieure. Il
était malséant de déranger le maître pendant qu'il parlait.
L'incertitude l'envahit. S'il repartait chercher le bois, la Solvette
serait-elle encore là à son retour ? S'il n'y allait pas, il
allait avoir les remontrances de Smilton. Il hésita un instant. La
peur de se faire rappeler à l'ordre l'emporta. Il rechargea son joug
et les paniers vides pour repartir quand Miatisca entra. Tandrag fut
surpris de son arrivée. Depuis qu'il était chez Kalgar, personne de
la maison Chountic n'était venu prendre de ses nouvelles. Miatisca
se dirigea vers Kalgar sans hésiter et lui dit un mot à l'oreille.
Il vit les sourcils de Kalgar se lever pendant qu'il le regardait.
Qu'est-ce que cela voulait dire ? Kalgar fit un geste à Tandrag
pour qu'il approche. Tandrag sentit son cœur accélérer. Il eut
peur qu'on vienne le chercher pour retourner à la maison Chountic.
Il arriva près de Kalgar quand les marteleurs se mirent au travail.
Le bruit rendait toute communication presque impossible. Kalgar fit
signe à Miatisca et Tandrag de sortir. Tandrag fut le dernier à
passer le seuil. Kalgar lui mit la main sur l'épaule et lui dit :
- Sois fort, mon gars.
Tandrag regarda alternativement Kalgar
et Miatisca. Il ne comprenait pas ce qu'il se passait. Miatisca se
tourna vers lui.
- Maître Chountic va mourir. Il faut
que tu viennes.
Tandrag en fut soulagé. Il eut honte
de ce soulagement mais pensa que ce n'était que cela. Il s'aperçut
qu'il avait effacé son père de sa mémoire. Pour lui le vieil homme
au ventre proéminent était déjà mort. Il prit conscience que si
personne n'était venu de la maison Chountic, lui aussi avait oublié
tout ce qui avait trait avec son ancienne demeure. Pourtant il prit
un air compassé et suivit Miatisca jusqu'à la maison. De passer le
seuil de cette bâtisse lui fit un effet curieux. Il eut l'impression
de plonger dans le passé. Il fut assailli dès la porte passée par une
odeur forte et désagréable. Tout le monde chuchotait. « La
vieille » lui sembla encore plus vieille. Ce fut pourtant la
seule qui lui adressa un sourire.
- Qu'est-ce que tu as grandi ! lui
dit-elle.
Miatisca l'entraîna vers le fond du
couloir. Il connaissait le chemin. Ils allaient vers la chambre de
son père. Plus ils avançaient et plus l'odeur devenait forte.
Tandrag eut envie de vomir. Pourtant rien ne vint. Il se retrouva
dans la pièce. L'odeur était insoutenable malgré les herbes qu'on
brûlait pour la chasser. L'homme couché sur le grabat respirait par
petites aspirations suivies de souffles râlants. Tandrag le regarda,
étonné par le manque de sentiments qu'il éprouvait. Sa vie était
ailleurs que dans cette famille marquée par la mort. Quand il revit
sa mère, il fut de même étonné. Ils restèrent à distance comme
des étrangers. Ses frères étaient là aussi. Il n'y eut pas plus
d'échange avec eux.
Alors commença l'attente. La tradition
imposait que toute la famille soit présente. Si la vie continuait,
la mort était en embuscade dans cette chambre à l'atmosphère
irrespirable. Elle allait venir à son heure comme une voleuse. Il
fallait donc que chacun la guette. Tandrag connaissait son rôle
aussi bien que les autres. Personne ne parlerait avant le dernier
souffle. Cela pouvait durer un jour ou dix jours. Tandrag soupira. Il
était coincé là. Il n'avait pas le choix.
Le temps passa. Le milieu du jour
arriva. Il ne faisait plus attention à l'odeur. Le gisant avait pris
une respiration lente avec parfois des pauses qui laissaient penser
que... mais il repartait avec une grande inspiration bruyante. On lui
servit une collation qu'il mangea debout, comme les autres. Parfois
l'un ou l'autre allait s'appuyer sur le mur, mais il revenait bien
vite près du lit. Personne ne parlait. Tandrag s'aperçut qu'ils
n'avaient rien à se dire. Dans sa tête, tournaient des pensées
qu'il préférait garder pour lui. Les autres devaient être comme
lui. Même les regards se fuyaient. Tandrag pensa que dès que
Chountic serait mort, il serait libre. Biachtic semblait ruminer le
même genre de pensées. Son regard sombre était caché par des
cheveux longs et hirsutes. Son verre de malch à la main, il ne
serait pas long à faire comme son père. Sealminc, droite et raide,
remplissait son devoir. Elle portait l'enfant et les oripeaux d'ours.
Tandrag rougit de penser au costume de totem comme cela. Pour lui,
être porteur d'un habit de totem était un honneur. Il n'était pas
ours. Il se demanda quel était son totem. Il lui faudrait sans doute
faire une quête dans la montagne, à moins que les sorciers ne lui
révèlent. Sealminc n'était pas ours non plus, elle ne faisait que
son devoir. Avant d'être malade, Chountic était un bon porteur du
totem ours. Il en avait le caractère et de porter l'habit le
transcendait. Sealminc semblait déguisée.
Dans la pièce, les allées et venues
n'arrêtaient pas. Chacun venait rendre hommage au maître avant sa
mort. Tandrag voyait leurs regards se poser sur le maître et sur
chacun d'eux. Il eut l'impression que tous ces gens soupesaient les
chances de chacun des protagonistes d'occuper la place de maître de
maison. Comme le voulait la tradition, ils saluaient chaque membre de
la famille en commençant par le porteur de l'habit totémique.
Biachtic était le deuxième. Quant à lui, sa position d'apprenti
chez Kalgar le mettait à part. Tous ne le saluaient pas. Leurs
regards torves étaient explicites. Il ne faisait plus partie de la
famille. En avait-il vraiment fait partie ? Cette pensée qui
lui traversait l'esprit en voyant cela l'étonnait un peu. Il était
un drôle de fils pour ne rien ressentir pour ce père qui mourait.
Le temps s'étirait sans qu'il voie le
moindre changement. Il aurait préféré être près de son feu, ou à
porter bois et pierres qui brûlent. Tandrag pensait qu'il perdait
son temps. Pourtant, il ne bougeait pas. Il ne se sentait pas la
force de braver les interdits de la tradition. Ses muscles lui
faisaient mal. Une crampe le prit dans la jambe. Il aurait voulu
courir et il ne pouvait que piétiner.
Il sortit de la pièce pour marcher un
peu et en profita pour aller au lieu d'aisance.
- Viens avec moi !
Tandrag se retourna. La vieille était
là, lui faisant signe. Il pensa qu'elle lui avait préparé quelques
recettes bonnes pour le goût dont elle avait le secret. Quand il se
fut approché, elle lui prit le bras et l'entraîna.
- Il faut que tu saches...
Tandrag ne comprenait plus. De quoi
parlait-elle ? Arrivée devant un resserre, elle poussa la porte
et le fit entrer.
- Que veux-tu me dire? demanda Tandrag.
- Ton père n'est pas ton père,
commença la vieille, quant à ta mère...
Elle n'eut pas le temps de finir sa
phrase. La porte s'ouvrit à toute volée, Tilcour, le visage
rubicond, entra en coup de vent.
- Tu ne dois pas être là, fils de
Chountic mais auprès du maître !
Il empoigna Tandrag par le bras en le
tirant sans ménagement vers le couloir.
- Quant à toi, la vieille, retourne à
tes baquets et à tes pots ! Que je ne te vois plus tourner
autour d'eux !
Tandrag entraîné par Tilcour, comprit
que la vieille mourait de peur devant Tilcour. Il jura entre ses
dents. Ce qu'elle avait commencé à lui dire expliquait pourquoi on
le regardait différemment de Biachtic. Il devait comme Chteal, être
un fils de Natckin, à moins que sa mère n'ait eu une autre
aventure. Il réfléchissait tout en avançant sans écouter les
reproches de Tilcour. Il se retrouva dans la chambre à l'odeur
répugnante. Il soupira. Le temps allait être long.
L'arrivée de la nuit ne changea rien.
Ils étaient tous comme des statues de totem attendant la cérémonie.
La fatigue se faisait sentir. Sealminc avait les traits tirés.
Chteal passait des pleurs au sommeil. On le coucha sur une paillasse
dans un coin. Le temps continua à passer lentement. Tandrag appuyé
sur la cloison, pensait au temps pas si lointain où il s'était
promené sous la maison. Il y eut un moment de répit dans l'ennui
quand Natckin vint présenter ses salutations et proposer de faire un
rite pour que le passage se fasse en douceur. Sealminc avait accepté.
Biachtic avait haussé les épaules. Il avait ingurgité tant de
malch noir qu'il n'avait plus le regard net. Il se déplaçait en
tenant les murs. Tandrag hocha simplement la tête quand Natckin se
tourna vers lui. Était-ce son père ? Il se mit à douter de
cela. Ses yeux et son teint ne correspondaient ni à Natckin, ni à
Chountic, ni même à Sealminc. Il y avait là un secret qui
commençait à lui ronger l'intérieur. Il se laissa aller à rêver
d'un père farouche guerrier, chevaucheur de dragon, pourfendeur de
méchants de toutes sortes. Il était encore dans ce monde imaginaire
quand Natckin se retira. Le rite semblait avoir été efficace.
Chountic bougeait moins. Sa respiration était curieuse. Elle
ralentissait, inspiration après inspiration. Puis il y avait une
pause. Tandrag comptait. Un, deux, trois, quatre... Les pauses
s'allongeaient à chaque fois. Il sursautait à chaque fois que
Chountic reprenait son souffle.
Biachtic était de nouveau sorti.
Vraiment le malch lui agissait sur la vessie. A son retour, il
regarda le gisant :
- Ça va durer encore longtemps ?
Sealminc le foudroya du regard. Les
serviteurs présents le regardèrent brièvement puis détournèrent
la tête. Biachtic continua ses imprécations :
- Knam, il nous a fait knamer tout
notre vie et ça continue...
Sealminc le gifla de toutes ses
forces :
- Tais-toi ! C'est ton père,
c'est le maître, tu lui dois le respect. Tu n'es même pas digne de
porter le totem.
Les reproches se déversèrent en
torrent pendant que Biachtic baissait la tête. Le temps que Sealminc
reprenne sa respiration, Biachtic avait levé la tête. Son regard
brûlait de haine :
- Et toi, que crois-tu ?... Tu
fais la fête des rencontres tous les jours et tu penses que les
autres ne le voient pas ?
Le visage de Sealminc vira au rouge. Sa
main fut plus rapide que sa parole. La violence du claquement
déstabilisa Biachtic l'envoyant se cogner à la cloison. Il se
releva en se frottant la joue. Sealminc se tenait la tête à deux
mains horrifiée de ce qu'elle venait de faire. Le regard de Biachtic
était chargé de haine et de rancœur. Il se dirigea vers la porte.
Il connaissait la loi. Ses paroles le mettaient en dehors du groupe.
Il ouvrit la porte :
- Puisqu'un bâtard est mieux vu que
moi, il vaut mieux que je disparaisse... Mais vous me le
paierez...tous.
Arrivé dans le couloir, il se mit à
courir en hurlant :
- TOUS ! VOUS ME LE PAIEREZ TOUS !
Sealminc chercha un soutien du regard
mais n'en trouva pas. Elle aussi avait été trop loin même si elle
avait la tradition pour elle. Elle pensa qu'il fallait lui courir
après. L'instant d'après, elle se disait que cela ne servirait à
rien. Il valait mieux le laisser se calmer. Elle fit un pas vers la
porte et fut arrêtée par Miatisca :
- Le maître ne respire plus.
Sealminc lui jeta un regard
d'incompréhension puis se souvenant de ce qui se passait, elle se
précipita vers la couche où reposait Chountic. Immobile la bouche
ouverte, il l'impressionna. Ce n'était pas le premier mort qu'elle
voyait, c'était juste le plus important. Alors qu'elle se penchait
pour tâter sa poitrine, Chountic prit une grande inspiration.
Sealminc sursauta et se releva brusquement. Le gisant inspira une
fois, deux fois. La troisième ne vint pas. Le temps sembla suspendu.
Tous les présents jurèrent avoir entendu le grognement de l'ours.
Tandrag n'en fut jamais sûr. Sealminc était maintenant bien droite.
- Qu'on cherche le chef de ville et le
maître-sorcier. Maître Chountic n'est plus. Chteal devient nouveau
maître.
Intérieurement, elle jubilait. Elle
n'avait jamais aimé Biachtic qui ressemblait trop à son père. Le
regarder revenait à regarder ce qu'elle avait vécu avec Chountic.
Tandrag ne l’intéressait pas. Enfant de remplacement, elle était
heureuse qu'il ait trouvé sa voie ailleurs que chez elle. Chteal
était un enfant de l'amour. Elle allait diriger jusqu'à ce qu'il
atteigne la saison du travail. Elle aurait le temps de préparer tout
à la perfection. Devenue veuve, elle avait aussi la liberté de
choisir ses partenaires. Non, vraiment, elle ne regrettait pas le
départ de Chountic.
Tandrag regardait tous ces gens qui
s'agitaient. Lui aussi se sentait étranger à tout ce remue-ménage.
Il ne rêvait que d'une chose, c'est de rejoindre sa forge. Pendant
la saison hivernale, les funérailles se dérouleraient en plusieurs
phases. Il y aurait une cérémonie pour reconnaître la mort du
maître de maison et pour adouber le nouveau maître. Puis viendrait
en son temps, la cérémonie de la dislocation. Avec la fête des
rencontres qui approchait, Tandrag espérait que la dislocation
aurait lieu après. Cela lui permettrait de confirmer son départ
pour rester chez Kalgar.
Le chef de ville fut le premier arrivé.
Natckin le suivit de peu avec Tasmi sur ses talons comme toujours.
Ils vinrent se placer de part et d'autre du grabat. Chountic était
posé à plat dos. Son ventre faisait une proéminence sous la
couverture. Sstanch se positionna près de la porte. Natckin mit ses
mains à plat au-dessus de la figure de Chountic. Il prononça les
paroles rituelles habituelles dans ce genre de circonstances. Tasmi
répétait après lui à voix basse. Natckin avait pris l'habitude de
l’entendre ainsi marmonner dans son dos. Il fut étonné du
silence. Il s'interrompit et se retourna vers Tasmi. Celui-ci avait
les yeux révulsés et il tremblait. Le maître-sorcier connaissait
aussi ces symptômes. Tasmi allait avoir une vision.
Tandrag regardait les officiels autour
du grabat de Chountic. Le chef de ville avait l'air de s'ennuyer
ferme. Le maître-sorcier récitait des prières et son assistant
remuait les lèvres. Sstanch semblait s'ennuyer encore plus que le
chef de ville. Appuyé sur le chambranle, il se curait les ongles
avec son couteau. Tandrag fatigué, sentait ses paupières
s'alourdir. Les paroles du maître-sorcier avaient un effet
soporifique sur lui. Il somnolait un peu quand il ressentit le
malaise. Il ouvrit les yeux. Rien ne semblait avoir bougé et
pourtant quelque chose avait changé. Il scruta ceux qui
l'entouraient. Il eut une impression curieuse comme si quelqu'un
était entré dans la pièce. Il compta les présents pour s'assurer
qu'ils étaient toujours le même nombre. L'assistant du
maître-sorcier semblait encore plus perturbé que d'habitude.
C'était un sorcier curieux qui semblait toujours à côté. Dans
cette chambre avec juste la lumière chancelante des bougies
fumeuses, il avait l'air encore plus halluciné. Il le fixa. Le
sorcier avait un regard pour le moins curieux. Tandrag pensa que ce
sorcier avait une drôle d'idée de vouloir aller regarder dans son
crâne. Il le quitta des yeux pour observer les autres. Il fixa tour
à tour chacun des présents. Aucun ne semblait ressentir ce que lui
ressentait. Chaque fois qu'il bougeait la tête, il avait
l'impression de voir une ombre à la limite de son champ visuel. Il
s'arrêta sur le maître-sorcier. Sans bouger les yeux, il essaya de
percevoir ce qui se passait en périphérie. Une ombre était là
entre Sstanch et Tasmi. Gigantesque, elle touchait au plafond et
débordait du sol. En bougeant à peine les yeux, il devina ses
contours : un ours ! L'ombre d'un ours gigantesque planait
au-dessus d'eux. L'assistant du maître-sorcier, mais comment
s'appelait-il déjà?, avait tourné ses yeux blancs vers l'ombre. Il
émit un grognement et d'une voix caverneuse, il déclama :
- NON, Grrrrrrr ! Pas de
dislocation. Grrrrr ! Il doit m'être remis au pied du Bachkam
dans la vallée du dragon. Grrrrrrrr !
Tous les regards se tournèrent vers
lui. Le maître-sorcier prit la parole à son tour :
- Le totem de la maison Chountic a
parlé ! Que tout se fasse comme il le demande.
Tandrag vit l'ombre se dissoudre
doucement comme son impression de présence.
116
Tandrag se serait bien passé de la
corvée, même si elle avait des côtés agréables. Il avait été
désigné pour aller accomplir le rite au totem de la maison
Chountic. Aller se promener en hiver jusqu'à la vallée du dragon
alors que la neige tombait, n'était pas une sinécure. Biachtic
ayant disparu après son coup d'éclat, Chteal étant trop petit, il
ne restait que lui. On lui avait adjoint des gardiens de tiburs pour
l'aider dans sa tâche. C'étaient des garçons solides de deux
saisons plus âgés que lui. La dépouille de Chountic reposait sur
un traîneau, avec les provisions nécessaires pour le voyage.
Habitués aux lourdes charges, ils ne rechignaient pas à tirer. Ils
progressaient en raquettes en suivant la piste que les guerriers
avaient tracée pour leurs planches à glisser. Régulièrement, des
patrouilles partaient vers la vallée du dragon pour l'observer.
Quiloma restait persuadé que son rôle primordial était de veiller
sur le dragon. Sabda qui était venue souhaiter bonne chance à
Tandrag lui avait rapporté une discussion entre le prince et sa
mère, où il tenait une bonne place. Quiloma gardait un œil sur
Tandrag. Ce dernier fut étonné de l'apprendre. Il fut encore plus
surpris quand Sabda lui raconta que la Solvette avait abondé dans
son sens.
- Tu es un drôle d'oiseau, Tandrag. Je
ne sais pas ce que tu as fait, mais tu es manifestement différent.
- Je vois bien, Sabda, mais chaque fois
que je demande à quelqu'un, on ne me répond pas...
Tandrag ressentait l'inquiétude de
Sabda, comme il avait ressenti celle de Miasti. Il savait qu'il était
bien jeune pour aller affronter le grand hiver d'avant la fête des
rencontres. Il n'avait pas le choix. Le jour de leur départ un pâle
soleil éclairait la neige. Il mit sur ses yeux les écorces fendues.
Les guerriers blancs avaient amené ces curieuses lunettes avec eux.
C'était bien pratique avec toute cette neige brillante. Les premiers
moments furent délicieux. Loin des préoccupations journalières, il
se sentait en vacances. Les gars qui l'accompagnaient, s'étaient
attelés au traîneau. La progression était facile. La légère
pente descendante facilitait le déplacement. Ils déchantèrent à
la première côte. Chountic pesait lourd, sans parler des provisions
pour deux mains de jours. Les sorciers avaient consulté les esprits.
Sioultac semblait calme. Les augures étaient favorables. Ils avaient
dix jours pour faire ce que les guerriers faisaient en cinq. Même en
tirant le chariot, ils devraient y arriver. Même s'il était parti
avec cette idée en tête, maintenant Tandrag en doutait. La nuit
arrivait et il n'avait pas fait l'étape prévue. Il ne sentait plus
ses jambes, ni ses bras d'ailleurs. L'humeur joyeuse de la troupe
s'était altérée avec la journée. C'est la patrouille qui
revenait, qui leur donna les indications pour trouver un lieu où
passer la nuit. Après un repas vite avalé, ils s'effondrèrent sous
l'abri de fortune.
La lune se leva, éclairant une scène
de chasse. Des loups debout sur la dalle de pierre reniflaient la
nourriture. Le chef de meute avait repéré le groupe endormi, des
proies faciles. Le feu éteint, n'était pas un problème. Le chef de
meute avait juste besoin de trouver le chemin pour descendre. Il
longea le bord du surplomb sans rien trouver. Il continua son
inspection. C'est le second qui signala un chemin par un petit
grognement. Comme un seul être, la meute s'engagea dans la descente.
La nuit était jeune et avant qu'elle ne soit vieille, ils auraient
le ventre plein.
Tandrag dormait mal. Ses muscles
endoloris le réveillaient à chacun de ses mouvements. Il ouvrit les
yeux. Si le reste du voyage était comme cela, ils allaient mettre
plus de temps que prévu et les provisions allaient manquer. Le
silence était presque total. Seul le bruit des respirations
troublait l'atmosphère ouatée de la nuit. La lune éclairait ce
coin de forêt presque comme en plein jour. Il laissa son regard
errer sur la surface blanche et noire sculptée par la lumière de la
lune. Une ombre passa. Tandrag sursauta. La peur s'insinua dans son
esprit. N'était-ce pas une tête de loup qui venait de se découper
en ombre devant lui. Il observa mieux. Mais rien d'autre ne bougea.
N'avait-il pas rêvé ? Sa respiration accéléra. Les histoires
de loups qu'on racontait au coin du feu, toutes plus horribles les
unes que les autres prirent soudain une terrifiante réalité dans ce
coin de forêt. Il voulut réveiller les autres, mais n'arrivait pas
à se décider. Il ne pouvait mal agir. S'il les réveillait pour
rien, il perdait la face, autre peur. Il eut envie de pleurer. La
situation le dépassait. Il ne savait quoi faire. Si Kalgar était
là, il saurait quoi faire. Les larmes se mirent à couler toutes
seules sur ses joues. Il décida de réveiller son voisin le plus
proche. Il le secoua :
- Réveille-toi ! Réveille-toi !
Le garçon ouvrit un œil.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- J'ai cru voir des loups.
Tracsent se retrouva immédiatement sur
le qui-vive. Lui aussi connaissait les histoires. Il regarda
anxieusement autour de lui en demandant à Tandrag de raconter ce
qu'il avait vu. Il réveilla les autres. Bientôt le camp fut en
ébullition. Le feu fut relancé. Ils étaient une dizaine de jeunes
pas très expérimentés. Le totem avait été exigeant en refusant
les adultes. Seuls les jeunes pouvaient avoir la pureté pour
racheter la faute de Chountic. Ils étaient maintenant livrés à
eux-mêmes, regrettant de ne pas avoir mieux écouté les conseils de
ceux qui avaient déjà fait cela. Tracsent donnait des ordres. Il
fallait protéger le traîneau en priorité. Ils coupèrent des
branches de résineux et d'épineux. Le mot « loup » leur
donnait du cœur à l'ouvrage. Bientôt, ils furent entourés d'une
barrière de branches, avec un feu au centre.
- Ça devrait suffire, dit Tracsent.
Tandrag était soulagé qu'un autre que
lui ait pris la direction des opérations. C'est alors que retentit le
premier hurlement. Ils se figèrent tous. Il était tout près.
D'autres lui répondirent. Les cris venaient de toutes les
directions. Les garçons avaient les cheveux dressés sur la tête.
- Là ! cria une voix.
Tous regardèrent apparaître dans une
flaque de lumière pâle la forme tant redoutée. Le loup venait en
reconnaissance. Il approcha.
Basffin tira une flèche. Il tremblait
tellement qu'elle alla se perdre au loin. Tandrag se mordit la lèvre.
Le loup ne bougea même pas. Tous se mirent à tirer à tort et à
travers.
- Stop ! hurla Tandrag. Ne perdez
pas les flèches pour rien.
Cela ne servit à rien. Les tirs
s'arrêtèrent quand les carquois furent vides. Une impression de
désolation s'abattit sur le campement. D'autres loups sortirent de
l'ombre. Eux aussi avaient bien compris qu'il n'y avait plus de
flèches. La peur noua le ventre de Tandrag. Il lança un cri
inarticulé. Il ne voulait pas mourir comme ça en nourriture pour
loups. Tracsent se mit à balbutier des incantations au totem.
Basffin son arc à la main avait l'air de ne pas comprendre. Dans ses
yeux on voyait le refus de voir la réalité.
- Sortez vos dagues, hurla une voix. On
va pas se laisser dépecer comme ça !
Lentement les loups prenaient position.
La nuit était encore longue et les défenses bien faibles. Le chef
de meute jugea que les branches n'étaient pas une vraie difficulté.
Le feu n'était pas bien gros non plus et surtout la viande était
fraîche. Lentement le cercle se refermait. Tandrag avait pris à la
main non pas une dague, mais le marteau qu'il maniait avec beaucoup
plus de dextérité. C'est Éeri qui lui avait conseillé de prendre
ce qu'il utilisait le mieux comme arme.
Quelques nuages passèrent devant la
lune, obscurcissant le paysage. De nouveau un loup hurla, tout
proche, trop proche des branches. Tracsent en tremblant avait jeté
une branche enflammée. Le loup avait reculé... un peu et avait fait
le tour pour se rapprocher à nouveau. Basffin tomba à genoux,
implorant en pleurant l'ours totem de venir à leur aide. Tandrag
regarda la réalité avec un détachement qui l'étonna. Il notait
tous les détails de la scène comme si tout allait au ralenti. Les
loups gris au regard brillant des reflets du feu. La lune qui donnait
une lumière pâle. Les nuages qui passaient plus ou moins vite
plongeaient la scène dans une obscurité angoissante. Les arbres aux
branches nues ou les résineux couverts de neige semblaient figés
tout comme les loups juste avant l'attaque. Le premier hurla et se
précipita. Tandrag vit ses muscles jouer sous sa peau, les pattes
arrière se plier et se détendre. Le loup volait littéralement
vers lui. Il nota que la barrière de branches était vraiment trop
petite. Il prépara son marteau. Il n'aurait droit qu'à un seul
essai. Son bras se détendit en même temps que la mâchoire
s'ouvrait découvrant des crocs de bonne taille. Il atteignit le loup
juste au niveau de l’œil. Continuant son mouvement, Tandrag
accompagna la chute de l'animal. Tracsent se laissa tomber sur le
loup agité de soubresauts en enfonçant sa dague à deux mains dans
le flanc de la bête. Tandrag déjà se retournait vers les loups. Le
suivant avait déjà sauté. Tandrag se dit qu'il ne pourrait pas se
relever à temps pour frapper. Il jura dans sa tête. Il leva le bras
attendant le choc... qui ne vint pas. Tandrag se releva. Sans un
bruit, une bête blanche immense aux poils longs venait de saisir le
loup à pleine gueule, lui broyant la cage thoracique. Sans
s'arrêter, elle égorgea, éventra plusieurs autres loups avant que
la meute ne réagisse en fuyant avec des hurlements de terreur.
- Le totem ours ! Le totem ours !
Tandrag se tourna vers Basffin qui
poussait des cris hystériques.
- Il est venu nous sauver. Le totem
ours, bénit soit-il !
Tandrag pensa qu'il n'avait jamais vu
d'ours comme cela. Il ne put appesantir sur l'aspect de leur sauveur.
Celui-ci avait disparu aussi vite qu'il était apparu. Tous les
garçons s’entreregardèrent et se mirent à pousser des cris de
joie. Adhérant à l'hypothèse de Basffin, ils se mirent à
commenter, enjoliver, inventer ce qui venait de se passer. Tandrag ne
dit rien. Tracsent s'approcha de lui.
- Bravo, Maître Tandrag. Vous maniez
le marteau à la perfection et le totem vous a protégé.
Tandrag vit l'admiration dans le regard
de son interlocuteur. Alors qu'il n'était que le petit en partant de
la ville, il comprit qu'il venait d'acquérir sa reconnaissance. Les
autres acceptèrent cette hiérarchie. Tandrag était le maître et
Tracsent son second, comme Tilcour l'avait été pour Chountic.
Le reste de la nuit se passa sans
incident. Tandrag avait donné l'ordre de faire un tour de garde. Il
avait été obéi sans discussion. Il était le protégé du totem du
clan.
Quand Tandrag se réveilla, le petit
déjeuner était prêt. Basffin le servit en lui donnant du
« maître » tous les deux mots. Cela agaça Tandrag mais
il préféra ne rien dire. Malgré les douleurs, ils repartirent le
plus tôt possible. Tandrag donna le rythme. Même si on lui proposa
de ne pas tirer le traîneau, il prit ses tours comme les autres. Ce
fut une belle journée. Au bivouac du soir, ils n'avaient plus de
retard. Les conversations tournèrent encore autour des évènements
de la nuit précédente et sur la protection dont ils bénéficiaient.
- J'ai entraperçu le totem ours
aujourd'hui, disait Basffin.
Les autres approuvèrent bruyamment.
Tandrag se dit qu'il n'avait pas été seul à voir cet ours blanc.
Voir était un bien grand mot pour ses impressions fugitives d'une
silhouette dans la forêt. Fort de son expérience lors du décès de
Chountic, Tandrag ne croyait pas que c'était le totem de l'ours.
Profitant d'une pause, il s'était un peu éloigné pour satisfaire
ses besoins. Il avait vu les traces. Ce n'étaient pas des traces
d'ours. Les marques étaient différentes avec des griffes aussi
longues que sa dague. Il préféra garder tout cela pour lui. Même
si ce n'était pas le totem ours, l'entité les accompagnait et vu
son efficacité face aux loups, ils seraient tranquilles le temps du
voyage.
Après le repas, il demanda qu'on
instaure des tours de garde. La nuit se passa sans incident. On
entendit les loups, mais c'était loin.
Le jour suivant, ils avaient acquis
l'entraînement. Heureusement car le chemin montait plus qu'il ne
descendait. Le ciel se couvrit et en fin de journée, il se mit à
neiger. Tandrag eut peur que la neige n'efface les traces des
guerriers blancs. Ils ne savaient se repérer en dehors de ce fil
conducteur. La routine s'installait et ce jour-là, ils accomplirent
le trajet prévu. Personne ne signala le totem ours. Ce qui généra
un malaise le soir. Étaient-ils de nouveau seuls ? Tandrag
mentit en disant qu'il avait vu la silhouette plus tôt dans
l'après-midi mais qu'avec la neige cela devenait plus difficile.
L'explication plut aux autres. Tandrag dormit mal à cause de la
neige qui continuait à tomber. Sans la trace des planches à glisser
des guerriers, ils étaient condamnés.
Sa première pensée le matin fut pour
les traces. Il se leva rapidement pour aller vérifier. Le ciel était
gris, bas, mais les deux lignes encore bien visibles. Il soupira. Ce
fut d'humeur joyeuse qu'il déjeuna ce matin-là. Le départ se fit
sous la neige qui avait repris son virevoltement autour d'eux.
Basffin qui marchait devant cria :
- Là ! Le totem ours.
Tous regardèrent dans la direction
indiquée. Ils ne virent rien. Pourtant, cela leur donna de l'énergie
pour tirer le traîneau. Tandrag fut heureux que l'énorme bête les
accompagne. Lui aussi se sentait rassuré. Les flocons devinrent
petit à petit plus nombreux. Tandrag marchait devant et cherchait
les traces qui disparaissaient à mesure qu'ils avançaient. À la
mi-journée, ils firent une pause pour manger. Les fronts étaient
soucieux.
- D'ici la fin de la journée, nous ne
verrons plus rien, dit Tracsent.
- Je sais, Tracsent, je sais. Mais que
peut-on y faire ?
- Je vais partir devant. En courant je
pense pouvoir marquer une piste jusqu'au refuge de ce soir.
Tandrag approuva. Tracsent n'attendit
pas la fin du repas. Il partit tout de suite.
Malgré la neige, ils progressèrent
bien. La neige fraîche avait bien gardé les traces profondes des
raquettes de Tracsent alors que les deux lignes des guerriers avaient
disparu. Ils atteignirent la grotte relais avant que la nuit ne soit
complètement tombée.
- Je ne sais pas pour demain. Nous
allons peut-être devoir attendre une patrouille pour pouvoir
continuer, dit Tandrag.
- Le totem ours va nous aider, répliqua
Basffin.
Tandrag ne voyait pas bien comment cela
pouvait se faire. Il ne releva pas. Le repas fut presque silencieux.
Chacun s'interrogeait sur demain. Tracsent avait eu de la chance de
trouver la grotte. C'est ce qu'indiquaient ses traces. Il l'avait
dépassée de plus de cent pas quand il avait fait demi-tour pour la
rejoindre. Il avait expliqué qu'un bruit lui avait fait tourner la
tête et qu'il avait vu l'entrée. Tandrag l'avait interrogé sur ce
bruit sans pouvoir lui en faire préciser l'origine.
Le lendemain le jour se leva sous un
ciel gris et bas. La neige têtue, effaçait tous les reliefs. Une
discussion s'engagea sur la conduite à tenir. Certains, dont Tandrag
préféraient attendre qu'une patrouille passe pour suivre ses
traces, d'autres menés par Basffin, ne doutaient pas que le totem
ours les aiderait à trouver le bon chemin. Il y avait une telle
certitude dans la voix de Basffin que petit à petit tout le monde se
rangea à son avis. En milieu de matinée, ils reprirent le traîneau.
Tracsent marchait devant. Il scrutait le sol avec attention,
déclarant par moment quand il voyait les traces des planches à
glisser. Ils voyagèrent comme cela toute la journée. Quand le soir
arriva, ils auraient dû trouver un surplomb pour s'abriter. Sous ce
ciel bas et gris qui devenait noir, avec cette neige qui s'obstinait
à tomber, il fallut qu'ils se rendent à l'évidence, ils étaient
égarés. Basffin était désespéré. Il pensait voir le totem ours
leur donner des indications et la journée n'avait été que la morne
succession d'un pas posé après l'autre. A part les bruits de leur
groupe, ils n'avaient rien entendu, rien vu. Tandrag cassa une
branche de résineux et avec le pot à feu l'alluma. Les autres
l'imitèrent.
- Il faut chercher un abri pour la
nuit, dit-il. Demain il fera jour et nous prendrons une décision.
Tracsent se sentait coupable de les
avoir perdus, tout comme Basffin de les avoir convaincus de partir
sans attendre une patrouille pour les guider. Ils reprirent leur
progression en silence. Tandrag essayait de comprendre où ils
pouvaient être. Lui revenait en mémoire, les histoires de voyageurs
perdus dans l'hiver et la neige qui avaient tourné en rond pendant
des jours avant de mourir de faim, de froid et d'engelures. Il
tournait ces sombres pensées quand devant lui se dressa un mur
végétal. Il y avait là un rideau de résineux qui avaient poussé
serrés les uns contre les autres. Il se mit à quatre pattes et
essaya de voir en dessous.
- Attendez-là, je vais voir si on peut
rentrer ici. Tracsent, viens avec moi et toi aussi Basffin, on va se
frayer un chemin.
Armés de haches, les deux plus grands
élaguèrent des branches basses pendant que Tandrag tenait deux
torches pour les éclairer. Rapidement, ils se retrouvèrent sous une
voûte d'épineux sur un sol sans neige. Tandrag fit signe aux autres
d'avancer. L'endroit leur évoquait une cabane comme ils avaient pu
en construire dans les bois en été.
- Nous ne sommes pas les premiers, dit
Tracsent. Il y a un rond de pierres.
Tandrag l'éclairait en faisant
attention de ne pas mettre le feu à leur abri. Tracsent et Basffin
dégagèrent les pierres faisant un tas des aiguilles.
- Là, du bois coupé, dit un des
garçons.
Rapidement, un feu fut allumé. Le bois
qui avait été stocké là était bien sec et brûlait avec peu de
fumée et des flammes courtes. Tout le groupe fut heureux de cette
découverte. Ils allèrent chercher le traîneau dehors. Tandrag
donna l'ordre d'aller couper des branches pour mettre au pied des
troncs de résineux pour empêcher l'intrusion d'indésirables
pendant la nuit.
Pendant le repas qu'ils purent prendre
chaud, ils discutèrent de ce qu'ils allaient faire le lendemain.
Basffin pensait que le mieux était de revenir en arrière pour
corriger son erreur et attendre une patrouille. Tracsent pensait que
si le temps se dégageait comme il l'espérait, il pourrait prendre
des repères en montant en haut d'un arbre.
Bien que se sentant à l'abri comme à
la maison, ils établirent un tour de garde. Tracsent réveilla
Tandrag quand ce fut son tour.
- Rien à signaler ? demanda
Tandrag à moitié réveillé.
- Non, tout est calme, répondit
Tracsent.
Tandrag s'installa sur une souche pour
ne pas pouvoir se laisser aller au sommeil. Il retourna le sablier.
Il laissa son esprit rêver. Plusieurs fois, il se réveilla en
sursaut quand sa tête tombait sur sa poitrine. La fatigue se faisait
sentir avec de plus en plus d'acuité. Il se leva pour faire quelques
pas. Le tapis d'aiguilles étouffait le son de sa marche. Il fit le
tour de leur abri, après avoir remis un peu de bois dans le feu. Il
alla vers la porte de branches qu'ils avaient confectionnée. Là il
s'arrêta net. Il y avait une présence derrière. A travers les
branchages entrelacés, il vit deux yeux rouges qui luisaient. La
peur lui serra le ventre, des yeux de loup. Vu leur position, ce loup
devait être très grand. Il saisit son marteau prêt à se battre.
Il n'osa pas crier de peur de déclencher une attaque. Il se dit que
le mieux était de reculer doucement pour réveiller les autres. Il
allait reculer quand un bruit le figea sur place. La bête
ronronnait. Dans son esprit vint l'image de Abci. Il imagina le félin
domestique devenu esprit et venu les guider.
- Abci ! C'est toi Abci ?
Le ronronnement ne cessa pas. Tandrag
sentit une vague de sérénité l'envahir. Il faillit ouvrir la porte
pour caresser le félin. Il pensa que peut-être ce n'était pas Abci
mais un piège. Il tenta une expérience.
- Abci, va, va vers le bachkam et nous
suivrons tes traces.
Sans cesser de ronronner, les yeux
rouges reculèrent. Bientôt, Tandrag n'entendit plus rien. Il
retourna vers le sablier. Il était quasiment vide. Quand il s'était
levé pour ne pas dormir, il aurait juré qu'à peine un quart de la
poudre s'était écoulé. Aurait-il rêvé ? Il réveilla celui
qui devait prendre le prochain tour de garde tout en restant
perplexe.
Tandrag sentait qu'on le secouait.
- Maître Tandrag venez voir !
Il sauta sur ses pieds pour rejoindre
le petit groupe qui était à la porte.
- Regardez ! lui dit-on en
montrant des traces.
Tandrag observa le sol à son tour. La
neige avait été piétinée, tellement piétinée que les traces
étaient inidentifiables. Il n'avait pas besoin de les observer plus
pour savoir. L'esprit aux yeux rouges n'était pas un esprit, mais un
être de chair et d'os.
- Nous vous attendions pour sortir,
Maître. Que fait-on ?
- Je pense qu'il n'y a pas de risque,
dit Tandrag, mais soyons prudents.
Joignant le geste à la parole, il
décrocha son marteau et avança prudemment dans le tunnel de
verdure. Il ne rencontra rien ni personne. La neige ne tombait plus.
Tout autour de l'abri de nombreuses traces de loups. Les pattes
avaient laissé des empreintes larges, impressionnantes. Puis d'un
coup, comme s'ils avaient décidé de faire un chemin, les loups
avaient marché en léger déphasage, laissant une ligne de neige
écrasée plus nette que les sillons des planches à glisser. Les
garçons s'entreregardèrent. Quel était ce mystère ? Tout le
monde savait que les loups marchent dans la trace de celui qui le
précède et pas comme un troupeau de tiburs. Basffin déclara :
- C'est un signe que nous envoie notre
totem !
Tandrag acquiesça.
- Il veut que nous suivions cette
trace. Alors ne traînons pas. Allons !
Rapidement, ils se mirent en route. La
trace était nette mais droite. Elle n'évitait aucune côte. Après
avoir suivi la piste quelque temps. Tandrag décida de faire suivre
la piste par un des leurs pendant que les autres le suivraient à vue
tout en cherchant le chemin le plus facile pour le traîneau. Ils
peinèrent moins tout en avançant aussi vite. Au milieu de la
journée celui qui suivait la piste des loups poussa un cri. Une voix
au loin lui répondit. Tout le groupe pressa le pas pour voir ce
qu'il se passait. Tandrag le premier. En arrivant en haut de la côte,
ils découvrirent une patrouille d'une dizaine de guerriers. Il y
avait deux konzylis issus des guerriers blancs et huit jeunes engagés
de la ville. Le dialogue s'engagea entre les deux formations tout en
continuant à marcher. Tandrag s’aperçut que la piste piétinée
des loups s'arrêtait un peu plus loin. Après on ne voyait plus
qu'une trace. Tout au plaisir de leur rencontre, les autres ne
semblèrent pas remarquer ce détail. Les deux groupes firent marche
ensemble jusqu'au soir. Tandrag était resté un peu à l'écart des
discussions tout à ses interrogations sur ce qu'il avait vu. D'abord
cette bête énorme qui avait mis en fuite les loups, puis maintenant
des loups qui leur traçaient la route. Le monde était plein de
mystères.
À la halte du soir, ils s'aperçurent
que leur égarement leur avait fait perdre une journée.
La soirée fut agréable et les
perspectives du lendemain bonnes, puisque les guerriers leur
donnèrent de la viande. Ils avaient eu la surprise de voir un
troupeau de clachs leur passer à portée de flèches sans qu'ils le
cherchent. Ils avaient abattu deux bêtes et s'étaient mis en
position pour se défendre contre une meute de loups. Seuls des loups
pouvaient faire bouger comme cela un troupeau de clachs. Ils
n'avaient pourtant rien vu venir. Ils étaient restés en position un
long temps. Comme rien n'arrivait, ils avaient patrouillé sans rien
remarquer d'anormal. Ils avaient alors repris la route. C'est grâce
à ce retard qu'ils s'étaient rencontrés. Ils savaient que le
groupe de la maison Chountic était en chemin et il avait eu ordre de
surveiller sa progression.
La nuit se passa calmement. Le
lendemain les guerriers partirent rapidement et les garçons se
remirent à suivre la piste tracée par les planches de glisse. La
journée fut agréable, sans vent et sans neige. Bien qu'attentif,
Tandrag ne vit aucun signe d'aucune sorte. Ils arrivèrent à la nuit
tombante où ils avaient prévu. Dans un jour, il serait au pied du
bachkam. Tandrag se mit à rêver d'être rentré à la ville pour la
fête des rencontres. Il s'endormit en pensant à la forge et au feu.
Le jour suivant ressembla à ce qu'ils
venaient de vivre en moins lumineux. Ils avançaient bien puisqu'ils
descendaient dans la vallée du dragon. Il fallait déployer beaucoup
d'efforts pour ne pas se laisser entraîner par la charge. Ils furent
même au point de repos avant la nuit. Tandrag ne les laissa pas
souffler pour autant. Il fit déposer les provisions dans la grotte
et laissa cinq garçons. Avec les autres, ils tirèrent la dépouille
de Chountic jusqu'au bachkam. L'arbre était à quelques centaines de
pas plus loin. En s'approchant, ils virent sur son écorce les
profondes marques de griffes laissées par les ours. La neige au pied
du tronc était tassée sous la couche de poudreuse. Tandrag
comprenait mieux pourquoi le totem ours voulait qu'on amène son père
là. Il n'osa pas imaginer ce qui allait se passer une fois le corps
déposé. Lentement, ils déposèrent les restes de celui qui fut
Chountic contre les racines du bachkam. Tandrag se sentait nerveux.
En voyant les gestes de ses compagnons, il comprit qu'il n'était pas
le seul. Les autres aussi devaient sentir comme une présence non
loin.
- Il me semble que j'entends grogner,
dit Basffin.
- Tu imagines trop de choses, lui
répondit Tracsent. Finissons-en et rentrons au chaud. Les autres ont
fait le feu et à manger.
Pendant ce temps, Tandrag avait sorti
les torches et avait enflammé la première. Allégé du poids du
corps, ils remontèrent vers la grotte sans effort.
- Les sorciers m'ont donné du clams à
faire brûler ce soir. Cela mettra le totem ours et ses avatars dans
de bonnes dispositions.
Ils firent une petite fête cette
soirée-là. Ils avaient de la viande fraîche, des biscuits de route
et un grand pot de plich. Tandrag avait en plus de tout cela, amené
un petit flacon de sicha. Les autres ouvrirent des yeux ronds. La
soirée était bien avancée. Ils avaient fini le flacon de sicha. Si
certains avaient essayé de goûter la sicha pure, ils avaient tous
fini par la couper avec de la neige. Cela les amusa beaucoup de voir
la neige fondre dans le liquide sombre. Ils rigolaient tous plus ou
moins bêtement quand retentit le premier grondement sourd. Il fut
suivi de grognements plus ou moins forts. Tandrag qui avait vu le
clams s’éteindre, donna l'ordre à Tracsent d'en allumer une
nouvelle botte. Plus personne ne riait. Le sérieux de la situation
les avait atteints. Ils ne dormirent pas cette nuit-là. La lourde
fumée du clams s'élevait dans la nuit reflétant les lueurs
rougeâtres des flammes. Cet écran les protégerait.
Basffin tremblait de tous ses membres
en marmonnant des litanies de contre-sort. Les autres ne valaient
guère mieux. Tandrag les regardait faire. Il ne pensait pas que
les ours qui se battaient pour la dépouille de Chountic, viendraient
jusqu'à leur refuge. Néanmoins, il veillait près de l'entrée, le
marteau à la main.
Le jour le trouva endormi appuyé sur
son marteau. Il avait mal partout, la tête lourde et embrumée. Il
ne se souvenait pas de ses rêves mais savait qu'ils étaient
bizarres. Il se rappelait juste de la sensation de froid. L'odeur du
clams imprégnait l'air. Il décida de sortir pour respirer un peu.
Le jour se levait à peine. Jetant un regard en arrière il vit ses
compagnons réfugiés au fond de la grotte derrière un repli
naturel. Il enjamba le tas de cendre de clams. Il fit quelques pas
prudents dans la pente. Il n'y avait aucun bruit. Il se demanda s'il
devait aller voir au pied du bachkam. Si on leur avait donné des
instructions précises pour le dépôt, on ne leur avait rien dit
pour après. Il n'avait aucune envie de voir les restes de son père
à moitié dévoré. Le totem ours était bien dur d'avoir demandé
cela. Sans passer par la clairière de la dislocation, il ne pourrait
pas rejoindre le monde des esprits. Son crime devait être bien grand
aux yeux du totem ours pour qu'il exige cela. Tandrag se dit qu'il
n'avait pas l'ours pour totem. Ce n'était pas lui qui avait été
choisi pour porter l'habit. Il imagina différents totems. Le bachkam
ne lui disait rien comme tous les totems végétaux. Le loup le
tentait bien, mais les sentiments vis-à-vis des loups étaient
toujours ambivalents. On louait sa force et son endurance et dans le
même temps on avait peur de lui et on le chassait. L'image du loup
lui sautant à la gorge lui revint en mémoire mais aussi les traces
qui les avaient guidés vers le refuge. Non le loup ne pouvait être
son totem. Il y avait aussi des totems dit mineurs comme le chenvien,
le jako ou le charc. Tandrag ne se sentait pas d'affinités avec eux,
pas plus qu'avec les tiburs ou les clachs. Il se dit qu'il aurait
peut-être besoin d'une cérémonie spéciale pour qu'il trouve son
totem. Cela arrivait parfois quand les sorciers ne savaient pas, on
faisait un rite spécial qui consistait à isoler le candidat et, à
l'aide de clams, de potions et de prières, le laisser sans manger
dans le noir jusqu'à ce qu'il « voie » son totem. En
laissant vagabonder son esprit, vint l'image du feu. Ah ! Il
faisait peut-être partie de ceux dont le totem est un élément
comme l'air, l'eau ou le feu. Ça devait être cela. Sentant une
présence derrière lui, Tandrag se retourna.
Tracsent sortait de la grotte.
- Doit-on aller voir ?
- Non, répondit Tandrag, les sorciers
ne l'ont pas demandé et le totem ours non plus. Nous allons nous
préparer pour rentrer avant que Sioultac ne se réveille.
Le visage de Tracsent montra son
soulagement. Il rentra dans la grotte distribuer les ordres. Tandrag
regarda vers le bachkam. Il ne vit rien de particulier. Il rentra
aussi.
Le retour allait plus vite. Le traîneau
était beaucoup plus léger et les traces bien visibles. Deux jours
se passèrent ainsi. Le moral était bon. Encore trois jours et la
ville et la fête seraient là et surtout sa forge. Tandrag se disait
qu'il avait tourné une page de sa vie. Il avait été fils de
Chountic, maintenant pour ceux de sa saison, il devenait maître
Tandrag que les totems protégeaient. Il avait entendu ses compagnons
s'interroger sur son totem. Chacun y avait été de son opinion. Pour
finir, rien n'était tranché. Ce soir-là, ils étaient arrivés
avant la nuit sous le surplomb de la falaise. Un mur de pierres
sèches fermait l'espace ne laissant qu'une porte qu'on pouvait
facilement condamner avec un vantail de branches entrelacées.
Tandrag s'était occupé du feu comme à l'accoutumée. Sans rien
dire, tout le monde savait qu'il était le meilleur pour le faire.
Rapidement il fit bon dans l'espace de sous la pierre. Un des garçons
fit une blague sur les loups qui ne se risqueraient pas cette nuit à
venir contre le mur. Tout le monde en rit, un peu jaune quand même.
Le souvenir de l'attaque était vivace dans toutes les mémoires. La
soirée ne dura pas. On discuta un peu mais la fatigue était là.
Une fois la porte bien calée, la sécurité était assurée. On
donna par principe un tour de garde à chacun. Les guerriers leur
avaient dit de ne jamais dormir sans une sentinelle. Obéissant,
Tandrag avait donné l'ordre et personne n'avait contredit.
- Maître Tandrag ! Maître
Tandrag ! chuchota une voix.
Tandrag ouvrit un œil. Il ne savait
plus bien où il était. On continuait à le secouer. Il s'assit tout
en se frottant les yeux.
- Sioultac se déchaîne, maître
Tandrag !
Effectivement, il entendit la longue
plainte du vent et des chocs répétés sur le mur et la porte. Par
les interstices, on ne voyait rien. On sentait le vent et le froid.
Tandrag jura entre ses dents.
- Ça fait un moment que ça dure, mais
maintenant j'ai l'impression d'entendre la plainte de maître
Chountic. J'ai peur que son esprit ne vienne nous hanter.
Tandrag écouta mieux. Effectivement,
on entendait comme un râle, le même que dans la maison Chountic
avant la mort de son père.
- On va brûler un peu de clams. Cela
éloignera l'esprit de Chountic.
Joignant le geste à la parole, Tandrag
alluma un petit bouquet de bois de clams. L'odeur monta avec les
fumées.
- Va te coucher ! Je vais prendre
la suite.
Il regarda le garçon s'allonger. Il
l'entendit se retourner maintes fois, puis sa respiration se calma.
Pendant ce temps la plainte de Sioultac, ou de Chountic ne cessait
pas. Elle changeait de registre, pour mieux revenir. Moitié
somnolant, il se laissait bercer par le bruit, revoyant le temps
passé à attendre que Chountic meure. Alors que sa tête tombait de
plus en plus souvent en avant, il prit appui sur un bâton pour ne
pas dormir. La fumée du clams lui montait à la tête, il voyait
l'ombre immense de Sioultac couvrir les montagnes, la ville, la
vallée où ils étaient. Il sentait le vent se renforcer encore et
encore. C'est de toute la force de son courroux que Sioultac frappait
la région. Tous devaient se terrer. Il vit la grande ombre
s'approcher de la falaise dans laquelle était leur refuge. De ses
doigts puissants, elle attrapa les blocs de pierres du mur et les
arracha.
Tandrag hurla. Tous les garçons se
réveillèrent alors que la bourrasque s'engouffrait dans l'abri. Ce
fut le chaos. Le mur extérieur avait lâché sous l'accumulation de
la neige, les laissant sans protection face au blizzard. Ils
reculèrent tous contre la paroi en essayant de récupérer de quoi
s'habiller plus chaudement dans le noir absolu de cette nuit de
cauchemar. Ils finirent par se récupérer les uns les autres.
Hurlant pour se faire entendre, ils firent masse. Ceux qui avaient
les habits les plus chauds se mirent à l'extérieur, les autres au
centre. Il fallait tenir au moins jusqu'au jour pour récupérer des
affaires et se sortir de ce trou mortel. Tandrag était à la pointe
de ce tas de corps luttant pour garder sa chaleur. Il sentit le froid
malgré ses vêtements. Il sentait les tremblements de ses
compagnons. Il eut peur. Il était impuissant face à cela. Le froid
allait les prendre. Sioultac était avide de chair chaude. Ses
pensées étaient tumultueuses. Et ce froid, ce froid qui s'insinuait
en lui. Une sensation lui revint en mémoire. Il avait déjà connu
cela. Il ne savait pas quand ni où, mais il avait vécu ce froid,
cet engourdissement, cette proximité avec la mort. Il avait … il
avait … il ne savait plus. Son cerveau s'engourdissait lui aussi.
Ses pensées devenaient comme un puits noir. Il y avait juste le
cercle tout en haut, le petit cercle de lumière, petit point
lumineux dans un monde noir. Il fixa son esprit dessus. Le petit
cercle devint flammes, chaleur, énergie.
Tandrag ne tremblait plus. Si le vent
était toujours aussi violent, la montagne venait à leur aide. Le
rocher chauffait. On entendit le bruit mat et étouffé des paquets
de neige qui tombent. Le vent diminua à chaque chute. Bientôt il
cessa dans l'abri. Tracsent se précipita sur le pot à feu.
- Maître Tandrag, il est presque
éteint !
Tandrag se dirigea au son de la voix.
Il faillit tomber mais se rattrapa de justesse. Il prit le pot des
mains de Tracsent. A son contact le feu sembla revivre. Une lueur
s'échappa du pot donnant des ombres dansantes. Tandrag devina le
foyer éteint. Son sac était à côté. Bien que sous la neige, il
le repéra. Il en sortit un peu de bois de clams. Le seul bois assez
sec pour reprendre, expliqua-t-il à Tracsent. Il arrangea le foyer
pour dégager un peu d'espace et ralluma le feu. Tout occupé à sa
tâche, il ne vit pas les regards admiratifs et parfois envieux de ses
compagnons. Il commença à regarder autour de lui quand il fut sûr
de la pérennité de son feu. La chaleur était bonne, la neige qui
avait envahi l'espace fondait doucement. La pierre du sol était
tiède, la paroi de l'abri était chaude. Ils devaient leur salut à
l'avalanche devant leur refuge. Elle avait bloqué le vent presque
complètement. Maintenant c'est en vain que hurlait Sioultac. Il ne
mangerait pas leur souffle vital.
La tempête dura trois jours pleins.
Ils avaient fait le compte des provisions. En se rationnant, ils
allaient pouvoir tenir. La chaleur de la roche ne baissait pas, si
bien que le feu n'avait pas besoin de bois. Tandrag comme les autres
s'interrogeait sur ce phénomène. C'est comme cela qu'il entendit
avec étonnement l'histoire du miracle de la pierre chaude. Basffin
racontait que le père de son père, lui avait raconté l'évènement.
Deux nouveaux-nés s'étaient retrouvés exposés à la demande des
esprits et ils avaient survécu grâce à la pierre qui était
devenue chaude à faire fondre la neige. Quand il avait voulu savoir
les noms, son père était intervenu et avait réclamé le silence.
Le père de son père avait alors mis son doigt devant sa bouche et
dit « chut, mon gars. Il est des choses qui ne se disent
pas ! » Basffin n'avait pas insisté. Une question fusa :
- C'était un de nous ?
Si plusieurs connaissaient l'histoire,
personne n'avait les noms. Personne ne savait s'il avait été
exposé. Tout le monde pensait que non. Ils étaient tous nés en
saison. Ils n'avaient fait aucun crime. Personne n'avait présenté
une raison pour être exposé. Tracsent prit la parole :
- Maître Tandrag, tu devrais demander
à Miasti. Elle est une hors saison. Elle a peut-être été exposée.
- C'est une bonne idée. Et si elle ne
sait rien, Sabda pourra peut-être m'en dire plus.
La conversation dévia sur d'autres
sujets. Si le mauvais temps continuait, ils allaient quand même
manquer de vivres. Certains plus gros mangeurs que d'autres, ou plus
peureux, ramenaient régulièrement le problème dans les
discussions.
Au troisième jour de blizzard, alors
que le vent faiblissait enfin, ils virent passer un troupeau de
clachs. En haut du tas de neige qui les protégeait, demeurait une
fente entre neige et roche. Tous sautèrent du surplomb rocheux,
assez loin pour retomber sur leurs quatre pattes sur le monticule de
neige, tous sauf un qui se réceptionna mal. Les garçons le virent
glisser vers l'intérieur de l'abri. Il s'étala par terre. Tandrag
ne lui laissa pas le temps de se relever. D'un coup de marteau entre
les deux yeux, il le cloua au sol. Basffin n'hésita pas. De sa
dague, il acheva l'animal en hurlant :
- De la viande !...
La journée qui suivit fut utilisée à
préparer la viande. C'est Basffin qui dirigea les opérations.
Habitués aux tiburs, il donna les ordres et les autres exécutèrent.
Tandrag les regarda faire. Ils passèrent encore une nuit dans
l'abri. La chaleur qui y régnait était encore suffisante quand ils
décidèrent d'escalader le mur de neige qui les séparait de dehors.
Le plus dur serait de faire sortir le traîneau. Avant le lever du
jour, ils avaient creusé des marches dans la neige pour se hisser
vers la sortie. Ils débouchèrent sur un monde blanc, encore plus
blanc que dans leur souvenir. Durant ces trois jours, il était tombé
au moins une hauteur d'homme de neige. Tandrag comprit qu'il ne
pouvait compter sur personne. La ville devait être vers le soleil
couchant mais à quelle distance et comment ne pas se perdre ?
- Que fait-on, maître Tandrag ?
Tandrag se retourna pour répondre à
Tracsent.
- Nous avons des vivres pour quelques
jours, mais pas assez pour attendre qu'une patrouille passe. Lors de
la dernière colère de Sioultac, Maître Kalgar disait que le prince
avait interrompu toutes les patrouilles pendant dix jours. On ne peut
pas attendre. Par contre, on va laisser le traîneau et porter les
vivres, nous irons plus vite.
Ils retournèrent dans la grotte pour
préparer les sacs et les sangles. Cela leur prit un bon moment.
« Trop long ! » pensa Tandrag. Il était préférable
qu'ils attendent le lendemain. Cela le contraria. Sioultac lui
faisait peur. Sa colère pouvait revenir et alors ils seraient en
très mauvaise position. La nuit se passa calmement, voire
confortablement. La chaleur de la pierre se faisait encore sentir.
Ils partirent aux premières lueurs du
jour. Autant les jours précédents avaient été maussades, autant
cette journée était belle. Le soleil inonda leur chemin très tôt.
En cette saison, il ne réchauffait pas, il aveuglait. Ils mirent les
lunettes fendues pour pouvoir continuer. Malgré cela, la luminosité
était effrayante. Tout en marchant, il entendait ses coéquipiers
parler de mauvais œil, de bataille d'esprits et de totems. Ils
avancèrent bien. Ils pensaient reconnaître le chemin. Cette
crête-là et puis cette combe, et puis ce mamelon. Ils étaient
sûrement sur le bon chemin. Quand arriva le soir, ils n'avaient pas
trouvé le refuge. Il pouvait être à quelques pas mais la neige
avait tout changé. Aucun ne connaissait suffisamment les montagnes
pour se reconnaître en regardant les sommets.
« Perdus ! Nous sommes
perdus ! » Ces paroles raisonnaient dans sa tête à
chaque nouveau pas. La nuit arrivait, le froid était leur ennemi. Le
soleil se coucha sans qu'ils n'aient trouvé de grotte, ou de
surplomb pour se protéger. La lumière déclina, ils purent enlever
leurs lunettes. Enfin ! La lune se leva, les éclairant d'une
lumière pâle. Tandrag s'arrêta. Penché en avant pour respirer, il
attendit que tout le monde se regroupe. Ils l'entourèrent, chacun
essayant de reprendre son souffle. La dernière montée avait été
dure. Quand tout le monde eut retrouvé une respiration plus calme,
Tandrag leur annonça qu'ils allaient continuer plus doucement, mais
qu'ils allaient continuer le chemin jusqu'à trouver une place pour
la nuit. Personne ne dit rien, mais Tandrag ressentit leur fatigue,
leur déception. Ils reprirent leur progression plus doucement. Ils
avancèrent en silence, maussades. La lune était assez haute quand
Tandrag donna l'ordre de s'arrêter pour manger. Il n'y avait ni
abri, ni rocher pour faire du feu. Ils mangèrent des galettes de
machpes qu'ils avaient réchauffées entre leurs vêtements. Le repas
fut aussi maussade que la marche. On parla peu et pour certains pas
du tout. Une invitée fit son apparition : la peur. Ils
entendirent les hurlements d'une meute de loups. Tandrag comme les
autres, fit un tour d'horizon pour apercevoir quelque chose. Lui
aussi se sentit nerveux. Est-ce que la grosse bête qu'il avait déjà
vue était encore là pour les protéger ? Il eut du mal à
faire descendre les dernières bouchées de machpes. Il donna le
signal du départ sans attendre. Les autres finirent rapidement leur
repas. Quand il reprit sa marche, il avait son marteau à la main.
Les autres aussi avaient sorti leurs armes. Les heures qui suivirent
furent très difficiles. La peur leur tenait les entrailles.
- On ne pourra pas continuer comme
cela, maître Tandrag, dit Tracsent. Certains commencent à ne plus
suivre.
- Là, je vois un petit surplomb. On va
se reposer.
Ils firent un dernier effort pour
atteindre un auvent de pierres à peine plus haut qu'eux. Ils se
tassèrent comme ils purent. Le sommeil les prit à moitié debout.
Tandrag résistait comme il pouvait à l'envie de dormir. Il en
fallait au moins un pour veiller. Malgré tous ses efforts, ses
paupières trop lourdes se fermèrent. « Un instant, juste un
instant » pensa-t-il.
Le paquet de neige le réveilla quand
il le reçut sur la tête. Il se serra davantage sur la paroi. Tout
le groupe était entassé. Il eut peur au passage du premier clach,
puis il vit tout le troupeau sauter pour continuer dans la pente.
Derrière, il vit les loups qui, tout à leur chasse, ne leur
accordèrent qu'un regard. Tandrag sentit son cœur battre à toute
vitesse. Les grands loups noirs couraient en formation. Une bête
encore plus grande s'arrêta à quelques pas de lui, le regarda un
instant, le fixant de son regard de feu. Puis lançant un hurlement,
elle reprit sa course derrière les clachs. Les autres garçons se
réveillèrent.
- Des loups ! hurla Basffin.
- Ils sont partis, lui répondit
Tandrag, mais nous ne devons pas rester ici. Ils pourraient revenir
si la chasse n'est pas bonne. On va aller par là.
Tandrag désignait la crête d'où
étaient descendus les loups. Il voulait mettre de la distance entre
eux et la meute. La lune n'était pas encore couchée mais la lumière
avait diminué. Le jour les trouva sur la crête, petite ligne sombre
dans un monde blanc. Ils remirent leurs lunettes fendues avec
l'arrivée du soleil. Levant la tête, Tandrag regarda le ciel. Il
craignait l'apparition d'une nouvelle colère de Sioultac. Les nuages
couraient, arrivant du pays froid. Il pensa que bientôt la neige
reviendrait. Il eut peur pour le groupe. Il ne savait pas où ils
étaient et jamais il ne pourrait retrouver le chemin. Il en était
là de ses sombres pensées quand il vit un éclair rouge dans le
ciel. Son cœur bondit dans sa poitrine : le dragon ! Telle
une flèche volant dans le ciel, il filait vers l'horizon. Tandrag
eut la vision de la région vue de là-haut. Sur le blanc de
l'horizon se détachait le trait sombre des fumées de la ville. La
ville ! Elle était par là. Tandrag en était sûr. Il se remit
en marche avec une nouvelle ardeur, habité par son intuition. Le
voyant ainsi partir, les autres durent accélérer. Bientôt tout le
groupe trouva un rythme de marche rapide et soutenue. La certitude de
Tandrag avait contaminé tous les autres. Au soir, ce fut Tracsent
qui le premier signala la grotte relais. Le soulagement fut palpable.
Cette grotte, tout le monde la connaissait. Elle était à un jour de
marche de la ville.
117
C'est après la fête des rencontres
que Tandrag prit la mesure des changements. Quand ils étaient
rentrés de leur périple, on les avait accueillis comme des hommes
et non pas comme des enfants. Il avait bien aimé. Kalgar l'avait
félicité. Il en avait eu le rouge aux joues. Sealminc l'avait
bouleversé avec son : « J'ai eu peur pour toi ! ».
En rentrant, Tandrag pensait que ce qui leur était arrivé, était
normal. Il l'avait fait parce qu'il fallait le faire, il ne voyait
pas l'exploit. A part quelques engelures, ils étaient tous rentrés
en bonne santé. Ce qui n'était pas le cas d'une des patrouilles qui
avait disparu corps et biens. C'est grâce aux regards des autres
qu'il avait compris. Ses compagnons avaient raconté leur parcours en
l'enjolivant plus ou moins volontairement. Tandrag avait été
convoqué par les sorciers pour raconter. Comme toujours, ils
posaient beaucoup de questions mais en disaient peu. Lors de la fête
des rencontres qui avait eu lieu le lendemain de leur retour, il
avait dû raconter encore et encore son histoire. Éeri avait été
particulièrement intéressé et lui avait fait préciser des
détails. Ses souvenirs de la fête étaient vagues. Reconnu comme
« maître » Tandrag, il avait trinqué avec beaucoup de
gens, beaucoup trop pour rester lucide. Quand il s'était réveillé
après la fête, il avait mal à la tête et un goût désagréable
dans la bouche. A la forge, on lui avait expliqué en rigolant, que
tout ceci était normal, qu'il fallait qu'il s'entraîne un peu s'il
voulait tenir un peu mieux le malch noir. Malgré son malaise, il
s'occupa du feu. Qunienka entra dans la forge. Il cligna un peu des
yeux en passant de la lumière à l'ombre. Kalgar qui l'avait vu se
dirigea vers lui. Qunienka était accompagné d'Éeri. Il fit un
geste, désignant Tandrag. Ce dernier eut une bouffée de chaleur.
Qu'avait-il fait pour qu'on vienne le chercher ?
- Le prince veut te voir, lui dit Éeri.
- Pourquoi ? demanda Tandrag.
- Ne discute pas, lui dit Éeri, le
prince n'aime pas attendre.
Tandrag regarda le maître de la forge.
Kalgar lui fit signe d'y aller. Tandrag posa son tablier, et alla
vers les extérieurs comme on les appelait encore. Qunienka dit
quelques mots à Éeri.
- Le prince veut que tu viennes avec
ton marteau, lui dit Éeri en se tournant vers Tandrag.
L'un derrière l'autre, ils allèrent
au Montaggone. C'est ainsi qu'était nommé l'ancien temple par les
guerriers blancs. Tandrag y entrait pour la première fois. Il fut
impressionné, moins que s'il avait connu l'ancien temple. Les
remparts n'avaient plus rien de symbolique. Ils étaient hauts et
larges. La cour de cérémonie avait été agrandie au détriment de
certains bâtiments. Le temple était toujours debout mais
l'intérieur était devenu salle commune pour les soldats. Qunienka
conduisit Tandrag et Éeri vers la droite vers une petite bâtisse.
La porte était juste surmontée d'un dragon stylisé. Tandrag fut
époustouflé par la pureté du trait. Oui ! C'était bien ça.
On n'avait pas besoin de tout dessiner pour rendre la pureté et la
puissance de la bête. Il contempla le dessin oubliant d'avancer.
Éeri revint en arrière pour le chercher en le gourmandant. Tandrag
rougit jusqu'aux oreilles mais ne répondit rien et avança. La pièce
où il pénétra était assez petite. Un réchaud brûlait dans un
coin donnant une chaleur douce. Le prince discutait avec Sstanch.
Qunienka mit un genou à terre. Éeri pencha la tête bien bas.
Tandrag ne savait quoi faire. Il posa son marteau et mit sa main
droite ouverte sur sa poitrine en penchant la tête. Quiloma le
regarda. Son regard était moins acéré que celui de la Solvette.
Tandrag se posait en permanence la question de ce qu'il venait faire
ici. Dans sa langue, le prince lui demanda d'approcher. Tandrag
obéit. Il vit l'étonnement dans le regard de son interlocuteur.
- Cren..(Tu comprends ce que je dis?)
- Non pas tout.
- On dit : Non, prince ! le
reprit Sstanch.
Quiloma leva la main en signe
d'agacement. Sstanch se tut. Continuant dans sa langue, Quiloma lui
demanda de raconter son voyage. Tandrag fit un récit succinct,
évitant de se mettre en avant et évitant les enjolivements. Quiloma
l'arrêta une fois ou deux pour demander à Éeri des précisions sur
le langage de Tandrag.
- Les autres disent que le tooteme
ourse est venuu vous délivrrer des looups ?
- Il ne ressemblait pas à un ours.
- Tu l'as vu de près, dit Éeri,
décris-le pour le prince.
- C'est une grosse, très grosse bête.
Elle n'a pas fait de bruit et elle a frappé les loups tellement vite
que sans les cris des autres j'aurais douté de l'avoir vu.
- Crammplac, dit Qunienka.
Quiloma hocha la tête en signe
d’acquiescement.
- Tranc...(C'est celui qui a attaqué
le Bras du Prince Majeur et qui m'a blessé. Son comportement est
très curieux...)
Si Tandrag ne comprit pas tout, il
comprenait que la bête qu'il avait vue n'était pas un ours, mais un
animal du monde des guerriers blancs. Il écoutait les hypothèses
des autres qui semblaient l'avoir oublié. Il y eut un silence et le
prince se tourna vers lui.
- Tu es un jeune gueerrrrier
cuuurieuh ! Rdam...
Tandrag écouta comprenant le sens
général des paroles du prince. Il fit la moue. Il ne voulait pas
devenir soldat pour le prince, ni pour défendre la ville. Le feu de
la forge l’intéressait beaucoup plus. Sstanch qui voyait son
manque d'enthousiasme, fronça les sourcils et intervint :
- Tu ne peux pas refuser, Tandrag, fils
de Chountic. C'est inespéré pour toi.
- Je préfère la forge, maître
Sstanch. Le feu est tellement beau !
Quiloma ne l'avait pas quitté des
yeux. Il vit le regard de Tandrag qui s'illuminait en parlant de feu.
Il fronça les sourcils, parut réfléchir un instant et dit :
- Tu feras moitié de jours à la forge
et moitié de jours avec les soldats. Éeri, spri... (tu lui
apprendras notre langue et tu veilleras à ce qu'il fasse ce qui doit
être fait.)
Ce dernier inclina la tête en disant :
« Ay ! Ay ! Nva Quiloma ! »
118
Tandrag avait découvert les
contraintes de l’entraînement militaire en même temps qu'il
découvrait les avantages de la situation. Kalgar l'avait déchargé
de sa tâche d'approvisionnement en combustible. Il l'avait intégré
à l'équipe des apprentis marteleurs. Il aimait ce travail de
maniement du marteau. Son rôle était de dégrossir les pièces
avant de les passer aux marteleurs premiers qui étaient supervisés
directement par Kalgar. Il avait en quelques lunaisons atteint une
musculature aussi dure que le métal qu'il travaillait. Cela l'aidait
dans son entraînement militaire. Il n'aimait pas trop
l'embrigadement. Il répétait et répétait des gestes et des
procédures qui l'ennuyaient. Il ne voyait pas la raison de faire
tout cela. Il n'avait pas ambition de devenir militaire. Le feu et la
forge étaient beaucoup plus passionnants. Il était d'ailleurs assez
moyen dans le maniement des armes. Travailler à la forge le
détendait. Au maniement de l'épée, Tandrag préférait le marteau.
Pourtant, il n'avait pas le choix. Éeri tous les deux jours venait
le chercher et le conduire à Montaggone. C'était devenu un rite. Le
prince avait dit et ses ordres ne pouvaient être transgressés. Éeri
était heureux de ce rôle que Quiloma lui avait confié. Il servait
de nouveau à quelque chose comme un guerrier même s'il ne pouvait
plus être ce qu'il avait été. Le temps du trajet, il parlait dans
sa langue à Tandrag. Ce dernier apprenait ainsi beaucoup de choses.
Éeri parlait de son pays, des rites de là-bas, mais aussi de la
ville, de son enfant, des potins qui couraient. Tandrag, de lunaison
en lunaison, avait acquis sur le pays blanc, plus de connaissances
que tous les habitants de la ville. Éeri le quittait quand Tandrag
se mettait aux ordres du konsyli. C'était la fin de la récréation
et le reste de la journée se passait en exercices, en combats plus
ou moins simulés. Si les volontaires de la ville n'avaient pas
encore l'expérience des guerriers blancs, ils en avaient maintenant
l'entraînement. Tandrag n'était pas à leur hauteur. Même si
musculairement, il était plus fort, plus endurant, il n'avait pas la
souplesse et l'habitude des autres. Il perdait souvent ses combats à
l'épée simple, ou à la double. Il était meilleur au lancer de
javelot. Sa puissance musculaire faisait la différence. Habitué aux
gestes puissants et précis, il touchait la cible plus souvent que
les autres et de plus loin. L'arc lui plaisait aussi mais il manquait
de régularité dans ses résultats. L'hiver avait doucement laissé
la place à une fin d'hiver qui sans être très froide était
désagréable. La neige et la pluie alternaient, détrempant le sol.
Quelle que soit la météo, les entraînements ne s'arrêtaient pas.
Tandrag rêvait de la forge et de sa chaleur. Il n'avait plus rien de
sec sur le dos, mais les combats à l'épée en bois continuaient.
Son adversaire plus grand, plus lourd l'avait déjà virtuellement
tué plusieurs fois. Il en gardait les hématomes malgré son habit
matelassé. S'il avait réussi quelques jolies passes et évité
beaucoup de coups, il n'avait pas paré ce coup d'estoc qui le laissa
sans souffle. Tigane lui dit dans un grand rire :
- On va s'arrêter un peu. Tu fais des
progrès ! J'ai eu plus de mal aujourd'hui.
Tandrag se tenant les côtes se dirigea
vers un petit auvent pour se mettre à l'abri de la pluie qui tombait
sans discontinuer. Il respirait par petites goulées. Il vit Tigane
s'éloigner vers la salle commune. Tel qu'il le connaissait, Tandrag
pensa qu'il allait prendre du malch pour se réchauffer. Il pensa au
sourire du Konsyli quand il lui avait mis Tigane en face lors de leur
premier combat. Grand pour son âge, musclé, rapide, il était le
meilleur du groupe. Bien plus aguerri que Tandrag, il manœuvrait
toutes les armes avec un égal bonheur. Tandrag était sûr qu'il
aimait les combats et la victoire. Le Konsyli l’utilisait aussi
pour les démonstrations et parfois pour un duel. Tigane n'était
jamais ridicule même face à des guerriers blancs, Tandrag si. Son
souffle se calmait petit à petit. Il entendit du bruit derrière la
cloison. Il ne bougea pas, restant appuyé la tête collée à la
paroi. Quand il entendit les voix, il devint plus attentif. Il y
avait celle du Konsyli, quant à l'autre, il l'entendait mal,
peut-être était-ce le second de Quiloma.
-... Pas très doué quand même. Il
n'a jamais gagné un combat. Il n'est bon qu'à la lance.
- Tu connais les ordres du prince,
l'entraîner et lui donner le meilleur niveau possible.
- Oui, je sais. Il restera pourtant un
combattant moyen, j'espère qu'il est meilleur forgeron.
- Tu fais bien d'en parler. Je ne sais
pourquoi le prince tient à le former au combat. Le maître forgeron
semble, lui très heureux de sa recrue. L'autre jour, il m'a demandé
quand nous allions le libérer des exercices pour qu'il puisse
continuer à le former.
- Je lui rendrais bien tout de suite,
il ralentit le groupe.
- Peut-être, mais le prince a parlé.
Éeri dit qu'il faudrait le faire combattre avec son marteau...
Tandrag avait presque cessé de
respirer en entendant cette conversation. Alors pour le prince aussi,
il était différent. Il continua à écouter mais les deux hommes
étaient partis plus loin et il ne distinguait plus le sens des
paroles échangées. Tandrag voulait savoir en quoi il était
différent des autres. Chountic était mort, sa mère… il ne se
voyait pas lui demander quelque chose. Les sorciers gardaient le
silence même Kyll leur maître, peut-être Kalgar, ou mieux Talmab,
à moins que la Solvette ne daigne répondre. En demandant à Sabda,
il aurait peut-être une chance d'avoir des informations. Il n'avait
plus qu'à trouver un prétexte pour aller les voir. Entre la forge
et Montaggone, il manquait de temps.
La température baissait. Sioultac
revenait à l'assaut. La pluie déjà froide, se transforma en neige.
La faible luminosité de cette journée baissa encore. Tigane
réapparut. Tandrag soupira mais se dirigea vers lui. Il n'avait pas
le choix. Ils allaient recommencer un combat quand le konsyli apparut
à la porte de la salle commune. Il donna le signe du rassemblement.
Comme un seul homme, ils firent mouvement pour se mettre en ordre.
Toujours par gestes, il leur donna l'ordre de rompre les rangs.
Tandrag fut soulagé. Le temps du repos arrivait plus vite que prévu.
Il en remercia presque Sioultac pour son intervention. Ses compagnons
se dirigèrent vers le casernement. Lui s'en alla vers la porte. Il
fut interrompu dans son mouvement par le konsyli :
- La prochaine fois, viens avec un
marteau. On va voir comment tu t'en sers. Prends-le avec un manche
assez grand.
Tandrag répondit par signe. Cela aussi
faisait partie de leur entraînement. Il fallait être capable de
comprendre et de répondre aux ordres par signes. Si le maniement des
armes lui était peu naturel, il avait appris facilement les signes
du langage des guerriers blancs, ainsi que leur langue. Il franchit
le seuil de Montaggone. Il avait le temps de descendre jusqu'à chez
la Solvette. Il avait trouvé une idée pour l'approcher. Il allait
lui parler de ses rêves. Beaucoup dans la ville croyaient dans le
message des rêves. Les esprits parlaient beaucoup aux gens comme
cela. Si les sorciers étaient maîtres dans l'art d’interpréter
les rêves, la Solvette était plus discrète. Si bien qu'on la
consultait régulièrement pour cela.
Le vent s'était mis de la partie.
Tandrag commençait à avoir froid. Il prit un petit trot pour
descendre, tout en faisant attention de ne pas glisser dans la boue
qui recouvrait les rues. La maison de la Solvette était un peu plus
bas quand il vit l'escorte de Quiloma tourner au coin de la rue. Il
jura. Son projet allait tomber à l'eau. Il avança quand même
jusqu'au coin de la maison pour regarder dans la rue. Il vit Quiloma
frapper à la porte de la Solvette et attendre. Tandrag pensa au
pouvoir de cette femme que même le prince n'osait défier. La porte
s'ouvrit. Il entra. Tandrag était contrarié par ce fait. Il regarda
les guerriers de l'escorte échanger leurs ordres par signes. Il
comprit que le prince en avait pour un moment. Il jura encore. La
porte s'ouvrit à nouveau. Sabda sortait. Elle se retourna pour dire
quelque chose à une personne dans la maison. Les gardes la
regardèrent sans rien dire et sans bouger. Le cœur de Tandrag se
mit à battre plus vite. À défaut de la mère, il allait demander à
la fille. Il regarda sa direction. Bien serrée dans ses fourrures,
elle avait pris la rue qui remontait vers les grottes. Tandrag se mit
rapidement à faire le tour. Il passa par les réserves de la maison
Chountic pour gagner du temps. Il savait qu'à cette heure, elles
seraient désertes. Il déboucha sur la place où tourbillonnait la
neige avant que n'arrive Sabda. Il eut un instant d'inquiétude,
pensant qu'elle pouvait avoir rebroussé chemin. Il fut soulagé de
voir sa silhouette tourner au coin de la rue. Il avança jusqu'à
elle.
- Bonsoir, Sabda.
Elle sursauta en l'entendant.
- Ah ! Tandrag, tu m'as surprise .
Je ne m'attendais pas à te voir. Où vas-tu ?
- L'entraînement s'est fini plus tôt,
alors je descendais voir ta mère.
- Tu tombes mal. Le prince est là.
Elle ne veut pas être dérangée. Ils ont des choses à se dire et à
faire, dit-elle avec un petit sourire.
Tandrag ressentit une gêne à parler de
ce qu'il soupçonnait. Sabda, comme sa mère avait une liberté de
ton qui le mettait mal à l'aise. Voyant Tandrag se dandiner sur
place, Sabda sourit et lui demanda :
- Tu lui voulais quoi ?
- Je fais un rêve qui revient souvent.
Je voulais lui demander de me l'expliquer.
- Tu n'as pas demandé aux sorciers ?
Pourtant tu es copain avec Kyll !
Le ton de Sabda était devenu acerbe ce
qui n'était pas pour plaire à Tandrag.
- Sois pas méchante ! Il se passe
des choses autour de moi, que je voudrais comprendre. Les sorciers,
le prince, kalgar et les autres ont tous des projets pour moi. On me
cache des choses. Les sorciers ne me diront rien. Seule ta mère peut
me dire...
- Alors, il te faudra revenir !
- Mais toi, tu ne sais pas expliquer
les rêves ?
- Un peu mais je débute.
- Si je te raconte, tu me diras ?
Sabda soupira. Désignant l'entrée des
grottes, elle dit :
- Mettons-nous au chaud et tu me
raconteras.
Les deux jeunes entrèrent sous le
porche des grottes à tiburs. Le froid était moins vif et Tandrag
arrêta de frissonner. Il commença à raconter. Sabda posa sur lui
un regard acéré. Détournant les yeux, Tandrag continua son récit.
Il évoqua le feu qu'il avait répandu pour en finir avec ses
poursuivants. Sabda ne montra aucun étonnement quand il se mit à
fumer. Au fur à mesure de son récit, il sentait la chaleur qui
émanait de lui. Le porche avait cessé d'être froid. L'air y était
devenu chaud et humide de ce qui s'évaporait de ses habits mouillés.
Il était gêné de cela et en même temps soulagé que Sabda ne dise
rien. A la fin de son récit, il lui demanda :
- Alors ?
- Ton rêve est trop complexe pour moi,
Tandrag. Dans ces cas-là, ma mère me dit de faire piéger le rêve.
- Piéger le rêve ?
Sabda réunit ses mains. Elle les monta
à hauteur de sa bouche, puis les écartant dans un geste ample, elle
dit :
- Le monde est vaste et nombreux les
chemins. Tu vas prendre un rameau de spimjac et faire un anneau avec
un manche. Cette boucle te servira pour capturer la toile d'une
noirfileuse au fond des grottes à Tiburs.
Tandrag frissonna, pas de froid mais de
peur. Les noirfileuses étaient ces sombres bêtes au venin
redoutable qui tissaient des toiles-pièges dans les passages les plus
incongrus. On les respectait car elles capturaient un nombre
considérable de ptiss. On les craignait en raison de la morsure
qu'elles infligeaient à l'imprudent qui détruisait le piège et ne
fuyait pas assez vite. Capables de bondir sur plusieurs pas, elles
hantaient l'imaginaire de la ville. Les légendes leur prêtaient le
mauvais œil.
- Tu en as de bonnes... Jamais je ne me
suis approché de ces sales bêtes. On leur donnait la chasse dans la
maison de Chountic.
- Ma mère a raison, vous êtes des
barbares...
- Ne te fâche pas ! S'il faut
capturer une noirfileuse, je capturerai une noirfileuse...
- Non, il te faut juste sa toile-piège.
Il faut que tu éloignes la noirfileuse et que tu prennes sa
toile-piège avec ton rameau de spimjac.
- Et comment on éloigne ce genre de
bestiole ? Tout le monde les craint dans les grottes. Seuls les
tiburs semblent s'en moquer.
- Alors prends un tibur, dit Sabda avec
un petit rire moqueur.
Tandrag fit la moue.
- Bon, j'éloigne la noirfileuse et
après je fais quoi ?
- Avec ton rameau de spimjac et la
toile-piège en son centre, tu rentres te coucher en laissant le
piège à rêves au-dessus de ta tête. Si ton rêve revient, il sera
prisonnier. Amène-le moi.
- Et si mon rêve ne revient pas ?
- Il reviendra ! Mais s'il tarde,
il faudra refaire le piège...
119
Les jours passaient sans que Tandrag
puisse mener à bien son projet. Il avait trouvé assez vite le
spimjac. Il y avait dans les réserves de bois de chauffe, toutes
sortes d'essences de bois. Si pour la forge, il était préférable
d'avoir des espèces à fibres serrées, pour allumer le feu, des
arbres buissonnants étaient appréciables. Le spimjac en faisait
partie. On n'utilisait pas les mêmes parties que les sorciers. Eux
utilisaient l'aubier du bois, pour la forge, on utilisait surtout les
petites branches qui donnaient des flammes chaudes mais peu durables.
En fouillant dans le tas de branchages, il avait découvert des
petites branches encore assez souples. Il en avait cassé plusieurs
avant de réussir à faire quelques anneaux. Il les avait stockés à
l'abri pour qu'ils ne soient pas brûlés.
Tandrag manquait de temps pour aller
dans les grottes à tiburs chercher la toile-piège de noirfileuse.
Il n'avait toujours pas trouvé comment éloigner une de ces sales
bêtes. En plus on ne lui laissait pas assez de temps pour chercher.
Quand il était arrivé avec son marteau à Montaggone, le konzyli
avait pris son arme, l'avait regardé et l'avait rendu à Tandrag. Il
avait fait un signe à Tigane. Celui-ci avait eu un sourire mauvais,
il avait dégagé son épée, pris un bouclier et s'était dirigé
vers le centre de l'arène d’entraînement. Il avait frappé sur le
bouclier avec son épée pour inviter Tandrag à venir le combattre.
Tandrag avala sa salive, prit aussi un bouclier et avança. Ils
commencèrent à s'observer en tournant en rond. Tandrag se
protégeait derrière son bouclier en faisant balancer son marteau.
Il avait pris une semimasse. On appelait ainsi le grand marteau qui
servait à démarrer le martelage. D'un côté la face était plate
et de l'autre conique. C'est Tigane qui attaqua le premier. Tandrag
para facilement et répondit par un coup de plat sur le bouclier. Il
fut surpris de voir Tigane bouger sous la pression du marteau.
Tandrag avait surtout donné un coup d'exploration. Cela lui donna
confiance. Tigane avait changé de visage. Il avait été surpris. Il
reprit son observation en tournant en rond autour de Tandrag. Sa
nouvelle attaque fut plus violente, plus rapide. Pourtant s'il toucha
Tandrag, il dut reculer sous le choc. Son bouclier venait d'exploser
sous l'impact. Son bras gauche pendait. Tandrag sentit la chaleur du
sang couler sur sa jambe, puis vint la douleur au niveau de sa
hanche. Tigane l'avait blessé pas seulement touché, il l'avait
blessé. Le regard de Tigane brillait de haine. Tandrag pensa que le
combat allait être un combat à mort. Il se prépara. Le prochain
choc serait sûrement décisif. Même avec un bras qui répondait
mal, Tigane restait un adversaire redoutable. Tandrag aussi se mit à
tourner en rond. Le bouclier haut, il observait son adversaire, se
demandant s'il valait mieux qu'il attaque ou qu'il attende. Il fit
encore un tour de la cour. Il prépara ses muscles pour bondir en
avant. Il fut arrêté dans son élan par un cri. Son corps avait
répondu avant que son esprit ne décode ce qu'il entendait. Il
s'était retrouvé au garde-à-vous avant de comprendre. Le prince
venait d'apparaître. C'est lui qui avait donné l'ordre de cette
voix si particulière que les princes employaient. Tandrag en fit ce
jour-là, sa première expérience. On ne pouvait qu'obéir. Le
konsyli avait mis genou à terre. Tigane était aussi immobile que
Tandrag. Seul son bras gauche avait un aspect curieux. Quiloma
s'avança au milieu du groupe suivi de Qunienka. Son visage ne
reflétait pas d'émotions. Les recrues étaient toutes tétanisées
par la présence du prince. C'était la première fois qu'il
semblait s'intéresser à leur groupe. Il s'approcha du Konsyli :
- Bien, relève-toi !
Celui-ci se mit debout au garde-à-vous.
- Toi, repos et explique !
Il rapporta la conversation avec
Qunienka. Il ajouta :
- Tigane est un très bon élément. Il
n'y a pas meilleur pour tester un combattant dans ce groupe.
Quiloma alla se planter devant Tigane.
Son regard se vrilla dans le sien. De sa voix de commandement, il
dit :
- Explique !
Tigane avala péniblement sa salive :
- Il n'est pas comme nous. Il ne fait
pas partie du groupe, enfin pas vraiment. Il n'est pas au
casernement. Il est fils de maître et on le dit déjà maître,
alors qu'il est mauvais à l'épée, à l'arc, et on le traite mieux
qu'un second. C'est injuste...
Tigane s'arrêta tout étonné de son
audace. Quiloma reprit :
- Ton parler est juste, fils de la
ville. Je t'ai vu combattre, tu feras un bon konsyli quand tu auras
plus d'expérience.
Ayant dit cela il se retourna vers le
groupe.
- La saison de la longue neige touche à
sa fin. Les pluies sont déjà là et les ennemis du Dieu Dragon
peuvent revenir. Il est temps pour vous de montrer ce que vous valez.
Dans une main de jours, vous partirez en mission.
Se tournant vers le Konsyli, il ajouta
en désignant Tandrag :
- Lui aussi !
Tandrag sentit son cœur battre plus
fort. Il allait aller en mission. Peut-être verrait-il le dragon ?
Il était dans ses pensées quand le Konsyli lui dit :
- Va à l'infirmerie !
La main de jours avait passé très
vite. Ils étaient deux mains de bleus avec deux konsylis. Tigane
était dans une, Tandrag dans l'autre. Ils étaient lourdement
chargés pour une mission de reconnaissance vers la vallée de
Tichcou. Tandrag l'était encore plus que les autres car en plus de
son armement conventionnel, il avait une semimasse avec lui. Pour
rien au monde, il ne l'aurait abandonnée. Kalgar lui-même avait
tenu à lui faire. Il avait choisi le meilleur bois de litmel pour en
faire le manche, en avait renforcé l'extrémité d'un anneau de fer
pour passer un lien de cuir solide pour qu'il reste accroché au
poignet et avait confectionné une tête un peu plus allongée que
d'habitude. Tandrag avait adopté l'arme outil tout de suite. Il
avait même un peu martelé avec. Elle allait bien avec sa main et
son allonge. Il essayait de penser à cela tout en marchant sur les
chemins glissant de pluie. Un tiraillement régulier de la hanche lui
rappelait qu'il avait une couture. Avant son départ, Sabda était
venue y mettre un emplâtre. Tandrag avait apprécié le geste et le
soulagement qu'il avait ressenti. Si Éeri semblait fier de ce qu'il
avait fait, Talmab et Miasti semblaient inquiètes de ce qui pouvait
lui arriver. Tandrag pensait qu'elles s'inquiétaient pour rien. Que
craignaient-elles sous cette pluie fine qui trempait tout et tout le
monde ? La journée fut harassante. Les konsylis marchaient en
tête à la recherche d'un abri pour la nuit. Ils avaient commencé à
descendre vers la vallée. Pendant les premières heures l'idée
d'une première mission avait soutenu le moral. Maintenant avec la
lumière qui baissait et la pluie incessante, les fiers combattants
étaient une bande de jeunes trempés et frigorifiés. En imposant un
train assez rapide, les konzylis les empêchaient de trop réfléchir.
Quand le signal de l'arrêt retentit, Tandrag comme les autres
n'avait qu'une idée en tête : dormir ! Ils bivouaquaient
sous un auvent de pierre, protégés du vent et de la pluie par un
muret de pierres sèches qui avait été monté là bien des
générations auparavant. La veillée se résuma à un repas pris
presque sans parole et à la distribution des tours de garde. Tandrag
s'effondra comme les autres sur son lit. Il avait hérité du dernier
tour. Il savait en s'endormant que sa nuit serait courte mais d'une
traite.
Son konsyli le réveilla. Tandrag prit
son tour de garde. La nuit était encore bien noire. Il leva les yeux
vers le ciel. Quelques étoiles étaient visibles à travers les
nuages. Il regarda ses compagnons dormir et alla s'asseoir près du
muret. Il écouta la nuit.
Différents cris lui prouvaient que la
chasse était ouverte. Il pensa aux loups, tout en se disant qu'une
meute ne ferait pas la folie d'attaquer un groupe comme le leur. Un
oiseau de nuit passa en hululant. Il le suivit du regard. Il sentait
la fatigue et le sommeil. Il pensa à bouger et pensa aussi que s'il
bougeait, il serait plus facile à neutraliser pour un ennemi. Il se
mit à réfléchir. S'il devait attaquer leur abri, comment
ferait-il ? Sa réflexion l'occupa jusqu'au lever du soleil. Il
avait mit au point plusieurs scénarios. Celui qu'il préférait
était une neutralisation de la sentinelle par le dessus. Avec une
pierre bien ajustée, il était certain qu'il pouvait éliminer le
garde et attaquer avec un effet de surprise maximum. Il réveilla les
konsylis.
Après un repas pris rapidement, cette
deuxième journée ressembla à la première moins la pluie.
Ils marchaient d'un pas rapide
profitant de la descente. Les pauses étaient rares. Le chemin bien
que pas très fréquenté, restait facile à suivre. Les abris
étaient bien balisés. Et cette deuxième halte ressembla beaucoup à
la première. Tandrag s'endormit entendant les konsylis parler
ensemble. C'est ainsi qu'il entendit qu'une partie des guerriers
blancs allaient repartir pour le pays froid avant que les pluies
n'aient fait fondre toute la neige des sommets. Son tour de garde fut
en plein milieu de la nuit. De nouveau, il reprit son jeu d'attaque.
Il profita du sommeil des autres et de son désir de ne pas
s'endormir pour se déplacer le plus silencieusement possible en
explorant les alentours. Sa vision nocturne lui permettait des
mouvements que les autres ne pouvaient accomplir. Il se retrouva
bientôt sur le toit de l'abri. Une couche d'humus recouvrait la
dalle de pierre. Il s'approcha du bord, pour estimer s'il pouvait ou
non jeter des pierres sur les occupants endormis. Arrivé trop près,
il glissa, se rattrapa à une liane et se retrouva à plat-ventre, le
nez dans la couverture de feuilles décomposées. Le bruit de sa
chute fut très amorti par les mousses humides qui l'avaient fait
glisser. Cela suffit pourtant pour qu'un konsyli se réveille et
donne l'alerte. Tandrag fut envahi par un sentiment de désespoir. Il
allait prendre une engueulade pour sa mauvaise conduite. A l'appel du
konsyli, il répondit par le signe convenu. Bientôt une torche
éclaira l'espace sous l'auvent. Tandrag remontait en s'aidant de la
liane. N'osant se mettre debout, il posait les genoux au sol, c'est
comme cela qu'il trouva la pointe.
Fouillant dans les feuilles pour
trouver ce qui lui meurtrissait le genou, ses doigts sentirent un
objet pointu. C'était une pointe de flèche avec le début du fût.
Il ne connaissait pas ce modèle. Kalgar ne l'avait pas fabriqué.
Les guerriers blancs aimaient se servir de pointes en pierre
tranchante noire. C'est avec ce trophée qu'il redescendit. Le regard
noir du konsyli se mua en étonnement quand il vit ce que Tandrag
avait en main. Il fit approcher une torche.
- Une flèche de la plaine !
s'exclama-t-il.
Ils étaient tous réveillés mais ne
comprenaient pas ce que cela représentait. Les deux konsylis se
regardèrent. La flèche, si elle avait été cassée, n'était pas
abîmée. Elle ne devait pas avoir passé l'hiver ici. Les ordres
fusèrent, brefs, tranchants. Les torches furent éteintes, les armes
préparées. L'angoisse et l'excitation se partageaient les visages.
Un des konsylis fit raconter à Tandrag où et comment, il avait
trouvé cette pointe de flèche ennemie.
- Nous irons voir demain, conclut-il.
En attendant, nous montons la garde ensemble.
Le reste de la nuit se passa sans
incident. En voyant les regards des uns et des autres, Tandrag
comprit qu'ils n'avaient pas mieux dormi que lui. On était passé
d'une patrouille de routine à un temps de guerre. La peur s'était
invitée dans leur camp. Au lever du jour, il emmena les deux
konsylis voir l'endroit. Ils fouillèrent tout le coin sans rien
trouver de plus. Un ennemi avait dû faire le même genre de chute
que lui. La flèche avait dû se briser à ce moment-là.
Pendant le repas, les deux konsylis
discutèrent sur la marche à suivre. Ils tombèrent d'accord pour
envoyer deux hommes prévenir le prince. Il fallait que les guerriers
de Méaqui ne repartent pas. L'ennemi était trop près. Il leur fut
plus difficile de savoir qui envoyer. Un était d'avis de renvoyer
les moins entraînés dont Tandrag, l'autre refusait car il avait
compris que Tandrag voyait la nuit comme en plein jour. Ils
s'accordèrent sur Monetien et Besarl.
La formation de marche changea. Il y
avait maintenant constamment un des konsylis en éclaireur. Tigane
avait reçu comme mission de fermer la marche en assurant
l’arrière-garde. Les autres marchaient en file indienne mais en
deux groupes séparés. Cette troisième journée fut éprouvante. Il
fallait tenir le rythme malgré les arrêts fréquents pour chercher
des traces.
Ils arrivèrent le soir au point prévu
sans avoir rencontré d'autres traces. La soirée fut plus animée.
Chacun essayait de se rassurer comme il pouvait en faisant des
hypothèses sur ce qui avait pu se passer. Les konsylis restèrent
relativement silencieux, donnant des ordres et des conseils de
silence. La nuit se passa de réveils en surveillances, sans
incident.
C'est en arrivant en amont du lac neuf
qu'un konsyli repéra d'autres traces. Il donna l'ordre au groupe de
se mettre en position de défense pendant qu'il analysait sa
trouvaille.
- Ils se sont arrêtés là, dit-il en
dégageant un reste de feu.
Il tâta les cendres et en porta un peu
à sa bouche. Il recracha.
- Moins d'une main de jours.
Il continua à scruter le sol, sembla
suivre d'invisibles pistes. Il se redressa et revint vers le groupe.
- Ils allaient vers l'amont.
Les deux konsylis regardèrent la
vallée et les montagnes d'où ils venaient comme s'ils pouvaient
deviner où était le groupe ennemi.
- Combien ?
- Une main au plus.
- Il y a Mazomema plus bas, à une
journée d'ici. Il faut aller voir.
- Si on force le pas, on peut être à
la passe au-dessus du lac ce soir et au barrage demain en milieu de
journée.
Sans rien ajouter, il fit les gestes de
commandement et tout le groupe se remit en marche. Tandrag sentit
tout de suite l'accélération. Après trois jours de marche, il fit
comme les autres, il serra les dents pour tenir. Les pauses furent
courtes. Le vent poussait les nuages leur évitant la pluie. Plus ils
descendaient et moins il y avait de neige. Tandrag se fit la remarque
qu'on ne pouvait pas deviner ça depuis la ville. Là-haut la neige
était encore omniprésente. Sioultac en avait tant envoyé cet
hiver. Ils arrivèrent en fin de journée à un passage étroit.
L'eau avait recouvert le fond de la vallée, ne laissant aucun
passage. Il fallait maintenant escalader la paroi et passer presque
dix hauteurs d'homme plus haut. Il n'y avait pas de danger pour un
marcheur mais un guerrier avec sa charge devait être attentif. En
tête, le konsyli examinait le chemin cherchant des traces ennemies.
La nuit tombait quand ils arrivèrent au refuge. C'était une grotte
ouverte dans une vallée secondaire. Assez vaste, elle servait aussi
de dépôt pour les armes et les vivres. Les konsylis firent
l'inventaire. Voyant qu'il ne manquait rien et qu'il n'y avait pas eu
de trace, ils en conclurent que ceux de la plaine avaient pris un
autre chemin et qu'il faudrait le trouver. Tandrag installa ses
affaires près de la muraille, loin de l'entrée et du feu. Il
faisait noir dans son coin mais cela ne le gênait pas. Il commença
sa nuit par le tour de garde. Il pensa que les konsylis ne lui
faisaient pas confiance. Il y en avait toujours un pour être de
garde avec lui. Quand ils furent les seuls réveillés, le konsyli
lui donna l'ordre d'aller patrouiller dehors... et en silence.
Tandrag fit un tour assez grand. Il ne vit aucun être humain, par
contre il repéra de nombreux chasseurs nocturnes qu'ils soient à
plumes ou à poils. A son retour, il fit son rapport et alla se
coucher. Quand il arriva dans son coin, il sursauta. Une noirefileuse
avait fait sa toile-piège juste au-dessus de sa tête. Il recula
vivement, attirant le regard du konsyli qui lui demanda par signe ce
qui se passait. Tandrag montra la bestiole. Le konsyli haussa les
épaules. C'est au bruit du métal sur la roche que Tandrag comprit
que le konsyli avait envoyé une lame sur la noirefileuse. Le konsyli
vint ramasser son arme et donna l'ordre gestuel de dormir. Il
repartit vers son couchage en essuyant sa lame. Après un moment
d'admiration pour la rapidité et la précision du tir, Tandrag pensa
à la boucle de spimjac qu'il avait dans son paquetage. Il la prit et
s'approchant de la toile-piège, il la captura dans son anneau de
bois. Il sourit. Jamais il n'aurait pensé pouvoir faire cela pendant
la patrouille. Quand il posa sa tête sur le sac, l'anneau de spimjac
et sa toile-piège était juste au-dessus de sa tête.
Tandrag se réveilla sans se souvenir
de ses rêves. Il rangea le piège à rêves dans son sac entre des
feuilles. Il n'eut pas le temps de penser à autre chose. Les ordres
fusaient. Il fallait repartir.
La course recommença. Les corps
fatiguaient. Les konsylis encourageaient les uns et les autres à
tenir le rythme. La nuit était à peine tombée qu'ils virent les
feux du camp de Mazomema. Il y avait là deux mains de guerriers
blancs et autant de guerriers de la ville. Leur temps se partageait
entre la surveillance du fort de la plaine avec son arc géant et des
patrouilles le long des falaises. La nouvelle d'une infiltration fit
l'effet d'un coup de tonnerre. Mazomema était effondré. Il avait
failli en laissant passer des ennemis. Il ne méritait plus la
confiance du prince. La discussion entre les konsylis était
générale. Il se calma quand il entendit que les traces ne venaient
pas de la vallée. On discuta les stratégies longtemps dans la nuit
mais Tandrag n'entendit rien, il dormait.
Le jour se leva en même temps que la
pluie se mettait à tomber. Tandrag apprit qu'ils auraient un jour de
repos et qu'ils repartiraient vers la ville le lendemain en passant
par la vallée profonde. C'était une gorge latérale à cette vallée
qu'on rejoignait un peu plus en amont. Normalement, elle s'éloignait
de la ville. Mozamema voulait être sûr qu'ils n'étaient pas passés
par là. C'est la seule vallée qu'il ne surveillait pas
régulièrement.
La journée se passa à se reposer en
regardant la pluie. Tandrag découvrit que pour les guerriers se
reposer ne voulait pas dire rester à ne rien faire. Ils firent un
entraînement au combat et eurent droit à un cours sur le pistage.
La semi-masse de Tandrag avait été remarquée. Plusieurs guerriers
lui demandèrent de l'essayer. La plupart lui rendirent après
quelques passes. Trop lourde pour eux, ils n'étaient pas à l'aise.
Seul un des plus anciens la manipula avec dextérité et enseigna
plusieurs astuces de combat à Tandrag. Quand la nuit tomba, les
patrouilles proches rentrèrent. Les rapports furent semblables aux
autres jours. En bas, rien ne changeait par rapport à la routine et
tous les points de passage étaient inviolés. Mozamema ne se faisait
pas d'illusion. S'il y avait eu infiltration, c'était pour préparer
une campagne. La saison chaude allait arriver. Les gens de la plaine
viendraient avec le soleil pour les combattre. Tandrag frissonna
intérieurement à cette évocation. Il ne voulait pas la guerre. Il
pensa à la forge et se demanda si sa vocation était d'être comme
Kalgar ou d'être guerrier. Il aimait le travail du métal. Les
couleurs, les odeurs, la chaleur lui plaisaient. Il devait aussi
reconnaître qu'il avait aimé cette exaltation depuis la découverte
de la pointe flèche. Il remit l'examen de cette question à plus
tard. Les ordres tombaient. Demain, la course reprendrait. Ils
iraient dans la vallée profonde, remonteraient jusqu'au mont Treent
puis reviendraient vers la ville. Ils rejoindraient le chemin normal
à peu près où ils avaient trouvé la flèche. Après avoir donné
le trajet, le konsyli ajouta :
- Nous aurons peut-être à combattre.
Vous êtes peut-être des bleus, mais je vous ai transmis tout ce que
je sais. Nous pourrons vaincre ces ennemis du Dieu Dragon. J'ai
confiance en vous. Vous serez à la hauteur de la tâche qui vous
attend. Graph ta cron !
Tandrag dormit mal. Depuis qu'il
mettait le piège à rêves au-dessus de sa tête, il oubliait ce
qu'il rêvait. Par contre, cette nuit-là, il se réveilla plusieurs
fois trempé de sueurs. Les bruits dans la grotte qui servait de
dortoir lui faisaient entendre qu'il n'était pas le seul.
Avec le jour, le vent s'installa. Il en
fut heureux. C'était un signe que les nuages passeraient sans
s'arrêter. Au milieu du jour, ils se trouvèrent à l'aplomb de la
vallée profonde. Elle méritait bien son nom. Si le fond était
assez large, elle était comme une entaille dans la montagne, étroite
et sombre.
Mozamema et un compagnon étaient venus
avec eux. Ils s'étaient donnés pour mission de descendre la vallée
jusqu'à son confluent avec la rivière à sa sortie de la gorge de
Cantichcou. A deux, ils avaient une chance de passer sans se faire
remarquer des gens de la plaine. Ainsi ils sauraient si les ennemis
étaient passés par là.
Pour l'instant, Mozamema discutait avec
les autres konsylis sur le meilleur trajet pour descendre. Ils
optèrent pour une trace. Les clachs passaient par là pour rejoindre
le fond et aller s'abreuver. Tandrag découvrit que là où passe
facilement un clach, un guerrier chargé a plus de mal. Plus ils
s'enfonçaient plus la lumière était faible. Ils arrivèrent au
fond dans une demi-obscurité.
Après un rapide examen du fond de la
gorge, les deux groupes se séparèrent. Tigane était en éclaireur.
Tandrag suivait le premier konsyli et le deuxième groupe suivait à
une distance de tomcat. Leur progression était facile sur ce sol de
pierres mais ils ne pouvaient éviter de marcher dans l'eau. Tandrag
regardait où il mettait les pieds. Il essayait de voir des traces.
La fatigue le lassa de cette recherche. La journée tirait en
longueur. Il avait mal aux muscles des cuisses à force de se hisser
de rocher en rocher. La lumière était encore affaiblie par la
végétation qui poussait là. Le geste du konsyli le surprit. Comme
il lui intimait, il s'arrêta. L'inquiétude l'envahit. Il dégagea
sa semi-masse et l'assura à son poignet. Quelque chose n'allait
pas. Le konsyli parla en gestes. Le tomcat de Tigane était
inaudible. Le konsyli dégagea son épée et voyant Tandrag et sa
semi-masse, donna l'ordre aux deux derniers de préparer les arcs. Il
bloqua son tomcat, puis se remit à avancer en faisant signe à
Tandrag de le suivre. Ce dernier avait le cœur affolé.
Précautionneusement, ils se faufilèrent entre les arbres sur la
berge. La vallée s'était élargie. La lumière était meilleure.
L'eau coulait sur un bord laissant un grand espace pour que poussent
de petits arbres épineux que Tandrag ne connaissait pas. Il suivait
le konsyli. Les archers avançaient aussi par bonds, se couvrant les
uns les autres et couvrant le konsyli et Tandrag. Bientôt, ils
aperçurent Tigane. Celui-ci était à plat-ventre derrière un
buisson. Sur un ordre gestué, les archers se postèrent. Le konsyli
rejoignit Tigane. Tandrag arriva peu après. Devant eux à quelques
dizaines de pas, un groupe de soldats bivouaquaient. On entendait
leurs voix. Sans tout comprendre Tandrag et Tigane en saisissaient le
sens général. Ils parlaient de leur mission d'infiltration et de
leur retour. Tandrag fit la traduction en gestes pour le konsyli. Il
donna l'ordre de repli en laissant Tigane en observateur. Ils
retrouvèrent le deuxième groupe qui arrivait dans la même
configuration de combat. Manifestement, ils avaient affaire au groupe
qu'ils cherchaient. Mazomema avait raison. Les ennemis étaient là.
Ils préparaient une offensive. Il fallait les neutraliser avant
qu'ils ne rentrent. Ils décidèrent de les attaquer à la nuit. Les
heures qui suivirent furent longues, très longues pour Tandrag. Les
konsylis les firent manger pour les occuper mais ils mangèrent
froid. Tandrag ne pouvait s'empêcher de penser à ce qui allait se
passer. Le combat arrivait. Serait-il à la hauteur ? La peur
montait petit à petit. Il passa la fin de la journée à se tailler
une lance.
Quand la lumière déclina, les deux
groupes étaient en position de part et d'autre des ennemis. Tandrag
avait la difficile mission pour lui d'être le premier à ouvrir les
hostilités. Nettement moins doué que les autres à l'arc, le
konsyli lui avait demandé de se faire une lance. L'arrivée de sa
lance serait le signal pour les archers. Il y avait une main de
soldats en face d'eux. S'ils étaient aussi entraînés que les
guerriers blancs, le combat serait difficile. Il fallait que la
première attaque de loin en mette le maximum hors combat. Tandrag
sentait la pression. Il avait choisi un rocher en hauteur bien situé.
Il voyait et son konsyli et le groupe ennemi qui vaquait à ses
occupations. Il vit le geste-ordre de l'attaque. Il avala
difficilement sa salive, se mit en position. Il avait repéré un
soldat assis près du feu qui contrairement aux autres ne bougeait
pas. Il vida son esprit et ne se concentra que sur son geste. La
lance partit.
Tandrag la regarda voler. Elle tirait à
droite. Il fut contrarié. Il avait bien senti lors des essais
qu'elle partait sur le côté. Il avait tenté lors du lancer de
corriger ce défaut. Il était déçu. Il n'allait remplir sa
mission. La lance qui avait commencé par monter, se mit à
descendre. Elle fit du bruit en passant à travers des feuilles. Les
soldats réagirent en entendant le bruit. Tandrag se mordit la lèvre.
Le soldat assis, fit un vif mouvement sur le côté vers ses armes.
Il mit la main sur son épée et poussa un cri. La lance venait de
lui transpercer le bras.
Les autres n'avaient pas attendu le
résultat pour tirer. Après la première volée, trois hommes
étaient à terre. Les deux groupes attaquèrent en hurlant. Les
trois soldats encore debout, les attendaient de pied ferme. Tandrag
qui était un peu plus loin arriva en retard par rapport au premier
choc. Il avait à la main sa semi-masse. Il descendit en courant.
Quand il atteignit le lieu du combat, l'homme blessé par sa lance
avait pris son épée et malgré la douleur, il avait blessé Sminal
à la jambe. Tandrag ne réfléchissait plus. Lancé à pleine
vitesse dans la pente, il tapa à droite à gauche avant de s'arrêter
in extremis au bord de l'eau. Il fit demi-tour et repartit à
l'assaut. Un brouillard rouge obscurcissait sa vue. Le monde sembla
se mettre à bouger au ralenti. Seul lui et sa semi-masse semblaient
se mouvoir à la bonne vitesse. Il frappait sur l'ennemi. Tigane
était dos à un arbre quand il intervint. Son côté saignait, sa
jambe saignait. En face de lui, un soldat redoublait ses coups d'épée
et un autre malgré les deux flèches qu'il avait dans le corps,
essayait de percer ses défenses. D'un aller-retour de son arme, il
mit fin à leurs assauts. Les deux soldats s’effondrèrent. Du coin
de l’œil, il vit Tigane les achever pendant que lui repartait à
l'attaque.
Aussi vite que cela avait commencé, le
combat cessa. Les konsylis étaient debout et indemnes, par contre
Tigane était blessé ainsi que Sminal. Mioucht était étendu sur le
dos une large blessure au thorax. S'il respirait encore, il était
déjà livide. Les autres n'avaient aucune blessure grave. Tandrag
tremblait de tous ses membres. Pourtant dans le regard des autres, il
vit que leur opinion avait changé. Si son attaque à la lance
n'avait pas été une réussite, sa semi-masse avait fait des
ravages. Même Tigane le regardait autrement.
Les konsylis firent le tour des
ennemis. Aucun n'avait survécu. La moitié portait des traces de
l'arme de Tandrag. Ils se regardèrent, en échangeant un regard
entendu. Le prince serait content d'avoir raison. Il y avait plus
dans cet homme que ce qu'ils avaient vu. Revenus près du feu, ils
entonnèrent le chant de la victoire. Comme une réponse, il y eut un
cri dans le ciel. Les konsylis s'interrompirent et levèrent les yeux
au ciel en criant « Graph ta cron ! ».
Très haut dans le ciel passa une
silhouette ailée rouge. Tandrag qui avait suivi leur regard, en fut
subjugué. Le dragon était encore plus beau que dans ses rêves. Ce
fut un instant magique.
La suite fut moins glorieuse. Il fallut
faire une sépulture pour les morts. Les konsylis avaient été
intransigeants. Cette place était une bonne place pour surprendre
des ennemis. Il ne fallait pas la gâcher en laissant des traces qui
les auraient mis sur leur garde. Après quelques recherches, ils
trouvèrent une grotte assez loin de là et en hauteur. Ils y
transportèrent les corps et l'équipement qui serait abandonné. Les
corps furent mis au fond de la grotte. Une première paroi avec les
galets de la rivière fut entassée. Puis ils mirent les affaires
devant et firent une deuxième paroi de pierres pour boucher la
caverne. Cela leur prit deux jours pour faire tout cela. Ils firent
un rite d'adieu pour Mioucht.
Le lendemain, ils reprirent la route.
Tigane et Sminal étaient dans le deuxième groupe. Un konsyli avait
pris la fonction d'éclaireur. Le deuxième suivait avec le groupe
des valides. Tandrag avait reçu comme mission de conduire le groupe
des blessés, ce qui ne plaisait pas à Tigane. Ce dernier
reconnaissait la puissance de Tandrag lors du combat, mais pensait
que s'il avait été là au début, il n'aurait pas eu autant de
chance. Il rêvait de le défier et de lui prouver qu'il était le
meilleur, comme avant. Il savait qu'avec sa cuisse qui lui faisait
mal à chaque pas, il ne pourrait pas se battre. Il avait la rancune
tenace, il attendrait.
Tandrag était loin de se douter des
pensées de Tigane. Il devait trouver les traces laissées par le
konsyli et faire avancer les blessés le plus vite possible. Ils
remontaient encore la vallée profonde qui s'était de nouveau
rétrécie. Il avait coupé un bâton pour Tigane et pour Sminal.
Chamnoul avait le bras en écharpe et devait être aidé pour
certains passages à escalader. Au fur et à mesure que la journée
avançait, Tandrag voyait leurs traits se tirer. Tigane prit une
teinte verdâtre. Sans rien dire, Tandrag faisait des pauses,
officiellement pour chercher le chemin. Les autres n'étaient pas
dupes mais ne disaient rien, trop heureux de ne pas courir.
Ils arrivèrent bien après la tombée
de la nuit au campement. Les autres avaient déjà préparé le feu
et le repas. Les blessés mangèrent peu et s'endormirent rapidement,
épuisés par la journée de marche. Tandrag resta autour du feu avec
les konsylis.
- Demain, nous continuerons à remonter
la vallée, mais toi et ton groupe vous allez marcher vers la ville
directement. J'ai repéré une trace qui sort de la vallée. Vous
avancerez à votre rythme et on vous rattrapera sur le chemin de la
gorge de Cantichcou.
Tandrag acquiesça, au fond heureux de
ne pas continuer la chasse. Cette première mission ne l'avait pas
contenté. Il s'était imaginé de l'action glorieuse et il n'avait
trouvé que la fatigue de la course et la peur du combat.
La nuit passa tranquillement. Au matin
le groupe des combattants partit sans attendre. Tandrag et ses
compagnons partirent après avoir essayé d'effacer les traces au
mieux. Ils commencèrent l’ascension qui se révéla plus longue
que prévue. Ils arrivèrent sur un plateau boisé où restait encore
de la neige. Tigane traînait la jambe. Ils mirent presque la journée
pour faire ce qui aurait demandé quelques heures en temps normal.
Tigane rageait contre sa douleur mais s'il forçait, l'élancement
était tel que la jambe cédait et qu'il tombait. Ils atteignirent
une clairière en fin de journée. Ils étaient quand même abrités
du vent, bien que le froid soit plus vif que dans la vallée. Ils
firent le compte de leurs provisions. Ils pourraient tenir trois ou
quatre jours. Ils pouvaient aussi chasser un peu. Tigane ironisa sur
les capacités de Tandrag à l'arc. Celui-ci malgré son agacement
répondit sans s'énerver qu'il laisserait Sminal tirer pendant que
lui jouerait les rabatteurs. Tigane s'endormit très vite après le
repas. Les trois autres discutèrent et tombèrent d'accord pour ne
pas le réveiller. Il valait mieux qu'il se repose pour marcher
correctement le lendemain qu'essayer de monter une garde qui
l'épuiserait. Sminal débuta la surveillance. Chamnoul avait demandé
la dernière veille. Tandrag accepta de faire le milieu de la nuit.
Il aimait bien ces heures où la lumière était absente. Il se
sentait curieusement plus en sécurité.
Tandrag se réveilla seul. Sminal
n'était pas venu. Il jeta un regard circulaire. Sminal, dos appuyé
sur un arbre avait la tête rejetée en arrière et posée sur
l'arbre. Sans bruit il se leva, s'approcha de lui. Lui mettant la
main sur la bouche, il le réveilla en lui demandant le silence.
Sminal ouvrit les yeux et mit quelques instants à comprendre où il
était. Quand Tandrag eut enlevé sa main de devant sa bouche, il
dit :
- Je me suis endormi !
- Oui, chuchota Tandrag, heureusement,
rien ne s'est passé.
Un bruit lui fit tourner la tête. On
venait. Tandrag devina une lumière au loin. Prudemment, avec Sminal,
ils se replièrent derrière les rochers et les arbustes qui
protégeaient leur campement. Tandrag couvrit les restes de feu avec
de la terre pour l'étouffer. Sminal prépara son arc à tâtons. Se
glissant près des autres, Tandrag les réveilla avec les mêmes
précautions que pour Sminal. Eux aussi se mirent en position avec
une arme.
- Si ce sont des ennemis, il vaut mieux
éviter le combat, nous ne faisons pas le poids.
Tout le monde acquiesça. Tendus, ils
écoutèrent les autres se rapprocher. On entendait leur parole.
Tandrag reconnut le parler de la plaine. Il serra plus fort sa
semi-masse. Bientôt la lumière se précisa. On voyait la silhouette
d'un premier homme et derrière, un porteur de torche, puis d'autres
suivaient. Les armes étaient aux fourreaux mais les sécurités
n'étaient pas mises. Tandrag les compta. Il eut besoin de ses deux
mains. La peur d'être découvert lui tordait le ventre. Il chuchota
aux autres de ne pas bouger. Leur seule chance était que le groupe
passe sans les voir. Arrivés dans la clairière, il entendit une
voix proposer une pause. Une autre voix répondit : « plus
tard ! » sur un ton qui n'admettait pas de réplique. Le
porteur s'arrêta néanmoins.
Le cœur de Tandrag se mit à battre la
chamade.
- Tu ne sais plus où on est ?
demanda la voix de commandement.
- Si mon lieutenant, par là on va vers
la vallée profonde, répliqua le porteur de torche en faisant un
geste du bras.
- Alors ne traînons pas !
Le premier se remit en marche. Un des
hommes s'éloigna un peu du groupe. Tandrag l'entendit soulager sa
vessie pendant que le groupe disparaissait par le chemin. Le soldat
se rhabilla tout en courant pour rattraper les autres. La lumière
des torches diminua. Les quatre compères attendirent un peu avant de
bouger.
- C'est une invasion, dit Tigane.
- Non, je pense comme les konsylis que
ces groupes ne sont là que pour la préparer. J'espère que Monetien
et Besarl ont pu donner l'alerte, dit Sminal.
- Demain, on laissera là tout ce qui
va nous ralentir. Il faut qu'on rentre vite pour alerter aussi, dit
Tandrag.
Si le reste de la nuit se passa sans
alerte, ils dormirent peu et mal. Aux premières lueurs du jour, ils
suivirent à l'envers les traces des soldats ennemis. Après quelques
heures de marche, il était évident qu'ils venaient de la vallée
de Cantichcou. Tigane ne portait plus rien, Tandrag avait une charge
double, Sminal une demi-charge et Chamnoul son paquetage habituel.
Ils avaient laissé des provisions et du matériel sous un cairn dans
la clairière. A la fin de la journée, ils étaient heureux, ils
avaient couvert plus de chemin que prévu. Avant la fin de la
lumière, Tandrag monta sur un arbre pour s'orienter. En
redescendant, il rassura les autres, ils étaient sur le bon chemin.
Ils profitèrent d'un contrefort pour s'abriter pour la nuit.
- Demain, nous serons dans la vallée
et à ce moment-là il ne nous restera que deux jours de marche pour
être à la ville.
Aux regards que lui renvoyèrent les
autres, il comprit qu'ils étaient aussi impatients que lui
d'arriver. Une première goutte tomba, puis une autre. Avant que la
pluie ne se renforce, ils préparèrent un auvent à leur bivouac.
Elle tomba toute la nuit et continua malgré le lever du jour. Ils
pestèrent contre elle tout en se remettant en marche. Elle les
accompagna toute la matinée.
- Il faut qu'on se trouve un abri pour
faire une pause, réclama Chamnoul.
- Je veux bien, dit Tandrag, mais je ne
vois pas où.
Ils avaient atteint la gorge de la
Cantichcou et remontaient son cours.
- Un peu plus haut, il me semble me
rappeler qu'il y a un surplomb. Je vais vous guider.
Sminal prit la tête du groupe. Ils
faisaient à l'envers le trajet du début de la patrouille. Tandrag
avait pensé rencontrer une autre patrouille. Le chemin était vide
devant eux, derrière eux et la pluie avait effacé les traces.
Trois cents ou quatre cents pas plus loin, Sminal avait fait un
geste. Effectivement un peu au-dessus du chemin, Tandrag crut deviner
un abri. Sminal expliqua qu'il s'y était arrêté à l'aller pour
être à l'abri des regards lors d'une pause. En file indienne,
dégoulinant d'eau, ils bifurquèrent pour y monter. Sminal s'arrêta
brusquement à mi-pente :
- Tandrag, regarde, ça a été
piétiné.
Tandrag prit sa semi-masse et avança
avec prudence. Effectivement, malgré la pluie, on voyait bien que,
hormis le bord du chemin, les herbes avaient été écrasées. Ils
remontèrent la pente en scrutant le sol. Ils ne trouvèrent rien
avant d'arriver sous l'abri. Tandrag inspecta l'espace du regard. Il
ne vit pas de danger. Il fit signe aux autres qui furent heureux de
poser leur sac. Pourtant, il ne se sentait pas à l'aise. Les herbes
couchées semblaient faire un chemin. Sans lâcher son arme, il
avança s'attendant à voir surgir quelqu'un ou une bête. C'est
comme cela qu'il buta dans quelque chose de mou. Du pied, il dégagea
sa découverte, la semi-masse levée, prêt à frapper. Il eut un
haut le corps et se retourna pour vomir. Voyant cela Sminal
s'approcha. Il regarda et tombant à genoux il se mit à gémir. Ce
fut au tour de Tigane de venir. Appuyé sur son bâton, il regarda à
son tour. Chamnoul arrivait derrière lui et il l'entendit :
- Knam ! Knam!Knam !
Il le vit prendre appui sur sa jambe
valide et de son bâton continuer à dégager les corps de Monetien
et Besarl. A son tour Chamnoul jura. Il connaissait Monetien depuis
qu'il était jeune. D'une maison voisine de la sienne, il avait joué
ensemble tellement de fois qu'il ne pouvait les compter. Quant à
Besarl, ce fut Sminal qui finit de le dégager. Les yeux pleins de
larmes, il enlevait les branches et les feuilles qui le recouvraient.
Sminal et Besarl étaient de la même maison et frères de lait.
C'est la mère de Besarl qui avait accueilli Sminal quand il avait
perdu la sienne dans un éboulement dans les grottes.
Tandrag revenait vers eux. Pâle mais
déterminé, il les aida à dégager les deux corps. Ils les
examinèrent. Ils avaient été égorgés.
- Ils n'ont même pas dû faire une
étape avant de rencontrer ces salauds.
- Je vais leur faire la peau, gronda
Sminal.
Appuyé sur son bâton, Tigane était
livide.
- On ne peut pas les laisser comme ça.
Sans dislocation, sans cérémonie, ils ne pourront pas reposer en
paix.
Ils le regardèrent tous.
Effectivement, sans les gestes qu'il faut, Monetien et Besarl
allaient errer entre les deux mondes sans jamais pouvoir trouver le
repos. Chamnoul reprit la parole :
- Un sorcier m'a parlé un jour des
gens comme ça. Il m'a dit que c'était long et difficile de les
récupérer.
- Mioucht non plus n'a pas été
disloqué, fit remarquer Tigane.
- Peut-être mais il a eu droit au rite
des guerriers blancs. Comme le totem est le plus grand, les esprits
devraient être contents.
- Il faut les ramener avec nous, dit
Sminal. Je ne peux pas laisser Besarl entre les mondes.
Tandrag eut la vision d'eux tirant
comme ils pouvaient des corps sur le chemin de la ville. Jamais ils
n'y arriveraient. Tigane ne pouvait tirer quoi que ce soit, il avait
déjà assez de mal à se traîner tout seul. Sminal était encore
plus têtu que Tigane. Tandrag savait que s'il ne changeait pas
d'idée, il préférerait mourir qu'abandonner. Si sa jambe le gênait
encore, il était prêt à tous les sacrifices pour ramener Besarl.
Tandrag réfléchissait. Soit il essayait de les convaincre de faire
un rite comme pour Mioucht, soit il serait contraint de céder.
- Nous allons rester là pour la nuit,
dit-il. Le temps de les veiller et de décider.
Pendant que les autres s'installaient
tant bien que mal, il prépara des cadres en coupant du bois. Quelle
que soit la décision, ils seraient utiles.
Avec le soir, la pluie devint neige.
Sioultac revenait à l'assaut des montagnes comme souvent à cette
époque. Tandrag fut soulagé. Si le froid revenait quelques jours,
ils pourraient faire un rite simple d'attente et ils reviendraient
chercher les corps une fois la ville prévenue.
Quand la lumière revint, la neige
avait tout recouvert. Tandrag avait fait des châssis en hauteur pour
pouvoir exposer les corps au froid. La température descendait
encore. Quand ils reprirent leur chemin, le cœur lourd, ils étaient
en paix. Ce qui devait être fait avait été fait. On pourrait venir
les chercher. Tandrag avait allégé au mieux tous les sacs. Les
jours qui suivirent, ils marchèrent aussi vite que Tigane le
pouvait. Tandrag pensa que le mieux serait de rentrer en ville par la
porte du bas et de s'arrêter chez la Solvette. Le teint de Tigane
devenait de plus en plus plombé. Il ne disait rien et serrait les
dents. Ils étaient à une journée de marche de la ville quand ils
furent rejoints par l'autre groupe. Ils firent une pause pour
échanger les informations. Tandrag raconta ce qu'ils avaient vu et
fait.
- Bien, dit un des konsylis, nous avons
vu d'autres traces, au moins trois autres groupes. Il faut prévenir
vite.
Regardant Tigane, il dit :
- Tu marches trop mal. Tu vas nous
ralentir comme cela. Nous allons faire un traîneau et nous
repartirons demain.
Tandrag vit le soulagement dans les
yeux des autres quand ils apprirent qu'ils auraient droit à quelques
heures de repos supplémentaires. Dans la soirée, les langues se
délièrent. Chacun y alla de son récit. Chamnoul fut le meilleur
conteur de leur groupe. Dans l'autre ce fut Balrem qui raconta leur
course ininterrompue. Ils avaient relevé des traces, les avaient
suivies quelques temps. Comme toutes étaient froides, ils étaient
repartis sur l'itinéraire prévu et toujours au rythme du double
pas. Avant de dormir, ils commentèrent l'offensive de Sioultac.
Selon certains, c'était là l'ultime poussée de l'hiver et on
pourrait faire la fête de la dernière neige bientôt, pour
d'autres, d'autres épisodes suivraient.
Quand ils reprirent leur progression,
ils purent aller plus vite. Tigane avait bien tenté de protester
qu'il pouvait marcher, mais le konsyli lui avait donné l'ordre de
s'allonger. Couché sur le brancard, ballotté par les mouvements, il
s'était renfermé dans un silence renfrogné. Le soir arriva quand
ils dépassaient la première chute. Tandrag soupira en pensant à
toutes les fois où il avait joué là la saison précédente. Comme
leur disaient les adultes : « N'allez pas plus loin que la
première chute ! ». Bien sûr, ils bravaient l'interdit
en descendant quelques dizaines de pas plus loin pour défier la
cascade qui était plus bas. À ses yeux de grand, la cascade était
devenue un simple saut. Il regretta ce temps insouciant. Il avait
vécu et survécu à son premier combat. D'autres allaient venir.
120
Quiloma avait décidé. Il fallait se
préparer à la guerre.
Tandrag, à son retour, avait rejoint
la forge. Son récit et celui des autres avaient circulé dans la
ville. Ils étaient malheureusement rentrés trop tard pour empêcher
le départ de l'autre phalange. Un émissaire était parti rapidement
pour essayer de la rattraper. Sioultac en avait décidé autrement.
La tempête avait cloué aux abris tout le monde. Le messager était
revenu quelques jours plus tard plus mort que vif. La Solvette avait
dû se résoudre à l'amputer de tout ce qui avait trop gelé.
Pendant quelques jours, tout le monde
commenta ce qui se passait, ce qui devait être fait ou pas fait. Il
y avait ceux qui étaient favorables à la bataille, il y avait ceux
qui préféraient fuir et au milieu beaucoup qui souhaitaient que
rien n'arrive dont Chan.
- Croyez-vous, maître-sorcier Natckin,
qu'on aura la guerre ?
- J'ai fait un rite de divination. Son
résultat m'a surpris. J'ai demandé au Maître Sorcier Kyll de
m'aider. Il a aussi fait un rite. Les esprits lui ont dit comme à
moi. Il n'y a qu'un chemin et il est noir.
- Ils ne peuvent pas nous aider pour
savoir comment éviter cela ?
- Maître de ville, les esprits ne sont
pas à notre service. Ils acceptent de nous montrer ce qu'ils veulent
bien ou qu'ils peuvent nous montrer. Ils n'ont pas la puissance pour
agir sur le cours des choses. Seuls les grands esprits comme Sioultac
ou Cotban pourraient influer.
- On peut les prier, leur faire des
sacrifices, enfin faire quelque chose !
- Tu es encore dans l'erreur, Maître
de ville. Ils vivent dans un monde qui n'est pas le nôtre et leurs
idées sont aussi éloignées de nous que les nôtres sont éloignées
de celles des insectes.
- Ils ont dit si le chemin deviendrait
plus clair ?
- Non, ils ne savent pas eux-mêmes.
Ils voient l’empreinte du combat des dieux. Hut, le fondateur,
lui-même a peur. Il a fondé la ville pour fuir la guerre et la
guerre arrive. Le Maître-Sorcier Kyll m'a dit que son esprit
refuserait de répondre à partir de maintenant.
Tandrag avait entendu une partie de
leur conversation par hasard. Venu livrer des outils, il avait un peu
traîné en route. Il arrivait à un carrefour quand il avait entendu
les voix de Natckin et de Chan. Il s'était arrêté pour écouter et
les avait vus passer devant lui sans le voir. Il repartit vers la
forge perplexe. Il ne comprenait pas bien ce que tout cela allait
impliquer.
Quelques jours après les ordres
étaient arrivés. Tout le monde allait être mis en armes. Les plus
jeunes comme Tandrag devaient rejoindre Montaggone. Les plus âgés
et les femmes avaient pour mission de s’entraîner à domicile et
sur leurs lieux de travail. La vie de la ville avait considérablement
changé en quelques jours. Même les sorciers étaient enrôlés.
C'est là qu'ils avaient pu mesurer les limites de leur pouvoir sur
Quiloma. Le prince avait décidé de ne pas se priver de ces soldats
potentiels. Chan et Natckin avaient tenté de négocier avec Quiloma.
Il s'était montré inflexible. Les sorciers jeunes feraient comme
tout le monde. L'arrivée de Kyll lui avait fait lâcher du lest.
C'est ainsi que Natckin, Tonlen, Tasmi et quelques autres avaient été
exemptés.
Ils avaient longuement discuté avec
Kyll avant que celui-ci ne reparte à la grotte de la médiation.
Tandrag avait entendu parler de leur
déception. Le Maître-Sorcier avait annoncé la nécessité de finir
une mission de la plus haute importance pour l'avenir. Tandrag avait
même eu droit au mime de Kyll par Chamnoul : « Je ne sais
si nous survivrons, mais je suis seul responsable de ce qui doit être
fait pour que nous vivions. ». Nul ne savait ce qu'il avait
voulu dire mais tous désapprouvaient son départ. Les réactions
allaient d'un silence gêné à une accusation franche de lâcheté.
Tandrag était un des rares à oser dire que le Maître-Sorcier
devait avoir de bonnes raisons.
Le quotidien était fait d'exercices,
d'entraînement, de patrouilles de manière ininterrompue. L'autre
endroit sans repos était la forge qui fonctionnait sans discontinuer
pour fournir des armes.
Quiloma autorisa la fête de la
dernière neige. On s'y amusa peu. Beaucoup se saoulèrent pour
oublier ce qui était annoncé. Plus la saison avançait et plus le
risque augmentait. Tandrag s'était isolé dans un coin avec un pot
de malch. La nuit tombait quand Sabda vint s’asseoir à côté de
lui.
- Tu restes seul en ce soir de fête.
- La guerre ne me fait pas rêver.
- Moi non plus ! Ma mère dit
qu'on ne pourra pas l'éviter. Elle sent de grandes forces à
l’œuvre.
- Et toi qu'en penses-tu ?
- Les charcs sont énervés. Ils
surveillent le dragon.
Le cœur de Tandrag fit un bond dans sa
poitrine à l'évocation du dragon.
- Comment est-il ?
- Il a encore grandi. Les guerriers
blancs disent qu'il est grand comme dans les légendes.
- Cela fait longtemps que je ne l'ai
pas vu.
Sabda nota la note de tristesse dans
les paroles de Tandrag. Celui-ci but un peu de malch. Prenant
conscience de Sabda à côté de lui, il lui en proposa.
- Merci Tandrag, mais ma mère ne veut
pas. Et elle a raison. Je perds ma sensibilité pour lire les
signes...
Tandrag se redressa, semblant se
rappeler quelque chose. Il fouilla dans sa musette. Sabda le regarda
faire.
- Tu m'avais dit de faire un piège à
rêves avec un toile-piège de noirefileuse, dit Tandrag en sortant
le rameau de spimjac qu'il avait soigneusement conservé entre deux
larges feuilles. Je le porte toujours avec moi depuis cette première
patrouille. Tu pourrais me dire ce que cela veut dire ?
Sabda prit l'anneau avec la toile-piège
que lui tendait Tandrag. Dans la lumière du soir, elle regarda les
entrelacements de fils. Elle fit tourner l'anneau, dans un sens puis
dans l'autre, le mit entre elle et la lumière. Elle se gratta la
gorge.
- Alors ? fit Tandrag.
- C'est difficile... Ton rêve parle de
puissance... de la tienne... mais pour y arriver, il te faudra
traverser des épreuves... je ne sais pas bien lesquelles...
Tandrag était suspendu aux lèvres de
Sabda qui continuait à jouer avec le piège à rêves.
- C'est un rêve puissant que le
tien... Il est encore inscrit dans la toile-piège malgré tous ces
jours. Il te faudra rencontrer le dragon, et l'affronter...
- Affronter le dragon ? Mais je ne
pourrai jamais !
- Affronter n'est pas le mot exact mais
je ne sais pas le mot... Il faut... Il faut... NON !!!
Sabda sauta sur ses pieds et prit ses
jambes à son cou avant que Tandrag eut compris.
- Et Knam ! dit Tandrag en
ramassant le piège à rêves. Il le rangea soigneusement dans sa
musette. Il se rassit et se remit à boire. Affronter le dragon :
l'idée était délirante. Comment pouvait-on affronter ce dont on
rêvait ?
121
Le temps s'écoulait monotone. Les
jours succédaient aux jours sans que rien n'arrive. Tandrag, comme
tous les habitants de la ville se sentait lassé de tous ces
exercices, de toutes ces patrouilles. La peur et l'excitation étaient
retombées depuis longtemps. Seule restait la lassitude. Le prince
semblait insensible à cet état d'esprit. Même s'il marchait de
plus en plus mal, il maintenait une discipline de fer dans la ville.
Chaque jour, des coureurs partaient vers les postes avancés et
d'autres revenaient portant toujours le même message : tout
était calme, on ne signalait pas de changement, pas de mouvement
chez l'ennemi.
Tandrag entendait ses compagnons se
poser la question de la pertinence des choix. Les champs souffraient
du manque de bras. Les tiburs étaient mal gardés. Les loups avaient
fait des coupes sombres dans les troupeaux manquant de surveillance.
Quiloma avait autorisé quelques chasses. Un groupe avait repéré
une meute de loups noirs menée par une grande femelle aux yeux
rouges. Plusieurs patrouilles avaient uni leurs forces pour les
chasser. La meute avait fui avec facilité, pour réapparaître un
peu plus tard au même endroit. En écoutant le rapport des chasseurs
bredouilles, le prince avait interdit qu'on poursuive la traque. Il
avait donné l'ordre de chasser les loups gris et de laisser
tranquilles les noirs. Si les guerriers blancs trouvaient cet ordre
normal, les gens de la ville qui craignaient pour leurs troupeaux,
récriminèrent contre ce joug intolérable. La maison Rinca fut de
nouveau au centre de la contestation. Un groupe issu de ses rangs
était rentré en se vantant d'avoir tué un loup noir. L'histoire de
plus en plus enjolivée avait fait le tour de la ville. Tandrag
l'avait entendue comme les autres. Le konsyli avec deux mains
d'hommes avait trouvé les traces de la meute de loups noirs. Ce
konsyli était particulier. Comme Sstanch, il était de la ville. Il
avait rejoint les guerriers blancs peu après la cérémonie de la
consécration du nouveau temple. Il avait été nommé konsyli au
moment où Quiloma avait demandé des recrues. Tandrag avait entendu
parler de lui par Éeri. Cralnak était parmi les plus doués. Il
avait été remarqué par Qunienka qui l'avait proposé comme konsyli
pour les soldats de la ville. Son seul défaut était l'indiscipline.
Il appliquait les consignes avec une relative désinvolture comptant
sur l'aide des esprits pour se sortir des mauvais pas où cela
l'entraînait. Jusque là, il n'avait jamais outrepassé les ordres
de Quiloma. S'il avait été puni plusieurs fois, il avait gardé son
grade et ses responsabilités. Éeri en parlait toujours avec dans la
voix une pointe d'agacement pour son indiscipline et de respect pour
ses qualités guerrières.
Ce jour-là, Éeri était venu voir
Tandrag. Il venait souvent discuter avec le garçon. Manifestement il
le considérait comme celui qui pourrait faire pour le prince ce que
lui ne pouvait plus. Il lui reparla de Cralnak.
- Cela va mal se passer pour lui.
- Pourquoi cela ? demanda Tandrag,
il se vante avec ses hommes d'avoir tué un loup noir, mais il n'a
pas ramené de dépouille. Quant aux bruits de la ville qui lui prête
l'extermination de la meute de loups noirs, je n'y crois pas. Ils
sont trop malins, trop rapides. Je ne crois même pas qu'ils aient
réussi à en avoir un.
- Tu es bien sûr de toi, gamin.
- Oui, Éeri. C'est à cette meute que
nous devons d'être là. Sans eux le voyage au service du totem Ours
aurait été un voyage vers la mort. Je ne pense pas qu'elle fasse du
dégât dans les troupeaux de tiburs. Ils sont trop bons chasseurs
pour se contenter de nos bêtes.
- Je suis bien d'accord avec toi, mais
le problème n'est pas là.
- Pourquoi ?
- Le Prince a parlé et Cralnak a
désobéi. Cela ne se peut pas.
- Qu'est-ce qu'il risque ?
- Le combat avec le Roi-dragon.
Devant le regard surpris de Tandrag,
Éeri se mit à lui décrire le cérémonial de la punition pour les
guerriers qui avaient désobéi mais qui avaient gardé leur honneur.
- Si on avait un vrai Roi-dragon, le
Prince pourrait lui demander d'intervenir. Mais sans Roi-dragon
vivant, nous devons appliquer les ordres que nous avons reçu du
dernier qui a régné.
- Je croyais que Jorohery était le
nouveau roi.
Éeri cracha par terre en jurant :
- Knam ! Comme vous dites. Il a pu
usurper le titre de bras du Prince Majeur, mais il ne peut être le
Roi-dragon.
Tandrag sourit. Éeri lui rendit son
sourire quand il comprit que le « garçon » avait fait
exprès de citer Jorohery pour le faire réagir.
- Pour en revenir à Cralnak, il est
mal parti. Le Prince ne peut tolérer que sa parole ne soit pas
suivie d'effet. La guerre avec ceux de la plaine arrive. Je pense que
c'est pour cela que vous êtes tous appelés aujourd'hui.
- Pourquoi ne pas demander au dragon de
régler l'histoire ?
- Parce qu'on ne sait pas si c'est un
dragon libre ou lié.
- Qu'est-ce que cela veut dire ?
- Un dragon lié est un dragon qui a un
maître...
- J'aimerais bien avoir un dragon à
moi, s'écria Tandrag.
Éeri se mit à sourire en entendant
son protégé :
- Non, mon garçon, cela ne marche pas
comme un animal de compagnie ou un chenvien. Il y a bien longtemps
que les dragons ont disparu. Le dernier connu était celui du
Roi-dragon, il y a plusieurs générations.
- Alors la question est théorique.
- NON ! S'il est lié alors
l'anneau le commandera.
- L'anneau perdu ?
- Oui, l'anneau perdu. C'est pour cela
que le Prince n'est jamais reparti. L'anneau est quelque part par
ici, et le dragon aussi.
- Et si le dragon est libre ?
- Alors nous sommes là pour l'aider à
vivre et à se reproduire, mais il ne nous aidera que si cela lui
sert. Les dragons libres sont comme cela. Il amasse un trésor et
cherche une femelle.
- Et notre dragon, il est quoi ?
- Je ne sais pas, mon garçon. C'est
peut-être de lui que viendra le Roi-dragon.
- Raconte-moi !
Le signal du rassemblement retentit,
coupant la parole à Éeri qui fit un signe de la tête à Tandrag et
partit se poster un peu plus loin. Le Prince l'avait autorisé à
venir à Montaggone quand il voulait comme un vrai guerrier blanc
malgré ses béquilles et son incapacité à combattre.
Tandrag comme tous les autres se mit à
courir pour rejoindre sa place. Le jour était maussade, sans pluie.
Tandrag en fut heureux. Si les « vrais » guerriers
semblaient insensibles à la météo, Tandrag préférait ne pas être
sous la pluie. Les konsylis firent la mise en place avec beaucoup de
soin. Le Prince venait inspecter et tout devait être parfait.
Tandrag remarqua que les deux mains d'hommes qui avaient chassé les
loups noirs se retrouvaient au premier rang, un peu sur le côté
mais au premier rang. Il pensa que Éeri avait raison. Le Prince ne
pouvait pas tolérer un tel manquement. Le combat avec le roi-dragon
lui semblait quand même bien sévère.
Quand tout fut en ordre Qunienka
arriva. Il inspecta une première fois la place et rentra faire son
rapport.
Tandrag sentit la nervosité monter
autour de lui. Les konsylis rappelèrent les hommes à l'ordre. Le
retour de Qunienka les dispensa de continuer. Celui-ci vint prendre
sa place et se mit au garde à vous. Tous les groupes l'imitèrent.
C'est alors que Quiloma fit son entrée.
Dans la lumière du jour, après le
premier instant de surprise, Tandrag l'observa mieux. Par de petits
détails, il comprit que le prince neuvième n'était plus le
farouche guerrier qu'il avait été. Comme Éeri, il était bien
diminué. Il le cachait bien. Pourtant Tandrag eut la certitude qu'il
ne les conduirait pas au combat. Quiloma avança jusqu'à la butte de
la parole. Il monta dessus et s'adressa à eux :
- Guerriers du Royaume blanc, fidèles
serviteurs du Roi-dragon, l'heure est bientôt là où nous
défendrons le Roi-dragon, notre terre, nos familles et nos vies. Des
signes dans la plaine ne trompent pas. L'ennemi approche...
Tandrag n'écouta le discours que d'une
oreille distraite. Son esprit partait sur ces fameux signes. Il
savait par Sabda que le dragon avait rencontré le maître-sorcier
Kyll et lui avait révélé qu'une grande armée venait vers les
montagnes. Kyll avait prévenu les sorciers de la ville qui étaient
venus le dire à Quiloma. Cela faisait quatre mains de jours que la
nouvelle était arrivée à Montaggone. Le prince avait fait partir
immédiatement deux mains de guerriers blancs, une main par la
vallée, une main par le chemin du col. A leur retour, il les avait
longuement interrogés. Tandrag avait appris par Éeri ce qui s'était
dit. Des forces dix fois supérieures en nombre étaient arrivées
dans la vallée. Les éclaireurs avaient compté beaucoup de feux de
camp. Pour le moment, l'ennemi semblait attendre.
Quiloma continuait à parler en
exhortant leur bravoure. A un contre dix, ils avaient effectivement
intérêt à être bons.
- … Pourtant, ma parole a été
trahie.
Tandrag tendit l'oreille. Il vit les
autres faire comme lui. Tout le monde fut suspendu aux lèvres du
Prince.
- … Les loups noirs sont aussi des
serviteurs du Roi-dragon. Leur chasse est strictement interdite.
Certains ont violé la parole échangée entre les princes du Royaume
et les loups noirs...
Il continua sur ce ton tout en se
tournant vers l'endroit où se tenait Cralnak. Tandrag, qui faisait
partie de la deuxième phalange de la ville, était en face et
pouvait le voir. Il pâlissait à vue d’œil.
- … Konsyli Cralnak, au rapport !
La voix de Qunienka venait de claquer
comme un coup de fouet. Il avait hurlé l'ordre avant que l'écho du
dernier mot de Quiloma ne soit retombé.
Tandrag vit Cralnak avaler sa salive et
s'avancer, raide comme un litmel. Il s'arrêta devant Qunienka, le
salua et sur un signe de lui continua son chemin vers le prince
neuvième.
- Konsyli Cralnak, première phalange
autochtone, au rapport.
Quiloma fit un geste-ordre. Toujours au
garde-à-vous, Cralnak commença son compte-rendu. Il parlait
lentement en utilisant la langue des guerriers blancs, langue qu'il
maîtrisait mal.
- Nous sommes partis comme en suivant
les ordres du Prince Neuvième. Il nous fallait surveiller la vallée
du dragon. Nous étions deux mains de soldats. Le troisième jour,
nous avons repéré une meute de loups. Les traces étaient nettes.
Elles venaient des pâtures de tiburs. Ils avaient dû massacrer les
tiburs. Nous avons donné la chasse.
Tandrag observait Quiloma. Ce dernier
semblait tendu. Il écouta le rapport de Cralnak sans ciller des
yeux. Plus petit que Cralnak, il ne le dépassait qu'à peine malgré
sa position sur le tertre. Cralnak qui ne le quittait pas des yeux,
commençait à se troubler.
- … Nous étions dans le sous-bois,
quand on m'a signalé le loup. Nous avons fait un mouvement tournant
pour lui couper la route. Nous l'avons alors encerclé et nous avons
tous décoché nos flèches. C'est alors...
- Qui a donné l'ordre ?
Cralnak se mit à bafouiller et devint
inaudible.
- Konsyli Cralnak, parle plus fort et
redresse-toi !
De nouveau la voix de Qunienka claqua
comme un coup de fouet. Le konsyli se redressa.
- J'ai donné l'ordre de tirer et
d'abattre ceux qui mangent nos bêtes.
Qunienka ajouta :
- L'avez-vous abattu ?
- Oui, nous sommes les meilleurs.
- Où est la dépouille ?
Cralnak se mit à danser d'une jambe
sur l'autre.
- C'est ça le problème. On est sûr
de l'avoir touché mais on n'a pas trouvé la dépouille. On a fait
une battue mais on n'a rien trouvé ! Même pas une goutte de
sang. C'est incompréhen...
- Tu reconnais avoir manqué à ma
parole.
La voix de Quiloma était glaciale.
Cralnak en resta bouche bée.
- Mais ils attaquent nos troupeaux...
Quiloma fit un geste-ordre que les gens
de la ville ne comprirent pas. Seuls bougèrent Qunienka et les
guerriers blancs. Tandrag demanda ce qui se passait à son konsyli
qui lui répondit d'un mot :
- Roi-dragon !
Il n'eut pas le temps de réfléchir,
les ordres pleuvaient. Ils firent mouvement pour former une grande
arène entourant la butte de la parole. Dessus, il y avait Quiloma,
devant Cralnak qui regardait tout autour de plus en plus affolé.
- Tu as manqué à ma parole, mais tu
n'as pas perdu l'honneur. Tu combattras le Roi-dragon.
Ayant dit cela, Quiloma se retira suivi
de Qunienka.
Tandrag découvrait le cérémonial du
combat. Des konsylis vinrent chercher les armes de Cralnak et lui
apportèrent l'épée de bois et le petit bouclier. Qunienka
réapparut. Il portait un pot. Chaque konsyli y plongea la main. Il
sortait un caillou. Suivant sa couleur, il rejoignait le cercle ou se
dirigeait vers la salle d'armes. Quand douze konsylis eurent passé
la porte Qunienka les rejoignit. Cralnak regardait autour de lui
l'air incrédule. Un premier konsyli dégaina et se mit à frapper
son bouclier du plat de son épée. Un deuxième, puis un troisième
puis tous firent de même. Tandrag sentit son cœur s'accélérer. Il
lui vint des pulsions de combat. Quand l'image du Roi-dragon entra
dans le cercle, il y eut un grand cri. Les treize hommes se
déployèrent. Le porteur de masque et ses deux épées s'avança
vers Cralnak qui s'était mis en garde. Une flèche enflammée se
dirigea vers lui. D'un geste rapide, il se protégea de son bouclier.
Le bruit de la flèche se plantant dans le bois fit hurler les
spectateurs, Tandrag comprit. Comme galvanisé, Cralnak partit à
l'attaque. Parant avec habileté l'attaque de la patte gauche, il fit
face à la tête aux deux épées. S'il fut assez rapide pour en
bloquer une, l'autre le manqua de peu tranchant son épée en bois.
Cralnak rompit le combat, recula un peu, juste assez pour être assez
loin des épées mais pas assez pour que les archers puissent tirer
sans risque. Il ré-attaqua à droite, plantant son moignon d'épée
dans la cuisse d'un des guerriers-griffes. L'homme poussa un cri qui
fut étouffé par le masque. Lui répondit une clameur poussée par
tous les spectateurs. En même temps qu'il criait, il lâcha son épée
pour tenir sa cuisse. Cralnak l'avait récupérée avant qu'elle ne
touche terre. Il ne put se reculer assez vite pour éviter d'être
atteint par les dents du Roi-dragon. Malgré la plaie, il resta
debout, parant les coups et blessant un deuxième guerrier-griffes.
Celui-ci s'effondra par terre. Cralnak repartit à l'assaut de ce
côté. Une flèche l'avait éraflé. Il s'était brûlé en reculant
sur une autre. Le porteur du grand masque l'avait touché une
nouvelle fois. Pourtant, il réussit à récupérer la deuxième
épée. Il relança son attaque, mais le grand masque s'écarta
brusquement, libérant l'espace pour quatre flèches enflammées.
Cralnak en fut bloqué sur place. Il y eut une grande clameur. Il
regarda d'un air étonné les empennages qui sortaient de sa
poitrine. Lentement ses bras retombèrent, puis ses genoux plièrent.
Au ralenti, il tomba face contre terre.
L'excitation quitta Tandrag bien avant
les autres. C'est alors qu'il vit le Prince neuvième qui regardait
le combat. Il comprit que Qunienka avait remplacé Quiloma derrière
le grand masque. Son regard croisa celui du Prince qui l'observait.
Il se sentit mal à l'aise. Il pensa que son destin allait encore lui
jouer des tours.
Il fut à peine surpris quand il fut
convoqué chez le prince.
- Il y a plus en toi que ce qu'on voit,
lui dit le Prince.
Tandrag était au garde-à-vous au
milieu de la pièce à vivre de Quiloma.
- Tu es un homme curieux, Tandrag. Tes
entraînements sont décevants mais tu te bats aussi bien qu'un
crammplac quand le danger se fait sentir. Tu ne te mets pas en avant
mais tu prends les décisions qu'il faut comme un natif du Grand
Royaume. Kalgar m'a confirmé ton habileté à la forge et ton génie
du feu. Avec ton physique, tout cela me ferait me poser beaucoup de
questions si tu n'étais pas le fils de la maison Chountic né avant
que je n'arrive en ce lieu.
Tandrag ne répondit rien, mais se
trouvait d'accord avec le prince. Trop de choses lui échappaient. Il
ne pensait pas être le fils de Chountic, comme Chteal. En écoutant
les hypothèses de Quiloma, il pensa qu'à la fête des rencontres de
l'année précédant l'arrivée des guerriers blancs, un bel étranger
avait séduit sa mère. Cela expliquerait bien des choses. Les
étrangers étaient mal vus à l'époque, une bonne raison pour taire
les faits et gestes des uns et des autres.
C'est à peine s'il entendit la
décision du Prince. Il sursauta et reprit contact avec la réalité :
il venait d'être nommé konsyli !
122
Éeri l'avait serré dans ses bras
quand il avait appris la nouvelle.
- Je savais, je savais, répétait-il
trop ému pour dire autre chose.
Kalgar lui avait donné une bourrade
dans le dos.
- Quand tout cela sera fini, j'espère
que tu reviendras forger avec moi.
Chacun y avait été de son commentaire
dans la maison de Kalgar. Talmab l'avait même embrassé ce qui
l'avait fait rougir jusqu'aux oreilles.
Miasti l'avait taquiné comme à son
habitude et Cilfrat l'avait félicité avec gravité.
- La guerre est une mauvaise chose,
avait-elle dit.
Éeri n'avait rien ajouté mais Tandrag
avait senti qu'il n'était pas d'accord. La guerre était sa raison
de vivre. Un phalangiste aimait la guerre et l'honneur du beau
combat. Mourir n'était pas si grave si on mourait avec l'Honneur.
Cilfrat et Éeri avaient régulièrement eu des disputes autour de ce
sujet. Maintenant leur relation était plus calme mais l'un comme
l'autre évitaient le sujet.
Certains autres avaient réagi avec
colère ou jalousie. Tandrag ne les avait pas entendus directement.
On lui avait dit... On lui avait fait entendre que... Il ne pouvait
ignorer que sa nomination à la place de Cralnak n'avait pas plu,
surtout dans la maison Rinca. D'autres avaient fait des remarques
acerbes comme Tigane qu'il avait rencontré chez la Solvette un jour
qu'il faisait partie de la garde du Prince.
- Je ne t'aime pas, Tandrag. Je ne t'ai
jamais aimé. C'est moi qui aurais dû être à ta place. On prend
vraiment n'importe qui maintenant pour être konsyli.
Baissant la voix, il avait ajouté :
- Quiloma le regrettera !
Tandrag avait regardé dans la
direction du prince, mais celui-ci accompagnait le Solvette dans sa
pièce au fond. Il n'avait rien entendu parlant avec sa compagne.
Tandrag regarda Tigane. Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi il
lui en voulait. Il ne lui avait rien fait, rien dit. Est-ce que le
seul fait d'exister pouvait être intolérable à d'autres ? Il
haussa les épaules et ressortit. Il avait pour mission d'aller voir
le chef de ville pour lui demander de se présenter devant le prince
pour faire un rapport sur les travaux. Depuis le début de la saison
chaude, Quiloma avait exigé qu'on fasse des remparts et des défenses
dignes de ce nom.
Les pluies étaient maintenant plus
rares, voilà une main de jours qu'il faisait sec. La température
montait avec les journées plus longues. Sans les menaces qui
planaient, tout le monde serait en train de se réjouir de cette
météo qui faisait du bien aux champs, aux hommes.
Tandrag vit Chan sur un échafaudage
près de la porte du bas. Les hommes travaillaient dur. Ils avaient
amené beaucoup de troncs pour renforcer ou pour dire plus vrai pour
faire un rempart à la place de la palissade.
- Bonjour, Maître de ville.
Celui-ci se retourna en entendant qu'on
lui parlait :
- Ah ! Tandrag. J'ai appris ta
nomination, félicitations. Que me veux-tu ?
- Le Prince Quiloma souhaiterait vous
voir pour parler des travaux.
- On sera prêt. J'irai le voir mais
dis-lui déjà qu'on sera prêt.
Tandrag hocha la tête. En lui-même,
il pensait que Chan mentait. Sa connaissance militaire était mince,
mais jamais ce qu'il avait sous les yeux n'arrêterait une armée.
Elle serait juste ralentie. Il se mit à espérer une intervention du
Dieu-dragon puisque c'est lui qui maintenant était au sommet du
panthéon de la ville.
Il fit un geste-ordre pour sa main de
soldats et ils manœuvrèrent pour retourner dans la rue de la
Solvette. Sabda sortait de la maison. Elle portait un panier. Il se
prit à penser qu'elle était devenue... euh !... jolie. Elle
éveillait en lui des sentiments inconnus.
- Tu pars chercher des herbes ?
- Ah ! Tu es là, toi !
Tandrag ne comprit pas. D'habitude,
elle lui souriait. Encore quelqu'un qui lui en voulait alors qu'il
n'avait rien fait de mal.
- Qu'est-ce qui se passe, Sabda ?
Elle continua à avancer sans lui
répondre avec une moue au visage. Tandrag qui s'était arrêté, fit
deux pas rapides, lui prit le bras et la força à se retourner vers
lui :
- Qu'est-ce qui se passe ?
Il n'avait pas crié mais avait élevé
la voix avec énervement. Sabda fronça les sourcils et lui dit le
visage fermé :
- A cause de toi, Quiloma et ma mère
se sont disputés !
Tandrag lâcha le bras de Sabda. Il
n'en croyait pas ses oreilles. Là aussi, il se retrouvait au cœur
d'évènements qu'il ne comprenait pas.
- Mais pourquoi ? bafouilla-t-il.
- Quiloma voulait savoir d'où tu
venais vraiment et ma mère lui a répondit vertement qu'il n'avait
pas à le savoir.
- Et je viens d'où ?
- J'en sais rien, moi, dit Sabda avec
colère. Ce que je sais c'est que sans toi tout ça ne serait pas
arrivé !
Sabda planta Tandrag là. Il resta
immobile ne comprenant rien. Il avait la tête pleine de questions.
Il fallait qu'il sache qui il était vraiment. Il fallait qu'il voie
la Solvette et qu'il lui demande. Il en était là de ses réflexions
quand Quiloma sortit brusquement de la maison de la Solvette. Il fit
le geste-ordre de rassemblement autour de lui. Tandrag fit bouger ses
hommes et les fit mettre en formation. Quiloma avait le visage fermé.
Ils se mirent en mouvement vers Montaggone. Il était encore à la
hauteur de la forge de Kalgar quand Qunienka arriva en courant :
- Prince, Prince, la patrouille du Mont
Pelé vient d'arriver. Elle a des nouvelles !
Quiloma accéléra le pas. Arrivé à
la porte de Montaggone, il se tourna vers Tandrag.
- Prépare-toi ! Demain tu
prendras deux mains d'hommes et tu partiras vers la vallée du
dragon. Tu iras patrouiller de l'autre côté de la vallée. Sois de
retour dans deux mains de jours.
Tandrag fut étonné de l'ordre. Il fit
un geste d'acceptation, et salua le prince. Qu'est-ce que cela
voulait dire ? La deuxième partie de la journée fut réservée
à la préparation de la patrouille.
Le soir venu, Tandrag eut
l'autorisation de rentrer chez Kalgar. Il pensa que les nouvelles de
la patrouille du Mont Pelé devaient être alarmantes. Bien que le
prince ait gardé le silence sur le rapport de ses hommes, les ordres
donnés laissaient penser que la bataille approchait à grands pas.
Tandrag partait en mission de reconnaissance mais pour tous les
autres les préparatifs étaient ceux de la formation de combat.
Il arriva à la forge au moment du
repas. Il salua en entrant. Kalgar lui fit signe de s’asseoir à
côté d'Éeri. L'atmosphère de la pièce était comme toujours
chaleureuse et conviviale.
- Trecal...(Alors konsyli, tu pars en
mission !)
Tandrag fut étonné que Éeri lui
parle dans le langage des hommes du froid à la table commune. Il lui
répondit pareil et aussi à voix basse :
- Smaln...( Je vais commander deux
mains d'hommes et aller vers la vallée du dragon ! Si tout va
bien, je le verrai de près.)
- Tsei...(Très bien ! Le Prince a
su apprécier tes aptitudes. Cela n'a pas plu à certains, mais tu es
là où tu dois être.)
- Trima...( Les nouvelles de Tichcou ne
doivent pas être bonnes pour que Quiloma ordonne les préparatifs de
combat. Il m'éloigne alors que la guerre arrive.)
- Quiloma... (Le Prince Quiloma est un
Prince neuvième. Ce qu'il fait et décide est ce qu'il y a de mieux.
Il saura nous mener à la victoire!)
- Sraa...( Tu n'aurais pas eu des
nouvelles de ceux qui sont revenus par hasard?)
- Prad...( Donne ta parole de ne pas
dire ce que tes oreilles vont entendre. C'est au Prince que reviennent
le moment et le lieu de l'annonce.)
Tandrag regarda autour d'eux. Personne
ne semblait s'occuper de leur discussion à mi-voix. On riait même
au récit de Miasti.
- Quiloma...( Le Prince Quiloma a toute
ma fidélité et ma discrétion. Le Dieu-dragon m'en est témoin. Je
saurais me taire.)
Éeri apprécia que Tandrag utilise les
formules de serment propre aux guerriers blancs. Il fut fier de
l'enseignement qu'il lui dispensait depuis tout ce temps. Cela
illumina son visage un bref instant puis son front redevint soucieux.
- Ivoho... (J'ai rencontré Ivoho. Ses
yeux ont vu et ils ne mentent pas. La vallée de Tichcou est comme un
lac où chaque goutte d'eau serait un soldat. Il n'a jamais vu autant
d'hommes. Notre langue ne contient pas de mot pour dire autant. Nous
pensions nous battre à deux mains d'hommes contre un. Ivoho pense
que nous nous battrons à une phalange contre un. Il a vu la grande
tente. Elle est plus grande que Montaggone. Là doit être le roi de
ce peuple.)
Tandrag eut du mal à contenir sa
réaction. Une armée aussi grande était impossible.
- Cmab...(Il faut que je reste pour
combattre...)
- Tris...(Surtout pas. Le Prince sait
ce qu'il fait. Le dragon a besoin qu'on l'aide. Même s'il est grand,
il est encore jeune. D'autres hommes suivront tes traces. Le dragon
est ce qu'il y a de plus précieux.)
Tandrag finit son repas en mangeant du
bout des lèvres. Il ne fit pas attention aux regards que Kalgar et
Talmab posaient sur lui. Quand hommes et femmes se séparèrent pour
la soirée, il demanda à Kalgar la permission de sortir.
- Oui, Tandrag, mais nous parlerons à
ton retour.
Tandrag le salua et sortit. La
Solvette, il fallait qu'il voie la Solvette.
La soirée était belle. La température
était douce. Il descendit vers la rivière en bas de la ville. Il
arriva dans la rue de la Solvette, il fut étonné du nombre
d'oiseaux qui allaient et venaient. Il frappa à la porte. Sabda vint
lui ouvrir.
- Ah ! C'est toi. Ma mère avait
raison. Entre, elle t'attend.
Sabda n'avait plus l'air en colère. Il
pénétra dans la maison. Il fut étonné par l'ambiance.
Habituellement il régnait calme et sérénité. En ce soir, il ne
vit plus personne en soin. Par contre de nombreux charcs entraient et
sortaient, d'autres animaux s'agitaient aussi par-ci par-là.
- Qu'est-ce qui se passe ? demanda
Tandrag.
- Des forces s'accumulent autour de
nous. Cotban et Sioultac vont s'affronter et nous sommes au milieu.
Tu viens pour ton rêve ?
- Oui, non. Enfin oui.
La Solvette lui sourit.
- Sabda a raison. Ton rêve parle de
dragon. Il te faudra l'affronter.
- Parle-moi de mes origines !
s'écria Tandrag.
- Ah ! Cela aussi est important.
Assieds-toi.
La Solvette s'approcha de lui et
prenant un tabouret s'installa à côté de lui.
- Il était une fois, dans cette longue
nuit qui s'allonge quand on ne sait si l'hiver va tenir ou si la
lumière reviendra, un rite pour que tourne la roue de la vie...
Quand Tandrag quitta la Solvette, il
était secoué. Tout ce qu'il venait d'apprendre faisait beaucoup
pour son esprit. Bien que fils de Chountic, il était fils d'étranger
et même peut-être fils de prince. Il avait partie liée avec le
dragon. Il pensa qu'il aurait à l'affronter pour le lier à lui.
Tout n'était pas clair dans le récit de la Solvette. Il marcha
lentement à la lumière de la lune pour retourner chez Kalgar. Son
esprit s'arrêta un instant sur Talmab. Il comprenait maintenant ces
gestes d'attention. Il était frère de lait de Miasti. L'idée lui
plut. Il aurait eu à choisir une famille, il aurait choisi celle-là.
Quand il atteignit la place du puits ventru, il entendit le cri. Sans
jamais l'avoir entendu, il sut. Le dragon venait de lancer un cri
d'alerte. Il se mit à courir vers Montaggone. Quand il y arriva, les
torches brûlaient déjà. Le Prince était debout sur la butte de la
parole. Il finissait de revêtir ses habits de combat. Quand il vit
Tandrag, il lui fit signe. Quand il fut assez près, il lui dit :
- Prends tes hommes et pars sans
attendre. La lune est claire. Ta mission sera de protéger le dragon
et sa grotte.
- Mon Prince, Il a crié.
- Oui, konsyli, Il nous a prévenus.
L'ennemi est en route. Maintenant va et ne reviens ici que si tout
danger est écarté.
Quiloma se détourna de lui pour parler
à Qunienka. Les ordres fusèrent. Tandrag avait pris le pas de
course. Il entra dans le dortoir. Ses deux mains d'hommes étaient
réveillées et ils s'équipaient.
Tandrag saisit son paquetage, ses armes
et son marteau. Quand il se dirigea vers la porte de Montaggone, dix
hommes le suivaient en petite foulée. Il décida de partir par la
porte du bas.
Sabda le regarda partir. Elle se
retourna vers sa mère :
- Le reverrons-nous ?
123
Les premiers jours de la patrouille
furent presque une promenade. Tandrag maintenait un rythme de petit
trot avec des arrêts assez fréquents pour que personne n'en
souffre. Le chargement était léger par rapport à d'autres fois.
Tandrag menait le train. Il se souvenait de sa première patrouille.
Elle remontait à loin maintenant. Les émotions qu'il avait
ressenties alors étaient toujours aussi vives à son esprit. La
saison chaude était plus qu'à moitié passée maintenant. Ils
progressaient sur le chemin de son voyage d'hiver avec la dépouille
de Chountic. Il pensa qu'aujourd'hui les conditions étaient très
différentes. Ils avaient eu beaucoup de chance. A l'époque, il
croyait encore que Chountic était son père. La Solvette l'avait
beaucoup perturbé avec tout ce qu'elle lui avait raconté. Il ne
mettait pas en doute son récit. Il expliquait tant de choses.
Pourquoi tout cela ? Cette question revenait sans cesse à sa
conscience. C'est tout juste s'il répondait aux signes de salut des
hommes qui travaillaient aux champs de salemje. Si la guerre
arrivait, jamais les moissons ne seraient finies et les survivants ne
pourraient que mourir de faim.
Les autres semblaient remuer le même
genre d'interrogations. Il y avait peu de paroles pendant les pauses
et les visages restaient fermés. Son premier sourire fut quand il
arriva près du bachkam du totem ours. La vallée du dragon était
toute proche. Ils firent halte.
Pendant qu'ils installaient le camp,
Tandrag donna ses ordres :
- Demain, nous irons vers l'aval.
Sminal tu prendras une main d'hommes pour aller par la rive sous le
soleil, j'irai de l'autre côté.
Sminal acquiesça en opinant de la
tête.
- Une journée de marche vers l'aval.
Tu repères. Tu évalues les forces si tu vois des ennemis. N'engage
pas le combat sans nécessité. On fera le point dans deux jours. Tu
prends un sifflet de jako.
Les hommes furent heureux de se
reposer. Arrivés tôt, ils purent se préparer un repas chaud. Ils
savaient que la course reprendrait le lendemain. Tandrag discuta avec
les uns et les autres. Il comprit qu'ils ne savaient rien des
dernières nouvelles. Ils blaguaient pour tromper leur peur. Seul
Sminal s'impatientait de combattre. Depuis la mort de Besarl, il
rêvait de massacre.
Quand le jour se leva, les nuages
étaient arrivés. La pluie fine de l'aube devint plus abondante.
Tandrag et ses hommes se dépêchèrent de traverser la rivière de
la vallée du dragon avant qu'elle ne soit grossie par les eaux. Ils
avancèrent pendant la moitié du jour de concert avec Sminal qui
était sur la rive de la ville.
Tandrag s'arrêta laissant le groupe de
Sminal prendre de l'avance. Il avait trouvé des traces sur la berge.
Il examina les restes de foyers pendant que les autres exploraient
les environs. Ils se regroupèrent après avoir fait le tour de cette
petite combe. Bien protégée, elle était un lieu de bivouac idéal.
Une dizaine d'hommes avait dû y vivre quelques jours.
- On est à moins de trois jours de la
caverne du dragon, dit Absald.
- Oui, et ils sont restés au moins une
main de jours, ajouta Gralton.
- Ils ont fait le ménage avant de
partir. Il reste peu d'indices. On va repartir, dit Tandrag.
Ils rechargèrent leurs musettes.
Absald redistribua les lances courtes qu'ils avaient mises en
faisceau. Tandrag fit trois pas quand retentit le sifflet de jako.
- A couvert ! dit-il.
Les cinq hommes se mirent derrière les
buissons du bord de la rivière. Les sens en éveil, ils guettaient
la suite du message. Le sifflet de jako avait été un apport de la
ville aux guerriers blancs. Animal de la région, le jako avait un
cri perçant qui s'entendait de loin. Suivant les individus, il était
différemment modulé. Traditionnellement les gardiens de tiburs et
ceux qui travaillaient les champs l'utilisaient. Il portait dans le
meilleur des cas d'une vallée à l'autre.
Tandrag avait reconnu sans problème le
sifflet de jako de Sminal. Il y avait à la fin du son une petite
touche particulière qui différenciait le sifflet du cri de
l'animal. Bien utilisé, il permettait une conversation. Les soldats
de la ville l'avaient emmené avec eux lors des patrouilles et le
prince avait introduit son usage dans les trois phalanges. Il servait
aux communications entre patrouilles comme les tomcats.
Le temps passa. Tandrag sentit la
pression monter. Puis vint un autre cri. Tandrag sursauta. Le sifflet
de jako parlait de beaucoup d'ennemis. Il fit progresser son groupe
le long de la berge. Bientôt ils surplombèrent la rivière. De
nouveau le sifflet de jako parla. Il évoquait un troupeau d'ennemis
redoublant le mot troupeau. Tandrag fut étonné d'un tel
redoublement. Sminal maîtrisait pourtant très bien le sifflet. A
l'abri en haut de la falaise, Tandrag et son groupe progressèrent
plus vite. Bientôt, ils rejoignirent un promontoire dominant la
vallée vers l'aval.
Avançant à quatre pattes, il
s'approcha du bord. Le spectacle qu'il découvrit le sidéra. La
vallée s'élargissait plus bas. La rivière tumultueuse dans les
gorges, devenait plus placide avec des berges plus plates. Il ne
comprit pas d'un premier abord ce qu'il voyait. La réalité finit
par s'imposer. Au loin des colonnes de soldats avançaient, évoquant
des colonnes de fourmis en marche. Il avait sous les yeux plus
d'hommes que tout ce qu'il pouvait imaginer et ils venaient vers lui.
Il comprit ce que Sminal avait transmis. Il était bien en face de
troupeaux de troupeaux de soldats. Lui revint en tête une
conversation qu'il avait entendue sans y faire attention sur le roi
Yas et son armée. Éeri avait évoqué une foule plus nombreuse que
les poils sur le dos d'un crammplac. Tandrag n'avait pas réussi à
se représenter ce qu'il voyait aujourd'hui. Il fit signe à Absal
qui s'approcha à son tour. Quand il découvrit le spectacle, il
siffla entre ses dents.
- Knam ! dit-il, et on n'est que
deux mains d'hommes.
- Siffle à Sminal de se replier, lui
ordonna Tandrag. D'ailleurs, où est-il ? Je ne le vois pas.
Gralton qui était monté lui aussi
voir, s’exclama :
- Là ! À l'entrée de la passe,
il est en embuscade.
Effectivement, juste derrière le
pilier de pierres qui fermait l'entrée des gorges, Sminal avait
disposé ses hommes pour attaquer ceux qui tenteraient de passer. Le
point était stratégique. Rejoindre la vallée de la rivière du
dragon par ailleurs demandait au moins une à deux journées de
détour. Sminal était sur la seule berge où un semblant de trace
permettait le passage.
Absal siffla l'ordre de repli. Tandrag
le vit se retourner mais faire un signe ordre à ses compagnons de ne
pas bouger. Un premier groupe d'ennemis approchait la passe. Avançant
prudemment, les éclaireurs de l'armée en marche se méfiaient du
terrain sur lequel ils progressaient. Un premier passa le rocher,
suivi d'un autre. L'arme au point, prêts à répondre, ils
scrutaient tout autour. Quand le troisième se présenta, Sminal
décocha sa flèche. Ce fut le signal. Les trois ennemis
s’effondrèrent. L'un avait une lance dans la poitrine, les autres
des flèches. Ceux qui étaient plus en arrière réagirent en
soldats bien entraînés. Sur un signe d'un soldat au casque surmonté
d'une plume, une pluie de flèches s’abattit sur la passe.
Tandrag jura. Ils étaient trop loin
pour aider. Sminal avait donné l'ordre de repli trop tard. Tandrag
vit Chiental s'écrouler, plusieurs flèches dans le dos. Il
regardait courir les quatre autres sous les volées de flèches qui
se succédaient. Talmine fut touché à l'épaule, Sminal avait une
flèche plantée sur le côté. De là où il était, en le voyant
continuer à courir, Tandrag pensa que le trait avait atteint la
musette. Absal et Gralton juraient sans discontinuer. Mieltil, qui
était le meilleur archer du groupe, décocha une flèche en essayant
de porter le plus loin possible. Tandrag jura en la voyant partir. En
faisant cela, il prenait le risque de les signaler à l'armée qui
approchait. Il tira Mieltil par la tunique pour l'obliger à se
baisser. Ce fut trop tard. Derrière les nombreux archers qui
arrosaient la passe de leurs flèches, d'autres hommes firent des
signes désignant le rocher sur lequel ils étaient.
Leur position était hors de portée
des grands arcs des gens de la plaine. Pourtant Tandrag devina dans
les mouvements des différentes unités qu'ils allaient avoir leur
part d'ennuis.
- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda
Gralton.
- Siffle à Sminal l'ordre d'aller
prévenir le Prince. A cinq nous allons nous replier, et espérer que
le Dieu Dragon nous vienne en aide.
Malgré la pluie, les forces ennemies
se rapprochaient. Déjà des groupes de terrassement s'attaquaient à
la passe pour élargir et favoriser le passage. Pour Tandrag, il
était évident que la caverne du dragon était le but de cette
expédition. Les cinq hommes restèrent sur leur promontoire,
regardant les forces ennemies en ordre de bataille. Ils les virent
amener un objet dont ils ne comprirent l'usage que lorsqu'il fut
presque monté.
- On dirait l'arc géant de la vallée
de Tichcou, dit Jalmeb. J'ai vu le même quand j'étais de
surveillance là-bas.
- Et ça porte loin ? demanda
Absal.
- Oui, même ici, on n'est pas à
l'abri.
- C'est parce qu'ils l'attendaient
qu'ils n'ont pas essayé d'entrer dans la vallée. Ils doivent nous
croire plus nombreux, dit Tandrag.
- Regarde là-bas ! Un autre.
Effectivement, sortant du bois, ils
virent un autre convoi porteur d'arc géant.
- Mais combien en ont-ils ?
- Attention ! cria Jalmeb, ils
vont tirer.
La lourde flèche s'éleva bien
au-dessus d'eux pour venir se ficher dans un arbre derrière eux.
- La prochaine sera trop courte, mais
la suivante nous tombera dessus, dit Jalmeb.
- Alors ne traînons pas ici ! On
dégage ! dit Tandrag. En plus il va nous falloir un abri.
Sioultac n'a pas l'air content.
Les quatre autres regardèrent vers la
direction indiquée par le doigt de Tandrag. De lourds nuages noirs
arrivaient. Ils se regardèrent. Ils avaient tous compris. Ces nuages
annonçaient la colère noire de Sioultac. Ils avaient tous connu ces
moments de peur quand des trombes et des trombes d'eau s'abattaient
sur eux. Si les colères hivernales de Sioultac étaient les plus
longues, les colères de la saison chaude étaient dévastatrices.
- Ce n'est pas le dieu Dragon qui va
venir à notre secours, c'est Sioultac lui-même.
- Il ne peut supporter que Cotban
envoie ses créatures chez lui.
Tout en parlant, ils avaient pris le
pas de course. Ils avaient quitté les bords de la vallée pour aller
vers l'intérieur de la forêt. Gralton les guidait. Il avait en
sortie d'hiver fait une patrouille dans la région, près d'un
litmel, il avait repéré un abri qui devrait leur permettre d'être
à l'abri et au sec pour les jours qui arrivaient. Toujours courant,
ils dévalèrent une pente sous une pluie qui devenait plus dense.
Ils allongèrent la foulée. Malgré leurs poumons en feu, ils
couraient. Leur vie en dépendait. Ils étaient de l'autre côté du
fond de la combe quand arriva le rideau d'eau. Immédiatement, ils
eurent l'impression que la lumière avait disparu. Heureusement, le
feuillage les protégeait en partie. Ils se jetèrent plus qu'ils ne
se posèrent à l'abri de la roche, se réfugiant au plus profond du
repli de terrain. Il faisait presque nuit.
Absal se mit à rire, bientôt suivi
par les quatre autres. Ils avaient réussi, ils étaient à l'abri,
trempés, détrempés mais à l'abri. Les créatures de Cotban
n'avaient qu'à bien se tenir, Sioultac n'allait pas leur laisser de
répit.
124
La pluie dura cinq jours. Tout ce qui
pouvait contenir de l'eau était plein. Des ruisseaux temporaires
couraient partout. Même dans leur abri, ils avaient dû creuser des
rigoles pour guider les gouttières naturelles. La chaleur restait
malgré tout forte.
Absal surveillait le feu. Il était
toujours aussi admiratif devant Tandrag qui était capable de faire
du feu avec n'importe quel bois, même détrempé comme tout ce
qu'ils ramenaient. Ils profitaient des accalmies, toutes relatives,
pour aller chercher des provisions. Celui qui était de corvée de
ravitaillement, n'avait plus qu'à se déshabiller au retour pour
essayer de faire sécher ses affaires.
- Avec une telle colère de Sioultac,
on va avoir des volpics, dit Gralton.
Avec une saison de plus Gralton savait
de quoi il parlait. Les volpics étaient la plaie de la saison chaude
quand Sioultac avait trop de colère. Quand les pluies s'arrêtaient,
ils apparaissaient. En véritables nuées, ils s'abattaient sur tout
ce qui bougeait. Si on ne sentait pas leurs piqûres sur le coup, se
développait une douleur intense dans les heures qui suivaient. La
peau devenait rouge,chaude. Malheur à celui qui était trop piqué,
il vivait des jours difficiles. La fièvre montait, le délire avec,
puis s'il avait été trop piqué la victime des volpics mourait de
convulsions. Si autour des eaux courantes, on ne risquait pas grand
chose, la moindre flaque devenait un piège pour celui qui ne faisait
pas attention.
- Il nous faudra du molvic. C'est la
Solvette qui me l'a appris. Quand on en mâche, les volpics vous
évitent.
- Et on trouve ça où ? demanda
Absal.
- Sous les stijacs !
Cela fit beaucoup rire les autres. Ceux
de la plaine n'étaient pas prêts de trouver le remède.
Le lendemain, ils marchaient sur le sol
rendu spongieux quand ils virent le premier nuage de volpics. Mâchant
du molvic, la peau recouverte de boue, ils contournèrent le plus
possible la mare.
Il y eut un mouvement dans le nuage
mais sans qu'il ne se dirige vers eux. Ils se retrouvèrent bientôt
sur le bord de la rivière du dragon. Ils avaient quitté un ruisseau
bondissant au fond de sa gorge, ils retrouvèrent une rivière
dévalant en cataractes entre les parois de pierre. Toujours
attentifs aux essaims de volpics, ils se retrouvèrent sur le
promontoire qu'ils avaient quitté quelques jours plus tôt. Si la
pierre était humide, elle n'avait pas retenu l'eau. De nouveau à
quatre pattes, Tandrag alla jusqu'au belvédère. Encore une fois il
fut sidéré par ce qu'il vit. La rivière du dragon avait
profondément modifié le paysage à la sortie de la passe. La forêt
était maintenant inondée. Il n'y avait plus trace d'ennemis. Il fit
signe aux autres qui vinrent se poster à côté de lui.
- Knam ! On ne reconnaît plus
rien, s'exclama Mieltil.
- Où sont-ils ? ajouta Gralton.
- Sioultac a tout nettoyé, s'exclama
Absal.
- Non, regardez là-bas ! Une
pirogue !
Effectivement, on voyait la longue
forme d'un tronc évidé qui se glissait entre les arbres encore
debout, en évitant bien les zones de remous.
- Sioultac a gagné une bataille, mais
il n'a pas gagné la guerre. On va patrouiller le long de la falaise
pour voir si certains n'ont pas débarqué.
Absal tendit le bras :
- Regardez ! Un nuage de volpics !
Mouvant et changeant, un nuage
d'insectes noirs survolait l'eau. Il se dirigea vers la pirogue. Ils
virent les passagers de l'embarcation chasser les volpics avec leurs
rames.
- Ceux-là ne pourront pas aller bien
loin après une telle attaque, dit Tandrag. J'espère qu'après
l'eau, les volpics remporteront la deuxième bataille.
Il se recula. Les autres le
rejoignirent.
- Gralton, siffle-moi notre position et
ce que nous avons vu. Si les nôtres sont à portée, nous aurons une
réponse.
Pendant que Gralton modulait avec le
sifflet à jako, les autres se bouchèrent les oreilles. Un cri de
jako porte loin, mais le sifflet pouvait être encore plus puissant.
Quand il eut fini, ils reprirent leur chemin. Tandrag les conduisit
plus vers le soleil couchant. Il en avait discuté avec Gralton. S'il
y avait un passage, il devait être par là. Tout en marchant, ils
tendaient l'oreille mais aucune réponse ne leur parvint. Absal avait
pour mission de chercher du molvic. Leur mission en dépendait. Ils
croisèrent plusieurs essaims de volpics dans leur pérégrination,
sans que ceux-ci s'intéressent à eux. La boue et le molvic étaient
des défenses efficaces.
- Là, des traces !
En prenant beaucoup de précaution, ils
les suivirent. Bientôt, ils entendirent des cris.
- Schramloup ! Bralterm !
Cachés par un repli de terrain, ils
virent les hommes des plaines aux prises avec les volpics. Faisant de
grands moulinets de leurs armes ou de leurs vêtements, ils
essayaient, vainement, de les éloigner. Certains étaient déjà par
terre, leur peau boursouflée trahissait le nombre important de
piqûres. Sans un mot et sans quitter des yeux la scène, Absal fit
passer du molvic à tous. Tout en le mettant dans sa bouche, Tandrag
fit un signe-ordre de repli. Dès qu'ils furent hors de portée de
voix, il dit :
- Ce groupe-là ne causera pas
d'ennuis. Il faut voir si les autres sont dans le même état.
La journée se passa sur le même
schéma. A chaque fois qu'ils rencontraient ceux de la plaine, ils
étaient tellement couverts de boursoufles qu'ils n'avaient aucune
chance de survivre. Quand ils bivouaquèrent, ils firent le point.
Bien que protégés, ils souffraient tous de plusieurs piqûres.
Gralton avait ramassé d'autres plantes pour calmer les douleurs. Le
feu que Tandrag avait allumé fumait, ce qui éloignait les volpics.
Le lendemain, ils se rapprochèrent du
bord de la forêt inondée. Ils jurèrent en sentant une odeur de
bois brûlé. Dans la brume du matin, ils écarquillèrent les yeux
pour voir l'origine de ce qu'ils sentaient. Dans l'armée ennemie,
quelqu'un avait compris que la fumée éloignait les volpics. Ils
préparèrent leurs arcs et Tandrag une lance. Dès que la pirogue
émergea de la brume, ils tirèrent. Gênés par les fumées des pots
à feu qu'ils transportaient, les archers embarqués visèrent au
petit bonheur. Tandrag s'appliqua. Beaucoup plus lourde que les
flèches et aidé par son propulseur, il atteignit celui qui
s'occupait de faire la fumée. Déséquilibré, il bougea trop vite.
La pirogue longue et étroite chavira presque. Le pot à feu glissa
dans l'eau où il s'éteignit en grésillant. Il ne fallut que
quelques instants aux volpics pour trouver qu'il y avait des proies
sans protection. Se débattant contre les insectes, l’embarcation
chavira pour de bon. Ils ne virent pas ce qui se passa, car d'autres
bateaux arrivaient. S'ils purent en éliminer une partie, il y avait
trop d'arrivants pour eux cinq. Ils se replièrent juste à temps
pour ne pas se faire prendre en tenaille par des groupes arrivant sur
leurs flancs. Ne pas avoir besoin de fumée pour se défendre contre
les volpics leurs donnait un avantage certain. Ils étaient plus
mobiles, plus rapides. Les autres compensaient cela par leur nombre.
Dans leur fuite, ils repassèrent par le promontoire. Tandrag ne put
s'empêcher de jeter un coup d’œil. Il vit des pirogues aller vers
l'autre berge, chargées mais fumantes. Il pensa que les jours qui
venaient allaient être difficiles.
Ils couraient au petit trot depuis
maintenant quelques jours, essayant de laisser le moins de traces.
Les ennemis ne les lâchaient pas. A chaque arrêt, des effluves de
fumées les faisaient repartir dans une fuite vers le couchant, le
plus loin possible de la vallée du dragon. Ils avaient tous quelques
boursoufles douloureuses plus ou moins bien placées. Absal était
celui qui traînait le plus. Le molvic mâché finissait par donner
la diarrhée ce qui n'arrangeait rien.
- J'ai peut-être des hallucinations,
dit Gralton, mais je crois avoir vu des loups.
Tandrag se rendit plus attentif. Sur le
bord de sa vision, il eut l'impression de voir des ombres noires qui
se déplaçaient en parallèle avec leurs traces. Le manque de repos,
la fatigue de la course, le manque de nourriture et les piqûres de
volpics le faisaient douter des impressions qu'il avait. Ils
marchaient, ou plutôt ils couraient à l'estime. Aucun d'eux n'avait
été aussi loin vers le couchant. Ils avaient vu plusieurs fois
leurs poursuivants, la dernière alors qu'ils gravissaient un nouvel
escarpement. Vision réciproque, puisque les cris des soldats avaient
retenti derrière eux quand ils les avaient aperçus. L’évènement
avait renforcé la détermination des uns et des autres. Tandrag et
les autres avaient forcé l'allure pour passer le sommet. Ce fut à
cet endroit qu'eut lieu la première chute de Absal. Tandrag l'aida à
se relever. Il le trouva livide.
- On a combien d'avance ?
demanda-t-il.
- Je dirais au plus une demi-journée.
La pente qu'on vient de passer est aussi difficile pour eux que pour
nous, répondit Gralton, penché en avant pour récupérer son
souffle.
Tandrag les regarda l'un après
l'autre. Mieltil était verdâtre. La diarrhée qui lui tordait les
boyaux lui tordait le visage dans des grimaces très parlantes. Absal
était blanc comme un mort. Allongé sur le dos, il récupérait un
peu. Gralton était le plus vaillant avec Jalmeb. Tandrag se dit en
les regardant qu'ils ne pourraient soutenir un combat. Il lui fallait
trouver une solution.
Ils étaient en haut de la colline.
S'ils étaient montés par le côté le plus abrupt, devant eux
s'étendait une pente douce, assez dégagée. Plus bas, il devait y
avoir une barre rocheuse. Tandrag espéra qu'il n'allait pas vers un
cul-de-sac. Levant les yeux pour estimer combien il leur restait
avant la nuit, il vit de nouveaux nuages noirs s'amonceler sur les
sommets voisins. Il pensa :
- Tenir jusqu'à la pluie, voilà qui
serait bien.
Il ne comprenait pas comment le
flot des ennemis n'était pas tari. Les inondations et les volpics
avaient dû faire beaucoup de morts. Combien étaient-ils ? Ils se
mirent en mouvement. La descente fut plus facile sur cette prairie.
S'il n'avait pas été si loin de la ville, cela aurait fait une belle prairie d'estive. Arrivés au bout, ils firent la grimace. Ils surplombaient une falaise. Le découragement les prit. Tout ça pour ça ! En dessous d'eux, ils voyaient une vallée assez large. Au fond coulait une rivière qui semblait paisible si l'on en jugeait d'après
les tronçons visibles. Absal se laissa tomber et se mit à pleurer
autant de rage que de peine. Gralton jurait sans s'arrêter. Mieltil
regardait sans avoir l'air de comprendre. Jalmeb étudiait la falaise
en soliloquant. Tandrag l'écoutait énumérer les chemins possibles.
Son regard fut attiré par un mouvement plus loin en bas. Un loup
noir !
En regardant mieux il vit une ligne de loups. Le passage ! Ils avaient trouvé le passage. Tandrag mobilisa les autres en soutenant Absal, en encourageant Gralton, en secouant MIeltil. Jalmeb avait aussi vu la meute. Il avait le loup pour totem. Ils longèrent la barre rocheuse du plus vite qu'ils purent. Heureusement les loups ne semblaient pas pressés. Jalmeb y voyait la protection de son totem. Tandrag se demanda s'il n'avait pas le même totem. Les loups lui venaient aussi en aide. Ils arrivèrent devant le passage quand tombèrent les premières gouttes. « La colère de Sioultac » pensa Tandrag. Au début, ce fut une pluie fine. Sioultac se retenait. Ils commencèrent leur descente. Ils étaient dans une cheminée naturelle. Sans les loups, ils seraient passés à côté. Absal glissa une nouvelle fois. Heureusement Gralton qui était juste en-dessous, le retint. Dans certains passages, ils ne comprirent pas comment avaient pu faire les loups. Quand Tandrag trouva une corniche, il ordonna une pause. La pluie ne les quittait pas. Ils n'étaient même pas à l'abri sur l'étroit surplomb. S'ils voyaient la vallée, ils n'avaient aucune visibilité vers le haut.
En regardant mieux il vit une ligne de loups. Le passage ! Ils avaient trouvé le passage. Tandrag mobilisa les autres en soutenant Absal, en encourageant Gralton, en secouant MIeltil. Jalmeb avait aussi vu la meute. Il avait le loup pour totem. Ils longèrent la barre rocheuse du plus vite qu'ils purent. Heureusement les loups ne semblaient pas pressés. Jalmeb y voyait la protection de son totem. Tandrag se demanda s'il n'avait pas le même totem. Les loups lui venaient aussi en aide. Ils arrivèrent devant le passage quand tombèrent les premières gouttes. « La colère de Sioultac » pensa Tandrag. Au début, ce fut une pluie fine. Sioultac se retenait. Ils commencèrent leur descente. Ils étaient dans une cheminée naturelle. Sans les loups, ils seraient passés à côté. Absal glissa une nouvelle fois. Heureusement Gralton qui était juste en-dessous, le retint. Dans certains passages, ils ne comprirent pas comment avaient pu faire les loups. Quand Tandrag trouva une corniche, il ordonna une pause. La pluie ne les quittait pas. Ils n'étaient même pas à l'abri sur l'étroit surplomb. S'ils voyaient la vallée, ils n'avaient aucune visibilité vers le haut.
- On ne peut pas rester ici,
dit Tandrag. La nuit arrive et je ne me vois pas descendre dans le
noir.
Les autres lui jetèrent des
regards noirs. Ils voulaient pouvoir se reposer quel qu'en soit le
prix. Mieltil, le visage tordu de douleur, dit :
- Laisse-moi un moment. Ça
recommence !
Il se glissa vers le bout de la
corniche. Il s'accroupit pour se soulager. Son pied dérapa. Lançant
ses bras en avant, il n'attrapa que son sac. Ses compagnons
assistèrent, impuissants, à sa glissade. Avant que Jalmeb ne fasse
un pas, Tandrag avait compris. Son cri d'alerte s'étrangla dans sa
gorge. Mieltil partit en arrière dans le vide, entraînant son sac
dans sa chute. Son cri retentit un long moment avant de s'éteindre.
Ils se regardèrent, atterrés. Cela leur paraissait impossible. Le
temps leur manqua pour se lamenter. Une flèche siffla à leurs
oreilles.
- Vite ! cria Tandrag, tout en
se précipitant dans le passage suivant.
D'autres flèches arrivèrent,
rebondissant sur les rochers. Il eut à peine conscience de ce que
faisaient les autres. La pluie se renforça, rendant la pierre plus
glissante. Tandrag était dans un état second. Ses gestes étaient
devenus automatiques. Toutes ses pensées étaient pour l'immédiat.
Son monde s'était réduit à la roche qu'il descendait. C'est à
peine s'il remarquait les flèches et les pierres qui tombaient. La
lumière baissait. Il rata une prise mais se récupéra en tapant sur
les parois de la cheminée. Il avait vaguement conscience des autres
qui le suivaient en entendant les bruits qu'ils faisaient. Son épaule
maintenant lui faisait mal. Puis ce fut sa jambe qui tapa contre la
paroi rocheuse. La douleur fut fulgurante. Il se bloqua contre la
roche, le souffle court, laissant les ondes de douloureuses déferler
depuis en-dessous son genou jusqu'à son coeur. Bientôt le pied de
Gralton se posa sur son épaule. Manifestement, ce dernier avait
senti la différence et avait retiré son pied aussitôt. Gralton
avait réussi à passer malgré Tandrag, en jouant des pieds et des
mains. Il dit un mot d'encouragement mais ne s'arrêta pas. Il fut
suivi avec moins de prévenance par Jalmeb. Absal arriva à son tour
au-dessus de Tandrag :
- Tandrag ?
Ce dernier tout à sa douleur
ne répondit pas tout de suite.
- Ça va, Tandrag ? insista
Absal.
- Oui, oui, ça va aller, chuchota
Tandrag. Je repars.
Autour d'eux des pierres tombaient.
L'ennemi changeait de tactique. Les flèches étant inefficaces dans
cette cheminée tortueuse, il essayait de les atteindre autrement.
Heureusement pour eux, le couloir dans lequel ils descendaient, avait
fait un coude. Les blocs de roches rebondissaient et se retrouvaient
éjectés vers le vide. Entre le pluie, le vent et les chutes de
pierres, le bruit était devenu infernal dans le conduit qui les
abritait.
Il y eut un cri. Ils virent passer un
corps qui se débattait dans le vide. Il n'y aurait pas que Mieltil
pour manquer de chance. Tandrag le souffle court, laissa passer
Absal. Son corps refusait de suivre le rythme. Il se cala pour se
reposer un peu. Entendant un bruit qu'il prit pour un ennemi
descendant la cheminée, il repartit. Ses bras se tétanisaient. Ils
tremblaient au moindre effort. Un violent coup de vent le
déstabilisa. Il essaya d'attraper une nouvelle prise, mais la roche
glissante lui échappa. Il sentit son corps partir vers l'extérieur.
La peur lui noua le ventre encore une fois. Il tenta de se récupérer
mais son pied glissa. Son épaule heurta violemment la paroi,
l'envoyant rebondir. Le vide lui ouvrait les bras.
Et d'un coup le vent siffla à
ses oreilles. Tandrag n'eut même pas peur. Le temps sembla suspendu.
Il volait. L'impression était merveilleuse. Il eut la certitude
douloureuse qu'il aurait aimé chevaucher un dragon mais que cela
n'arriverait jamais. Ses yeux enregistraient les détails avec
précision, la pluie qui tombait, les autres qui le regardaient
passer avec un air horrifié et même les ennemis là-haut qui le
pointaient du doigt. Il vit le trou dans le nuage, le rayon de soleil
et... son corps heurta quelque chose. Il le sentit se disloquer puis
ce fut le noir.
125
127
Blanc, bruit, noir.
Bruit, noir.
Noir.
Il ouvrit les yeux. Noir. Il
écouta. Il entendit une sorte de litanie. Quelqu'un parlait. Il ne
comprenait pas ce qui se disait. Il essaya de bouger. Rien. La
panique arriva par vagues à chaque tentative de mouvement. Son corps
ne répondait plus. Paniqué, il se mit à respirer de plus en plus
vite. Il respirait... Il respirait... mais alors il n'était pas
mort. A moins que ce soit cela la mort. Son cerveau foncionnait
douloureusement. Où était-il ? Était-il vivant ?
Il y eut un bruit de
grincement. Une lumière palotte et vascillante envahit la pièce. Il
essaya de bouger la tête sans y réussir.
- ...Yac ma til bresta comptel
bartif....
Un visage anguleux se pencha
vers lui tout en baraguouinant des mots incompréhensibles. Des yeux
noirs profonds comme des puits sans fond se vrillèrent dans les
siens. La litanie des sons continua.
- ...stramous camplant
comtisver staffirgm...
Il sentit le froid l'envahir.
Le noir l'aspirait. Au loin, très loin, il y avait comme une flamme
bleue. Son regard se fixa dessus. Elle se mit à grandir, emplissant
tout son champ de vision. D'un coup, il fut brûlant et glacé. La
douleur devint insupportable. Il hurla.
- ...tramscavoilà, bon, très
bon pour moi. Il va maintenant comprendre. Il va pouvoir obéir...
Les yeux se retirèrent. La douleur
décrut comme se vide une vasque. Il fut heureux qu'elle parte. Les
yeux noirs réapparurent. De nouveau, il hurla sous les ondes de
souffrance.
- … Maintenant, il va même pouvoir
bouger pour suivre les ordres. Bon, très bon pour moi...
Les yeux se retirèrent. La douleur
reflua. Soulagement. Les yeux noirs réapparurent. Il hurla avant que
la douleur n'arrive.
- ...Bon, très bon pour moi. Il a
compris qui était maître ici...
Il tourna la tête.
- … Il ne fera pas d'ennuis, s'il ne
veut pas que la douleur revienne. Il va être gentil et répondre
bien comme il faut à tout ce que je demanderais...
Il voyait une silhouette difforme,
fagotée avec des tissus tous plus sales les uns que les autres.
- … Il fera comme les autres un bon
esclave, bien dévoué, dès qu'il sera guéri, mais maintenant il va
encore dormir. Il n'est pas prêt...
Il sentit ses yeux s'alourdir. Il
entendit encore quelques brides de paroles et puis...
Noir.
126
Les feuilles prenaient des couleurs
chaudes que le soleil faisait resplendir. Il s'en moquait. La voix
aux yeux noirs avait parlé, il obéissait. « Du bois ! Il
me faut du bois pour l'hiver ! Va ! » Il parcourait
la forêt pour ramasser du bois. Bien que faible, il lui fallait
ramener du bois à la voix aux yeux noirs. Chaque pas lui coûtait.
Son corps lui faisait mal et la tête lui tournait. Il faisait
quelques pas, s'appuyait sur un arbre, se reposait et recommençait.
Il avait dû aller assez loin pour trouver des branches tombées. Il
n'était pas le seul à chercher du bois pour la voix aux yeux noirs.
Il avait fait un tas de ses découvertes. Il était content de lui.
Le tas était important. Il en ramassa une brassée. Il ne put se
relever. Il le posa et se redressa. Un brouillard passa devant ses
yeux et le monde se mit à danser. Cela dura quelques instants. Il
fut plus raisonnable à son deuxième essai. Il pensa qu'il
reviendrait chercher le reste au cours d'un deuxième voyage. Il
reprit le chemin de la maison de la voix aux yeux noirs. Déjà le
soleil baissait quand il arriva devant la porte. Le deuxième voyage
attendrait. La nuit n'allait pas tarder. Il arriva le dernier. Il vit
le portier qui commençait à fermer la porte. Il se glissa juste à
temps. Il haletait. Son corps fatigué réclamait du repos. Il lui
fallait pourtant se présenter à la voix aux yeux noirs avant que de
pouvoir aller se reposer. Il arriva dans la grande salle. Comme
toujours la voix aux yeux noirs parlait. Elle parlait sans cesse.
- … juste assez pour cette journée.
Mais te voilà, toi. Tu sais que tu es le dernier. Fais voir ce que
tu ramènes...
Il déposa comme une offrande les
quelques branches aux pieds de la voix aux yeux noirs. Malgré sa
fatigue, il avait apporté du bois et demain, il ramènerait le
reste.
- … C'est tout ce que tu m'apportes.
Crois-tu que je vais me chauffer avec cela. C'est à peine si cela
suffira à allumer la cheminée d'hiver. Je me demande pourquoi
j't'ai ramassé. Tu étais plus mort que vif et c'est comme cela que
tu me remercies de tout ce que je fais pour toi. Regarde-moi quand je
te parle...
Il leva les yeux. Il rencontra les deux
puits noirs où brûlait la flamme bleue. Il hurla de douleur. Il
avait mal fait et la voix aux yeux noirs lui faisait comprendre. Tout
était de sa faute. Elle avait tant fait pour lui et lui ne lui
rendait pas. La honte qu'il ressentait l'écrasait. Demain, demain,
il se rachèterait, même s'il finissait à genoux, il rapporterait
son quota de bois.
- … Maintenant, pars et va dormir. Tu
ne mérites même pas la nourriture que j'avais prévue pour toi...
Il fut tellement soulagé de l'arrêt
de la douleur que l'annonce du jeûne ne lui fit aucun effet. Il
partit à reculons pendant que la voix aux yeux noirs s'attaquait à
un autre de ses soumis.
Il s'effondra plus qu'il ne se coucha
sur sa paillasse.
Le lendemain, la faim le tenaillait. Il
sortit très tôt pour aller chercher son bois. Il ne retrouva pas
son chemin de la veille. Il eut une bouffée de désespoir.
Supporterait-il encore la déception de la voix aux yeux noirs ?
Ce n'était pas possible. Il fallait qu'il trouve quelque chose. Il
s’agrippa à une grosse branche. Voilà ce qu'il devait ramener.
Elle résista. Il ne pesait pas bien lourd et ses bras maigres
manquaient de force. Un nouveau vertige le prit. Il se laissa glisser
jusqu'au sol. Pendant qu'il reprenait son souffle, ses doigts se
refermèrent sur une pierre. Elle était lisse et brillante avec un
bord dentelé. Il eut un sourire. Avec cela, il allait pourvoir y
arriver. Malgré la faim et les vertiges quand le soleil passa
derrière la montagne, il avait coupé du bois et s'était fabriqué,
avec deux longues perches, un travois pour ramener son bois. Il fut
soulagé d'arriver à temps. Il se glissa avec les autres jusqu'à la
grande pièce où régnait la voix aux yeux noirs :
- … dis-toi bien que tu mérites ce
qui t'arrive. Tu devais m'obéir. Regarde-moi quand je te parle...
Il écouta la voix aux yeux noirs s'en
prendre à ce grand soumis. Il avait pourtant ramené du bois mais
n'avait pas fait quelque chose qu'elle avait demandé. Il écouta
hurler le soumis. Il le vit se rouler par terre et embrasser les
pieds de la voix aux yeux noirs en jurant qu'il ferait tout ce
qu'elle voulait. Il fut heureux de n'être pas à la place du puni.
Quand vint son tour, elle regarda le bois et le travois :
- … le bois que tu ramènes n'est
même pas sec. Il brûlera mal et il va fumer...
Il commença à se recroqueviller. Il
n'avait pas prévu cela. La voix aux yeux noirs voulait du bois sec
pour brûler tout de suite. La peur lui serra le ventre. Il allait
encore souffrir.
- … Tu es chanceux aujourd'hui. Tu
ramènes un outil précieux. Nul ne m'a ramené de nouveauté. Tous,
vous êtes plus stupides les uns que les autres. Tu es curieux, toi.
Puisque tu sais trouver des choses, demain je veux plus de bois...
La joie l'envahit. Il n'allait pas
souffrir. Il pourrait même manger. Il se dépêcha de partir pendant
qu'elle s'occupait du suivant. Il se dirigea vers la pièce à
manger. Un soumis lui tendit une écuelle à moitié fendue remplie
d'un gruau de farine de fruits secs. Quand il alla s'allonger sur sa
paillasse, il pensa qu'il était le plus heureux. Il avait le ventre
plein et un endroit pour dormir. Demain, demain serait un autre jour.
Les jours se suivaient et se
ressemblaient. Des fois, la voix aux yeux noirs voulait de l'eau, il
allait chercher de l'eau, des fois elle voulait du bois, il allait
chercher du bois. C'est ce qu'il faisait aujourd'hui. Il avançait
vers une région de la forêt où les arbres étaient moins hauts,
moins gros. Il pouvait en casser plus et en ramener plus. Il arriva à
la clairière où coulait une source. Il aimait bien venir là. L'eau
était claire et douce à boire. Il avança confiant en traînant son
travois. C'est là qu'il vit la bête. C'était une grosse bête au
pelage noir et aux yeux rouges. Elle était tranquillement allongée
au milieu de la zone herbeuse près de l'eau. Elle mangeait. Il la
regarda. Elle déchirait des morceaux à la carcasse encore fumante.
Elle le regarda approcher. Elle ne semblait pas avoir peur, ni être
dérangée par lui. Il avait su le nom de ces bêtes, autrefois. Il
ne savait plus. Il y avait tant de choses qui lui échappaient. Tout
cela n'avait aucune importance. Seule la volonté de la voix aux yeux
noirs comptait maintenant pour lui et pour les autres soumis.
Pourrait-il ramener du bois ou allait-il devoir se battre pour que se
fasse la volonté de la voix aux yeux noirs. Les yeux rouges le
regardaient. Un curieux ronronnement s'échappait de la gueule pleine
de crocs. Son estomac y répondit par un gargouillis de faim. Plus la
saison avançait et moins il y avait à manger. Il avait déjà vu ça
et là les dépouilles d'autres soumis morts de faim. Le froid se
faisait plus vif. Les quelques loques qu'il avait sur le dos ne le
protégeaient que médiocrement. La farine pour le gruau était
réservée à ceux qui passaient l'épreuve du soir sans irriter la
voix aux yeux noirs. Hier, il en avait subi la colère. Il avait
fauté en renversant l'eau demandée. Aujourd'hui, il voulait se
racheter. Il savait que son travois devrait crouler sous le bois pour
qu'elle lui pardonne son erreur funeste. Si elle ne l'avait pas puni,
il aurait fait pire. Son esprit se révulsait à l'idée de la
décevoir et son corps se convulsait à l'évocation des douleurs. La
bête noire aux yeux rouges lui posait problème. Elle pouvait être
un danger pour sa mission. Il regardait surtout la carcasse. De la
nourriture ! Son ventre réclamait et protestait de ne pas
recevoir selon ses besoins. Son esprit luttait. Il sursauta quand la
bête bougea. Elle s'éloigna d'un pas souple et silencieux, laissant
sur place sa proie. Il n'attendit pas. Il se jeta dessus. Le goût en
était délectable. Il ne laissa que les os bien nettoyés. Quand il
rentra le soir, une énergie nouvelle coulait dans son corps.
- … Tu m'étonneras toujours, toi. Je
te pensais devenu comme ceux qui meurent et tu ramènes du bois comme
deux. Tu auras ta part ce soir, mais demain puisque que tu sembles si
fort, tu me ramèneras encore plus...
Il écouta ce discours comme un
compliment. Il pensa que la voix aux yeux noirs serait contente
demain qu'il lui offre encore plus de combustible. Pour la première
fois depuis des jours et des jours, il dormit tranquillement.
Quand le soleil dépassa la crête des
montagnes, il était déjà parti, tout empli de sa mission sacrée,
satisfaire la voix aux yeux noirs. Dans la clairière, il trouva la
bête aux yeux rouges. Elle était allongée sur le tapis de mousse,
la tête posée sur les pattes avant. Elle le regarda avancer. Devant
elle, il y avait une carcasse fraîche, comme si elle l'attendait. Il
s'approcha presque à toucher la bête noire aux yeux rouges. De
fugaces images, d'imperceptibles impressions lui traversaient
l'esprit sans qu'il puisse fixer son attention dessus. Cette bête
aux yeux rouges, c'était... c'était... Non ! Il ne se
souvenait pas. La carcasse aussi était une bête qu'il avait déjà
vue avant. Avant quoi ? Avant ! Il y avait là, dans son esprit
quelque chose de rétif qui ne voulait pas coopérer. Il avança la
main pour saisir la viande. La bête aux yeux rouges ne bougea pas.
Il s'assit, déchirant à pleines dents cette chair encore tiède.
Tout en mangeant, il regarda autour de lui. Il vit un tas de bois. Il
fut étonné. Hier, il n'avait rien laissé. Cette clairière devait
être magique. Le bois mort s'y rassemblait. Aujourd'hui, il n'aurait
qu'à charger son travois pour avoir fini sa mission. La voix aux
yeux noirs serait contente, il ramènerait ce qu'elle avait demandé.
Quand il eut le ventre plein, il s'allongea. Le ronronnement de la
bête aux yeux rouges avait un effet quasi hypnotique. Il s'endormit.
Il se réveilla la tête claire. Il ne
s'était pas aussi bien reposé depuis... depuis... cela aussi lui
échappait. Il était sûr que c'était depuis longtemps. Il se leva
et chargea les branches. Le soleil était proche des sommets du
couchant. Il était temps de rentrer. Un arbre tombé l'obligea à
faire un détour. Il en fut heureux quand il découvrit un buisson
chargé de baies. Il en mangea un grand nombre. Sucrées et juteuses,
elles étaient délicieuses. Quand il arriva à la porte de la
demeure de la voix aux yeux noirs, il était dans les derniers.
Alors qu'elle avait puni tous ceux qui
le précédaient, elle ne lui dit presque rien. Elle se contenta de
lui demander encore plus pour le lendemain. Il fut heureux, la voix
aux yeux noirs n'avait pas trouvé de sujet de mécontentement en lui
et même, suprême satisfaction, elle était restée un instant sans
pouvoir parler quand elle l'avait vu. Il rejoignit le réfectoire et
les autres soumis. Il remarqua comme tous se tenaient voûtés et
semblaient prêts à tomber. Des questions affleuraient à son
esprit. Il prit son écuelle de gruau et alla se mettre dans un coin.
Ici, chacun mangeait seul en tournant le dos aux autres pour protéger
sa pitance. Il y avait déjà eu des vols de nourriture. Il vérifia
que personne ne le regardait. Quand il fut rassuré, il sortit
discrètement d'un repli des baies jaunes qu'il avait cueillies. Il
les mélangea en les écrasant à la farine tiède. Il pensa :
« Quelle belle journée ! ».
Le lendemain, il était de retour à la
clairière. Il eut le sentiment de revivre la veille. La bête aux
yeux rouges était là, la viande était là, le bois était là et
même des baies jaunes. Il prit le temps de se nourrir. Quand il eut
fini, la bête aux yeux rouges se leva. Elle s'approcha de lui sans
se presser et le poussa. Il se laissa faire. Elle continua son manège
jusqu'à ce qu'il la suive. Elle prit le petit trot. Il suivit un
moment et trop essoufflé s'arrêta. Elle l'attendit et recommença
son manège. Il comprit. Elle voulait jouer. La bête noire aux yeux
rouges cherchait un ami pour jouer. Il passa sa journée à courir
avec elle, à lutter pour la possession d'une branche ou pour faire
des roulé-boulés. Quand arriva le soir, il était fatigué mais
content. Il pensa que la voix aux yeux noirs n'était peut-être pas
le tout du monde.
Pendant tout le temps qu'une lune met
pour devenir pleine et disparaître, la voix aux yeux noirs sembla
moins s’intéresser aux soumis. La cérémonie du soir avait
toujours lieu. Les punitions étaient toujours aussi fréquentes.
Avec le froid qui semblait s'installer le nombre des soumis
diminuait. Quand il passait devant elle, son regard restait empli
d'interrogations mais la voix aux yeux noirs exigeait encore et
encore du bois. Quand il le rangeait dans le grand bûcher, il pensa
que même si tous les soumis ramenaient autant de bois que lui tous
les jours, il y aurait encore besoin de deux ou trois lunes pour le
remplir. Son corps lui parlait de saison froide chaque jour un peu
plus nettement.
Tous les matins, il sortait de la
demeure de la voix aux yeux noirs. Il ne s'inquiétait plus pour le
bois, la clairière ensorcelée lui en fournissait assez. Il pensait
à la bête aux yeux rouges et aux jeux qu'ils allaient découvrir
ensemble. Il était maintenant capable de soutenir le petit trot sur
de grandes distances et même de la soulever. Ce soir là, quand ils
se séparèrent le ciel était rempli de nuages sombres. Le froid
était plus mordant. Il prit son travois. Il commença à le tirer.
En arrivant à proximité de la demeure de la voix aux yeux noirs de
curieuses petites choses blanches flottaient dans l'air. Ça aussi,
il aurait dû en savoir le nom, mais ses souvenirs étaient dans sa
vie d'avant. Il en attrapa une et la mit dans sa bouche. Des images
affluèrent dans son esprit, des paysages blancs et froids, des
sensations de glisse, des impressions de crissement sous ses pieds.
Quand il ouvrit les yeux, il vit la demeure de la voix aux yeux
noirs. À la cérémonie du soir, il la vit cligner des yeux. Il en
fut étonné. Même si son babil continuait, il la sentit mal à
l'aise. Si elle le fixa dans les yeux, s'il vit la flamme bleue et
froide, il n'eut qu'un léger malaise. La voix aux yeux noirs se
rattrapa sur le suivant qui s'écroula par terre en hurlant. Il
quitta la pièce pour aller au réfectoire, la tête rempli de
sentiments contradictoires.
Quand il ouvrit la porte au matin, le
froid était vif et toutes ces petites choses blanches s'étaient
accumulées par terre. Ce n'était qu'un voile répandu sur le sol.
Dans son esprit d'autres images se présentaient. Elles étaient trop
fugitives pour que leur souvenir reste. Il en fut déçu. Il pensa à
la bête aux yeux rouges. Il était persuadé qu'avec cette chose
blanche, elle allait inventer un nouveau jeu. Il allongea le pas. La
nuit tombait vite maintenant, il ne voulait pas la manquer. Les
autres soumis sortaient à sa suite. De plus en plus voûtés, de
plus en plus maigres, ils se traînaient plus qu'ils ne marchaient.
Il pensa qu'au soir, beaucoup ne rentrerait pas. Ces pensées le
quittèrent aussi vite que les impressions de souvenirs. Il avait une
mission. La voix aux yeux noirs lui avait dit :
-... Va et apporte-moi le plus gros tas
de bois que tu pourras. Je te récompenserai à ta juste valeur. Tes
yeux ne quitteront plus les miens...
Il n'avait pas compris ce que cela
signifiait. Il avait juste entendu la promesse de contentement de la
voix aux yeux noirs. Maintenant, il courait. La bête aux yeux rouges
lui manquait. Il avait la sourde intuition que cette journée serait
leur dernière rencontre. Il arriva à la clairière. Il fut soulagé.
La bête aux yeux rouges était là. Mais... elle semblait partir.
Elle tourna la tête vers lui, émit un cri comme un adieu et
s'élança de toute sa puissance. Il ne tenta même pas de la suivre.
Il savait que jamais il ne pourrait courir aussi vite qu'elle. Le
cœur tout triste, il avança jusqu'à la souche qu'il avait
installée pour se faire un siège. Il se laissa tomber dessus et
mettant les mains sur son visage, il pleura. Les choses blanches qui
tombaient avaient chassé la bête aux yeux rouges. Il pleura ainsi
un moment. Puis de hoquet en sanglots, ses pleurs se tarirent. Revint
alors à son esprit, la mission qui était la sienne : le bois
pour la voix aux yeux noirs. De ses yeux rougis, il regarda autour de
lui. La clairière avait encore ramassé du bois. Il aurait son
chargement pour le soir. C'est alors qu'il le remarqua. La certitude
l'envahit. S'il n'en savait pas le nom, l'objet était à lui. Sombre
et brillant, il était posé sur les plus grosses branches. Il
s'approcha. Il le prit. Le poids lui fut familier. Sa main se
souvint, son bras se souvint, son corps savait. Si les mots étaient
partis, le savoir de son corps était encore présent. Il éclata de
rire. Passant la lanière à son poignet, il fit des moulinets.
Parfait, l'objet sombre et brillant était parfaitement accordé à
son corps. Il l'abattit de toute sa force sur la branche qui explosa
sous le choc. A nouveau son rire se fit entendre dans la clairière.
La bête aux yeux rouges était partie, chassée par les choses
blanches et froides qui tombaient du ciel mais elle lui avait laissé
l'objet. Jamais il ne pourrait oublier la bête aux yeux rouges car
jamais plus il n'abandonnerait l'objet sombre et brillant. Il passa
sa journée à jouer avec. Son corps n'avait rien oublié du
maniement de cet objet merveilleux. C'est la voix aux yeux noirs qui
allait être surprise. Il était sûr qu'elle n'avait jamais vu
d'objet aussi beau et aussi utile. Elle serait aussi étonnée que
lorsqu'il était revenu avec le travois.
Le soleil n'avait pas disparu derrière
les montagnes quand il arriva devant la porte de la demeure de la
voix aux yeux noirs. Sur le chemin, il avait vu plusieurs soumis,
allongés. Il ne s'était pas arrêter. Il savait qu'ils étaient
morts, morts de faim et de froid. Telle était la vie quand on
servait la voix aux yeux noirs. Elle commandait, ils obéissaient
jusqu'à ce que mort s'ensuive. Devant lui, d'autres soumis
rentraient, portant de misérables fagots. Lui ne portait que son
objet sombre et brillant. Il le portait fièrement, raide et droit.
Il prit son tour dans la file qui allait à la cérémonie. Avec le
froid, le nombre des soumis avait beaucoup diminué. Il aurait peu à
attendre. La voix aux yeux noirs venait de punir un soumis quand ce
fut son tour. Il arriva les bras ballants, l'objet sombre et brillant
prolongeant son bras.
- … Quoi ! Tu arrives devant moi
sans même un bout de bois ! Tu as failli à ta mission !
La voix aux yeux noirs montait dans les
aiguës. Il savait ce qui allait arriver. Il y avait déjà assisté.
Le soumis qui avait déclenché cela, s'était effondré en hurlant.
Ses cris de douleurs avaient duré toute la nuit. Quand il était
passé devant lui le matin, il l'avait vu tout tordu et sur son
visage un tel rictus de souffrance qu'il avait pensé : « Jamais
ça ! ».
- Tu ne méritais pas ce que j'ai fait
pour toi. Au pied d'un arbre, tu étais tombé comme un mauvais fruit
que tu es. Par pitié, je t'ai soigné et t'ai donné une place parmi
les soumis. Sans cœur, tu fais plus que me décevoir. Aujourd'hui,
tu mérites ma colère...
- NON ! hurla-t-il en explosant la
table d'un coup de son objet sombre et brillant.
La voix aux yeux noirs resta sans
pouvoir éructer un son. Ses yeux virèrent au bleu froid et dur.
- TU OSES...
- OUI ! hurla-t-il en explosant le
tabouret où s'asseyait la voix aux yeux noirs.
- JE VAIS T'APPRENDRE QUI EST LE MAÎTRE
ICI !
- MOI ! hurla-t-il en explosant la
tête de la voix aux yeux noirs.
La malédiction s'était brisée en même temps que la tête de la voix aux yeux noirs. S'il était maître de son destin maintenant, il n'avait pas retrouvé ses souvenirs. Il connaissait le nom des choses, il avait retrouvé le pouvoir de nommer. Cela le satisfaisait. Ses souvenirs oubliés : il verrait cela plus tard. La mort de la voix aux yeux noirs avait surtout tout déstructuré. Les soumis ne l'étaient plus. S'ils ne voulaient plus obéir, ils ne savaient pas décider. Les premiers jours furent chaotiques. Chacun faisait ce qu'il lui plaisait. On pilla les réserves, on but trop, on mangea trop, on fit du feu dans toutes les cheminées de la demeure et surtout on discuta de nom. Quand on lui avait demandé le nom qu'il souhaitait, il n'avait pas su répondre. Il avait bien pensé : « Le mien ! », mais le voile de l'oubli le recouvrait. Il ne savait ni qui il était, ni d'où il venait. Il savait juste qu'il ne voulait pas revivre ce qu'il venait de vivre. Les autres lui en avaient collé un après avoir proposé : le tueur de la voix ou l'exploseur de cervelle, pour n'en citer que deux. Les autres maintenant l'appelaient Puissanmarto. Il avait accepté d'autant plus facilement que le marteau était la seule chose qui lui restait de sa vie d'avant. Parmi les survivants, il y en eut un, qu'on nomma Tienbien, qui lui apprit son histoire récente. Comme les autres Tienbien avait perdu son nom et son histoire. Il était au service de la voix aux yeux noirs depuis longtemps. Elle avait capturé des hommes venus de la montagne avec leurs armes. Il y avait eu un combat avec des morts et des blessés. Elle avait soumis les survivants et ramassé les blessés. Tienbien avait aidé à la manœuvre. C'est en revenant qu'elle avait trouvé Puissanmarto. Il était dans un arbre, posé comme une poupée de chiffon qu'on aurait jeté là. Cela avait étonné la voix aux yeux noirs. Elle l'avait examiné. Tienbien l'avait entendu dire dans son incessant babil : « … celui-ci est différent. Il y a de la puissance. Ramassons-le. Il pourra servir... ». Puissanmarto était resté de longs jours avant de se réveiller. Tienbien avait été étonné que la voix aux yeux noirs continue à s'occuper de lui. Pour les autres qui ne guérissaient pas assez vite, elle avait employé sa technique habituelle et ils avaient cessé de vivre.
Le récit de Tienbien avait conforté les autres dans leur opinion. Puissanmarto avait un destin.
- Si tu ne le trouves pas, il te trouvera, avait proclamé Tienbien comme une sentence.
Après le chaos des premiers jours, un début d'organisation s'était installé. Puissanmarto en était devenu le chef naturel. Le froid devenait plus vif. La neige et ses flocons commençaient à tenir. Le paysage devenait monochrome. Puissanmarto convoqua le groupe pour prendre une décision pour l'avenir. Si le froid s'installait pour longtemps comme il le pressentait, il n'y aurait jamais assez de vivres pour tous, ni assez de bois. La discussion fut houleuse. Pour le chauffage, on pouvait toujours déboiser autour. Restait le problème de la nourriture. Puissanmarto remarqua qu'il y avait ceux qui avaient déjà repris des forces et ceux qui étaient encore très faibles. La voix aux yeux noirs éliminait les soumis quand venait le froid. Elle n'en gardait qu'un minimum pour son service. Ce petit nombre survivait jusqu'à la nouvelle saison chaude. Eux, étaient trop nombreux. Comme il ne se voyait pas attendre le manque de vivres dans cette demeure, Puissanmarto avait proposé de partir. Tienbien avait approuvé tout de suite. Même s'il n'avait pas plus de souvenirs que Puissanmarto sur sa vie d'avant, il disait qu'il existait des endroits plus sûrs pour passer l'hiver qu'on nommait villes. D'autres ne croyaient pas à l'accueil possible dans ces villes. Peut-être qu'en se rationnant un peu, on pourrait passer la saison froide ici. Nakunoeil était le plus virulent défenseur de cette idée. Au bout de deux jours de discussion, un consensus fut trouvé. Puissanmarto et ceux qui le voudraient partiraient tenter leur chance et Nakunoeil resterait avec les autres ici dans la demeure de la voix aux yeux noirs.
Il y eut encore de longs débats pour savoir comment on partagerait les vivre entre ceux qui partaient et ceux qui restaient. Enfin, quand tout fut décidé, Puissanmarto se retrouva à la tête d'un groupe d'une dizaine d'hommes. Ils avaient cinq jours de vivres et de quoi affronter le froid. La chance semblait leur sourire. La neige avait fondu, une relative douceur s'était installée. Quand il donna le signal du départ, il ne restait de la neige que des plaques dans les endroits toujours à l'ombre.
128
Ils avaient réfléchi au meilleur chemin. Tienbien pensait qu'il y avait un village ou une ville à quelques jours de marche. Des gens venaient pour consulter la voix aux yeux noirs. Ils venaient avec des offrandes. Tienbien ne savait pas ce qu'ils venaient chercher ici, mais il était sûr qu'ils venaient. Il avait vu une fois un groupe passer une petite crête un peu plus loin. Après il ne savait pas le chemin. Puissanmarto ouvrait la marche. Ils trouvèrent le passage décrit par Tienbien. Ils escaladèrent la pente assez raide sans grande difficulté. Arrivés en haut, ils découvrirent une vallée où coulait une petite rivière. Puissanmarto montra une trace assez nette se dirigeant vers le fond de la vallée. Ils s'engagèrent dans la descente. Le chemin serpentait en descendant doucement. Ils marchèrent ainsi toute la journée. Le chemin après avoir rejoint le niveau de l'eau serpentait en suivant le cours du ruisseau qui bondissait de rocher en rocher. Montant et descendant, ils atteignirent sans difficulté un petit plateau surplombant une chute. Le ruisseau changeait de direction et rejoignait par un saut de quelques hauteurs d'homme une rivière plus importante en bas. Le soleil déjà bas, n'éclairait plus le fond de la vallée. Puissanmarto donna le signal du bivouac. Il eut un sentiment de déjà vécu. Il trouvait cette impression désagréable. Savoir qu'on avait déjà vécu des choses semblables et ne pas s'en rappeler le faisait enrager.
Le matin, il retrouva la même impression. Il avait dû bivouaquer dans sa vie d'avant pour savoir si bien s'y prendre. Ils reprirent le chemin. Il faisait un long détour pour arriver en bas de la cascade. La température se maintenait dans l'agréable. S'il avait gardé son marteau à la main au début, Puissanmarto l'avait remis à sa ceinture, estimant qu'il n'y avait pas de danger. La journée se passa tranquillement, sans qu'il rencontre âme qui vive. Puissanmarto restait attentif, pas par crainte mais pour voir s'il n'apercevait pas une grande bête noire avec des yeux rouges. Il savait maintenant qu'il s'agissait d'un loup noir. Le souvenir des mots était revenu. Pourquoi un loup noir l'avait-il aidé ? Il finissait par croire Tienbien qui soutenait qu'il avait un destin particulier. Plus petit et plus râblé que les autres membres du groupe, Puissanmarto se sentait différent. Il devait venir d'une autre région, avoir vécu différemment d'eux. Manquait-il à quelqu'un ? Il pensait à tout cela en ouvrant la marche. C'est comme cela qu'ils perdirent la trace.
- Je ne vois plus rien, dit Tienbien. Tu es sûr que c'est par là ?
- J'ai suivi une trace, mais cela devait être celle d'un animal. Je ne vois plus le chemin, répondit Puissanmarto. Ce n'est pas grave. Nous allons vers l'aval. En descendant la pente, nous allons retrouver le ruisseau.
Têteblanche fit la grimace.
- C'est drôlement pentu par là. Je préférerais faire demi-tour.
Une discussion s'engagea pour savoir ce qu'on devait faire. Finalement ce fut Tienbien qui emporta la décision en déclarant qu'on allait sécuriser la descente avec la corde qu'il portait.
Cela prit du temps de faire descendre tout le monde. Si Puissanmarto se laissa aller dans la pente en se freinant d'arbre en arbre, Têteblanche mit trois fois plus de temps accroché à la corde en descendant à petits pas. En attendant que les autres descendent, Puissanmarto alla explorer les environs. Il fut heureux de retrouver une trace plus nette non loin du ruisseau. Il sourit. C'était un vrai chemin et pas une trace sur une pente. Après avoir jeté un coup d’œil en arrière pour vérifier que Tienbien réussissait à faire descendre tout le monde, il s'avança un peu pour aller explorer la suite du sentier. Il fit une centaine de pas. Le ruisseau s'enfonçait dans une gorge et le chemin partait vers le soleil couchant. Il arriva ainsi au bord d'une nouvelle vallée. Il regarda en bas et sursauta. Il y avait une habitation dans les arbres près du cours d'eau. Dans la lumière du couchant, il remarqua que de la fumée en sortait.
Il jura entre ses dents :
- Knam !
Il fut étonné de la sonorité de ce qu'il disait. Ce mot était un juron. De cela il était sûr mais « knam » n'avait pas de sens pour lui. Il remonta vers les autres. Têteblanche était arrivé.
- J'espère qu'on n'aura pas d'autres passages comme ça ! dit-il, essoufflé.
- Non, je ne pense pas. Je viens de voir une maison plus bas.
La nouvelle les réduisit au silence quelques instants puis tous se mirent à parler en même temps. Puissanmarto les laissa faire un peu et leva les mains pour réclamer la parole.
- Je pense qu'il vaut mieux bivouaquer ici pour la nuit. Si nous descendons maintenant nous ne verrons rien. On ne sait pas comment ils vont nous accueillir.
La discussion reprit de plus belle. À la fin tout le monde se rangea à l'avis de Puissanmarto. Ils s’installèrent pour la nuit. Il remarqua que le vent allait dans le bon sens. Il autorisa l'allumage d'un feu en faisant attention qu'il ne soit pas visible de loin. Il avait envie de faire un tour de garde. Il s'en abstint. Les uns et les autres étaient trop fatigués pour rester éveillés. Il dormit mal, les sens aux aguets.
Le matin arriva. Un petit vent froid s'était levé. Ils ranimèrent le feu. Pendant qu'ils mangeaient, chacun alla voir la maison en bas. Elle était nichée au creux d'un virage de la vallée. Elle avait plusieurs niveaux. La fumée qui s'en échappait prouvait son occupation. Les commentaires allèrent bon train. Ils redoublèrent quand Têteblanche revint en disant avoir aperçu quelqu'un. Tout le monde se précipita vers la falaise. Ils finirent tous à quatre pattes pour regarder en bas. Au loin, on voyait un petit nuage de poussière. Puissanmarto pensa : « Peu d'hommes, et des bêtes ! ». Au détour d'un virage, ils virent deux hommes et une monture chargée de sacs.
- Que viennent-ils faire ?
- Ils viennent pour les salemjes.
- Pour les salemjes ?
- Bien sûr, il faut les moudre. En fait en bas c'est un moulin. C'est pour ça qu'il est sur le cours d'eau.
- Alors on peut descendre sans crainte. Qu'en penses-tu, Puissanmarto ?
- On va y aller mais avec prudence. Ils sont peut-être craintifs.
Ils rassemblèrent leurs affaires et entamèrent la descente. Le sentier passait dans un bois. Ils perdirent de vue les arrivants. Avant que le soleil ne soit haut, ils virent à travers les arbres le toit du moulin. Des gens s'affairaient en bas. Ils s'arrêtèrent sur un signe de Puissanmarto et ils observèrent. Le moulin était une grande bâtisse comme celle de la voix aux yeux noirs. On entendait le bruit de la meule à l'intérieur. Elle ne devait pas tourner tout à fait rond car régulièrement revenait un claquement sonore. Les gens qu'ils avaient aperçus de haut, ou d'autres arrivaient. Ils accompagnaient une bête de somme chargée de quatre sacs. Ils virent sortir un gros homme qui s'essuyait les mains sur ses cuisses.
- Ah ! Bonjour maître Stramje. Quatre sacs ! Voilà un beau chargement. Je peux même vous faire cela aujourd'hui, mais il faudra attendre.
- Non, maître meunier, je reviendrai demain à la première heure. J'ai un autre chargement. Je reprendrai mes sacs et vous donnerai les autres.
- Comme vous voulez, maître Stramje. Mais demain j'attends les sacs de la maison Greison. Et vous savez que cela va m'occuper plusieurs jours.
Pendant que les deux hommes discutaient, d'autres personnes déchargeaient la bête et rentraient les sacs.
Tienbien commentait à mi-voix ce que disaient les hommes en bas. Il semblait connaître les us et coutumes locales. Bientôt ils virent repartirent maître Stramje avec son serviteur. Ils les laissèrent s'éloigner. Quand le nuage de poussière de leurs pas fut assez loin, ils reprirent leur cheminement. Le bois s'étendait jusqu'à un muret qui marquait la limite du domaine. Il y avait un passage plus bas avec deux petites marches. Le sentier se continuait jusqu'à une cour. Tienbien ouvrait la marche. Quand il pénétra dans la cour une femme cria. Ils s'arrêtèrent tous. Le meunier apparut à la porte.
- Qu'est-ce qui...
Il regarda vers le groupe.
- Qui êtes-vous ?
- Nous venons de là-haut, répondit Tienbien.
- C'est Fahiny qui vous envoie ?
- Qui est Fahiny ?
- Vous venez par le chemin de Fahiny et vous ne... vous ne connaissez pas Fahiny !
- Vous parlez de qui ? demanda Puissanmarto.
- Fahiny est celle qui sait.
- Celle qui sait ?
- Oui, celle qui sait. Depuis des saisons et des saisons, je lui envoie les gens qui veulent savoir.
- Comment est Fahiny ?
- C'est une femme à peine plus grande que vous, dit le meunier à Puissanmarto. Elle a un regard qui vous transperce et personne ne peut lui résister.
- La voix aux yeux noirs !
- La voix aux yeux noirs ? demanda le meunier.
- Oui, celle qui nous gardait prisonnier là-haut ! dit Tienbien.
Le meunier les regarda l'un après l'autre sans comprendre. Il voyait une dizaine d'hommes envahir sa cour dont l'un au moins avait à la main un marteau fort peu sympathique.
La femme qui avait crié au début dévisageait aussi les arrivants. Quand Tienbien avait parlé, elle avait fixé son regard sur lui et depuis ne l'avait plus quitté des yeux.
- DAHOLO ! Tu es Daholo !
129
Tienbien était redevenu Daholo, le fils de la veuve Trisman. La rencontre avec son passé avait réveillé ses souvenirs. Il était devenu le chef naturel du petit groupe. Il était resté au moulin quelques jours accueilli par le meunier qui, bien que cousin éloigné de sa mère, se devait de lui offrir l'hospitalité. Puissanmarto et les autres avaient bivouaqué dans le bois derrière le moulin et rendaient service en aidant à la manutention des sacs. La maison Greison occupa tout le monde pendant plusieurs jours. Puissante maison dont le domaine était vaste, elle avait une bonne récolte de salemjes même si elle était tardive. Le va-et-vient des serviteurs et des bêtes de somme avait fait circuler le bruit de l'arrivée des dix hommes de Fahiny, comme on les appelait. La veuve Trisman était arrivée le troisième jour. Elle avait négocié avec le contremaître de la maison Greison une montée jusqu'au moulin. C'est ainsi que Daholo vit arriver sa mère. Elle était assise bien droit sur un mibur qui ne portait que deux sacs. Puissanmarto vit Daholo rester comme tétanisé. Des larmes perlaient au bord de ses yeux. Leur étreinte dura longtemps. Le meunier cria :
- Allez ! Tout le monde au boulot !
La ronde des sacs reprit laissant seuls comme deux litmels plantés là, la mère et le fils immobiles au milieu de l'agitation. Puissanmarto fut remué par cette vision. Des bouffées d'émotions lui venaient qu'il cachait comme il pouvait.
Au cinquième jour, on vit arriver des soldats montés sur des tracks. Ils démontèrent sans se presser. Puissanmarto avait des envies de meurtres en les regardant, sans savoir pourquoi. Pourtant, il continua à décharger les sacs tranquillement. Les soldats firent de grandes démonstrations d’amitié au meunier qui se dépêcha de leur faire servir à boire. Puissanmarto se dit qu'ils jouaient bien leur rôle de soldats plus prêts à boire un coup qu'à faire leur devoir. Si les uniformes étaient négligés, il avait remarqué que les armes étaient en parfait état. Il les entendit parler à voix forte de la récolte de la famille Greison, du travail pour le meunier. Ce n'est qu'après deux ou trois verres que le chef aborda l'histoire des dix hommes de Fahiny. Daholo fut appelé avec sa mère. Ils lui posèrent nombre de questions. Puissanmarto passait et repassait pas très loin. Il entendait des bribes de conversations. Il fut étonné d'entendre les soldats parler deux langues différentes. Avec Daholo, ils utilisaient le langage commun, mais entre eux, ils utilisaient un parler autre, plus rugueux, plus sourd. Puissanmarto avait mis un peu de temps à s'en apercevoir. Il comprenait les deux. C'est en voyant Daholo ne pas réagir alors qu'il était mis en cause par un des soldats qu'il prit conscience de cette curiosité. Il demanda au meunier, entre deux sacs :
- Ils parlent quelle langue, les soldats ? On ne comprend pas tout.
- Ah ! C'est vrai que tu as oublié. Il parle le langage des Izuus. Ceux qui nous dirigent sont des Izuus, nous nous sommes des Prismens.
Puissanmarto n'insista pas. Il reprit un sac de salemje moulue. Il le chargea sur son dos et alla vers les miburs qui attendaient leur chargement. Dans le groupe des dix, il était le seul assez fort pour porter un sac seul. Les autres étaient obligés de se mettre à deux ou trois pour faire la même chose. En passant près de la table des soldats Izuus, il les entendit parler de lui. Des mots comme « différent », « marteau de guerre » lui frappèrent les oreilles. Ces propos étaient échangés tout en souriant et en semblant ne faire attention à rien. En voyant le meunier passer, ils l'appelèrent. Tout en plaisantant, ils orientèrent la discussion sur Puissanmarto et surtout sur le marteau.
- C'est une arme de guerre, son marteau, dit l'un.
- Et il est sacrément costaud, dit l'autre.
- Sans compter qu'il n'a pas la tête d'un prismen, dit un troisième.
Le meunier semblait se balancer d'un pied sur l'autre.
- J'sais bien qu'il ne ressemble pas à un gars de chez nous, mais son marteau, il le manie bien pour travailler et pas pour se battre. Y a deux jours, j'ai un de mes srimls qui s'est tordu. J'vous laisse imaginer l'bazar. D'habitude, on démonte, on descend chez le forgeron et on le récupère quand on peut pour le remonter. Ça bloque tout sur au moins trois jours. Là, l'Puissanmarto, il l'a démonté, chauffé, redressé, remonté comme s'il avait fait ça toute sa vie. C'gars, c'est pas un guerrier, c'est un forgeron. Et quand j'vous dis qu'il l'a chauffé, fallait voir. Il sait faire un feu qui chauffe, c'gars ! Ça, vous pouvez me croire
- Allez, on va re-boire un coup, dit le chef des soldats, tes histoires de feu, ça me donne chaud.
Le soir venu, Daholo vint les voir :
- Les Izuus vont nous accompagner en ville. Le gouverneur veut nous remercier. Il paraît que plein de gens nous attendent pour retrouver un fils, ou un compagnon.
Le lendemain matin, ils prirent le chemin de la ville, avec les soldats. La veuve Trisman avait eu droit à être prise en croupe. Il leur fallut une demi-journée pour arriver en vue de la ville.
Puissanmarto et les autres s'arrêtèrent en découvrant le panorama. Le chef des soldats tira sur ses rênes pour bloquer sa monture. Il se retourna étonné de cet arrêt inhabituel. Il vit les dix hommes de Fahiny comme des statues ouvrant de grands yeux, sidérés par la vision. À leurs pieds et s'étendant loin, il y avait Maskusa la grande. Puissanmarto ne pouvait même pas imaginer qu'il existait une telle concentration de maisons quelque part. On découvrait aussi la plaine, aux couleurs ocres des champs coupés. Ça et là des bois donnaient une tonalité verte. Le chef des soldats dit :
- Allez, on avance ! On va pas rester là toute la journée.
La descente se fit sur un bon chemin, bien empierré. Le soleil était au zénith quand ils approchèrent. On entendit une trompe sonner sur les hauts murs qui entouraient Maskusa. Bientôt, ils virent une foule sortir de la ville et venir vers en eux en criant de joie. Puissanmarto entendit le chef des soldats dire dans sa langue :
- Trasmat comla sigla...( Le gouverneur ne va pas être content. Il voulait une arrivée discrète).
Son second lui répondit :
- Srharmt cluifgra...(Il ne faut pas contrarier la foule. Passons par la voie principale. Le gouverneur décidera après).
En observant les autres, il ne les vit pas réagir. Puissanmarto fit comme s'il n'avait rien compris. Il suivit le mouvement qui amena le groupe à la porte de la ville.
- Vive Puissanmarto ! Vive Puissanmarto !
Les cris qui les accueillirent le laissèrent sans voix.
- Écoute, Puissanmarto, ils sont venus pour toi. Tu as détruit la malédiction de la Fahiny.
- J'ai fait quoi ?
- La Fahiny exigeait au moins cinquante jeunes chaque saison pour son service et aucun ne revenait. Plus jamais, elle ne pourra les réclamer !
Autour d'eux des gens se pressaient demandant des nouvelles d'un fils ou d'un frère. Quelques uns reconnaissaient dans un de leurs compagnons, le membre perdu. C'était alors des cris de joie et des vivats à n'en plus finir. En arrivant au palais du gouverneur, seuls lui et Têteblanche n'avaient pas retrouvé leur famille.
Les soldats ne purent empêcher la foule des familles d'accompagner les leurs jusque dans la cour du palais. Quand le gouverneur apparut au balcon, les cris redoublèrent. Il eut bien du mal à obtenir le silence. Il fit un discours émouvant sur le retour des victimes de la Fahiny. Il accorda des subsides aux familles qui retrouvaient un des leurs pour qu'elles puissent l'accueillir dignement. Puis il déclara haut et fort que sur sa cassette personnelle, il paierait pour accueillir ceux qui étaient restés seuls jusqu'à ce qu'ils trouvent gîte et couvert.
C'est ainsi que Puissanmarto et Têteblanche se retrouvèrent dans le bureau du gouverneur. La pièce était grande, bien chauffée, aux murs recouverts de tapisseries. Le gouverneur avait pris place sur son siège de commandement. Légèrement penché sur le côté, il écoutait le chef des soldats faire son rapport sur sa mission. Comme Têteblanche, Puissanmarto tournait la tête en tout sens. C'est vrai qu'il n'avait jamais vu un tel luxe. Pourtant même s'il contemplait toutes les merveilles de la pièce, il écoutait ce qui se disait. Les deux hommes parlaient Izuus. Le gouverneur demanda des précisions sur le travail que Puissanmarto avait fait pour le meunier. Il posa aussi une question sur le devenir de l'autre patrouille. Puissanmarto comprit alors qu'un autre groupe de soldats était parti jusqu'à la maison de la Voix aux yeux noirs. Quand il eut fini son rapport, le soldat se recula de trois pas, salua bien bas. Il se retourna, fit un signe à ses hommes qui lui emboîtèrent le pas.
- C'est un honneur pour moi que de recevoir celui qui a mis fin au règne de Fahiny...
Puissanmarto se raidit intérieurement. Les paroles étaient flatteuses mais il ressentait une hostilité de la part du gouverneur. Ce dernier continua sur ce mode pendant un moment. A côté de lui, debout légèrement en retrait, un homme était là. « Un conseiller ! » pensa Puissanmarto.
-...mais racontez-moi ce que vous savez de tout cela.
Têteblanche prit la parole :
- Je suis chez elle depuis plusieurs saisons. J'ai vu mourir les autres de froid, de faim, de maladie, d'accidents, sans qu'elle ne fasse rien. Mes souvenirs d'avant n'existent plus comme tous les autres. La mort de Fahiny nous a rendu notre volonté mais pas nos souvenirs. Nos compagnons ont retrouvé la mémoire en retrouvant les leurs. Mais où sont les miens ? Personne ne nous a reconnus !
- J'entends bien ce que tu dis. Comme tu as entendu et comme je le ferais, tu resteras ici jusqu'à ce que tu retrouves les tiens et si tu ne les retrouves pas, ce qui me semble improbable, je donnerai des ordres pour que tu sois installé sur des terres pour assurer ton avenir. Mais raconte-moi les évènements récents. Tu ne sais pas comment tu es arrivé chez Fahiny mais tu as vu arriver les autres. J'aimerais entendre ton récit.
Le gouverneur fit un geste du bras :
- Qu'on amène des sièges pour les invités et qu'on amène à boire.
Les serviteurs s'agitèrent. Puissanmarto et Têteblanche se retrouvèrent assis sur des tabourets.
130
Têteblanche commença son récit.
- Comme je vous ai dit, Excellence, je n'ai pas de souvenirs d'avant. Je me rappelle de la neige et du froid, il y a deux saisons. Je pense que je suis tombé sous le pouvoir des yeux de Fahiny aux premières neiges. Je l'ai servie pendant cette saison froide, m'occupant de ses feux et de sa nourriture. Il y avait avec moi trois autres personnes. Je les ai vues mourir les unes après les autres. A la première pluie, il n'y avait plus dans la grande demeure que Fahiny et moi. Elle parlait quand même tout le temps. J'ai encore le bruit de son sabir à mon oreille. À part pour les services, je ne la quittais jamais. Il faut dire que tout le temps de l'hiver nous avons vécu dans une seule pièce. Avec la pluie les chemins se sont rouverts. Nous avons vu arriver les cinquante. C'est comme cela qu'elle les a appelés. Je les lui ai amenés un par un et elle les a pris sous son pouvoir.
Puissanmarto regardait et Têteblanche et le gouverneur. De temps en temps, il buvait un peu de ce breuvage qu'on lui avait servi. C'était âpre. Il se méfiait. N'était-ce pas une volonté du gouverneur de lui faire perdre son bon sens. Têteblanche n'avait pas ses réticences. Il avait vidé sa timbale rapidement et un serviteur lui avait rempli à nouveau. Il devenait prolixe, décrivant avec force détails ses souvenirs. Il aimait particulièrement insister sur les tortures de Fahiny. Ce que Puissanmarto retenait était différent. Si Fahiny prenait si facilement le contrôle des groupes cinquante qu'on lui envoyait, c'était parce que « on » envoyait des soldats avec. En écoutant aussi les commentaires du conseiller dit en Izuus pour le gouverneur, il comprit aussi que ces groupes de cinquante venaient de Maskusa. Le gouverneur ne trouvait que des avantages à Fahiny. Elle avait des prédictions pour l'avenir et elle le débarrassait d'un certain nombre d'importuns soit condamnés par la justice soit « tirés au sort » pour compléter les groupes. Tout en écoutant Têteblanche pérorer, le gouverneur, qui ne se départissait jamais de son sourire, envisageait des solutions de remplacement. Il devint plus attentif en entendant le récit de la découverte de Puissanmarto. En fait Têteblanche n'avait rien vu, mais racontait ce que les autres avaient dit depuis la mort de Fahiny. Puissanmarto pensa que les hommes du gouverneur allaient vérifier tout cela. Il ressortait que des hommes venus de la montagne étaient tombés. Beaucoup étaient morts, mais quelques uns étaient vivants. Fahiny en fit ses esclaves au même titre que les autres. Ce qui était sûr, c'était qu'elle avait épargné Puissanmarto. Il devait avoir un destin particulier pour avoir eu droit à cet honneur. Le regard du gouverneur se posa sur Puissanmarto, comme s'il essayait de lire en lui. Pour se donner une contenance, ce dernier mit le nez dans son verre. Comme le récit maintenant décrivait les jours depuis la disparition de Fahiny, le gouverneur avait repris ses apartés en Izuus avec son conseiller.
Puissanmarto l'entendit se poser la question. Fahiny avait annoncé l'arrivée d'un être de grand destin, mais n'en avait pas dit plus. En face de lui, il y avait l'homme aux cheveux blancs qui avait survécu quatre saisons chez Fahiny et l'homme qui l'avait tuée. Lequel des deux était celui dont avait parlé Fahiny ? Puissanmarto comprit aussi, dans les paroles du conseiller, que la situation extérieure à la région était difficile et que se tromper pouvait coûter très cher.
Quand Têteblanche s'arrêta de raconter, un serviteur lui servit encore à boire. Le gouverneur se leva :
- Après avoir entendu le récit de ces héros qui ont survécu aux forces néfastes de Fahiny, Nous gouverneur de Maskusa décidons : L'homme qui se nomme Têteblanche rejoindra les lettrés du palais pour y vivre, quant au vainqueur de Fahiny, son marteau fera merveille dans les forges de la citadelle.
Un héraut s'avança, sonna de la trompe et cria :
- QU'IL EN SOIT AINSI.
131
Puissanmarto fut heureux de retrouver la forge. C'était un bâtiment bas, appuyé sur le rempart de la citadelle. Il y faisait plutôt sombre. Le chef de forge était un Izuus. Grand, large d'épaules, fort en gueule, il faisait tourner son équipe à coups de bourrades ou de cris. Il vit arriver Puissanmarto accompagné par un soldat. Il le regarda de haut en bas comme pour le jauger. Il eut droit à un coin pour dormir, une case dans le mur pour mettre les affaires qu'il n'avait pas mais qu'il aurait. Il eut droit aussi à tous les regards quand il arriva dans l'atelier. Il arrivait précédé de tous les bruits. Il était le héros qui avait éliminé Fahiny et qui avait rompu la malédiction qui arrachait les enfants à leur famille. Certains l'avait vu au cours de la fête donné en l'honneur de la fin de la « sorcière » comme le disaient les prêtres. Il avait ainsi rencontré pour la première fois le clergé de la ville de Maskusa. Ils l'avaient interrogé sur ses croyances religieuses. Il avait répondu qu'il avait tout oublié. Comme il allait à la forge, le prêtre qui l'avait rencontré, avait conclu que Frapnal serait celui qui lui enseignerait la vraie foi. C'est la première fois que Puissanmarto entendait le nom du maître de la forge.
- Tu vas me montrer ce que tu sais faire. Voici le deuxième feu, tu vas le maintenir à la bonne température. Aujourd'hui, on doit forger des pointes de lances.
Sur ces seules paroles, il s'en alla à l'autre bout de la forge. Puissanmarto regarda les uns, les autres et le foyer. Il ne le sentait pas à la bonne température pour faire rougir le métal correctement. Il vit aussi les sourires goguenards autour de lui. Frapnal avait décidé de le tester et bien, il allait voir. Puissanmarto demanda où était le combustible. On lui montra un tas de charbon de bois. Il le trouva de qualité médiocre. Il faudrait faire avec.
Il revint avec un chargement et s'installa près du feu. Comme toujours, il se mit à parler au feu à voix basse. Comme toujours ? Il avait l'impression d'avoir fait comme cela d'autres fois. Il ne vit pas les sourires s'effacer sur le visage des autres quand ils virent le feu se mettre à ronfler. Il y avait les Izuus qui forgeaient et les prismens qui devaient s'occuper des feux. Frapnal passa son nez une ou deux fois dans l'après-midi pour surveiller. Il vit les hommes martelant avec entrain. A la fin de la journée. Les Izuus avaient le sourire, avec un tel feu, ils avaient fabriqué beaucoup de pièces. La paye serait bonne. Les prismens regardaient Puissanmarto avec respect et envie. Aucun d'eux n'avait ce savoir-faire. Frapnal arriva. Quand il vit le tas de fers de lances, il fronça les sourcils :
- Dera...(Vous avez fait ça dans la journée?)
- Da, ramt...(non, dans la demi-journée!)
Frapnal siffla entre ses dents pour signifier son admiration. Il alla voir le feu. Puissanmarto le préparait pour la nuit. Il regarda la consommation de charbon de bois. De nouveau, il siffla entre ses dents.
- Bon, Puissanmarto, tu vas rester à ce poste quelque temps. On a beaucoup de travail avec ce qui se passe.
Puis s'adressant à tous, il ajouta
- On reprend demain à l'aube.
Puissanmarto alla vers son coin pour la nuit. Il vit un des prismens revenir avec un grand pot de boisson.
- Tu ne vas pas partir comme ça, Puissanmarto ! Il faut quand même qu'on fête ton arrivée.
L'homme qui lui disait cela, lui fit signe de venir. Dans un coin de l'atelier, les autres dressaient une table.
- Si Fahiny t'as volé la mémoire, elle ne t'a pas volé ton savoir-faire. J'ai jamais vu conduire un feu aussi bien.
- La paye va être bonne, dit un autre qui amenait les timbales.
- La paye va être bonne ? demanda Puissanmarto.
- Oui, plus les Izuus forgent de pièces et plus ils gagnent, mais nous comme on touche sur chaque pièce forgée, on gagne plus aussi.
- Si on maintient le feu comme ça jusqu'à la fête des greniers, ça sera parfait. Non seulement les Izuus seront contents, mais on passera l'hiver sans problème.
- Pourquoi faut-il faire autant d'armes ? demanda Puissanmarto.
- Ah ! C'est vrai que tu ne sais rien. Il y a la guerre.
- La guerre ?
- Oui, le roi est mort. Ses généraux se battent pour sa succession. Maskusa est loin de la grande plaine et de la capitale, mais le gouverneur est un Izuus comme tous les gouvernants d'ici. Il est de la lignée du général Stramts. Malheureusement, le général Stramts et son armée sont assez loin vers la mer. Ils manquent d'armes et de soldats. Le gouverneur a décidé de lui envoyer un convoi avant que la neige ne bloque le grand col. Pour cela, il faut que nous tenions les délais.
Puissanmarto écoutait les explications des uns et des autres. Le roi qui se nommait Yas était en campagne dans la montagne à une quinzaine de jours de marche de Maskusa pour tuer un monstre qui terrorisait la région. Sa mort était certaine mais les circonstances floues. Certains bruits disaient qu'il était mort des fièvres qui viennent dans ces régions quand il y a trop de pluie, d'autres prétendaient qu'il avait rencontré le monstre qu'il recherchait et qu'il n'avait pas survécu à cette rencontre. Certains accusaient ses généraux d'avoir comploté et de l'avoir assassiné. Les plus délirants le déclaraient converti à l'érémitisme par le monstre. Puissanmarto revit la voix aux yeux noirs. Ce monstre devait être comme elle. Ils passèrent la soirée à boire de la bistal. Cette boisson était obtenue en faisant fermenter des salemje dans un jus du fruit de l'arbre à bistal. Un de ses compagnons qui avait déjà englouti une bonne partie de pot, lui expliqua que la bistal ne se gardait pas. Il fallait la boire vite en un ou deux jours, sinon les coliques vous ravageaient le ventre.
À la fin du pot, tout le monde alla se coucher. On avait donné à Puissanmarto deux couvertures. En regardant faire les autres, il comprit que si l'une d'elle servait pour se couvrir la nuit, l'autre servait de paravent. Avant de dormir, il alla regarder le feu. La forme du foyer ne lui plaisait qu'à moitié. Il se mit à chercher des pierres dans la cour. Il trouva assez facilement ce qu'il souhaitait. Avec son butin, il remodela le feu en écartant les braises. Il alla dormir après en pensant que demain, son foyer chaufferait mieux et plus vite pour moins de combustible.
Il fut réveillé par la sonnerie de la trompe. Il retrouva les autres pour manger un morceau. On lui expliqua qu'on se cotisait et qu'on chargeait un jeune d'aller chercher les provisions. Il y avait toujours quelques traîne-savates prêts à rendre service pour pas cher. Ils se retrouvèrent autour du feu. Pendant qu'il démarrait, ils firent chauffer leur pitance. Le goût était assez quelconque mais cela tenait au ventre. Quand les Izuus forgerons arrivèrent, le feu était prêt.
De nouveau pris par le mouvement et la surveillance du feu, Puissanmarto ne vit pas passer la journée. Quand Frapnal arriva pour contrôler le travail, il tiqua. L'atelier en second avait fait mieux que le sien. Il écouta les forgerons se féliciter de la présence de Puissanmarto. En se forçant un peu, Frapnal félicita tout le monde en faisant la remarque que le travail du lendemain serait plus difficile.
C'est alors qu'une trompe sonna. Puissanmarto vit tout le monde s'agiter.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- C'est la trompe d'alerte. Un danger arrive !
Tout le monde se précipita sur le rempart pour voir. Nulle poussière à l'horizon, pas de mouvement anormal dans le lointain, Puissanmarto chercha le danger.
- Là ! cria un garde en tendant le doigt.
Puissanmarto eut comme un choc à l'estomac. Une silhouette gigantesque volait. Il n'avait jamais rien vu d'aussi beau, d'aussi gros. Des reflets rouges se voyaient dans la lumière déclinante du soleil.
- Le monstre est revenu !
- Le monstre ?
- Oui, il vient chasser dans la plaine. Malheur au paysan qui a laissé ses bêtes dehors, ou au cavalier qui n'est pas à l'abri.
Ils le virent plonger brutalement, puis remonter presque aussi vite une silhouette gigotante entre ses griffes.
- Un track ! On va en entendre parler. J'espère que le cavalier est sauf, dit Frapnal. Le spectacle est fini, on reprend demain.
Sur ces paroles, il reprit l'escalier qui rejoignait la cour. Comme tous les Izuus, Frapnal habitait en dehors de la citadelle avec sa famille. Puissanmarto resta à regarder le vol du monstre. Ce dernier disparut dans la nuit qui tombait. Il se promit de demander des renseignements sur ce monstre. Peut-être était-ce le responsable de la mort du roi ? Il soupira. Tant de connaissances lui manquaient.
132
Les jours succédaient aux jours. Le temps devenait plus froid. Il pleuvait plus qu'il ne neigeait. Puissanmarto n'aimait pas la pluie. Heureusement la forge avec ses foyers était un monde à part. Le travail était toujours aussi pressant, aussi important. Après quelques jours, tout le monde avait pris l'habitude de le voir conduire le feu à la perfection. Les forgerons alignaient les armes, lances, épées, pointes de flèches qui étaient rassemblées sur la grande place où se préparait la caravane pour l'armée du général Stramts. Tous les dix jours, on faisait une pause pour fêter les dieux. Puissanmarto participait aux célébrations. Tout le monde était tenu d'y participer. Il y avait ceux qui y allaient le matin et ceux qui y allaient l'après-midi. Avec les prismens de son atelier, Puissanmarto se retrouvaient derrière les Izuus forgerons. Seul Frapnal officiait toute la journée.
- On a de la chance, disait un prismen. Le dieu du feu est un dieu qui ne demande pas de longue cérémonie.
- Oui, répondit un autre, avec toutes les prières qu'on lui adresse tout au long de la journée, il n'en a pas besoin. D'ailleurs, toi aussi, tu le pries, Puissanmarto. J'ai entendu tes récitations à mi-voix quand tu t'occupes du feu. Même si la Fahiny t'a lavé la mémoire, elle n'a pas eu de pouvoir sur la foi au dieu du feu.
Puissanmarto ne répondit rien. Heureusement Frapnal venait de faire sonner le gong du début. Il fut ainsi dispensé de se justifier. Puissanmarto ne priait pas le feu, il lui parlait. À moins que ce soit cela prier. Pourtant ce qu'il disait dans sa langue, une langue qui n'était ni le prismen ni le Izuus, était plus ce qu'on disait à un serviteur qu'à un maître. Comme à chaque fois, on fit brûler des herbes dont la fumée lourde dense, donnait des vertiges. Frapnal et les Izuus psalmodièrent des chants que Puissanmarto et les prismens écoutèrent les yeux baissés.
Après la cérémonie, Puissanmarto se retrouva autour d'un pot de bistal dans la taverne en bas de la citadelle. Il était connu pour son silence. Il parlait peu mais écoutait volontiers l'un ou l'autre. Cela passait pour une marque d'intelligence et de réflexion. Quand on lui eut servit sa bistal, il demanda :
- Je ne comprends pas l'ordre des dieux. Le dieu du feu ne devrait-il pas être le plus grand ?
- Si tu dis ça à Frapnal, c'est sûr qui va encore mieux te considérer !
- Ouais, mais ça marche pas comme ça. Le gouverneur adore l'arbre sacré, c'est un Karya. Le seul qui existe ici est dans le jardin du palais. Si tu montes sur les remparts de la citadelle, tu le verras qui dépasse. Son feuillage reste toujours vert que ce soit en été ou en hiver, qu'il y ait beaucoup d'eau ou que ce soit la sécheresse. C'est l'incarnation du grand dieu des Izuus. Ne peuvent l'approcher que ceux de la caste des dominants. Le dieu du feu est assez haut dans la hiérarchie mais il vient après le dieu de la terre et celui de la pluie. Le dieu du feu est un dieu double.
- C'est-à-dire ?
- Il peut être bon, mais il peut être mal. Nous on forge des armes. C'est bien pour se défendre mais parfois on ne fait pas que se défendre...
La conversation dériva sur d'autres sujets. Puissanmarto écouta les uns et les autres. Ils parlèrent des ennuis que suscitait la pluie pour le transport et pour les outils. Ils parlèrent des autres forges de la ville qui travaillaient beaucoup pour refaire ce qui cassait. Puis on parla des troupeaux et des dégâts faits par les loups et surtout par le monstre. Le gouverneur depuis qu'un messager s'était fait assaillir, avait l'idée de mettre en route une expédition pour le détruire. Il faudrait du temps. Le convoi pour le général était prioritaire.
- De toutes les façons, après la fête des greniers, les hauts cols seront fermés et on ne pourra rien faire. Il faudra attendre le printemps.
- Ça nous met aussi à l'abri des autres armées, dit un autre.
- Le général aura peut-être pris le pouvoir !
- Ouais, ben ça c'est c'qui rêve le Frapnal. Moi, j'ai appris par un palefrenier que ça s'passait pas bien pour lui, reprit un troisième. I'srait coincé par l'armée de Saraya.
- Saraya ?
- Ouais, c'est sui qu'était l'plus proche d'Yas sur la fin et c'est sui qu'a la plus grosse armée.
- Je sais, Balnou, reprit le premier, mais faut pas désespérer, les Izuus sont meilleurs soldats que ceux de l'armée de Saraya.
133
L'activité continuait sans faiblir. Puissanmarto de temps en temps prenait le temps de forger, mais faisait ça le soir quand les Izuus étaient partis. Les prismens présents le regardaient faire mais n'en disaient rien. Puissanmarto partait d'un lingot de métal et s'amusait à l'étirer, à le marteler. Il en faisait une pointe de lance ou une épée dont les formes étaient étrangement en courbes. Pour finir, il lui redonnait la rectitude des armes des Izuus et mêlait son œuvre à celles des forgerons. Ce matin là, Frapnal était de mauvaise humeur. Tout le monde avait eu droit à des remontrances voire plus. L'ambiance était lourde, tout le monde se taisait, ou parlait peu. Les blagues habituelles tombaient à plat et ne faisaient rire personne. Le premier atelier, où exerçait Frapnal était encore plus sinistre. Puissanmarto se concentrait sur la conduite de son feu.
C'est alors qu'elle arriva. Tous les regards convergèrent vers elle. Elle devait en avoir l'habitude car elle se comporta comme si ils n'existaient pas. Elle démonta de son track avec aisance et grâce. C'était une bête magnifique, dont le harnachement prouvait la puissance de son propriétaire.
- C'est la fille du gouverneur ! dit Balnou.
- Qu'est-ce qu'elle veut encore ? ajouta un Izuus.
- Frapnal va pas être content, murmura quelqu'un à mi-voix.
Puissanmarto la vit mieux quand elle passa pour aller vers l'atelier de Frapnal. Ses vêtements étaient en cuir souple aux couleurs de la maison du gouverneur. Les gardes qui l'accompagnaient portaient la même livrée, celle de la Haute Garde. Ces guerriers d'élite étaient des légendes à eux seuls. On les disait capables des plus grands exploits. Puissanmarto les sentaient trop confiants. Que valaient-ils dans un vrai combat ? D'après ce qu'il avait entendu, la Haute Garde n'avait pas été engagée dans une vraie bataille depuis l'arrivée des Izuus et la prise de Maskusa. Cela remontait à deux générations. En attendant, ils paradaient dans la cour de la citadelle avec leurs épées en métal noir et leurs armures faites de plaques métalliques cousues.
Bientôt, on entendit des éclats de voix venant de la forge d'à côté :
- STRAT....(Il n'en est pas question!) hurlait Frapnal pour couvrir le martèlement
- VOT...( Telle est ma volonté) répondit la fille du gouverneur.
- RTA...(Je n'ai pas d'homme pour faire cela, votre père exige que les armes soient livrées pour le convoi!).
- FRAG PUISSANMARTO (Demandez à Puissanmarto. On m'a rapporté son savoir-faire).
Puissanmarto dressa l'oreille. Qui avait dit quoi ? Il n'aimait pas du tout ce qu'il entendait. Frapnal voulait savoir, la fille du gouverneur refusait de dévoiler ses sources. Elle savait. Elle termina la discussion par un argument implacable :
- KARYA … (Par le Karya sacré, tu dois obéissance!)
Puissanmarto vit débouler Frapnal près de lui. Il semblait en furie. Juste derrière lui, venait la fille du gouverneur.
- Je ne sais pas ce que tu as fait, mais tu aurais mieux fait de t'abstenir. Maintenant tu vas obéir aux ordres de son altesse. Laisse Balnou surveiller le feu.
Tous les regards s'étaient détournés. Tout le monde semblait complètement absorbé par sa tâche présente. Frapnal quitta la forge à grands pas tout en fulminant.
Un page s'avança :
- Son altesse veut une épée qui ne soit pas comme celles des autres.
- Je ne forge pas, je suis chargé d'entretenir le feu. D'autres prismens martèlent.
- Mral (Ne me fais pas croire que tu ne sais pas. On a vu et on m'a dit!), intervint la fille du gouverneur.
Le page traduisit les paroles de sa maîtresse. Puissanmarto s'inclina en disant :
- Quel est son désir ?
De nouveau, il y eut un conciliabule entre la fille du gouverneur et son page. Celui-ci se tourna enfin vers Puissanmarto et lui dit :
- Son Altesse veut une épée courbe aux formes sinueuses qui inspire la terreur à ses ennemis.
Puissanmarto ne répondit pas tout de suite. La fille du gouverneur se situait dans la lignée des femmes guerrières des Izuus. Il la pensait capable de tenir tête aux gardes qui l'accompagnaient. D'où savait-elle qu'il forgeait ? Qui avait trahi son secret ? Il n'était plus temps de se poser la question.
- Il me faudra du temps pour la faire.
Après un aller-retour de traduction, le page reprit :
- Tu as jusqu'à demain !
- Non, répondit Puissanmarto, une arme en métal noir ne se forge pas en deux jours !
En entendant la réponse, la fille du gouverneur s'était tournée vers lui. Il se douta qu'elle comprenait le prismen.
- Trois jours et pas un de plus, lui dit-elle d'un sourire carnassier. Tsal...(allons nous-en !).
Elle repartit aussi vite qu'elle était venue.
Frapnal arriva peu après.
- Tu te crois malin, Puissanmarto ? Le secret des armes noires est perdu depuis des générations. Ne te crois pas plus grand que tu n'es. Ce n'est pas les jouets que tu as forgés qui vont la satisfaire.
- Maître Frapnal, je ne suis pas un prismen. Mes secrets ne sont pas les vôtres. Je ne ferai pas une arme noire des Izuus. Je ferai l'arme noire qui ira à sa main. J'ai besoin de deux choses.
Frapnal se renfrogna. Il n'avait pas le choix. Il fallait qu'il coopère. Soit l'arme était mauvaise et il aurait sa vengeance car la fille du gouverneur le ferait châtier, soit l'arme serait bonne et il en aurait le secret.
- Parle !
- Je dois aller en forêt chercher ce qui m'est nécessaire pour la première chose et je dois savoir le nom de la fille du gouverneur pour que l'épée soit à sa main.
Frapnal se renfrogna encore plus. Dire le nom de la fille du gouverneur à ce non-Izuus lui arrachait le cœur. Il y avait un pouvoir dans le nom, il le savait et manifestement Puissanmarto aussi.
- Va chercher ce qui t'est nécessaire, pour le nom, je vais demander.
Puissanmarto, muni de son passe-droit, partit au petit trot vers la forêt. Avec le convoi qui était presque prêt les contrôles s'étaient renforcés. Des soldats vérifièrent plusieurs fois son passe-droit. Il lui fallut un bon moment pour atteindre la forêt. Cela lui permit de réfléchir. Il avait accepté de faire cette épée sans savoir ce qu'il disait. La crainte lui serrait le ventre. Il savait qu'il avait besoin de quelque chose qu'on rencontrait en forêt mais ses souvenirs s'arrêtaient là. C'est comme lorsqu'il forgeait. Il aurait été incapable avant de le faire, de décrire ce qu'il devait faire. Les gestes revenaient pour ainsi dire tout seuls. C'est comme s'il y avait une barrière entre ses souvenirs et lui. Il entra toujours trottinant dans la forêt qui s'étendait depuis Maskusa jusqu'aux montagnes. Son instinct lui disait de courir sans s'arrêter jusqu'à ce qu'il trouve. Il continua tant que ses muscles le portèrent. Il ne s'arrêta qu'à bout de souffle. Assis sur une souche, il respirait à fond quand il vit ce qu'il cherchait. Il était sur le territoire des loups noirs. Leurs poils étaient accrochés à tous les buissons. Il regarda autour de lui mais il n'y avait aucun signe de vie. Il ramassa les poils. Maintenant il était sûr. C'est de cela qu'il avait besoin. Il trouva aussi par terre un os frais mais rongé. Il sourit. Cela aussi lui servirait. Une fois sa moisson de poils faite, il repartit vers la ville. Il s'arrêta une autre fois pour cueillir des baies bien noires. Il en goûta une. Elle était merveilleusement sucrée. C'était juste ce qu'il lui fallait. Il s'en fit une collation et reprit le chemin de la ville. Il arriva à la forge à la nuit tombante. Frapnal était déjà parti. Balnou l'attendait :
- Frapnal est en rage après la fille du gouverneur. Mais comme il ne peut rien contre elle c'est toi qui vas en subir les conséquences. Fallait pas jouer au Izuus. Nous les prismens, on le sait. Cela nous retombe toujours dessus...
- Oui, Balnou, mais je ne suis pas un prismen. Je ne sais pas ce que je suis mais je ne suis pas un serviteur de Izuus. Elle veut une arme noire, elle va l'avoir. Où sont les autres ?
- Il y a une fête pour un mariage à la ville. Comme demain est jour de célébration, ils sont partis participer.
- Bien, va les rejoindre, tu en meurs d'envie. J'ai à faire.
Balnou ne se fit pas prier et partit sans attendre.
Puissanmarto prépara le feu et un curieux mélange qu'il fit macérer dans un des creusets à chaud. Avec la moelle de l'os qu'il avait mise à part, il prépara une pâte en y ajoutant du charbon de bois qu'il avait pulvérisé.
Le feu avait repris de la force. Il alla chercher un petit lingot de métal qu'il commença à travailler. Il le chauffait peu, mais martelait beaucoup, contrairement aux forgerons Izuus. Quand le métal eut atteint la bonne longueur, il en fit presque un tube et y déposa du charbon de bois pulvérulent. Il recommença son martelage. Il fit cette opération plusieurs fois dans la nuit. Au petit matin, il se reposa un peu.
Frapnal arriva avec le soleil. Son visage fermé et son regard de feu en disait plus long que ses paroles. Il dirigea la célébration au dieu du feu avec raideur. Délaissant les convenances qui voulaient qu'il partage le repas avec les participants, Frapnal prit la poudre d'escampette. Les Izuus et les prismens de l'atelier de Puissanmarto, s'entreregardèrent mais personne ne dit rien. Tout le monde avait remarqué les hauts gardes qui traînaient dans la cour de la citadelle. Ils retournèrent au travail en traînant les pieds.
Balnou se retrouva, comme par hasard, près de Puissanmarto :
- J'espère que tu vas réussir, car sinon on est mal parti...
Puissanmarto ne répondit rien mais reprit sa barre. Les Izuus le regardaient à la dérobée. Sa technique semblait différente de la leur. Ils notèrent qu'il martelait à froid. Par gestes, ils s'interrogèrent mais personne ne savait de quoi il s'agissait. De tout temps, les forgerons martelaient à chaud. Un des Izuus fit le geste de la folie. Les autres approuvèrent de la tête.
Puissanmarto ne s'occupait pas d'eux. A la fin de la journée, il avait en main une lame courbe. Quand les Izuus partirent, ils jetèrent des regards de plus étonnés. Le métal brillait. Ils s'éloignèrent en discutant entre eux. Si les hauts gardes avaient changé, ils étaient toujours présents. Ils virent Frapnal s'approcher de Puissanmarto. Ce dernier s'arrêta de travailler. Frapnal lui dit quelque chose à l'oreille. Puissanmarto eut un sourire. Frapnal s'éloigna rapidement.
Dans la nuit tombante, le feu rugit dans l'atelier. Les prismens présents prirent leurs affaires pour rejoindre les écuries. Ils préféraient dormir avec les tracks et leurs parasites que de subir le bruit de Puissanmarto.
Si certains l'observèrent, ils ne comprirent pas ses faits et gestes. Dans la pénombre, ils ne virent pas que le seau qu'il employait pour sa trempe contenait le mélange qu'il avait préparé. La nuit passa ainsi.
Au petit matin quand ils arrivèrent à la forge, les Izuus eurent un choc. Une épée mi-longue, sinueuse comme une liane reposait sur la pierre du foyer. Ils s'approchèrent. Puissanmarto dormait dans un coin. Un des Izuus la prit en main. L'étonnement se lut sur son visage. Il n'avait jamais eu de lame aussi légère en main. Même sans sa garde, il en apprécia l'équilibre. La lame passa de main en main. Quand Frapnal arriva, ils lui montrèrent. Il regarda le métal de près après l'avoir soupesée et maniée. Il vit que l'épée était finement striée sur toute sa surface. Il sursauta quand il entendit Puissanmarto lui demander :
- Puis-je la finir ?
Frapnal ne dit rien mais lui tendit brusquement.
Puissanmarto la prit avec précaution. De son chiffon, il l'essuya.
- Que vaut ton jouet ? demanda le maître de la forge.
Puissanmarto ne répondit pas. Il fit juste un moulinet et abattit l'arme sur des lames d'épées prêtes à être livrées. Il y eut le bruit du choc du métal sur le métal. Si l'arme de Puissanmarto sonnait encore, les autres lames étaient brisées.
- D'autres questions ?
Frapnal tourna les talons et partit sans un mot. La lame à la main, Puissanmarto fit un tour sur lui-même :
- D'autres questions ?
Personne n'osa intervenir. Il repartit vers le foyer et mit la lame à chauffer. Il la retira plusieurs fois tout en l'essuyant avec un tissu qui émit une fumée âcre et piquante en touchant le métal chaud.
Le soleil était au zénith quand arriva la fille du gouverneur. Elle démonta avant l'arrêt complet de sa monture et se précipita dans la forge. Puissanmarto ajustait la garde.
- Tro... (Montre!), dit-elle en tendant la main.
Puissanmarto ne bougea pas. Il continua tranquillement à finir ce qu'il faisait. Le page entra :
- Son Altesse exige que tu lui montres son épée.
- Non, elle attendra que j'aie fini.
Le page devint blanc en entendant la réponse.
- Ses... (Tu oses...) hurla-t-elle.
Puissanmarto assis sur une enclume, ne leva même pas les yeux.
- La colère n'est pas une aide pour le guerrier, mais son ennemie.
La fille du gouverneur, sidérée l'espace d'un instant, se mit à rire.
- Str... (Tu es un être étrange, Puissanmarto, ne connaîtrais-tu pas la peur ?)
Puissanmarto se leva d'un bond faisant un moulinet avec l'épée. La fille du gouverneur fit un bond en arrière. Les hauts gardes tirèrent leurs armes noires du fourreau. Elle fit un geste d'apaisement.
Dans le même mouvement, Puissanmarto fit tourner l'épée pour lui présenter la garde. La fille du gouverneur avança la main. Puissanmarto fit reculer l'arme :
- Attention, votre altesse. C'est une arme noire. Non pas une de ces pâles copies qu'arborent vos gardes. C'est une vraie arme noire au nom puissant capable de déclencher la haine et la violence.
- Quel est son nom ? dit la fille du gouverneur en prismen.
- Salcha (Celle qui tue avant qu'on la voie), répondit Puissanmarto en Izuus.
La fille du gouverneur sursauta. Ce nom était si proche du sien, qu'elle hésita un instant avant de la prendre en main. Elle sentit la garde simple et sans fioriture s'adapter à sa main. Elle la fit tourner sur elle-même, en appréciant l'équilibre et la légèreté. Elle partit d'un grand éclat de rire.
- Gra....( Tu es bien forgeron, Puissanmarto. Je n'ai jamais vu d'arme semblable.)
Les autres spectateurs regardaient les moulinets que décrivait la lame. Ils étaient comme hypnotisés. La fille du gouverneur les regarda, puis se retourna vers Puissanmarto tout en continuant à manipuler son épée.
- Que leur arrive-t-il ?
- La magie de l'arme opère. Salcha doit retourner au fourreau.
Puissanmarto lui tendit le fourreau de l'épée. La fille du gouverneur rangea l'arme. Autour d'eux la vie sembla reprendre.
- Ta magie est forte, Puissanmarto. Peut-être trop !
134
Puissanmarto marchait. Depuis plusieurs jours, il suivait le mouvement. Il avait des sentiments mélangés. N'étant ni prismen ni Izuus, il n'était bien avec aucun d'eux. Il lui manquait les petits gestes du quotidien qui signent votre appartenance à un groupe. Il se sentait toujours décalé. On l'accueillait mais on ne fraternisait pas avec lui. Comme à la forge, s'ils avaient reconnu ses compétences, il l'avait vu partir avec soulagement. Il l'avait bien senti dans la manière dont ils l'avaient salué à son départ.
Il marchait avec les tracks et les miburs de l'intendance. C'était une grande caravane. On y trouvait des soldats, des marchands qui profitaient de l'occasion et surtout le convoi de ravitaillement pour le général Stramts. Il y avait tellement de bêtes qu'on avait du mal à les compter. Sa taille même était une protection. Qui se risquerait à attaquer une telle masse ?
Tout en marchant, il repensait à ce qui l'avait conduit là. Quelques temps après avoir forgé une lame noire pour la famille du gouverneur, il avait été convoqué au palais. Comme le premier jour, il avait été introduit dans la grande pièce qui servait de bureau. Il avait attendu longtemps avant d'être admis. Il avait vu passer et repasser des soldats de différents grades, des commerçants, des prêtres, et même la fille du gouverneur. C'est tout juste si elle lui avait jeté un coup d’œil. Quand le haut garde lui fit signe, Puissanmarto se leva et s'avança. Il eut droit comme tous à une fouille. Des bruits couraient dans la ville. On voyait des espions du général Saraya partout. La suspicion était générale. On avait déjà entendu parler de lynchage. Puissanmarto était regardé de travers les rares fois où il allait en ville. Il se rappelait une fois. Devant amener une livraison à la maison de l'intendant du palais, il s'était fait prendre à partie en traversant un marché. Il avait dû son salut à Daholo qui l'avait reconnu. Il avait hurlé :
- Vive le vainqueur de Fahiny ! Vive le vainqueur de Fahiny !
Cela avait désamorcé le mouvement de foule quand d'autres l'avaient reconnu aussi. Pourtant depuis cet épisode, Puissanmarto n'était plus sorti de la citadelle. Pour aller au palais, il avait suivi le détachement qui allait relever les gardes extérieurs. Alors qu'il n'y avait objectivement aucun ennemi à moins de vingt jours de marche, Maskusa semblait en état de siège. Il avait laissé son marteau à la forge et il lui manquait cette lourdeur à la ceinture. Il y pensait alors qu'il attendait debout que le gouverneur veuille bien s'intéresser à lui. Pour le moment, il était en grande discussion à mi-voix avec un personnage tout vêtu de cuir rouge. Derrière, il y avait une autre personne. Puissanmarto n'aurait pas pu dire si c'était un homme ou une femme. Ça avait plus l'aspect d'un arbre que d'un humain.
- Rêves-tu ?
La question le surprit et le laissa sans voix.
- Et bien, tu ne réponds pas ?
Le gouverneur s'adressait à lui en prismen. Cela le fit bafouiller :
- Des fois mais ça n'est pas régulier...
- Miltiatef, le grand prêtre de la caste du Karya sacré, me soutient que tu rêves et que tes rêves ont à voir avec l'avenir.
- Je... Je ne sais pas...
Le personnage vêtu de rouge s'approcha, toujours suivi par son « arbre » sur pattes.
- Trais...(Fais-tu toujours le même rêve?)
On lui traduisit la question. Il ne comprenait pas ce que cela venait faire. Cela le remplissait de crainte. Les prismens trouvaient les Izuus très superstitieux. Ils se méfiaient de ces croyances. On avait droit au fouet et même plus si par hasard, on se moquait de la foi d'un Izuus. Qu'allaient-ils inventer ?
«L' arbre » sur pattes avança. Étendant ses bras recouverts d'écorce comme des branches, il frôla Puissanmarto, tout en chantant une mélopée.
- Schmalaïm tralvet dolba mertel...Schmalaïm tralvet dolba mertel...Schmalaïm tralvet dolba mertel...
La voix était féminine. « L'arbre » était une prêtresse. Sa mélopée parlait de dessins, de vol, de savoirs puissants. S'il ressentait le sens de ce qu'elle chantait, il n'en comprenait pas vraiment le sens.
« L'arbre » arrêta son virvoltement :
- Tral...(Il n'a pas le savoir, mais son rêve en parle. Il a le signe du destin. Le Karya sacré ne peut se tromper. Il est celui qui doit être envoyé !)
Puissanmarto fut soulagé d'entendre ces paroles. Elles n'étaient pas très rassurantes, mais au moins ils ne semblaient pas en vouloir à sa vie.
Le gouverneur se tourna vers lui :
- Puissanmarto, tu as mérité ce nom grâce au haut fait que tu as accompli. Fahiny ne peut plus réclamer de victimes. C'est une grande victoire. Malheureusement, un fléau aussi grand l'a remplacé. Il s'agit d'un monstre volant. Il massacre les troupeaux, volent des bêtes pour assouvir son inextinguible faim. Il a même emporté des enfants. Les hauts prêtres de la secte du Karya sacré ont prié et sacrifié pour demander un signe. Seul un grand héros peut vaincre une telle calamité. L’arbre sacré a révélé ton nom. Le grand prêtre a fait venir, et c'est exceptionnel, la grande médium Dokbalmé. Elle n'avait pas quitté le contact du Karya sacré depuis quatre saisons, mais pour le bien du peuple, le grand prêtre a bien voulu prêter une oreille favorable à ma demande. Le Karya sacré sait toutes choses. Il connaît tes rêves. Dokbalmé qui communie sans cesse avec lui, vient de nous le confirmer. Ton rêve est bien le signe que tu es le héros qui nous débarrassera de ce monstre. Tous les oracles le confirment. J'ai donc décidé pour le bien du peuple que tu partirais dès que possible pour chasser cette bête hideuse. Il vient toujours du côté où le soleil se lève. La saison est trop avancée pour que tu passes par la montagne. Tu partiras donc avec la caravane. Quand tu seras dans la plaine, tu chercheras le monstre et tu en débarrasseras la terre...
Puissanmarto resta un moment sans voix. Aller chasser le monstre volant ? L'idée lui sembla absurde mais en écoutant le gouverneur continuer son discours, il pensa qu'il n'avait pas le choix. Il quitta le palais avec un passe-droit pour rejoindre la caravane. De retour à la citadelle, il avait fait son paquetage. Il n'avait eu le temps d'accumuler. Son balluchon était maigre. Il avait repris son marteau et l'avait fixé à sa ceinture. Les autres lui avaient souhaité bonne chance. Il avait senti la jubilation de Frapnal, même si celui-ci avait essayé de garder un visage impassible.
Sur la grande place d'arme, le gradé à qui on l'avait adressé, lui avait indiqué un secteur. Il avait retrouvé d'autres artisans et d'autres serviteurs. L'accueil avait été assez frais. Personne ne l'avait reconnu, même quand il donna son nom, il n'eut pas plus de succès. On l'envoya chez le responsable du tronçon. C'est comme cela que s'appelait celui qui dirigeait un morceau de la caravane. Il avait commencé par l'engueuler pour ne pas avoir le matériel nécessaire. Puissanmarto avait dû chercher l'équipement pour le voyage. Il dépensa ses maigres économies pour une tente, un bol et d'autres accessoires vestimentaires pour affronter le mauvais temps en montagne.
Ils étaient partis quelques jours plus tard. Puissanmarto ne faisait partie d'aucun des groupes constitués. Il venait de la citadelle mais n'était pas avec les soldats. Il était forgeron mais avait un passe-droit venant du palais. Il devait tuer le monstre qui terrorisait la région mais partait avec la caravane. Tout cela le mettait en marge. Il marchait le plus souvent tout seul, ne rejoignant les autres que pour les pauses repas. Les premiers jours se passèrent comme cela. La caravane grossissait au fur et à mesure de son avance. Puissanmarto découvrit que Maskusa était au bout d'une plaine. A chaque étape de nouveaux miburs se joignaient à eux, avec leur escorte de garçons d'écurie, de soldats, de commerçants et d'aventuriers.
- Bientôt nous allons arriver au croisement, dit un de ses compagnons en s'adressant à un plus jeune. Tu vas voir, on va commencer une partie difficile. Il faut monter pour aller en haut col.
- Mais pourquoi on ne suit pas la rivière ? demanda le jeune qui ne devait pas avoir plus de trois saisons.
- À cause des gorges ! La Slamba se précipite dans des gorges étroites où elle cascade tant que personne ne peut passer.
Effectivement à la fin de la journée, on était arrivé au fort qui gardait le carrefour.
C'est dans la lumière du soir qu'il la vit. Il eut comme un doute. Que venait-elle faire là ? En même temps au loin, une silhouette se détacha sous les nuages près de l'horizon. Le monstre qu'il devait tuer ! La proximité des deux silhouettes le troubla. Que lui voulaient les dieux ?
Le lendemain, dans une routine qui s'installait chacun joua son rôle. La caravane s'ébranla. À sa tête un prêtre de Karya en rouge associé à son médium, toujours revêtu d'écorce, donnait la direction et le rythme. Les bruits le disaient bon guide. Il avait déjà fait au moins trois fois le chemin. L'entourant et assurant le commandement il y avait un contingent de soldats. Il avait reconnu leur chef hier soir. Dans la caravane, son arrivée faisait la rumeur. Puissanmarto entendit ses voisins en parler :
- Sacha Salcha est là.
- Qui ça ?
- La fille du gouverneur de Maskusa ! Elle était déjà une folle de guerre mais depuis que son père lui a fait forger par un mage étranger une lame noire aux pouvoirs immenses, elle ne rêve que de bataille...
Puissanmarto sourit en entendant évoquer le mage étranger. Il ne savait pas bien ce qu'il avait fait. Peut-être eut-il mieux valu qu'il ne la forge pas ! Les dieux en avaient décidé autrement. Plus il réfléchissait à ce qu'il avait fait et plus il pensait qu'il n'y avait pas d'autres choix. Il ne savait pas bien quel dieu remercier pour ce qu'il avait fait, mais comme il avait retrouvé son marteau grâce à un loup, il pensait que les dieux le guideraient pour la suite.
- … Saraya connaît l'art de la guerre et ses sorciers sont redoutables. Le général Stramts est quasiment acculé.
- Oui, mais les légions folles sont encore là. Les fous et folles de guerre sont redoutables.
- Bien sûr, mais leur nombre diminue et Saraya à déjà soumis celui à la peau noire...
- Non, j'ai entendu un messager dire qu'il résistait encore...
- Pas du tout, dit un autre, ils ont fait alliance...
Puissanmarto cessa d'écouter. Comme chaque fois, les bruits les plus absurdes couraient. Comme il était impossible de vérifier, la discussion occupait la majeure partie de la journée. D'ailleurs Puissanmarto se demandait si ce n'était pas la meilleure raison à l'existence de ces rumeurs.
Les deux jours se passèrent en montée continue. L'air devenait plus froid. La neige avait fait son apparition. Petite neige qui ne tiendrait pas ! Puissanmarto savait pour la neige, alors que les autres discutaient à n'en plus finir de ce qui pouvait se passer si elle tenait, si elle ne tenait pas. De temps à autre, il fallait se pousser pour laisser le passage à un tracks au galop. Les messagers allaient et venaient régulièrement pour stimuler tout le monde et transmettre les ordres à un chef de tronçon. Les ordres généraux étaient transmis par des sonneries de trompes, relayées de tronçon en tronçon. Puissanmarto laissait son esprit vagabonder. La neige et le froid lui faisaient plaisir. Un tracks passa à nouveau. Il n'avait pas fait plus de deux cents pas qu'il repassait dans l'autre sens. À nouveau, il le revit revenir. Manifestement, le cavalier cherchait quelqu'un. Il se mit à la hauteur d'un mibur et discuta avec le palefrenier. Se redressant, il regarda dans la direction de Puissanmarto, mit sa bête au trot et s'arrêta à côté du chef des forgerons de la caravane. Celui-ci leva les bras en signe d'impuissance. Le cavalier insista, l'homme plus habitué à commander son équipe qu'à écouter les ordres devint véhément. Puissanmarto entendit les commentaires autour de lui :
- On voit bien que ce n'est qu'un Izmen ! Il n'oserait pas parler comme ça à un vrai Izuus.
Puissanmarto n'avait jamais entendu ce terme. Il ouvrit grand ses oreilles.
- Oui, mais s'il insiste, il aura quand même droit au fouet.
De l'échange, il ressortait qu'un Izmen était un bâtard d'un Izuus et d'une femme prismen. Ils étaient à la fois méprisés car ni vrai Izuus ni vrai prismen, mais aussi enviés car ils occupaient de meilleurs postes que les prismens. Puissanmarto tout occupé à écouter se fit surprendre par le cavalier :
- Toi, viens avec moi !
- Moi ? demanda Puissanmarto.
- T'es bien forgeron ? Alors, tu viens !
Sans attendre de réponse, le cavalier fit faire demi-tour à sa monture. Après un coup d’œil autour de lui, Puissanmarto lui emboîta le pas. Le cavalier se retourna et lui tendit la main. Puissanmarto se retrouva en croupe. Ils remontèrent la caravane au petit trot. Le cavalier avait essayé le galop mais avait failli perdre Puissanmarto. Il avait alors opté pour un trot soutenu. Puissanmarto avait eu peur de tomber lorsque le tracks s'était élancé de toute sa puissance. L'allure actuelle lui donnait envie de vomir. Il luttait en regardant de haut ceux qu'ils remontaient. Ils arrivèrent au moment où le prêtre faisait sonner la trompe pour annoncer l'arrêt. Le cavalier serra ses rênes. Le tracks pila. Puissanmarto se retrouva par terre en faisant un roulé-boulé. Ce qui déclencha l'hilarité des Izuus présents. Il se releva l'air furieux, la main sur son marteau. Les épées sortirent d'elles-mêmes en même temps que les rires s'arrêtaient.
- Rma... (Ça suffit !)
La voix était suffisamment forte et cassante pour que tous se figent. Les regards se tournèrent vers l'origine de l'ordre. Les Izuus rangèrent leurs épées et s'en retournèrent s'occuper de leurs montures. Puissanmarto regarda s'avancer un Izuus au vêtement chamarré, à peine plus grand que lui. C'était un haut garde. Il ne connaissait rien aux signes distinctifs sur les uniformes. Vu l'obéissance obtenue, il ne douta pas être en présence d'un chef. L'autorité émanait de sa personne. L'Izuus le regarda droit dans les yeux :
- Tse...(Tu es bien forgeron ?)
Puissanmarto acquiesça d'un mouvement de tête.
- Msu...(Alors, suis-moi!)
Se retournant, le haut garde se dirigea vers un groupe en train de monter les tentes. Puissanmarto lui emboîta le pas. Tous les Izuus se figèrent au garde-à-vous en le voyant.
- Rma... (Ça suffit ! Continuez le montage. Où est Masuma?)
On lui indiqua un autre groupe. Toujours suivi de Puissanmarto, il arriva à proximité du deuxième groupe. Il s'approcha d'un homme fourrageant dans un paquetage :
- Tlui...(C'est lui ! Il faut régler le problème!)
Puissanmarto regarda le géant en face de lui. Vêtu d'un simple uniforme sans ornement, ce dernier se tourna vers lui.
- Es-tu forgeron ?
- Oui, je le suis.
Le géant s'approcha de lui :
- Alors, répare ! dit-il en jetant un paquet de ferraille aux pieds de Puissanmarto.
Regardant ce qui venait presque de lui écraser les pieds, Puissanmarto répondit :
- Non. C'est irréparable. Ces épées doivent être reforgées.
- Tu n'as pas compris, forgeron. Il me faut ces armes.
- Il y en a plein les charges des miburs.
Le géant sembla s'énerver :
- Elles sont pour le général Stramts, pas pour Sacha Salcha !
Puissanmarto ne comprenait pas. Devant son air ahuri, le géant reprit :
- A chaque entraînement, elle me casse au moins une épée. Il faut me les réparer !
Il y avait presque du désespoir dans sa voix. Puissanmarto prit en main une des armes. Il reconnut la trace de Salcha la lame noire. Il n'avait pas de solution... à moins...
- J'ai besoin d'un feu, dit-il.
Le géant eut un soupir de soulagement. Se tournant, il donna des ordres. Bientôt des Izuus s'agitèrent pour faire un foyer et lancer le feu. La neige étant devenue pluie n'arrangeait rien. Malgré la boîte à feu qu'ils utilisaient, les branches qu'ils avaient rassemblées, fumaient plus qu'elles ne brûlaient. Puissanmarto les laissa se débrouiller pendant qu'il triait les morceaux de métal en fonction de leur origine. Il finit par avoir une dizaine d'épées brisées devant lui. Il se retourna vers le feu qui peinait toujours à démarrer. Il s'approcha. Comme s'il n'attendait que ça, le feu s'enhardit puis bientôt de grandes et belles flammes surgirent. Il entendit les Izuus se complimenter sur leur réussite. Il ne dit rien mais mit la première lame au feu. Les autres regardèrent la lame de métal se mettre à rougir. Puissanmarto s'occupa d'ajouter des branches et des fruits de lamboy. Ceux-ci brûlaient en faisant des cendres bien rouges, bien chaudes. Quand la lame fut prête, il la martela redonnant une forme complète à la demi-lame qu'il avait en main. Il la laissa refroidir en la posant sur d'autres morceaux de métal. En arrêtant son martelage, il entendit le bruit métallique du combat. Ce bruit cristallin était pour son oreille, la signature évidente de Salcha au combat. Il entendit sans la voir, la rupture de l'épée de l'adversaire de Salcha. Il entendit la bordée de jurons prononcés par une voix féminine. Sans rien dire, il se rapprocha du lieu du combat. Entre les arbres, il vit Sacha maniant Salcha jurant après celui qui ne tenait plus qu'un moignon d'épée. Il vit le géant apporter une nouvelle arme. Le choc des lames reprit bientôt. Puissanmarto pensa qu'il n'avait pas fini de voir arriver des lames brisées s'il ne pouvait les convaincre de changer les épées d'entraînement. Il martelait sa deuxième lame quand le géant s'approcha :
- Elle en a cassé encore deux !
Le ton était désolé. Le visage du géant transpirait la contrariété.
- Donne cette lame pour l'entraînement. Attention, elle ne peut servir qu'à ça.
Le géant prit la lame, la fit tournoyer.
- Elle est bien équilibrée, pourquoi ne pas l'utiliser au combat ?
- Frappe quelque chose ! répondit Puissanmarto.
Le géant frappa. La lame émit un son mat et plaintif en se tordant.
- Tu pourras les redresser à la main.
Le géant se mit à sourire.
- Fais m'en d'autres !
135
C'est deux jours plus tard que Sacha Salcha le convoqua. Puissanmarto était resté dans le tronçon des Izuus. Le géant ne l'avait pas laissé repartir. Il avait appris que si Sacha Salcha ne commandait pas la caravane, c'était le Stoumal qui commandait, elle avait un rôle prépondérant dans les prises de décisions. La neige avait cessé de tomber. S'il faisait assez froid, la brume et la pluie rendaient le voyage pour le moins inconfortable. En deux soirées, il avait réussi à préparer quatre épées d'entraînement. L'Izmen qui le conduisait, les fit s'arrêter au bord d'une clairière. Puissanmarto put voir Sacha Salcha s'exercer. Elle était vive comme un volpic cherchant sa proie. En face d'elle, quatre Izuus n'arrivaient pas à tenir l'échange sans rompre régulièrement. Quand le dernier Izuus eut rendu les armes, elle eut un regard carnassier et dit :
- Saraya... (Tu serais, Saraya, je ne donnerais pas cher de ta peau !)
Puis elle partit d'un grand éclat de rire. Prenant un linge qu'une servante lui tendait, elle s'essuya le visage et le front. Quelqu'un lui fit un signe pour désigner Puissanmarto. Elle se retourna à moitié.
- Ah ! Tu es là ! Viens !
N'ayant pas d'autres choix, il la suivit. Elle se dirigea vers sa tente. Une foule de servantes préparait son campement. Elle se dirigea vers la table qui était dressée, prit un verre de liqueur et le vida d'un trait.
- Il faut que tu me parles de Salcha !
Ayant dit cela, elle se tourna vers la servante qui s'approchait d'elle :
- Mast...(Excellence, c'est prêt.)
Sans attendre, elle se dévêtit, laissant ses affaires en un tas que les servantes se mirent en devoir de trier et de ranger.
Puissanmarto ne put détacher son regard de ce corps musclé. Il la vit se plonger dans un baquet d'eau fumante. Pendant qu'on lui frottait le dos, elle le regarda et lui fit signe d'approcher.
Il avala sa salive et s'exécuta.
- Parle-moi de Salcha.
- Que voulez-vous savoir, Excellence ?
- Quelle est cette magie qui l'habite ?
- Je ne sais, Excellence. Fahiny m'a volé ma mémoire.
Elle tourna son regard vers lui. Il s'aperçut alors que les yeux de Sacha Salcha étaient devenus complètement noirs.
- Ta lame m'a volée mes yeux bleus.
- Je crois que la magie du feu m'habite. Le feu est exigeant et brûle ce qui lui est nécessaire. Ton désir d'une lame noire avait un prix.
- Tu es un homme étrange, Puissanmarto. Tout le monde disait Fahiny immortelle et invulnérable, tu l'as tuée. Tout le monde disait que les lames noires ne pouvaient plus exister. Les deux seules vraies qui restent sont aux mains du général des Hauts gardes et du général Stramts. Leurs histoires remontent à la nuit des temps. Les légendes parlent des hommes blancs qui forgent les lames noires pour servir les grands êtres. Mais personne n'a jamais vu ces hommes blancs ni ces grands êtres. Et tu arrives et tu me forges une lame noire à la magie puissante. Serais-tu un homme blanc ?
- Non, Excellence, je ne suis qu'un homme comme un autre.
Tout en disant cela, Puissanmarto se posait la question de son destin. Il lui arrivait trop de choses pour ne pas y voir la main des dieux. D'ailleurs Sacha Salcha semblait penser de même.
- Le Dieu Karya doit veiller sur toi. Ses prêtres sont perturbés par ta venue. Si tu n'es pas un homme blanc, serais-tu un des grands êtres de légende ?
- Je suis simplement un homme...
- Tu ne crois pas dans ton destin ?
- Excellence, je n'ai pas de mémoire. Je découvre que je sais forger mais qui étais-je ? Il me vient des rêves mais pas d'autres choses. Je ne sais pas quoi répondre.
La fille du gouverneur se leva. Les servantes se précipitèrent pour l'envelopper dans un linge doublé de fourrure. Puissanmarto ferma les yeux devant la vision de ce corps. Il avala sa salive, sentant monter en lui des vagues de sensations étranges et puissantes. Des bouffées de chaleur l'envahirent. Quand il ouvrit les yeux, elle se dirigeait vers une table dressée non loin, le visage fermé. Deux couverts attendaient. Comme on ne lui disait rien, une servante lui fit signe de partir. Il fut soulagé... et déçu.
Il mangeait solitaire en s'interrogeant sur ce qu'il venait de vivre. L'Izuus géant s'approcha.
- Il y a des choses qu'il faut que tu saches, Puissanmarto. La fille du gouverneur cherche son partenaire. Chez les Izuus, ce sont les femmes qui choisissent. Je sais par une de ses servantes que les prêtres de Karya lui ont dit que celui avec qui elle vivrait serait un être exceptionnel. C'est pour cela qu'elle a convaincu son père de la laisser partir avec la caravane. Dans la vallée, nul n'est exceptionnel, à part toi. Elle avait prévu de te tester ce soir mais ton incertitude l'a heurtée. La prédiction disait que l'homme ne serait pas habité par le doute. J'ai discuté avec Stoumal. Il est préférable que tu rejoignes les forgerons. Demain matin, nous partirons et tu attendras que ton tronçon passe pour te mettre en marche.
Ayant dit cela le géant le laissa avec ses questions
136
Le temps changea dès qu'ils eurent passé le col. Puissanmarto n'en revenait pas. Devant lui il y avait une vallée profonde et longue qui se prolongeait par un espace dégagé comme il n'en avait jamais vu. Il s'arrêta se faisant bousculer par les suivants. Il se retourna, cherchant du regard un visage connu. Il prit par le bras un autre forgeron dont il savait qu'il avait déjà fait le voyage :
- Que voit-on ?
- C'est la grande plaine comme nous l'appelons. Eux l'appellent Siksag. Les Izuus ont des forteresses mais leurs territoires sont plus loin, là où le soleil est plus chaud. Fais attention, Puissanmarto, les paysans d'en-bas n'aiment pas les étrangers. Et ne regarde pas les femmes mariées, un regard mal interprété et tu te retrouves avec une lame dans le dos.
L'homme se dégagea et reprit sa marche. Puissanmarto se remit en marche avec la fin du tronçon. Derrière lui, achevant la montée, les files de miburs portaient le fourrage.
La descente fut beaucoup plus longue qu'il ne l'avait pensé. Il ne pleuvait plus. Les nuages étaient bloqués sur l'autre versant. Les dieux semblaient plus doux de ce côté-ci de la montagne. La route était bonne. Les lacets succédaient aux lacets. Il voyait la caravane qui s'étalait en contre-bas. Au loin, il vit même la silhouette de Sacha Salcha montée sur son tracks.
Deux jours plus tard, ils furent en bas. Un ruisseau courait au fond. Ils le passèrent à gué, remontant en face pour se diriger vers un bastion. Ils étaient tenus par des Izuus. La caravane fit étape autour. Des bruits se mirent à circuler. La guerre n'était pas loin. A dix jours de marche la ville de Varos était tombée aux mains du général Saraya. La route directe vers le général Stramts était coupée. Les Izuus discutaient de la meilleure stratégie. Quelques fous dont la fille du gouverneur étaient prêts à aller tailler les ennemis en pièces. Les autres dont Stoumal, plus mesurés, voulaient faire un détour. Puissanmarto entendit les uns et les autres discuter des possibilités pendant que la caravane attendait le résultat des discussions pour repartir. Le chemin le plus sûr était le plus long mais passait par les terres des Izuus. Cela voulait dire rallonger le voyage de toute une lunaison. Le plus court passait par Varos et impliquait le combat. Entre les deux, il y avait le chemin de Mocsar, la ville sur pilotis. Cela voulait dire de passer par la terre des marais. Les guides étaient rares et les chemins changeants.
Quand la caravane se remit en route, rares étaient ceux qui savaient l'option choisie. Puissanmarto avait tenté d'aller interroger l'Izuus géant. Malheureusement, il n'avait jamais réussi à l'approcher. Ce matin-là, il était dans l'incertitude comme les autres à un détail. Son chemin était d'aller dans la vallée du dragon.
- Dans deux jours, si on suit la rivière c'est qu'on va à Varos, disait le vieux au jeune.
- Sinon ?
- On partira vers les monts Hegyek. C'est de l'autre côté qu'on saura si on va chez les Izuus ou à Mocsar.
Puissanmarto calcula qu'il lui faudrait quitter la caravane dans deux jours si elle n'allait pas à Varos. Un homme seul avait plus de chance de passer inaperçu que tout un convoi. Selon ce qu'il avait appris, il lui fallait descendre la rivière sur au moins quatre jours avant de repartir vers les montagnes. Là il lui faudrait trouver une obscure vallée avec une ville du nom de Ticou, ou Chitcoul, il n'avait pas bien compris.
Le premier jour se déroula sans incident. Le soleil brillait rendant la marche agréable. Une légèreté flottait dans l'air. La soirée se déroula calmement. Puissanmarto alla se reposer tôt, laissant les autres raconter les histoires du pays. Il entendit parler de Mocsar, la ville de l'eau. Là-bas, il n'y avait pas de miburs, ni de tracks, mais des catchwas. Dans son demi-sommeil, il ne comprit pas bien ce qu'étaient les catchwas. Ces bêtes servaient à tout ce qui devait être fait par des miburs, mais marchaient sur l'eau. Les habitants eux-mêmes, savaient se déplacer sur l'eau. Le jeune demanda :
- Comment cela est-il possible ? La seule fois où je suis rentré dans l'eau et que je ne touchais pas le fond, j'ai failli mourir.
Le vieux lui répondit :
- Tu verras par toi-même si on passe par là. J'ai été forgeron une saison à Mocsar. L'hiver avait été précoce et le col fermé m'avait empêché de rejoindre la vallée. J'étais redescendu comme on vient de le faire. Le fort des Izuus avait déjà quelqu'un pour forger. On m'a conseillé d'aller à la ville sur l'eau. Le travail n'y manquait pas. Le feu n'est pas leur élément. S'ils connaissent bien l'eau, ils ont peu de métal. Ils achètent aux autres selon leurs besoins. Un forgeron qui arrive se voit toujours embauché, mais m'a dit mon interlocuteur, mais jamais un seul n'est resté plus d'une saison. J'ai mis trois jours pour arriver car un homme seul va plus vite qu'une caravane. J'ai été surpris. Je croyais atteindre une ville et je n'ai rencontré qu'une petite bicoque au bord de l'eau. Un vieil homme était assis là. Il me regardait arriver. Je me suis demandé où j'étais. C'est alors que j'ai vu tout un groupe d'hommes qui semblait glisser sur l'eau. Je me suis approché de la berge pour voir ça. C'est la première fois que j'apercevais un catchwa. Imagine une grande pierre sur laquelle tu pourrais faire tenir vingt personnes et une grande pierre qui flotte. Dessus, il y a une panière en tiges d'une plante des marais. C'est là dedans que je me suis retrouvé. Sous la pierre, il y a le catchwa. Je ne savais pas s'il nageait ou s'il marchait au fond de l'eau. Le catchwam, celui qui dirige le catchwa, se tient devant au-dessus de la tête, à moitié dans l'eau. C'est lui qui guide l'animal. On a avancé sur des chemins d'eau pendant une demi-journée et c'est là que j'ai découvert Mocsar.
Le jeune était suspendu aux paroles de l'ancien. Puissanmarto somnolant à moitié se retourna sans cesser d'écouter.
- Imagine une forêt d'arbres, ou mieux de troncs, simplement de troncs et sur ces troncs des maisons, de toutes les tailles, mais en bois. Je n'ai jamais vu de pierre sauf pour les foyers. J'ai débarqué sur un ponton que le catchwam m'a indiqué. J'ai découvert les restes d'une forge. Comme il y avait même un peu de bois, j'ai essayé de démarrer le feu, sans succès. Si je devais garder un seul souvenir de Mocsar, ce serait celui-là : tout est mouillé, toujours, tout le temps et partout. C'est le premier qui m'a donné du boulot qui m'a fourni le feu. Alors j'ai pu travailler et durant toute cette saison, j'ai toujours veillé à ce qu'il ne s'éteigne pas.
L'homme reprit son souffle, siffla un petit coup de cette boisson forte qui ne le quittait pas et reprit :
- Si tout est mouillé, c'est qu'il pleut. Il pleut tous les jours et pas qu'un peu. Parfois on n'a que du brouillard, mais autrement ça va de la bruine à la tornade. Quand la saison s'est finie, je n'en pouvais plus de l'humidité, des insectes et des gens.
Puissanmarto n'entendit pas la suite. Il dormait.
Le jour qui se leva était morose. Des nuages bas étaient arrivés dans le ciel. Puissanmarto leva le nez pour essayer de prévoir s'il pleuvrait. La caravane se mit en route plutôt difficilement. Comme les autres, Puissanmarto avançait sans entrain. Comme toujours, on mangea en marchant. C'est à ce moment-là que tomba la nouvelle. Le fort Izuus près du gué était détruit. Il fumait encore. Tout le convoi s'arrêta. Les ordres arrivèrent. On mit la caravane en position de défense. Des soldats partirent en reconnaissance. L'attente s'installa, la peur aussi.
Puissanmarto se sentit devenir nerveux. S'il voulait partir, il était au bon endroit mais difficile de quitter les lieux sans se faire remarquer. Il décida de patienter.
Autour de lui, l'opinion générale était que les troupes de Saraya n'étaient pas loin. Chacun essayait de voir ce qu'il allait faire. Les commerçants se préparaient à quitter la caravane. La fréquentation des Izuus ne semblaient pas bonne pour les affaires. Quand la nuit tomba, on manquait toujours d'informations. La caravane avait bien fondu. Restaient ceux qui étaient au service du transport des armes et ceux qui jugeaient que se retrouver seul face à une armée en campagne était trop dangereux. Puissanmarto dormit mal. Quand l'aube pointa, il entendit un cri, puis des bruits de combat. Saisissant son marteau, il grimpa sur une butte non loin de son campement. Il vit. Près du gué, des Izuus combattaient des hommes aux tenues sombres. Les attaquants semblaient avoir l'avantage. Tout bascula quand arriva Sacha avec Salcha. La lame noire fit merveille. Assoiffée de sang, elle semblait voler toute seule. Puissanmarto nota que la fille du gouverneur n'avait même pas eu le temps de revêtir une tenue de combat. Elle était enveloppée dans sa tenue de nuit, tissu léger simplement doublé d'une petite fourrure sombre. La ceinture n'avait pas résisté au premier engagement. Son corps dénudé autour duquel virevoltait le vêtement donnait l'impression d'un...
- On dirait un semi-dieu !
Puissanmarto se retourna. L'ancien toujours accompagné du jeune était là, comme lui, le marteau à la main.
- Un semi-dieu ?
- Oui, si Karya et les autres dieux ne sont connus que par leurs représentations, les semi-dieux ont des corps d'homme avec des ailes. Les légendes racontent leur puissance au combat. D'ailleurs les hommes de Saraya reculent.
Puissanmarto reporta son attention sur le champ de bataille. Les attaquants rompaient le combat et prenaient la fuite en retraversant le gué. Des tracks les attendaient. Quelques Izzus qui tentèrent de les poursuivre, furent victimes des tirs des archers ennemis. On entendit la voix de Stoumal et la trompe réclamer le regroupement. Aussi vite que cela avait commencé, le calme revint.
- Tu vois, mon gars, c'est pas bon ça ! Le général Saraya va nous tomber dessus.
Le jeune jeta à l'ancien un regard où se lisait la panique.
- T’inquiète, même si on participe, on va s'en sortir.
Puissanmarto remit son marteau à sa ceinture.
- Tu ne dis rien, Puissanmarto, toi qui as vaincu Fahiny ?
- Non, l'ancien, je n'ai rien à dire. La guerre n'est-elle pas toujours un malheur ?
Les ordres arrivèrent peu de temps après. On allait tenter de rejoindre Mocsar. Il fallait faire vite. Les gardes Izuus retarderaient les soldats de Saraya. Puissanmarto se retrouva embarqué dans le mouvement. Il était difficile de faire bouger rapidement autant de bêtes et d'hommes. Quand la nuit arriva toutes les bêtes avaient traversé. Il était hors de question de s'arrêter. La lune était favorable. On poussa hommes et bêtes et malgré les renâclements, quand ils s'arrêtèrent enfin, ils avaient mis une bonne distance entre eux et le gué. Ils dormirent peu. Le matin arriva avec la pluie. De nouveau on poussa hommes et bêtes. Les Izuus gardaient l'arrière du convoi. Puissanmarto s'était porté en avant. Il aidait les palefreniers à mâter les miburs qui commençaient à fatiguer. Le paysage était fait d'une succession de petites collines qui empêchaient toute vue au loin. C'est à la fin du deuxième jour qu'il découvrit le piège. Une bête était tombée en passant un ruisseau bloquant les autres. Par malheur, le seul passage praticable était bordé de courtes falaises. Un mibur avait glissé et était tombé en travers de la descente. Il fallait le relever avant de pouvoir faire passer les autres. Puissanmarto déjà de l'autre côté avec les premières bêtes, décida d'aller voir en haut de la colline s'il voyait enfin les canaux de Mocsar. Sa surprise fut totale. Les ennemis n'étaient pas derrière mais devant. Sur la colline en face, il vit les soldats se mettre en place. Avec des gestes lents, il se remit à couvert. Heureusement, des arbustes avaient caché sa progression. Il descendit la pente en courant faisant des grands gestes aux autres. Il bloqua les bêtes qui ne demandaient qu'à s'arrêter. Le chef des palefreniers traversa le ruisseau exprimant bruyamment sa colère. Ses ordres étaient clairs : avancer le plus vite possible. Puissanmarto lui fit le récit de ce qu'il avait vu. L'homme sembla se dégonfler :
« Il faut prévenir les Izuus... » fut la seule chose qu'il trouva à dire. Puissanmarto partit au petit trot pour prévenir en arrière. Il coinça un Ismen sur son tracks et lui donna l'ordre d'aller trouver Stoumal. Ce dernier fut tellement sidéré par le fait de recevoir un ordre d'un prismen, qu'il ne répondit pas mais partit au grand galop. Puissanmarto distribuait les ordres, faisait s'arrêter les différents groupes. Les chefs de tronçons devant son aplomb obéirent comme l'Ismen. Il n'attendit pas de voir si tout se passait bien. Il repartit vers le ruisseau et remonta la colline. Avec précaution, il se mit à observer en face. Les soldats s'étaient bien cachés mais on voyait ça et là de petits signes trahissant leur présence, si on regardait bien. Il ne se retourna pas en entendant des tracks arriver. Il vit Stoumal se glisser à côté de lui :
- Parle !
- On les voit là, et là et puis là-bas près du grand arbre.
- Tu as déjà combattu.
- Je ne sais pas, répondit Puissanmarto.
- Ce n'était pas une question, lui répondit Stoumal. Le gouverneur m'a dit ta mission. Tu as désobéi, tu devrais être loin. Tu mérites une punition mais sans toi, nous serions tombés dans le piège. Le prêtre de Karya m'a prévenu. Ton rêve est trop puissant pour que quiconque se mette en travers. Les dieux nous seront favorables, tu es là. Après la victoire tu partiras accomplir ce qui doit être accompli.
Puissanmarto resta abasourdi. Le chef de la caravane redescendit tout en donnant des ordres. Les discussions portèrent sur le nombre des ennemis. Sacha s'en mêla. Elle s'était fait faire un habit par ses servantes pour le combat. Sur son armure de cuir et de plaques, elle avait fait ajouter une sorte de cape pour redonner l'impression qu'elle avait des ailes. Sa possession de la lame noire et sa prestation lors du premier combat lui rendirent attentive l'oreille de Stoumal. Puissanmarto qui voyait les miburs s'accumuler entre le cours d'eau et la crête, les écoutait distraitement. La stratégie des Izuus se résumait à une charge à dos de tracks. « La victoire ou la mort » semblait être leur devise. Il haussa les épaules et s'éloigna. Le géant se détacha du groupe.
- Tu sembles être d'un avis différent, Puissanmarto.
- Suppose que ce soit l'armée de Saraya en face !
- Nous mourrons avec honneur et notre sacrifice sera honoré.
- Oui, et c'est bien mais inutile. Une fois que vous serez morts, Saraya n'aura qu'à se baisser pour récupérer la couronne de Yas et il aura récupéré toutes les armes...
- Que proposes-tu ?
- Faites une charge !
Le géant le regarda d'un air ahuri. Baissant la voix, Puissanmarto lui exposa son idée. Il se retrouva le nez par terre quand le géant lui donna une grande claque dans le dos en lui disant : « génial ! »
Sacha, Stoumal et les autres combattants Izuus préparèrent leurs tracks. La charge commencerait dans de bonnes conditions, en descente, ils pourraient prendre de la vitesse. C'était indispensable pour avoir une bonne force de frappe à l'arrivée. Jetant un coup d’œil en arrière pour vérifier que tout était en ordre, il ne remarqua pas le manège de Puissanmarto, du géant et de quelques autres.
Quand il abaissa le bras, la terre se mit à trembler sous le choc des sabots. Ils atteignirent le haut de la colline et commencèrent la descente.
Les premières flèches partirent de trop loin. Les tracks prenaient de la vitesse. Stoumal eut un instant de flottement en entendant le bruit de la charge s'amplifier. La terre tremblait de plus en plus fort. Il crut un instant qu'une contre-charge arrivait. A côté de lui, Sacha, Salcha tendue en avant, ne semblait pas se poser de question. Ses yeux noirs cherchaient où frapperait la mort. Il se retourna en voyant les soldats de Saraya commencer à fuir sur toute la largeur de la colline. Il eut une vision incroyable d'un troupeau chargeant. Il sourit. Les miburs lancés au galop leur avaient emboîté le pas. C'est cette vision d'apocalypse de centaines de bêtes les chargeant qui faisait fuir les soldats. Il eut juste le temps de se demander ce qui avait affolé les miburs avant le premier contact.
Puissanmarto, la torche encore à la main, regardait la charge des miburs fuyant le feu. Les lourdes bêtes pouvaient quand elles paniquaient être redoutables.
La suite fut moins glorieuse. Il fallut éteindre les foyers allumés pour affoler les miburs et surtout les récupérer.
Puissanmarto ne le vit pas. Il était parti avant que les combattants ne reviennent.
137
Les soudards qui rentrèrent ne firent
même pas attention à lui. Ils parlaient haut et fort. Tout le monde
dans l'auberge comprit qu'ils faisaient partie de l'armée de Saraya.
- Amène à boire, tavernier, gueula un
des hommes.
Ils s’attablèrent bruyamment en
posant leurs armes sur la table ou contre le mur.
- Et moi, j'te dis qu'on aura la paix
avec les Izuus !
- Ils les ont massacrés ?
- Non, Saraya a rencontré l'ange de la
mort.
Un autre repris :
- C'est pas lui qui se disait ange de
la mort ?
- Si fait, mon gars !
Les pots moussus de bistal arrivant, la
conversation s'arrêta. Puissanmarto sorti pour aller s'occuper des
tracks. Par les fenêtres ouvertes, il entendait les soldats
continuer à discourir sur les mérite du postérieur de la
servante. Ils burent avec bruit en éructant tout en échangeant des
plaisanteries de mauvais goût.
Puissanmarto était arrivé là depuis
quelques jours. En chemin, il avait rencontré des villages rasés et
brûlés et d'autres intacts. Il avait ramassé ça et là des nippes
plus que défraîchies. Ainsi paré, lors des rencontres qu'il avait
faites, on l'avait prit pour un mendiant ou quelque chose
d'approchant. Il était maintenant dans cette petite bourgade hors
des grandes routes. Sa position géographique lui avait donné
l'avantage de ne pas voir passer les armées et de ne pas connaître
de bataille. Seuls passaient des groupes légers de courriers. Ce
jour-là deux groupes venaient de se croiser dans le village.
Puissanmarto s'occupait des tracks et
chassait les ptiss qui énervaient les bêtes. Tout en faisant cela,
il écoutait les soldats qui échangeaient des nouvelles. Les uns
venaient du bord du grand lac Jelentos et rejoignaient Saraya pour
lui porter la nouvelle de la résistance du général Altalanos. Les
autres venaient de Mocsar. Puissanmarto dressa l'oreille pour
entendre ce qu'ils disaient. Au deuxième pot de bistal, ils
commencèrent à se vanter :
- Face à Altalanos, on rigolait pas.
C'est des redoutables. Ils connaissent le pays comme leur poche. A
chaque fois, on perdait la moitié des hommes.
- Ouais, mais t'étais pas sur le
chemin de Mocsar. J'ai participé à tous les combats.
- Et alors moi aussi ! Tiens
regarde, ça c'est pas du faux ! dit le soldat en montrant la
plaie à peine cicatrisée qu'il avait sur le bras.
- J'te dis pas, mais t'as pas vu l'ange
de la mort ! Fait soif ici ! ajouta-t-il en tapant sa
timbale sur la table
Le soldat ne put que se rendre aux
raisons de l'autre. Les plaies et les cicatrices étaient banales,
mais le combat de Mocsar, faisait déjà partie des légendes. La
servante amena un autre pot de bistal. Alors il commença son récit :
- Le général nous avait fait savoir
qu'une caravane descendait de Maskusa, qu'elle aurait des armes et
qu'il fallait l'intercepter. J'étais dans le troisième groupe. Nos
éclaireurs l'ont repéré facilement. Ils ont été tester leurs
défenses quand ils étaient près du gué. Les Izuus sont aussi de
sacrés combattants. On savait qu'il y aurait des hauts gardes mais
on s'attendait pas à ça !
Le soudard s'arrêta de raconter pour
vider son gobelet. Quand il le reposa, on lui remplit aussitôt. Les
autres étaient suspendus à ses lèvres.
- L'ange de la mort a surgi des brumes
du matin. Il avait un corps de femme et des ailes à la fourrure
sombre. Son arme est noire comme la mort et son regard te retire tout
envie de te battre. Nous y avons perdu presque tous les nôtres. Le
chef n'a pas voulu courir de risque, il a tendu un piège dans les
collines de la route de Mocsar. Mais là aussi, il était là.
- L'ange de la mort en plein soleil !
- Oui, monté sur un tracks, lancé au
galop. Sa puissance était telle que tous les miburs ont chargé
derrière lui. Nos lignes ont été enfoncées. Là aussi nos pertes
furent lourdes. Le chef a envoyé un émissaire au général qui
était à trois jours de marche. Là où on a eu de la chance, c'est
qu'ils ont dû récupérer leurs bêtes. Quand le messager est
revenu, la caravane était à peine reformée. L'armée d'Aserfg
entière arrivait à marche forcée avec le général lui-même.
- Comment ça, il a déplacé les gens
d'Aserfg pour combattre quelques Izuus.
- Mais t'as rien compris. Saraya se
croyait l'ange de la mort et voilà que surgit cette créature qui
sème l'épouvante dans nos rangs. Les gens d'Aserfg ont une magie
puissante dans leurs armes. Saraya en sait quelque chose puisqu'ils
ont forgé pour lui une lame noire aussi dangereuse qu'un snark du
désert. La caravane était presque à l'entrée des canaux de Mocsar
quand l'armée s'est mis en ordre de bataille en face. Saraya dans
son armure noire se tenait devant. Derrière les gens d'Asefrg
tapaient sur leurs boucliers avec leurs épées. C'est alors que
l'ange de la mort s'est avancé. Elle était seule devant, derrière
quelques dizaines de soldats immobiles sur leurs tracks, faisaient
une barrière dérisoire. Arrivée à cinquante pas de Saraya, elle a
dégainé son épée aux formes aussi tourmentées que l'âme des
démons. Les archers ont tirés. Pas une seule flèche ne l'atteinte
comme si une main invisible détournait les traits qui volaient vers
elle. Les gens d'Asefrg ont cessé de taper quand ils ont vu cette
magie. Elle a levé haut cette lame noire et a défié Saraya.
Tout le monde a entendu son cri. J'ai
vu Saraya blanchir comme je te vois. Il a éperonné son tracks et
s'est précipité l'arme haute. Je n'avais jamais vu cela et je crois
que je le reverrais jamais. Ce n'était pas un combat, c'était une
danse de mort.
De nouveau, le narrateur fit signe que
sa timbale était vide. On s'empressa de lui remplir, il la vida à
nouveau avant de reprendre le fil de son récit. Puissanmarto s'était
rapproché de la fenêtre pour mieux entendre. Salcha était une arme
étrange. Il l'avait senti en la forgeant mais ne savait pas dire ce
qu'elle renfermait. Sacha avait payé le prix de sa possession en
perdant ses yeux bleus. Y avait-il autre chose ?
- Ils étaient comme deux possédés.
Leurs bêtes ont fini par s'effondrer sous les coups. Ils ont
continué à pied, lui avec sa grande épée à deux mains et elle
avec sa lame aux formes tourmentées. Le ciel lui-même c'est mis de
la partie. Des nuages noirs se sont accumulés et les éclairs ont
commencé à jaillir. C'est à ce moment-là que c'est arrivé. Que
j'meure sur l'heure si ça s'est pas passé comme j'vous dit !
Nous, on regardait, on pouvait plus bouger. Saraya a levé sa grande
épée et l'a abattu tel un bûcheron. Elle a bloqué le coup mais à
mis genou à terre sous l'impact. C'est là qu'on a vu l'éclair les
frapper, tous les deux. Ils sont restés un instant immobiles dans un
halo de feu et l'épée de l'ange de la mort a bu la lumière.
J'avais jamais vu ça et j'crois que j'le reverrais jamais. Il y
avait un grand silence, même le vent s'était tu. Plus rien ne
bougeait. Et puis doucement, comme au ralenti, ils ont baissé leurs
armes. Elle a tendue la main et Saraya a posé ses lèvres dessus. Il
passé son arme dans la main gauche et lui a proposé son poing. Elle
a mis sa main dessus et ils se sont dirigés vers nos lignes.
Lentement les gens d'Asefrg se sont écartés. Les Izuus ont crié :
« gloire à Sacha ! », alors nous avons crié
« gloire à Saraya ! ». On a vu les izuus s'avancer
comme à la parade et se mettre en rang derrière eux. Alors, ça été
le délire. Tout le monde s'est mis à crier et à hurler. J'étais
pas loin, quand j'ai vu leurs yeux, j'ai eu froid dans le dos. Ils
étaient noirs comme la mort.
Puissanmarto se secoua. Cela venait
confirmer les premiers bruits qu'ils avaient entendu dans le village
d'une alliance entre Saraya et les Izzus. Il aurait mieux valu dire
un mariage entre Sacha et Saraya. Dans ce coin du monde, la guerre se
terminait. Les tracks s'énervaient à cause des ptiss. Il alla les
calmer, laissant les soldats gloser sur l'histoire. Quand ils
partirent, la neige se mit à tomber. Puissanmarto se dit qu'elle
tiendrait.
FIN DES DEUXIEMES SAISONS
FIN DES DEUXIEMES SAISONS
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