lundi 30 juillet 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...60

L’entrée du Mont des vents n’était qu’une caverne banale et venteuse. Seule une tête aux détails effacés par le vent signalait son caractère construit.
   - Ça ne ressemble pas un palais, dit Résal. Je m'attendais à quelque chose de plus… de plus… enfin de plus sophistiqué …
La déception se lisait sur son visage.
   - C’est le palais de la connaissance pour le monde, pas celui des seigneurs ! On n’a pas besoin de décorum, répondit sèchement Siemp.
   - Oui, d’accord, mais un peu de décorum, ça aide les pauvres comme moi…
La voix de Koubaye trancha leur discussion :
   - Quand est-ce que je verrai ceux qui savent ?
Siemp se tourna vers lui et dit :
   - Balima doit t’attendre. On va dire au revoir à Rockbrice et on va aller le voir.
Un serviteur approchait. Il était vêtu d’une robe qui traînait presque à terre. Rockbrice était resté dehors avec ses mouflons. Koubaye le rejoignit :
   - Tu n’entres pas ?
   - Pas vie, là-dedans. Poussière et souvenirs, c’est tout.
Koubaye fut déçu.
   - Je ne vais plus te voir, Il Dute…
Rockbrice éclata de son rire sonore.
   - Seules montagnes pas se rencontrer.
Il détacha la cloche du mouflon et la donna à Koubaye.
   - Tiens, Pobga, toi sonner, moi, là !
Koubaye écouta partir Rockbrice dont le rire déclenchait les échos dans la montagne. Il se tourna vers Siemp qui avait discuté avec le serviteur et le suivit. Résal leur emboîta le pas.
L’intérieur du Mont des vents était creusé de galeries et de salles au décor spartiate à moitié effacé par le temps. Le vent soufflait dehors et dedans. Traversant les ouvertures, il courait comme bon lui semblait au gré des couloirs. De lourdes tentures délavées tentaient d’en interrompre la course sans toujours y parvenir. Il y faisait froid. Résal détesta immédiatement cet endroit froid et sans eau. Un escalier hélicoïdal aux marches usées desservait tous les niveaux. Le serviteur qui les guidait ne parlait pas. Ils montèrent ainsi plusieurs niveaux. Il s’arrêta enfin et poussant la tenture, les invita à entrer.
   - Maître Balima est ici !
Siemp s’effaça pour laisser entrer Koubaye et Résal.
Balima était penché sur un parchemin. Il leva la tête en entendant le bruit. Il jeta un coup d’oeil interrogateur en voyant Résal et Koubaye entrer.
   - Koubaye ! Enfin !
Il regarda Résal et interrogea Siemp du regard. Ce dernier salua son maître.
   - Voici Résal qui nous accompagne depuis Sursu. Sa mission est de prendre soin de la pierre de la déesse…
Siemp fit un récit abrégé des événements du parcours. Balima se déclara très content de savoir ainsi la pierre au Mont des vents. Elle avait un grand pouvoir. Quand il ajouta qu’il valait mieux qu’elle ne tombe pas en de mauvaises mains, Koubaye sentit une impression désagréable lui parcourir le dos. Il sentait aussi tout le savoir accumulé dans ce lieu. Cela l’attirait, l’attirait tellement qu’il se sentait prêt à sacrifier beaucoup de choses pour l’acquérir.
   - Mais il est tard, nous continuerons cette conversation demain, dit Balima.
Il fit tinter une clochette et donna ses ordres au serviteur qui venait de surgir dans la pièce. Koubaye et Résal le suivirent pendant que Siemp restait avec Balima.
On avait réservé à Koubaye une petite pièce avec une lucarne. De chaque côté, une banquette était creusée dans la pierre, ainsi que quelques niches. Le mobilier ne comportait qu’un tabouret et une table minuscule. À travers les commentaires du serviteur, ils comprirent que Résal n’était pas attendu. Ils posèrent leurs affaires et s’assirent sur les banquettes en attendant la collation promise.
   - Nous y voici, dit Résal…
   - Oui, répondit Koubaye.
Ils étaient arrivés et toute la tension qui les poussait vers le Mont des vents était brusquement tombée, les laissant plein d’un vide presque douloureux. Ils continuèrent à échanger des banalités jusqu’à l’arrivée du repas. Le soleil tomba rapidement. Ce fut une soirée calme, trop calme. Malgré la fatigue, Koubaye eut du mal à trouver le sommeil.
Le premier soleil du matin pénétra par la lucarne, éclairant le plafond. Koubaye fut immédiatement sur pied. Il regarda Résal tourné vers le mur qui dormait encore. En silence, il souleva la tenture. Du vent soufflait dans le couloir avec un sifflement sourd. Koubaye écouta un moment sans rien entendre. Revenu dans la chambre, il essaya de voir par la lucarne sans y parvenir. Même debout sur le tabouret, il n’était pas assez grand. Dépité, il s’assit. L’attente commença. Après un temps qui lui parut très long, il entendit un bruit dans le couloir. Il alla voir. Un serviteur avançait dans un chuintement de sandales en portant un plateau sur lequel il y avait de la nourriture.
   - Maître Balima vous recevra tout à l’heure. Je viendrai vous chercher pour vous conduire à lui.
Ayant dit cela, le serviteur posa le plateau et s’en alla. Résal s’étira :
  - Ah ! j’ai bien dormi…
Il regarda Koubaye et vit la nourriture. Il s’en approcha.
   - Avoir fait tout ce chemin pour manger ça… J’aurais mieux fait de rester à Sursu.
Cela fit sourire Koubaye. Résal avait raison, la bouillie que contenaient les bols n’était guère appétissante.
Après ce court moment, ils durent encore attendre. Résal fit remarquer que l’accueil manquait de chaleur. Koubaye était un sachant et, en tant que tel, le personnage le plus important du royaume. Le faire attendre était presque un crime. De nouveau Koubaye se prit à sourire. Il allait répondre quand il entendit le frottement des sandales du serviteur. Arrivé devant la tenture qui fermait la chambre, il toussota et entra :
   - Maître Balima vous attend…
Il n’attendit pas de réponse et fit demi-tour. Koubaye et Résal lui emboîtèrent le pas. Il prit l’escalier et se mit à descendre. Les seuls bruits forts étaient ceux de leurs bottes. Ils descendirent ainsi de plusieurs niveaux et de nouveau le serviteur s’effaça pour leur laisser le passage.
Balima était seul dans la pièce. Koubaye fut déçu de ne pas voir Siemp.
   - Aujourd’hui est le premier jour de ton apprentissage. Maître Lascetra, celui qui détient le dernier savoir, t’a confié à moi pour que je fasse ton éducation. Ici est le lieu des grands savoirs et des profondes initiations. Résal va t’accompagner. Il est le gardien de la pierre. Les grands savoirs le dépassent et son esprit ne peut les contenir. Ainsi il restera à t’attendre et à veiller sur le coffre de la pierre. Il te faudra de la patience pour apprendre ce qu’il est nécessaire que tu apprennes. Un sachant est un être qui communique avec le plan des dieux. Il en est parfois le messager…
Balima continua son discours mais Koubaye déjà ne l’écoutait plus. Sous ses pieds, il sentait… Les mots lui manquaient pour décrire ce qui l’attirait ainsi. Il était maintenant certain que le secret du Mont des vents était plus bas encore. Il ferma les yeux un instant. Une vision fugitive de tunnels passa dans son esprit. Était-il possible qu’il soit sur la mémoire du monde ?
Quand il ouvrit les yeux, Balima parlait toujours décrivant ce que serait une de ses journées. Le Mont des vents était un lieu de retraite et d’enseignement. Peu de gens y vivaient. Les maîtres, qui avaient choisi d’y rester, avaient une vocation de quasi-ermite. Les seigneurs n’étaient jamais venus ici. Il n’y avait pas d’or, pas de richesse. La contrée était inhospitalière et les montagnards de redoutables guerriers.
   - … Maître Fenexine va t’interroger. Avant d’emplir un vase, il est bon de savoir ce qu’il contient.
Comme s’il n’attendait que cela, un vieil homme courbé, s’appuyant sur une canne, fit son entrée. Il salua Balima et se tourna vers Résal puis vers Koubaye.
   - Lequel est-ce ? L’un est bien jeune et l’autre déjà bien marqué…
   - Le plus jeune, maître Fenexine, répondit Balima. Il en est à son deuxième savoir, mais Maître  Lascetra a trouvé en lui les traces d’un sachant.
   - Et bien nous allons voir.
  Maître Fenexine fit signe à Koubaye de le suivre. Lui aussi marchait dans un bruit de léger frottement. Koubaye vit qu’il avait les mêmes sandales que le serviteur. Il essaya de le suivre sans faire de bruit. Résal n’avait pas ces craintes et ses pas résonnaient bruyamment. Ils suivirent un couloir, passèrent devant plusieurs tentures et entrèrent dans une salle largement ouverte vers l’extérieur. Elle n’était meublée que de coussins et de tapis. Maître Fenexine s’assit par terre avec une dextérité, fruit d’une longue habitude. Il s’était mis face à la fenêtre. Il fit signe à Koubaye de s’asseoir en face de lui. Résal attendit un moment des instructions qui ne venaient pas, alors il se posa contre le mur derrière le maître. Le silence s’installa. Les yeux fermés, maître Fenexine semblait dormir. Koubaye le sentait se concentrer. Résal avait posé le coffret de la pierre par terre à côté de lui. Koubaye lui fit signe de l’ouvrir. Son esprit fut tout de suite comme aspiré. Il se vit dans la pièce avec Résal et le maître, puis son esprit vagabonda, remontant de plusieurs niveaux, il se retrouva dans la chambre. Il était au niveau de la lucarne et voyait les chaînes de montagnes sous le soleil. C’est à ce moment qu’il prit conscience de la Présence. Au bord de sa vision, il y avait ces traces mouvantes. Ce ne pouvait être les bayagas, il faisait grand jour. Il en suivit une qui disparut en un instant, puis une autre, puis une autre encore. Il se retrouva bientôt plus bas que son corps dans des couloirs oubliés. Il sentit qu’il approchait…
   - Jeune homme, on va chercher ce que tu sais !
La parole de maître Fenexine l’avait ramené dans la pièce. Un vent léger lui caressait le dos. Il essaya de se concentrer sur ce que disait son vis-à-vis. Il commença à l’interroger sur les premiers savoirs et sur ce qu’il connaissait des légendes. Koubaye répondait de son mieux. Maître Fenexine, à chacune de ses réponses, faisait “Hum ! Hum !”. Cela mettait en joie Résal qui faisait des mimiques, déconcentrant Koubaye. Puis les questions devinrent plus ardues. Koubaye n’en connaissait pas toutes les réponses. En tant que sachant, peut-être devait-il tout savoir… Il n’avait pas le temps d’y réfléchir, maître Fenexine enchaînait les questions. Le soleil avait dépassé son zénith quand enfin il déclara :
   - Cela suffit pour le moment. Je te ferai savoir quand nous aurons besoin de nous revoir.
Ayant dit cela, il se leva souplement et s’en alla. Koubaye eut beaucoup plus de difficultés à se remettre debout. Il était ankylosé et ses jambes semblaient remplies de fourmis. Résal qui avait beaucoup plus bougé vint l’aider.
   - Ils ne pensent jamais à manger ici ? Viens, on va essayer de trouver la cuisine. 
Ils étaient encore dans le couloir quand un serviteur leur fit signe de le suivre et les conduisit vers une autre salle. De grandes tables étaient taillées dans la roche, entourées de banquettes de pierre. Deux repas les attendaient. Des reliefs de repas traînaient sur la table. Koubaye en compta une dizaine. Résal s’assit, regarda son assiette et se mit à se plaindre. Le serviteur continua à débarrasser sans rien dire et sans s’occuper d’eux. Ce fut court et frugal.
Après, ils se retrouvèrent dans leur chambre à attendre.
   - On va pas rester là à attendre que le temps passe, dit Résal au bout d’un moment.
Koubaye était bien d’accord avec lui mais n’osait pas bouger. Le temps s’étira en longueur dans un ennui profond et fatiguant. Quand le soleil déclina, on leur amena un plateau aussi frugal que le midi. Le serviteur s’excusa de ne pas savoir s’ils reverraient un maître. On ne lui avait rien dit.
   - On va rester là, à ne rien faire ? demanda Résal après avoir avalé son repas.
Koubaye le regarda. Il se sentait mal à l’aise depuis qu’il avait quitté Fenexine. Il repensait à cette sensation qu’il avait vécue avant le déluge de questions.
   - En bas, il y a sûrement un trésor, dit-il.
Une petite lumière se mit à danser dans l’oeil de Résal. Le mot trésor sonnait agréablement à son oreille.
   - Tu sais cela ? demanda-t-il.
   - Je le sens, mais je ne sais pas comment y aller.
   - Dis-moi et je vais me débrouiller…
   - Tout en bas…
   - Dans les caves ?
   - En quelque sorte, mais il faut y arriver.
   - Suis-moi !
Koubaye découvrit un tout autre Résal. Lui, si bruyant habituellement, se déplaçait plus silencieusement que le serviteur. Il entraîna Koubaye dans l’escalier, le faisant s’arrêter ou continuer selon des critères que Koubaye ne comprenait pas bien. Ils arrivèrent rapidement à l’étage où Fenexine et Balima les avaient reçus. Résal, tendu comme un arc, écoutait ce que Koubaye prenait pour du silence. Il lui glissa dans l’oreille :
   - Il y a des gens un peu plus loin sur la droite. Il faut qu’on passe devant pour atteindre l’autre escalier.
Résal lui fit signe de le suivre. En passant devant la tenture fermant la salle, Koubaye entendit les voix étouffées. On parlait de lui. Il sentait les interrogations et les doutes de ceux qui s’exprimaient. Il n’était pas le sachant imaginé par ceux qui détenaient les grands savoirs. Lascetra était-il si sûr ? À moins que son jugement ne commence à faiblir, suggéra la voix de Balima.
Koubaye sentit la main de Résal le tirer.
   - Faut pas s’arrêter comme cela, lui chuchota-t-il dans l’oreille !
Quand le couloir eut un peu tourné, Résal s’arrêta et dit à Koubaye :
   - Je suis sûr que l’escalier que l’on cherche est quelque part par-là… mais derrière quelle tenture ?
Avant que Koubaye n’ait pu répondre, Résal l’avait fait passer derrière une tenture.
    - Quelqu’un !
Ils attendirent que le ssssh-ssssh des sandales ait disparu pour s’aventurer de l’autre côté. Les quelques lumignons qui brûlaient peinaient à percer l’obscurité qui s’installait.
   - Ouvre le coffret !
Résal hésita un instant et ouvrit le couvercle. Koubaye mit la main sur la pierre et il sut. Les ombres étaient revenues. En lui, les tensions se firent plus vives. Il avança dans le couloir et, en passant devant une des tentures, ressentit le chemin. Il fit signe à Résal. Il passèrent derrière le rideau et se retrouvèrent dans le noir le plus complet. Koubaye tata la première marche et puis la seconde et commença à descendre. Derrière lui, Résal se guidait sur le bruit de ses pas. Noires sur noir, Koubaye voyait les ombres lui dessiner les marches. Ils descendirent ainsi sans interruption, pendant un moment, et le sol devint plat. Cela sentait l’air stagnant.
   - Où est-on ? demanda Résal, je ne vois rien.
   - La lumière n’arrive pas jusque-là.
   - Tu vois quelque chose ?
   - Mes yeux ne voient rien. Je sais que je suis là où est l’esprit du Mont des vents. AAAAH!
Résal ne vit rien, ne sentit rien. Il entendit juste Koubaye s’effondrer. Il posa le coffret et à tâtons s’avança pour trouver Koubaye. Il ne comprenait pas pourquoi il avait crié. Il n’y avait aucun bruit, aucun mouvement d’air. Résal le tira à lui. Koubaye tremblait. Résal se posa la question de savoir comment il allait le remonter. Tout en le tirant, il recula. Il retrouva le coffret. D’un coup sec, il le ferma.
   - NOOOON, hurla Koubaye en étant secoué de spasmes.
Résal avait peur. C’est alors qu’arrivèrent les lignes, petites lueurs rectilignes qui filaient d’un bout à l’autre de l’espace, frôlant le coffret, éclairant la fermeture. Résal ouvrit le couvercle. Les lignes s’y précipitèrent. Il les vit danser autour de la pierre. Koubaye se calma. Sa respiration chaotique redevint régulière. Tout se calma. À part les lumières dans le coffret, il ne voyait rien. Elles pulsaient comme un cœur. Résal profita des quelques reflets sur eux pour installer Koubaye du mieux qu’il pouvait. Il fit le point. Ils étaient dans une sorte de cave, grande si l’on en croyait l’écho des cris de Koubaye, sans lumière, et seuls. Si lui était valide, Koubaye devait être porté. Il n’avait pas compté les marches en descendant. Il y en avait beaucoup. Cela être une épreuve pour le sortir de là. À moins que la salle n’ait une autre issue. Il prit le coffret et l’inclina pensant utiliser la lumière qui en émanait comme un phare. Il fut déçu, il ne voyait rien. Il le pencha encore plus pour éclairer le sol autour d’eux et la pierre tomba sur Koubaye. Avant qu’il n’ait pu le rattraper, il y eut une explosion silencieuse de lumière. Résal ne ressentait curieusement aucune peur. Son esprit trouvait juste curieux que toute cette lumière multicolore, qui dansait devant lui, n’éclaire pas. Une fatigue le terrassa alors qu’il avait l’impression de voir les contours d’une silhouette apparaître.
Koubaye regarda les deux corps allongés dans le noir. Un des deux était le sien. La pierre de la déesse pulsait dans son coffret. La silhouette lumineuse, qui avançait vers lui, irradiait de puissance. Elle tendit la main vers Koubaye :
   - Viens, les dieux m’ont envoyé vers toi pour te guider.
   - Où va-t-on ?
   - Aux racines du monde, petit homme.
Koubaye prit la main tendue. Le monde devint lumière.

mercredi 18 juillet 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...59

Quand Riak était rentrée sans Baillonde, ses explications n'avaient pas convaincu les autres. Elle finit par dire :
   - Je n'ai pas bien compris ce que veut la Grande Prêtresse. Il y aura peut-être des ordres plus précis…
Quand ils se préparèrent pour la nuit, Riak sentit monter leur défiance. Une fois couchée, elle entendit Bemba dire à Mitaou :
   - Ne pleure pas. La Grande Prêtresse n’oublie aucun de ses enfants.
Riak s'endormit mal à l'aise.
Le lendemain ne fit qu’accentuer la chose. Au milieu de la journée, pour couper court aux questions informulées, elle déclara qu’elle allait dormir. Elle s’allongea sous un arbre pensant faire semblant.
Bientôt sa respiration se calma et elle s’endormit pour de bon. Elle rêva. Bemba vint voir si tout allait bien quand elle l’entendit gémir et dire : “ NON !”. Elle la vit se mettre debout, la dague à la main. Bemba se poussa. Elle avait déjà vu les danses nocturnes de Riak et ne tenait pas à l’affronter. Cela dura un moment, puis Riak se recoucha toute seule.
Quand elle se leva en milieu de l’après-midi, elle était calme, sereine. Elle avait eu contact avec Koubaye qui lui avait montré l’atelier de Rma et les fils qu’il tressait autour d’elle. Elle alla vers le foyer et dit :
   - On ne peut pas rester ici. Des essarteurs vont arriver et nous démasquer. On se bouge tout de suite.
Puis elle distribua les ordres. Chacun avait sa part de travail, y compris Narch. Avant que le soleil ne décline, ils étaient partis. Ils ne virent pas le groupe d’essarteurs qui arrivaient munis de haches et de gourdins pour chasser les intrus qui empiétaient sur leur territoire.
Riak conduisit la petite troupe jusqu’à la rivière. Ils virent que le pont était surveillé par les seigneurs.
   - On ne passera pas sans se faire remarquer, dit-elle.
   - La rivière n’est pas très large, dit Jirzérou, on peut probablement la traverser plus haut.
   - Si besoin, on abat un arbre, ajouta Narch.
   - C’est pas un bonne idée. S’ils entendent le bruit des haches, dit Riak en montrant les soldats, ils vont rappliquer. Ils surveillent toujours les coupes.
Narch se mordit la lèvre, empli d’un sentiment de honte d’avoir dit une bêtise
   - Mais on n’aura peut-être pas besoin de le couper… On s’en va, passe devant, ajouta-t-elle à Narch, tu te débrouilles bien dans les bois.
Il eut un grand sourire et s’engagea discrètement dans le sous-bois vers l’amont de la rivière. Ils remontèrent le cours d’eau un bon moment avant de trouver ce qu’ils cherchaient, un tronc déraciné barrait une partie du lit de la rivière. Narch se précipita pour aller explorer les ramures. Il revint aussi vite, le sourire aux lèvres :
   - On doit pouvoir passer !
   - Allons voir, lui répondit Riak.
Après bien des contorsions, ils arrivèrent au bout de la branche la plus près de l’autre rive.
   - Pas si évident de passer. Il faudrait une corde et surtout un point pour l’attacher.
Ce que disait Bemba était frappé de bon sens. On ne pouvait pas sauter. La seule branche pour attacher la corde et s’en servir de liane  était de l’autre côté. En aval, il n’y avait rien. Jirzérou se déplaça pour aller voir en amont. Il observa la rivière qui venait taper le tronc mais comme en aval, il ne vit rien d’utilisable. Il revint en courant sur le tronc qui bougeait sous ses bonds. Il en aimait la sensation qui lui rappelait les bateaux. Il se dit : “ Voilà la solution ! Un bateau”
Il expliqua sa solution à Riak. Mitaou les traita de fous, Narch ouvrit des yeux ronds et Bemba pragmatique conclua en disant :
   - Bon, on y va ?
Avec les quelques cordes qu’ils avaient, et en travaillant dur, ils arrivèrent au moment de tenter l’aventure.
   - Tu crois que ça va marcher ?
   - Forcément, sauf s’il se renverse…
Mitaou poussa un petit cri. Riak la prit par les épaules et la fit embarquer :
   - Tiens-toi là et ça va aller !
Mitaou fit oui de la tête mais ses yeux disaient sa peur. Jirzérou monta le dernier, tenant la corde qui les retenait à la berge :
   - Allez plus loin, à l’autre bout, ce sera plus sûr.
Tout le monde bougea à nouveau pour suivre les ordres du seul qui s’y connaissait en bateau. Il tira sur la corde, libérant un mécanisme. Il y eut un instant où tout resta immobile puis le tronc, qu’ils avaient mis en équilibre, tomba, frappant la souche de l’arbre sur lequel ils étaient. Cela arracha les dernières racines qui le tenaient encore à la berge et le courant prit le relai. Les branches des ramures touchaient le fond, comme une ancre. Le tronc, poussé par l’eau, commença à pivoter. Sous leurs pieds, des branches craquèrent, et l’arbre commença à tourner sur lui-même. Mitaou poussa un cri, Bemba lui demanda de se taire mais de bouger ses pieds. Doucement, le tronc tournait au fur et à mesure que cédaient les branches. Jirzérou jura. Ce n’était pas ce qu’il avait prévu. Le tronc devait tourner en pivotant autour de ses ramures et leur faire atteindre l’autre rive. Au lieu de cela, le haut de l’arbre venait de prendre le courant et d’entraîner leur radeau vers l’aval.
   - On va se retrouver au pont, dit Narch.
   - J’crois bien, répliqua Jirzérou qui tentait d’infléchir le cours de leur course avec une perche.
Pendant de longs instants, leur sort fut incertain. Soudain l’arbre se bloqua sur un obstacle invisible. Ils faillirent tomber à l’eau. Chacun se raccrocha comme il put aux branches, sauf Jirzérou qui se retrouva dans l’eau. Narch lui lança tout de suite une corde qu’il attrapa. Riak comprit sa manoeuvre. Il était tombé du côté de la rive espérée.
   - J’ai pied, indiqua-t-il.
Il se mit en devoir de tirer sur la corde en prenant appui sur les rochers du fond. Il n’espérait pas bouger l’arbre à lui tout seul. Il espérait que la rivière viendrait à son aide. Le courant butta contre les racines et vint prêter main forte à Jirzérou en poussant le tronc dans la bonne direction. Mitaou attrapa le bras de Bemba quand elle eut peur que Jirzérou ne finisse écrasé par le tronc et le lâcha quand elle tomba à l’eau. L’arbre venait de heurter la berge. Elle se débattit dans l’eau et se serait noyée sans l’aide de Jirzérou qui la poussa vers le bord. Elle dut patauger dans la boue pour sortir.
Riak rassembla tout son petit monde et on fit le compte de ce qui avait été perdu lors des différents chocs.
    - Bon, j’espère que l’envoyé de la Grande Prêtresse aura des provisions… Là, on va pas aller loin.
Elle regarda autour d’elle, en prenant son pendentif en main. Elle ne sentit pas de danger. Jirzérou essorait ses vêtements, tout en guettant la présence d’un danger.
    - Il faut bouger. Avec tout le bruit qu’on a fait, quelqu’un peut venir, dit-il.
Il fallut s’arrêter assez vite. Mitaou qui n’avait pas voulu se déshabiller pour essorer ses vêtements, grelottait. Bemba, après lui avoir ôté ses frusques d’essarteur, la frotta vigoureusement pour la sécher et la réchauffer. Puis elle l’emballa dans sa couverture. Elle regarda Riak et lui demanda :
   - On peut rester là ?
   - On n’a pas le choix, répondit Riak. Restez-là toutes les deux. On va aller explorer les environs.
Jirzérou partit patrouiller du côté de la rivière, Riak et Narch allèrent explorer le chemin vers le pont.
Ils observèrent un moment le va-et-vient, et les gardes des seigneurs qui contrôlaient. Ils n’avaient rencontré personne avant. La route menait à Rosetuel et après, à Nairav. Rosetuel était nichée à l’entrée du premier canyon. C’était une ville particulière d’après les gardes qui discutaient entre deux contrôles. On y vivait sous terre. Riak fut intriguée en entendant cela. Elle ne pouvait pas concevoir une ville sous terre. Nairav était une endroit beaucoup plus flou dans leur esprit. Ils interrogèrent une femme qui déclara y aller. Ils la traitèrent de folle et demeurée d’aller en pèlerinage là-bas, tout en la laissant continuer son chemin.
   - Encore une qui va aller se faire plumer par un de ces profiteurs qui va se faire passer pour un guide, dit l’un des gardes.
   - Et alors, c’est son fric, répondit un autre.
   - À moins qu’elle paye avec autre chose, dit le troisième.
Ils partirent d’un rire gras qui fit naître la colère chez Riak. Son pendentif, qui vibrait doucement, se mit à chauffer. Elle se recula un peu et fit signe à Narch de faire pareil. Ils se positionnèrent derrière un buisson plus touffu. La vue était moins bonne, mais on ne pouvait pas les voir.
Un cheval approchait. Le bruit de ses sabots s’arrêta près des gardes qui avaient cessé de rire et remit de l’ordre dans les tenues. Riak ne voyait que les jambes du cavalier.
   - Rien à signaler ?
   - Non, Seigneur, le trafic habituel.
   - Il y a un groupe suspect qui rôde. Des essarteurs probablement qui n’ont rien à faire par ici.
   - Non, pas de groupe d’essarteurs, quelques marchands, des paysans et quelques pèlerines qui feraient mieux de…
   - Bien, coupa le seigneur, ouvrez l’œil et signalez tout ce qui vous paraîtra inhabituel.
Il n’attendit pas de réponse et fit partir son cheval au trot. Riak entendit le bruit de son cheval s’éloigner.
   -  Eh bé, dit un des gardes, il a pas l’air content.
   - Tu parles, il s’est fait engueuler par le baron quand y a eu les ennuis sur le marché…
Les gardes n’eurent pas le loisir de continuer la conversation, quelqu’un arrivait. Il fallait le contrôler.
Riak en profita pour faire signe à Narch de s’éclipser discrètement. Ils firent le chemin en sens inverse tout en restant attentifs. Arrivés à la clairière, ils retrouvèrent les autres. Jirzérou était revenu aussi. Tout était calme. Pourtant Riak se sentait inquiète. Le lendemain, le guide l’attendait seule et elle allait venir avec quatre personnes de plus. Elle ne savait comment faire. Elle décida de ne pas jouer franc-jeu. La Grande Prêtresse voulait la séparer des autres, Koubaye lui avait montré : Rma pensait qu’il fallait tisser tous les fils ensemble. Elle appela Bemba et Jirzérou et leur expliqua la situation. La colère monta chez Bemba. Elle ne s’attendait pas à une telle décision. Quant à Jirzérou, la question ne se posait même pas. Il suivait la Bébénalki, un point c’est tout !
Riak fut rassurée de leur réaction, mais ne voyait pas comment faire. Elle avait besoin du guide pour atteindre Nairav et il n’y aurait jamais assez de vivres pour eux. Ce fut Bemba qui trouva la solution.
   - Et bien, on n’a qu’à pas partir avec vous…
   - Mais tu disais…, répliqua Riak.
   - Oui, je sais mais on va suivre. On a fait cela une fois dans un des temples où j’étais gardienne. Une sœur ne respectait pas la clôture. Cela on en était sûr. On ne savait pas comment elle faisait. Alors on a cousu un petit sac de sable dans son habit près des sandales. À chaque pas, elle laissait une petite trace… On a juste suivi les traces et trouvé le passage. Pour vous, Noble Dame, il faut un sac plus grand, plus lourd, mais vous vous en servirez juste quand vous changerez de direction… On n’aura plus qu’à suivre. Quant aux provisions, eh bien… on se débrouillera…
Jirzérou eut un éclat de rire :
   - Excellent. Je suis sûr qu’on va réussir.
Ils passèrent la soirée et une partie de la nuit à préparer ce qui était nécessaire. Ils trouvèrent le sable au bord de la rivière et sacrifièrent un vêtement pour faire le sac.
Les étranges lueurs des bayagas arrivèrent alors que Riak finissait de se préparer. La doublure de sa cape contenait le précieux sable qui allait leur servir de lien. Elle regarda autour d’elle voleter les ombres lumineuses :
   - On va profiter que les bayagas nous éclairent pour aller se poster près du pont. En ce moment, il ne doit y avoir personne.
Riak commençait à aimer les bayagas. Elle leur prêtait des sentiments. Cette nuit, elle les trouvait joyeuses. Leur sarabande lui évoquait les danses de fêtes. Ils marchèrent ainsi sans se presser, restant sur leurs gardes, jusqu’au pont. Comme prévu, ils le trouvèrent désert. Ils explorèrent les environs et trouvèrent une cache pour Riak et une pour les autres. Ils avaient fait attention de ne pas pouvoir être visibles du pont.
Riak se retrouva seule. Cela faisait longtemps qu’elle ne l’avait plus été. Elle apprécia la situation. Elle s’allongea un peu et, pendant que dansaient les ombres lumineuses sur le pont, elle s’endormit.
Elle fut réveillée bien avant que le soleil ne se montre. L’attente fut longue. Elle pensait aux autres. Eux aussi devaient connaître cette impatience en attendant de pouvoir bouger. Elle guetta tous les arrivants, écoutant les gardes contrôler, chaque fois déçue. Et puis…
   - Vous les conduisez toutes à Nairav ?
Riak n’entendit pas la réponse.
   - Si vous voulez, on les prend chez nous… ça leur évitera le voyage, plaisanta un des gardes, faisant ricaner les autres.
Le groupe se remit en marche. Elle vit Baillonde, en tenue de serviteur, guider les ânes. Derrière lui, une sœur guidait quelques femmes. Elle parlait à voix basse et Riak n’entendait pas ce qui se disait. Le groupe passa devant elle. Les femmes avaient toutes une coiffe et marchaient tête baissée. Riak mit sa capuche et sans bruit se glissa derrière la dernière. Elle se mit au même pas, prit la même attitude et se rapprocha doucement de la colonne. Elle les compta. Elles étaient six. Riak fit un petit signe en passant devant la cache où étaient les autres. Elle ne se retourna pas, espérant qu’ils allaient pouvoir les suivre.
Le temps passa. La progression n’était pas rapide. Ils suivirent la route un moment et bifurquèrent dans une vallée où coulait une rivière. La sœur passa devant les ânes. Riak n’y fit pas attention tout de suite, toute occupée qu’elle était à laisser une traînée de sable. Bientôt Baillonde se retrouva à ses côtés. Sans se tourner vers elle, il lui parla à voix basse :
   - Toutes ses femmes sont des réprouvées. Elles ont préféré l’exil à Nairav, à la punition qui les attendait. Elles ne t’adresseront pas la parole, pas plus qu’à moi. Tu ne me parles pas ou le strict minimum. Seule la sœur donnera les ordres. Tu as bien compris ?
Riak se tourna vers lui pour répondre mais se fit fusiller du regard. Elle se remit à regarder ses pieds et fit oui de la tête.
Baillonde s’arrêta un moment, comme pour s’assurer que personne ne les suivait. Riak se mordit la lèvre. “ Pourvu que…”
Quand elle entendit les ânes revenir derrière elle, elle fut rassurée. Elle reprit la marche l’esprit serein pendant un temps. La sœur marchait, marchait, marchait. Elle ne ralentissait pas, n'accélérait pas mais ne s’arrêtait pas. Les autres femmes ne disaient rien. Riak allait réclamer quand Baillonde lui posa une main sur l’épaule et lui fit signe de se taire. Riak referma la bouche sans rien dire mais sa vessie lui exprimait son désaccord. Elle vécut le reste de la journée comme une torture.
Dès qu’elle aperçut l’abri, Riak courut derrière un buisson pour se soulager. Quand elle revint, les autres femmes étaient encore alignées sans bouger, tête basse.
   - Je ne t’avais pas donné l’autorisation de quitter la colonne, lui dit la sœur. Tu seras donc privée de manger.
Quand Riak vit le regard de Baillonde, elle s’abstint de répondre. La sœur distribua les ordres. Riak se retrouva de corvée de feuillets. Elle bouillait intérieurement mais ne dit pas un mot. Baillonde lui tendit une pelle avec un regard, la suppliant de ne rien faire et de ne rien dire qui puisse révéler la réalité. Riak retourna derrière le buisson et commença à creuser. Les autres femmes déchargeaient les ânes et s’occupaient de l’installation pour la nuit.
   - Ne dis rien, surtout, lui susurra Baillonde. Je t’ai présentée comme une réprouvée à emmener à Nairav. Elle ne sait rien et ne doit rien savoir. Le secret de ton arrivée à Nairav est à ce prix. Je te poserai de la nourriture près du buisson là-bas dans la nuit.
Ayant dit cela, il retourna s’occuper des ânes.
Tout cela déplaisait fortement à Riak. Se passer de manger ne l’inquiétait pas outre mesure. Se faire traiter comme cela la mettait en colère. Quand elle revint après avoir creusé son trou, les autres femmes avaient eu enfin le droit de s’occuper d’elles. Elles allèrent toutes vers le buisson. Riak retourna vers l’abri. La sœur l’attendait :
   - Je ne sais pas ce que tu as fait et je m’en moque. Ici tu fais ce que je dis et rien d’autre. On marche toute la journée. Si tu agis bien, tu auras le droit de manger le soir et de te reposer. Si tu agis mal, je te laisse dehors avec les bayagas.
La remarque attira un demi-sourire à Riak.
   - Tu te crois forte, tu n'es qu'une insensée… Ne compte pas sur le diadème pour te sauver… Tu n'es pas encore à Nairav.
Elle allait ajouter quelque chose quand les autres arrivèrent. Elle lui donna simplement l’ordre de rester dehors. Riak s’éloigna un peu de l’abri et alla s’asseoir sur un rocher qui surplombait le chemin. Baillonde avait raison, le secret de sa présence était une nécessité. Ce qui ne l'empêchait pas de bouillir intérieurement. Riak respirait profondément quand elle repéra plus bas sur le sentier un mouvement. Elle sourit. Ils avaient suivi. La frêle silhouette lui fit un signe auquel elle répondit après avoir vérifié que personne ne la regardait. Elle fut soulagée de les voir passer l’un après l’autre. Elle se leva. Dans l’abri, il y avait des bruits de repas. Les ânes étaient dans un enclos sur le côté. Elle s’y dirigea et là, elle attendit.
La voix de Jirzérou la fit sursauter. Elle ne l’avait pas entendu arriver.
   - Tout va bien ?
   - Ça va. La guide est spéciale mais ça va. Vous avez à manger ?
   - Oui, on a remonté une rivière… et Narch est un excellent pêcheur. Le sable a bien marché… On a suivi sans difficulté.
Ils furent interrompus par un bruit de pas. Riak s’éloigna de la barrière et se mit à caresser la tête d’un âne. Baillonde apparut à ce moment-là.  Il lui apportait quelque chose à manger. Une nouvelle fois, il l’exhorta à rester discrète.
Le lendemain matin, Riak partagea le repas du matin avec les autres. La soeur les prévint que le chemin du jour serait plus difficile.
Après avoir remonté la vallée un moment, ils passèrent un col. Ils marquèrent un temps d'arrêt. À leurs pieds commençaient les canyons. Cela donnait une impression de labyrinthe. La soeur se remit en route. La descente fut difficile. Baillonde prit du retard avec les ânes. La colonne s'engagea dans le premier canyon. Assez étroit, il était tortueux. La lumière du matin y pénétrait difficilement. Riak, comme les autres, dut faire attention où elle mettait les pieds. Comme toujours, elle marchait la dernière, laissant de temps à autre un peu de sable au sol. Elle faillit oublier, quand brusquement, la soeur s'enfonça dans un tunnel. Riak trébucha plusieurs fois avant que ses yeux ne soient adaptés au manque de lumière. En avançant, elle vit plusieurs passages possibles, certains vers la lumière, d’autres pleins d'obscurité. Ils bifurquèrent plusieurs fois. Riak déversa plusieurs fois du sable. Elle espérait ne pas manquer une indication. Derrière elle, Baillonde venait avec les ânes. Ils avançaient tête basse, traînant les sabots et soulevant la poussière dans le tunnel. La progression de la colonne dura longtemps. Quand ils émergèrent à la lumière, ils durent s’arrêter pour laisser leurs yeux accepter le soleil. Riak avait perdu le sens de l’orientation. Elle ne pouvait pas dire de quel côté était l’abri de la veille. Elle remarqua qu’ils remontaient un canyon avec le soleil sur la droite. Tout aussi brusquement que la première fois, la sœur emprunta un nouveau tunnel. De nouveau, Riak perdit tout repère. Quand elle ressortit à l’air libre, le soleil était maintenant sur sa gauche. Autour d’elle, tout était minéral et un courant d’air glacé circulait dans ce sinueux couloir de pierre. Riak trouva le temps particulièrement long. Le canyon était monotone par sa répétition même.
En fin de journée, leur chemin déboucha sur une vallée encaissée. Riak fut heureuse de voir du vert. Elle eut l’impression d’atteindre une oasis. Elle avait soif et faim et aucune envie de se battre avec la sœur. L’abri pour la nuit était au fond près de la rivière.
   - Demain, on remontera la rivière, dit la sœur en distribuant les tâches du soir.
Riak fut chargée d’aller chercher l’eau. Avec les outres, elle descendit vers le cours d’eau. Elle espérait découvrir des traces de la présence des autres. Elle fut déçue. Le retour fut difficile, fatiguée et chargée, elle mit beaucoup de temps à remonter vers l’abri.
Ils bivouaquaient dans une cabane de troncs entrelacés. Mal entretenue, elle laissait passer la lumière à travers les fentes des murs. Comme la veille, la soirée fut morose. Personne ne parlait. Riak sortit plusieurs fois sous prétexte de satisfaire un besoin. Elle rentra à chaque fois plus inquiète. Elle n’avait vu aucun signe des autres.
Quand se leva l’étoile de Lex, les lumières se mirent à danser autour de la cabane. Riak les observa sans s’inquiéter. Les autres femmes commencèrent à donner des signes de panique. La sœur dut intervenir en expliquant que jamais les bayagas n’étaient rentrées dans cette maison et qu’elles feraient mieux de dormir si elles voulaient tenir la journée. Une première bougea son couchage pour le mettre au centre de la pièce, les autres suivirent son exemple. Riak qui s’était mise dans un coin ne bougea pas. Elle leur tourna le dos et, à travers une fente entre deux troncs, observa la danse des bayagas. Elle pensa à la manière dont ils avaient été guidés après l’attaque des essarteurs. Si cela pouvait se refaire.
Il y eut comme un coup de vent dans les ombres lumineuses qui dansaient autour d’eux. Riak n’en crut pas ses yeux. Elle vit les bayagas s’aligner comme une armée à la parade. La dernière vision qu’elle eut avant de dormir fut un chemin de lumière.
Comme l’avait dit la sœur, ils remontèrent le canyon le lendemain. Le temps était gris. Riak, en allant vers les feuillets, avait vu un caillou blanc. Elle était sûre qu’il n’était pas là la veille. Elle le ramassa. Elle se mit du blanc plein la main. Elle se prit à sourire. Le tréïbénalki avait retrouvé de la pierre de lune…
Le canyon était assez large pour abriter un cours d’eau. La végétation en profitait. Elle était composée de buissons et d’arbustes. Ils marchèrent en suivant le lit de la rivière vers l’amont toute la matinée. De loin, Riak vit le cul-de-sac. C’était une falaise d’où tombait l’eau. Cela lui rappela la cascade de la vallée de Sorayib. La sœur s’arrêta au bord de la vasque où tombait l’eau. Elle dit à Baillonde de l’attendre là avec les ânes. Puis elle fit décharger les ânes. Elle répartit les charges sur chacun et prit sa part.
L’escalade de l’étroit chemin fut difficile. La pierre était glissante d’humidité et les charges lourdes. Riak serra les dents pour y arriver. Il leur fallut presque tout l’après-midi pour atteindre le haut.
Epuisée, elle marchait comme un automate. Elle faillit rentrer dans celle qui la précédait. Elle s’arrêta et leva les yeux pour comprendre pourquoi les autres s’étaient arrêtées.
Elle poussa un cri d’étonnement.
Dans la lumière du soir, le sanctuaire de Nairav semblait briller.

dimanche 8 juillet 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps… 58

Quatre jours étaient passés. Résal utilisait son bras autant qu’il pouvait. Pourtant là, il avait des doutes.
   - Il n’y a pas un autre chemin ? demanda-t-il.
Il connaissait déjà la réponse. Il tentait juste de gagner du temps. Il savait que le baron Corte était à leur poursuite.
   - Il est trop loin. Corte nous aurait rejoints avant. On va laisser le fils de Chtin ici, et on va passer, et toi aussi….
   - Mais les chiens ? demanda Koubaye.
Sirop reprit la parole :
   - Un fils de Chtin ne craint pas les chiens. Corte n'est pas parti pour chasser du gibier mais chasser l'homme. Ses chiens courent vite mais sont trop légers. Quant à lui, il aura ses armes de guerre. Son arc est trop faible pour tuer un boeuf Oh’men. Ils ont le cuir trop épais… mais là n'est pas la question. Je vais passer suivi de Koubaye. Puis je ferai des allers-retours pour pousser nos affaires et puis tu passeras.
Joignant le geste à la parole, il attrapa un des sacs et se dirigea vers le passage. Deux cordes tendues entre les deux bords du canyon servaient de pont. On mettait les pieds sur une et on se tenait à l'autre. Siemp traversa rapidement, sans difficulté. Résal admira son aisance en le voyant revenir aussitôt.
   - Pour toi et pour Résal, on va faire autrement.
Koubaye se retrouva attaché au cordage du haut. Il pensa à Rma, espérant qu'il ne trancherait pas sa corde. Le vide, le vent et les mouvements eurent raison de son courage. Au milieu, il sentit ses jambes trembler. Il entendit tinter ses oreilles. Bientôt ses bras devinrent comme de la guimauve. Il eut la sensation de tomber.
Siemp jura. La corde était vieille. Quand il l'avait vue, il avait décidé qu'on ne passerait qu’un par un. Là, devant l'urgence, il s'élança sans même s’assurer. Koubaye pendait comme un poisson au bout d'une ligne. Siemp attrapa la corde qui le retenait. Koubaye avait encore l'aspect frêle des adolescents. Siemp le cala contre sa hanche. De sa main gauche, il tenait la corde d'en haut et, par petits gestes, faisait glisser la boucle du cordage qui assurait Koubaye. La traversée fut longue. Siemp s'écroula à l'arrivée, à bout de souffle. Il tira quand même Koubaye pour le mettre en sécurité. Résal utilisa la même technique. Il ne tint la corde que de son bras valide. De l'autre, il portait un sac. Arrivé sur l'autre rive, il se précipita vers Koubaye, fouilla dans son sac pour en extraire le coffret. Il l'ouvrit et mit la main de Koubaye sur la pierre. Siemp, qui était encore incapable de poser une question, vit avec étonnement Koubaye revenir à lui. Dès qu'il put, Siemp déclara :
   - Je vais aller chercher les sacs, reste avec lui.
Résal ne compta pas les allers-retours. Bientôt il entendit Siemp libérer le boeuf. Il fut étonné de voir que l'animal semblait avoir compris. On entendit décroître le bruit de ses sabots pendant que Siemp faisait sa dernière traversée.
   - Il va bien ?
   - Je vais bien, répondit Koubaye en se mettant debout.
   - Alors, reprit Siemp, allons-y !
Il prit les deux sacs les plus lourds. Résal fit de même, laissant ce qui était le plus léger pour Koubaye.
Ils commencèrent par descendre un peu sur un bon chemin qui longeait la rivière qu'ils venaient de traverser. Puis Siemp prit une trace plus qu'un chemin qui partait vers la droite. C'est ainsi que commença l'ascension du mont des vents. Au bout d'un trop long moment au goût de Koubaye, ils firent une pause. Résal déposa ses sacs en faisant la grimace.
   - Désolé, dit Siemp, mais il n'y a aucun ravitaillement avant d'arriver. Pour l'eau, je sais où sont les sources.
   - Je sais bien que tu ne nous charges pas pour le plaisir, répondit Résal, mais…
Il n’alla pas plus loin, on entendit l'écho d'un beuglement et des aboiements de chiens. Il y en eut d'autres, puis le silence revint.
    - J'espère… J'espère qu'il va bien…
    - Moi aussi, Koubaye. C'est une très belle bête, répondit Siemp. Si jamais il lui arrive malheur, il me faudra le remplacer et dédommager le clan. Fais comme moi… Fais lui confiance, c'est un fils de Chtin !
Ils reprirent la montée. Arrivés en haut, Koubaye s'attendait à découvrir le mont des vents. Il vécut la déception de ne voir que des crêtes perdues dans la brume. À sa question, Siemp répondit en montrant une direction. Avant que Koubaye ne demande autre chose, Siemp était déjà parti dans la descente.
Quand arriva le soir, les traits étaient tirés. Ils avaient marché longtemps et poussé deux cols. Siemp était ravi du fait. Ils s'étaient arrêtés à mi-pente, à cause de l'abri.
   - Je pense qu'on ne fait pas de feu, dit Résal.
Siemp eut un grand sourire.
   - Si, on peut. Les montagnards nous ont déjà sûrement repérés… on les verra en leur temps. Quant à Corte, il n'a pas dû passer le canyon. Et s'il a envoyé des hommes… ils seront morts demain. Les montagnards ne les supportent pas.
Cela fit rire Résal. Il se sentait enfin à l'abri. Depuis son départ de Sursu, il vivait dans la peur. En réfléchissant bien, il vivait dans la peur depuis son enfance. Pour la première fois, dans ces montagnes, il vivait un moment de sécurité. Koubaye était un ami de la Bébénalki. Il possédait des dons de sachant. Et lui, Résal, lui était indispensable comme gardien de la pierre de la déesse.
Koubaye était épuisé mais heureux d'avoir retrouvé des montagnes. Seule ombre au tableau, l'évocation des combats et des morts. Son esprit, engourdi de fatigue, refusait de réfléchir. Bien sûr, c'était important mais là… fallait dormir. Sitôt le repas pris, il alla se reposer au fond de la grotte. Presque aussitôt allongé, il dormit.
Il était encore dans l'atelier de Rma. Il ne se lassait pas de voir se tisser la trame du temps. Les cordes étaient là, à la fois identiques et différentes. Une des différences était dans leur longueur. Koubaye en vit de très longues et d'autres très courtes. Parfois de longs brins traversaient tant et tant de fils de trame qu'ils disparaissaient très vite du dessin, d'autres bien que plus courts montaient de rang en rang traçant une ligne droite qui persistait longtemps. Il vit que la trace du fils de Chin était de celle-ci. Elle avançait en une ligne presque droite, contrairement à celles des chiens qui s'arrêtaient nets. Rma filait le temps de la nuit. Koubaye le vit trancher des fils. Il se dit que Siemp avait raison. Les montagnards naturellement n'aimaient pas les hommes du baron Corte.
Quand revint le matin, Koubaye se sentait bien. Pendant qu’ils mangeaient, il dit :
   - On rencontrera les montagnards ce matin, en haut d'une rude montée.
Siemp acquiesça :
   - Je vois où cela sera. Laissez-moi parler. Je comprends un peu leur langue et je connais leurs coutumes.
Ils reprirent leurs sacs. Ils finirent la montée, passèrent un nouveau col dans les nuages. Koubaye pensa : “ Toujours pas de vent, et pas de mont !” Ils suivaient un chemin muletier. La montée était supportable. Siemp fit une pause en désignant un sentier partant à gauche :
   - Voilà la rude montée. N'oubliez-pas, laissez-moi parler.
Ils commencèrent l'ascension. La pente était forte et cela durait, durait, durait. Les ventres commencèrent à réclamer. Ils étaient presque au sommet, essoufflés et suant, quand ils viennent que le chemin était barré par un solide gaillard tenant un épieu à la main.
   - Rourg ta kva.
Le ton était comminatoire. Siemp, qui menait la marche, se redressa autant qu'il put sans mettre son équilibre en péril.
   - Svag ti hall, dit-il. Diem celu fag hack vent.
Le montagnard fit un geste et des hommes, armés d'arc, prêts à tirer, se montrèrent.
   - Moi, pas croire toi. Tuer dix hommes dire comme toi.
   - Huit, tu n'as tué que huit hommes.
Siemp se retourna pour fusiller du regard Koubaye qui venait de parler.
Le montagnard brandit son épieu.
   - QUI TOI ÊTRE POUR METTRE PAROLES MOI EN DOUTE ?
   - Je suis Koubaye et j'ai vu Rma trancher huit fils de vie, pas un de plus.
Siemp était catastrophé. Il savait qu'il ne fallait jamais mettre la parole d'un montagnard en doute.
   - C’est encore un enf..., commença-t-il.
Le montagnard ne l'écouta pas. Il regardait Koubaye droit dans les yeux :
   - Toi pouvoir dire combien montagnards ici ?
   - Rma a tissé quinze brins, mais il a tranché le plus jeune. Il y a toi, les cinq avec les arcs et huit sont derrière nous. Mais tu es un grand chef, aux nombreuses victoires.
Ayant dit cela, Koubaye s'avança jusqu'au montagnard, toujours menaçant. Il se planta devant lui.
    - Maintenant soit tu me tues et Rma tranchera le fil de ta vie comme tu auras tranché le mien, soit, je passe et Rma utilisera cette pleine navette qu'il a pour tisser ta vie.
   - Pourquoi moi croire toi ?
   - Tu es Bulgach, et Rma vient de commencer à tisser avec un nouveau fil dans ta maison. Ta femme vient de mettre au monde un garçon.
Le montagnard abaissa le bras, jeta un regard ahuri à Koubaye et dit :
   - Malheur à toi si fausse nouvelle.
Il partit brusquement en courant. Les autres montagnards avaient disparu. Siemp et Résal se regardèrent avec étonnement, un peu sidérés par la situation. Koubaye leur dit :
   - Allons-y, je suis sûr qu'on a encore du chemin à faire...
Avant d'arriver au col, ils entrèrent dans le brouillard. Le sentier était bien tracé. Dans la descente, les choses se compliquèrent. Plusieurs fois, il fallut choisir la bonne trace. Quand ils sortirent du brouillard, Siemp fit le point en jurant contre ces nuages qui bloquaient toute visibilité.
   - On est dans la bonne vallée, mais un peu trop au nord. Ce n'est pas grave… mais on va perdre une demi-journée.
 Arrivés en bas de la pente, ils traversèrent un ruisseau à gué. Ils en profitèrent pour faire le plein des gourdes. C'est plus chargés qu'à la descente, qu'ils partirent à l'assaut de la pente suivante. Siemp avait expliqué à Koubaye qu'à chaque col, ils étaient plus hauts, qu’ils allaient traverser les nuages avant de voir le mont des vents. Rapidement, ils furent dans la brume des nuages. La visibilité variait passant de un pas à une dizaine au maximum. Autour d'eux, tout prenait une forme fantasmagorique. Siemp pensa à cela en découvrant cette forme sur le bord du chemin. Il allait tirer son épée quand une forme bêlante traversa le chemin. Ce n'était qu'un berger. Il soupira. La forme de leva. C'était un montagnard :
   - Toi, mauvais chemin, dit-il à Siemp.
Ce dernier le regarda de travers.
   - Et qu'est-ce que tu en sais ?
   - Bulgach dire moi, aller avec toi sinon toujours perdu cause beaucoup nuages.
   - Bulgach t'a envoyé ?
   - Oui, lui très heureux. Avoir fils comme a dit Sachant. Lui dire prendre mouflons et guider.
Il siffla un coup attirant trois solides bêtes sur lesquelles il attacha les sacs.
   - Maintenant partir, sinon pas refuge avant la nuit.
   - Tu sais où on doit aller ?
   - Sachant toujours aller Mont des vents.
Le montagnard se mit en marche. Il avait mis une cloche à un mouflon. Déchargés de leurs sacs, ils s'avancèrent d'un bon pas. Leur guide s'appelait Rokbrice. Vu sa taille et sa stature, il dominait les autres. Dans les batailles, il avait toujours été du côté des vainqueurs. Certains le disaient protégé de Rma. Arrivés au col, sur un sol de rochers nus poussaient quelques lichens. Quand Siemp montra le chemin, Rokbrice lui dit :
   - Nous passer par crêtes...
   - Non, c'est trop dangereux avec le vent.
   - Danger si vent, pas si nuages. Gagner du temps.
Ils avancèrent sur un chemin étroit, avec de chaque côté, la pente. Comme on ne voyait qu’à un pas devant soi, ils marchèrent en restant attentifs au bruit de la cloche du mouflon, aux paroles de Rokbrice et aux pieds de celui de devant. Vers la fin de l’après-midi, le ciel commença à s’éclaircir et Rokbrice à les encourager à se dépêcher. Koubaye pensa que c’était mauvais signe. Petit à petit, il sentit l’air venir de sa droite prendre de la puissance.
   - Encore effort,  déclara Rokbrice, vite !
Ils atteignirent une plateforme alors que montaient les premières rafales. Rokbrice riait comme un enfant qui a réussi. Les nuages disparurent rapidement découvrant un paysage extraordinaire. Au loin, se dressait, seul et fier, le mont des vents. Il dépassait le paysage de toute sa hauteur, piton solitaire au milieu des chaînes de montagnes. Koubaye n’en croyait pas ses yeux, partout autour de lui, les crêtes vertigineuses succédaient aux crêtes vertigineuses. Faites de rocs aux formes acérées, elles formaient un entrelacs complexe où l’oeil se perdait. Il se retourna pour regarder le chemin parcouru. Il sursauta. Ils étaient passés sur un chemin minuscule bordé de vides vertigineux. Un faux pas : ils étaient morts. Il comprit mieux le rire de Rockbrice. Jamais ils n’auraient pris cet itinéraire sans les nuages pour cacher les dangers. Le vent devenait violent et son bruit assourdissant. Là où ils étaient, un enrochement les protégeait. Siemp regardait incrédule le chemin derrière lui.
   - Mais… Mais t’es complètement fou, dit-il à Rokbrice
   - Bulgach dire pareil, répondit l'intéressé en riant de plus belle. Deux jours gagnés… très bon !
Il désigna la vallée en dessous :
   - Chemin par-là !
On ne voyait qu’une mer de nuages que le vent agitait. Siemp exprima son scepticisme, ce qui fit rire Rockbrice qui répondit :
   - Faire confiance. Moi connaître toute la montagne !
Il s’engagea avec ses mouflons dans la descente. Ils furent bien obligés de le suivre. Avec le soir et le vent, ils ressentirent le froid. Rokbrice les amena à une grotte, où ils passèrent la nuit.
Au matin, le soleil brillait et le vent ne hurlait plus. La brise était fraîche. Ils suivirent Rokbrice qui les faisait passer sur des chemins que Siemp n’avait jamais parcourus. Ils ne passèrent jamais sous les nuages qui faisaient un couvercle sur les vallées en dessous.
   - Ici toujours beau !
Ils croisèrent des troupeaux de mouflons sauvages et virent voler les aigles au loin. Le monde autour d’eux était très minéral. Seules poussaient quelques plantes entre les cailloux ou dans les failles des rochers.
   - On ne voit pas de neige, fit remarquer Koubaye. Pourtant la montagne est haute !
   - Nuages jamais assez hauts, répondit Rokbrice, pour recouvrir montagne. Monter un peu. Chemins parfois dans les nuages, mais sommets jamais.
Au troisième jour, Siemp reconnut le bien-fondé de l’itinéraire de Rokbrice. Ils suivaient des lignes de même niveau au lieu de monter et de descendre de vallée en vallée. Il ne s’était jamais approché si vite du Mont des vents. Balima serait content. L’enseignement de Koubaye était la chose la plus importante qu’il pouvait réaliser de toute sa vie. Siemp connaissait Balima depuis longtemps. Il était à son service depuis qu’il était entré à l’école d’un maître de haut savoir. Il l’avait vu gravir les échelons des savoirs. Il lui avait rendu des services qui avaient permis à Balima d’être toujours là où il fallait quand il fallait. Quand il avait accepté de conduire Koubaye au Mont des vents pour que Balima l’enseigne, il était toujours dans cette logique de permettre à Balima de devenir le prochain détenteur du Savoir Ultime. Voir Koubaye agir, vivre, et découvrir son don de Sachant lui faisait voir les choses différemment. Balima voyait en Koubaye un instrument de sa politique, Siemp commençait à le voir comme l’avenir du peuple. Presque à l’arrivée, il ne savait plus s’il devait le conduire chez Balima ou… mais il ne voyait pas d’autre alternative.
Son espoir était en Koubaye qui visitait l’atelier de Rma et avait reçu la Pierre de la déesse Bénalki. Balima ne serait pas de taille face aux dieux… Enfin, il l’espérait.
Koubaye n’avait pas ces interrogations. Il marchait la plupart du temps à côté de Rockbrice. Il maîtrisait maintenant la langue des montagnards, hormis l’accent, ce qui faisait éclater de rire le géant tonitruant qui leur servait de guide. Il avait hâte d’arriver et d’apprendre tous les savoirs.
Les jours suivants, ils progressèrent vite. Le Mont des vents occupa bientôt tout l’espace devant eux et toutes leurs pensées.
Au milieu d’une matinée, Rockbrice montra une crête étroite :
   - Voilà dernier passage ; après Mont des vents
Les mouflons étaient partis, sautant de roches en roches malgré leurs charges. Les hommes suivirent plus prudemment. Koubaye faillit tomber une fois. Siemp entendit Rockbrice morigérer Koubaye.
   - Pas bon ! Pas regarder but trop fixement, regarder pieds ! Regarder but quand pieds en sécurité !
Koubaye répondit :
   - Trémen Il Dute.
Ce qui fit rire Rockbrice à gorge déployée. Siemp, qui parlait un peu la langue, avait entendu. Koubaye venait de dire  “ Tu as raison, grand frère”  à cette montagne de chair et d’os. Cela le fit sourire un peu jaune. Il n’avait jamais eu cette complicité avec Koubaye. Il n’eut pas trop le temps de s'appesantir sur ses sentiments, il y avait une faille devant lui et pas un nuage pour la cacher. Rockbrice, comme ses mouflons, la sauta en s’en jouant. Koubaye appela le géant à l’aide. Ce dernier refit le saut, prit koubaye sur ses épaules et en un bond fut de l’autre côté. Résal et Siemp s’arrêtèrent au bord. La faille faisait deux pas de large mais elle semblait sans fond. Résal s’élança et faillit rater son atterrissage. Sans la main forte de Rockbrice, il aurait glissé en arrière. Siemp refusa la main tendue et fit un bond si long qu’il atterrit près de Koubaye qui battit des mains pour montrer sa joie. Et puis dans un élan spontané, il prit Siemp dans les bras, lui planta deux baisers sur les joues et lui dit :
   - On y est ! Ça y est, on y est !