dimanche 6 mai 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 50

La pirogue du maître était ancienne et très ornée. Elle était assez large pour que le maître se tienne assis sous un dais rouge en hauteur en laissant un passavant généreux. Ainsi on le voyait de loin. À ses pieds, trois apprentis le servaient et recueillaient ses enseignements. Devant il y avait cinq rangs de rameurs et autant derrière. Les paroles-cris avaient été dites. Dès que sa pirogue eut atteint le cours principal de la Suaho, d’autres embarcations approchèrent pour donner leurs offrandes et recevoir qui un conseil, qui un enseignement. Les visiteurs montaient à bord, passaient devant un disciple qui recevait l’offrande et à qui ils exposaient le motif de leur venue. Ce dernier allait voir le maître qui répondait ou qui faisait venir le demandeur. Entre deux visites, la lourde barque avançait avec lenteur et majesté.
Koubaye, habillé en disciple, assis sur un tabouret au pied du maître, écoutait et découvrait la vie du delta et de ses habitants. À côté de lui, Siemp essayait de ne pas bouger. Lui, l’homme des grands espaces et des grandes courses, souffrait de cette immobilité. Le troisième était Résal. Le maître l’avait fait asseoir juste à côté de lui et avait posé sa main sur son épaule. Résal en avait été très troublé. Pour la première fois de sa vie, il se tenait à côté d’un des plus hauts savoirs et écoutait ses enseignements. Dazem avait lui été très étonné de ce voyage, mais en disciple obéissant n’avait rien objecté. Les raisons du maître étaient profondes et il voyait tellement plus loin que lui qu’il lui accordait une confiance aveugle. Comme à chaque sortie, il assurait la réception des offrandes et des demandeurs.
La barque de la tribu des Tonda s’était prudemment écartée en voyant sortir la pirogue du maître. Koubaye les avait vus s’éloigner vers le lac. Il s’était alors détendu et avait laissé son esprit suivre les méandres de la pensée du maître. Assis bien droit, il semblait regarder un monde que les autres ne voyaient pas. Il parlait doucement mais sans discontinuer. Il s’arrêtait parfois laissant passer de longs moments de silence puis reprenait le fil de son discours. Si Résal qui était le plus proche du maître semblait hypnotisé, Siemp restait tendu. Koubaye le sentait toujours sur le qui-vive. Quand un visiteur venait interroger le maître, Siemp en profitait pour inspecter les environs.
Si le corps de Koubaye voyageait tranquillement sur la Suaho, son esprit voyageait entre deux mondes. Il y avait le monde habituel avec toutes ses représentations et ses jugements et le monde de la réalité de son ressenti intérieur. Écouter le maître lui permettait d’éclairer ce qu’il ressentait.
Quand le soir fut venu, ils firent escale dans un petit village au bord de la rivière qui avait décoré la grande maison de fleurs et de lumière en l’honneur du maître. La pirogue accosta. Dazem leur avait expliqué comment tenir leur rôle de disciples du maître. Lui et Résal marcheraient juste devant le maître, chacun d’un côté. Siemp et Koubaye resteraient derrière, tête baissée sous le capuchon rabattu. Ils seraient les disciples silencieux. Siemp avait demandé des explications sur ce qui arriverait si quelqu’un les interrogeait. Le maître avait répondu qu’on n’interrogeait pas un disciple silencieux. L’initiation nécessitait un temps de silence et de méditation. Ils étaient ces disciples et devraient toujours rester ainsi derrière lui, sans rien dire, sans rien regarder, mains dans les manches et tête dans l’ombre de la capuche.
Dans la nuit qui tombait, à la lueur vacillante des torches, le maître et ses disciples parcoururent la haie d’honneur qu’on leur avait faite. La soirée fut longue. Assis sur des rondins dans l’ombre, derrière le maître, Siemp et Koubaye virent défiler tout ce que la tribu comptait comme gens importants. Quand l’heure de l’étoile de Lex arriva, le maître exprima le désir de se retirer. On les conduisit au bout de la grande maison. Des nattes avaient été tendues comme des murs, délimitant un espace privé pour le repos du maître. D’autres nattes posées à même le sol leur serviraient de lit. Koubaye se retrouva près de la séparation. Il vit le maître s’asseoir en position de méditation près d’un poteau. Dazem fit de même contre le mur. Résal, après avoir observé ce qu’ils faisaient, tenta le même type de posture. Koubaye et Siemp s’allongèrent. Ils eurent droit à un rondin comme oreiller. En attendant que le sommeil arrive, Koubaye écouta les bruits. Dans la grande maison, le conteur avait commencé ses récits. Il entendit parler de la première Bébénalki et puis il entendit d’autres récits sur le début des origines des Tréïbens et sur la naissance de Bénalki, fille de Youlba.
Le conteur parlait des temps avant les temps.  Rma déjà filait. Il avait commencé à tisser le monde. Les fils primordiaux s’entremêlaient en suivant son inspiration et son désir. D’un fil sombre, il avait fait sa trame, l’éclaircissant de navette en navette. Thra était né de ce dessin primordial. Puis d’autres fils étaient venus enrichir sa palette. Les dieux étaient nés.
Thra modelait la terre et Youlba, tout à sa colère de n’être pas la première, la parcourait en hurlant. Les montagnes étaient nées du désir de Thra de contenir Youlba, mais elle avait contourné les montagnes et hululait dans les défilés. Elle avait fait de l’eau du ciel son armée. Alors Thra avait dessiné les rivières et les fleuves pour emmener les eaux vers le repos de la mer. Avec l’eau du sol, Thra avait nourri la terre et avait fait naître les plantes. Il en avait décoré la terre. Là où maintenant, il y avait le lac, Thra avait fait sa pépinière, créant toutes sortes de plantes et de fleurs. Youlba en avait conçu de la jalousie. Thra avait mis à l’ouest les grandes plaines qui épuisaient ses vents et asséchaient ses nuages. Elle en conçut une colère encore plus grande. Elle tempêta tant et plus qu’elle devint enragée. Thra, qui habitait alors le mont des vents, vit arriver du haut de sa plus haute tour, un immense ouragan. Quand il vit que les grandes plaines n’en venaient pas à bout, il courut à sa pépinière. Il y arriva quand les premiers vents frappèrent ses arbrisseaux, les arrachant comme on fauche les blés. Thra se jeta dans le combat face à Youlba qui libérait ses cataractes.
En ces temps où les hommes n’existaient pas, nul ne put décrire la violence des dieux. Rma entremêla les fils de Thra et de Youlba. Il leur donna la couleur de la boue. Quand ils eurent épuisé leur colère et leurs forces, Thra et Youlba se retirèrent laissant derrière eux une vaste étendue de boue et sans vie. Rma en fit un nouveau fil, sombre et dense. Quand la boue se décanta, Rma tissa une vie de terre et d’eau, fille de la colère de Youlba et de Thra. C’est ainsi que naquit Bénalki. Déesse, fille des dieux, elle régna sur ce monde informe. Thra dota sa fille du pouvoir de faire naître les plantes de la terre et de l’eau. Youlba, quant à elle, promit à sa fille de toujours lui donner l’eau et le vent. Quand Bénalki fut lassée de voir pousser les plantes et couler l’eau, elle s’inventa des serviteurs pour la distraire. Ainsi naquirent les Tréïbens.
L’esprit de Koubaye flottait. Il vivait un rêve étrange où se mêlaient Rma le fileur de temps, Thra, Youlba et les autres dieux. Riak y était comme un oiseau volant au milieu des filets que tendaient les uns et les autres, à la fois libre et obligée de suivre un chemin que les obstacles lui dessinaient.
Le matin, il avait la tête lourde. Après un repas léger, le maître s’installa sous un dais devant la grande maison. Il y avait déjà la queue pour lui parler. Ils virent ainsi défiler toute une humanité qui cherchait des réponses. Koubaye dut rester immobile presque toute la journée comme un bon disciple assis derrière son maître à écouter la bonne parole. Il sentait l’esprit de Résal captivé par chacune des sentences du maître.
Au milieu de la matinée et au milieu de l’après-midi, ils eurent le droit de suivre le maître qui faisait une promenade. Dans la soirée, ils eurent droit d’assister à la fête organisée en l’honneur de la visite du maître.
Koubaye fut heureux le lendemain matin de reprendre la navigation. S’ils n’allaient pas très vite, ils avançaient vers le mont des vents au son des enseignements du maître.
Pour une journée de navigation, il y avait une journée à terre dans un village. Le cérémonial était le même. Koubaye sentait Siemp bouillir de cette inaction. Il jouait pourtant son rôle à merveille.
Ils mirent trois jours à atteindre Cercières. Là, la réception fut grandiose. La tribu était accueillante et honorée de recevoir la visite du maître. Siemp cherchait comment partir sans trouver. Ils étaient en permanence autour du maître. Après la fête quand le maître se retira pour se reposer, Siemp l’aborda :
   - Maître !
   - Oui, homme des grands espaces ?
   - Nous devons continuer notre voyage vers le mont des vents… et je ne vois pas comment partir. Partout, il y a la foule qui vous entoure, qui nous entoure...
   - Ne sois pas inquiet. Demain je ferai ce qu’il faut… Maintenant il nous faut nous reposer.
Le lendemain, le maître, devant les requérants, donna cérémonieusement un paquet à Siemp et Koubaye en leur demandant d'aller chez les grands-marcheurs. Ils saluèrent le maître en faisant une profonde révérence. Les gens les laissèrent passer. Ils regardèrent à peine les deux disciples qui s’éloignaient, tout impatient de pouvoir être reçus.
Il fallut beaucoup de retenue à Siemp pour ne pas courir. Quand il arriva devant la maison des grands marcheurs, il se fit reconnaître. Koubaye l'entendit soupirer de satisfaction en retirant ses habits de disciple. Bientôt ils se retrouvèrent avec la mère de la maisonnée pour échanger les nouvelles. Si le treïbénalki et la bébénalki occupaient une grande place, les mouvements des seigneurs faisaient l'objet de toutes les attentions. La mort de ceux qui s'étaient noyés avait déclenché une répression. Les tréïbens s'étaient réfugiés sur leurs bateaux comme d'habitude. Les autres avaient fui quand ils avaient pu. Les seigneurs cherchaient les complices. À Cercières, leur influence était moindre. Il leur faudrait être prudent malgré tout.
Koubaye écoutait les nouvelles d’une oreille distraite. Siemp, qui avait porté le paquet pendant tout le trajet, l’avait posé. Koubaye l’avait ramassé et depuis le tournait et retournait dans ses mains. Il sentait une émanation de puissance. Il laissa son esprit vagabonder. Il se sentit emporté dans un maelström de couleurs et de mouvements. Le monde vivait des bouleversements. Il était pierre, caillou, rocher roulant, ballotté de droite et de gauche dans un espace sens dessus dessous. La puissance de la terre le poussait quand la puissance de l'eau le tirait. Dans un dernier soubresaut, il fut propulsé avec un geyser d'eau vers le haut. La force de la terre imprégna sa trame la plus profonde. Arrivé au sommet, l'éclair qui le frappa remplit ce qui restait de sa nature. Dans le calme qui suivit, la pierre sédimenta doucement, pulsant d'énergie. C'est alors que vint la main qui le recueillit. Il devint jeu, allumant des traces multicolores dans l'eau où le lançait la main. Ce fut un temps de joie. Les lancers s'épuisèrent. Il se retrouva simplement posé.
Et puis, alors que petit à petit les sédiments le recouvraient, la main vint le chercher. Elle ne le lança pas mais le donna aux petits êtres qui peuplaient le grand lac. Si tous soupçonnaient sa puissance, aucun ne sut la maîtriser. La pierre fut l'enjeu de guerres et de conflits jusqu'au jour où le premier des sages confectionna l’écrin qui encore aujourd'hui la contenait.
   - Koubaye ! Koubaye !
Koubaye regarda Siemp qui l’appelait, l’air inquiet. Lui était encore dans le récit de la pierre de Bénalki. Il mit un peu de temps à retrouver le réel, se sentant encore comme le caillou qui était dans la boîte. Il expliqua à Siemp et à la mère de la maisonnée que le colis devait le suivre jusqu’au mont des vents. Les autres le regardèrent comme s’il n’avait pas toute sa tête. Et puis la mère de la maisonnée demanda à voir ce qui était inscrit sur le paquet. Koubaye lui donna. Les signes, tracés sur les grandes feuilles d’un arbre du marais qui servaient d’emballage, lui étaient étrangers. Il les avait vus, avait trouvé joli le dessin qu’ils formaient. La Oh’men qui dirigeait le relais les parcourut. Elle déclara :
   - Il a raison, le maître demande que ce dépôt qu’il nous confie soit gardé au mont des vents pour le protéger.
Koubaye ajouta :
   - Il ne faut pas qu’on reste ici. Les seigneurs regroupent leurs forces. Déjà leurs espions sont à l’affût de tout ce qui est inhabituel.
Siemp le regarda bizarrement, étonné par la fermeté de la voix de Koubaye et par son ton de commandement. Il se tourna vers la mère de la maisonnée et demanda s’ils pouvaient partir sans attendre.
   - Aller à la prochaine maisonnée demande une journée. Si vous partez maintenant… l’étoile de Lex sera levée avant que vous ne soyez arrivés.
    - J’entends tes arguments, la mère, mais il nous faut partir.
La mère de la maisonnée n’ajouta rien et commença à donner les ordres pour leur départ, étonnée quand même qu’un Oh’men tel que Siemp se laisse commander par un petit jeune comme Koubaye. Elle les emmena à la réserve des échasses. Ils choisirent les plus grandes et les plus rapides et dès que les musettes furent prêtes, ils partirent.
Siemp fut heureux de retrouver le plaisir de ces grandes enjambées et du vent sur sa peau. Il en aurait couru de plaisir. Il ne vit pas l’homme qui, l’air de rien, vint demander au portier si les disciples du maître étaient encore dans la maisonnée.

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