dimanche 27 mai 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 53

Baillonde avait insisté pour porter la clochette. Elle seule avait appartenu à un malade. Si quelqu'un devait être malade ce serait lui. C'est ce qu'il pensait pendant qu'ils cheminaient sur la route de Diy. Riak trouvait la pèlerine bien agréable. La capuche rabattue sur le visage, le laissant dans l'ombre était une sécurité et dans la fraîcheur du matin, sa chaleur était appréciable. Elle avait compris ce que leur avait expliqué la soeur quand ils avaient croisé des villageois partant avec leurs outils en forêt. Le simple tintement de la clochette les avait fait s'écarter. Bemba n'aimait pas cette situation. La déesse blanche serait-elle contente ? Se faire passer pour des malades… cela pouvait apporter le mauvais oeil. Mitaou fermait la marche. Elle avait reçu de la part de la soeur, le plus beau des cadeaux, un jeu de plaquettes de bois gravées. Sur chacune d'elles, il y avait les indications nécessaires pour réciter les offices. La situation la dépassait complètement. La déesse blanche menait Riak où elle voulait qu'elle soit. Aucun homme ne pourrait s'y opposer. Elle avait décidé de ne plus s'inquiéter. Les hommes ne pouvaient rien, seuls les dieux pouvaient vaincre d'autres dieux. Elle n'était rien ou presque. Aujourd'hui son seul pouvoir était de faire ce qu'elle savait faire du mieux qu'elle pouvait. Elle marchait ainsi l'âme en paix.
La route de Diy était balisée ce qui la rendait facile à suivre. La soeur leur avait expliqué les règles. Il fallait être discret et capable de laisser passer les gens normaux en se mettant sur le côté. Il ne fallait pas entrer dans un village et encore moins dans une ville. La route de Diy évitait tous les lieux un peu trop fréquentés. Certains sur la route avaient de l'argent ce qui leur rendait la vie à la fois plus facile car ils ne dépendaient pas de la charité et à la fois, plus dangereuse. Ceux qui faisaient la route, se battaient pour survivre. Déjà leurs pèlerines neuves allaient attirer l'attention. Il était préférable qu'ils ne se mélangent pas aux autres groupes. Quand Riak avait interrogé la soeur sur l'âge de cette route, elle avait avoué son ignorance. Elle avait révélé que les seigneurs ne connaissaient pas le woz. Ils en avaient découvert l'existence qu'après la conquête. C'est eux qui avaient durci les règles pour les pèlerins et ils n’hésitaient pas à tirer une flèche sur ceux qui se faisaient remarquer.
La première journée fut tranquille. Ils étaient seuls sur la route qui cheminait dans les bois. Ils ne virent personne. Grâce aux provisions données par la soeur, ils ne manquèrent de rien. Quand arriva le soir, ils découvrirent une maison d'accueil bien différente de la veille. Une espèce de dragon revêche officiait à l'accueil. Sa première question porta sur l'argent. Avec de belles pèlerines comme cela, ils devaient en avoir. Ce fut la consternation dans le groupe. Baillonde s’était fait délester de ses pièces par les renégats. Riak, Bemba et Mitaou, dépendant du temple, n’en avaient jamais eues. Seul Jirzérou avait quelques pièces sur lui. Mais il était Tréïbénalki et on lui devait l’accueil. C’est ce qu’il exprima fermement à la grande femme maigre au visage osseux qui leur faisait face.
   - Écoute-moi bien, espèce de comique ! Tréïbenmachin ou pas, ici tu payes, tu manges, tu payes pas, tu fous le camp.
Alors qu’elle disait cela, deux gigantesques gaillards armés de gourdins apparurent dans la pièce. Ils n’eurent pas le temps d’intervenir. Jirzérou avait rejeté la pèlerine et avait sorti son couteau.
   - Tu insultes la déesse !
L’apparition de cette espèce de spectre blanc figea un instant l’action des sbires de la femme. Ils se remirent en mouvement alors que Bemba et Riak entraient en action. Bemba, attrapant le balai qui trainait, attaqua un des assaillants. Riak en deux gestes avait désarmé l’autre en le blessant à la main et lui avait mis la dague sous la gorge.
   - Ça suffit ou je l’égorge !
L’autre garde fut décontenancé et ne vit pas arriver le coup de balai qui l’assomma.
    - Ces balais ne sont pas solides, dit Bemba en jetant son arme improvisée qui avait cassé sous l’impact.
La femme était devenue pâle et sans voix.
   - Allons ! Allons ! On ne va pas se disputer pour ça !
La voix était grave et tranquille, pleine de bonhomie. Tout le monde se tourna vers son porteur. Un bon gros homme, à l’air avenant, venait de faire son entrée.
   - Ma femme est un peu nerveuse depuis qu’un groupe de pèlerins nous a volés… Mais je vois bien que vous n’êtes pas comme eux. Accueillir un Tréïben qui se réclame de sa déesse est chose rare.
L’homme continua ainsi à parler de leur vie tout au service du chemin de Diy, de la joie d’accueillir des gens sensés comme eux dont on voyait tout de suite l'honnêteté. La tension retomba comme par miracle. Les gardes disparurent sans demander leur reste. La femme s'éclipsa pour revenir avec les bras chargés de victuailles. Le repas fut somme toute, joyeux et bien arrosé. C’est un peu en titubant qu’ils se dirigèrent vers le dortoir que leur montra le maître de maison qui n’avait pas cessé de parler, les soulant de paroles autant que de vin.
Baillonde s’effondra sur un des grabats sans même se déshabiller. Mitaou s’éloigna un peu pour dire un office. Jirzérou, qui avait le vin triste, pleurait sur son sort. Riak repéra une alcôve dans un des coins de la pièce. Cela lui évoqua la grotte au toit effondré et sa rencontre avec les bayagas. Elle s’endormit très vite. Le vin qu’elle avait bu lui tournait la tête.
Riak rêva. Elle était dans une grande maison, plus grande que toutes les maisons qu’elle avait déjà vues. Elle errait de pièce en pièce. Certaines étaient petites, emplies de choses simples qu’elle reconnaissait. Il y avait là le quotidien de ce qu’elle avait vécu dans la montagne. D’autres étaient plus grandes, peuplées de gens immobiles, silhouettes floues sur lesquelles elle n’arrivait pas à mettre de visage. Pourtant elle savait qu’elle les avait déjà vues. Et puis elle les vit. Les bayagas peuplaient des pièces entières. Ils étaient de toutes les couleurs. Contrairement à ce qu’elle voyait la nuit, ils avaient des formes verticales aux teintes chatoyantes. Ils brillaient. C’était une véritable foule parmi laquelle, elle se glissa, évitant le contact le plus qu’elle pouvait. D’évitement en évitement, elle s'aperçut qu’ils la guidaient, en ne lui laissant qu’un passage. C’est alors qu’elle entra dans la plus grande pièce qu’elle puisse imaginer. Les bayagas formaient maintenant un mur de part et d’autre d’un chemin dégagé. Au fond, assis sur un siège brillant, la silhouette noire était assise et semblait l’attendre. Riak s’arrêta un instant entre les deux portes. Elle vit qu’elles étaient de pierre gravée. Elle pensa : “Comme un tombeau”. Derrière elle, il y eut comme une clameur et elle se sentit pousser vers l’avant. Elle s’avança droite et fière pour affronter l’ombre noire qui brillait sur son siège doré. Quand elle ne fut plus qu’à quelques pas, l’ombre se leva et tira son arme de son fourreau. Riak dégaina sa dague, prête à se battre. Dans sa gorge roulait un son, comme le grondement d’un tremblement de terre : “ Barrrrr Loka !”
Alors tout alla très vite. Les bayagas s’évanouirent, la maison immense disparut en un éclair, des silhouettes sombres, au souffle rauque, attaquèrent. Riak évita les haches, planta, trancha, déchira, coupa, dans une danse de mort au rythme effréné, qui ne s’arrêta que quand elle planta sa dague dans la dernière, l’épinglant au mur comme on épingle un insecte. Le cri la réveilla.
Mitaou hurlait à perdre haleine. Bemba sauta sur ses pieds. Une petite lanterne éclairait une scène qu'elle trouva incompréhensible. Le chaos semblait régner. Elle alluma des bougies et prit la mesure de ce qui se passait. Jirzérou dressé sur son séant avait encore le regard aviné. Bemba prit Mitaou dans les bras comme on prend un enfant et entreprit de la calmer. Riak regardait autour d'elle la scène que la lumière dansante des bougies éclairait. Ils s'étaient fait attaquer. Un homme près de la porte agonisait en convulsant. À côté, un autre tentait vainement de remettre ses boyaux à leur place. Plus près d'elle, dans une mare de sang, baignait un homme égorgé. Elle se retourna prenant conscience de son bras toujours levé. Elle tenait la poignée de sa dague. La femme revêche était accrochée au mur, transpercée à hauteur du cœur. Riak tira sur la dague. La femme glissa jusqu’au sol. Le dernier agonisant s’était couché gémissant de plus en plus faiblement. Mitaou pleurait à chaudes larmes sur l’épaule de Bemba.
Jirzérou murmura :
   - Par la déesse !
Il se leva examina la situation et demanda :
   - Qu’est-ce qui s’est passé ?
Bemba tout en consolant Mitaou, répondit :
 - Ils nous ont attaqués... Ces salauds nous ont attaqués. Il a voulu nous endormir avec son repas et son pinard et il a failli réussir. Heureusement que Riak veillait et que Mitaou dormait en travers de son lit.
Jirzérou regarda le grabat à côté de la porte. Il vit le coup de hache à l’endroit où aurait dû être la tête de Mitaou. Il prit conscience des armes par terre. Il reconnut les deux sbires et le maître de maison. Il regarda Riak qui avait le regard un peu vide et qui essuyait machinalement la lame de sa dague à la robe de la femme affalée au sol.
   - On ne peut pas rester ici, dit-il. Il faut partir avant le jour. Heureusement, la maison est assez loin du village. On n’a pas dû entendre les cris.
   - Il n’y a que Mitaou qui a crié, dit Riak. Ces porcs n’ont pas eu le temps. J’ai vu une sorte de cave en arrivant. On va les mettre là. Et on nettoiera un peu…
Pendant que Mitaou sanglotait encore doucement, les trois autres traînèrent les corps vers la cave et lavèrent à grande eau le sol. Quand Riak réussit à ouvrir la porte, une odeur putride les accueillit. Ils inspectèrent la cave, jurant en découvrant des squelettes entassés.
   - Et bien, on va les mettre avec les autres…
   - Regarde celui-là… il n’a que quelques semaines...
Une fois la porte refermée, ils mirent des fagots devant, jusqu’à la rendre invisible. Dans la maison, ils trouvèrent beaucoup de vêtements, de l’argent, des bijoux et de nombreux autres effets comme des armes.
    - Équipons-nous, dit Bemba. Ça rendra le chemin plus facile.
L’aube pointait à peine qu’ils étaient partis. Bemba menait la marche. Elle avait hâte de s’éloigner. Elle entraînait Mitaou qui ne cessait de répéter combien la hache l’avait manquée de peu. Elle en tremblait encore. Jirzérou se répétait qu’il n’avait rien vu venir et qu’il était nul. Il se posait des questions sur son rôle en tant que Tréïbénalki. La Bébénalki ! Elle, elle assurait ! Et tout ça avec juste une dague ! Il regrettait son bateau. Il n’aimait cette forêt. On n’y voyait rien. Pour lui le danger pouvait être partout. Le chemin serpentait sans arrêt. Ce fut pire quand ils pénétrèrent dans un bois de sapins. La lumière y était pauvre. Il se sentit étouffer. Sur les aiguilles qui abolissaient les bruits de pas, le silence devint plus pesant encore.
Baillonde avançait tête baissée, portant la clochette. La capuche très rabattue, il n’était qu’une silhouette progressant sans qu’on puisse savoir si on avait affaire à un homme ou à une femme. Il s’en voulait beaucoup d’avoir failli à sa mission. À l’heure qu’il était, ils auraient dû être à Nairav. Au lieu de cela, ils se traînaient dans des bois hostiles. Il s’interrogeait aussi sur la personnalité de Riak. Une “cheveux blancs” qui se battait comme un guerrier ne pouvait quand même pas devenir la prochaine grande prêtresse !
Riak marchait comme une automate. Où était l’enfant de la montagne partant s’amuser avec Koubaye ? Elle se rêvait princesse et elle était devenue guerrière. Ils marchaient depuis le matin en silence ou presque. Seule Mitaou marmonnait des paroles que Riak n’écoutait pas. Bemba la tenait par la main. Elle avait pris un solide bâton et plusieurs poignards et marchait d’un bon pas. Jirzérou devant Riak avait les épaules rentrées et la démarche voûtée. Riak le sentait inquiet et mal à l’aise. Quand ils entrèrent sous les sapins, elle perçut le changement. Le silence devint plus présent. Les oiseaux eux-mêmes semblaient avoir déserté ce lieu. À la limite de son champ de vision, elle perçut des éclats lumineux. Elle pensa immédiatement aux bayagas. Ils étaient là dans les bois sombres. Cela la réconforta plutôt. Depuis la grotte, ils semblaient l’accompagner partout.
Au milieu du jour, ils arrivèrent dans une clairière. Après la presque obscurité, l’éclat du soleil leur fit cligner des yeux. Ils firent une pause. S’installant au soleil, ils en apprécièrent la chaleur.
   - Mange ! Ça te remettra les idées en place.
Bemba tendit à Mitaou une galette avec un morceau de viande séchée. Cette dernière lui jeta un regard où filtrait la colère. Bemba en fut heureuse. Au moins, elle reprenait du poil de la bête. Les autres mangèrent un moment en silence.
   - Qu’est-ce qu’on fait, demanda Jirzérou ?
   - Comment ça, qu’est-ce qu’on fait ? Mais on continue bien sûr, s’exclama Baillonde. On n’est pas à Nairav.
   - Oui mais, qu’est-ce qu’on va chercher là-bas ?
Tout le monde tourna son regard vers Mitaou qui venait de parler.
   - Je ne sais pas, Mitaou, répondit Riak. La grande prêtresse l’a dit et je ne vois pas d’autre avenir.
   - La grande prêtresse sait tant de choses, ajouta Baillonde. Elle sait ce qui est vraiment bon pour nous et ce qu’il vaut mieux que nous évitions…
   - Oui mais personne ne veut qu’on y aille… regarder, tout le monde nous en veut parce qu’on va là-bas…
    - À moins qu’ils nous en veuillent car on leur fait peur…
Mitaou se retourna pour regarder Bemba qui venait d’intervenir.
   - Comment veux-tu…
   - Regarde ce qui est arrivé, on est encore là. Rma protège nos fils, reprit Bemba. Je suis d’accord avec Baillonde, la grande prêtresse sait ce qu’elle fait.
   - Attention, dit Riak, j’entends du bruit.
Rapidement, tout le monde se tut, mit sa cape et sa capuche et prépara ses armes. Le silence devint total dans la clairière. Pendant un instant, ils doutèrent de l'ouïe de Riak. Ce furent d’abord l’impression d’un murmure. Puis on distingua plus distinctement des voix sans comprendre le sens des paroles.  À n’en pas douter un groupe d’hommes arrivait dans la clairière. Quand ils arrivèrent en plein soleil, ils découvrirent Baillonde, tête nue qui avait une épée plantée devant lui. Ils s’arrêtèrent brusquement. Bien qu’élimés, leurs vêtements étaient propres et bien recousus. Ils se tenaient bien droit et Riak vit que leurs mains sous les pèlerines avaient été chercher les armes.
   - On n’est pas venus pour se battre, dit le premier.
   - On n’est pas là pour se battre, répondit Baillonde.
   - On vient de la région de Delfa, redit l’homme.
   - Nous on arrive de Madine, répondit Baillonde, et on n’a pas toujours été bien accueillis…
   - Alors nous avons la même histoire. On ne veut pas de problème. On va se mettre par-là, expliqua l’homme en montrant l’endroit de la clairière le plus éloigné.
   - Nous restons ici, dit Baillonde.
Le groupe alla s’installer sur un arbre tombé à l’opposé d’où étaient Baillonde et ses compagnons. Chacun reprit sa place tout en gardant un œil sur le groupe en face.
   - Vous avez vu, ils ont des arcs.
Elle chuchotait presque. Riak coula un regard vers les autres.
   - Six hommes, bien armés…
   - Et le port fier, ajouta Baillonde.
   - Et vous en concluez quoi ?
   - Riches et puissants, déclara Baillonde.
   - Alors on va partir maintenant. Autant ne pas nous mettre en danger.
Quand ils prirent le chemin de Diy, les autres avaient sorti leurs provisions. Le plus étonnant était qu'ils avaient gardé leurs capuches baissées.
Une bonne partie de l'après-midi se passa tranquillement. Baillonde avait encore besoin de se reposer régulièrement. Quand le soleil commença à décliner, ils furent rejoints et dépassés par les autres qui marchaient plus rapidement.
   - Ils seront à l'étape avant nous, fit remarquer Bemba.
Riak acquiesça sans plus. Ils firent une pause de plus et le soir était presque là quand ils approchèrent du village. Il y avait une maison tenue par des sœurs. Celle qui les reçut resta loin d’eux et leur fit signe d’aller vers la bâtisse sur la droite.
   - Allez là-bas, vous aurez ce qui vous est nécessaire. Les autres sont déjà là.
Baillonde n’osa pas sortir son laissez-passer. La discrétion lui sembla préférable. Ils se retrouvèrent dans une sorte de grange. Sur un des murs, un passe-plat était installé. Les autres étaient assis à une des tables en train de manger. Quatre avaient brusquement remis leurs capuches quand Jirzérou avait ouvert la porte. Cela mit Riak mal à l’aise. Si son pendentif restait immobile, son instinct lui disait que ce comportement était anormal. Elle interrogea Bemba. L’ouverture du passe-plat lui coupa la parole. Une main posa cinq bols remplis d’un liquide fumant et une miche de pain. Avant même que quelqu’un ait pu s’approcher, le volet claquait dans un bruit sinistre. Baillonde fit signe à tout le monde de s’asseoir. Pendant que les autres s’installaient, il alla chercher les bols.
Ce fut une soirée curieuse. Les deux groupes chuchotaient sans se mélanger, s’observant à la dérobée. Le seul fait marquant fut le regard étonné d’un des hommes quand il découvrit que Mitaou et Bemba disaient un office doucement dans un coin.
Quand la nuit arriva, personne n’alluma de chandelle. Profitant des dernières lueurs du crépuscule, chacun rejoignit son grabat.
Au milieu de la nuit, un des hommes à capuche se mit sur un coude, écoutant le quasi silence. Il sentait un danger. Il allait réveiller les autres quand la lumière de la lune, perçant à travers les nuages, éclaira la grange. Il vit Riak qui semblait danser une dague à la main. Il l’observa un moment. Doucement, il s'allongea et remit son poignard dans son fourreau. Il avait un sourire aux lèvres.

dimanche 20 mai 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 52

Ils avaient bien progressé. Ils avaient traversé les champs qui s’étendaient à perte de vue. Personne ne les avait arrêtés. Ils n’avaient vu aucun seigneur. Siemp baignait dans la plaisir de la marche en cette journée tiède. Avec leurs grandes échasses, ils furent près des collines de fer quand tomba la nuit. Elles devaient leur nom aux nombreuses mines. C’était un lieu stratégique. Les seigneurs y étaient nombreux et les soldats encore plus. La région était parcourue de routes pour les chariots. Presque sans forêt, il fallait emmener le minerai plus loin pour qu’il soit traité. Ils croisèrent des chariots qui se dépêchaient d’arriver. De loin en loin, il y avait des relais pour eux. Siemp ne les aimait pas. Aux ordres des seigneurs, ils représentaient un danger pour qui voulait voyager sans se faire remarquer. Il s’interrogeait sur la meilleure manière d’agir. Soit ils continuaient jusqu’à la prochaine maisonnée avec le risque qu’on remarque que des Oh’men voyageaient la nuit, soit ils prenaient le risque de s’arrêter dans un relais, mais il fallait une bonne excuse. Il n’eut pas à choisir. Un garde de relais, les vit passer et les interpella :
   - Vous devriez vous arrêter… l’étoile de Lex arrive !
Siemp répondit en ralentissant simplement :
   - Nous nous arrêterons au prochain relais. Sans mon novice nous serions arrivés…
Et se tournant vers Koubaye, il ajouta à haute voix :
   - Allez dépêche-toi et ne tombe plus !
Quand ils furent hors de vue, Siemp expliqua à Koubaye qu’il leur fallait s’arrêter. Les gardes échangeaient les nouvelles et surveillaient les routes. Il était trop dangereux de continuer. Ils allaient se faire remarquer davantage en bravant les bayagas qu’en s’arrêtant. Ils rattrapèrent un chariot et se retrouvèrent en même temps que lui à la porte du relais. C’est tout juste si on les regarda. Ils démontèrent, rangèrent les échasses dans la cour, pendant que tout le monde faisait manœuvrer le chariot. Il fallait fermer les portes avant que ne brille l’étoile de Lex. Siemp compta les chariots. Il fit remarquer à Koubaye qu’il n’y aurait peut-être pas de place pour eux. Les bouviers étaient prioritaires. C’est ce qui arriva. On leur indiqua le tas de foin pour dormir. Même pour manger, ils furent relégués dans le couloir avec un tabouret pour table. Siemp ne fit pas de remarque, Koubaye non plus. Le chef du relais semblait surtout intéressé par les histoires colportées par les bouviers. Il ne s’approcha d’eux qu’une fois, pour les faire payer. La servante fit comme son patron. Siemp dit en aparté à Koubaye qu’elle essayait de se faire remarquer par l’un des maîtres d’attelage.
   - Si elle se fait épouser… Elle sera une dame respectable et respectée. Les bouviers et surtout les maîtres d’attelage sont des gens importants et souvent riches.
Koubaye sentit l’orgueil des hommes et le désir des femmes. En dehors du pouvoir et de l’argent, les esprits autour de lui ne pensaient qu’à satisfaire leurs besoins. Il les vit ripailler, se saoûler et finir par monter dans les chambres accompagnés par l’une ou l’autre des servantes. Koubaye et Siemp s’éclipsèrent avant que les pots à bière ne soient vides. Ils retrouvèrent le calme avec les bêtes à l’esprit placide, heureuses de ne plus tirer de charge et d’avoir à manger.
   - Il faut qu’on parte avant que le soleil ne soit levé. L’étape de demain sera longue.
Une fois qu’il eut dit cela Siemp se tourna vers le mur et s’endormit. Koubaye entendit sa respiration devenir régulière. Il sortit alors l’écrin de la pierre dans son emballage de feuilles. Il n’osa pas l’ouvrir. Cette pierre l’attirait et en même temps lui faisait peur. Trop de violences lui étaient liées. En réfléchissant, il arriva à la conclusion qu’il ne savait pas qui prendrait le pouvoir sur l’autre. En la manipulant, il n’était pas sûr de la contrôler. Il rangea le paquet et s’endormit à son tour en laissant son esprit ouvert vers Riak.
Quand Siemp le secoua, il faisait encore nuit. Koubaye avait mal partout. Cela faisait trop longtemps qu’il n’avait pas fait autant d’exercice. Dans la salle commune, il n’y avait qu’une servante, et le garde qui somnolait sur une table. Elle leur servit sans un mot un bol d’une bouillie de céréales et retourna s’occuper derrière le comptoir. Ils mangèrent sans un mot et, après un salut de la tête à la servante qui les regardait partir, ils retournèrent vers l’étable pour récupérer leurs échasses. Devant le relais, ils mirent debout l’échelle que Siemp avait repérée la veille. Koubaye grimpa et Siemp lui passa ses échasses. Puis alors qu’à son tour, il mettait les siennes, le garde sortit.
   - C’est pas fréquent que des Oh’men s’arrêtent ici, dit-il en allant uriner sur les orties
   - Ça ne serait jamais arrivé sans mon apprenti qui a fait une chute. Nous avons perdu du temps à trouver un lieu où il pourrait rechausser. Ils doivent nous attendre à la maisonnée. Il n’est pas bon que le courrier attende.
Ayant dit cela, Siemp donna un coup de rein et se mit en marche :
   - Adieu l’ami !...  Allez et ce coup-ci ne tombe pas ! ajouta-t-il pour Koubaye.
Ils avaient quitté avec soulagement le relais. Marchant à grandes enjambées, ils furent bientôt hors de vue. Le soleil se levait quand ils atteignirent le dernier col.
   - Après, dit Siemp, on va vers les grandes plaines et vers mon pays.
Il y avait de la fierté dans la voix. Il entama la descente. Koubaye lui laissa quelques pas d’avance et s’engagea sur le chemin. Il avait à peine passé le col qu’il sentit la pierre. Cela l’étonna. Il l’avait portée la veille toute la journée sans difficulté et aujourd’hui elle pesait son poids. La descente leur facilitait la progression. Mille pas plus loin, Koubaye trouvait la pierre de plus en plus lourde. Alors qu’ils approchaient de Madine, la ville qu’ils auraient dû atteindre la veille au soir, Koubaye dut ralentir. Siemp, voyant qu’il ne suivait pas, s’arrêta pour l’attendre. Quand il vit la difficulté de Koubaye à avancer, il demanda :
   - Ça ne va pas ?
   - C’est la pierre, elle devient de plus en plus lourde.
Siemp essaya de soulager Koubaye en lui prenant. Ce fut à son tour de ne plus pouvoir accélérer. Ils étaient en vue des premières maisons de Madine, quand Siemp dut s’arrêter à son tour.
   - C’est impossible ! déclara Siemp. Il y a de la magie là-dedans.
   - Sûrement, dit Koubaye. Nous ne sommes plus très loin, portons-la à deux.
Ils déchaussèrent et utilisant les échasses comme une civière, ils mirent la pierre dessus. Koubaye avait insisté pour mettre des branchages dessus. Il était préférable qu’on ne les voit pas entrer dans Madine avec juste un petit paquet. Ils atteignirent la maison des Oh’men avec difficulté sans susciter d’intérêt chez les rares passants. Par contre la mère de la maisonnée fut tout de suite intriguée par ce drôle de paquet qui faisait ployer les échasses. Il fallut trois hommes forts pour le poser sur une des pierres qui servaient de siège. Sa première question fut de savoir comment les Oh’men allaient tenir leur parole de livrer ce qu’on leur avait confié. Et puis, prise d’une inspiration subite, elle se tourna vers les nouveaux arrivants et leur demanda :
    - Vous avez mangé ?
L’estomac de Koubaye profita de ces paroles pour rappeler qu’il n’avait rien reçu depuis la veille. Ses borborygmes firent sourire la mère de la maisonnée qui les invita à entrer. Siemp déclara qu’ils repartiraient dès le repas fini. Ils eurent droit à un solide en-cas et au flot des questions de la mère de la maisonnée. Cela dura un moment. Ils furent interrompus par l’arrivée d’un Oh’men venu des grandes plaines.
   - Quel est le tate qui a laissé ses échasses comme ça ?
Les présents sursautèrent sous l’injure.
   - Que veux-tu dire ? demanda la mère de la maisonnée.
   - Un tate a abîmé ses échasses et les a laissées traîner !
Siemp et la mère de la maisonnée échangèrent un regard perplexe et sortirent en toute hâte voir ce qui déclenchait la colère du nouvel arrivant. Quand il vit ses échasses, Siemp jura. Elles étaient brisées… non écrasées étaient plus juste. Sous le paquet le bois avait éclaté. Siemp jura à nouveau et essaya d’en dégager une, sans y parvenir. Tous les présents tentèrent de l’aider sans réussir à faire bouger les choses. Il fut nécessaire de prendre une barre à mine pour enfin faire glisser le paquet qui avait maintenant un poids incroyable.
Koubaye, qui avait fini de manger, arriva à son tour. Il regarda la scène et dans son esprit, une vérité s’imposa. La pierre de Bénalki était trop loin du lac et des siens. Il s’approcha des Oh’men qui ne cessaient de s’interroger.
   - Bénalki ne voulait pas !
Tous les regards se tournèrent vers lui.
    - Le sage a cru bien faire en me la confiant, mais les conséquences sont là. La pierre est maintenant chargée du poids des événements qu’elle a traversés…
Siemp ne savait que penser. Tous les autres regardaient Koubaye comme s’il était devenu fou.
   - Qu’est-ce que tu racontes, petit ?
   - Dans ce paquet, il y a une pierre particulière…
Tous les regards étaient maintenant braqués sur lui.
   - … mais il faut garder le secret !
   - Tu as ma parole, petit, dit la mère de la maisonnée. Tous les présents se tairont. Explique !
   - La pierre est un cadeau de la déesse Bénalki à son peuple. On est maintenant trop loin. La magie qui la constitue pèse de plus en plus lourd.
   - Qu’est-ce qu’on peut faire ? On ne peut même plus la bouger !
   - Il faudrait de l’eau.
Un Oh’men alla rapidement chercher un seau.
   - Et maintenant ?
   - Il lui faut de l’eau en lien avec le lac. Cette eau, dit Koubaye en désignant le seau, vient d’où ?
   - De notre puits, répondit la mère de la maisonnée.
   - Ça n’ira pas… elle n’a pas de lien avec le lac. Elle ne vient pas d’un cours d’eau qui y va.
   - Mais ici, aucun ruisseau ne coule vers le lac, il y a les collines de fer !
Koubaye comprit alors pourquoi la pierre avait pesé plus lourd après le col. Elle avait quitté la zone qui alimentait le lac. Elle se desséchait.
   - Demain, j’enverrai un grand marcheur chercher de l’eau du lac. Dans deux jours, il sera là. En attendant, nous allons réfléchir à la suite… Vous ne pouvez pas partir dans les grandes plaines avec des seaux pleins d’eau…
Siemp jura à nouveau. Cet imprévu leur faisait perdre trois jours. Balima devait les attendre. Son maître devait être mécontent. Siemp, qui s’était dit que cette mission serait tranquille, finissait par se demander s’ils y arriveraient…
Les deux jours qui suivirent furent des jours tranquilles pour Koubaye. Madine était une petite ville aux portes des grandes steppes. Plus loin vers l'ouest, vivaient les tribus Oh’men. Les seigneurs y étaient peu présents. Ils contrôlaient les quelques bourgades qui se donnaient le nom de ville. La terre était pauvre et les troupeaux ne vivaient qu'en se déplaçant tout au long de l'année. Madine jouissait des quelques rivières venant des collines de fer. Après, l'eau devenait rare. La maisonnée Oh’men de Madine était grande et très fréquentée. C’est là qu’on venait en attendant de vendre ses bêtes ou de recevoir ses marchandises. Koubaye avait joué avec les jeunes de son âge à rassembler les bêtes ou à les séparer d’enclos en enclos au gré des achats et des ventes. Habillé comme un Oh’men, il s’était vite intégré. Ce fut une parenthèse bienvenue. Le soir du deuxième jour, il se dépêcha de rentrer. Le grand marcheur avait dû arriver. Il trouva les hommes autour du paquet. La pierre qui le soutenait avait cassé. Une fissure la traversait maintenant de part en part.
   - La magie qui est là-dedans est puissante. Le paquet va finir sous terre… dit un des Oh’men.
   - On va avoir de l’eau du lac et ça va s’arrêter, répliqua Siemp.
   - Et tu sais t’en servir ? demanda un autre.
   - Mon jeune apprenti est lié à tout cela, il doit savoir.
Koubaye se sentit tout penaud. Il n’en avait pas d’idée. Il savait maintenant tout ce qu’un Oh’men doit savoir sur des bêtes mais il ne savait rien de ce que ferait la pierre avec de l’eau.
   - Le grand marcheur du lac arrive…
Tout le monde se tourna vers l’entrée quand ils entendirent le cri du gardien. Rapidement, le grand marcheur arriva. Sans même déchausser, il tendit une outre bien tendue.
   - Je l’ai remplie ce matin même au bord du lac...
   - Alors je suis sûre que tu n’as rien mangé… tu as été très vite et je t’en remercie. Va, ton repas t’attend.
Le grand marcheur ne bougea pas. Il était comme les autres, il voulait savoir comment cela finirait. Koubaye avait pris l’outre. Il s’approcha du paquet. Il ne savait pas quoi faire. Il la posa sur la pierre à côté du paquet. Rien ne se passa. Il en mit un peu sur sa main. Rien ne se passa. Il la versa sur le paquet. L’eau s’écoula sur les feuilles qui emballaient l’écrin. Rien ne se passa. Il prit l’outre et versa une partie du contenu qui s’écoula par la fente sans plus de résultat. Autour de lui, il entendit les mouvements des uns et des autres qui attendaient. Rien ne se passa. Il se redressa et adressa un regard suppliant à Siemp. Il ne savait plus quoi faire. Siemp manifestement ne savait pas. Koubaye sentit sa détresse. Il allait échouer dans sa mission. Siemp respirait plus fort sous le coup de l’émotion qui l’étreignait. Échouer était un déshonneur. Comment pourrait-il encore faire partie de son peuple ? Koubaye sentit les larmes lui monter aux yeux. Il allait être la cause de l’échec de Siemp. Il envisagea un instant de continuer en laissant la pierre là. Après tout, vu son  poids, personne ne pourrait y toucher. Y toucher … Y toucher… L’idée ! Voilà, il fallait y toucher. Koubaye, après s’être de nouveau mouillé les mains avec l’eau du lac, entreprit de déballer l’écrin, ou plutôt d’enlever les feuilles d’emballage comme il pouvait. Il découvrit, en même temps que les autres, un petit coffre en bois sombre, très travaillé. Les feuilles autour, coincées par le poids, faisaient comme une couronne. Il tenta de le soulever sans y parvenir. Il tourna autour, cherchant l’ouverture. On n’en voyait rien. Koubaye mit les mains sur le coffret. Il ressentit le mouvement, tirer une barre, pousser l’autre puis faire basculer la dernière. Il laissa ses mains faire. Sous le regard des spectateurs, il fit bouger un décor, puis deux et bascula le dernier. Le coffret s’ouvrit livrant son secret. Il entendit le “oh!” de déception que poussèrent quelques uns. Il venait de mettre au jour une pierre tout ce qu’il y avait de plus banale, une espèce de galet rond grisâtre veiné de noir et de blanc à parts égales. Il le toucha sans pouvoir le faire bouger. Si pour les autres rien ne se passa, pour Koubaye, ce fut comme si on avait poussé une porte. Il eut un éblouissement et s’effondra.
Il était dans un pays empli d’une lumière éblouissante. Derrière lui, il y avait la porte ouverte sur la cour de la maisonnée des Oh’men. Il avança, essayant de se protéger les yeux sans vraiment y arriver. La lumière était tellement forte qu’il lui semblait être dans un monde blanc. Quand il se retourna une seconde fois, il vit derrière lui une corde multicolore qui le reliait à la porte. Cela le rassura. Il n’était pas perdu. Il se remit à marcher. De temps à autre, un arc coloré passait à toute vitesse devant ses yeux pour disparaître dans le lointain. Le plus étonnant était cette vibration qu’il ressentait. Cela lui prenait tout le corps. Il s’arrêta un instant, tourna sur lui-même. La porte était devenue invisible, seule la corde multicolore semblait lui indiquer le chemin du retour. Sans savoir pourquoi, il savait la direction où il devait aller. Sous ses pieds, le sol se mit à monter. Koubaye dut faire des efforts pour avancer. La vibration augmentait petit à petit. Il se dit que la source de cette vibration l’attirait. Maintenant, il avançait en s’aidant de ses mains. Ce fut une rude montée. Sans prévenir, le sol disparut devant lui.
Koubaye s’arrêta. Il était au bord du vide. Devant lui, il vit des milliers de lignes colorées. Il les voyait s’agiter en tous sens et se rejoindre au loin derrière une ligne mouvante qui vibrait au même rythme que le sol…
D’un coup, il comprit alors que passait une ligne blanche, grise et noire près de lui. Elle était comme la corde multicolore qui le reliait à la porte. Elle fila vers les autres et tout devint cohérent. La corde rejoignit la ligne mouvante et fut filée avec les autres. Koubaye sentit l’émotion l’envahir. Il était dans l’atelier Rma. Il voyait le tissage du temps en direct. La corde blanche, grise et noire fouetta l’air et s’enroula sur ses jambes et avant qu’il n’ait pu réagir, il volait dans les airs vers la navette.
   - Il revient à lui !
Koubaye reconnut la voix de Résal. La corde blanche, grise et noire qui l’avait attrapé, le représentait. Cela fut une évidence pour Koubaye. La corde de la couleur du galet ne pouvait être que la corde d’un Treïben !
Ce fut la cavalcade autour de lui. Siemp apparut dans son champ de vision.
  - Comment te sens-tu ?
Koubaye se mit assis. Il était bien. Les idées devenues claires s'emboîtaient parfaitement. Il regarda Siemp. Il vit la couleur de sa corde. Il tourna alors son regard vers les autres et vit pour chacun d’eux la couleur des fils que Rma utilisait pour tisser le temps. Il repensa à ce qu’il avait vu. Cette pierre était une porte vers le monde des dieux. Il posa alors les questions sur ce qui s’était passé. Il apprit qu’il était resté deux jours ainsi dans ce sommeil de transe. Siemp avait pensé à ce ce qu’il s’était passé à Sursu. Il s’était mis à chercher un maître et avait fait envoyer un grand marcheur au maître du lac. En attendant, il avait voulu fuir la ville mais Koubaye était devenu aussi lourd que le paquet qui fendait la pierre. Alors que Siemp se sentait complètement désemparé, Résal était apparu. En quatre jours de marche forcée, il avait traversé les collines de fer. En arrivant dans la cour de la maisonnée, il avait ramassé l’écrin sous le regard ébahi des Oh’men et avait demandé où était Koubaye. Siemp, en voulant aller vite, avait en fait perdu du temps. Il n’avait pas attendu Résal à Cercières. Sans Tréïben pour accompagner la pierre, elle ne pouvait quitter le bassin du lac. Le maître l’avait révélé à Résal et lui avait demandé d’accompagner la pierre et Koubaye, où qu’ils aillent. Maintenant qu’ils étaient réunis, ils allaient pouvoir continuer le voyage.
Pendant que les Oh’men se réjouissaient, le mendiant de la place, devant la maisonnée, se leva avec difficulté. Il se mit à boitiller. “Voilà qui était étrange”, pensa-t-il. “Un Tréïben à Madine”. Il se dirigea vers le fort. Le seigneur de Madine aimait ce genre de nouvelle qu’il récompensait d’un repas chaud.

lundi 14 mai 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 51

Si l’apparition du cheval blanc avait sidéré les seigneurs et les bateliers, Riak et les autres essayaient de courir. Leur guide, Baillonde, avait des difficultés à avancer. Les renégats l’avaient un peu trop abîmé. Heureusement pour eux, ils avaient atteint la berge dans une forêt après un village. Baillonde trébuchait souvent. Bemba et Jirzérou devaient le ratrapper. Pour une fois, pensa Mitaou, elle n’était pas la dernière. Jirzérou se sentait perdu. Il n’était plus sur l’eau et ne connaissait pas cet endroit. S’il avait déjà remonté et descendu le fleuve plusieurs fois, il n’était jamais descendu à terre. Ils escaladèrent une colline. Arrivés en haut, ils firent halte pour se reposer. Baillonde avait le souffle court. Riak, qui avait couru la dague à la main, rangea son arme. Tout semblait calme. Elle resta sur ses gardes en voyant un cercle de pierres entourant des restes de foyer. Des gens venaient par ici. Ils s’assirent. Riak demanda :
   - Qu’est-ce qu’on fait ? Et où va-t-on ?
   - C’était bien le cheval de la déesse, n’est-ce pas ? demanda Bemba en aidant Baillonde à s’asseoir.
   - Je ne sais pas, Bemba. Je ne comprends rien, répondit Riak. Ça nous a sauvé la vie, mais je ne sais pas comment c’est venu ni ce que c’est…
   - En tout cas c’était un cheval, dit Mitaou
   - On est encore assez loin du but, déclara Baillonde. J’ai pratiquement échoué.
   - Où est Nairav ? demanda Riak.
   - Il fallait remonter le fleuve jusqu’à la Lebchelle et aller à sa source.
   - On est déjà sur la bonne rive, fit remarquer Jirzérou.
   - Et si on passe par l’est ?
   - Il faut traverser toute la région des grandes plaines. Il y a beaucoup de monde, beaucoup de paysans qui sont prêts à nous dénoncer pour un sac de grains… Sans parler des seigneurs qui les dirigent… répondit Baillonde.
   - Sans compter qu’il va pas courir, fit remarquer Bemba. Ils l’ont salement amoché les autres sur l'île...
Riak se leva et fit les cent pas. Elle n’avait aucune connaissance du terrain, aucune idée du temps nécessaire pour aller à Nairav. Elle sentait juste que le fleuve n’était pas une bonne idée et qu’ils ne devaient pas rester ici longtemps. Les seigneurs se remettraient vite à leur poursuite. Elle s’arrêta devant Baillonde :
   - Saurais-tu le chemin depuis ici ?
   - Non, je ne connais que le passage par le fleuve jusqu’au canyon d’entrée… En fait je n’ai jamais été à Nairav même. Je sais que le monastère est perdu dans le dédale des canyons. Là-bas, un guide local devait nous emmener. Laissez-moi. Je vous ai dit tout ce que je pouvais. Je ne vais que vous ralentir.
   - C’est hors de question… ils vont finir le travail des renégats. Et si tu parles, tu es mort et nous aussi et Nairav aussi…
Riak marcha en rond en réfléchissant. Elle n’avait personne pour la guider. Elle prit son pendentif en main sans y penser. Cela l’apaisa. Elle soupesa les différentes options sans en voir une seule de viable… Dans son esprit, la seule certitude était qu’en restant ici, ils seraient à la merci des seigneurs. Elle s’arrêta brutalement, regarda les autres et dit :
   - On ne peut pas rester ici plus longtemps… On s’en va.
Bemba aida Baillonde à se relever. Jirzérou ramassa une bonne branche en déclarant que cela ferait toujours un bon gourdin. Riak en tête, ils prirent la direction de l’est. Ils marchaient assez lentement. Chacun remuait dans sa tête des pensées moroses. Entre les provisions qu’ils n’avaient pas et leur faiblesse, combien de temps allaient-ils pouvoir échapper aux seigneurs ?
L’après-midi passa sans qu’ils ne rencontrent personne. La forêt était grande. Vers le soir, ils entendirent les premiers aboiements.
   - On arrive près d’un village, dit Mitaou, le cœur plein d’espoir à l’idée de trouver un temple.
   - À moins que ce ne soit des chiens lancés sur nous pour nous trouver, fit remarquer Jirzérou.
Ils avancèrent prudemment. Les aboiements ne bougeaient pas. Ils en conclurent que les chiens devaient être attachés. Bientôt le bois devint moins touffu. Ils firent une halte sur une barre rocheuse qui surplombait une route. Tous se cachèrent. Les aboiements venaient de la droite. Ils exprimaient la colère. Riak, sentant son pendentif pulser, fit signe aux autres de ne pas bouger. Ils s’installèrent contre les arbres, un peu plus haut, heureux de pouvoir se poser. Baillonde était blanc d’épuisement. Jirzérou, qui n’avait pas l’habitude de tant marcher, ne sentait plus ses jambes. Bemba proposa à Riak de l’accompagner. Cette dernière fit signe que non.
   - Surveille ici, tu seras plus utile.
Riak entama sa descente vers la route, passant de tronc d’arbre en tronc d’arbre. Elle se rapprochait et de la route et du village. Un coude un peu plus loin gênait la vue. Restant toujours à distance de la route, elle fit mouvement vers le village, profitant d’un rocher ou d’un taillis pour courir. Elle se retrouva aplatie sur un rocher, observant l’entrée de ce qui était plus un regroupement de baraquements qu’un village. Deux hommes armés sur leurs chevaux, discutaient avec des piétons. Elle était trop loin pour entendre ce qu'ils se disaient. Son pendentif pulsait plus fort. Des seigneurs ! D'où elle était, elle entendait qu'ils donnaient des ordres. Elle vit un des chevaux renâcler. Son cavalier le reprit en main et brusquement les deux seigneurs prirent la route. Ils passèrent au petit trot devant elle.
   - Tu crois que ces partisans auront compris ? demanda l'un.
   - En tout cas, ils auront assez peur pour ne pas les aider.
Riak entendit le bruit des chevaux diminuer. Son pendentif cessa de bouger. Elle continua à se rapprocher du village. Quelques hommes discutaient encore à l'entrée. Quand elle fut assez près, elle les vit se disperser. Elle remarqua une des bâtisses entourée d'une palissade. Elle semblait un peu plus soignée. Quand elle vit sortir une femme tout en blanc, elle eut un sourire. Une sœur ! Peut-être que là, ils allaient pouvoir recevoir du secours.
Elle revint sur ses pas, restant attentive aux bruits. Elle trouva les quatre autres là où elle les avait laissés. Elle leur fit un bref résumé de ce qu’elle avait vu. Elle remarqua que Bemba semblait réagir à sa description du temple.
   - Dame Riak, Y avait-il une cloche à l’entrée du temple ?
   - Je n’ai pas remarqué, Bemba. Pourquoi ?
   - Les servantes de la Dame Blanche ne s’occupent pas que de temples. Il y a aussi des maisons pour accueillir et des refuges pour les pauvres. Au cœur de cette forêt, je ne vois pas pourquoi, il y aurait un temple, à moins que ce soit une ermite.
   - Nous accueillera-t-elle ?
Baillonde prit la parole :
   - J’ai un laissez-passer de la grande prêtresse.
Joignant le geste à la parole, il sortit un petit carré de terre cuite du sac qu’il portait en pendentif. Si Riak et Jirzérou n’en avaient jamais vu, Bemba et Mitaou s’inclinèrent profondément.
   - Évidemment avec un tel sésame… nous serons accueillis, mais attendons que la nuit soit là pour y arriver. Moins nous serons vus et plus nous serons en sécurité.
Ils se déplacèrent prudemment, laissant la lumière diminuer. Ils atteignirent le rocher où Riak s’était posée quand le soleil se coucha. Ils attendirent un peu que la lumière diminue encore. Quand tout ne fut plus qu’en noir et blanc, ils atteignirent l’entrée du temple. Bemba frappa à la porte et ouvrit. Elle les fit entrer rapidement et avait refermé la porte avant que n’apparaisse la sœur avec sa lumière. Celle-ci éleva la voix en demanda qui ils étaient. Riak qui voulait de la discrétion faillit la frapper quand Baillonde montra son laissez-passer. Dans la lumière de la bougie, il brilla comme s’il était en or. La sœur mit immédiatement un genou à terre en reconnaissant ce qu’on lui montrait :
   - Un envoyé de la grande prêtresse ! Je suis tout à son service...
   - Fais-nous rentrer que personne ne nous voie.
La sœur s'exécuta avec rapidité. Ils se retrouvèrent dans une petite pièce presque nue.
   - Où est-on ? demanda Riak.
   - Vous êtes à Frill. C’est un hameau perdu du comté de Serpre.
   - Il y a la cloche, dit Bemba.
La sœur regarda Bemba d’un air interrogatif.
   - Oui, je suis une servante du temple, une noire et blanche et elle est une novice. Lui, tu as vu son laissez-passer? L’autre est un tréiben qui nous aide et elle est la noble hôte que la grande prêtresse nous a confiée…
La sœur eut un éclair de compréhension dans le regard.
   - Vous !... Vous êtes les renégats dont les seigneurs ont parlé cet après-midi… C’est affreux… Comment ?... Mais comment on va faire ?
Riak ne comprenait rien, pas plus que Jirzérou.
   - Vous pourriez nous expliquer ?
   - Ah, Noble Hôte, dit la sœur, vous êtes ici dans une maison du chemin de Diy.
Riak eut un air complètement ahuri…
   - C’est un chemin de pèlerinage pour les malades qui ont un Woz.
   - Et c’est quoi ça ?
   - C’est une maladie fait des taches sur la peau. Tout le monde en a peur… Celui qui attrape un Woz est mis au ban de la société quel que soit son rang. Il ne peut y revenir que s’il est guéri.
   - Jamais entendu parler, dit Riak.
   - Vous venez des hauts plateaux, dame Riak, dit Bemba. Le Woz y est inconnu. Ici, dans les plaines, il fait peur. Même les seigneurs en ont peur.
    - Donc personne ne viendra nous chercher ici.
    - Non, dame Riak. Personne n’osera.
    - Alors, allons dormir…
C’est à ce moment-là que s’éleva la voix de Mitaou :
   - On pourrait peut-être faire un office… avant ?
La sœur eut un grand sourire :
   - Avec plaisir, cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu cette joie… Viens, j’ai même une tenue propre pour toi… C’est celle que je portais avant que je ne vienne ici...
Riak avait soupiré mais elle comprenait le désir de Mitaou qui avait vu son monde bouleversé depuis qu’elles s’étaient rencontrées. Elle venait d’une famille assez aisée de la région de Rusbag. Elle était arrivée trop longtemps après ses sœurs et son frère pour que sa venue soit une réjouissance. Elle avait rapidement senti que le mieux, pour elle, était de se faire toute petite. Elle avait vu ses sœurs se faire marier aux beaux partis de la région et son père courir après les faveurs de ceux qui comptaient. Elle n’avait ressenti la tranquillité que trop rarement, et à chaque fois dans le temple. Alors qu’elle venait d’atteindre ses douze printemps, elle avait surpris une conversation entre ses parents. Comme on parlait d’elle, elle avait tendu l’oreille. Elle frissonna à l‘écoute des paroles de son père qui supputait les chances qu’il avait de la marier au vieillard Hantamé dont l’avarice proverbiale cachait mal la richesse. Le lendemain, lors de la cérémonie de passage d’âge au temple, elle avait annoncé haut et fort à sa famille qu’elle avait entendu l’appel de la Dame Blanche. Le père l’avait rabrouée trop tard. La mère supérieure, qui accueillait une famille non loin de là, était intervenue. Elle avait demandé d’un ton sec au père de baisser le ton et avait ajouté en radoucissant sa voix qu’avoir une none pouvait être une vraie bénédiction pour une famille, surtout si elle avait les faveurs de la Dame Blanche. Ils étaient rentrés chez eux sans donner de réponse à la mère supérieure. Mitaou ne sut jamais ce qui avait décidé son père à l’envoyer au temple. Est-ce que la mère supérieure l’avait convaincu ? Est-ce que les manœuvres d’approche d’Hantamé avaient échoué ? Ce qui était sûr, c’est qu’elle s’était retrouvée un petit matin à la porte du temple avec son bagage et la consigne de devenir mère supérieure. Après un temps de découverte qui avait été un vrai moment de calme et de plaisir, elle avait été admise à devenir novice. Elle avait déchanté. Elle avait appris parfois à ses dépens qu’il y avait des clans, des meneuses, des suiveuses et que, comme chez elle, le pouvoir et l’argent occupaient beaucoup les esprits. Si Riak lui faisait peur par tout ce qu’elle vivait, elle lui donnait aussi l’occasion de voir quelqu’un qui ne semblait pas chercher le pouvoir mais que le pouvoir cherchait. Intérieurement, elle avait dû s’avouer qu’elle aimait bien Riak qui lui donnait de l’attention et du respect, sans parler de Bemba qui l’avait prise sous son aile.
Si le repas fut frugal, il fut pris tranquillement dans une atmosphère de paix. La sœur qui portait le nom de Paci, écouta l’envoyée de la grande prêtresse. Elle était présente à Frill depuis de nombreuses années. Elle raconta comment, ayant attrapé un Woz, elle avait fait le chemin de Diy. Sa communauté l’avait mise à l’écart, lui avait fourni le solide bâton de marche et la grande pèlerine qui devait la couvrir entièrement. Elle était partie, allant de maison du chemin en maison du chemin, jusqu’à Diy. La découverte de Diy avait été un choc pour elle. On y arrivait par un sentier qui s’enfonçait dans une faille entre les montagnes. C’était le seul passage possible. Elle avait fait les dernières journées en compagnie des mêmes personnes. Leur groupe grossissait au fur et à mesure que se rejoignaient les différents chemins. C’est en une colonne de pèlerines qu’ils avaient traversé la faille. Ils s’étaient arrêtés juste à sa sortie, comme tous les arrivants faisaient en découvrant la plaine qu’était Diy. Au centre était la ville, tout autour des champs et surtout, entre eux et la ville, il y avait le cimetière, immense terrain sans végétation, parsemé de milliers de stèles plus ou moins ruinées. C’est alors qu’étaient apparus les gardiens, bêtes étranges tout en crocs et en hurlements. Tous avaient repris en courant la descente vers Diy. Les gardiens les avaient poursuivis jusqu’à mi-pente et étaient remontés vers la faille. En bas, des silhouettes avaient tourné la tête vers eux. Paci n’avait rien et ne fut pas dépouillée. Les autres furent mis à mal et au traumatisme d’arriver dans ce lieu s’ajouta la perte du peu qu’ils avaient. Les assaillants avaient disparu très vite quand un groupe organisé s’était approché. Armés de gourdins, ils semblaient menaçants. Un homme se détacha de l’ensemble et s’approcha :
   - Je suis désolé ! Nous sommes arrivés trop tard pour vous protéger des pilleurs. D’habitude les groupes arrivent quand le soleil décline. Vous avez bien marché...
   - Mais qu’est-ce que c’est que cet endroit ? demanda un des marcheurs tout en frottant ses bosses. Vous ne faites rien pour les pourchasser ?
   - Je n’ai pas assez d’hommes pour patrouiller dans le cimetière. Mais venez, ne restons pas là, allons à la ville.
   - Mais où est la fontaine de guérison ? demanda une femme d’une voix suraiguë.
L’homme eut un rire triste :
   - C’est une légende… Tout le monde la cherche mais personne ne la trouve.
   - On a fait tout ça pour rien, intervint un des marcheurs qui s’était bien défendu.
   - Non, vous comme moi, n’avons pas le choix. Dehors nous sommes pourchassés. Ici, on peut encore vivre en paix…
   - Mais la guérison ? insista la femme.
   - Elle arrive parfois, nul ne sait pourquoi, ni pour qui. Elle arrive et celui, ou celle qui est guérie peut remonter la pente sans crainte, les gardiens la laisseront passer. Si vous n’êtes pas guéri, n’essayez pas, ils vous réduiraient en pièces.
Le groupe fut abasourdi. Ils avaient mis tellement d’espoir dans ce pèlerinage et pour finir, ils arrivaient dans un cul-de-sac.
Paci avait retrouvé d’autres sœurs et une mère. Il y avait un petit temple. Elle aurait retrouvé un rythme de vie presque normal sans le Woz. La maladie tuait doucement, mais elle éclaircissait les rangs des habitants inéluctablement. Les soeurs s’occupaient des enterrements. La mère avait disparu puis les sœurs une à une. Paci était restée seule au bout d’un an. Il y avait un flot régulier de nouveaux arrivants qui découvraient, atterrés, l’endroit où ils étaient contraints de rester. Il y avait eu aussi des morts déchiquetés par les gardiens. Pour Paci, enterrer leurs restes était la tâche la plus difficile. Une autre sœur était arrivée pour mourir presque aussitôt, laissant Paci à la solitude. Elle avait trouvé une sorte d’équilibre dans les tâches simples de sa vie simple.
Un jour, en allant chercher la dépouille d’un homme qui avait préféré les gardiens à l’attente de la mort, elle avait noté que ces derniers, pour une fois, ne lui avaient pas montré les crocs. Sur le coup, elle n’y avait pas fait attention. Elle n’y avait repensé que le soir. Le lendemain, elle avait été à l’accueil avec de l’avance et avait monté la pente. Un gardien était venu la renifler et avait fait demi-tour pour regagner sa tanière dans les roches. Elle était quand même redescendue avec les nouveaux. Elle avait alors vécu un moment crucial de sa vie. Elle avait le choix, partir ou rester. Elle était restée dans l’incertitude un moment. Une mère était arrivée. C’était une vieille femme marchant avec difficulté. Elle l’avait accueillie et s’était occupée d’elle. Elle s’était ouverte de son dilemme. La mère l’avait alors guidée dans son choix. C’est ainsi que Paci avait quitté la vallée de Diy le lendemain de la mort de la vieille nonne.
À son retour dans le monde dit normal, elle n’avait pas réussi à se réhabituer aux gens. Elle avait obtenu un ermitage qui était aussi une maison du chemin de Diy. Elle accueillait les pèlerins du mieux qu’elle pouvait et assurait une présence auprès des charbonniers de Frill. La maladie de Woz ne lui faisait plus peur. Elle l’avait vaincue et ne risquait plus rien. Les habitants du village, s’ils sollicitaient ses conseils, laissaient toujours de la distance avec elle. Ils lui amenaient des provisions mais personne ne la touchait ni n’entrait dans l’enceinte du temple.
Paci partagea sa chambre avec eux, refusant qu’ils dorment dans la zone d’accueil des pèlerins. Le lendemain, elle dit à Baillonde :
   - J’ai pensé toute la nuit. Le mieux est que vous partiez par le chemin de Diy. Vous pourrez contourner la capitale sans danger
   - Mais comment ? demanda Mitaou.
   - En vous habillant comme des pèlerins…
Mitaou poussa un cri en entendant cela. Bemba avait pâli en entendant la proposition :
   - Mais la maladie de Woz… si on l’attape ?
   - Je ne vois pas d’autre possibilité. Les seigneurs d’hier vont revenir aux nouvelles aujourd’hui. Il faut que vous soyez partis avant qu’ils n’arrivent. Les habitants ne feront pas attention à des pèlerins mais signaleraient le moindre étranger.
    - Ça ne me plaît pas, dit Baillonde. Je dois conduire Riak à Nairav, pas lui donner un Woz.
    - Elle a raison, coupa Riak. Nous n’avons pas le choix. Rma filera ce qui doit être filé. Nous quitterons le chemin de Diy dès que possible, mais en attendant, il nous protégera. As-tu assez de vêtements pour nous ?
   - Noble Hôte, j’y ai justement pensé. J’ai des pèlerines neuves pour donner à ceux dont les affaires sont trop délabrées et j’ai même une clochette qui a été abandonnée, il y a bien longtemps.
Paci montra sur le mur, une baguette au bout de laquelle pendait une clochette bien ternie par le temps.
   - Alors ne perdons pas de temps, plus nous serons loin, mieux cela sera, déclara Riak. 
Le soleil n’avait pas atteint son zénith qu’ils avaient quitté Frill.

dimanche 6 mai 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 50

La pirogue du maître était ancienne et très ornée. Elle était assez large pour que le maître se tienne assis sous un dais rouge en hauteur en laissant un passavant généreux. Ainsi on le voyait de loin. À ses pieds, trois apprentis le servaient et recueillaient ses enseignements. Devant il y avait cinq rangs de rameurs et autant derrière. Les paroles-cris avaient été dites. Dès que sa pirogue eut atteint le cours principal de la Suaho, d’autres embarcations approchèrent pour donner leurs offrandes et recevoir qui un conseil, qui un enseignement. Les visiteurs montaient à bord, passaient devant un disciple qui recevait l’offrande et à qui ils exposaient le motif de leur venue. Ce dernier allait voir le maître qui répondait ou qui faisait venir le demandeur. Entre deux visites, la lourde barque avançait avec lenteur et majesté.
Koubaye, habillé en disciple, assis sur un tabouret au pied du maître, écoutait et découvrait la vie du delta et de ses habitants. À côté de lui, Siemp essayait de ne pas bouger. Lui, l’homme des grands espaces et des grandes courses, souffrait de cette immobilité. Le troisième était Résal. Le maître l’avait fait asseoir juste à côté de lui et avait posé sa main sur son épaule. Résal en avait été très troublé. Pour la première fois de sa vie, il se tenait à côté d’un des plus hauts savoirs et écoutait ses enseignements. Dazem avait lui été très étonné de ce voyage, mais en disciple obéissant n’avait rien objecté. Les raisons du maître étaient profondes et il voyait tellement plus loin que lui qu’il lui accordait une confiance aveugle. Comme à chaque sortie, il assurait la réception des offrandes et des demandeurs.
La barque de la tribu des Tonda s’était prudemment écartée en voyant sortir la pirogue du maître. Koubaye les avait vus s’éloigner vers le lac. Il s’était alors détendu et avait laissé son esprit suivre les méandres de la pensée du maître. Assis bien droit, il semblait regarder un monde que les autres ne voyaient pas. Il parlait doucement mais sans discontinuer. Il s’arrêtait parfois laissant passer de longs moments de silence puis reprenait le fil de son discours. Si Résal qui était le plus proche du maître semblait hypnotisé, Siemp restait tendu. Koubaye le sentait toujours sur le qui-vive. Quand un visiteur venait interroger le maître, Siemp en profitait pour inspecter les environs.
Si le corps de Koubaye voyageait tranquillement sur la Suaho, son esprit voyageait entre deux mondes. Il y avait le monde habituel avec toutes ses représentations et ses jugements et le monde de la réalité de son ressenti intérieur. Écouter le maître lui permettait d’éclairer ce qu’il ressentait.
Quand le soir fut venu, ils firent escale dans un petit village au bord de la rivière qui avait décoré la grande maison de fleurs et de lumière en l’honneur du maître. La pirogue accosta. Dazem leur avait expliqué comment tenir leur rôle de disciples du maître. Lui et Résal marcheraient juste devant le maître, chacun d’un côté. Siemp et Koubaye resteraient derrière, tête baissée sous le capuchon rabattu. Ils seraient les disciples silencieux. Siemp avait demandé des explications sur ce qui arriverait si quelqu’un les interrogeait. Le maître avait répondu qu’on n’interrogeait pas un disciple silencieux. L’initiation nécessitait un temps de silence et de méditation. Ils étaient ces disciples et devraient toujours rester ainsi derrière lui, sans rien dire, sans rien regarder, mains dans les manches et tête dans l’ombre de la capuche.
Dans la nuit qui tombait, à la lueur vacillante des torches, le maître et ses disciples parcoururent la haie d’honneur qu’on leur avait faite. La soirée fut longue. Assis sur des rondins dans l’ombre, derrière le maître, Siemp et Koubaye virent défiler tout ce que la tribu comptait comme gens importants. Quand l’heure de l’étoile de Lex arriva, le maître exprima le désir de se retirer. On les conduisit au bout de la grande maison. Des nattes avaient été tendues comme des murs, délimitant un espace privé pour le repos du maître. D’autres nattes posées à même le sol leur serviraient de lit. Koubaye se retrouva près de la séparation. Il vit le maître s’asseoir en position de méditation près d’un poteau. Dazem fit de même contre le mur. Résal, après avoir observé ce qu’ils faisaient, tenta le même type de posture. Koubaye et Siemp s’allongèrent. Ils eurent droit à un rondin comme oreiller. En attendant que le sommeil arrive, Koubaye écouta les bruits. Dans la grande maison, le conteur avait commencé ses récits. Il entendit parler de la première Bébénalki et puis il entendit d’autres récits sur le début des origines des Tréïbens et sur la naissance de Bénalki, fille de Youlba.
Le conteur parlait des temps avant les temps.  Rma déjà filait. Il avait commencé à tisser le monde. Les fils primordiaux s’entremêlaient en suivant son inspiration et son désir. D’un fil sombre, il avait fait sa trame, l’éclaircissant de navette en navette. Thra était né de ce dessin primordial. Puis d’autres fils étaient venus enrichir sa palette. Les dieux étaient nés.
Thra modelait la terre et Youlba, tout à sa colère de n’être pas la première, la parcourait en hurlant. Les montagnes étaient nées du désir de Thra de contenir Youlba, mais elle avait contourné les montagnes et hululait dans les défilés. Elle avait fait de l’eau du ciel son armée. Alors Thra avait dessiné les rivières et les fleuves pour emmener les eaux vers le repos de la mer. Avec l’eau du sol, Thra avait nourri la terre et avait fait naître les plantes. Il en avait décoré la terre. Là où maintenant, il y avait le lac, Thra avait fait sa pépinière, créant toutes sortes de plantes et de fleurs. Youlba en avait conçu de la jalousie. Thra avait mis à l’ouest les grandes plaines qui épuisaient ses vents et asséchaient ses nuages. Elle en conçut une colère encore plus grande. Elle tempêta tant et plus qu’elle devint enragée. Thra, qui habitait alors le mont des vents, vit arriver du haut de sa plus haute tour, un immense ouragan. Quand il vit que les grandes plaines n’en venaient pas à bout, il courut à sa pépinière. Il y arriva quand les premiers vents frappèrent ses arbrisseaux, les arrachant comme on fauche les blés. Thra se jeta dans le combat face à Youlba qui libérait ses cataractes.
En ces temps où les hommes n’existaient pas, nul ne put décrire la violence des dieux. Rma entremêla les fils de Thra et de Youlba. Il leur donna la couleur de la boue. Quand ils eurent épuisé leur colère et leurs forces, Thra et Youlba se retirèrent laissant derrière eux une vaste étendue de boue et sans vie. Rma en fit un nouveau fil, sombre et dense. Quand la boue se décanta, Rma tissa une vie de terre et d’eau, fille de la colère de Youlba et de Thra. C’est ainsi que naquit Bénalki. Déesse, fille des dieux, elle régna sur ce monde informe. Thra dota sa fille du pouvoir de faire naître les plantes de la terre et de l’eau. Youlba, quant à elle, promit à sa fille de toujours lui donner l’eau et le vent. Quand Bénalki fut lassée de voir pousser les plantes et couler l’eau, elle s’inventa des serviteurs pour la distraire. Ainsi naquirent les Tréïbens.
L’esprit de Koubaye flottait. Il vivait un rêve étrange où se mêlaient Rma le fileur de temps, Thra, Youlba et les autres dieux. Riak y était comme un oiseau volant au milieu des filets que tendaient les uns et les autres, à la fois libre et obligée de suivre un chemin que les obstacles lui dessinaient.
Le matin, il avait la tête lourde. Après un repas léger, le maître s’installa sous un dais devant la grande maison. Il y avait déjà la queue pour lui parler. Ils virent ainsi défiler toute une humanité qui cherchait des réponses. Koubaye dut rester immobile presque toute la journée comme un bon disciple assis derrière son maître à écouter la bonne parole. Il sentait l’esprit de Résal captivé par chacune des sentences du maître.
Au milieu de la matinée et au milieu de l’après-midi, ils eurent le droit de suivre le maître qui faisait une promenade. Dans la soirée, ils eurent droit d’assister à la fête organisée en l’honneur de la visite du maître.
Koubaye fut heureux le lendemain matin de reprendre la navigation. S’ils n’allaient pas très vite, ils avançaient vers le mont des vents au son des enseignements du maître.
Pour une journée de navigation, il y avait une journée à terre dans un village. Le cérémonial était le même. Koubaye sentait Siemp bouillir de cette inaction. Il jouait pourtant son rôle à merveille.
Ils mirent trois jours à atteindre Cercières. Là, la réception fut grandiose. La tribu était accueillante et honorée de recevoir la visite du maître. Siemp cherchait comment partir sans trouver. Ils étaient en permanence autour du maître. Après la fête quand le maître se retira pour se reposer, Siemp l’aborda :
   - Maître !
   - Oui, homme des grands espaces ?
   - Nous devons continuer notre voyage vers le mont des vents… et je ne vois pas comment partir. Partout, il y a la foule qui vous entoure, qui nous entoure...
   - Ne sois pas inquiet. Demain je ferai ce qu’il faut… Maintenant il nous faut nous reposer.
Le lendemain, le maître, devant les requérants, donna cérémonieusement un paquet à Siemp et Koubaye en leur demandant d'aller chez les grands-marcheurs. Ils saluèrent le maître en faisant une profonde révérence. Les gens les laissèrent passer. Ils regardèrent à peine les deux disciples qui s’éloignaient, tout impatient de pouvoir être reçus.
Il fallut beaucoup de retenue à Siemp pour ne pas courir. Quand il arriva devant la maison des grands marcheurs, il se fit reconnaître. Koubaye l'entendit soupirer de satisfaction en retirant ses habits de disciple. Bientôt ils se retrouvèrent avec la mère de la maisonnée pour échanger les nouvelles. Si le treïbénalki et la bébénalki occupaient une grande place, les mouvements des seigneurs faisaient l'objet de toutes les attentions. La mort de ceux qui s'étaient noyés avait déclenché une répression. Les tréïbens s'étaient réfugiés sur leurs bateaux comme d'habitude. Les autres avaient fui quand ils avaient pu. Les seigneurs cherchaient les complices. À Cercières, leur influence était moindre. Il leur faudrait être prudent malgré tout.
Koubaye écoutait les nouvelles d’une oreille distraite. Siemp, qui avait porté le paquet pendant tout le trajet, l’avait posé. Koubaye l’avait ramassé et depuis le tournait et retournait dans ses mains. Il sentait une émanation de puissance. Il laissa son esprit vagabonder. Il se sentit emporté dans un maelström de couleurs et de mouvements. Le monde vivait des bouleversements. Il était pierre, caillou, rocher roulant, ballotté de droite et de gauche dans un espace sens dessus dessous. La puissance de la terre le poussait quand la puissance de l'eau le tirait. Dans un dernier soubresaut, il fut propulsé avec un geyser d'eau vers le haut. La force de la terre imprégna sa trame la plus profonde. Arrivé au sommet, l'éclair qui le frappa remplit ce qui restait de sa nature. Dans le calme qui suivit, la pierre sédimenta doucement, pulsant d'énergie. C'est alors que vint la main qui le recueillit. Il devint jeu, allumant des traces multicolores dans l'eau où le lançait la main. Ce fut un temps de joie. Les lancers s'épuisèrent. Il se retrouva simplement posé.
Et puis, alors que petit à petit les sédiments le recouvraient, la main vint le chercher. Elle ne le lança pas mais le donna aux petits êtres qui peuplaient le grand lac. Si tous soupçonnaient sa puissance, aucun ne sut la maîtriser. La pierre fut l'enjeu de guerres et de conflits jusqu'au jour où le premier des sages confectionna l’écrin qui encore aujourd'hui la contenait.
   - Koubaye ! Koubaye !
Koubaye regarda Siemp qui l’appelait, l’air inquiet. Lui était encore dans le récit de la pierre de Bénalki. Il mit un peu de temps à retrouver le réel, se sentant encore comme le caillou qui était dans la boîte. Il expliqua à Siemp et à la mère de la maisonnée que le colis devait le suivre jusqu’au mont des vents. Les autres le regardèrent comme s’il n’avait pas toute sa tête. Et puis la mère de la maisonnée demanda à voir ce qui était inscrit sur le paquet. Koubaye lui donna. Les signes, tracés sur les grandes feuilles d’un arbre du marais qui servaient d’emballage, lui étaient étrangers. Il les avait vus, avait trouvé joli le dessin qu’ils formaient. La Oh’men qui dirigeait le relais les parcourut. Elle déclara :
   - Il a raison, le maître demande que ce dépôt qu’il nous confie soit gardé au mont des vents pour le protéger.
Koubaye ajouta :
   - Il ne faut pas qu’on reste ici. Les seigneurs regroupent leurs forces. Déjà leurs espions sont à l’affût de tout ce qui est inhabituel.
Siemp le regarda bizarrement, étonné par la fermeté de la voix de Koubaye et par son ton de commandement. Il se tourna vers la mère de la maisonnée et demanda s’ils pouvaient partir sans attendre.
   - Aller à la prochaine maisonnée demande une journée. Si vous partez maintenant… l’étoile de Lex sera levée avant que vous ne soyez arrivés.
    - J’entends tes arguments, la mère, mais il nous faut partir.
La mère de la maisonnée n’ajouta rien et commença à donner les ordres pour leur départ, étonnée quand même qu’un Oh’men tel que Siemp se laisse commander par un petit jeune comme Koubaye. Elle les emmena à la réserve des échasses. Ils choisirent les plus grandes et les plus rapides et dès que les musettes furent prêtes, ils partirent.
Siemp fut heureux de retrouver le plaisir de ces grandes enjambées et du vent sur sa peau. Il en aurait couru de plaisir. Il ne vit pas l’homme qui, l’air de rien, vint demander au portier si les disciples du maître étaient encore dans la maisonnée.