mardi 29 mai 2012


Kalgar regrettait Bislac. Il était le meilleur de ses apprentis pour surveiller la fonte du métal. Il savait alimenter le feu avec le charbon de bois pour que le creuset soit juste à la bonne température pour la coulée. Il avait remis à plus tard certaines pièces mais devant les difficultés de guérir de Bislac, il s'était résolu à reprendre la tâche lui-même. Le travail courant en pâtissait. Les outils pour les machpes avaient souvent besoin de réparation. Cela le mettait de mauvaise humeur. Il ne tiendrait pas parole. Il pensa que sans les extérieurs, il ferait son travail d'hiver habituel au lieu de refaire des pointes de flèches et de ne pas pouvoir honorer ses délais. Bislac serait là à surveiller le feu.Tout serait tranquille. Et puis ses pensées s'orientèrent vers les pierres qui brûlent. Il faudrait un jour qu'il essaye cette manière de chauffer. Elle semblait rapide, puissante, plus que le charbon de bois dont il avait l'habitude et qui n'était pas toujours de bonne qualité pour permettre une bonne fusion du métal. Il en était là de son soliloque intérieur quand Muoucht entra avec l'homme à l'anneau rouge et noir qui commandait les extérieurs en l'absence du chef qui, il espérait, allait mourir chez la Solvette. Ils étaient suivis par une escouade qui traînait un homme. Dans le contre-jour, il ne le reconnut pas. Ce n'était pas un de ces maudits guerriers. Il avait les habits de la ville. Les soldats qui le tiraient, le jetèrent à terre devant le foyer de la forge.
- Sha...., dit l'homme à l'anneau rouge et noir.
- Enchaîne-le ! traduisit Muoucht. Il a voulu tuer le prince.
Bartone ! Il venait de reconnaître Bartone. Il ne l'avait pas revu depuis le massacre de sa maison. Il savait qu'il s'était réfugié dans les grottes à machpes de la maison Andrysio. Depuis Kalgar n'avait pas eu de nouvelle.
- Que veut-il que je lui enchaîne?
Muoucht traduisit, écouta la réponse et dit :
- Un anneau à chaque pied et une chaîne d'une coudée entre les deux. Un anneau à chaque poignet avec une chaîne de six coudées à chaque, et deux pieux de fer.
Kalgar cacha son étonnement et se mit au travail. Tout en martelant le métal, il demanda à Muoucht :
- Tu peux leur demander des pierres qui brûlent pour moi?
- Tu en as besoin?
- J'aimerais bien essayer pour voir ce que ça donne dans la pratique.
Muoucht se tourna vers Miaro. La discussion fut assez animée. Kalgar avait fini les anneaux. On lui amena Bartone qui lui jeta un regard exténué. Kalgar lui fit un petit geste avec les épaules pour lui signifier son impuissance. Un guerrier blanc lui prit brutalement le bras et le posa sur l'enclume. Bartone grimaça mais ne résista pas. Kalgar fixa un premier anneau. Bartone donna lui-même l'autre bras.
Il finissait de fixer la chaîne entre les pieds quand Muoucht reprit la parole :
- Ils ne sont pas contre le fait de te fournir des pierres qui brûlent mais il veut l'accord de son prince avant de te donner son accord définitif. Si tu y as accès, il faudra que tu fasses des épées pour eux. Alors réfléchis bien avant de demander à nouveau.
Kalgar les regarda partir traînant Bartone sur la neige. Il les vit se diriger vers le temple.

samedi 26 mai 2012


Kyll méditait. Ses amis et le crammplac étaient pour lui d'un grand secours. Il avait trop la tête dans le monde des esprits pour s'occuper correctement du quotidien. Il avait senti la reprise des exercices dans la maison Andrysio. Il savait pour le rouleau depuis sa rencontre avec Hut le fondateur. Contrairement à d'autres esprits, ou d'autres morts, il n'avait pas exprimé de colère à la convocation de Kyll.
- Je suis lié à cette ville et à sa terre, lui avait-il dit. J'ai posé un acte irréversible. J'ai fondé la ville. Tant qu'elle existera, je serais lié mais aussi je ne sombrerais pas dans l'oubli.
Kyll l'avait interrogé sur l'avenir.
- Je ne suis pas devin. Je vois les forces en présence. La ville a dans ses murs de quoi survivre et même devenir une grande ville parmi les villes du monde. Il y a tant de lignes parmi les possibles qu'il est impossible de dire ce qui adviendra vraiment. La ville a les germes mais les plants pousseront-ils?
Un malheur-bonheur va arriver. En voulant tuer le chef des extérieurs, le dernier de la plus vieille des familles, lui a sauvé la vie. Ce hasard ne se reproduira pas. Entrer en lutte avec eux conduirait à la mort et les germes ne germeraient pas.
Kyll avait continué à interroger Hut tant que les machpsapsa étaient actives. Converser avec un esprit aussi ancien était difficile. Même s'il côtoyait la réalité, Hut le fondateur n'était pas en phase avec le monde tel qu'il était aujourd'hui. Certains concepts lui étaient étrangers, le travail de la forge par exemple ou la nécessité du temple.
Quand Iaryango avait récupéré Kyll à la sortie de sa transe, il avait juré. Kyll allait très loin et Iaryango avait peur de le perdre dans le monde des esprits. Rhinaphytia essayait de le rassurer. Ce dernier sans entendre les paroles du crammplac, s'entendait très bien avec lui surtout pour la chasse. Ils approvisionnaient le campement en vivre. Rhinaphytia n'avait pas son pareil pour trouver les sites cachés où les différents animaux de la forêt cachaient leurs provisions d'hiver. Grâce à cela les quatre compères menaient une vie somme toute agréable.
Kyll était intervenu une première fois en entrant en contact avec Tasmi pour se signaler et révéler où était le rouleau sacré. Il savait qu'il lui faudrait reprendre contact avec Natckin pour en assurer la traduction correcte. Il était resté attentif, utilisant les yeux et les oreilles de Tasmi pour suivre les évènements dans la maison Andrysio et puis les machpsapsa. Ce dernier moyen lui coûtait beaucoup. A chaque fois il avait besoin de temps pour récupérer. Mais il avait vu Bartone agir. Revenant rapidement de sa transe, il avait refait un rite pour contacter Tasmi. Alors que son corps immatériel s'approchait de la ville pour contacter Tasmi, Hut était apparu dans ses perceptions. Leur contact avait été douloureux, comme une engueulade. Kyll avait bien compris qu'il dépassait les limites et était reparti vers la grotte de la médiation laissant Hut faire ce qui devait être fait.
Iaryango l'aurait encore saoulé de reproches s'il ne s'était évanoui.

mardi 22 mai 2012


La discipline revenait enfin. Telle furent les pensées de Tonlen. Natckin avait même fait preuve de sagesse en refusant d'ouvrir le rouleau avec précipitation. Il était impatient comme tous mais lui détenait le savoir. Cela lui donnait une responsabilité plus grande. La confrontation avec les extérieurs, le départ de Kyll et l'expérience de la découverte de l'archive sacrée l'avaient changé. Il avait repris les exercices aussi. Mieux que cela, il conduisait les exercices de la communauté. C'était une nouveauté. Toute la communauté réunie en un seul chœur pour se préparer à la rencontre avec les esprits. En quelques jours, l'ambiance changea. On passa du désespoir à l'espérance. Oui, nous vivions l'épreuve mais ce n'était pas la fin du monde. Leur guide n'était pas mort, il s'était éloigné. Les extérieurs n'avaient plus de prise sur lui. Il pourrait continuer à leur montrer le chemin. Assis dans la position de la méditation, réunis dans la grange où fut trouvé le rouleau, la communauté s'exerçait. Natckin sur l'estrade donnait l'exemple, Tasmi toujours à côté répétait puis toute la salle reprenait. Ils en étaient à l'exercice du souffle de basse. Cet exercice hérité disait la légende de Hut le fondateur, avait le pouvoir d'ouvrir les cœurs à la rencontre. La respiration devenait ample, faisait gonfler le ventre puis la bouche grande ouverte on soufflait rapidement. Cette expiration était le symbole de la sortie de soi. En soufflant fort un cri se faisait, ou plutôt une vibration basse de tout l'être qui évoquait un roulement, le Rrrrôô. Acquérir cela était fondamental pour les rites. Natckin qui ne perdait jamais conscience de ce qui l'entourait admirait la facilité de Tasmi pour le faire. Lui avait acquis ce cri avec bien des efforts. Le sortir restait une épreuve. Tonlen assis un peu en retrait observait les exercisants. Il était important de repérer ceux qui étaient les plus doués. A ceux là, on dispenserait le savoir et s'ils semblaient aussi habiles à manier les connaissances, ils passeraient les initiations. Tonlen regardait Tasmi. Il était superbe de laisser-aller et de naturel. Il ne retenait rien. Son Rrrrôô était vraiment son souffle vital qu'il offrait. Dommage que l'intelligence ne soit pas à la hauteur de ce don. Soudain Tonlen se sentit en alerte. Quelque chose avait changé. Il regarda tous les protagonistes présents. Lui-même se mit à faire les exercices de début des rites. Bientôt ses perceptions s'affinèrent et il vit. Autour de Tasmi l'air vibrait différemment. Un contact, Tasmi avait réussi à établir un contact pendant ses exercices! Il entama le chant du rite d'accueil. Natckin l'entendit. S'il fut surpris, il ne le montra pas. Se mettant à l'unisson de son maître officiant, il approfondit la vibration passant le Rrrôô au niveau profond. Il y eut la salle qui vibrait sur un mode, Natckin sur un mode plus profond et Tasmi qui se mit à moduler son souffle. La résonnance se fit. Sous les yeux étonnés des participants, Tasmi se mit à flotter au-dessus de son siège. D'une voix qui n'était pas la sienne, il dit :
- J'ai entendu mes fils et je suis venu. Aujourd'hui le maître de ville va venir. Dites-lui ces paroles : « A celui aujourd'hui qui accepte la soumission, viendra la domination, à celui aujourd'hui qui recherche la domination, sera donnée la soumission. Demain vous ouvrirez le rouleau que ma main a écrit, alors vous saurez ».
Poussant un grand cri, Tasmi retomba. Tonlen se leva rapidement.
- Hut ! Hut le fondateur nous a parlé ! Rendons gloire.
Natckin le premier entonna le chant des louanges de Hut. Toute l'assemblée reprit le chant à pleine gorge. Les maisons autour furent emplies de ce chant. Les occupants reconnurent le chant d'ouverture de la fête des rencontres. Le sourire leur vint aux lèvres. Malgré les extérieurs, la fête aurait lieu puisque les sorciers répétaient le chant d'ouverture de la fête. Le bruit se répandit à la vitesse du vent dans la ville comme se répandait celui de l'acte de Bartone.
Chan entendit la fin du chant en s'approchant de la maison Andrysio. Lui aussi avait reconnu le chant. Était-il possible de faire la fête avec ce qui venait de se passer? Il leva la main pour frapper à la porte. Son bras resta suspendu en l'air. La porte venait de s'ouvrir toute seule.
- Entrez, Maître de Ville, le Maître Sorcier Natckin vous attend.
On le conduisit dans la pièce où il était déjà venu. Il se retrouva avec Natckin, Tonlen et le disciple voyant. Natckin lui répéta les paroles de Hut le fondateur.
- Si je comprends bien, dit Chan. Soit nous voulons faire comme Bartone et nous mourrons, soit nous nous soumettons et nous serons les maîtres plus tard.
- On peut dire les choses comme cela. Faites savoir aux gens que l'avenir est à nous et pas à eux. Nous allons préparer la fête de la rencontre. Hut le fondateur nous a instruits.

samedi 19 mai 2012


Chan sirotait son malch noir pour se remettre. Non vraiment, il ne méritait pas cela. Depuis des générations la vie se déroulait sans incidents majeurs. Les récits héroïques étaient tous très anciens et les dernières chansons avaient été écrites, il y a au moins dix générations lors de la grande famine qui avait fait suite à la sécheresse. Non, vraiment il ne pensait pas cela en prenant la place de Chef de ville. Il avait rêvé d'un règne tranquille. Bien sûr leur ville était petite et n'était pas une de ses grandes métropoles qui marquaient le monde. Bien sûr, ils étaient au fond d'une vallée pauvre et au climat rude. Cela tombait bien car lui ne voulait pas devenir maître du monde. Il aurait juste voulu jouir tranquillement de ce pouvoir. Il commençait à avoir trop bu et devenait triste. Bien sûr, il était moins pessimiste depuis qu'il avait vu les sorciers en action. Une possession, il avait été témoin d'une possession, il ne pensait pas un jour vivre cela. Au début de l'hiver, on lui aurait dit cela, il aurait rigolé. Aujourd'hui, il ne savait même pas de quoi demain serait fait. Il se resservit du malch. La porte s'ouvrit brusquement. Sstanch entra.
- Bartone est prisonnier...
Il s'arrêta brusquement en voyant Chan à moitié affalé sur la table. Celui-ci se retourna vers Sstanch. Il avait le regard voilé. Puis il sembla comprendre :
- Quoi ?
- Je viens de voir Bartone se faire traîner par les extérieurs jusqu'au temple.
- Mais qu'est-ce qu'il a fait ?
- Il a essayé de tuer Quiloma.
- Il ne pouvait pas rester tranquille ! Que vont-il lui faire?
- J'ai demandé à Muoucht mais il ne sait pas. Celui qui commande en attendant la guérison de leur chef n'a rien voulu dire.
- Knam ! Knam ! Knam ! hurla Chan en tapant du poing sur la table. Mais ça finira jamais.

mardi 15 mai 2012


Quand Quiloma était arrivé blessé, la Solvette l'avait fait installer dans la pièce principale de son habitation. Puis étaient arrivés les ennuis avec les blessés et les malades.
La Solvette habitait une grande maison. Beaucoup se demandait comment elle pouvait vivre seule dans cet endroit. Ceux qui y étaient entrés, décrivaient une pièce grande comme une grange, encombrée d'herbes de toutes sortes, aux senteurs étranges, avec un feu qui semblait brûler en permanence sous un chaudron où cuisait on ne savait pas trop quoi. Les quelques courageux qui avaient regardé plus en détail, ou bien ceux qui avaient séjourné comme blessés, décrivaient une pièce à la chaude ambiance rassurante. La Solvette semblait être partout à la fois, autour du feu pour cette soupe revigorante qui mijotait dans le noir chaudron, auprès de chaque personne qui reposait dans une des alcôves souvent cachée par les lourdes tentures qui en faisaient un espace privé, auprès des différents animaux qui surgissaient d'on ne sait où, chercher une caresse, un soin, ou encore plus étrange, venaient apporter qui du bois, qui des baies, et qui repartaient discrètement, on ne savait comment.
Elle avait mis Quiloma pas très loin du feu. Tout s'était bien passé au début. Les étrangers comme les locaux, restaient sur le seuil de la porte, intimidés par la sensation de puissance contenue. Ceux qui avaient voulu aller plus loin, étaient ressortis encore plus vite, poussés par un vent violent qui semblait obéir à la Solvette. Les premiers blessés qu'elle avait accueillis, n'avaient rien dit. Serviteurs ou subalternes, ils avaient trop de crainte ou de respect pour dire ou faire quelque chose. Elle sentait bien leurs sentiments, aussi noirs que son chaudron, quand leurs pensées se tournaient vers Quiloma. Mais cela n'allait jamais très loin. La douleur, la fatigue et le confort du lieu, atténuaient le ressentiment.
Elle avait senti le changement à l'arrivée de Bislac. Son histoire était dure et sa haine féroce. Il devait se lier avec une fille de la maison Andrysio. L'action des extérieurs avait détruit ses espoirs et éveillé en lui le démon de la haine. Savoir son ennemi à côté le rendait fou. Cela avait commencé à la forge. Apprenti chez Kalgar, il devait supporter la proximité de ceux dont il souhaitait la mort. C'est à cause de cela d'ailleurs qu'il s'était si gravement brûlé. Kalgar, l'avait rappelé à l'ordre plusieurs fois, le mettant en garde contre son inattention. Les rappels avaient été de plus en plus secs au fur et à mesure que la haine emplissait son cœur, jusqu'à ce jour maudit où ils lui avaient volé son pied. C'étaient ses mots à son arrivée. La Solvette l'avait fait parler après lui avoir donné une potion calmant la douleur. Elle avait ainsi pu reconstituer les faits.
Tout à sa rancœur Bislac était devenu un ouvrier distrait. Pourtant son rôle était important. Il surveillait et apportait le métal en fusion pour le couler dans les moules. C'est alors que le creuset atteignait presque la température idéale qu'il l'avait renversé. Heureusement pour lui, la plus grande partie du métal en fusion l'avait évité. Le peu qui l'avait touché, venait de le rendre estropié pour la vie. La Solvette n'avait jamais encore vu de telles brûlures. Dénudant le pied jusqu'à l'os, le métal avait fait disparaître les tendons et la chair. Il ne devait la vie qu'à Kalgar qui avait eu le réflexe de lui mettre le pied dans l'eau pendant qu'il éteignait l'incendie qui naissait dans l'atelier. Bislac souffrait peu physiquement malgré l'importance des lésions. Sa souffrance était surtout morale. Le responsable était tout trouvé, c'était l'étranger qui après lui avoir volé sa promise, lui volait sa santé et son avenir.
La Solvette l'avait pansé et installé près de la porte, à l'opposé de Quiloma. Celui-ci toujours aussi faible, n'avait que de rares moments de conscience. Elle commençait à espérer qu'il allait s'en sortir. Tous les jours son second venait, et restait un moment près de lui. Elle sentait la vénération dont Miaro entourait Quiloma. A sa première venue, il avait voulu entrer avec ses guerriers. La Solvette s'était mise devant lui. Ils s'étaient fixés dans les yeux. Miaro avait baissé les yeux le premier. Il voyait lui aussi les progrès. Le regard qu'il portait à la Solvette changeait aussi. L'admiration commençait à s'y lire. Elle respectait cette intimité entre les deux hommes.
C'est le chenvien qui errait la nuit dans la maison qui l'avait réveillée. A son comportement, elle avait compris que quelque chose n'allait pas. Elle s'était précipitée dans la grande salle. Bislac, appuyé sur une béquille, avait tiré la tenture de l'alcôve de Quiloma et s'apprêtait à le frapper avec le couteau pris près du feu.
- NON ! hurla la Solvette.
Quiloma entrouvrit les yeux. Au-dessus de lui, un couteau visait son cœur, derrière comme une apparition brillant comme la dame blanche des glaces, la silhouette de la Solvette. Ses réflexes de combattant jouèrent. Les deux hommes luttèrent, Bislac avec la force de sa haine, Quiloma pour sauver sa vie.
Bislac eut un sentiment de jubilation. Il dépassait en force l'étranger. Il n'avait pas pu éviter de se faire déséquilibrer mais il avait repris le dessus. Son bras retenu par la main de l'autre descendait doucement. La pointe du couteau allait lui percer le cœur. Malgré la douleur qui lui broyait le pied et la cheville, il banda ses muscles pour le dernier effort.
Une poigne de fer lui arrêta le bras. Il poussa un cri. Levant la tête, il ne vit que les deux yeux noirs comme la mort qui le transperçaient. Il se vit dedans, il se vit tel qu'il était réellement. Il hurla, lâchant l'arme, il tenta de fuir au loin. Sentant sur lui ce regard, il se réfugia au plus profond de l'alcôve qu'il occupait.
La Solvette vit Bislac fuir en rampant. A lui qui se croyait victime innocente, elle lui avait fait voir ce qu'il était vraiment. Le choc était tel qu'elle n'était pas sûre qu'il s'en remettrait. Elle repoussa cette idée dans un coin de son esprit pour s'occuper de Quiloma. Celui-ci maintenant que le danger était passé, avait perdu connaissance. Elle ne pouvait le laisser là. Elle posa ses mains sur les tempes de l'homme inconscient. Elle posa son front contre le sien et se laissa aller à ses perceptions. Elle ressentit le monde comme il le ressentait. La connaissance du monde de Quiloma vint en elle. Ce n'était pas des mots, c'étaient des impressions, des souvenirs, des sentiments. Descendant plus profond, elle chercha la source vitale. Elle la trouva. Elle était claire et fraîche. Elle sourit, le crammplac n'aurait pas le dessus. Elle le sentait, il allait survivre et servir encore son roi dragon. Elle pensa que ce monde était aussi plein de superstitions et de règles que celui dans lequel elle vivait.
Se relevant, elle regarda autour d'elle, dans la pénombre de la pièce, elle vit que toutes les tentures étaient tirées. Derrière l'une d'elle, un homme pleurait. Elle s'en occuperait plus tard. Pour le moment, il fallait mettre Quiloma en lieu plus sûr. Elle prit une couverture. Avec d'infinies précautions, elle le roula dessus. Tirant le tout, elle passa la porte de sa pièce privée. Elle l'installa près de son feu. Elle fit un peu plus de lumière, examina les pansements. Elle jura entre ses dents quand elle vit que certaines plaies en bonne voie de cicatrisation s'étaient réouvertes dans le combat. Toujours doucement, elle refit les pansements. Quiloma ne bougea pas. Il eut une grimace de douleur quand elle détacha les herbes collées par le sang. Elle lui passa la main sur le front et dans les cheveux. Ce geste avait le don de l'apaiser. Il se laissa faire dans un abandon total qui la touchait beaucoup.
Laissant Quiloma à la garde des chenviens, elle retourna dans la grande pièce. Bislac pleurait toujours. Elle alla jusqu'à lui. Quand il la vit, il se recroquevilla encore plus. De nouveau, elle passa ses mains dans les cheveux de l'homme en murmurant des sorts d'apaisement. Elle s'assit à côté de lui, tout en parlant doucement. Le moment qu'elle attendait, arriva. Lui prenant les jambes, tel un enfant malheureux, il pleura des vraies larmes de peine. La Solvette avec les mots doux de la tendresse d'une mère, l'accompagna dans ce retour sur lui-même. Quand elle le quitta, il était apaisé, pour la première fois depuis les évènements en paix avec lui-même.
La maison avait retrouvé un peu de calme après cela. Quiloma reprenait conscience de plus en plus souvent. Elle sentait son regard qui la suivait à chacun de ses déplacements. De là où il était, il pouvait voir ce qu'il se passait dans une bonne partie de la grande pièce. Les visites de Miaro étaient devenues plus formelles. Maintenant, il commençait à rendre compte et sans vraiment demander des ordres, il attendait que son prince lui donne des directives. Quiloma tenait son rang, ce qui l'épuisait. Après chacune de ces rencontres, il sombrait dans le sommeil.
Bislac cicatrisait bien, mieux que ce que craignait la Solvette. Il ne pourrait plus marcher normalement. L'amputation ne serait peut-être pas nécessaire. Elle connaissait Kalgar, il le reprendrait. Bien sûr, il n'aurait plus la même vie. Pourtant, elle pensait qu'il pourrait être heureux.
Puis vinrent les temps noirs. La plaie de Quiloma qui avait saigné lors du combat, laissait couler un liquide épais et nauséabond. Sa conscience de nouveau absente, il semblait souffrir en permanence. Les tisanes qu'elle lui faisait boire le calmait mais l'endormait. La Solvette se posa la question de ce qu'elle faisait. Elle se mit à craindre qu'il ne veuille plus lutter et qu'il laisse aller le mal. Il lui aurait fallu une plante de printemps pour le cicatriser mais le printemps était encore loin. La fête des rencontres n'avait pas encore eu lieu. Avant que la plante ne pousse, les grossesses de la fête seraient à terme.
Trop long! pensa-t-elle, beaucoup trop long pour qu'il survive et dans cette civilisation, la mort du prince devrait être rachetée par du sang quand elle n'était pas honorable comme une mort au combat.
C'est dans cette ambiance que Bartone arriva. Dès le premier jour la Solvette eut besoin de lui rappeler les règles de sa maison. Elle n'arrivait pas à lui accorder la confiance comme aux autres pensionnaires. Elle gardait un œil sur lui. Pourtant il ne bougeait pas beaucoup de son grabat. Pâle, les lèvres pincées, il restait couché la plupart du temps la main sur le flanc gauche. Elle connaissait son histoire par les racontars de la ville. Fils disgracié de la famille Andrysio pour une sombre histoire de hors-saison dont personne ne pouvait jurer de qui il était, il avait eu le droit à toutes les corvées. Cela lui avait aigri le caractère mais sauvé la vie. Il était absent car envoyé vérifier les champs de machpe. Ce n'était pas le rôle d'un fils de maison, mais comme d'habitude, il n'avait rien dit à ce père à la voix tonnante et à la punition facile. Resté seul à la tête d'une maison vide et de trois serviteurs, il avait élu domicile dans les grottes. C'est là qu'avait eu le combat qui lui avait coûté cette plaie.
Petit à petit, elle relâcha son attention. D'autres blessés ou malades réclamaient ses soins.
Ce jour-là Quiloma délirait. Miaro était reparti contrarié. Les gardes à sa porte, étaient encore plus nerveux que d'habitude. Ses alcôves étaient toutes vides sauf Bartone qui semblait dormir, et Bislac qui passait le temps en apprivoisant un jako. On voyait peu de ces animaux en hiver. Souvent, ils hibernaient. Ils prenaient une fourrure blanche quand arrivaient les premières neiges et ne reprenaient leur livrée foncée qu'au printemps avancé. Ce jako était arrivé habillé de brun-noir et avait semblé quémander son accueil en offrant un fruit de lamboy. La Solvette avait ri de ses mimiques et avait agréé son offrande. Il s'était alors réfugié près du feu. Le jako était resté très discret jusqu'à l'arrivée de Bislac. Il y avait eu entre ces deux-là un courant qui les avait rapprochés. La Solvette les avait surveillés du coin de l'œil. Un matin en se retournant sur son lit, Bislac s'était retrouvé nez à truffe avec le jako. Il n'avait plus osé bouger, le jako non plus. Ils étaient restés là un long moment, puis le jako avait léché le bout du nez de Bislac avant de se réfugier près du feu. La Solvette lui avait expliqué que l'animal le considérait comme lui et lui avait fait le salut en usage quand deux jakos se rencontrent. Bislac avait acquiescé gravement et depuis ils s'apprivoisaient l'un l'autre.
Pour la Solvette, c'était un Jako-esprit. Elle désignait ainsi les animaux qui fréquentaitent sa demeure. Ils étaient souvent un peu différents de leurs congénères. Ce jako ne prenait pas la livrée d'hiver et acceptait d'être près des hommes. Elle pensait même que le totem de Bislac avait sucité la venue de ce jako-esprit pour aider le blessé à se remettre.
La Solvette était partie s'occuper d'une femme qu'on avait retrouvé inanimée dans le haut de la ville. Bislac jouait avec le jako. Il commençait à apprécier ce petit animal doué de préhension qui lui tenait compagnie. Il entendit gémir dans la pièce d'à côté. Quiloma souffrait. Bislac en fut presque heureux. S'il se sentait moins en colère, il acceptait encore difficilement sa blessure. Il comprenait ce qui l'avait conduit là où il était, il voyait sa responsabilité mais il ne pouvait pas pardonner ce qui était arrivé. Il savait qu'il ne pourrait pas tuer. Il espérait juste qu'il mourrait de ses blessures. Quand arriva le milieu de la journée, il alla près du feu chercher ce qui était préparé pour le repas. Il ressentait la fatigue. Il se posa sur le siège bas et commença à manger cette soupe qui lui faisait du bien. Il pensa qu'il prendrait aussi de l'infusion que la Solvette avait préparée pour calmer ses douleurs et qu'il ferait la sieste. Le jako se mit en position d'alerte. Bislac se retourna. Bartone avançait lentement vers lui. Les traits tirés, tenant son flanc gauche, il marchait courbé. Bislac ne l'avait pas entendu se lever.
- Vous voulez manger, maître Bartone?
- Je vais essayer.
Lui tendant une écuelle et une cuillère, Bislac, lui désigna l'autre siège. Le jako émit quelques jappements rauques pour signifier sa désapprobation à laisser la place. Les deux hommes mangèrent en silence pendant un moment. Quiloma gémit encore derrière la cloison.
- Comment peut-elle soigner un tel monstre?
- Je ne sais pas, maître Bartone. Elle ne sait peut-être pas faire autrement.
- Je l'aurais bien fait taire définitivement, mais elle est toujours là.
- Pas pour le moment. On est venue la chercher pour la servante de la maison Sabosti.
- C'est grave?
- Elle ne m'a rien dit. Elle m'a juste montré où étaient le repas et la tisane pour me calmer.
Le silence revint entre les deux hommes.
Bislac se servit un bol de tisane. Bartone le regarda boire sans mot dire. Il le suivit des yeux encore quand Bislac alla s'allonger. La tenture était restée ouverte. Le jako avait rejoint l'alcôve.
Bartone se baissa et se servit aussi de tisane. S'appuyant contre le mur, il laissa son regard errer sans but dans la pièce. Son flanc lui faisait mal. Quelque chose n'allait pas à l'intérieur. Il sentait cette tension qui devenait déchirement s'il bougeait trop vite.
Le temps passa. La respiration de Bislac se fit régulière. Il dormait. Précausionneusement, Bartone se leva, évitant de faire du bruit. Il s'approcha de l'endroit où dormait Bislac. Il le regarda quelques instants, puis alla chercher un couteau sur le billot de la cuisine. Un rictus mauvais lui barrait le visage. Il n'avait plus rien à perdre. Il s'arrêta pour reprendre son souffle. Depuis le temps qu'il attendait ce moment favorable, il fallait qu'il y arrive. Après quelques instants d'arrêt, il reprit sa progression vers la chambre de la Solvette.
Le jako passa la tête pour observer l'homme. Il ne l'aimait pas. Il avait ses sentiments qui sentaient mauvais. Ce n'était pas comme la Solvette dont les sentiments avait un parfum délicieux pour le jako, ni comme Bislac dont il espérait une longue vie de complicité. Le jako n'avait pas besoin de mot pour comprendre que ce que faisait l'homme n'était pas bien. Il regarda Bislac. Il dormait. Il n'y avait rien à espérer de ce côté. Il fallait qu'il trouve la Solvette. Silencieusement, il courut jusqu'à l'étroit passage dans le mur. Avant de s'y engouffrer, il jetta un dernier coup d'œil derrière lui. L'homme avait repris sa marche. Le jako se mit à courir.
Bartone faisait cinq pas et s'arrêtait. Il en refaisait cinq et de nouveau marquait une pause. Il avait ainsi dépassé la porte et se driigeait vers la couche de Quiloma.
La Solvette descendait la rue du puits ventru quand une boule de poils brun-noir s'agrippa à elle en piaillant. Elle le prit à bras le corps et le tint devant elle. Les expressions du jako étaient imprécises, mais elles sentaient l'urgence et le danger. La Solvette reposa le jako par terre et se mit à courir vers sa maison. Elle passa devant les gardes avec le jako sur le dos et un vol de charcs autour d'elle. Sensibles au sentiment de danger qui émanait d'elle, ils lui emboitèrent le pas et pénétrèrent dans la maison juste derrière elle. Les charcs volaient déjà au-dessus de la cloison séparant les deux pièces.
La Solvette arriva à la porte pour voir une scène de cauchemar. Bartone le bras levé s'appretait à poignarder Quiloma. Elle cria. Un charc plongea mais trop tard. S'accrochant au bras de Bartone, il en déviait la trajectoire. Bartone hurlait sa rage tout en frappant. La Solvette vit le couteau plonger dans le corps de Quiloma à hauteur du pansement d'herbes sur la poitrine. Les gardes derrière elle, hurlèrent et se précipitèrent l'arme haute. Il y eut des cris des bousculades et personne ne put faire un récit circonstancié des faits.
Quand la Solvette se pencha sur Quiloma, il respirait encore. La manche du couteau dépassait du pansement. Bartone, face contre terre, les deux bras coincés dans le dos par des gardes, respirait avec peine.
- Tmo...( Le prince est mort?) demanda le konsyli.
La Solvette fit non de la tête.
Hurlant des ordres, le konsyli fit évacuer Bartone. Dans la pièce d'à côté Bislac, le jako dans les bras regardait la scène avec des yeux horrifiés. Il fut témoin du départ du konsyli au pas de course. Par la porte ouverte, il vit la Solvette, avec des gestes très doux défaire le pansement.
Le temps sembla s'arrêta. Tous semblaient suspendus à ces gestes.
La vie reprit son cours avec l'arrivée de Miaro. Avec des paroles brèves et dures, il donna des ordres. Puis sans s'arrêter, il alla auprès de Quiloma. Il fit comme toujours le salut réglementaire. S'adressant à la Solvette, il dit :
- Mra...( Comment est le prince, marabout?).
Lentement, elle tourna son visage vers lui. Plongeant son regard dans celui de Miaro, elle articula :
- Il vivra.
Il ne comprenait pas les mots, mais le sens était clair. Il fit juste un geste et ce fut une explosion de joie chez les guerriers qui attendaient dans l'autre pièce. Muoucht entra avec d'autres guerriers.
Miaro se tourna vers lui :
- Mra... (Comment est le prince, marabout?, qu'est-il arrivé?).
La Solvette n'attendit pas la traduction :
- Dis-lui que son prince vivra. Bartone voulait le tuer mais il lui a sauvé la vie sans le vouloir. Le couteau a percé un abcès. Le mauvais s'écoule. C'est un bon présage.
Miaro ne quitta pas des yeux la bouche de Muoucht qui traduisait.
La Solvette fit le récit de ce qu'elle avait vu en entrant. Le Charc avait détourné le coup du cœur et avait permis que la lame en glissant sur la côte, fasse sortir les liquides mauvais qui empoisonnaient le prince. Oui, Bartone était un assassin qui en ratant son coup avait sauvé la vie du prince.
Miaro devint perplexe. Un assassin, il savait ce qu'il avait à faire, un héros aussi mais là, il ne savait pas.
- Quiloma...
Muoucht traduisit:
- Le prince Quiloma décidera de son sort. En attendant, nous le gardons prisonnier.
Miaro donna des ordres. Sans ménagement, les guerriers blancs poussèrent Bartone dehors. Il leur emboîta le pas après voir dit une parole à Muoucht.
- Il a dit..
- Oui, je sais ! Il a dit qu'il reviendrait tout à l'heure.
Quand tous furent partis, la Solvette regarda vers Bislac. Il était blanc comme la neige. Le jako lui donnait des petits coups de museau affectueux.
- Viens, lui dit-elle, nous allons boire un coup de malch noir. On en a bien besoin.

vendredi 11 mai 2012


Méaqui poussait avec entrain sur ses bâtons. Ils rentraient. Qualimpo le suivait. Il était un peu moins joyeux. Ils rentraient mais le Bras du Prince n'était pas là. Il pensait aussi que la guerre les attendait. Si le Prince Majeur les rappelait, il supposait que la campagne contre les Gowaï allait mal. Il n'avait jamais participé à une bataille en tant que prince à la tête d'une phalange. Pour lui, ce début de commandement ne se passait pas comme il l'avait rêvé. Autant être parti avec Jorohery pour une mission était un honneur, autant revenir sans lui et sans l'anneau lui évoquait le déshonneur. Il pensait aussi que la vie était plus légère loin de Jorohery. Heureusement, le mouvement régulier et rapide qu'imposait Méaqui le satisfaisait. Les deux phalanges couraient côté à côte. Ils avaient laissé derrière eux les serviteurs qui rentreraient à leur rythme. Sans faire la course, ils se stimulaient sérieusement. Leur progression était rapide. Le temps était froid mais beau. Ils iraient plus vite qu'à l'aller. Qualimpo avait hâte de retrouver son pays.
Du haut du col, le groupe des serviteurs regardait les deux phalanges prendre de la vitesse et de la distance. Même sans les guerriers, Mitsiqui n'avait pas peur. Ils arriveraient à bon port. Leur chemin ne croisait pas de zone en guerre. Il goûtait ses instants rares. Serviteurs sans maître à servir, il pouvait se laisser aller avec ceux qui étaient comme lui. Le Macoca portait presque toutes les affaires, ce qui allégeait leur marche. Ils allaient vivre de bons moments. Ils avaient des provisions et pas d'ordre. Mitsiqui savait que même sans traîner, son groupe n'allait pas se presser. Les choses sérieuses ne reprendraient qu'en arrivant.
Un jour était passé. La phalange de Qualimpo était arrivée avant celle de Méaqui au bivouac. Qualimpo fit le tour de son campement pour prévenir ses hommes. Il leur confirma que Méaqui n'avait pas apprécié. A leur sourire, il n'eut pas besoin d'ajouter que, pour la journée de demain, le rythme serait le même. Pendant ce temps Méaqui faisait de même, menaçant ses hommes de sanctions s'ils ne tenaient pas leur vitesse.
Qualimpo se préparait encore quand il vit partir l'autre phalange. Il jura et fit passer l'ordre de départ. Sa mauvaise humeur dura jusqu'au col. Arrivant avec les premiers, un konsyli de l'avant garde lui montra la phalange de Méaqui non loin de là. Alerté, il fit mettre ses hommes en ordre de combat. Quelque chose n'allait pas. Ce qu'il voyait montrait que Méaqui s'était préparé à se battre. Les deux phalanges firent jonctions sans que rien de mauvais n'arrive.
- Que se passe-t-il ? demanda Qalimpo à Méaqui.
- Regarde là-bas, répondit ce dernier en désignant la vallée vers la gauche.
- Je ne vois rien d'anormal.
- Les charcs !
Qualimpo concentra son attention sur les oiseaux. Il y en avait trop.
- Ils ne sont pas sur notre route.
- Non, mais ce n'est pas un bon signe. Quelque chose les attire.
- Oui, la mort.
- Ils sont plus nombreux que sur un champ de bataille. Je n'ai rien vu qui puisse en attirer autant.
- Il n'y a qu'à continuer, ils ne nous gênent pas.
- Rappelle-toi la légende du Prince qui ne voulait pas croire aux signes et comment il a mal fini. Ce que tu vois là est un signe. A nous de l'interpréter. Appelle ton second, nous allons tenir conseil.
Les deux phalanges se mirent en place, prêtes à toute éventualité. Au centre du dispositif, les deux princes dixièmes et leurs seconds tenaient conseil.
Les premières patrouilles étaient rentrées sans rapporter de signes de danger.
- Je crois que nous allons pouvoir continuer, dit Qualimpo
- Puissiez-vous dire vrai, mon Prince, dit son second Miaro. Je suis comme le prince Méaqui, je n'aime pas voir ces oiseaux de malheur.
- Je préférerais les fuir. Ils ne nous coupent pas la route, dit Lozadi.
- Je serais comme toi, dit Méaqui, si un marabout ne m'avait prédit avant le départ que je les verrais et que j'aurais à prendre la bonne décision pour que l'avenir soit.
- Mon prince, comment décider avec aussi peu d'éléments ? reprit Lozadi.
- Je propose que nous attendions les dernières patrouilles. Si nous n'avons rien de plus, nous repartons. Le Prince Majeur nous attend.
Ils se séparèrent sur ces dernières paroles.
Le groupe des serviteurs descendait du col quand arriva la dernière patrouille.
- Parle Konsyli.
- Mon Prince, nous avons poussé suivant les ordres, aussi loin que possible. Nous avons pénétré dans le bois. Les arbres sont couverts de charcs sauf sur une étroite zone. Nous avons suivi cette ligne. Ils nous ont regardés sans bouger. Nous avons continué à progresser. Et puis Gara a voulu se soulager. Il s'est éloigné de quelques pas sur la droite. Les charcs ont attaqué. Une fois revenu près de nous, ils sont repartis se percher de part et d'autre. J'ai fait faire plusieurs tentatives sans plus de succès. On dirait qu'il existe un chemin où l'on ne risque rien. J'ai fait faire demi-tour au groupe sans que rien de fâcheux n'arrive.
- As-tu vu quelque chose au bout de ce chemin? demanda Méaqui.
- Non, Mon Prince, il était trop tard pour aller plus loin. Nous sommes venus rendre compte.
Qualimpo posa quelques questions sans pouvoir percer ce mystère. Quel chemin les charcs gardaient-ils? Quand Méqui proposa d'aller voir, il approuva.
Comme la nuit approchait, ils bivouaquèrent sur place sans abandonner l'état d'alerte.
Aux premières lueurs, Méaqui se prépara avec quatre groupes.
- Si demain, je ne suis pas de retour, continue ton chemin avec ta phalange, dit-il à Qualimpo. Le Prince Majeur nous attend. Quant à Lozadi, il suivra si je ne suis pas de retour dans deux jours.
Qualimpo et les seconds regardèrent partir la patrouille. L'attente commençait.
Le Konsyli qui avait déjà fait le chemin ouvrait la marche avec ses quatre hommes, derrière suivaient Méaqui et le reste des groupes. En s'approchant du bois, il vit que tout était comme le konsyli lui avait rapporté. Il n'avait jamais vu autant de charcs. Ils trouvèrent l'endroit libre de volatiles. S'arrêtant un moment, Méaqui chercha des indices pour comprendre ce qu'il se passait. Ils étaient descendus dans une vallée. Derrière eux, la route qui passait par les crêtes. C'était le chemin le plus direct entre chez eux et le village où l'Anneau avait disparu. Vers la droite, la pente était raide. Des grandes parois rocheuses coupaient la montagne, isolant des zones parfois boisées. A gauche, la pente s'élevait jusqu'à une crête arrondie. Devant la forêt commençait et cachait la vue. Le silence des oiseaux était ce qui inquiétait le plus Méaqui. Il avait toujours vu les charcs piailler sur les champs de bataille quand ils étaient nombreux. Aujourd'hui il les voyait perchés ne bougeant pas ou presque. Seuls leurs yeux suivaient les hommes. C'est dans cette ambiance étrange qu'ils pénétrèrent sous les ramures. La forêt était dense. La lumière faible. On n'entendait que les chuintements des planches glissant sur la neige et le vol lourd des oiseaux qui semblaient les accompagner. Ils avancèrent comme cela pendant plusieurs heures. Il était évident qu'il existait une route, un chemin, une trace. Méaqui ne savait pas quel mot utiliser pour désigner leur itinéraire. Leur progression n'était pas droite mais tortueuse. Sans les traces sur la neige et les charcs, les groupes se seraient déjà perdus. Entre le premier et le dernier, ils ne se voyaient pas. Les branches basses étaient trop nombreuses, trop chargées. Ils descendaient. Ils arrivèrent à un confluent entre deux vallées. A la fonte des neiges, des ruisseaux devaient courir dans ce paysage. En cette période, tout était blanc ou presque noir. Méaqui ordonna une halte. Il aurait bien envoyé une patrouille vers l'amont de cette vallée étroite qui s'ouvrait sur leur gauche. Les charcs n'étaient pas d'accord. Leur nombre dans cette partie du paysage interdisait tout espoir de passer. Il ne restait qu'une voie, la descente. La neige avait pénétré partout malgré la densité des arbres. Sa blancheur permettait de voir dans ce sous-bois, tout en donnant une qualité de lumière quasi spectrale. Méaqui sentait que ses hommes y étaient sensibles. Ils étaient nerveux, prêts à se battre, trop prêts. Le moindre incident pouvait dégénérer. Il ne voulait pas avoir à refaire une cérémonie du roi dragon.
Il fit repartir ses groupes un par un. Ils laissaient de l'espace entre eux. Le dernier de chaque groupe avait ajouté le tomcat à ses jambières. A chaque pas, il claquait légèrement. Cela pouvait évoquer le craquement de la glace. Chaque phalange avec son tomcat accordé différemment. Ainsi équipé, il pouvait suivre ce qui se passait devant ou derrière. Ce bruit assez sourd ne portait pas loin et ne les mettait pas en danger.
La course avait repris depuis quelques milliers de pas quand Méaqui entendit que le premier groupe s'était arrêté. Il prêta l'oreille. Il fut étonné d'entendre un autre tomcat. La tonalité n'était pas celle de sa phalange, ni celle de Qualimpo. Un tomcat de Quiloma lui sembla improbable. Il avança au niveau du premier groupe. Par signes, le Konsyli lui fit comprendre qu'il partageait son point de vue. Le bruit venait de devant. Trop d'arbres cachaient la vue. Méaqui fit venir en silence tous ses groupes. Toujours par signes, il ordonna de se préparer au combat. Les armes furent apprêtées. Lancinant, le tomcat devant eux continuait son battement.
Ils se glissèrent d'arbre en arbre, attentif au moindre détail, tous leurs sens en alerte. Bientôt, ils encerclèrent une petite clairière devant une entrée de grotte. Pendu à une branche basse un tomcat se balançait en claquant doucement. Rien d'autre ne bougeait. Les charcs entouraient la clairière. Méaqui se dit :
- On est au bout du chemin.
Par signe, il donna l'ordre de vérifier les alentours. Les arcs courts bandés étaient pointés sur l'entrée de la caverne. Toujours aussi silencieux, les hommes de la phalange de Méaqui revinrent faire leur rapport. Autour, il n'y avait pas âme qui vive, pas de trace, ni d'homme, ni d'animaux. S'il y avait quelqu'un, il était là depuis avant les dernières chutes de neige.
Méaqui ressentait le danger. Il avait espéré trouver un danger concret contre lequel, il aurait pu lancer ses guerriers. Là, dans ce silence de mort, il se prit à avoir peur. Qu'est-ce qui se cachait dans la caverne?
En regardant ses soldats, il vit que la même question devait les agiter. Le vent souffla un peu plus fort. Le tomcat claqua un peu plus fort. Méaqui fit un geste. Les premiers combattants s'approchèrent. Bientôt, ils encadrèrent l'entrée de la grotte. Après un dernier regard vers son prince, le premier konsyli pénétra dans la grotte suivi de son groupe. Quelques secondes passèrent puis le deuxième groupe se positionna autour de l'entrée. Le temps parut s'arrêter.
Puis le konsyli sortit sur le seuil :
- Mon Prince, venez voir.
Il fit aussi le geste disant qu'il n'y avait pas de danger.
Méaqui s'avança et pénétra dans la cavité. Ses yeux s'habituèrent peu à peu à la pénombre. Il suivit un couloir et c'est presque accroupi qu'il se retrouva dans une salle presque plongée dans l'obscurité.
Plusieurs corps étaient allongés. Il en compta trois. Une odeur lourde et agressive régnait dans l'espace.
- Konsyli, fais sortir tes hommes et amène du feu.
Méaqui resta seul. Il se pencha sur le premier. Il le toucha. Il était froid. Le deuxième était aussi raide. Il s'approcha du troisième au moment où la lumière arriva. Il eut un mouvement de recul. Le reflet de la flamme se dansait dans deux yeux grands ouverts qui semblaient le fixer. Il se ressaisit et regarda.
- Le bras du Prince Majeur !
Il se pencha pour le toucher. Il était tiède. Les yeux avaient suivi ses gestes. Se tournant vers le konsyli, il dit :
- Donne-moi ta torche, va préparer une civière et envoie un groupe prévenir que nous rentrons avec un blessé.
Tenant la torche, il se retourna vers l'homme allongé. Seuls les yeux semblaient encore vivants.
- Ne vous inquiétez pas, nous allons vous sortir de là.
Avec la lumière, il vit que le bras droit manquait. Dans la caverne, il vit les restes d'équipements. Il reconnut les sacs de la phalange de Quiloma. Il s'approcha des corps étendus. Il les examina. Les yeux de Jorohery ne le quittaient pas. Il eut un haut-le-corps. Il vit les mutilations sur les guerriers morts. Il ne dit rien, coinça la torche et commença à déblayer l'espace pour pouvoir bouger Jorohery. Il inspecta tout en dégageant les affaires. Il accumula les indices. Quand arriva l'aide, Méaqui pensa avoir une idée précise de ce qui s'était passé. Quiloma serait fier de ses hommes. Ils avaient été au bout de leur devoir.
Il laissa la place aux hommes venus sortir Jorohery. Il fut heureux de retrouver l'air libre. Le regard de cet homme était vraiment difficilement supportable. Il avait survécu. Méaqui fut heureux d'avoir suivi son intuition. Il ramenait son Bras au Prince Majeur, même s'il n'avait pas l'Anneau, il ne rentrerait pas sans honneur.
Les hommes s'étaient presque détendus en attendant que l'on sorte le blessé. Seule la présence des oiseaux les gênait. On avait retrouvé Jorohery, le retour s'annonçait meilleur que prévu. Ils auraient sûrement droit à des gratifications pour cette action. Ils virent leur prince apparaître.
Il donna ses ordres pour que dès que la civière serait sortie, on rejoigne le plus vite possible le reste de la phalange et les serviteurs. Mitsiqui saurait quoi faire.
Bientôt on vit des ombres s'agiter dans l'entrée de la caverne, puis la civière apparut. Méaqui regardait Jorohery. Quand la lumière lui toucha le visage, il ferma les yeux.
Ce fut l'apocalypse, dans un gigantesque bruit d'ailes et de cris, tous les charcs décollèrent.
Tous les hommes s'étaient accroupis sous la surprise. Ils se relevèrent doucement, les uns après les autres, regardant en l'air. On entendait encore au loin quelques cris. Petit à petit le silence se fit dans la clairière.
C'est Méaqui qui reprit le premier ses esprits.
- Ne traînez pas, il faut être au bivouac le plus vite possible.
Si l'aller avait été prudent, le retour se fit au pas de course. Un groupe partait devant. Il s'arrêtait. Quand arrivaient ceux qui tiraient la civière, ils prenaient le relais. Ceux-ci se reposaient un peu, puis ils repartaient, doublaient la civière et attendaient plus loin.
Qualimpo et Mitsiqui avaient fait préparer le bivouac pour accueillir le blessé. Le messager n'avait rien dit et ils ne savaient pas qui arrivait. Dès que les guetteurs virent le brancard, ils vinrent les prévenir. C'est en toute hâte qu'ils se portèrent au devant des arrivants. Méaqui donnait le rythme. Une nouvelle fois Qualimpo admira son style qui lui permettait d'aller aussi vite avec une telle économie de mouvements.
- C'est le Bras du Prince Majeur !
- Mais comment ...commença Qualimpo.
- Plus tard, répondit Méaqui, il faut s'occuper de lui. Mitsiqui, je te le confie.
- Bien, Mon Prince.
Déjà les serviteurs s'activaient autour de la civière pour l'emmener près du Macoca. Déjà certains étaient partis couper des branches et des baliveaux pour faire un traîneau pour le blessé. Une tente avait été dressée. Un foyer de pierres à feu l'avait réchauffé.
Méaqui appuyé sur ses bâtons, reprenait son souffle en regardant disparaître Jorohery dans la tente.
- Lozadi !
- Oui, Mon Prince ?
- Double la ration des hommes, ils l'ont bien méritée.
- Oui, Mon Prince!
Qualimpo bouillait d'impatience, mais il connaissait les règles. Méaqui devait s'occuper de ses hommes avant tout. C'est ce qu'il fit, prenant le temps qu'il lui fallait.
Quand ils furent réunis pour prendre le repas, Qualimpo ne put retenir sa curiosité. Méaqui ne se fit pas prier mais demanda aux seconds d'être présents. Ils utilisèrent la langue des princes pour se parler. Sans être complètement différente-différente de la langue courante, elle imposait une gymnastique de l'esprit que les soldats ne maîtrisaient pas.
- Mes paroles sont vraies et mon récit véridique.
Qualimpo tiqua. Si Méaqui commençait avec les formules du serment c'est que ce qu'il avait à dire devait rester secret, à moins que le Prince Majeur n'en décide autrement. Il comprenait la nécessité de la présence des seconds. Si l'un d'eux disparaissait, il resterait assez de témoins pour rapporter les paroles de cette réunion.
- Mes paroles sont vraies et mon récit véridique. Que le Prince Majeur soit celui qui reçoit le récit de ma bouche par vos oreilles. Obéissant à sa Voix qui portait ses désirs, nous avons mis nos actes en accord avec sa volonté. Ma phalange courait comme un seul être fidèle et droit quand est apparu le signe tel que l'avait prédit le sage guérisseur au palais du prince Majeur. Ses claires paroles à mes oreilles résonnaient encore. Par mon action, adviendrait l'histoire de mon peuple. Mon « oui » ou mon « non » deviendrait le fil avec lequel l'avenir se tissera. Les charcs montraient la voie. Ainsi furent les paroles de mes éclaireurs. De nouveau, j'entendis le marabout du Prince Majeur me disant qu'au bout de ce chemin était le destin des miens semblables. Mes forces ont suivi ma volonté. La course fut longue et éprouvante mais au bout nous fûmes récompensés. Dans un espace libre s'ouvrait un réceptacle de pierre. Quand j'y pénétrais, point de lumière. C'est à peine si je distinguais les corps. Ce n'est pas un blessé que nous avons découvert, mais trois corps dont un encore tiède. Je fis amener la lumière qui fut révélatrice. De toute sa force survivait le Bras du Prince Majeur. Mettant tout mon savoir au service du Prince, j'ai lu les signes de leur histoire. A trois ils sont arrivés dans cette grotte. Déjà le Bras du Prince Majeur était blessé. Les guerriers de Quiloma ont fait ce que leur devoir dictait. Ils se sont sacrifiés pour que vive le Bras du prince Majeur. Le premier est mort de faim et de froid. Le second a survécu plus longtemps. Écoutant son honneur et son devoir, il a préparé son compagnon pour que les provisions ne manquent pas. Découpant les plus riches morceaux, il les a préparés pour que le Bras du Prince Majeur puisse les prendre même après la mort qu'il sentait venir. J'ai trouvé tout disposé comme je le décris. Le deuxième soldat s'est sacrifié, de son sang il a fait un breuvage grâce auquel a survécu le Bras du Prince Majeur. Mon instinct me dit que plus que lui permettre de survivre, le sang lui a ouvert la puissance de sa magie. Sans cette magie, jamais les charcs ne seraient venus ainsi. J'ai fait fermer la pièce de pierre qu'elle devienne tombeau pour les soldats d'honneur à qui nous devons la vie du Bras du Prince Majeur. Leurs louanges pourront être chantées et leur prince félicité.
Mes paroles sont vraies et mon récit véridique.
Un long silence succéda aux paroles de Méaqui. Puis Miaro, le plus jeune se leva :
- Que la gloire soit sur les combattants qui ont bien combattu !
Il leva sa coupe, fit le geste d'offrande et la but.
Les trois autres se levèrent et en chœur reprirent la formule et le geste.
Méaqui eut un sourire en regardant sortir les seconds. Ils allaient répandre le récit du sacrifice héroïque des hommes de Quiloma. Ainsi naissaient les chansons de gestes qui étaient chantées aux veillées.

mardi 8 mai 2012


Le maître de ville était à peine sorti que Natckin lança les ordres pour faire creuser. Il voulait savoir.
Les apprentis arrivèrent bientôt avec quelques outils. Ils commencèrent à creuser le sol au hasard.
Tonlen les arrêta.
- Attendez ! cria-t-il.
Les gens s'arrêtèrent, qui les bras en l'air, qui en plein effort.
- Vous ne savez pas ce que vous faites. Le Maître Sorcier n'a pas demandé que vous détruisiez la maison. Il faut d'abord réfléchir au message. Ce qui est sûr : la volonté du Maître Sorcier est que nous reprenions les exercices. Alors que tous ceux qui n'ont pas de travail précis se mettent à leurs exercices. Que les autres remplissent leur tâche. Et nous, nous devons nous concerter avec maître Natckin.
Natckin ne dit rien, laissant Tonlen imposer sa volonté. Quand tous furent sortis, il s'attendait à des remontrances de la part du maître des cérémonies. Celui-ci s'approcha de lui et le surprit en lui faisant le salut réservé au Maître Sorcier.
- J'ai entendu le Maître Sorcier donner sa volonté, Maître en second Natckin. Vous devez occuper cette place pour nous. Sans maître cette communauté ne peut que se détruire. Sans rites, elle ne peut survivre. Nous n'avions aucun espoir et voilà que notre Maître Sorcier vient nous rendre l'un et les autres. Vous l'avez entendu, il a fait un rite de divination et cela hors du Temple.
- J 'ai entendu, Maître des cérémonies, mais nous ne savons pas où creuser pour trouver le signe.
- Le signe est déjà donné. Le vrai Maître Sorcier a parlé, j'en suis sûr. Quant au rouleau, s'il n'a pas donné de précisions, c'est parce que nous devons savoir où il est.
- Mais je ne sais pas, moi !
- Que vous manque-t-il pour savoir?
Natckin ne sut quoi répondre. Tonlen alla chercher Tasmi et le plaça à côté de Natckin.
- Voyez la sagesse du Maître Sorcier. Il vous adjoint un disciple pour que vous puissiez remplir votre fonction quand viendrait le moment. L'instant est là.
Se tournant vers Tasmi, il lui dit :
- Où creuserais-tu ? Ne réfléchis pas, mais sens en toi le lieu.
Celui-ci se sentit important tout d'un coup. Il se laissa aller à faire ce qu'il fallait pour bien tenir son rôle. Il ferma les yeux en prenant l'air inspiré. Il jouissait de l'idée de ces deux maîtres pendus à ses lèvres. Puis la réalité s'imposa à lui. Il ne savait pas non plus. La peur le gagna. Qu'allait-il pouvoir dire? Ses yeux affolés se mirent à chercher une sortie. Promenant son regard de droite et de gauche, il luttait contre la panique qui arrivait en lui par vagues successives. Le malheur allait le poursuivre. Il allait trahir la confiance de ses maîtres en ne sachant pas répondre. Une cache, il lui fallait une cache pour disparaître aux regards de ceux qui allaient le juger incapable. C'est à ce moment-là qu'il vit la lueur, ou plus exactement comme une lumière qui semblait irradier du pas de porte.
- Là, c'est là, hurla-t-il en désignant le seuil de la grange.
Sur un signe de Natckin, un assistant se précipita. Le sol était dur, tassé par le passage répété des hommes et des bêtes. On n'entendit pendant un moment que le bruit des outils et les « Han! » de ceux qui creusaient. Il y eut un craquement. Les mouvements se ralentirent. On dégagea des solives. L'assistant regarda Natckin avant de les dégager. D'un signe de la tête, il donna son accord. Sous la cloison de bois, ils découvrirent des rouleaux. Le cœur de Natckin fit un bond dans sa poitrine. Des rouleaux sacrés!
Les autres participants avaient reculé en voyant le cylindre de bois. Tonlen, au contraire, s'était approché. Natckin lui jeta un regard interrogatif.
- Je pense qu'il faut le traiter comme ceux du Temple. Je comprends mieux le malheur qui a frappé la maison d'Andrysio s'ils détenaient un tel rouleau contre toutes les règles.
Natckin dégagea avec beaucoup de respect et de précaution le cylindre de bois. Tous les présents mirent genoux à terre. Le couvrant de son habit pour le soustraire à la vue, Natckin se dirigea vers la pièce qui lui servait de logement. Tonlen lui emboîta le pas. Tasmi courait devant pour prévenir. Tous les sorciers, apprentis, disciples ou maîtres, pliaient les genoux sur le passage. Ce fut comme bon feu dans le grand froid de l'hiver. On retrouvait l'espoir d'un mieux.

samedi 5 mai 2012


Dans le petit matin, les deux hommes se glissaient d'ombre en ombre. Ils rasaient les murs, évitant les rafales de vent, mais restant à l'aguet. Ils s'arrêtèrent plusieurs fois pour laisser passer des patrouilles d'étrangers, de ces démons blancs à qui ils devaient d'être là.
- Ça va ?
- Ça ira mieux quand on sera arrivés!
L'homme qui avait répondu à voix basse, s'était appuyé sur le mur. Il reprenait son souffle.
- On est bientôt arrivés.
Le deuxième homme remit son bras sous les épaules de son compagnon et il l'aida à se remettre debout. Ils continuèrent leur progression. Heureusement, ils descendaient, ce qui rendait la marche plus facile. Boîtant bas, accroché à son jeune aide, Bartone, un des fils de la maison d'Andrysio, se dirigeait vers la maison de la Solvette. Comme ceux de sa famille, il avait eu une rencontre désastreuse avec les démons blancs. Dans les grottes de machpes, il avait voulu s'opposer à un de ces trios patrouillant dans les couloirs. Un coup d'épée l'avait mis au sol. C'est l'intervention de Sstanch qui lui avait probablement sauvé la vie. Celui-ci bénéficiait d'un certain respect des étrangers, respect fondé sur sa qualité de combattant. Il avait aussi demandé à Muoucht de lui enseigner quelques rudiments de leur langage. S'entendre interpeller dans leur langue avait bloqué l'action des soldats blancs. Sstanch avait ensuite hurlé sur Bartone et son groupe les obligeant à reculer dans un couloir latéral. La patrouille était repartie sans chercher à aller plus loin.
Aux reproches de Sstanch avaient répondu la rancœur et la haine de Bartone. Bistasio était intervenu avec quelques autres pour éviter qu'ils n'en viennent aux mains. Une fois la tension retombée, Bartone avait senti ses jambes le lâcher. Bistasio l'avait une première fois soutenu. L'examen de la plaie lui avait fait faire la grimace. Le sang poissait le tissu sur le flanc. Sans expérience de ce genre de plaie, ils prirent peur.
- Faut aller voir la Solvette, sinon ça va mal finir.
- Mais non, Bistasio, ça va passer. Je vais aller m'allonger un peu.
- Vous êtes le dernier de la maison d'Andrysio. On ne peut pas courir ce risque.
La fatigue aidant, Bartone s'était laissé convaincre d'aller voir la Solvette. Arrivant près de sa maison, se posa la question de la présence de gardes en raison de celui qu'elle hébergeait. Bistasio aida son maître à s'asseoir sur un muret.
- Je vais aller voir et je reviens vous chercher.
Bartone répondit d'un geste las de la main, lui faisant signe de partir. Quand Bistasio tourna pour s'engager dans la ruelle de la Solvette, il marqua un court arrêt. De chaque côté de la porte, il y avait des gardes. Comme toujours avec un parfait ensemble, ils firent face. Il s'avança lentement, les mains en avant paume en l'air pour montrer qu'il ne portait pas d'armes, puis faisant des signes vers la porte en disant :
- Je viens voir la Solvette ! Je viens voir la Solvette !
Les lances se mirent en travers de son chemin. Bistasio sentit la sueur lui couler dans le dos. Il continua d'avancer quand même, il ne pouvait pas laisser Bartone dans cet état. Les lances se firent plus menaçantes. Il avança montrant ses mains vides et criant presque sa demande. Quand le fer de lance toucha sa poitrine, il s'arrêta.
- Mais ça va pas ! hurla la voix de la Solvette.
Les gardes se retournèrent comme un seul homme. Dans sa robe couleur feuilles d'automne, venait de surgir la propriétaire des lieux. Ses yeux étaient d'un noir profond comme la parure des charcs qui semblaient arriver de partout comme par magie. Devant cette apparition, les gardes laissèrent la place.
- Ça ne vous suffit pas de rester plantés là, il faut en plus que vous fassiez peur à tout le monde !
Même s'il ne comprenait pas le sens des paroles, le ton était clair. Baissant la tête devant cette marabout dont la rumeur amplifiait les pouvoirs, ils se réfugièrent à l'opposé de la Solvette et de Bistasio.
- Alors qu'est-ce que tu veux ?
Le ton n'avait pas changé. Bistasio avala sa salive :
- C'est pour Bartone, il est blessé.
- C'est pas possible, ils ne sauront jamais se tenir tranquilles dans cette maison ! Amène-le !
- Mais les gardes ?
- Quoi les gardes ? cria la Solvette, Ils vont se tenir tranquilles, les gardes, ou ils auront affaire à moi.
D'un doigt impératif, elle fit un geste vers les charcs. Aussitôt, tout un groupe se posa sur la route entre les gardes et eux. Se tournant vers Bistasio qui regardait la scène avec des yeux ronds, elle ajouta :
- Bon, tu vas le chercher ?
Il partit en courant vers le bout de la rue chercher Bartone. La Solvette fit demi-tour et pénétra dans la maison. Les gardes blancs ne firent pas un geste quand ils virent apparaître Bistasio soutenant Bartone. Ils ne reprirent leurs place que lorsque les deux hommes eurent passé le seuil de la porte et que les charcs eurent décollé.
Dans la pénombre, la Solvette semblait occuper toute la place. Elle donnait des soins à l'un ou l'autre blessé qu'elle n'avait pu remettre à sa famille.
- Mets-le là ! dit-elle en désignant un grabat. Alors Bartone, qu'est-ce que tu as fait ?
D'une voix altérée par la souffrance, il répondit:
- C'est ces maudits qui m'ont fait ça.
Elle ne répondit rien, mais entreprit de le déshabiller. Bartone, le plus jeune fils de la maison Andrysio ne devait son salut qu'à son absence avec Bistasio et deux autres serviteurs, au moment de l'attaque. La plaie n'était pas belle. Celui qui avait porté le coup savait ce qu'il faisait. Les bords étaient déchiquetés. La cicatrisation serait longue. Le plus inquiétant venait du saignement qui ne s'arrêtait pas. Elle le fit passer de la position assise à la position allongée. Prenant des mousses et des herbes, elle fit un emplâtre qu'elle appliqua sur le flanc de Bartone. Avec l'aide de Bistasio, elle fit un bandage.
On entendit crier dans la pièce d'à côté. La Solvette aida Bartone à se remettre allongé :
- Ne bougez pas je reviens.
Quiloma criait dans son sommeil. D'ailleurs était-ce un sommeil ou cet état qui précède la mort? La Solvette ne savait plus quoi penser. Les plaies faites par le crammplac cicatrisaient mal avec une lenteur étonnante. La fièvre ne quittait pas le blessé. Elle essayait de ne pas perdre espoir. Elle ne savait pas quoi faire de plus mais ne voulait pas baisser les bras. Plusieurs fois par jour elle le pansait et baignait le front couvert de sueur. Elle s'approcha pour voir ce qui lui arrivait. Il était une nouvelle fois brûlant. Elle changea le linge mouillé sur le front. Elle fronça les sourcils en voyant les pansements souillés. Ils devaient être changés plus tôt que prévu. Entendant un bruit, elle se retourna. Bartone était à la porte et regardait appuyé sur le chambranle.
- Comment pouvez-vous soigner un tel monstre ? Moi, je l'aurais achevé !
La Solvette s'approcha de lui.
- Il vaut mieux que vous sortiez, lui dit-elle en le prenant par le bras. Bartone se laissa faire mais la colère brillait dans ses yeux. Bistasio vint l'aider à allonger Bartone qui pâlissait à vue d'œil. La Solvette les guida vers une alcôve libre. Sa maison était bien occupée par des blessés qui demandaient des soins que personne ne pouvait leur donner ailleurs. Le travail dans les grottes ou, maintenant, la confrontation avec les étrangers fournissaient son lot de plaies qui nécessitaient son savoir-faire. Elle installa Bartone, lui fit boire une tisane calmante et retourna s'occuper de Quiloma.

jeudi 3 mai 2012


Son ventre lui faisait mal. Peut-être allait-il mourir? De sa langue rouge et bifide, il lécha la plaie. La pierre l'avait frappé là où son ventre n'avait pas encore de carapace. Depuis ce jour maudit, il s'était réfugié dans la profondeur de la caverne. Heureusement, il l'avait trouvée avant la blessure. Face au soleil, l'entrée surplombait une falaise. Les vents n'arrivaient pas jusqu'au fond de ce bout de vallée. Elle était idéale pour en faire son repaire. Son regard se posa sur l'Anneau. Ses yeux brillèrent encore plus, prenant la couleur de l'or en fusion. Il en ronronna de plaisir. Maudite soit la blessure, mais béni soit l'Anneau, son premier trésor. Il laissa son esprit vagabonder. Son premier souvenir conscient lui revint en mémoire :
- Viens, je suis arrivé !
Il entendait encore ce cri résonner dans sa tête. C'était plus qu'un ordre. Il avait déployé ses ailes encore humides et était parti sans se retourner. Il était tellement pressé de répondre qu'il avait oublié d'où il venait et ce qui précédait. C'est à peine s'il avait gardé comme une impression de bruit de fracture, et de morceaux d'écailles qu'il avait brisées pour se libérer. Le vent était grisant. Il avait tout de suite aimé le vol. Cela aurait duré des heures si son œil n'avait pas repéré le troupeau. Ça n'avait pas de nom mais il était sûr que c'était bon à manger. Il avait attrapé une des plus petites bêtes dans ses griffes. Les autres avaient fui. Heureusement, car il n'avait pas réussi à redécoller avec une telle charge. Le goût de la chair chaude et saignante ne fit que lui donner envie de recommencer. Plusieurs jours passèrent à ces plaisirs. Les bêtes ne comprenaient rien. Elles fuyaient mais toujours trop tard et le lendemain, elles étaient revenues. De jour en jour, il se voyait grandir et prendre des forces. Il avait presque oublié le premier cri quand de nouveau, il occupa sa conscience :
- Viens !
C'était un impératif. Laissant le troupeau et ses agapes, il reprit son vol. Sans avoir appris, il savait. Il sentait, l'appel venait de là-bas. S'il avait bien forci, il manquait d'endurance. Un autre troupeau détourna son attention. Il attaqua. Il apprit douloureusement que les coups de cornes font mal. Il eut une patte endolorie plusieurs jours. Il bénit sa carapace noire qui l'avait protégé. Sans elle, il aurait été blessé comme par cette lumière qui avait explosé dans la nuit alors qu'il venait chercher l'Anneau. Il tata son ventre. Non, il ne mourrait pas. La plaie suintait plus qu'elle ne coulait. Il avait quand même très mal, trop pour voler dans ce temps de vent et de neige. Il n'avait rien mangé depuis des jours et la faim le tenaillait. Il se dit que bientôt, il pourrait reprendre ses vols. Il se retourna serrant l'Anneau dans ses griffes. Il pensa qu'il lui faudrait trouver une cachette digne de lui, en attendant l'arrivée de celui qui l'avait appelé. Il se laissa aller au sommeil.
Dans la demi-conscience de sa somnolence, il revécut les vols au-dessus des terres gelées où couraient de délicieuses proies. Qu'il fasse jour ou qu'il fasse nuit, son œil était attiré par leurs mouvements prémisses de festin. Quand il était arrivé au lieu de l'origine de l'appel, l'appelant avait disparu. La morsure de la déception lui serra à nouveau le cœur. La rencontre n'aurait pas lieu. Il resta à proximité ne sachant quoi faire. La réponse était venue curieusement. Alors qu'il cherchait des proies pour rassasier son inextinguible faim, il les avait sentis. La sensation était nouvelle. Il n'était plus seul à penser. Il existait d'autres êtres pensants. Il se tint à distance, mais pas trop, essayant de comprendre ce qu'il ressentait. Leurs pensées avaient un goût étrange. Certaines étaient désagréables, d'autres chatouillaient agréablement, mais toutes parlaient du danger à s'approcher. Il avait pris ses distances. Un troupeau bien savoureux l'avait aidé. Il s'était abattu sur une belle prise, lui brisant le cou d'une seule morsure. C'est alors qu'il s'aperçut de la présence. Ce n'était pas l'appelant, mais sa parole était claire et calme :
- Bonjour, Seigneur Dragon. Mon vieux cœur est en joie de t'avoir vu. Je suis un être debout. Mon nom est Mandihi.
Tout en dévorant son repas, il avait regardé l'être debout. Ça n'était pas bien gros, pourtant son instinct lui disait de se méfier de ses semblables.
- Tu as raison, Seigneur Dragon, si je suis un être de paix, nombreux sont mes frères de guerre.
Il pensa que ce Mandihi le comprenait.
- Tu as raison encore, Seigneur Dragon, je peux te comprendre. J'ai lu le grand livre de la nature. Il m'a dit que je te verrais avant que de rejoindre mes ancêtres. Sais-tu ton nom?
- Je suis moi, être debout. Cela me suffit.
- Viendra un jour, où tu voudras un nom. Alors il te faudra l'Anneau et son porteur...
Il avait beaucoup appris avec Mandihi. C'est par lui qu'il avait entendu parler de l'Anneau, de l'enfant et de la chasse. C'est encore lui qui lui avait parlé de Quiloma le maître des chasseurs. Il avait découvert qu'en pensant à Quiloma, il pouvait sentir vers où aller. Mandihi lui avait encore révélé bien des choses. Il avait enregistré tout cela et bien d'autres pensées non dites qu'il avait perçues. Mandihi l'avait guidé jusqu'à une grotte.
- Ici, ont vécu ceux qui furent. Leurs Noms sont gravés sur cette paroi.
Plus que les symboles des êtres debout, il avait communié avec l'esprit de ceux qui avaient été comme lui et qui avaient vécu ici. Si beaucoup de vérités lui furent révélées, d'autres attendraient qu'il revienne avec l'Anneau et son porteur. C'est en sortant de la caverne qu'il avait entendu l'appelant appeler. Il tourna brusquement la tête vers la région du soleil levant. Le geste n'avait pas échappé à Mandihi.
- Ton destin appelle ?
- J'entends son cri. Adieu, toi qui fus lumière pour ma nuit.
- Je pourrai partir en paix, Seigneur Dragon, puisque j'ai accompli ce qui doit l'être.
Il avait décollé sans se retourner. Il pensa à l'appelant mais aussi à la chasse, aux chasseurs, à Quiloma. Tout semblait lié mais il ne savait pourquoi.