La correspondance suite :.... Le fils

Premier épisode

L'amiral transpirait dans son costume chamarré. L'homme capable de provoquer l'apocalypse tremblait. La disparition de la huitième flotte était un rude coup que l'empereur ne lui pardonnerait peut-être pas.
Autour de lui une nuée de secrétaires s'affairait, lui transmettait les nouvelles, prenait les ordres. Lui marchait de long en large incapable de s'asseoir. Dans la grande antichambre, la tension régnait. La proximité de l'empereur rendait tout le monde nerveux. Chaque fois que s'ouvrait la porte, tout s'arrêtait. Le silence tombait brutalement, seules les sonneries des différentes machines électroniques externes persistaient.
L'huissier appelait à haute voix le visiteur suivant. Quand la porte se refermait, le brouhaha reprenait.
Ce fut son tour.
Il subit sans broncher les différents scopes de détection. Dans la première pièce, il laissa ses armes. Dans la deuxième, il posa toutes ses prothèses communicantes. Dans la troisième il dut supporter le  scanner à pensées fait pour traquer les éventuelles intentions mauvaises vis-à-vis de l'empereur, avant que d'entrer dans la quatrième salle où il attendit dans l'angoisse de l'entrevue sous le regard attentif des gardes-empereur, des géants surarmés prêts à tout. Il se mit à penser aux derniers bruits de couloir du palais. L'empereur avait une nouvelle concubine qui l'accaparait  beaucoup. Il avait rencontré le Chambellan impérial qui lui en avait parlé. Issue d'une planète récemment conquise, elle avait une beauté exotique qui charmait le maître suprême. Celui-ci avait même fait modifier le palais pour lui plaire au grand désespoir des épouses et concubines en place. L'amiral espérait que tout à sa découverte, l'empereur minimiserait cette défaite. Il était d'autant plus mal à l'aise qu'il avait minimisé l'engagement dans les marges orientales. A ces yeux cette petite région de la galaxie devait nécessiter une campagne courte. De ce que lui avait rapporté les espions et les différentes sondes, leur niveau technologique étaient assez faible. Les vaisseaux impériaux auraient dû en venir  facilement à bout. A son grand étonnement après quelques escarmouches victorieuses, la grande bataille avait tourné au désastre pour la huitième flotte. Les experts analysaient encore les données des ordinateurs. Leur hypothèse ne lui plaisait pas. Les margiens auraient des armes redoutables perçant les champs de défense des vaisseaux impériaux. Quant aux lasers hyperpuissants, ils étaient inefficaces sur des coques plus réfléchissantes que les créations impériales.
Il fut tiré de ses réflexions par l'agitation des gardes-empereurs. Ceux-ci rectifièrent la position avant même que ne s'ouvre la porte des appartements. L'amiral était toujours étonné de leur prescience. Lui-même se mit debout au garde à vous. En d'autres occasions l'empereur lui avait montré presque de la sympathie. L'amiral pensa qu'aujourd'hui  il valait mieux ne pas contrarier son maître. Ce ne fut pas l'empereur qui apparut mais un simple huissier.
- Amiral Tchecanstin? 

- Oui, c'est bien moi
- Suivez-moi!
L'amiral en fut mortifié. Lui qui venait très régulièrement  rencontrer  l'empereur, qui l'avait au visiophone plusieurs fois par jour, venait d'être traité comme le dernier provincial à sa première requête. Il prit peur pour la suite. En sortirait-il vivant?
Le chambellan l'avait prévenu mais l'amiral fut ébahi de ce qu'il découvrit derrière la porte. L'empereur avait fait reconstituer le monde  de sa nouvelle concubine. Il pénétra dans une luxuriante forêt à la suite de l'huissier qui avançait impavide et raide. La pensée des grands carnivores qui peuplaient cet environnement, lui traversa l'esprit en entendant un feulement sur sa droite. L'empereur avait-il importé ces redoutables chasseurs ? L'huissier, qui avait aussi entendu, prit la peine de préciser :
"Ce ne sont que des enregistrements holo, il n'y a aucun risque!"
Bientôt, il devina l'ombre du fauve sur sa droite derrière les arbres. Ce que lui avait dit l'huissier ne le rassurait pas complètement. Son escorte de quatre gardes-empereur lui semblait beaucoup plus sûre quand il prit conscience que les feuilles bougeaient en fonction des mouvements  du félin. Ou bien la simulation holo avait encore fait des progrès, ou bien, l'animal qui les suivait était tout ce qu'il y a de plus réel. Il n'arriva à aucune conclusion, un rire attira son attention.
Il se tendit : l'empereur était là.
Il se prosterna selon les règles et attendit.
"Je suis très mécontent, amiral. Vraiment très mécontent."
Le ton était sec et coupant. Une colère froide, il allait avoir droit à une colère froide. Sa peur augmenta d'un cran.
"Une escarmouche Majesté! Ce n'était qu'une première bataille. La guerre n'est pas perdue."
Il prit un coup sur le dos qui l'allongea par terre. Il avait répondu sans attendre l'autorisation. Il se mordit les lèvres pour ne pas crier. C'était pire que ce qu'il craignait. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas respecté ce point du protocole en présence de l'empereur.
"Le manque de discipline est une faute grave dans mes armées, Amiral!"
Il vit les pieds de l'empereur entrer dans son champ de vision.
"Les mutins, ça se mate! Huissier, le boîtier!"
L'amiral ne put se retenir de trembler. Ce boîtier était célèbre dans tout l'empire. Il servait d'instrument de torture à l'empereur qui faisait filmer et diffuser les tourments de ses victimes. D'atroces images défilèrent devant ses yeux. Malgré le contrôle renforcé auquel il  s'entraînait tous les jours, il comprit qu'il allait mourir. Dans sa tête la seule question fut celle de la souffrance.
C'est alors que son cœur s'arrêta. L'angoisse fut intolérable. Dans dix au plus quinze secondes, il serait inconscient et la mort serait irréversible dans trois minutes. Son esprit se tourna vers sa famille, il voulait qu'au moins sa dernière pensée soit pour eux. Puis ce fut le noir.
La souffrance du réveil fut intense. Son cœur battait  irrégulièrement. Une main géante devait lui serrer la poitrine pour lui faire aussi mal. Il sentit qu'il s'était souillé. La honte et la peur l'envahirent.
"Alors amiral, on fait moins le fier!"
Une décharge électrique lui traversa le thorax provoquant un nouvel arrêt cardiaque. Sa conscience s'obscurcit quand une nouvelle décharge relança les battements. L'empereur jouait à le faire mourir encore et encore. Combien de chocs supporterait-il?
Il entendit sans comprendre les paroles de l'empereur. Il sut que ce choc serait le dernier.
Un rire joyeux se fit entendre. Une voix douce comme une harpe chanta un peu plus loin. Le choc ne vint pas. Une voix rude répondit sur le même ton. L'amiral reconnut celle de l'empereur.
" La chance est vôtre, amiral! Ma douce m'attend et vous ne valez pas la peine de la faire attendre. Je vous laisse une chance."
Un garde-empereur ramassa l'amiral et le jeta sur son épaule comme un vulgaire sac. Le désir de l'empereur était clair. Il le ramena dans l'antichambre et l'expédia par terre. Ses aides de camp furent immédiatement auprès de lui. Une équipe médicale surgit presque instantanément pour le prendre en charge. Les autres courtisans se détournèrent. Il n'est jamais bon d'être trop prêt des réprouvés.

Deuxième épisode 


Première scène
J'écoutais le brouhaha du mess pendant que je dégustais une bière. Pas très bonne la bière mais ici aux confins du système AZ4, trouver de la bonne bière était impossible. La base était en alerte. Cela ne changeait rien à sa routine, si ce n'est que toute les permissions étaient suspendues. Les bruits les plus fous couraient. On parlait de mission d'intervention. Sur cette base de chasseurs de défense de système, on citait des lieux aussi différents que le système N410 qui venait d'être conquis ou que le système de Tanka soumis à la pression des extérieurs, ces populations de sans planète qui vivaient de rapines et de raids. Ce qui était arrivé à l'amiral Tchecanstin occupait aussi une bonne place dans les conversations. Il y avait ceux qui approuvaient l'empereur et quelques autres qui exprimaient leur désaccord. En tout cas dans le cercle fermé du mess entre copains. Personne n'aurait osé tenir des propos critiques ailleurs à part un fou.
Le casque de contrôle me gênait. Sa mise en place datait de quelques jours et son aspect trop neuf me désignait comme un bleu dans cette unité.
J'entendis "Bonjour".
-Bonjour, dis-je.
-Tu es nouveau ici, tu offres une bière.
Ce n'était pas une question. Je fis signe au serveur qui arriva avec une bouteille différente de la mienne.
"Ouais, ici, j'ai mes habitudes".
Je le regardais mieux pendant qu'il buvait ses premières gorgées. Son uniforme propre mais fatigué, son casque de contrôle aux multiples traces d'usure traduisaient un vétéran. Moi je n'étais qu'un bleu et j'avais intérêt à faire attention.
"Tu viens d'où?"
Question piège, je savais qu'on me testerait, que mes réponses seraient décortiquées et vérifiées pour voir si on me rangeait dans les moutons ou dans les lions, à moins que me prenne pour un surveillant caché aux ordres de l'empereur.
Je ne me dépêchais pas de répondre, buvant aussi ma bière à petites
gorgées. Je sentais son regard sur moi. Je répondis sans le regarder
-Tu sais ça très bien. Le résOrd a déjà tout dit
-Fais pas le malin, on sait que t'es qu'un pilote d'avion reconverti
Il avait mis tout son mépris en disant "pilote d'avion".
"J'devrais dire conducteur de bus volant, alors fais pas le malin comme hier!"
Me plantant là, il tourna le dos et partit.
J'avais été admis dans l'unité des chasseurs parce que l'armée avait
besoin de pilotes mais lors de mon deuxième entraînement sur simulateur, j'avais battu le record de la base. J'avais bien sûr été voir sur le résOrd qui détenait  l'ancien  record. La photo de  Jarwen  était apparue sur l'écran. Le résOrd ne s'était pas trompé, mais il ne se trompait jamais, en le décrivant comme susceptible. Cette première rencontre avec lui ne me laissait rien présager de bon.
Je finis ma bière, mis le doigt sur le point paiement et sortis sans rien dire. Tous les regards me suivaient
 


Deuxième scène
Les astéroïdes défilaient de part et d'autre de mon chasseur. C'était
grisant. C'était mon deuxième vol réel mais quel bonheur. Mes sens étaient étendus aux perceptions même du chasseur. Mon casque de contrôle fonctionnait parfaitement. J'étais le chasseur et je suivais en tenant la formation, mon leader qui se trouvait être Jarwen. Je sentais  bien qu'il me testait. Ce champ de cailloux volants ne devait pas être  au programme de mon vol. Les autres avaient décroché. Sur mon radar, je  voyais le groupe des jeunes pilotes faire le tour de la zone derrière le second de Jarwen. Les histoires entendues à propos de jeunes pilotes perdus corps et biens dans les champs d'astéroïdes me revinrent. Je souris. Voilà ce qu'il me réservait, un accident de débutant. Devant moi, le chasseur de Jarwen luttait pour choisir ses caps. Il passait parfois très près de l'accident. Je sentais ses hésitations. Je le suivais sans forcer tellement les passages me semblaient évidents. J'avais même coupé les alarmes de proximité qui me gênaient pour évoluer. Je vis Jarwen prendre par tribord alors que je sentais que le bon chemin était héliotrope. Je mis mon intercom en route
- De bleu 2 à Leader 1, de bleu 2 à leader 1, on va vers une impasse!
- T'as la trouille, bleu 2?
Un signal m'avertit qu'il avait mis le codage autour de nos machines
comme sur un champ de bataille. Personne ne pouvait nous entendre.
- De bleu 2 à leader 1, pas de problème je suis!
- Alors accroche-toi le bleu, ça va secouer!
Nos Chasseurs d'entraînement n'avaient pas de champ de défense, quant aux armes, elles étaient désarmées. Je commençais à sentir la colère m'envahir. Ce fou m'emmenait dans un dédale inextricable d'astéroïdes avec la ferme intention de m'y tuer, tout ça parce que ce c.. n'avait pas apprécié que je batte son record. Les passages devenaient plus étroits. Plus on avançait et plus je me demandais comment il allait s'en  sortir. Il était évident que je pilotais mieux que lui. Sans l'ordinateur, il aurait déjà été au tapis. Brutalement je compris. Si mon chasseur n'avait pas d'arme, ce n'était pas le cas du sien. Élargissant au plus mes perceptions de l'espace, je sentis un passage vers bâbord haut. Je virais brutalement, à la limite de la perte de conscience. Mes radars me signalèrent les explosions des deux mines larguées mais je n'y étais plus. Je me pris à l'agonir d'injures.
Je me retrouvais comme sur la planète Targuette où les jeunes se jetaient des défis de vol qui finissaient en duel dans le ciel. A ce jeu -là j'avais survécu. Ce n'est pas ce Jarwen qui allait m'avoir. Je laissais mon esprit se remplir des impressions des capteurs de mon chasseur qui arrivaient par le casque de contrôle. Il possédait des mines largables et des lasers, moi rien. C'était pas gagné. Je passais les commandes en contrôle absolu. L'ordinateur de bord protesta tout en  me donnant accès à toutes les fonctions. Ou j'avais sa peau, ou il avait la mienne. Il n'y aurait pas de quartier. Un premier tir me rata. J'accélérais. Le vol entre les débris rocheux devint une danse de mort.
Jarwen trop heureux de m'avoir devant lui m'emboîta le pas. Son deuxième  tir pulvérisa un astéroïde que je venais de contourner. Les débris glissèrent sur son écran de défense. Notre vitesse était telle que je vis le rougeoiement de son chasseur qui peinait à encaisser autant de projectiles. Obligé de ralentir pour ne pas percuter quelque chose de plus gros, il me laissa du champ. J'en profitais pour entrer dans un dédale inextricable. Je m'y enfonçai, fit demi tour et stoppai. J'avais trouvé l'endroit. Sûr de sa maîtrise et de ses écrans de défense, Jarwen allait y entrer trop vite. D'ailleurs il arrivait comme je le prévoyais. Accélérant au-delà du raisonnable, je déclenchai une procédure d'atterrissage sur le gros bloc devant moi. Nos vitesses relatives étaient très différentes. Présentant le ventre du chasseur, le champ de sécurité, véritable air bag anti crash, se déclencha. Protégeant le chasseur, il déstabilisa le bloc. Mon intuition était bonne. Jarwen fut au centre d'un gigantesque jeu de billard. Tout occupé à me poursuivre et me locker, il comprit trop tard. Je vis sur mes écrans qu'il n'avait pas réussi à saisir sa chance. Son écran de défense saturé n'avait pu encaisser plus de roche. Concentré sur ma propre sauvegarde dans ce monde devenu fou, je n'appris sa fin que par le signal d'alerte de perte contact.
Me sortir de là ne fut pas évident. Je rejoignis le groupe qui repartait vers la base.
Une voix interrompit mes pensées.
- De leader 2 à bleu 2, de leader 2 à Bleu 2
- Ici Bleu 2, parler leader 2
- Où est leader 1?
- J'ai perdu le contact dans l'amas d'astéroïdes.
- ......
- Leader 2, leader 2, me recevez-vous?
- Bien reçu bleu 2, je préviens la base pour envoyer des secours. Reprenez la formation et ne la quittez plus.

Troisième épisode 

Scène un
Nous nous attendions à tout mais pas à ça. L'ordre était venu de partir pour le système de Kxioc. Tout le monde avait sollicité le RésOrd. Nous étions prêts au combat et on nous envoyait garder les arrières. Kxioc était un système à étoile double, composé de nombreuses planètes rocheuses dont chacune était une base de ravitaillement ou de réparation. Les discussions qui s’en suivirent éclipsèrent l’intérêt des uns et des autres pour mon histoire. La commission d’enquête sur la mort de Jarwen avait été bâclée. Depuis qu’il était mort, les langues se déliaient. Le héros des batailles de conquête du système Toct’h montrait un autre visage. Il était responsable de la mort de trop de jeunes pilotes prometteurs. Son statut de héros l’avait protégé des enquêtes. L’empire avait besoin d’exemples pour les jeunes. Sa politique de conquêtes était coûteuse en hommes et en matériel. Plus les investigations avançaient, plus les enquêteurs découvraient des trafics et des abus de pouvoir. La conclusion fut un accident pendant qu’il portait secours à un bleu malencontreusement fourvoyé dans un champ d’astéroïdes. On m’avait bien fait comprendre que si je voulais continuer à piloter, j’avais intérêt à coopérer. Les menaces à peine voilées, en cas de refus de ma part, avaient fini par me convaincre de garder la vérité pour moi. Sur la base, la controverse allait bon train. Il y avait ceux qui accusaient Jarwen et ceux qui m’accusaient. Du jour au lendemain, je fus mis à l’index par certains « copains » et d’autres que parfois je n’avais jamais vus, m’adressaient des messages de soutien.
Je pensais à tout cela en faisant mon sac. Les chasseurs étaient déjà embarqués. Nous allions faire un grand bond. Le système de Kxioc était à trois jours de vol dans les TET, ces tunnels d’espace-temps qui permettaient de court-circuiter des distances incommensurables. Nous avions touché des F54b équipés de lasers lourds et capable de vol en TET. Leurs boucliers de défense étaient renforcés. Ils étaient tout à fait adaptés à la défense d’un vaste système comme celui de Kxioc. Nous étions tous impatients de les essayer en vrai.
-    Alors t’es prêt ?
Je me retournais pour voir la tête de Siintha s’encadrer dans la porte. Après la mort de Jarwen, il avait été le premier à venir me voir et me féliciter. Originaire de la grande Chantalina, il en avait bien l'allure. Sa taille était juste suffisante pour être admis à piloter les chasseurs. Mince et nerveux, il avait comme tous les chantalinais une grande réactivité en vol. Sur cette grande planète, les déplacements se faisaient sur de grands oiseaux porteurs. Dès leur naissance, ils étaient entraînés au vol, chacun recevant son oiseau vers six ans. La mort du sien l'avait poussé à entrer dans l'armée. Il suivait ainsi les traces d'un cousin qui avait trouvé la mort dans le champ d'astéroïdes en suivant Jarwen. Siintha avait eu l'intelligence de ne pas être champion sur le simulateur. Il volait maintenant dans le même groupe que moi. Je me posais toujours la question de savoir lequel de nous deux était le meilleur.
Je répondis :
- J'arrive !
Prenant mon sac, je lui emboîtais le pas. Nous quittions cette base pour devenir opérationnel. Pour moi une page se tournait. Après un long temps de pilote de surface, trop long à mon goût, j'avais profité de l'opportunité créée par la mutation de mon père et les besoins en pilotes de l'armée pour changer le cap de ma vie. J'avais l'impression de sortir de l'enfance. Mon avenir me semblait aussi léger que mon sac.

Scène deux
J'avais tout de suite détesté la lune 4 de Kxioc. On y vivait dans la nuit et le froid en permanence. Les seuls moments de plaisir étaient les vols, même s'ils étaient routiniers. Le système de Kxioc était la Base arrière de l'empire dans cette région de la galaxie. Chaque planète avait son utilité dans la maintenance, la construction ou la réparation des vaisseaux de la flotte. Quasiment peuplée de soldats, les seuls lieux de plaisirs y étaient artificiels. Il n'y avait pas de planète de type terrestre et les planètes rocheuses sur lesquelles étaient les différentes bases étaient soit trop chaudes, soit trop froides mais jamais agréables. La discipline était rigoureuse. Trop de personnels supportaient mal l'ambiance de ce système. La police militaire et la police privée de l'empereur étaient omniprésentes. Tout le monde se méfiait de tout le monde.
J'étais heureux dans mon cockpit de m'éloigner de la lune 4. J'avais la position d'ailier bâbord et  Siintha était à tribord. Notre leader était un vieux troisième galon bloqué dans son avancement en raison de sa relative indiscipline. Il ne parlait pas dans son micro, il aboyait.  Le dernier du groupe était Simpalaise. La place de charognard était à elle, elle l’avait dit au troisième galon sur un ton qui n’admettait aucune réplique et curieusement, il avait acquiescé sans un mot. C’était la plus âgée du groupe. Issue d’une vieille famille guerrière de Simpalaa, elle avait piloté à peu près tout ce qui se fait. C’est elle qui avait choisi de revenir sur chasseur et avait exigé du commandement d’être affectée sur F54b. Quand je lui avais demandé pourquoi revenir sur ce type d’appareil, elle m’avait répondu :
-Je l’aime.
Je n’avais pas osé aller plus loin. Elle avait un regard décourageant toute velléité d’interrogatoire. Elle jouissait en plus d’une réputation de survivante. Elle avait participé à tant de combats et de batailles que personne n’en connaissait le nombre exact. Ce qui était sûr, c’est qu’elle avait toujours ramené son appareil sur une base. On disait d’elle que même un amiral lui devait la vie. A la bataille de STEL104, elle avait ramené le croiseur lourd de classe 1 seule. Touché violemment par des mines larguées ennemies, le vaisseau amiral avait gardé son cap grâce à elle. Surentraînée, elle avait été capable de verrouiller son scaphandre avant la dépressurisation totale. Le haut commandement de la flotte enfermé dans son bunker blindé au cœur du croiseur avait suivi ses efforts par intercom interposé. Elle n’en parlait jamais. D’ailleurs elle parlait peu. Ce qu’on savait sur la base venait du RésOrd, bien évidemment.
La mission du jour était une routine. Avec notre leader, la routine n’existait pas. Il nous imposait de rester sur le qui-vive en permanence. Irrégulièrement, il déclenchait une alerte à l'intrusion. Il refusait aussi de suivre le plan de vol déposé. Nous passions de manière aléatoire par les TET pour ressortir à l'autre bout du système. J'aimais ces vols toujours très techniques. Nous mettions notre honneur à rester en formation malgré les aléas de nos trajectoires.
Nous sortions d'un TET près de l'astéroïde 107, dernier planétoïde important en orbite, lorsque l'alerte intrusion sonna une nouvelle fois. Soolims hurla dans son micro :
- Maraudeurs en secteur 12 ! Eclate 4
Le groupe éclata en suivant la procédure 4 que Soolims nous avait fait répéter des centaines de fois. Siintha hurla à son tour:
- Six chasseurs, une corvette !
Mes capteurs me confirmèrent la réalité de l'alerte. Je ressentais en arrière tribord la présence de ces vaisseaux étrangers. Les ordinateurs de bord rejetaient les codes d'identification et transmettaient au centre opérationnel l'intrusion.
L'adrénaline m'envahit. On n'était plus à l'exercice. J'allais vivre mon premier combat...et peut-être le dernier.

Scène trois
Le chasseur en alerte que j’étais devenu largua les leurres. Siintha fit de même. Les deux autres avaient déjà largué les leurs. Cela sauva la vie d’au moins un de nous. La corvette nous avait lockés dès qu’elle avait pris conscience de notre présence mais pas assez vite pour éviter les leurres. Je sentis l’impact de l’énergie sur mon bouclier. Heureusement le F54b avait des accumulateurs de combat supplémentaires pour la stocker. Un impact, je pouvais en encaisser encore deux au maximum, avant saturation des accus à moins que je puisse moi-même faire feu. La corvette avait vidé sa batterie de lasers, il lui fallait quelques temps pour recharger. Les six chasseurs étaient de vieux F30. Nous allions devoir nous en débarrasser et fixer la corvette en attendant l’arrivée des renforts. J’avais pris la marche aléatoire des combats, pour déjouer les tentatives de suivi des ordinateurs ennemis. La corvette semblait assez récente mais déjà cinq secondes étaient passées sans qu’elle ne refasse feu. Les F30 avaient largué des leurres à notre intention. Devant mes yeux écrans, la différence était évidente. Je fis l’acquisition d’un des ennemis et le lockait. Un bond aléatoire suivi d’une mise dans l’axe et je faisais feu deux fois. Je sentis le recul du vaisseau et je bondis. Pas assez vite. Les ordinateurs ennemis avaient immédiatement fait feu sur moi. J’encaissais deux tirs de F30. Pas grave ! Par contre les deux tirs de la corvette saturèrent mes accus que mon tir avait vidés. Je larguais de nouveaux leurres et repris une marche aléatoire. Ma cible avait disparu. Je sentis Soolims à côté qui fit feu une fois sur la corvette et bondit. La Corvette riposta vidant à nouveau ses réserves. Des leurres disparaissaient dans le feu. Les images de mes compagnons étaient vertes. Non… celle de Soolims venait de passer orange. Je visais la corvette, fis feu une fois et bondis en larguant mes leurres. Siintha avait fait de même. Ktanm, la simpalaise,  m’étonna. Elle largua ses leurres avant de faire feu, concentrant sur elle la riposte ennemie. Seulement elle n’était plus là. Elle était passée par TET pour ressortir de l’autre côté de la corvette et recommencer son manège.
J’hurlais :
- On suit !
Mon premier saut TET ne fut pas une réussite. J’étais mal orienté par rapport à la corvette. Un F30 entra dans mon champ de vision. Je tirais, larguais et rebondis dans le TET. J’étais revenu à mon point de départ. J’exultais, j’avais deux chasseurs à mon tableau. Ktanm continuait sa danse de mort avec la corvette, aidé par Siintha qui avait manifestement mieux compris que moi. La balise de Soolims était repassée en vert. A côté le petit sigle « 3C » indiquait qu’il avait abattu trois chasseurs. « 2c » signalait les deux tirs réussis sur la corvette. Ktanm se signalait par un « 6c » et Siintha par un « 4c ». Je pris conscience en même temps que je me posais la question de la position du dernier F30. Il venait de sauter dans un TET. Pour avoir parcouru tous les TET locaux depuis notre arrivée derrière Soolims, je savais où il allait sortir. Je sautais dans un autre TET pour le rejoindre.
La lumière éclatante de la « Petite » comme on appelait la naine blanche par opposition à sa compagne géante rouge, irradia mon chasseur. Le bouclier s’activa et mes accus furent quasiment saturés par le rayonnement le temps que je me cache derrière Ternoir, premier corps céleste en orbite. Le F30 était là bien sûr. Il s’éloignait de l’entrée du TET. Je savais qu’il ne pouvait pas en trouver un autre à moins de deux minutes de vol. J’accélérais au maximum. Il prit conscience de mon arrivée quand j’étais déjà à portée de tir efficace. Je vis son bouclier s’embraser et céder sous mes yeux écrans. Un « 3C » apparut sur mon écran. Je pris le TET pour rejoindre la corvette.
En sortant du TET, mes indicateurs me signalèrent le manque de réserve de mes compagnons. J’étais bien placé, mes accus pleins. Je mis en œuvre le boost du laser. Cinquante  mille Tlum filèrent vers la corvette. Je larguais les leurres. Reprenant ma marche aléatoire, je refis le point. Ktanm et Siintha était en vert clignotant. Soolims en orange clignotant. Ce fou était à la limite de la mise hors combat. Il aurait d’ailleurs déjà dû décrocher. Je compris que pourtant il allait encore essayer de tirer.
- Ail Bab à Leader. Ail bab à Leader. Décrochez, on vous couvre.
- Ta gueule Ail Bab, on aura sa peau
La voix de Ktanm éclata
- Ail bab, Ail trib, on converge, on a six secondes.
Je fonçais en ligne droite sur Soolims. Dans six secondes la corvette pourrait refaire feu.
Cinq. J’examinais les signaux des autres. Siintha en vert « 8c ». Ktanm en vert aussi, « 12c ».
Quatre. Soolims toujours orange clignotant, se dirigeait droit sur la corvette.
Trois. J’étais trop loin pour le protéger. Notre trajectoire faisait de nous des cibles idéales pour les canons de la corvette.
Deux. Je lockais la corvette. Le F54b se mit en position de tir.
Un. Je fis feu avec trente mille Tlum, vidant mes réserves propres. Je larguais mes leurres.
Zéro. Le feu embrasa l’espace. Mon bouclier scintilla, ma jauge fila vers le rouge.
Silence.

Scène quatre
biiip...biiip...biiip...biiip...biiip...biiip...biiip...biiip..
Je repris conscience. Douleurs. Où suis-je?
Combat, feu, silence.
Mes sensations revenaient. J'étais encore chasseur, mes perceptions toujours branchées sur les capteurs du F54b. La corvette avait disparu. J'étais dans un océan de débris. Mes yeux écrans firent le tour de mon champ de vision. Massif, un croiseur lourd classe II, en occupait la moitié. Une multitude de chasseurs virevoltait autour. Un peu plus brillants les trois sigles de l'équipe. Ktanm en orange, Siintha en orange scintillant, Soolims en rouge. Près de lui un vaisseau secours venait d'arriver. Je mis en route les tests internes. Pas brillant. Je devais apparaître moi aussi en orange scintillant.
Le listing des évènements défila. Mon laser lourd et ses cinquante mille Tlum avaient fragilisé le bouclier arrière de la corvette. Mon deuxième tir, associé à ceux de mes compagnons avait presque saturé les équipements ennemis. C'est le tir du croiseur sortant du TET qui avait détruit l'envahisseur.
Un vaisseau secours s'approchait de moi. Mes intercoms avaient grillé, ma propulsion TET aussi. Il me restait un moteur fusée intact. Cela ne faisait pas grand chose. J'étais une quasi épave dérivant au milieu des débris ennemis que les vaisseaux poubelles récupéraient à fin d'analyse.
Je me laissais aller. C'était fini. J'étais vivant. Je sentis le choc léger du crochet de remorquage quand il se fixa. La traction se fit. Mon corps dodelina dans son siège. J'étais épuisé. Je ne pensais qu'à dormir. Le cockpit fut ouvert. Je fus extrait en douceur par des mains expertes. Je fus débranché. Mes sensations se rétrécirent à mon corps. Ce fut à la fois un soulagement et une déchirure. Les sons m'arrivèrent en direct. Des voix commentaient mon état. L'image de mes parents parlant métier se présenta à mon esprit. Je fis un effort pour écouter.  J'entendis :
- ...radiations... salement amoch...hôpital...
Doucement je lâchais prise. Dormir, dormir, dormir.
Bip...bip......bip...bip...bip...bip...bip...bip...bip...
Le plafond était blanc. La douleur présente mais en arrière plan. Je me dis que si je ne bougeais pas elle me laisserait tranquille. J'étais à l'hôpital. Où? Quand? La régularité des bip me berça. Je fermais les yeux un moment. Quand je les rouvris le plafond était noir. Etait-ce la nuit? Un ronronnement sur tribord et une sensation de sommeil m'envahit.
Bip......bip......bip......bip......bip......bip......bip
De nouveau tout était blanc. Mes yeux s'ouvrirent. Une envie de bouger me prit. J'essayais de soulever la main. Une alarme se déclencha. Une porte s'ouvrit Je vis une main appuyer sur un bouton. Le bruit cessa.
- Ne bougez pas! Je vais vous préparer pour la suite.
Une voix de femme. De quoi parlait-elle? Une succession de bruits et de mouvements sans signification pour moi se produisit. D'autres personnes étaient entrées dans la pièce. Cela parlait trop vite des mots inconnus. Le silence se fit brutalement. Une présence venait d'arriver. Une voix de commandement dit:
- Trop tôt!
Le ronronnement sur tribord se fit entendre. Je voulais parler. Le sommeil me prit avant que j’aie pu dire le premier mot.

Scène cinq
Tout ça pour moi! Enfin pour nous!
Je n'arrivais pas à y croire. Rêvais-je encore la réalité ? Pourtant tout était bien réel, terriblement réel. Soolims était à ma droite, Ktanm à ma gauche, et encore plus à gauche Siintha. Nous nous tenions au garde à vous au milieu de la vaste place d’armes noire de monde. Chaque service avait envoyé des représentants. Tout le système de Kxioc était là ou représenté. Avec la présence de l’envoyé personnel de l’empereur, personne n’aurait osé oublier de venir.
Nous allions être décorés. L’empereur avait été mis au courant de notre équipée. Il faut reconnaître que sans Soolims et sa manie de ne pas suivre ses plans de vols, nous ne serions jamais tombés sur ses trafiquants. L’enquête avait mis en évidence deux choses. La première était que Soolims avait refusé d’écouter les ordres qui lui demandaient de respecter son plan de vol. La deuxième était que la corvette et son escorte venaient rencontrer des soldats réguliers vendant des armes impériales. Nos ordinateurs de bord avaient enregistré la présence d’un transport de troupes pas loin du lieu du combat. Les interrogatoires parfois musclés avaient révélé de juteux trafics. Les ramifications de ce réseau étaient vastes. Plus les enquêteurs progressaient dans leur enquête et plus ils remontaient dans la hiérarchie. Quand ils avaient atteint les hauts gradés, ils en avaient référé à la police impériale. C’est elle qui avait repris à son compte l’enquête et prévenu l'empereur. Celui-ci avait exigé les têtes des responsables. Deux généraux et l'amiral de système de Kxioc avaient perdu la vie pendant que je restais à l'hôpital. Officiellement l’empereur avait annoncé son désir de récompenser la bravoure de ses pilotes. Pourtant la rumeur disait que ces décorations étaient surtout un moyen de faire peur aux trafiquants en tout genre qui sévissaient dans les rouages de l’administration impériale.
L’hymne Kxioc se terminait. L’Hymne impérial allait suivre. L’envoyé de l’empereur se leva, mit son poing sur le cœur. Nous fîmes tous comme lui. Le son de cent mille poings frappant cent mille poitrines fut la première note de l’Hymne. Puis cent mille gorges entonnèrent le couplet des guerriers. Tout cela sous le regard complaisant de centaines de caméras voletant partout pour assurer la retransmission. Aussi brutalement qu’il avait commencé, l’Hymne cessa dans un gigantesque claquement de bottes.
L’envoyé de l’empereur laissa retomber son poing. Avec lenteur, il s’avança vers nous suivi par tous les hauts gradés présents qui vinrent s’aligner face à nous. Il prit la parole :
- Pilotes ! L’Empereur tient à féliciter chacun d’entre vous pour cette conduite exemplaire. Alors que l’ennemi était à notre porte, vous n’avez pas hésité à faire votre devoir jusqu’au bout, prêts à sacrifier votre vie pour que vive l’Empire. L’Empereur espère que cet exemple servira de leçon à chacun, quels que soient leur grade ou leur fonction.
Il s’approcha de Soolims. Derrière lui, des pages le suivaient portant les coussins sur lesquels reposaient les décorations.
- Capitaine Soolims, l’empereur t’élève au grade de colonel et te confie la réorganisation de la chasse sur le système de Kxioc.
J’eus du mal à ne pas rire. J’en connaissais plein qui n’allaient plus rigoler. L’envoyé poursuivait :
- Reçois le signe de sa gratitude avec la marque du mérite.
Prenant une plaque dorée sur un coussin il la fixa sur la poitrine de Soolims que je sentais rayonner
L’envoyé de l’empereur s’approcha de moi.
- Pilote Right, l’Empereur est sensible au mérite dont tu as fait preuve. Sache qu’il ne regarde pas les pères pour savoir ce que valent les fils. Deviens Lieutenant Right et sert l’Empereur dans le système d’Endoor comme tu l’as servi sur Kxioc.
Un vertige me prit. Je partais pour les lieux de combat. Le système d’Endoor était la dernière base importante de l’Empire dans les marges orientales. J’entendis à peine la suite :
- Ton esprit d’initiative a plu, tu es nommé chef de groupe. Reçois le signe de sa gratitude avec la marque du mérite.
Prenant une plaque argentée, il me la fixa sur la poitrine. Son poids m’étonna. Je ne la pensais pas si lourde.
- Major Ktanm, l’Empereur te connaît bien et sait tout ce qu’il te doit. Il accède à ta requête. Tu seras versée dans le groupe du Lieutenant Right. Il sait que tu ne souhaites pas monter en grade et l’accepte. Reçois le signe de sa gratitude avec cette marque spéciale du mérite.
Prenant une plaque irisée, il la fixa sur la poitrine de Ktanm.
Je n’en revenais pas Ktanm. Elle venait de recevoir la plus haute distinction de l’ordre du mérite impérial. Je comprenais mieux pourquoi personne n’osait s’opposer à elle. Cette surprise était minime comparée à celle que j’avais eue en entendant qu’elle serait sous mes ordres dans mon groupe.
Vint le tour de Siintha.
- Pilote Siintha ! La grande Chantalina a encore montré avec tes actes que ses fils sont de remarquables guerriers en vol. Deviens Lieutenant Siintha et sers l’Empereur dans le système d’Endoor comme tu l’as servi sur Kxioc. Ta ténacité a montré que tu étais digne d’être chef de groupe. Reçois le signe de sa gratitude avec la marque du mérite.
Comme moi, il reçut une plaque argentée.
L’envoyé de l’Empereur fit demi tour. Prenant place devant les hauts gradés, il se mit au garde à vous. Une image holographique surgit devant lui. L’empereur, plus grand que nature, déclara :
- Ce qui est fait est mien ! Ce qui est dit est volonté impériale, qu’ainsi aillent les faits !
Nous connaissions tous cette représentation qui validait toute cette cérémonie comme étant une volonté directe de l’Empereur.
L’envoyé se frappa la poitrine. Nous fîmes comme lui reprenant le premier couplet de l’Hymne, à la gloire de l’empereur.

Quatrième épisode

Scène un
Je regardais le soleil couchant. Avant de rejoindre le système d'Endoor j'avais obtenu une permission pour finir ma convalescence. Je passais encore une à deux fois par semaine en caisson de régénération pour éliminer l'effet des radiations que j'avais subies.
J'avais retrouvé la planète Mondquatre où j'avais si longtemps été pilote atmosphérique. Quand je recalculais les années, cela n'avait pas été très long. J'en gardais un souvenir d'ennui profond dans la pratique de vols trop automatisés, à attendre seul dans mon cockpit que passent les heures.
- Bonsoir!
La voix féminine me fit sursauter.
- Je te dérange?
- Non, j'étais perdu dans mes souvenirs.
- J'en fais encore partie?
Son parfum n'avait pas changé, mélange agréable et piquant qui m'évoquait les fleurs d'été fraîchement coupées. Non, Eisa n’avait pas changé. Ses cheveux noirs très longs étaient remontés en une coiffure compliquée selon une mode qui m’avait toujours été étrangère. Le teint très pâle comme il sied à une jeune femme de la classe gouvernante, elle posait sur moi un regard interrogateur. Sa tenue sans être provocante montrait sa liberté par rapport aux convenances. Les souvenirs remontèrent à mon esprit.
Nous nous étions côtoyés pendant bien longtemps. Pendant que son père montait les échelons de la hiérarchie qui gouvernait Mondquatre, le mien se faisait remarquer par son attitude de plus en plus critique vis-à-vis de l’Empire. Xintao, sa conjointe très liée à la famille gouvernante, intercédait pour le protéger des conséquences de ses prises de position. La dernière intervention de mon père pour la défense des bordeurs, ces populations de marginaux réprouvés, avait fait déborder la coupe. Xintao avait baissé les bras. Trop, c’était trop. Elle regrettait la punition qui le touchait mais pas au point de partager avec lui l’exil.
Eisa avait enchanté mes jours avant d’enflammer mes nuits. La passion avait cheminé dans nos cœurs et dans nos corps. Nous nous pensions discrets, cachés. Nous étions transparents.
Brillante dans ses études, elle portait les espoirs de son père. Celui-ci supportait mal notre relation. Il eut l’intelligence de ne pas s’opposer directement à Eisa. Je pense que je lui dois mon acceptation dans cette école de pilote atmosphérique malgré mon dossier plus que moyen. Je fus ainsi absent de longs mois. Sur le moment, voir se concrétiser mon rêve m’avait fermé à la déception d’Eisa. La séparation lui fut pénible.
Lors de nos retrouvailles, la passion avait fui nos rencontres. La tendresse était là, nous la prenions pour de l’amour. Eisa avait un cursus universitaire superbe qui lui ouvrait les portes de hautes études sur Terre Un. Mes qualités de vol m’avaient ouvert les portes de la meilleure compagnie d’avions de Mondquatre. En quelques semaines, je me retrouvais embarqué dans un travail aux horaires irréguliers. Pour garder Eisa, il aurait fallu que je renonce à voler.
Je me souviens de notre dernière rencontre. J’allais embarquer pour piloter sur le vol vers Solem. Eisa partait pour l’astroport et pour Terre Un. Dans ce hall plein de monde, elle se tenait très droite sur le tapis roulant, éclairée par le soleil levant. J’allais dans l’autre sens. Nos regards se sont croisés. Ses yeux m’interrogèrent. J’y ai lu l’espoir d’un avenir pour nous… Mon vol m’attendait…je ne me suis pas retourné.
- C’est Xintao qui m’a dit où tu étais.
- Elle m’a accueilli pendant mon séjour.
- Tu restes longtemps ?
- L’empereur m’envoie sur Endoor pour prendre la tête d’un groupe de chasse. Dans quelques jours je serai parti.
- …
- Que deviens-tu ?
- Tu aimes toujours autant voler. J’ai appris tes exploits. Mes félicitations.
- Je crois que j’ai surtout eu de la chance.
- Comme sur AZ4 ?
- Ah ! Tu sais cela aussi.
- Oui, je m’intéresse à toi et à ce que tu deviens.
Je gardais le silence en regardant le soleil s’enfoncer dans l’océan vert de la forêt de Brentalli. Les mains appuyées sur la balustrade, je guettais cet instant merveilleux où tous les fruits des milliers de Brent, ces arbres endémiques sur Mondquatre, se mettaient à briller. Le vert sombre de la forêt se muait alors en vaste océan de lumière enflammée.
Eisa mit sa main sur la mienne.
- Ça aurait pu…
- Oui, ça aurait pu…
Elle ne brisa pas notre silence quand elle repartit.

Scène deux.
Les confins du système d'Endoor étaient occupés par un nuage de planétoïdes qui en compliquait singulièrement l'approche. C'était un système jeune. Les interactions gravitationnelles et temporelles avaient été bouleversées par la formation de l'étoile. Le nombre de TET dans la proximité stellaire était faible. Cela nécessitait une logistique particulière. C'est ainsi que nous ouvrions la voie à un convoi rentrant des lieux de bataille. Les vaisseaux lourds suivaient les chasseurs pour trouver les passes changeantes à travers les planétoïdes.
Notre entraînement consistait entre autre, à connaître cette zone pour escorter les convois. Le groupe de chasse était composé de deux escadrilles. Les FF54 étaient des chasseurs long rayon d'action qui aidaient les convois tout au long du voyage. Les F54b étaient réservés à la protection du système et à l'escorte des convois le long des passes d'entrée. J'avais pris beaucoup de plaisir à la formation. Les caractéristiques de vol étaient passionnantes. La routine n'existait pas. Il y avait trop de blocs erratiques pour que les ordinateurs puissent tout modéliser. Les F54b surveillaient en permanence les passes et leurs changements. Pour faire traverser un convoi, il fallait que le groupe de surveillance sur place valide un possible trajet. Puis plusieurs groupes de chasseurs s'engageaient en éventail dans le dédale et larguaient les balises de guidage pour le convoi. Si le petit vaisseau qu’était un F54b, passait entre les blocs, les croiseurs et autres corvettes supportaient un bombardement incessant de météorites que leurs boucliers peinaient parfois à encaisser.
- Leader Bleu de leader Rouge. Leader bleu de Leader Rouge.
- Ici Leader Bleu, parlez leader Rouge.
- Vous allez repartir sur l’arrière du convoi. Il y a une anomalie avec le transport K22. Il ne semble plus suivre le convoi.
- Bien reçu leader Rouge. De leader Bleu à groupe Bleu, on repart.
Mon groupe vira à la perfection malgré les obstacles. J’avais pour ailiers deux frères jumeaux. Ils étaient comme moi, mis un peu à part. Ils venaient du monde moribond de Centau12. On ne vivait pas à sa surface, on y survivait. Centau12 était le centre de vastes trafics. Tout le monde pilotait sur ce monde. De préférence des ruines volantes avec lesquelles ils attaquaient et pillaient régulièrement tout ce qui était mal défendu. Les frères Silu traînaient cette réputation de pirates. Personne ne savait s’ils avaient ou non participé aux razzias. Par prudence, on les tenait à l’écart. Ils avaient déjà fait des missions sur FF54. Leur groupe avait été décimé quelques mois auparavant, lors d’une attaque alors qu’ils protégeaient un convoi. Pour les reposer, le commandement les avait mis à la défense locale. J’arrivais à ce moment là de Mondquatre. Le contre-amiral m’avait fait remarquer que, en deux affectations, j’avais fait déclencher deux enquêtes. Il espérait qu’ici, je me tiendrais tranquille. L’accueil des autres pilotes avait été mitigé sauf celui de Siintha. Ainsi regroupé ensemble, le contre-amiral essayait de nous avoir à l’œil. Le poste de charognard était tenu par Ktanm. Fidèle à elle-même, elle parlait peu. Ses quelques remarques prenaient ainsi un poids considérable.
La passe commençait à se refermer. Le transport de troupes de type K22 apparut sur nos yeux écrans. Il n’avait même pas entamé l’entrée dans la passe. J’allais l’engueuler quand je vis que son bouclier était désactivé. Sans lui, il ne pouvait traverser. Il y avait trop de chocs pour qu’un vaisseau de cette taille puisse s’en sortir indemne. Sans bouclier, avec la passe qui se refermait, il allait à sa perte. Je comprenais le capitaine.
- De leader Bleu à Transport K22. De leader bleu à Transport K22
- Ici le capitaine Tracnof, je vous écoute leader Bleu.
- La passe se referme, si vous activez votre bouclier nous pouvons passer.
- Nous avons eu trop de dégâts pendant les combats. Je n’ai quasiment plus de bouclier et deux secteurs semblent dépressurisés.
- Est-ce réparable ?
- Non, nous allons attendre ici un vaisseau remorqueur.
- Ce n’est pas possible, la zone où vous êtes n’est pas assez sécurisée. Mes ordres sont de vous ramener à la base.
Pendant que nous parlions, je réfléchissais. Il n’y avait pas de TET partant de l’extérieur du nuage de planétoïdes pour rejoindre la base sur la troisième planète. Il fallait le traverser pour avoir accès aux quelques TET intérieurs.
- Quelle est votre autonomie ?
- Nous pouvons tenir trois jours, voire quatre en rationnant l’oxygène.
J’en référais à la base. Vu la vitesse des communications, j’aurais la réponse dans vingt minutes. Je connaissais la procédure. Je devais intimer l’ordre de traverser coûte que coûte. Le remorqueur était déjà parti. Il ne serait pas de retour à temps. Leur seule chance était de traverser… à moins que…
- Capitaine Tracnof, il y a peut-être une solution. Votre Vaisseau peut encaisser combien de G?
- Vu les dégâts dans la structure, nous ne dépasserons pas 5 G.
- Bien reçu! Je vous recontacte dès que j'ai des données.
Je coupais la communication. Lors d'un entraînement en binôme avec Ktanm, nous avions fait un truc fou. Ou plus exactement Ktanm nous avait fait faire quelque chose que je n'imaginais même pas possible : changer de direction dans un TET.
- De leader Bleu à Charognard. De leader Bleu à Charognard
- Ici Charognard, je t'écoute leader Bleu.
- Tu te rappelles ce que tu nous as fait faire dans le TET de la lune Alpha.
- Oui, tu voudrais faire quoi avec ce transport.
- Il y a un TET à une heure de vol. Je sais qu'il va vers Epsilon850 qui est à 3 jours de vol. Penses-tu possible de revenir vers un TET intérieur d'Endoor?
- Cela peut se faire si le pilote de ce tas de ferraille est bon et si on l'aide. Tu sais qu'on y risque notre peau.
- Oui, mais on ne peut pas les laisser là.
- Je sais mais ce ne sont pas les ordres qui vont arriver.
- Alors on y va tout de suite.
- Je contacte le pilote du K22 et je te dis.
J'entendis la coupure de l'intercom. Le transport de troupes ne pouvait encaisser que 5 G. Avec Ktanm nous avions subi le double. L'attente fut brève.
- De Charognard à Leader Bleu. De Charognard à Leader Bleu
- Ici Leader Bleu, je t’écoute Ktanm.
- Ils ont de la chance, leur pilote est un simpalais. Il accepte de me laisser le contrôle.
- Comment cela?
- Je vais me mettre à couple avec le K22 et il va me transférer les commandes.
- Tu pourras te débrouiller des deux sans dépasser les 5G.
- Oui, je pense en être capable justement parce que j'aurai les deux.
- OK, alors on y va.
Ktanm venait de finir l'arrimage quand arriva la réponse de la base. Les ordres étaient nets. Il devait s'engager dans la passe. Je renvoyais la nouvelle de la nécessité de réparer le bouclier et demandant si malgré un bouclier déficient nous devions quand même traverser. Je connaissais la réponse mais une double demande voulait dire confirmation par un supérieur et donc plus de temps.
- De leader Bleu à Charognard. De leader Bleu à Charognard
- Ici Charognard, je t'écoute leader Bleu.
- Où en es-tu?
- J'ai pris les commandes en main.
- Tu penses toujours cela possible
- Affirmatif Leader Bleu.
- Alors advienne que pourra!
- De leader Bleu à tout le groupe
- Ici Ailier Tribord à l'écoute
- Ici Ailier Bâbord à l'écoute
- Ici Charognard à l'écoute
- De leader Bleu à tout le groupe. Vous avez entendu notre conversation avec Ktanm. On va essayer un truc de fou. Les ailiers vous pouvez rentrer par la passe si vous le désirez.
- D'Ailier Bâbord à Leader Bleu. Et vous laisser vous amuser tout seul! Hors de question!
- D'Ailier Tribord à Leader Bleu. On attend quoi?
- De Leader Bleu à tout le groupe: GO !
Je lançais mon chasseur vers l'entrée du TET. Je vis le lourd transport se mettre en marche. Les ailiers l'encadrant. Le vol fut sans histoire.
- Base à Leader Bleu. Base à Leader Bleu.
Ce furent les derniers mots que j'entendis avant de plonger dans le TET.

Scène trois
- Vous m'emmerdez, Right, vous m'emmerdez ! Non seulement vous ne faites pas ce qu'on vous dit mais en plus vous le réussissez.
Le contre-amiral était dans une colère noire. J'étais au garde-à-vous dans son bureau. Derrière moi Ktanm et les frères Silu tenaient la position. Notre retour avec le transport K22 par le TET de la lune Alpha avait bousculé la routine de la base. Les radars automatiques de la ceinture d'astéroïdes avaient bien relayé notre disparition dans le TET pour Epsilon 850. Tout le monde avait conclu que nous allions essayer de trouver refuge sur cette planète neutre. Je les comprenais. Epsilon 850 était à trois jours de vol de la ceinture d’astéroïdes sans danger, alors que traverser la zone pouvait être mortel. Ce monde tentait de garder sa neutralité entre les deux blocs qui s’affrontaient dans la région. Les deux belligérants y trouvaient leur compte. C’était à la fois un lieu de ravitaillement et de commerce, mais aussi un lieu de rencontres entre les deux puissances, de recherche d’informations ou de tentatives d’intoxication. Le conseil de tétrarques qui gouvernait Epsilon 850 avait refusé de se ranger d’un côté ou de l’autre. Il avait su se diviser entre les favorables à l’Empire et les autres sans connaître la guerre civile. Notre arrivée là-bas aurait posé d’importants problèmes diplomatiques, Epsilon 850 refusant les vaisseaux militaires dans son système. Vu l’état du K22, nous aurions été retenus jusqu’à la fin des hostilités.
Le contre-amiral avait préparé des messages dans ce sens pour le gouvernement central. Un vaisseau courrier était parti vers Terre Un pour demander des instructions. Le voyage en TET durait plus de dix jours. Puis à la sortie dans le système de Terre Un, l’envoi et le retour des informations par radio pouvait demander encore quelques jours. Le retour sur Endoor du vaisseau courrier ne se ferait pas avant un bon moment. Si nous avions été sur Epsilon 850, il aurait été dégagé de ses responsabilités. Si nous avions échoué, de même nous ne posions plus de problème. Là il avait un groupe de chasse qui avait selon lui, désobéi aux ordres et un transport de troupes K22 revenu sain et sauf malgré les avaries. Il était sur le terrain le relais du haut commandement pour la guerre dans les marges orientales. L’empereur s’était montré chatouilleux sur le sujet. Retrouvé un corps expéditionnaire complet était une excellente nouvelle. Il serait bien utile dans la nouvelle campagne qui se préparait. D’un autre côté, il ne pouvait pas laisser les chasseurs faire n’importe quoi. D’ailleurs, il n’avait pas bien compris comment nous avions fait pour revenir par le TET de la lune Alpha. J’avais essayé de lui expliquer que notre branchement sur le F54b nous permettait  de sentir l’espace-temps lui-même. Ainsi nous savions où étaient les autres TET alors que nous étions dans une bulle d’espace temps dans un TET comme celui vers Epsilon 850. Ktanm avait bien insisté quand nous avions démarré la manœuvre, il fallait absolument que les cinq vaisseaux soient dans la même bulle d’espace temps pour que la manœuvre réussisse. Le contre-amiral se moquait des détails techniques. Il fallait qu’il tienne ses troupes. L’assaut du système 32 des marges orientales était programmé pour dans vingt jours locaux. Il n’aurait pas les instructions pour les pilotes rebelles avant cette date. Je sentais sa colère et son indécision. Nous punir alors que nous venions de sauver des milliers d’hommes lui semblait impossible dans le contexte actuel. Ne rien faire ne lui semblait pas non plus correct puisque nous avions détourné les ordres.
- C’est la cour martiale que vous mériteriez pour avoir désobéi à la procédure.
- Je …
- Taisez-vous, Right ! Je ne peux pas vous mettre aux arrêts en ce moment. Mais je ne veux plus vous voir. Vous allez prendre le commandement de la chasse sur la lune Alpha.  Rompez !
Nous partîmes après le salut militaire. Les frères Silu étaient ravis. Loin des grands groupes, ils se sentaient mieux. Ktanm ne parla que de ce qui était à faire pour prendre nos quartiers là-bas. J’étais à la fois heureux de commander une escouade complète de chasseurs et pas très content de me coltiner la lune Alpha. Nous allions vivre constamment sous dôme avec des rotations de vols très fréquentes. La lumière de l’étoile d’Endoor était faible à ces distances. En plus la rotation rapide de cette lune obligeait à déconnecter le temps des hommes de celui de la nature.

Scène quatre
Le commandant de la base de chasseurs de la lune Alpha avait failli me sauter au cou. Il repartait vers les planètes intérieures pour prendre un poste dans une escadrille de FF54. Etre basé sur la lune Alpha était une punition même si la mutation était assortie d'une promotion. Les pilotes étaient tous des mutés pour raisons disciplinaires ou pour étouffer des affaires dont le commandement préférait ne pas parler. 
- Ne te mêle pas des affaires de Skatn.
La voix de Ktanm résonnait encore à mes oreilles quand je rencontrai le major Skatn. En fait c’est lui qui dirigeait tout sur la base. J’avais été voir sur le résOrd qui curieusement, était pauvre. J’avais vu sa fiche militaire. J’avais appris qu’il venait d’un monde lointain dans l’autre bras de la galaxie. Rien ne ressortait de ce pourquoi il était là. En dehors des fiches officielles, aucun détail ne trahissait sa personnalité. Qu’il dirige, cela m’arrangeait. Je pourrais ainsi continuer à voler et lui laisser le travail administratif. J’avais vite déchanté. S’il maintenait une discipline de fer, les punitions étaient fréquentes et pas forcément justifiées à mes yeux.
Après cinq jours, je me disais que je ne pourrais laisser les choses comme cela sans intervenir. Il imitait ma signature électronique. Normalement infalsifiable, la puce qui était dans mon poignet gauche servait à authentifier les textes et les décisions. Je savais que certains savaient falsifier ces puces codées, mais normalement celles implantées chez les personnels militaires étaient à l’abri de ces ennuis.
Notre retour à la base s’effectua au moment d’un lever de l’étoile d’Endoor sur les lointains de la lune Alpha. Cela correspondait à la fin d’un jour standard sous les dômes cristallo-métalliques. J’avais programmé une réunion avec Skatn pour régler les problèmes du jour. Honnêtement, c’est lui qui m’avait demandé de passer pour signer la « paperasse ».
- Ah ! Commandant, c’est gentil à vous d’être passé.
Rien que d’entendre sa voix, je sentais mes poils se hérisser. Cette douceur et cette onctuosité me déplaisaient.
- Oui Major, il faut que nous parlions.
- C’est toujours un plaisir de discuter avec vous, Commandant.
Je pensais : « Quel menteur ! ». Pensant qu’il valait mieux attaquer je commençais :
- J’ai vu passer des ordres signés de mon chiffre ; pouvez-vous m’expliquer cela Major ?
- Ah ! Ce n’est rien, Commandant. Cela ne vaut pas la peine de s’en faire. Je sais comme vous êtes débordé et pris par vos vols. Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour vous faciliter la vie.
- Comment obtenez-vous mon chiffre puisque la puce est sur mon bras ?
- Les talents sur la lune Alpha sont nombreux. Il suffit de savoir les trouver et les solliciter.
- Mais ce sont des faux !
- Pensez-vous, Commandant ! Non, non, juste des facilités pour que vous puissiez être libre de faire ce que bon vous semble. Vous m’avez dit de faire au mieux pour que l’administratif ne vous dérange pas.
- Je ne vous ai pas demandé de faire des faux !
- Mais ce ne sont pas des faux, commandant. Je suis sûr que vous comprenez que des documents signés de votre chiffre inviolable seront authentifiés sans problème d’autant plus s’ils portent votre code génétique et vos empreintes. D’ailleurs regardez, j’ai là un bordereau tout à fait authentifiable qui envoie, curieusement, du carburant vers une destination assez floue.
Un sentiment de panique m'envahit. Je commençais à comprendre ce qu'avait ressenti mon prédécesseur. Je savais qu'il avait raison. Devant un tribunal, le document était parfait pour m'impliquer dans un trafic quelconque. J’étais arrivé en pensant que je serais le patron. je m'apercevais que d'autres tiraient les ficelles avec une maîtrise que j'étais loin de posséder. J'examinais le document qu'il m'avait passé. Mes empreintes digitales seraient même parfaitement authentiques, ainsi que mon ADN. Le système d'Endoor était jeune et comme tel n'avait pas tous les TET ouverts. Cela compliquait les communications en rendant impossible l'usage des ultra-ondes. La surveillance de l'Empire était donc très partielle. L'Empereur comptait surtout sur son réseau de renseignements. Je me demandais ce que faisaient ses agents face à cette situation. Il me fallait prendre une décision. Skatn attendait le sourire aux lèvres, les yeux mi clos comme un chat qui guette une souris. 
Il me fallait du temps. Je positionnais le document pour qu’il s’ouvre. Je ne fus pas surpris de me voir donner l’ordre à un ravitailleur d’aller attendre je sais pas où un vaisseau inconnu pour transférer le carburant. Une envie de meurtre montait en moi. Dans quelle mesure pouvais-je me permettre de le tuer ? Je n’avais pas de preuve de ma bonne foi et il le savait. Si je provoquais la crise, l’enquête me disculperait mais en attendant ses conclusions, je ne pourrais pas voler.
- Je vois que vous agissez toujours au mieux, major.
- J’essaye, commandant, j’essaye.
Je n’avais plus qu’à faire comme mon prédécesseur et attendre la relève, ou agir mais avec discrétion. Il avait sûrement un réseau très organisé. Il fallait que j’en parle à Ktanm.
Sûr de ma capitulation, le major me présenta les documents à signer. La rage me tenait le ventre.
Une nouvelle alerte retentit. Sur La lune Alpha, nous passions notre temps à être en alerte. C’était exercice sur exercice. Celle-ci m’étonna un peu. En tant que commandant de la base, j’en fixais le planning. Je ne me rappelais pas de cet horaire. Ktanm l’aurait-elle déclenchée pour me sortir du bureau du major ?
Je me joignis à la course des pilotes vers leurs appareils. La dernière vision que j’eus du major, était celle d’un homme satisfait qui rangeait ses documents. La haine m’envahit.

Scène cinq
Notre groupe était le plus efficace. Cela nous sauva la vie. Encore une fois nous étions les premiers à décoller. La poussée fantastique des moteurs de décollage me ravissait comme toujours. Collé à mon siège, je posais la question à Ktanm en cherchant de mes yeux radars les leurres à détruire.
- De leader bleu à Charognard. De leader bleu à Charognard.
- Charognard, je t’écoute Leader bleu.
- C’est parce que tu m’as vu avec le major que tu as déclenché la sirène.
- J’ai rien fait Right. Je croyais que cela venait de toi.
Brutalement la réalité fit irruption. Derrière nous les lumières qui naissaient étaient les déflagrations des bombes. Soolims avait été un bon entraîneur.
- De leader chef à tous. De leader chef à tous. Ce n’est pas un exercice. Ce n’est pas un exercice. Canal code 5 et faites vous connaître.
Les réponses arrivèrent. Nos F54b prenaient de la vitesse. J’entendais les « Merde ! Merde ! Merde ! » des frères Silu qui prenaient la mesure des forces attaquantes. Un rapide tour des instruments m’avait renseigné. Nous étions face aux fameux vaisseaux surbrillants des Marges Orientales. Mes yeux écrans étaient éblouis par tous ces spots. Je passais en mode détection de masse. L’éblouissement cessa. En fasse de nous, nous avions une flotte d’attaque faite de vaisseaux rapides mais pas très lourds. Les spots bleus de la flotte amie se matérialisaient. Je fus fier de voir que notre escouade avait décollée au complet avant les destructions. En comptant tous les rescapés j’avais trois escouades. Rapidement je refis les groupes incomplets et donnais les ordres d’attaque. Leurs chasseurs bombardiers venaient vers nous. Plus rapides qu’eux, nous avions peut-être une chance.
- De leader chef à tous : ennemis au contact dans deux minutes !
L’inconnue était de savoir comment les détruire. Leurs coques surbrillantes apparaissaient comme des phares sur nos radars, en raison de la quantité d’onde réfléchie. Un coup de laser, même de cent mille Tlum ne les détruisait pas. Plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent du rayonnement était renvoyé. Malheur à celui qui se trouvait sur le chemin du rayon réfléchi. J’avais deux minutes pour trouver.
- De chef 15 à leader chef. De chef 15 à leader chef.
- Leader chef, je t’écoute chef 15.
- Notre groupe n’est pas armé. Nous venions de décoller pour un tir de largage sur cible avec des FK12.
- Bien reçu chef 15. Combien êtes-vous dans ce groupe ?
- Huit.
Des FK12. Je connaissais ce petit appareil de bombardement. Ses lasers n’étaient pas très puissants mais il compensait par une vitesse de pointe très supérieure et des boucliers avant très résistants. Ils servaient d’appui avec des actions en piqué et du largage de bombes sur une cible en orbite ou en vol comme une station ou un croiseur. Dans ce cas précis, j’avais une demi escouade juste bonne à repeindre les coques ennemies. Pour l’entraînement, le FK12 recevait un stock de petites bombes pleines de peinture rouge. A moins que je ne les utilise comme bouclier devant un groupe d’attaque. Le FK12 encaisserait les tirs ennemis tout en permettant l’approche des F54b. Nos lasers seraient-ils efficaces à courte distance ?
- Chef 15, vous allez éclater votre groupe. De leader chef à tous les chefs de groupe. De leader Chef à    tous les chefs de groupe.
- Chef groupe vert au rapport
- Chef groupe orange au rapport
- Chef ……
En les écoutant, je comptais mes groupes. J’en avais dix de F54b, un groupe de 8 FK12. Je décidais de laisser deux groupes en périphérie. Le groupe bêta et le groupe delta que je venais de reformer, n’avaient pas une cohésion suffisante. Je leurs donnait l’ordre de protéger les alentours. Pour les autres groupes, j’expliquais ma tactique.
- De chef Zêta à leader chef. C’est parce que vous ne voulez pas vous faire éblouir que vous voulez que les FK12 les repeignent en rouge ?
- Mais bien sûr ! La voilà la solution ! S’ils sont rouges, ils ne renverront plus les rayons lasers !
- De leader chef à tous. De leader chef à tous. Décrochez et refaites les groupes avec un FK12 en tête.
Moins de trente secondes avant le contact, nous rompîmes le combat. Les rapides FK12 arrivèrent alors que l’ennemi nous donnait la chasse.
- De leader bleu au FK12 bleu. De leader bleu au FK12 bleu. Présentes-toi
- De FK12 bleu à leader bleu. Je suis Saktin.
Je fus heureux d’entendre cela. Chef 15 m’avait envoyé son meilleur bombardier. Il avait le record absolu de coups au but.
- Saktin, tu repeins tout ce que tu peux et nous on les fini.
- Bien reçu, leader bleu. C’est parti !!!
Saktin vira brutalement pour se retrouver face aux chasseurs-bombardiers qui arrivaient.
- De leader Bleu à groupe bleu. C’est parti !!!
La bouffée d’adrénaline me survolta. La peur n’existait plus, rien que la chasse.
L’ennemi tira dès que Saktin fut à portée mais leurs lasers manquaient de puissance. Sur mes écrans je vis partir les torpilles d’interception. Je hurlais l’avertissement. Saktin avait déjà réagi en accélérant. Il fit une manœuvre d’évitement. Les torpilles trop lentes ne pouvaient pas le suivre dans sa sarabande. Je vis ses tirs au but. Au fur et à mesure que nous approchions, les silhouettes ennemies montraient des taches sombres. J’encaissais une torpille. Elle était à fusion thermonucléaire. Mon bouclier en fut presque surchargé. J’étais à bonne distance de la  première cible. Je fis feu. Une bouffée d’orgueil m’envahit. J’avais eu raison. Le chasseur-bombardier n’était plus. Deux tirs de lasers de Ktanm me firent revenir à la réalité. Sans elle c’est deux torpilles qui auraient eu ma peau. Je lui adressais un merci en enchaînant les cibles. Mon compteur de victoire commença à tourner.



Scène six
 
Nous volions dans un océan de débris. Les combats avaient duré, duré. La fatigue m'emplissait. Je sentais les blessures du chasseur comme miennes. Je sentais l'épuisement des réservoirs. Je sentais la difficulté à régénérer mon oxygène. Ma parole était onde électromagnétique. Mes yeux, mon toucher étaient capteurs. J'appelais Ktanm
- Ktanm, ici Right
- Je t'écoute Right.
- Comment tu te sens. Tu es presque rouge.
- Comme toi, Right, comme toi.
- Mes jauges me donnent dix heures. Avec un moteur, je peux peut être atteindre la troisième planète. Il te reste combien ?
- Assez pour y arriver.
Je n’insistais pas. Trop de fatigue et la certitude qu’elle ne me le dirait pas même si elle était à deux doigts de mourir.
- Tu sais où sont les frères Silu ?
- Non, Right. Je les ai perdus quand nous sommes arrivés près de la quatrième planète, lors de la bataille avec les bombardiers et leur escorte.
Mes souvenirs n’étaient pas trop précis. Normalement, tout était enregistré. Je pourrais revoir cela mais pas maintenant, au débriefing. Nous avions compris qu’une attaque de grande envergure se déroulait quand après avoir mis en déroute les chasseurs-bombardiers, nous avions découvert les escadrilles qui filaient vers le centre du système d’Endoor. Un nouveau TET s’était ouvert. Nous ne le connaissions pas mais eux l’avaient manifestement trouvé. Fort de notre tactique toute neuve, nous avions défendu le système intérieur. Passant de TET en TET, virant parfois à l’intérieur, nos F54b avaient été sur tous les fronts. Combien restions-nous ?
Je n’avais  plus assez de puissance pour contacter et répertorier tout le monde. L’ennemi était reparti. Derrière lui, il laissait des décombres par milliers. Nous lui avions fait payer aussi cher que possible son intrusion dans le système d’Endoor, mais les grandes bases ne répondaient plus, la lune Alpha non plus. Sur la troisième planète, nous avions eu une réponse d’une petite base de maintenance. C’est vers elle que nous nous dirigions.
Le temps s’écoulait lentement. Pour économiser le carburant, nous volions sans accélérer. J’avais coupé tout ce qui n’était pas nécessaire. Je m’étais mis en économie de niveau un. Tout ce qui était à longue portée était éteint. Il me restait tous mes sens à court rayon d’action. C’est ainsi que je découvris un FK12 rouge sombre sur bâbord. Le pilote devait être encore vivant. Il courait sur son erre. Nous ne pouvions rien pour lui. Normalement après les combats, des nettoyeurs parcouraient le champ de bataille pour récupérer machines et pilotes. Aujourd’hui rien de cela. J’avais l’impression d’une fin du monde. Ma respiration difficile me laissait imaginer son agonie dans son cockpit. Etait-il encore conscient ?
- Ktanm, ici Right.
- Je t’écoute Right !
- Tu as vu le FK12.
- Non Right, je suis en écodeux. Je vais même passer en trois.
Une sueur glacée me courut dans le dos. Ecotrois voulait dire qu’elle ne garderait que le strict nécessaire à sa survie. Après, il ne lui restait que la mise en suspension. Toutes les fonctions vitales seraient suspendues dans une bulle d’espace temps. On retrouvait parfois un pilote comme cela perdu depuis des années, son vaisseau dérivant. La réanimation n’était jamais automatique.
- Je passe devant toi et je me mets en écodeux.
- OK, Right, Merci. Je passe en écotr…
La communication s’arrêta brutalement. Je fis la manœuvre qui me plaça devant elle. Je ne gardais que mes boucliers avant, mes radars avant. J’eus l’impression de rentrer dans un tunnel. Je fis une dérogation à l’écodeux, je rebranchais à minima le radar arrière pour voir le F54b de Ktanm. Nous étions parfaitement axés. Dans cinq ou six heures nous serions arrivés. A moins qu’un météorite nous frappe en choc latéral. Nous prenions le risque. Nous n’avions pas le choix.
Le temps sembla s’éterniser. Je voyais arriver des échos que le bouclier repoussait. Ktanm suivait. L’épuisement me gagnait. Mes jauges étaient dans le rouge. Mon oxygène était descendu à dix-huit pour cent.  Je ne bougeais plus. Seul mon cerveau travaillait. Je m’interrogeais sur les évènements qui venaient de se passer. J’en arrivais à la conclusion que nos ennemis avaient eu accès à des plans du système d’Endoor. Ils avaient trouvé un TET que nous ne connaissions pas. A moins qu’ils aient profité d’un nouveau TET. Ils devaient savoir que l’Empire préparait une nouvelle offensive et que de nombreuses troupes seraient massées ici en attendant le jour J. La puissance de leur attaque en disait long sur leur détermination. Je m’interrogeais sur ce que l’Empereur allait dire. Puis mes pensées allaient vers Ktanm, toujours visible sur l’écran arrière. J’essayais de me remémorer les combats et ce que je savais des frères Silu ou des autres. Je n’osais interroger mes ordinateurs tous en veille. J’étais trop juste en puissance. Je passais par des phases de désespérance. Le temps ne passait pas assez vite et mes jauges flirtaient avec le zéro. Puis je me reprenais. J’essayais de me décontracter. La distance qui nous séparait de la troisième diminuait. Je me parlais.
- Plus que trois heures et quelques avant de se poser, allez, mon petit vieux, ça va se faire !
Par moment, je somnolais. A mes réveils, je trouvais que cela n’allait pas assez vite. Mon oxygène diminuait encore. Je fermais les yeux quelques instants.
Biiip......biiip......biiip......biiip......biiip......biiip......biiip
J’ouvrais les yeux brutalement. Devant moi, la troisième planète grossissait. Je désactivais l’alarme. Je fis le tour des instruments. Mes jauges étaient toutes à moins de un pour cent. Tout allait se jouer sur leur précision. L’ordinateur me donnait juste assez de temps pour me poser car la troisième planète possédait une atmosphère qui bien qu’assez ténue, allait nous freiner. Il fallait maintenant que Ktanm reprenne sa machine en main. Nous ne pouvions pas nous suivre dans ses phases d’atterrissage. Je coupais mon écran arrière dès que je vis qu’elle s’était écartée de mon axe. Je ne pouvais rien faire de plus pour elle.
- A tout à l’heure en bas, Ktanm !
Je ne savais pas si elle m’entendait. Je savais qu’elle ne me répondrait pas. Je me concentrais sur le pilotage. Le bouclier avant se mit à chauffer. Immédiatement, les convertisseurs se mirent en marche. Je ressentis tout de suite le retour de la puissance énergétique. Le taux d’oxygène reprit sa valeur normale. Les jauges frémissaient. Si l’ordinateur avait bien calculé, l’énergie récupérée dans la rentrée atmosphérique, serait juste suffisante pour que je puisse me poser. J’espérais qu’il en était de même pour ma coéquipière.
Nous avions trois révolutions à faire en très haute altitude avant d’avoir perdu assez de vitesse pour plonger dans l’atmosphère. Je ne savais rien de cette planète. Je n’avais même pas assez d’énergie pour brancher mes caméras. Mon tachymètre indiquait que le freinage se passait bien. L’altimètre se cala sur la fréquence de la base juste avant que nous plongions. Il me restait une heure de vol atmosphérique et ce serait fini. Je ne savais pas où en était Ktanm. Elle m’avait sauvé la vie plusieurs fois et je ne pouvais rien pour elle. Cette impuissance était douloureuse.
- Ting !
Le signal sonore de verrouillage me ramena au présent. Mon chasseur avait détecté la balise finale. Je regardais les jauges. L’ordinateur avait raison, j’avais juste assez pour activer mon champ de sécurité d’atterrissage. Tout se passa comme à l’entraînement. Je glissais sur le champ de force et je me positionnais le plus loin possible pour laisser la place à Ktanm. IL restait de l’énergie. Je branchais mes caméras extérieures. L’image se stabilisa juste à temps pour voir le chasseur de Ktanm arriver en approche. Comme toujours, c’était parfait. La machine se posa en douceur glissa sur son champ d’atterrissage et …tout bascula.
Sous mes yeux horrifiés, je vis le chasseur toucher violemment le sol. Le frottement du métal sur le tarmac fit une gerbe d’étincelle. Elle allait droit vers le bout de la piste. Je voyais le sol très inégal autour de la base. Je pensais au pire. Je perdis la vue. J’étais bloqué dans mon chasseur sans énergie. Mes yeux écrans éteints ne m’étaient plus d’aucune utilité. Je tapais sur le bouton d’éjection rapide. Le sas s’ouvrit. Mon siège glissa sur ses rails vers la sortie. La lumière éblouit mes yeux physiques. Je tombais dans les bras des techniciens venus me récupérer. Je hurlai :
- L’autre chasseur !
- Il s’est arrêté, lieutenant. On essaye de sortir le pilote.
- Emmenez-moi là-bas.
- Oui, Lieutenant.
Ils me hissèrent plus que je montais dans le véhicule. Je bouillais d’impatience. Nous approchâmes du F54b. Une chaleur intense s’en dégageait encore. Les techniciens s’affairaient déjà sur le sas du cockpit. Malheureusement la porte résistait. Le temps passait sans que le sas ne s’ouvre. Je craignais de plus en plus pour Ktanm. Elle allait manquer d’oxygène. Sous la traction des vérins, la porte céda. Il y eut le chuintement d’air caractéristique d’une mise en équipression. Le technicien mit en route manuellement l’éjection du pilote. Je vis arriver le siège. Quand je vis Ktanm, je compris. Elle avait cessé de vivre.
Heureusement un technicien me soutenait. J’étais effondré. Elle avait réussi une dernière fois à ramener son vaisseau entier. Une console de secours fut branchée. Les instruments de bord se rallumèrent.
- Mais c’est impossible !...
La voix du technicien me toucha à peine.
- Regardez ! C’est impossible !
Tous nos regards convergèrent vers la console.
- Parle, Tenkiu. Qu’est-ce qui est impossible ?
- Elle n’a pas pu atterrir.
- Ne dis pas n’importe quoi, Tenkiu.
- Je ne dis pas n’importe quoi, chef ! Les enregistreurs sont formels. Son cœur a cessé de battre voici quatre heures. 



Scène sept
 
Deux autres chasseurs et un FK12 avaient réussi à regagner Arche 12. Mon F54b était très endommagé. Celui de Ktanm l’était moins même après sa glissade. J’avais demandé à l’équipe de maintenance de récupérer les pièces de mon chasseur pour refaire celui de Ktanm. Cette base comme toute les bases de maintenance portait le nom de Arche suivi d’un numéro. Elle venait d’être mise en service et aurait dû recevoir les vaisseaux techniques comme les nettoyeurs ou les ravitailleurs. En raison des retards, elle était presque vide. C’était la seule explication à l’absence de bombardement. Les véhicules terrestres étaient partis explorer la planète. A chaque retour, nous avions droit au même compte rendu : disparu sous les bombes. Les savants des Marges orientales maîtrisaient parfaitement la fusion. Leurs bombes à fusion ne laissaient quasiment aucun résidu radioactif. Les sites étaient propres prêts à être colonisés.
Comentick, le colonel dirigeant Arche 12, s’attendait chaque jour à voir débarquer les margiens. Les jours passaient sans qu’ils ne reviennent. Le colonel ne comprenait ce qu’ils attendaient, lui aurait profité de sa victoire pour assurer une solide tête de pont. Il avait mis la base en alerte. Il y avait eu d'ailleurs un branle-bas de combat quand les grandes oreilles qu'étaient les transmetteurs, avaient signalé de curieuses émissions venant de la région de l'espace proche du TET de Epsilon850. Cela avait duré quelques heures et tout avait cessé. Le colonel et les transmetteurs se repassaient les enregistrements. Avec la rotation de la planète, ils n'en avaient que les échos renvoyés par les satellites avant de les recevoir en direct.
- Cela ressemble aux procédures de l'Empire mais les codes sont différents.
- Vous pouvez décoder?
- Non, Colonel. Notre base n'est pas habilitée à recevoir les transmissions hors planète en clair. 
- Comment savoir? Ennemis ou amis?
- On ne peut pas savoir. Les radars montrent une trace de vaisseau devant le TET d'Epsilon 850. Mais comme pour le reste nous n'avons pas l'équipement pour savoir. Il aurait fallu faire décoller un chasseur au risque de nous faire repérer.
- Trop dangereux ! Nous allons continuer à fonctionner en huis clos. Si tout va bien, les vaisseaux de secours ne vont pas tarder. Ils auront les codes pour nous joindre.
Je comprenais le colonel. Il disposait de techniciens en grand nombre, mais pas suffisamment de soldats. L’effectif de son armée volante se comptait sur les doigts d'une seule main avec quatre chasseurs dont un ne pourrait pas être réparé et un FK12.  Toutes les communications avec le reste du système d'Endoor avaient cessé. S'il y avait des survivants, nous ne pouvions ni les joindre ni les secourir et encore moins en attendre du secours.
Je n’avais rien à faire. Je traînais mon ennui et ma peine dans le hangar trop vaste où nos chasseurs étaient parqués. Je tarabustais les techniciens pour qu’ils réparent au plus vite le F54b de Ktanm. J’en profitais pour y faire apporter quelques modifications. Je voulais des canons à obus colorants. Je voulais aussi qu’ils m’installent une radio à ultra-ondes. Ce n’était pas dans les protocoles. Si bien qu’ils se firent tirer l’oreille. Ils cédèrent pourtant devant mon insistance et leur propre ennui. Trouver comment monter ce bazar dans un F54b, les occupa toute une journée.
Quand le jour revient le chasseur était prêt. J’obtins du Colonel le droit d’aller faire des essais. Les autres pilotes étaient encore incapables de reprendre les commandes. Nous mîmes au point un protocole d’échange radio. Nous étions à la troisième heure du dixième jour après les combats. Tenkiu  m’avait dit en aparté que lui et ses copains s’étaient lâchés sur la machine. Les moteurs n’étaient plus ceux d’origine mais des pièces de Z45, pas plus gros, mais quatre fois plus puissants. Les radars et autres générateurs de champs avaient aussi été changés.
- Je crois qu’on s’est laissé entraîné, me dit-il. Jamais nous n’avons bricolé comme cela un vaisseau. Le plus curieux, c’est que tout semble s’entendre.
J’étais impatient de l’essayer. Le décollage me laissa abasourdi. Je sentais à la fois la poussée extraordinaire de la machine et je ne m’écrasais pas. Un nouveau générateur de champ pilote gérait les G. Avec de tels équipements, j’eus un sentiment de toute puissance. Une larme coula, puis une autre. Je pensais que si Ktanm avait eu ce chasseur transformé, elle serait encore là. Je m’éloignais de la troisième planète. Mon plan de vol prévoyait que je fasse le tour d’une des lunes, puis que je croise l’orbite de la quatrième planète et que je rentre. Mes pensées allèrent vers Ktanm pendant que je filais vers la lune 3D. Elle était la seule victime que nous ayons sur la base d’Arche 12. Son inhumation nous avait permis de rendre hommage à tous les morts de cette bataille perdue. Sa tombe regardait vers le soleil levant selon le protocole en usage sur Simpalaa. Les yeux embués, je déclenchais les enregistreurs à courte et longue portée. Le but était de savoir s’il y avait d’autres survivants.
Je me concentrais sur le pilotage. Il y avait toujours beaucoup de débris au loin. Les champs de protection et de défense semblaient doués d’une vie propre. Ils se mettaient en route et se coupaient seuls en fonction des données des différents capteurs radars. Les moteurs non seulement étaient plus puissants mais ils consommaient moins d’énergie. Les techniciens avaient bien travaillé. A croire qu’il avait rendu ce F54b intelligent. Je pénétrais dans un nuage de débris de toutes sortes. Les radars et les champs de protection réagissaient à la perfection. Encore une nouveauté, si je tournais mon regard vers un objet, une bulle d’info me donnait tout ce que je voulais savoir. Je sursautais, cela voulait dire que même les ultra-ondes fonctionnaient en plein vol et que j’avais accès au RésOrd. 
Ayant contourné la lune 3D, je remis la puissance. De nouveau la sensation d’accélération fut jouissive. Je filais vers l’orbite de la quatrième planète. Je serais à portée d’enregistreur dans quelques minutes. Le colonel allait être content. J’aurais des informations précises sur ce qui restait sur la quatrième planète. Je me concentrais sur ma tache. Encore quelques secondes…
Le F54b décrocha brutalement sur tribord. Sans le générateur anti G, j’aurais été réduit en bouillie sanguinolente dans mon cockpit. Le tir du disrupteur me rata de peu, mais il me rata. Un disrupteur ici dans le système d’Endoor, je n’en revenais pas. L’énorme vaisseau, un des quatre que possédaient l’Empire, venait de surgir du TET72 près de l’orbite de la quatrième planète. On les appelait des disrupteurs en raison de leur armement particulier. Contrairement aux lasers qui détruisaient leur cible en lui transférant plus d’énergie que ce qu’elle pouvait absorber, les disrupteurs annihilaient tout, y compris l’espace-temps. Son deuxième tir n’eut pas plus d’efficacité, mon chasseur avait quitté la ligne de tir juste avant son déclenchement. Je cherchais un TET à proximité quand une entrée s’ouvrit devant moi. Je rejaillis sur la face cachée d’une lune de la quatrième planète. Je me dis que j’avais de la chance, tellement de chance que ce n’était pas normal. J’étais un excellent pilote mais ce que je venais de faire confinait au génie du pilotage. Ktanm en aurait été capable, pas moi.
- Ktanm ?
- Il t’a fallu du temps Right !
- Ktanm !!!!! Mais tu es où ?
- Là où j’ai toujours rêvé d’être. Je suis le Chasseur. Ce que tu as enterré n’est qu’une enveloppe vide. En Ecotrois, j’ai achevé mon initiation commencée sur Simpalaa. Mon Maître avait raison. Même cela nous est possible.
- Que va-t-on faire avec le disrupteur ?
- Je m’en occupe. Son pilote est Simpalais aussi. C’est un initié de niveau huit. Je sais comment lui dire qui nous sommes. Par contre Right, jure-moi de ne jamais révéler ce que tu viens d’entendre. Ce serait ma mort, la vraie.
- Je te le jure Ktanm.
- Alors, allons-y !
Le chasseur fit un bond en avant. Elle avait des champs de camouflage. Le disrupteur ne nous détecta pas. Ktanm se positionna devant l’œil de la caméra du pilote avant de se faire reconnaître. Il eut un grésillement dans la radio et une voix étouffée murmura. 
- Maître Ktanm, ça suffit! Je te donne les codes de reconnaissance.
J’entendis la télétransmission des données de reconnaissance. Apparut devant mes yeux, la silhouette d’un capitaine.
- Vous êtes autorisé à aborder sur le pont 4, entrée 12. Donnez identification vocale.
- Ici lieutenant Right, commandant de la base de la lune Alpha, réfugié sur la base Arche 12 après les combats.
- Bien reçu. Dès que vous aurez été arrimé, l’amiral vous recevra.



Scène huit
La fébrilité régnait partout. J’étais le seul tranquille au milieu de ce tumulte. Quelqu’un avait dû mettre un coup de pied dans cette fourmilière. J’avais laissé Ktanm repartir. Cela avait étonné. Personne n’avait rien dit puisqu’il n’y avait pas d’ordre contraire. Assis, attendant que l’amiral me fasse entrer dans son bureau, je voyais l’activité qui régnait dans la grande salle de commande. Des centaines de sondes et de vaisseaux d’observation avait été largués. Je voyais et j’entendais arriver les résultats de leurs investigations. Les spécialistes des combats décryptaient tous les indices. Ils reconstruisaient le puzzle des évènements que j’avais vécus. De temps à autre au début de mon attente puis plus souvent après des regards se tournaient vers moi. Je pensais que je les intriguais. J’avais tort mais je ne l’appris que plus tard.
- Lieutenant Right ?
Je me levais d’un bond. Un commandant me tendait la main après un bref salut peu protocolaire. Je répondis et au salut et à la poignée de main.
- Entrez, l’amiral vous attend.
Il me précéda dans le vaste bureau de l’amiral. A droite, une carte holographique du système d’Endoor. Des points jaunes brillaient ça et là. Autour de la carte de nombreux gradés, avec à leur centre l’amiral, debout, semblait donner des ordres. Devant moi, un vaste bureau surchargé d’écrans avec de part et d’autres des personnels féminins pianotant sur leurs terminaux. A gauche, une autre console à carte holographique était éteinte.
- Ah ! Lieutenant Right !
Je me retournais vers l’amiral qui venait de m’apostropher. Je saluais et me mis au garde à vous.
- Repos, Lieutenant Right, repos. Ici pas de protocole, nous sommes là pour travailler. Endoor a été attaquée et quasi détruite. Sur la carte, les quelques ponts jaunes représentent les survivants. Vous voyez, il y en a peu. Seul Arche 12 semble avoir échappé au massacre. Toutes les autres installations sont endommagées ou détruites. Donnez-moi votre version, Lieutenant.
Je me lançais dans des explications qui ne durèrent pas longtemps. Je n’avais eu aucune vision d’ensemble de la situation. Je ne me rappelais que d’instants de combat, de saut dans les TET et d’attaques encore et toujours jusqu’à épuisement.
- Bien, bien Lieutenant. Selon les premières investigations, il semblerait que les patrouilles aériennes aient été trop peu nombreuses au moment de l’attaque. La vôtre a été la première et la dernière aussi.
- Amiral, nous sommes prêts !
L’amiral se dirigea vers la console holographique éteinte, suivi par tous ses conseillers. Il s’assit imité par tous ceux qui trouvèrent un siège. Je restais debout derrière lui. La lumière apparut et se déploya. Le système d’Endoor clignota avant de se stabiliser.
- Nous nous sommes calés au temps zéro de l’attaque. Voyez au niveau de l’orbite de la deuxième planète, il y a un TET qui s’ouvre. Nous avons été obligés d’estimer les forces ennemies. En opaque vous verrez ce dont nous sommes sûrs et en semi transparent les hypothèses qui expliquent le plus de faits. Voici la commande, Amiral, le zoom est à droite et le pad de déplacement à gauche. Pour démarrer appuyer sur le bouton vert.
Je vis le pouce de l’amiral se contracter sur le bouton vert. Immédiatement la simulation holographique démarra. Il y eu un flou devant les étoiles lointaines, un cercle s’ouvrit vomissant un torrent de vaisseaux des Marges Orientales rouge comme une coulée de lave. Se précipitant dans les TET locaux, ils disparaissaient pour refaire parler d’eux près de chaque planète. On voyait des éclairs sur les sphères planétaires. A chaque fois une tache jaune disparaissait. Il ne resta bientôt plus que Arche 12 qui brillait. Je compris que l’amiral avait choisi une vitesse accélérée pour avoir une vision d’ensemble.
Il joua avec sa télécommande. Nous étions revenu au commencement. Zoomant sur la troisième planète, il fit un gros plan sur les attaquants. Je reconnu les vaisseaux que j’avais combattu. Ils larguaient des missiles chargés de bombes à fission. Leurs impacts au sol étaient dévastateurs. Les ondes de chocs écroulaient tout, les ondes de chaleurs détruisaient le reste. La simulation se déplaça autour de la planète suivant l’impact des bombes. Le bombardement s’arrêta devant la haute chaîne de montagne qui barrait le continent vers le sud. Cela épargna Arche 12.
Tout se brouilla à nouveau, pour revenir au début. Nous suivions maintenant un groupe de chasseur bombardier. Il échappa à nos regards en rentrant dans un TET. Pour moi qui connaissais bien le système d’Endoor, je compris que l’amiral suivait le groupe qui s’en était pris à la lune Alpha. D’ailleurs la simulation se cala sur la sortie du TET pour voir la sortie des ennemis. Mon regard fut attiré par le groupe de FK12 qui partait à l’exercice. Je m’attendais à le voir, mais la simulation montra le bombardement débuter pendant que des F54b prenaient leur envol. Je revis mon groupe décoller. Je sus que c’était nous car nous étions le premier groupe. Je vis nos regroupements et le début de la contre-attaque. Un point bleu se fixa sur l’image de F54b.
- Je marque votre chasseur, lieutenant Right. La simulation va vous suivre.
Je me vis attaquer le premier chasseur bombardier, je vis le tir de Ktanm détruisant les torpilles qui m’étaient destinées. Je découvris la suite que j’avais oubliée. Bondissant de lieu en lieu, nous attaquions les chasseurs bombardiers avec un taux de succès important. Je vis le FK12 de Saktin se faire détruire après avoir épuisé toutes ses bombes colorantes. Je me vis attaquant encore et encore. Les souvenirs me revenaient. La trappe d’accès des chasseurs bombardiers n’était pas assez réfléchissante. Là était leur point faible et je l’avais trouvé. J’en avais éprouvé une joie haineuse. Ils allaient payer. Je me vis toujours flanqué de Ktanm disparaître dans un TET pendant que les frère Silu continuaient vers un autre groupe ennemi. La simulation me suivi quand je jaillissais d’un TET pour détruire et replonger dans un autre TET. Parfois l’image décrochait. Elle se recalait très vite. Je savais pourquoi. Nous avions, Ktanm et moi, basculé d’un TET dans l’autre et nous n’étions pas ressorti au point prévu. Le passage incessant de TET en TET, nous permettait de jouer aussi avec le temps. Malgré sa qualité la console holo peinait à suivre.
L’image se figea. L’amiral fit un geste. Un technicien s’approcha, fit quelques réglages avec la télécommande. L’image clignota pour se recaler sur notre décollage. Je vis mon chasseur laisser derrière lui un sillage bleu. La simulation se régla sur une vue générale du système d’Endoor. Bientôt, je vis un trait bleu courir autour de la lune alpha puis près de la deuxième planète, pour apparaître quasi simultanément autour de la lune quatre, puis près de la deuxième orbite, puis un peu partout. Le système d’Endoor se remplissait du bleu de mes trajectoires, comme un enfant gribouillant sur une feuille de papier, ne laisse plus de blanc.
- Vous avez dansé la mort, Lieutenant. Je comprends pourquoi, ils se sont repliés. Vous avez avec vos chasseurs, détruit plus de la moitié de la flotte d’attaque.
Je sentis tous les regards fixés sur moi. Je n’avais pas eu conscience de cela. Mon compteur de victoire indiquait un chiffre tel que je l’avais cru en panne. En fait, il disait vrai.
- L’Empereur sera fier de vous, Lieutenant. Dommage que le Major Ktanm n’ait pas survécu.
L’amiral se leva.
- Messieurs, nous pouvons applaudir le lieutenant pour cet exploit.
Tous les présents se mirent debout et joignirent leurs applaudissements à ceux de l’amiral. Un sentiment d’irréalité m’envahit.



Cinquième épisode

Première scène
L’Empereur avait voulu me voir. Je volais vers Terre Un. Je me remémorais tout ce qu’on m’avait dit. J’avais mémorisé le protocole. Il ne fallait pas que je fasse un impair. Ktanm rigolait tout en m’aidant à réciter toutes les formules.
- Right, tu sais quand même que tu es un héros ?
- Je sais, Ktanm. Mais c’est l’empereur que je vais rencontrer.
- Non, Right. Que nous allons rencontrer.
- Dans le protocole, il ne parle pas de vaisseaux. Je ne sais pas ce qui va t’arriver.
- Ne t’inquiète pas, Right. J’ai ma petite idée. Nous arrivons près de Terre Un. Je vais nous caler sur le bon couloir aérien.
Pour une fois, je laissais toute liberté à Ktanm. J'étais trop nerveux pour être attentif. Je repensais à tout ce qui m'était arrivé.
Les médias avaient surtout parlé de mes exploits. Bien sûr, la bataille d'Endoor était une défaite majeure. C'est par millions que se comptaient les morts. Certains me touchaient plus, Les frère Silu, Saktin, les pilotes qui avaient été sous mes ordres. Par contre je ne pleurais pas le major Skatn, ainsi que quelques autres. Les bombes à fission avaient tout nettoyé, le bon comme le mauvais. L’amiral avait demandé un contrôle de nos enregistreurs de vols. C’est ainsi que je fus crédité d’un nombre record de victoires. Ktanm aussi, était à l’honneur mais à titre posthume. Personne ne discuta mon désir de garder ce F54b modifié. Il fut même copié pour devenir le F55.
Dans les semaines qui suivirent, je fus harcelé par les médias. Je racontais et re-racontais mon combat. Des simulations étaient projetées en boucle sur certains canaux. Sur le RésOrd, on pouvait même voir la première simulation faite sur le disrupteur. La communication impériale fonctionnait à merveille. D’une défaite cuisante, elle faisait une victoire. D’un pilote, elle faisait un héros à admirer. Un jour, un programmateur me montra le jeu vidéo qu’il avait tiré de la bataille. J’acceptais d'y jouer un peu. Si les commandes du F54b étaient bien reconstituées, il manquait des sensations de vol que jamais un rampant ne pourrait avoir. Ce jour là je fis un score honorable. Le programmateur insista pour entrer dans les scores, mon nombre réel de victoires, ainsi que celui de Ktanm. La danse de la mort, comme s’appelait ce jeu, devint une référence et un mythe rapidement. Les meilleurs champions du virtuel ne purent égaler le record.
Sur le RésOrd, j’étais devenu : celui qui danse la mort. Pour des raisons de com., l’amiral m’avait constitué un secrétariat qui répondait aux milliers de courriels. Il avait des ordres précis de la part de l’Empereur. Endoor se repeuplait. Des milliers de structures et de vaisseaux sillonnaient ses orbites. Un deuxième disrupteur était arrivé. L’Empereur avait décidé. Une nouvelle flotte se réunirait à Endoor et serait victorieuse. L’amiral Tchecanstin avait été la dernière victime de cette défaite. Il était désigné comme le responsable de l’impréparation de la flotte d’Endoor.
J’abordais l’atmosphère de Terre Un. Le contrôle aérien me contacta.
- Vaisseau secteur 24, couloir 12, identifiez-vous !
- Ici, lieutenant Right venant de Endoor pour l’astroport A. Code 12 24 67 32.
J’entendis aussi le crépitement des circuits de Ktanm qui lançait les séquences de reconnaissance pour les défenses aériennes. Je fus très surpris quand j’entendis :
- Excusez-moi, Lieutenant. Je n’avais pas vu votre code 4. Prenez le couloir 3 et passez sur le canal 2 pour le contrôle principal. Bon Vol.
- Ktanm, c’est quoi ce code 4.
- C’est mon code, Right.
- Et ça veut dire quoi ?
- Nous sommes prioritaires.
J’assimilais l’information. Pas d’attente à tourner en rond, nous allions nous poser directement. J’avais droit à un traitement de VIP. En quelques minutes la capitale fut en vue. L’astro-aéroport avec ses quinze pistes était impressionnant. Mes yeux radars repéraient les différents appareils en vol.
- Vaisseau Code 12 24 67 32, identifiez-vous !
J’allais répondre quand Ktanm me coupa la parole.
- Laisse, Right. Je gère.
- Ici contrôle principal, Code 4 accepté. Prenez au 160, et passez sur canal code 4.
- On ne se pose pas Ktanm ?
- Non, pas encore !
Laissant l’astro-aéroport, nous nous dirigeâmes vers la capitale. Je sentais les flux d’informations que Ktanm échangeait avec le contrôleur. A mes questions, elle répondait simplement qu’elle était Code 4 et suivait la procédure.
Ma panique monta d’un cran quand quatre chasseurs des gardes-empereur se mirent en position d’attaque pour nous couper la route. Automatiquement je me mis en position de défense. Ktanm ne me laissa pas faire. Elle poursuivit sa route sans dévier. Je voyais déjà la collision. Il n’y en eut pas. Le groupe d’attaque se mua en escorte comme par magie. En voyant la piste, je compris, nous allions atterrir au cœur même du palais impérial sur le tarmac personnel de l’Empereur. Je ne comprenais plus rien.
Ktanm se posa comme à l’exercice. Elle avait à peine verrouillé ses vérins qu’un homme s’avançait. 
Je déclenchais l’ouverture de mon cockpit. Quand mon fauteuil tourna pour me permettre de descendre, je me trouvais nez à nez avec lui. Je tombais genou à terre.
- Relevez-vous, Colonel Right ! Allez m’attendre avec les officiels, Ktanm et moi avons beaucoup de choses à nous dire.
Je ne trouvais rien à dire ! Colonel ! L’Empereur m’avait appelé Colonel. Je marchais sur un nuage vers le cordon des officiels quand le sens des autres paroles qu’il avait dites, arriva à ma conscience. Je me retournais pour voir l’Empereur disparaître sur mon fauteuil dans le tunnel d’accès au cockpit. Des gens coururent en criant
- Non !!!!
Ils n’atteignirent jamais le chasseur. Ktanm avait fait un décollage d’urgence. Les chasseurs des gardes-empereurs se mirent en position d’escorte et le groupe disparut à notre vue à une vitesse interdite dans tous les protocoles.
- Mais qu’est-ce que vous avez fait ?
Je me tournais vers celui qui m’interpellait. Son habit de cour était superbe, mais ne me renseignait pas sur sa fonction. Il frotta sa manche. Un clavier virtuel apparut devant lui. Ces doigts coururent dessus. Je remarquais alors qu’il portait des lunettes écran. Garde du corps ? Chef du protocole ? J’avais encore mon casque de pilotage. Je pensais :
- Ktanm, qu’est-ce que tu fais ?
Aussi claires que des paroles, sa réponse me parvint :
- J’accueille un vieil ami. Je reviens.
J’allais poser une autre question quand :
- Vous suivez-moi ! Ça ne va pas se passer comme cela.
La menace était implicite. Mais comment lui expliquer que mon chasseur n’en était pas un.
- Sa Majesté n’a pas piloté depuis plus de quarante ans. J’avais bien dit que tout cela finirait mal.
Sur un geste du personnage, quatre gardes-empereurs m’encadrèrent. L’ombre d’un sourire courait sur leurs visages. Nous suivîmes sans un mot. Je voyais s’agiter devant moi la silhouette tressautante et râlante qui m’évoquait les grands pseudo-singes de Mondquatre.



Deuxième scène
J’exultais.
Derrière moi deux escadrilles de F55 flambant neuf, s’étaient mises en formation pour atterrir.
L’Empereur m’avait donné le grade de colonel et le commandement de cette nouvelle unité de reconnaissance et d’action. Les usines avaient travaillé jour et nuit pour livrer ses nouvelles machines en temps et en heure. Moins anguleux que le F54b, le F55 en reprenait l’architecture. Les pilotes déjà confirmés sur F54b pouvaient ainsi être qualifiés très vite sur F55. Voler sous les ordres de celui qui danse la mort était devenu le rêve de beaucoup de pilotes. Les candidatures avaient été très nombreuses, trop nombreuses. Mon séjour sur Terre Un fut en grande partie rempli par ces sélections. Pour les cinquante places possibles, il me fallut choisir entre mille pilotes. Sans l’aide de Ktanm, je n’y serais jamais arrivé. La présélection fut faite par les instructeurs. Le test final était de voler en binôme avec moi. Ktanm avait une idée précise de qui était bon et mauvais pilote. Les recalés trouvèrent les critères de sélection flous. Personne n’osa discuter ouvertement mes choix éclairés par Ktanm. Mes visites chez l’Empereur décourageaient toute critique. Il nous faisait venir régulièrement pour voler avec Ktanm. Je jalousais cette complicité bien plus ancienne. Ktanm ne voulait rien dire. Je n’osais pas interroger l’Empereur.
Quand les deux escadrilles furent prêtes, l’Empereur nous fit une visite. Son déplacement sur la base lunaire fut un évènement galactique. Il ne sortait quasiment jamais de son palais. Les médias s’interrogèrent longuement sur cette visite. Chacun y alla de son commentaire. L’opinion publique de nouveau se focalisa sur moi. Ceux qui se prenaient pour les mieux informés, émirent l’idée d’un plan tellement secret que seul l’Empereur et moi le connaîtrions. D’autres parlèrent de tocade pour un spadassin peut-être génial mais qui ne pourrait que décevoir dans les temps à venir. Ils firent même des paris sur la durée de vie du phénomène. Je fus étonné de voir s’embuer le regard de l’Empereur faisant ses adieux à Ktanm. Celle-ci resta silencieuse longtemps après notre départ. 
Nos ordres contrairement à la rumeur, étaient simples. Notre faiblesse était de ne pas connaître le terrain où nous combattions. Nous devions faire une cartographie des TET des Marges Orientales et autant que possible frapper leurs flottes. Nous ne devions pas engager de bataille rangée mais opérer par raids et escarmouches. Pendant que nous accomplissions notre mission, une nouvelle armée se réunissait dans le système d’Endoor. Muni de nos renseignements, l’Empereur ne doutait pas de sa victoire.
Nous allions être basés sur un astéroïde perdu dans un système improbable. Ktanm et moi avions découvert ce système par hasard, lors d’une reconnaissance. Pour préparer notre implantation, nous avions circulé sans autre but précis que de rester à proximité des Marges Orientales. A notre sortie du TET, nous avions failli griller. Les réflexes de Ktanm, nous sauvèrent la vie. L’étoile mourait. Son expansion était commencée. Elle englobait déjà le centre du système. S’il y avait eu des planètes, elles avaient disparu dans le brasier. Les TET intérieurs étaient devenus des pièges mortels débouchant au cœur de la fusion stellaire. Nous avions débouché à la limite du tolérable. Après avoir pris une distance de sécurité, j’avais analysé l’équilibre du système. La ceinture d’astéroïdes ne serait pas atteinte avant trois ou cinq années locales. Cela nous laissait largement le temps de mener à bien notre mission. Par contre pas un vaisseau hormis les F55 ne pourrait virer assez court à la sortie du TET pour éviter le feu de l’étoile expansive. Nous avions exploré les autres TET plus lointains. La marge de sécurité avant une possible attaque faisait de la ceinture d’astéroïdes une forteresse naturelle. Aucun gros vaisseau ne pourrait s’aventurer sans risque dans cette zone, quand aux éventuels chasseurs ou petits bombardiers ennemis nous n’aurions aucun mal à en venir à bout.
La construction de la base fut un défi technologique. Pour acheminer le matériel sur l’astéroïde que nous avions surnommé Double Huit, en raison de sa forme, nous avions inventé un système de remorque pour les chasseurs. Le virage de sortie du TET était un challenge potentiellement mortel, avec les F55 en limite de surcharge. Par bonheur, il n’y eut que deux pertes à déplorer, rapidement comblées par les candidats qui se pressaient toujours pour faire partie des escadrilles qui dansent la mort.
Un personnel de maintenance réduit, pas ou peu de matériel sur place, étaient les caractéristiques de la base du Double Huit. La défense était assurée par quatre chasseurs en vol. L’astéroïde était devenu comme un vaisseau mère, servant au ravitaillement entre deux missions. Un roulement était prévu avec une troisième escadrille qui arriverait dès que le F55 seraient prêts.
Je me posais en premier. J’allais vers un des sas en pensant que les choses sérieuses allaient commencer dès le lendemain. Je pensais tout haut :
- Ce sera la gloire ou la mort !
- Et comme je n’ai pas envie de mourir…
La voix de Ktanm me fit sourire, l’avenir était à nous.



Troisième scène
J’étais heureux. Les vols succédaient aux vols. La cartographie avançait bien. Nous avions commencé notre exploration par la périphérie de la région dite des « Marges Orientales ». Grâce à Ktanm, j’améliorais ma connaissance de l’espace. Elle sentait les lignes de forces aussi sûrement qu’un oiseau sent les courants du vent. En se déplaçant, d'une manière que je trouvais hasardeuse, Ktanm tissait sa toile de sensations. Elle m'apprenait à faire confiance au ressenti subtile des forces en présence. Je ne progressais pas assez vite à son goût. Elle avait sur moi l'avantage d'être en prise directe sur l'espace quand moi je devais passer par le truchement des organes du vaisseau. Pourtant petit à petit, il me semblait que je sentais mieux ce qui se passait dans l'univers autour de moi. La confiance me venait aussi. Nous allions passer à la phase suivante : s'enfoncer dans le pays ennemi pour y trouver les voies que ce soient les autoroutes ou les chemins de traverse. 
Pour former au mieux mes pilotes, j'avais introduit un roulement qui évitait aussi les frictions et les préférences. Toutes les décades, mon équipe de pilotes changeait. Cela me permettait aussi de former les pilotes au voyage entre les TET. Passer d'une bulle spatio temporelle à une autre nécessitait précision, courage et sang-froid. Il était vital pour eux de pouvoir réaliser un tel saut de manière réflexe. Ce n'est pas pendant un combat qu'ils pourraient affiner leur pilotage.  A quelques exceptions près, tous les pilotes étaient au niveau requis. Avant d'entamer la deuxième phase, j'avais obtenu une mise au repos de deux décades pour tous les pilotes. Les trois escadrilles furent rapatriées sur Endoor.  On nous fit atterrir sur Arche 12. De là, chacun put rejoindre un point de l'Empire qui lui tenait à coeur. Je n'avais pas de doute sur leur retour dans deux décades. Notre réputation était toujours aussi grande. Je devrais dire la mienne surtout. Lors des vols avec moi, les autres pilotes sentaient bien que le déroulement des faits ne se passait pas comme ils le prévoyaient. Nos passages de TET en TET les déroutaient. Peu d'entre eux sentaient le moment favorable. Quelques uns atteignaient cette capacité, curieusement tous ou presque étaient des Simpalais comme Ktanm. Cette société initiatique à plusieurs niveaux dispensait un savoir que peu d'autres sociétés obtenaient. Leur sensibilité en vol m'évoquait celle de Ktanm, en moins puissante. J’avais accru leur formation pour en faire des chefs de groupe. Ils répandaient le bruit de ma possession par l’esprit du Major Ktanm comme ils disaient. Ce mystère autour de nous attirait comme un aimant.
N’ayant rien à faire de particulier, ma seule famille, un père, était perdue au fin fond de l’espace sur une planète archaïque comme me le montraient les rares missives que je recevais, j’avais décidé de rester sur Arche 12 pour fignoler la suite de notre mission. Je volais tous les jours. Le troisième jour, Ktanm me demanda de la laisser partir. Je ne voyais pas comment elle pourrait se débrouiller sans un pilote à son bord. Alors elle m’expliqua.
Le cinquième jour, je décollais pour prendre quelques jours de repos dans la vallée à l’ouest de Arche 12. J’avais à bord de quoi monter un campement et vivre quelques jours. Comme toujours, Ktanm se posa divinement. Je débarquais mes affaires.
- Tu es sûre, Ktanm, de ce que tu fais ? Un vaisseau sans pilote, ça va faire jaser !
- Ne t’inquiète pas, Right. Là où je vais, personne ne me demandera rien. Tu as tout ce dont tu as besoin ?
- Oui, j’ai même un accès au RésOrd.
- Je serais là dans une décade.
Son décollage en douceur me laissa seul dans une vallée inhabitée. Dix jours, elle m’avait demandé dix jours. Mais pour quoi faire ? Son corps devenu vaisseau me semblait un obstacle insurmontable. Elle avait tenté de me rassurer en me parlant d’initiation supplémentaire pour le bien de notre mission future. Je gardais pourtant une peur cachée au fond de mon ventre. Seul, ici, j’étais impuissant. Il me fallait faire confiance. Je me disais que dix jours n’était pas un temps trop long.
Ktanm m’avait quitté depuis longtemps quand je baissais les yeux qui fixaient le point de sa disparition. Je me dirigeais vers mes caisses et me commençais à monter mon abri.
La nuit s’annonçait.



Quatrième scène

Je n'avais rien vu venir, SuperKtanm non plus. Elle flottait en débris épars autour de moi. Mon équipement de survie m'avait sauvé la vie. Je ressentais douloureusement la perte de contact brutal avec SuperKtanm. J'avais l'impression d'avoir été amputé à vif. Ma vision naturelle ne me disait pas grand chose. La bataille pour moi n'avait même pas commencé. J'étais là impuissant, coupé de tout. J'espérais que viendraient les sauveteurs. Il fallait que je me concentre sur mes écrans de survie. Mon scaphandre possédait normalement assez de réserve pour quelques jours. Le choc avait du détraquer l'instrumentation car rien ne fonctionnait comme prévu. Je pris conscience que je ne pouvais pas bouger comme je le voulais. Le scaphandre s'était ballonnisé. La vérité s'insinua en moi. Non seulement mon vaisseau était détruit mais mon scaphandre aussi. Les systèmes de régénération ne fonctionnaient plus. L'oxygène s'était répandu partout où il pouvait, mais il ne serait pas purifié. L'horreur me prit. Il me restait moins de deux heures à vivre. J'allais mourir étouffé. Je hurlais de peur.
Je me réveillai en sueur en m'entendant crier. La nuit était noire. L'aube était loin.
J'étais là depuis trois jours et je faisais le même cauchemar toutes les nuits. J’étais en sueur. Je descendis de mon hamac. L’air était tiède et sec. Pourtant je frissonnais. Ma réserve d’eau était près de la fenêtre. Je m’en approchais pour m’en servir un grand verre. Une lueur attira mon regard. Toutes nos sondes avaient été formelles, il n’y avait pas de vie intelligente sur cette planète. Une silhouette se déplaçait dans la végétation. En regardant mieux, elle me sembla transparente mais légèrement lumineuse. Je pris mon arme et me précipitai dehors. Rien. Tout semblait tranquille. De ma lampe je fouillais les environs. Rien. Je rentrais perplexe.
Je disposais de matériel de détection pour me prévenir en cas d'approche de gros gibiers ou d'animaux dangereux. Je regardais l'écran. Rien. Je mis du temps à me rendormir.
Le soleil était levé depuis longtemps quand j'émergeai du sommeil. Après une collation rapide, j'entrepris d'explorer les environs. Je m'étais installé dans une petite plaine entourée de collines couvertes de broussailles et d'arbres pas très grands. Plus loin autour des montagnes basses étaient colonisées par des forêts épaisses et sombres. Je parcourais la petite région qui s'étendait devant mon campement. Entre les broussailles et les taillis, des affleurements de roches décrivaient des courbes complexes. Avec mon détecteur de vie, je ne mis en évidence que de petits animaux bien inoffensifs pour moi. Le soleil était au zénith quand je rentrai de mon exploration. Je me connectais sur le Résord pour voir la région vue du ciel. Les cartes défilèrent. Les satellites avaient photographié toute cette zone. En agrandissant, je retrouvais là où je campais. Vus de dessus, les affleurements rocheux dessinaient des figures quasiment géométriques. Cela me sembla étrange. J’interrogeai la base de données. La réponse me parut simple et lumineuse. Le fond de cette vallée était composé de différentes roches de duretés différentes que l’érosion avait sculptée ainsi. Les formes venaient des tourbillons complexes des vents locaux arrivant des différentes directions. Je pouvais en visualiser une modélisation. L’animation en 3D était très réaliste. Je cherchais d’autres renseignements. La flore et la faune étaient décrites. Il n’y avait rien de bien dangereux pour l’humain que j’étais.
Avant d’aller me coucher, je fis un tour sur la station d’info du RésOrd. Le commentateur signalait ma présence sur Terre Un. Il faisait encore des suppositions sur ma rencontre avec l’Empereur. Cela me fit comme un coup à l’estomac. Ktanm était repartie voir l’Empereur !
Le sommeil me prit pendant je tournais et retournais toutes les hypothèses sur la conduite de Ktanm.
Le cauchemar m’éveilla à nouveau. Toujours pareil, je ne voyais ni l’avant, ni l’après, juste cette séquence d’explosion et de panique. Je me levais.
De nouveau par la fenêtre, j’aperçus la lueur fantomatique de la silhouette. Je me déplaçai sans bruit jusqu’à mon écran. Les caméras extérieures ne montraient rien, les enregistreurs non plus. Ce qui  bougeait dehors n’existait pas pour mes instruments, pourtant je voyais la forme progresser. J’eus l’impression qu’elle suivait les courbes des roches. Je ne pouvais détacher mon regard de ses déplacements. Une envie de lui emboîter le pas me prit. J’allais vers la porte. Je l’entrouvris sans bruit. Là bas, dotée d’une légère pulsation, la silhouette s’était arrêtée. Je tournai la tête pour attraper mon arme. Quand je voulus me glisser dehors, il n’y avait plus rien.
Quand le jour fut levé, je retournai explorer la zone. Je rentrai bredouille. J’étais énervé. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Je cherchais une idée pour piéger ce fantôme ou ce qui en avait l’apparence. En me préparant à manger, je me connectai à la station d’info. De nouveau, j’entendis parler de moi. On avait vu passer mon F54b, bien célèbre, en direction du palais impérial. La guerre des Marges orientales en était la cause, à coup sûr. Différentes stratégies étaient discutées. Les commentateurs pesaient le pour et le contre de toutes leurs hypothèses. Cela m’énerva encore plus. Voilà quatre jours que je traînais là pendant que Ktanm paradait là-bas. Je lui mis un message crypté sur le RésOrd. Tout mon après-midi fut occupé par mon attente de la réponse. J’allais me coucher sans même avoir eu la confirmation qu’elle avait reçu mes questions. Il me fallut beaucoup de temps pour trouver le sommeil.
De nouveau mon hurlement me réveilla. Je sautai du lit pour aller à la fenêtre. De nouveau la silhouette était là. J’étais persuadé du lien entre mes cauchemars et sa présence. J’observais ses déplacements. J’avais posé des pastilles fluorescentes sur les roches. Je la vis donc suivre les circonvolutions des courbes rocheuses. L’idée me vint que les choses n’étaient pas aussi simples que ce que j’avais lu sur le RésOrd. Je m’étais préparé. J’avais été me coucher habillé. J’ouvris la porte. Elle coulissa sans bruit, mais la forme s’arrêta. Difficile de dire si elle se retourna, mais je sentis son attente. J’avais mémorisé le chemin qu’elle avait suivi. Aller droit vers elle représentait quelques dizaines de mètres, pourtant je choisis sans bien savoir pourquoi de refaire le parcours qu’elle avait fait. Cela me prit plus longtemps que je le pensais de suivre les courbes. Quand je m’approchai, la silhouette reprit son mouvement. Il y eut une résistance. L’air me sembla lourd. Mettre un pied devant l’autre m’évoqua le scaphandrier d’un vieux film avançant péniblement au fond de l’eau. Ma vue se troubla un instant et la lumière m’éblouit.
Je me protégeai les yeux de mon avant-bras, tout en clignant des yeux. Autour de moi, le paysage avait radicalement changé. J’étais dans la rue d’une ville aux maisons curieusement curvilignes. Les façades éclairaient de couleurs vives la rue dans laquelle j’étais. Devant moi, la silhouette luminescente s’était muée en un être vêtu d’une cape et d’une robe qui descendait jusqu’à terre. J’examinais son visage. Je ne pus déterminer si j’avais devant moi un  homme ou une femme. Sur un signe de sa part, je lui emboîtais le pas.

Je ne ressentais pas de crainte. Il avançait rapidement. Une place s'ouvrit devant nous. Un groupe d'êtres semblables à mon guide se tenait là. Je m'arrêtais. Celui qui m'avait amené là, rejoignit le groupe. Il se mit à parler :
- Aseoariu frapnetoq.
- Je ne vous comprends pas.
S'avançant vers moi, le plus grand des êtres mit deux doigts sur mon front. Une chaleur envahit mon crâne.
- Aseoariu entend la parole.
Se retournant vers les autres, il ajouta :
- Maintenant il nous comprend.
- Qui êtes-vous ?
- Nous sommes les habitants de ce système solaire.
- Mais nos sondes n’ont rien montré.
- Aseoariu et les siens ne savent pas chercher. Ils s’arrêtent à la surface des vérités. Nous habitons une autre dimension que celle qu’ils connaissent.
- Pourquoi m’avez-vous fait venir ?
- Aseoariu et les siens ont fait venir le feu brutal qui brise la matière et ses dimensions. La brèche est ouverte et l’antique Dieu veut revenir.
- Nous n’y sommes pour rien. Ce sont nos ennemis qui ont bombardé…
- Ennemis-amis, Aseoariu est comme les siens. Il fait des distinctions subtiles pour ne pas voir sa responsabilité. Aseoariu et les siens ne savent pas ce qu’ils font. Pour eux le feu brutal est sans conséquence. La planète a été bouleversée dans sa vie profonde et l’antique Dieu infernal va surgir.
- Mais qu’est ce que je peux y faire ?
- Aseoariu a été choisi car il entend ce que les siens n’entendent pas.  Aseoariu va  venir en aide au peuple des Vrais Vivants.
- Et pourquoi ferais-je cela ?
- Pour ne pas mourir selon la vérité du rêve.
- C’est vous qui m’avez envoyé ce cauchemar ???
- Aseoariu doit savoir ce qui l’attend si ce qui est nécessaire n’est pas fait.
- Mais qu’est ce qui est nécessaire ?
- Contenir le dieu antique et infernal.
J’avais l’impression de tourner en rond. Leurs paroles me posaient plus de questions qu’elles ne m’amenaient de réponses. Où étais-je ? Qui étaient-ils ? Ils ne pouvaient pas être les habitants de la planète, nos sondes les auraient découverts. Un piège ! J’étais sûrement tombé dans un piège. Ma curiosité m’avait entraîné là où il ne fallait pas. Maintenant comment m’en sortir.
- Aseoariu craint un piège mais il a tort. Les Vrais Vivants ont besoin de Aseoariu. Lui seul sauver le monde des Vrais Vivants.
- Expliquez-vous !
- Aseoariu ne voit que la surface des choses. Nous les vrais Vivants nous sommes les forces qui sont. Depuis des temps et des temps nous cultivons et nous nous nourrissons des forces qui tendent et sous-tendent le monde que Aseoariu et les siens croient seul et unique.
- Alors qu’attendez-vous de moi ?
- Aseoariu est de la lignée de Celui qui vient. Il peut contenir le dieu antique.
Je commençais à m’énerver. Ma colère explosa quand ils me répétèrent avec d’autres mots ce qu’ils m’avaient déjà dit. Le monde lumineux et coloré autour de nous sembla s’éteindre. Les couleurs s’assombrirent. Des éclairs rouge sombre zébrèrent le ciel. A chaque extrémité du groupe, une entité tomba à genoux et se mit à psalmodier, les bras étendus. Celle qui était au centre reprit la parole. Elle m’expliqua sur une voix monocorde presque hypnotique, les règles de leurs mondes. Pour que je puisse entrer en contact avec eux, ils avaient mis en œuvre beaucoup d’énergie. Un humain ne pouvait pas normalement se promener dans ce monde qui n’existait pas pour lui. J’étais une exception. Les bombardements avec des armes à fission avaient déstabilisé la planète. Les forces souterraines qui avaient mis des millénaires à se stabiliser et que normalement ils contrôlaient, avaient repris leurs affrontements. Dans leur représentation du monde, ces forces étaient celles du dieu antique et infernal. Leurs pouvoirs étaient insuffisants pour les contenir. Seul moi les avais. Mes interrogations sur le comment restèrent sans réponse.
Sur un geste spiralé de l'entité centrale, le décor changea. Une vaste porte de pierre fumait. Derrière se tenait le dieu antique et infernal. Par les interstices et au niveau de ce qui pouvait servir de pivot, un rougeoiement de mauvais augure témoignait de la présence des forces incontrôlées.
- Vois Aseoariu ! Vois ! Si cette porte s'ouvre, et le monde d'Aseoariu et le nôtre souffriront. Le monde d'Aseoariu survivra mais Aseoariu subira ce que le rêve a révélé.
Je fermais les yeux en hurlant :
- NON !!!!
Quand je les rouvris, j'étais devant mon campement, le soleil à l'horizon, éclairait de rouge sang le paysage alentour. Délaissant les méandres des roches, je courus à mon abri. Je n'avais qu'une idée en tête : détruire ces malfaisants avant qu'ils ne perturbent le monde en répandant leurs cauchemars. Je sautais sur mon armement. Dans le crépitement de mes armes, je déchargeais mon angoisse en vitrifiant le sol devant  moi.
Je m'arrêtais haletant. La chaleur de la terre en fusion était forte et m'incommodait. Je ne voulais ni faire ce qu'ils m'avaient demandé, ni vivre ce que le cauchemar m'évoquait. Pourtant je n'arrivais pas à ôter de mon esprit le ressenti du mauvais rêve. Il était trop dans le domaine du possible. Je passais le reste de la journée dans un état de confusion tel que je n'en avais jamais connu. Le soir tombait quand j'allais sur le RésOrd. Ktanm m'avait répondu et m'annonçait son retour avec de l'avance. Je découvris qu'elle m'avait écrit plusieurs fois. Je vérifiais les dates. J'avais changé de dimension pendant trois jours pleins pour revenir au début du huitième jour de la décade. Demain Ktanm serait là. Je rêvais de reprendre notre vie d'avant tout en sachant que cela ne serait plus possible. Elle m'avait caché trop de choses. Quant à moi, ce que j'avais vécu me fragilisait.



Cinquième scène

Quand Ktanm atterrit, je compris qu'elle était changée. Un renflement nouveau ornait la proue du F54b. Je m'approchais d'elle en lorgnant sur ce subit embonpoint. J'avais remis mon casque de pilotage pour pouvoir parler directement avec elle. Je m'installais à ses commandes et laissais les sensations m'envahir. Ktanm ne dit rien me laissant découvrir.
- Un disrupteur! Tu as un disrupteur!
- Bien vu Right! Tu vois que cela valait les dix jours d'absence. Mais toi que s'est-il passé ?
Je lui racontais et mon rêve et mon excursion hors dimension. Ktanm resta un moment silencieuse avant de me répondre. Elle ne voyait pas ce que cela pouvait être. Elle ressentait mon angoisse au travers du couplage qui nous liait. Elle qui vivait la transmutation dans son être, n'avait jamais entendu parler de ces entités vivant de forces. Les analyses de l'air ne montraient aucun alcaloïde. Je n'avais à priori pas été intoxiqué par des plantes. Elle n'avait pas d'autre explication. Elle n'insista pas trop sur le sujet préférant revenir sur ce qui lui était arrivé. Elle savait par différents indices qu'un disrupteur miniaturisé était en cours d'expérimentation. Elle le voulait. Elle ne doutait pas de la possibilité de convaincre l'Empereur de lui en affecter un.
- Il me doit bien ça.
Je ne l'interrogeais pas plus sachant qu'elle ne me répondrait que si cela l'arrangeait. J'enregistrais le fait quelque part dans ma mémoire. Il expliquait bien des choses. Tout en conversant avec elle, j'avais commencé à replier mes affaires. J'eus rapidement fini? C'est avec plaisir que je rangeais tout le matériel dans les soutes.
- On va voir si ta prise de poids ne t'empêche pas de bouger!
Ktanm émit ce qui était un rire et décolla dans un rugissement de moteur. Les premières étoiles apparaissaient dans le ciel.
Sur mon écran arrière, je vis la tache de roche fondue s'éloigner.
Nous passâmes des heures merveilleuses à tester les nouveaux équipements de Ktanm. Seul le disrupteur échappa aux essais. L'utiliser dans les systèmes d'Endoor était trop risqué.
De toute la poussée de ses moteurs boostés, Ktanm revint vers Arche12. J’étais grisé par le plaisir. Rien ne semblait pourvoir nous arrêter. Sa vitesse était très supérieure aux normes de sécurité quand nous arrivâmes dans la haute atmosphère.
- Regarde, Right !
Le ciel s’embrasa autour de nous pendant que les boucliers encaissaient la vague de chaleur. Je jouais à mon tour, étalant au maximum les champs de protection. La décélération fut intense. Sans les protections antiG, j’aurais été laminé. Nous avions abordé la planète par son côté obscur. Dans quelques secondes le soleil allait nous frapper de ses rayons. Nous ferions encore un tour en orbite basse avant de plonger sur Arche12. Je riais de bonheur. Quel vol superbe ! Je branchais les contrôleurs vidéo. J’allais éteindre la caméra arrière pour jouir du lever de soleil quand un détail attira mon œil.
- Ktanm ! La porte !
La lumière solaire éclata sur l’horizon.
- De quoi parles-tu, Right ?
- La porte, j’ai vu la porte de mon cauchemar !
- Je t'affiche les images ...
Aussitôt les enregistrements s'affichèrent sur mes yeux-écrans. Je remontais le temps image par image. Je bloquais le défilement sur une des vues.
- Regarde, Ktanm
- Où ça?
- Tu vois la forme rouge à la limite de l'horizon?
- Au nord?
- Oui, c'est ça.
Je zoomais sur la zone en question, mais la résolution insuffisante ne permit pas de voir plus de détails.
- Je me programme pour passer à la verticale. Cette zone est complètement hors des couloirs de vol et vu la couche nuageuse, on ne va peut-être pas voir grand chose. 
Ktanm se programma pour passer à la verticale de la zone.
- Contact dans douze minutes. Raconte-moi ton histoire avec tous les détails, Right. Il faut qu’on en sache plus.
Je repris mon récit. Insistant sur l’étrangeté mais aussi sur le sentiment de réalité, j’essayais de ne rien oublier. Ktanm fit appel au RésOrd. Avec les données qu’on lui donnait, il répondit qu’il devait s’agir d’une légende locale. La réponse du RésOrd me déçut. La certitude de mon ressenti me faisait douter de la réponse. Le temps passa rapidement avec la discussion. Nous approchions.
Nous survolions une zone montagneuse. Les pics succédaient aux pics. Ktanm louvoyait entre les sommets culminant à près de douze mille mètres. Leurs sommets étaient nus montrant des roches noires déchiquetées. La neige débutait plus bas. Se basant sur les relevés des satellites, Ktanm se dirigeait vers la zone.
- Contact dans soixante secondes. Je te branche les caméras infrarouges.
Ktanm remontait une vallée encaissée se terminant par un col à huit mille mètres. La zone n’avait pas été explorée car jugée sans intérêt économique et trop coûteuse à coloniser. Ktanm lutta avec les vents violents de la région mais s’encadra au beau milieu du passage du col. Le spectacle qui s’offrit à nous fut à couper le souffle. Une vaste caldera s’étendait devant nos yeux-écrans. Tout y était rouge. La chaleur avait fait fondre la neige qui aurait pu apparaître en bleu. Seuls les lèvres de l’excavation s’ourlaient du bleu signe de froid. L’objectif n’arrivait pas à embraser en un seul angle toute la zone. Ktanm se mit à tourner en rond pour survoler toute l’anomalie qui affolait ses instruments.
- Je ne sais pas ce qui est là-dessous, Right, mais je n’aime pas du tout.
- Attends un peu, je règle les caméras. On fait un plan et on dégage.
Je jouais avec les curseurs de sensibilité pour caler la sensibilité des capteurs à la situation. Négligeant les valeurs froides, j’étalais les valeurs du spectre vers les hautes températures. Sous mes yeux horrifiés, le dessin qui apparut fut celui  de la porte de mon cauchemar. J’étais fasciné. Un détail attira mon attention. Au milieu de la caldera, un trait chaud apparut.
- Ktanm, la porte s’ouvre ! On dégage.
Je sentis les ordres de Ktanm pour que les moteurs donnent toute leur puissance. Les relais de puissance claquèrent. Le rugissement habituel se fit entendre. C’est alors que la lumière de la porte nous toucha. Tout cala. Sur mes yeux-écrans, je vis la chute s’amorcer.
- Right, je ne peux rien ! Right, on va s’écraser…

Nous tombions de plus en plus vite. Les instruments semblaient fous. Je voyais la porte s’ouvrir comme pour nous happer. Ktanm semblait hypnotisée par ce rougeoiement vers lequel nous nous précipitions en accélérant, elle gardait le silence. Seul un grésillement dans mes oreilles me signalait que les circuits fonctionnaient toujours. Je m’agitais cherchant à rétablir les contacts, relançant les processus de restauration des systèmes. Je jetais un coup d’œil de temps à autre par mes yeux-écrans sur ce qui nous attendait. Cela m’évoqua le Pandémonium. Cette vision était fascinante et repoussante à la fois. Seul le chrono semblait fonctionner au ralenti. Le chaos s’installait autour de moi. Ktanm se mit à marmonner des mots sans suite :
- Has! Irimiru Karabrao!
Cela m’évoquait un souvenir, mais pas moyen de retrouver lequel. La chaleur montait autour de nous. Dans quelques secondes nous allions nous écraser. Je ne pouvais m’abandonner. Devant l’échec de tous mes essais, je déclenchais manuellement les mécanismes de  secours. Les champs de force se déployèrent lentement alors que nous allions toucher la surface. L'impact fut prodigieux. Je fus heureusement protégé par le champ de confinement interne antiG qui s'était activé le premier. Je ne savais pas si toute la structure avait résisté. La température à la surface du F54b monta à plus de mille degrés. Puis le champ externe prit vigueur et repoussa la lave à distance tout en absorbant l'excès d'énergie. Sans avoir la puissance d'un impact laser, la lave transmettait un flux énergétique important qui emplissait les accumulateurs du vaisseau. Emporté par notre élan, nous nous étions enfoncés dans le lac de lave. Sur mes yeux écrans, tout était blanc. Saturées de photons infrarouges, les caméras ne voyaient rien.
- Ktanm, fais quelque chose, on va y rester!
- Has ! Has ! Has !
Ce n’était pas possible. Elle semblait complètement à côté de la réalité. Retrouvant les réflexes de pilote que je n'utilisais plus car Ktanm savait être plus efficace, je laissais courir mes ordres dans les circuits. Sur mes yeux écrans une ombre gigantesque passa, nous bousculant. Les gyroscopes s'affolèrent. Le vaisseau faisait des cabrioles dans les remous de lave. Les évènements récents me revinrent en mémoire. J'avais passé la porte. J'étais face au dieu antique et infernal. Je commençais à comprendre ce qu'avaient voulu dire les Vrais Vivants. Je ne savais pas qui ils pouvaient être, mais pour moi, ils avaient personnalisé les forces de la planète sous ce nom de dieu. Dans ce que j'avais lu sur Endoor, le RésOrd parlait d'éruptions cataclysmiques anciennes. Je préférais penser être dedans que face à un dieu dont je en savais rien. Protégé par ses champs de force, le F54b résistait. Je ne savais plus ni où était le haut, ni le bas ni rien pour m'orienter. Sur les différents capteurs, des ombres passaient, nous entraînant dans des mouvements erratiques. Mon intelligence me soufflait que ces ombres étaient le fait des zones moins chaudes et des courants de convexion dans la lave. Mon imagination y voyait des mains, des silhouettes gigantesques jouant avec le chasseur. Je n’allais pas mourir immédiatement. Je fis le point de la situation. Ktanm délirait et chantait.
- Tradioun Marexil fir trudinxé burrudixé!
   Fory my dinkorlitz.
   O mérikariu! O mévixé! Méri kariba!
Cet air chanté m’évoquait un opéra sombre et beau que j’avais déjà entendu. Ne répondant à aucune de mes questions, je compris qu’elle ne m'aiderait pas. Je lançais les contrôles de démarrage. Cette réinitialisation sembla les remettre en marche. Je vis les différents systèmes répondre les uns derrière les autres, même les moteurs répondirent. Si j'avais voulu, j'aurais pu les allumer, mais pour aller vers où? Il fallait que je m'oriente.
- Trudinxé caraibo.
   Fir omévixé merondor.
   Mit aysko, merondor, mit aysko!
Ktanm délirait, j'étais sûr du  lien avec ces mouvements que je sentais autour de nous. J'utilisais ce qu'elle m'avait appris sur les forces de l'espace. Nettement moins clairement, je sentis la puissance à l'œuvre autour de moi. Un œil sur les jauges des accumulateurs qui se remplissaient malgré les champs de protection poussés au maximum, je laissais le reste de mon esprit prendre la mesure de ce qui l'entourait. J'eus peur!
Je venais de palper des forces immenses comme je n'en avais jamais senties. L'espace était un lieu où les énergies étaient puissantes mais plus diffuses. Ici tout semblait vouloir me submerger. Je recommençais mon exploration. Je n'avais pas le choix. Si je ne pouvais pas remettre les moteurs en marche, la saturation des accumulateurs nous détruirait.
Me vint à l'esprit : Aseoariu, fils de Celui qui vient. Prononcer ces mots me fut apaisant. Il y avait là dedans aussi une force que je ne connaissais pas non plus. Force contre force et moi au milieu, fut l'idée qui occupa mon conscient.
- Oh!
   Diff! Diff! merondor, merondor aysko!
Ktanm faisait chorus avec la force extérieure. Je répétais :
- Aseoariu, fils de Celui qui vient !
Le disrupteur ! Voilà la solution ! Je mis en route manuellement le module de tir. En détruisant tout devant moi, je pourrais me repérer. Nous continuions à virevolter dans tous les sens. Sans le champ de confinement interne, je n'aurais rien pu faire. Il rendait mes gestes lents mais je pouvais agir. J'activais la deuxième étape du disrupteur. Pendant que se déroulaient les protocoles de mises en route, je laissais de nouveau mon esprit toucher les forces extérieures. Je reçus une bouffée de jubilation malsaine qui fut cachée par un chaos de sentiments. Qu'est-ce que cela voulait dire?
Je continuais à étendre mes perceptions. Plus loin, plus ténu, je ressentis de la tristesse arrivant comme des vagues sur le bord d'une plage. Je fus déstabilisé. Je n’arrivais pas à donner du sens à ce qui se passait. Un affrontement se déroulait. Les Vrais Vivants avaient raison. J’étais le jouet, l’enjeu et la clé de ce qu'il se passait.
La sonnerie d'alerte des accumulateurs me ramena au réel. Ils allaient dépasser leur capacité. Le danger qu'ils explosent devenait trop important. Je n'avais que le temps de finir la mise en route du disrupteur. Je lançais la séquence de pré-tir. J’étais impatient de l’utiliser. J’avais vu son action. J’allais renvoyer au chaos primordial toute cette lave qui m’entourait et ce qui l’habitait. Une exaltation monta en moi. Encore quelques secondes et je déchirerais l’espace-temps, annihilant tout devant moi…Tout ? Une impression plus qu’une image se forma dans mon esprit. Annihiler l’espace, je le comprenais, mais le temps… Il allait se déchirer. Qu’allait-il advenir ?
Les lampes d’alerte clignotaient en rouge maintenant. Dans quelques secondes, le disrupteur serait prêt. Ktanm psalmodiait toujours ces mots que je ne comprenais pas mais dont les accents me faisaient frissonner d’exaltation. Si elle avait eu les commandes de mises à feu à sa disposition, elle aurait déjà utilisé le disrupteur. Je fis les exercices de relaxation que mon père m’avait appris quand plus jeune, je n’arrivais pas à maîtriser ma colère. Les vagues de tristesse m’envahirent alors. La sonnerie d’alerte me ramena une fois de plus au réel. Sa tonalité atteignait des sommets. J’avançais la main vers la gâchette. Il fallait libérer de l’énergie ou mourir. Entre exaltation et tristesse, j’appuyais fermement en fermant les yeux.
Je ne sus jamais ce que j’avais réellement fait. Erreur ou force de l’habitude ? Je sentis le chasseur se stabiliser et partir en arrière, poussé par le recul des lasers. Je n’avais pas appuyé sur la gâchette du disrupteur mais sur celle des lasers. Je compris immédiatement le bénéfice que je pouvais retirer de ce mouvement de recul. Je cessais d’être le jouet des forces aléatoires qui semblaient régner dans ce lac de lave pour redevenir gouvernant. J’avais des réserves d’énergie. Je recommençais à tirer. Mes instruments de vol se stabilisèrent. Mon indicateur de gravité retrouva son fonctionnement habituel. Je savais maintenant où était le plus gros de la masse autour de moi. Le ciel devait être à l’opposé. Jouant sur la puissance respective des deux lasers, je fis tourner le F54b pour qu’il ait le maximum de poussée vers ce que je pensais être la sortie. En ce faisant, je m’enfonçais plus profondément dans la lave, chaque impact de laser me faisant reculer. Sur mes yeux-écrans, je vis à nouveau cette ombre gigantesque non loin de moi. Le chasseur courait sur son erre en marche arrière. J’avais enclenché le démarrage des moteurs. Je n’avais plus qu’à attendre. J’ouvris mon esprit aux sensations extérieures. Un immense sentiment de satisfaction m’entourait, m’accueillait… Non, accueillait la force que représentaient le chasseur et celle qui l’habitait. Je sentais une volonté à l’œuvre désireuse d’exploiter la puissance disrupteur. Ktanm était prisonnière d’elle. Ses ombres mains s’ouvraient pour nous. J’étais encore en contact avec elle quand les moteurs se lancèrent. Pendant quelques instants, le chasseur s’immobilisa. Puis doucement d’abord et de plus en plus vite, il accéléra. Autour de moi, ce fut l’étonnement, puis la contrariété qui fit place à la colère. Je vis sur mes yeux-écrans le noir du ciel devant moi. Je poussais la puissance au maximum. Sur mes écrans arrière, je vis comme de gigantesques mains de lave qui tentèrent de me retenir. Je fis un Immelmann impeccable. Quand je fus face au lac de lave, j’actionnais mes armes. Le disrupteur hurla. Je fis un rétablissement pour m’éloigner de la zone. Mon tir creusa un trou plus noir que la mort dans la lave. Le contact avec la volonté que je sentais à l’œuvre disparut brutalement. Les vagues de tristesse firent place à un sentiment de soulagement. Dans la caldera au lieu du lac de lave s’ouvrait un TET. Le disrupteur bousculait tellement la trame de l’espace temps qu’il avait ouvert un TET dans une planète.
- Right, je ne peux rien ! Right, on va s’écraser…
- C’est fini Ktanm ! C’est fini.
Je remis le cap sur Arche 12. Ktanm insista pour que je lui raconte ce qui venait d’arriver. Je le fis honnêtement en oubliant simplement de mentionner ses paroles. Le F54b semblait parfaitement fonctionner, seul un petit clignotant jaune signalait une anomalie dans le couloir d’accès au poste de pilotage. Mais ça pouvait attendre.



Sixième scène
J'avais hâte de reprendre les préparatifs de la future campagne. Dans quelques jours nous allions passer à une phase plus offensive. Je commençais à entrevoir les bénéfices qu'on pouvait tirer du disrupteur de Ktanm. Nous arrivions à Arche 12. Je vis avec plaisir tous les F55 alignés sur le tarmac. Etait-ce en notre honneur? Je soignais notre approche et laissais Ktanm faire un superbe atterrissage. Il me restait de ces derniers jours une impression d'étrangeté, comme si tout cela n'était qu'un rêve et un sentiment d'insécurité. Ktanm n'était pas infaillible. Ktanm nous rangea au bout de la ligne de vaisseaux à deux pas de l'entrée de la base. J'actionnais le sas pour sortir mais rien ne se passa. Le voyant clignotant revint à ma mémoire. Je faisais une demande d'aide à la tour quand Ktanm m'expliqua que cela ne servait à rien. La porte du sas était bloquée. Cela ne m'affola pas outre mesure. Nous avions encore quelques jours pour réparer cela. J'attendis patiemment les techniciens. Je profitais de ce temps d'attente pour écouter les rapports des chefs de groupe et de l'état des préparatifs. Les efforts des techniciens faisaient vibrer Ktanm sans résoudre le problème.
- De leader à Chef Tarmac. Qu'est-ce qui se passe?
- Ici le chef Tarmac. La panne est plus conséquente que ce que nous pensions. Votre vaisseau a dû prendre un  sacré coup de chaud pour faire bouger le blindage comme ça!
- Ce qui veut dire?
- Je suis désolé, Leader, mais pour vous sortir de là, il faut démonter presque la moitié du vaisseau. Il y en a au bas mot, pour deux décades.
Je restais sans voix. Nous allions être bloqués pendant au moins une vingtaine de jours alors que nous devions rejoindre la base d'attaque du Double Huit dans quelques jours. Je jugeais cela impossible.
- De leader à Chef Tarmac. Les circuits de gestion de la capsule pilote fonctionnent-ils toujours?
- Les alimentations air-eau-nourriture ainsi que les évacuations sont fonctionnelles. En attendant de vous sortir de là, nous allons les employer pour votre survie.
- Bien reçu, chef Tarmac;
Je passais les quelques heures suivantes à réfléchir sur mon siège. Ktanm restait opérationnelle. Seul mon confort était en jeu. Passer quelques jours à bord ne me faisait pas peur. En mission, cela nous arrivait régulièrement. J'y voyais un signe pour avancer notre départ au lieu de le reculer.
Pesant le pour et le contre, je pris la décision. Nous partirions dès que possible pour l'astéroïde. Contactant les chefs de groupe et le commandant de la base, j'expliquais mes intentions. Des ordres venant directement de l'Empereur me donnaient toute liberté pour organiser ma campagne militaire. J'en profitais pour prévoir un départ dans deux jours puisque tous les pilotes étaient de retour. Il restait un point obscur. Le TET ouvert dans la planète, où conduisait-il? Le disrupteur était une arme encore secrète. Aucune information n'existait sur le RésOrd. Ktanm en savait assez pour en vouloir un. Elle savait son action mais n'en connaissait pas les conséquences. L'apparition de ce TET l'avait autant étonné que moi. C'était le premier dans une planète. Où allait-il? La trame de l'espace-temps avait été bousculée. Si l'entrée du tunnel était la caldera, où était la sortie? Il fallait que je sache si le chemin que j'avais ouvert pouvait se révéler dangereux.
Je demandais à Ktanm son avis :
- Je suis comme toi. Je ne sais pas où il débouche. J'espère que ce n'est pas au coeur du soleil.
- Tu es d'accord pour aller voir.
- Oui, mais si je sens que nous finissons dans une étoile, je dégage avant.
- Mais c'est bien comme cela que je l'entendais, Ktanm. C'est bien comme cela que je l'entendais.
J'avais donné mes ordres mais pas d'explication sur mon décollage. Deux F55 m'avaient escorté. Thanmat était un de ses pilotes prometteur, un simpalais de huitième niveau selon Ktanm. Il était le plus haut niveau des pilotes de la grande Simpalaa des escadrilles sous mes ordres. Il avait pris sur lui de décoller avec son binôme sans me demander l'autorisation. Ktanm m'avait demandé de ne rien dire. Arrivé au-dessus de la caldera, je leur avais intimé l'ordre de tirer sur tout ce qui pouvait sortir du TET  qui n'était pas moi, tout en leur expliquant que je serais de retour au plus dans deux jours.
Je les laissais tourner en rond pendant que je plongeais dans le tunnel. Au premier abord, les sensations étaient les mêmes. Pourtant très vite Ktanm manifesta sa nervosité.
- Il est étrange ce TET, Right. Je n'ai jamais ressenti cela ailleurs.
Je me laissais ressentir comme elle me l’avait appris. Avec les autres TET, on avait l'impression d'être dans un tunnel entouré d'espace et d'autres tunnels. Comme les TET jouaient aussi sur le temps, j'avais des impressions de contractions extensions, contractions des trois dimensions de l'espace permettant de dilater le temps. Ici, je sentais cela mais encore plus étrange, j'avais une impression de pouvoir choisir. Un TET a une entrée et une sortie. C'est ce qui rend nécessaire ce que nous faisions : une carte. La plupart des TET sont courts. Quelques uns vont de système en système et d'autres permettent même de changer de nébuleuse. Il y a des pièges parfois avec des TET qui finissent dans des trous noirs ou au coeur d'une étoile. Avec Ktanm nous avions appris à faire demi-tour ou à sauter dans un autre TET. Ce TET planétaire était étrange. J'eus le sentiment que je pouvais intervenir sur l'arrivée du TET. Une idée fugitive me traversa l'esprit. Ktanm cria :
- Right! Qu'est-ce que tu as fait ? Je dégage!
Nous venions de jaillir dans un système composé d'une étoile simple et de quelques planètes. J'eus à peine le temps de le voir que nous repartions dans le TET d'où nous sortions.
- Qu'est-ce qui se passe?
- Ce système est fou. Les perturbations électromagnétiques y sont majeures. C'est trop dangereux pour moi.
- Qu'est-ce que c'est que ce système? As-tu eu le temps de noter les coordonnées?
- C'est un banal système de huitième catégorie sans intérêt. Il n'y a  même pas d'astroport digne de ce nom.
 Je n'eus pas le temps de poser plus de questions, que nous étions revenus à la caldera.
- De Thanmat à leader, vous êtes déjà de retour?
- De leader à Thanmat, oui mais nous refaisons un essai.
Ktanm réagit immédiatement.
- Je ne retourne pas là-bas, Right! Je n'aime pas du tout.
- Non, Ktanm. Je voudrais vérifier quelque chose. Les coordonnées du système où nous sommes allé, le mettent à quelle distance de Endoor? Plus près ou plus loin que la Terre Un.
- Nettement plus loin, c'est presque l'autre bout de la galaxie.
- Tu ne trouves pas étonnant qu'on ait fait le voyage en moins d'une heure?
- Effectivement Right, mais je  n'y resterai pas plus longtemps que la première fois.
- Pas de problème, Ktanm, c'est juste pour vérifier.
Nous nous alignâmes avec l'entrée du TET. Je ressentis le changement et je pensais à Terre Un, près du secteur du TET que je connaissais pour l'avoir déjà emprunté lors de mon voyage pour aller voir l'Empereur.
A notre sortie Ktanm s'exclama :
- C'est incroyable Right! Qu'est-ce que c'est que ce truc? Un TET ne peut pas finir à deux endroits différents!
- Je crois que ce n'est pas un TET. J'ai l'impression de pouvoir diriger l'arrivée. La première fois j'ai pensé à mon père et nous sommes arrivés dans le système d'Hautmégafine. Là j'ai pensé à Terre Un et nous y sommes parvenus. C'est un Carrefour d'Espace-Temps.
- Je ne ressens rien de tout cela.
- Est-ce que le disrupteur n'en est pas la cause?
- Non, Right. Il y a eu des essais dans le vide, sur des cibles, sur des astéroïdes et sur des  planètes mais jamais il n'y a eu cela. Dans ce CET, puisque tu lui donnes ce nom, j'ai l'impression de toucher aux origines du monde.
- Nous pouvons rentrer Ktanm. Je crois avoir compris.
- Non, Right. Nous allons aller voir l'Empereur.
Ktanm lança les moteurs à fond. Elle lança un code 4. S'en suivit une discussion en langage machine que je ne compris pas. A peine avions-nous approché de Terre Un qu'une escorte de chasseurs impériaux nous encadra  sans que nous ralentissions. L'entrée dans l'atmosphère se fit à la limite de la sécurité. A peine étions-nous posés que l'Empereur s'avança seul. Son visage était grave. Il posa la main sur le vaisseau. Lorsqu’il commença à parler, Ktanm coupa les sources audio et vidéo en me soulignant le caractère privé de la rencontre. Je pestais intérieurement.
Leur discussion fut courte et notre départ brutal.
- Tu pourrais me rebrancher !
- Oh ! Pardon, Right. Je pensais.
- Ça, je m’en doutais ! Tu pourrais m’en dire plus ?
- Ça me regarde, Right. L’Empereur est d’accord avec moi, ce CET est une anomalie et ne vient pas du disrupteur. Je lui ai raconté ce que tu m’avais raconté. Je l’ai senti inquiet de la possible présence d’habitants sur Endoor. Il y a des forces en jeu qu’il préfère ne pas voir. Ses ordres sont clairs : nous allons sur le Double huit avec l’interdiction d’utiliser ce truc tant qu’il n’a pas été exploré.



Septième scène

Ce fut une période exaltante. Nous jouions au chat et à la souris. Nous étions souvent les chats. Enfermé dans le chasseur, je passais mon temps à voler, ne revenant à la base du Double Huit que pour ravitailler. Ktanm et moi étions soudés par le plaisir de la chasse. Je pouvais laisser les commandes à Ktanm pendant que je me reposais. Mais j'avais l'instinct du prédateur que Ktanm ne possédait pas. D’ailleurs pour améliorer l’efficacité j’avais réorganisé les escadrilles en meutes de huit. Nous nous enfoncions profondément en territoire ennemi. Sautant de TET en TET, détruisant les vaisseaux rencontrés quels qu’ils soient, nous semions le désordre et la terreur dans l’espace des Marges Orientales. Nos premières vraies actions n’avaient pourtant pas été reconnues. J’avais fait l’erreur d’utiliser le disrupteur. Avec une telle arme, il ne restait pas de trace. Nos écoutes des échanges sur les fréquences ennemies, ainsi que l’analyse des différentes voies d’information, m’avaient montré le peu de répercussion qu’avait la disparition d’un transport de minerai ou d’un vaisseau de l’armée. Les commentateurs ciblaient essentiellement les nouvelles du front. C’est en réfléchissant à ce fait que m’était venue l’idée de la meute. Quatre chasseurs qui sortent de nulle part qui détruisent tout et qui disparaissent sans laisser de trace, ne valaient pas la une des médias. Une meute prenant en chasse un vaisseau de ligne régulière, lui infligeant des dégâts, ou le détruisant devant témoin puis repartant en semant les poursuivants, avait atteint ce but. Nous étions devenus des pirates. Pendant quelques mois, les succès succédaient aux succès. J’avais une place particulière dans le dispositif. D’abord parce que j’étais toujours enfermé dans le F54b, ensuite parce que je ne m’étais pas mis dans un groupe particulier. J’allais de meute en meute pour participer à l’hallali. Cette faculté que nous avions, Ktanm et moi, d’apparaître sur les champs de bataille, fascinait les pilotes. Ils n’étaient pas les seuls. Les margiens nous avaient surnommés « Tiakakner ». Dans leur mythologie ce personnage était l’ange de la mort. Son apparition était Le mauvais présage par excellence. Nous avions obtenu ce résultat remarquable que, même au sein de leurs systèmes, plus personne ne décollait sans avoir peur pour sa vie. Volontairement, une fois ou l’autre j’avais retenu mes troupes, laissant s’enfuir le vaisseau blessé. Cela avait alimenté les superstitions. Une de leurs princesses qui avait ainsi eu la vie sauve, en accordait le bénéfice à l’amulette de pierre d’Enkafout qu’elle portait ce jour-là. Il s’agissait d’une pierre très rare selon ce que nous comprenions. Ce n’était pas un type de roche particulier mais une pierre que les moines-habitants du monde d’Enkafout chargeaient de leurs prières. Nous ne savions pas où était ce monde. En tout cas il tenait une place de choix dans le panthéon des Marges Orientales.
J’en discutais avec Ktanm en rentrant vers le Double Huit. Nous débattions de la question de savoir si cela valait la peine de localiser le monde d’Enkafout et de le détruire. J’avais décidé de laisser mes troupes se débrouiller pendant les deux décades suivantes. C’était le temps qu’il fallait pour me libérer et réparer Ktanm.
- De leader Noir à Loup solitaire. De leader Noir à Loup solitaire.
Thanmat nous dérangea dans notre débat. J’étais pour intervenir sur le monde d’Enkafout. Ktanm était contre.
- De Loup solitaire à leader Noir, parlez !
- Vous devriez venir voir. Nous sommes au TET 21.53, du système 7.2. Les margiens ont fait un convoi, trois gros vaisseaux et huit chasseurs.
- Ce n’est pas le premier !
- Je sais Loup solitaire, mais le modèle de chasseur nous est inconnu. Sur mes capteurs, ils ont un champ de défense.
- Effectivement, voilà qui est intéressant. J’arrive.
Je coupais la communication.
- Et bien, Ktanm, ce n’est pas encore aujourd’hui que tu vas être débarrassée de moi.
- Tu sais bien que tu ne me gênes pas, Right.
Ktanm se reprogramma pour des sauts de TET. Thanmat nous avait donné ses références dans l'espace et dans le temps relatif du système où il chassait. Comme toujours Ktanm fut brillante dans ses choix de trajectoires et de sauts de TET. Nous nous retrouvâmes à prendre position derrière un astéroïde avant le passage du convoi. Avant même que la meute n'émerge du TET. Ayant lancé des micro capteurs, nous fîmes le point de ce qui s'avançait vers nous. Je reconnaissais sous son camouflage un croiseur. Les gros plans sur les chasseurs montraient des bosses caractéristiques des lasers de grande puissance. Si l’on ajoutait la présence des champs de défense, la meute aurait à fort à faire. Les deux autres unités étaient des transports de troupe. Mais je ne le sentais pas ainsi. Pour moi, le premier était le croiseur camouflé comme le laissaient entendre les capteurs. Le troisième transportait des troupes, mais dans le second, je sentais une forte présence. Ktanm me pressait d’en dire plus. Cela m’était impossible. Quand j’essayais de rentrer en contact avec, elle fuyait. Non, ce n’était pas le bon mot. Elle m’échappait.
- Attendons, Ktanm. On va laisser la meute faire et puis on intervient si besoin.
- Je ne le sens pas, Right !
- Peuvent-ils nous détecter ?
- Non, je sais bloquer leurs matériels de détection. Par contre, ils vont savoir que la meute va intervenir dès sa sortie du TET.
- Nous interviendrons. Leurs lasers ne seront pas assez focalisés pour être dangereux à aussi longue distance. Seul le croiseur aura la puissance suffisante mais il lui faudra faire demi-tour. C’est là que nous entrerons dans la danse. Mais nous aurons besoin du disrupteur.
La meute apparut sur les écrans. Thanmat avait choisi de déployer ses coéquipiers en un large demi-cercle. C’était joli. C’était dangereux. Face aux chasseurs nouveaux modèles, un peu plus de prudence me semblait nécessaire. Les chasseurs margiens réagirent très rapidement. En binôme, ils firent volte face. Ktanm qui écoutait les fréquences ennemies, me dit :
- Ils se sentent en force. Le croiseur signale d’ailleurs que « Tiakakner » n’est pas là. Ah ! Thanmat invite l’autre meute à venir. Vu qu’elle est dans le secteur 22.13, elle devrait pouvoir venir participer à la curée.
Le premier vaisseau commençait son demi-tour. Les deux autres ne donnaient aucun signe de vouloir changer de route.
- Sens-tu l’appel, Ktanm ?
- Quel appel ?
- La présence dans le deuxième vaisseau appelle. J’ai l’impression que nous allons avoir de la visite.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- D’autres vaisseaux arrivent par les TET 20.42 et 19.12.
- Les meutes sont-elles en danger ?
- Oui, aujourd’hui est notre première vraie bataille. S’en est fini des escarmouches ! As-tu mémorisé tous les TET ?
- Je suis prête, Right.
- Alors dansons-leurs une danse à notre façon.
Ktanm bondit en avant. Sortant de l’abri de l’astéroïde, elle arrivait sur le convoi par tribord dessus. Les gros vaisseaux ouvrirent le feu avec leurs lasers de défense. Ktanm ne prit même pas la peine d’activer les champs de protection. Seuls les accumulateurs étaient prêts à accepter ce surcroît d’énergie. La nouvelle de notre présence courut sur les ondes. Nous étions dans ces minutes qui précèdent la vraie bataille. Bientôt nous serions à portée de tir efficace. Le croiseur hésitait dans sa manœuvre. Manifestement nous étions une cible plus intéressante que la meute de Thanmat car il décida d’orienter sa proue vers nous. Le laser lourd qui l’ornait, pouvait déborder nos défenses.
- C’est dommage pour lui, il va lui manquer quelques secondes pour être en position. Le disrupteur est prêt, Right.
- Alors Feu, Ktanm.
Sur mes yeux écrans, la trame de l’espace tressauta devant nous. Ce fut comme un éclair qui frappa l’image du vaisseau ennemi. Un trou se creusa de la proue à la poupe. Il ne resta qu’une carcasse vide de vie, une espèce de tunnel qui continuait son mouvement sur sa lancée. Sans attendre, nous avions plongé dans un TET. Juste avant l’occultation du tunnel, j’avais remarqué la matérialisation des renforts margiens. Cela faisait beaucoup de monde.
L'adrénaline m'envahit. Une bouffée de chaleur venue du plexus solaire m'irradia. Je sentis une nouvelle force monter en moi. J'entrais dans un état second. Tout m'arrivait mais comme au ralenti. J'avais l'impression d'aller plus vite que la lumière. Je me pris à devancer Ktanm dans ses actions. Le F54b était partout à la fois. Je sautais de TET en TET, changeant au gré des besoins de temps mais pas d'espace. C'est comme si j'étais un maître du temps.
Sur le terrain, une confusion totale régnait. La meute de Thanmat faisait du mieux qu'elle pouvait mais ces nouveaux chasseurs margiens étaient redoutablement efficaces. L'autre meute heureusement arriva. Par contre, il leur fallait compter avec tous les croiseurs lourds qui étaient apparus. Leurs tirs firent des coupes sombres dans les lignes de F55. Seul le disrupteur pouvait en venir à bout. En cours de bataille, je donnais l'ordre à tous les survivants restant de décrocher et de se replier. La moitié avait déjà disparu. Je voulais conserver l'autre. J'utilisais le disrupteur comme une foreuse géante pour trouer les croiseurs lourds. Après les carcasses vides me servaient de tunnel, voire de CET. J'avais ressenti de nouveau ce curieux sentiment en passant dans une coque éventrée. Ma puissance semblait sans limite. En quelques heures pour un observateur, en nettement plus de temps pour moi, la bataille prit fin faute de combattant. Entre les planètes erraient des décombres grands comme des montagnes, mais troués et sans vie. Sur les trois vaisseaux présents au début de l'engagement, seul restait le deuxième. Je m'aperçus que je ne l'avais pas touché, pas eu en ligne de mire, oublié. Ma soif de mort n'était pas éteinte. Je dirigeais Ktanm vers lui.
Une voix se fit entendre:
- Right! Right, tu m'entends? Right, réponds-moi!
- Ktanm, mais que se passe-t-il?
- C'est à toi que je pose la question, tu sembles coupé du monde depuis le début de la bataille. Tu ne réponds à rien, tu vas tellement vite, que je n'ai même pas le temps de diriger le chasseur. C'est comme si un autre agissait pour toi, par toi, un autre plus rapide, plus assoiffé de mort. Tu as inondé mes circuits de ta satisfaction à chaque fois que tu as détruit un ennemi. Jamais tu ne m'avais fait vivre cela!
- Je ne comprends pas, Ktanm! Mais il reste un vaisseau.
- Tu n'as pas eu assez de carnage? Celui-là ne semble même pas armé à part quelques lasers anticollisions comme tous les cargos.
En moi refluait l'exaltation de la bataille, la jouissance de la destruction me laissait maintenant un goût amer. Je regardais le cargo qui filait vers l'entrée du TET 34.56 qui permettait de rejoindre le monde d'Enkafout. Je compris alors que la présence que je sentais à bord, venait des moines d'Enkafout qui étaient à bord. L'abattement me prit. Je ne pouvais les toucher... Mais si je pouvais... Un curieux dilemme intérieur me saisit. Comme si j'étais deux, d'un côté, rempli de fureur destructrice, mais incapable d'affronter la force qui donnait cette présence, de l'autre, un homme fatigué mais insensible à ces moines et à leur monde, pouvant appuyer sur le déclenchement du disrupteur.
- Right, tu ne crois pas que les laisser aller sera plus profitable. Tu t'es battu encore mieux que lors de l'attaque de la lune Alpha. Aujourd'hui, tu tutoyais les dieux.
La lassitude prenait le dessus. La fatigue me remplissait. Détruire le dernier vaisseau n'ajouterait rien à ma gloire ni à la peur que nous pouvions inspirer. Le laisser aller avec tous les enregistrements de la bataille, nous faisait courir le risque qu'ils exploitent les renseignements pour améliorer leurs armes et leurs stratégies.
Mais la fatigue fut la plus forte, il fallait que je dorme.
- Rentre-nous, Ktanm. Je vais dormir.



Huitième scène

- Qu'est ce qu'il fait, Ktanm?
- Il dort.
- Il ne nous entend pas?
- Non, j'ai débranché ses circuits audio. La dernière bataille a été très éprouvante pour son corps. Il faut qu'il se repose.
- Tu sais, Ktanm, que vous avez remporté une très grande bataille.
- Non, il a remporté. Je n’ai rien fait. C’est bien pour cela que je t’appelle. Quand tes analystes ont repéré son potentiel, tu m’as demandé de l’aider. Tu pensais avoir repéré le pilote qui pourrait servir ta politique.
- Oui, Ktanm. J’avais besoin d’un héros. La suite m’a montré que l’intuition était juste. Votre combat à Endoor a transformé la défaite en demi-victoire. Lui confier un groupe de chasse corsaire était aussi une bonne idée. Plus de trente croiseurs lourds détruits dans la zone centrale des Marges Orientales est une superbe victoire. Tu as bien fait de me demander ce disrupteur.
- Je ne sais plus. Il s’est passé quelque chose dans la sierra près de Arche 12. Notre plongée dans la caldera l’a changé, nous a changé. Ce qui vit là m’a perturbée. Right est devenu autre. Je dirais double.
- Explique-moi !
- Il semble au-delà de l’humain. Simpalaa m’a appris qu’on pouvait devenir son rêve ou son cauchemar. Tu sais, depuis nos combats communs dans les cieux de Singlanoire, et la rencontre avec les noirmages, je ne peux plus être comme les autres. Ce rêve qui me hantait est maintenant accompli. Cela me satisfait mais me laisse un vide, pas un conflit. J'ai entendu Right. Il est en conflit intérieur. Il a celui que je connais et puis une autre personnalité. Il s'est mis à aimer la mort. A Endoor, nous avons dansé la mort mais sans joie. Ici, j'ai été dépassée par Right. Le disrupteur lui a donné puissance. Il a joui de la mort qu'il donnait. Il mérite son surnom margien de « Tiakakner », l'ange-dieu de la mort.
- Est-il devenu incontrôlable?
- Je ne sais pas, je ne sais plus. Pour l'instant, je transporte un homme épuisé qui dort. Pendant les combats, j'étais au service d'un être capable de faire naître des CET. Je ne connaissais pas cette possibilité de carrefour d'espace-temps. Maintenant avec le disrupteur, il en contrôle la naissance et l'usage qu'il en fait.
- Ce que tu dis là, est une nouvelle inquiétante. Tous les vaisseaux partis explorer le tunnel de la caldera ont disparu. Il semblerait, à part vous, que personne ne soit capable de prédire ce qu'il devient en entrant dans un CET.
- Tous les CET qu'il a utilisés, ont été créés par le disrupteur dans les carcasses des croiseurs.  Combien faut-il de vie pour que fonctionne un CET?
- Cette famille est étonnante Ktanm. J'ai des nouvelles de son père que je ne lui ferai pas transmettre. Il est sur une planète folle dans un système de huitième catégorie. Les analystes sont inquiets par son évolution. Mais c'est une autre histoire.  J’ai besoin de lui. Sa capacité à gagner m’est utile.
- Je crains l’avenir.
- Nous allons continuer pourtant. Les analystes ont exploré les différents possibles. Vous allez rentrer sur Endoor pendant que le groupe corsaire finalise la cartographie des TET. Je vais réorganiser cette armée autour de Right. C’est ainsi que je gagnerai cette guerre.
- Maintenant va, Ktanm. Ce qui est fait est mien ! Ce qui est dit est volonté impériale, qu’ainsi aillent les faits !



Sixième épisode

Première scène
L’Empereur m’avait fait un cadeau majestueux. Je rentrais à Endoor muni du titre de général et dans un vaisseau de commandement. Après la bataille avec les croiseurs margiens, j’avais eu droit à un triomphe dans la capitale. Les techniciens d’Arche 12 avaient fait des miracles pour me sortir de mon chasseur à temps pour que j’assiste en chair et en os aux cérémonies. Ktanm m’avait assuré qu’elle arriverait dès qu’elle serait opérationnelle. Je n’avais pas eu une minute à moi. J’avais enchaîné les cérémonies, les interviews, les déplacements honorifiques. Je ne pensais pas qu’autant de gens me voulaient en leur compagnie. Auréolé de la gloire des combats victorieux, j’étais une bonne affaire promotionnelle pour tous les seigneurs plus ou moins grands. L’Empereur me voulait aussi pour ses conseils de guerre chaque fois que cela concernait les Marges Orientales. Mes chasseurs avaient fait un excellent travail de reconnaissance. La cartographie des TET avait bien avancé. Sans être complète, elle permettait d’envisager de porter la guerre au cœur même des Marges. Notre…enfin ma victoire sur les croiseurs lourds nous donnait un avantage psychologique certain. Des F55 avaient été équipés de leurres sophistiqués leur donnant la signature de Ktanm sur les détecteurs. Ils semaient la panique dans les rangs ennemis même s’ils n’intervenaient pas dans la bataille. Je suivais régulièrement leurs mouvements.
L’Empereur m’avait attribué le personnel nécessaire à ma fonction. Cela me donnait une place à part, encore une fois. Dans un empire aussi vaste et divers que celui qu’avait conquis l’Empereur, la nomination d’un nouveau général faisait le bonheur du clan auquel il appartenait. Entre sa garde rapprochée, ses secrétaires et son aide de camp, le nouveau promu avait besoin de toute sa diplomatie pour l’attribution des postes. Dans mon cas, j’avais découvert mon staff juste après la cérémonie d’élévation de grade. Je fus étonné de leur nombre. Ma garde personnelle était composée de gardes impériaux. C’est dans ce corps d’armée que se recrutaient les gardes-empereur.  Cela me reliait directement à l’Empereur. Le signe était très fort, au point que les médias en parlèrent longuement. J’avais failli refuser. Ma sécurité ne me semblait pas si menacée. Le plus souvent en vol avec Ktanm, je pensais que j’étais en dehors de toutes ces menaces. J’avais tort.
Alors que je paradais, une fois de plus avec un seigneur-commandant, responsable de deux systèmes solaires, je fus victime d’une tentative d’assassinat. Le discours de sa seigneurie venait de finir. Nous quittions l’estrade quand je sentis la présence ennemie. Je me plaquais au sol n'étant pas armé. Le faisceau laser passa au-dessus de moi faisant des victimes dans les personnels de garde. Un de mes gardes se coucha sur moi m'empêchant de bouger en voulant me protéger. La fureur meurtrière qui montait en moi, retomba. La menace n’était plus. On me remit debout. Le seigneur-commandant en faisait trop, donnant des ordres à tort et à travers. Tous les soldats présents se mirent en position de combat. Mon hôte qui avait voulu briller en m’exhibant, se retrouvait en position de faiblesse. Un combattant zombie avait réussi à prendre place dans le personnel de service. On me conduisit à côté de la dépouille. Je me penchai. Tous mes sens furent en alerte. La rage s’éveilla. Comme un prédateur sentant une piste fraîche, je sentis les évènements. Un serviteur avait été pré-zombifié. Sans le signal qui déclenchait la fin du processus, il était indétectable. Les détecteurs réagissaient à ce moment-là, mais les quelques dixièmes de secondes de flottement que cela entraînait, permettaient au tueur d'agir. Il était heureusement trop loin pour pouvoir être une grande menace. J'examinais le corps. Coupé en deux par un tir de laser, il tenait encore en main le petit pistolet qui avait été dissimulé sur le plateau de service qu'il tenait. Je pensais que, entendant le détecteur j'avais réagi par réflexe. En moi, tout bouillonnait. Je me redressai. Instinctivement attrapant l'arme d'un de mes gardes, je me retournai et je tirai. Le garde du véhicule qui nous attendait, s’effondra un centième de seconde après que les détecteurs anti-zombies eurent réagi. Il m'avait déjà mis en joue. Je n'étais plus que fureur et tueur. Le monde autour de moi était comme figé. Je bougeais à une telle vitesse que les autres semblaient immobiles. Je saisis un des nobles de la cour. Lui cassant le bras,  je lui faisais lâcher la commande qu'il tenait. Son hurlement remit le monde en marche. Les regards que je croisais, montraient l'étonnement et l'incompréhension. L’enquête montra qu’en me visant, il pensait surtout à renverser le seigneur local pour prendre sa place. Il avait préparé un piège à double détente. Un premier zombie pour que nous nous rapprochions des voitures et de leur sécurité, un deuxième pour me tuer. Ma réaction avait surpris l'ensemble des présents. Les vidéos de l'action tournèrent en boucle sur le RésOrd. Même sur les ralentis, mon image était filée en raison de ma vitesse de déplacement. C'est à partir de ce moment que le surnom que les margiens m'avaient donné commença à circuler dans l'Empire. Ici aussi j'étais devenu « Tiakakner ».
L’Empereur fut ravi de la situation. Pour lui, son champion devait être le meilleur. Pour me féliciter de cette nouvelle action d’éclat, il me prêta, selon ses mots, deux analystes de la maison Impériale pour m’aider dans la mission qu’il me réservait. Heureusement mes aides de camp étaient à la hauteur de la tâche qui leur incombait. Ils géraient d’une main sûre, la maison du général Right. Sous leur direction, une foule de secrétaires et de serviteurs s’affairaient avec efficacité. En attendant d’avoir une mission précise, j’avais trouvé un palais dans le quartier proche de l’astroport militaire. Je n’avais même pas eu besoin de payer un loyer. La société qui le gérait me l’avait gracieusement mis à disposition. J’en occupais personnellement un niveau. Enfin c’est ce qui était prévu. Pour l’instant l’endroit ressemblait à un vaste chantier bourdonnant. Le principal pour moi était installé, une salle de commandement et une petite chambre de repos. Complètement insonorisée et dotée d’une microgravité, elle me rappelait l’espace qui commençait à me manquer sérieusement, ainsi que Ktanm. Chaque matin j’espérais la voir arriver. J’étais chaque fois déçu. Les nouvelles qu’on me rapportait, faisaient état de complication d’entretien et de remontage. Il fallait de nouvelles pièces qui mettraient du temps à arriver. La cellule d’analystes me préparait chaque matin un topo sur tous les gens que je devais rencontrer. Leur clairvoyance m’impressionnait. Ils avaient prévu que je subirais un attentat et selon eux, probablement le jour où il était arrivé. Mes gardes avaient été spécialement préparés pour l’occasion. Ils intégrèrent très vite mes capacités de réaction. A ma question sur la situation de mon chasseur, ils répondirent que l’Empereur était sûrement à l’origine du phénomène. Le plus probable était qu’il faisait préparer mon chasseur pour la mission à venir.
C’est grâce à eux que je ne fus pas surpris quand l’Empereur me nomma général en chef de l’armée des forces contres les Marges Orientales. Je me retrouvais avec les pleins pouvoirs pour soumettre cette région. Une armée m’attendait dans le système d’Endoor. Les analystes avaient déjà prévu un plan de bataille. Je les écoutais poliment. Avec un disrupteur et les forces dont j’allais disposer, j’allais être victorieux. Ils oubliaient les moines d’Enkafout. Je ne savais pas comment mais leur rôle m’apparaissait déterminant. Pour les analystes aussi bien impériaux que ceux de ma maison, ils ne disposaient d’aucune arme. Ils ne comptaient donc pas. Leur agitation serait vaine. L’Empereur avait prit la parole. Dans un silence religieux, il brossait l’avenir radieux des Marges quand elles seraient intégrées à l’Empire. Mon rôle était déterminant. J’allais être l’Envoyé de sa majesté. Pour que je mène à bien ma mission, il me confiait sa toute dernière réalisation : un nouveau vaisseau de commandement fait spécialement pour moi. Il avait dit cela avec assez de solennité et de mystère pour m’intriguer. J’avais déjà vu des croiseurs équipés pour ce genre de mission. Devant les caméras des médias, il mit en scène le déplacement de la cour vers l’astroport militaire. Dans la navette qui nous emmenait, je lui posais la question de Ktanm. Serait-elle là ?
- Ne soyez pas impatient, général. Vous allez le découvrir.
Je bouillais intérieurement. Il me fallut pourtant attendre. L’Empereur fit les honneurs du Ktanmor.
- Je l’ai appelé comme cela en l’honneur de votre coéquipière disparue lors de la bataille d’Endoor. Cela ne vous gêne pas, général ?
Je bafouillais des remerciements. L’Empereur semblait s’amuser prodigieusement. Devant une porte, il s’arrêta.
- A partir d’ici, général, seul moi et vous  allons continuer. Ces messieurs vont nous attendre.
D’un vaste geste, il désigna l’ensemble de l’aréopage qui tenait à peine dans la grande salle de réunion de Ktanmor. Il poussa une porte. Je le suivis. Un long couloir menait jusqu’à mes appartements.
- Ici, général, vous avez une salle de contrôle privée. Mais je vous en prie, passez devant.
Poussant une dernière porte, je rencontrais un siège de pilote avec un casque posé dessus. Je le regardais sans comprendre.
- N’hésitez pas général, mettez-le.
Bien qu’en grand uniforme, je posais le casque sur ma tête. Il était parfaitement taillé pour moi. M’asseyant sur le siège, je déclenchais le processus de couplage. Je découvris alors la puissance du Ktanmor. La sensation fut fabuleuse. Toute cette force et cette puissance pour moi ! Oui, je devenais Tiakakner. J’avais à ma disposition une merveilleuse machine à semer la mort. Je sentis le disrupteur. Dirigeant mon attention vers lui, je pensais à Ktanm. C’était le même modèle. D’ailleurs, le siège de commande aussi, et….
- Ktanm !
- Oui, right, je suis là.
- Il t’a incluse dans le vaisseau.
- Oui et non, Right. Oui, car le Ktanmor n’est qu’un vulgaire croiseur sans moi, mais non car je suis capable d’être indépendante pour aller et venir. Le Ktanmor est en fait mon astroport mobile et personnel.
- Alors rien ne pourra s’opposer à nous.



Deuxième scène

Pour les soldats, la vraie guerre venait de commencer. Mes chasseurs nous avaient donné la maîtrise des cieux. Il nous fallait maintenant conquérir les planètes. Le gouvernement des Marges Orientales refusait de se rendre. Pour commencer j’avais jeté mon dévolu sur un petit système assez excentré mais dont le réseau de TET pouvait nous être favorable. J’accompagnais les premières troupes. Leur débarquement sema la panique. Les combats furent courts. Les margiens manquaient de combattants sur ces planètes essentiellement agricoles. Je décidais de faire de ce système notre tête de pont. Il reçut le nom de code MO1. Deux planètes étaient habitables, une autre était utilisable pour nos bases. Elles devinrent 1MO1, 2MO1 et 3MO1. Leurs communications à longue distance se basaient sur des émetteurs à la limite de l’entrée des TET. Une manœuvre audacieuse d’un chasseur avait pu détruire ce relais avant que l’alerte soit donnée. Cela nous donnait un temps de secret avant que la nouvelle se répande. J’en profitais pour faire venir les éléments préfabriqués des bases qui nous seraient nécessaires.
Ce succès facile avait dopé le moral de mes troupes. Ils se voyaient déjà défilant sur Shalimb. Je savais moi qu'avant d'arriver au coeur des Marges Orientales, beaucoup de combats pas toujours victorieux nous attendaient. Nous avions la tête de pont maintenant, il nous fallait choisir une deuxième cible. Cela donna lieu à d'âpres discussions entre les différents états-majors des différentes armes. Au sortir d'une réunion épuisante où rien n'avait été décidé, je pensais avec nostalgie à la simplicité des combats quand on était chasseur. Je décidais d'aller voler un peu en solitaire pour me détendre et me reposer. J'avais fixé une autre réunion douze heures plus tard. Les autres généraux, plus anciens, plus aguerris aussi, m'en voulaient de mon commandement. J'étais sûr qu'ils n'attendaient qu'une chose : l'erreur qui me ferait chuter. En moi, je sentais se développer une haine de cette intelligentsia qui savait si bien parler, si bien faire de beaux discours et de belles théories. Quand Ktanm se désolidarisa du Ktanmor, je laissais mon esprit vagabonder sur les différentes options que nous avions passées en revue. Son accélération me cloua sur mon siège. Elle n'avait pas activé les champs de protection anti G et me rappelait ainsi à la réalité.
- Oh, doucement Ktanm !
- Tu rêvasses, Right!
- Non, pas vraiment. Je n'ai pas la science de la guerre que tous ces généraux possèdent. Cela me manque pour prévoir. Mes analystes manquent de données fiables pour prendre une décision et favoriser une option.
Ktanm enchaîna une série de figures compliquées. Je me recalais dans mon siège. Mon corps trouvait sa place et mes réflexes de pilotage revinrent.
- Je te laisse les commandes, Right!
Ktanm me lâcha le chasseur qui fit une embardée. Je rentrais à cent pour cent dans le pilotage, oubliant un temps les autres soucis. Voyant un TET, j'y entrais. Je regardais la carte. C'était un TET de moyenne distance. Je me laissais aller à dormir.
Deux heures plus tard, la sonnerie de sortie de TET me réveilla. J'observais avec mes yeux radars l'endroit où nous débouchions. Les carcasses des croiseurs flottaient encore. Nous étions sur le lieu de ma dernière bataille. Je reconnaissais les détails du système 7.2. Je pensais que lui aussi pourrait être une cible intéressante pour notre prochaine action. Je me dirigeais vers un des croiseurs. L'énorme trou central abritait toujours un CET. Je le sentais. Huit points lumineux apparurent en arrière, des chasseurs margiens. Ils tirèrent tous ensemble. Les faisceaux lasers ne m'inquiétaient pas. Mes boucliers pouvaient les encaisser. Le disrupteur était toujours avide d'énergie. Les autres échos m'intriguèrent, puis m'inquiétèrent : des missiles. Les margiens maîtrisaient les bombes à fission bien mieux que l'Empire. Contrairement aux rayons lumineux, les missiles et autres torpilles étaient capables de manoeuvrer. Ktanm qui les avait vus aussi, me dit :
- Contact dans 4 minutes.
- Peux-tu estimer la puissance ?
- Ce sont des nouveaux modèles et vu leur taille, je ne sais pas si nos boucliers peuvent encaisser.
En moi, la rage s'éveilla. Je sentis sa pulsation me monter du ventre vers le thorax. Ils croyaient me piéger avec leur nouvel armement.
- Right, je vais reprendre les commandes. Ça va être juste. Même avec le disrupteur, je ne suis pas sûre d'avoir tous les missiles.
Une autre bordée de missiles était partie juste derrière la première. Seize porteurs de mort filaient de toute leur puissance vers nous.
- Ktanm, on est trop loin d'un TET et le disrupteur n’a pas une cadence de tir assez grande, mais le croiseur le plus proche est à trois minutes de vol. On y va.
Je donnais la pleine puissance aux moteurs, prenant une allure de fuite devant la meute. Leur accélération était meilleure que la nôtre. Au mieux, nous allions gagner quelques minutes.
- Notre seule chance est qu’ils n’aient pas assez de combustible pour nous rejoindre.
En moi, la pulsation devint puissance. Je regardais les missiles. J’en vis l’intérieur. Les réserves de carburant suffisaient pour plusieurs heures de vol. Plus loin derrière, j’appréhendais les chasseurs margiens dans leur nature même. Plus rapides, plus puissants que Ktanm, ils possédaient encore des réserves de missiles. Je compris qu’ils avaient été conçus contre moi. Tiakakner devait disparaître. Les fous !
Je ralentis juste assez pour que les missiles pénètrent avec nous dans le CET. Là j’étais le seigneur Tiakakner. Par la force de ma volonté et mon désir de mort, je tordis le CET en accélérant. Incapables de suivre le train que je leur imposais, les missiles suivaient ma trace. Leurs ordinateurs de bord étaient trop limités pour faire autre chose. J’en modulais la forme, pour les grouper deux par deux. Je riais de ce que je préparais.
Je focalisais mon esprit sur les chasseurs ennemis. Je les sentais. Je sentais même leur perplexité devant ma disparition dans ce TET étrange né dans une carcasse de croiseur. Ils avaient pris position devant l’entrée, prêts à refaire feu. Parfait ! Je conduisis le CET comme un dessinateur utilise son crayon pour dessiner pleins et déliés. Ils m’attendaient devant eux, j’arrivais par derrière, refermant le CET sur les chasseurs margiens dans une boucle infernale. Les premiers missiles trop proches de moi, explosèrent en percutant un vaisseau ennemi. Les autres accélérèrent le plus vite possible. Un autre disparut dans la collision avec le second groupe de bombes volantes. J’accélérais, laissant sur place tous mes ennemis. Je suivais sans forcer les sinuosités du CET que j’avais tracé. C’était exaltant. Bientôt, sur mes yeux radars, je vis les flammes arrière des moteurs des missiles et pas très loin devant, les lueurs des moteurs des vaisseaux margiens. La boucle était bouclée.  Je les avais enfermés dans ce CET comme dans un circuit de jeu vidéo. Je hurlais de rire tout en basculant dans un CET voisin.
J’étais très fier de moi en retrouvant l’espace normal. Je décidais de jouer encore un peu en passant de CET en CET.
- Right, qu'est ce qu'ils vont devenir dans leur boucle de CET?
- Ils vont mourir, soit en rencontrant un de leurs missiles, soit parce qu'ils n'auront plus d'air.
- Comment fais-tu pour arriver à cela ?
- Je le veux et cela se fait.
- Nous n'avons que le temps de rentrer pour ta réunion.
Je ne laissais pas faire Ktanm. J'étais encore trop Tiakakner. Mes généraux m'attendraient si besoin. J'étais le patron dans les Marges. Je repensais aux options qu'ils m'avaient proposées. Je sentis le piège dans l'attaque du système 7.8. Une défaite était plus que probable. Ce système très industrialisé était puissamment défendu. L'autre option était encore un système agricole et forestier. Son attaque nous donnerait une nouvelle base mais stratégiquement nous éloignerait de nos buts. Restait le piège qu'ils me tendaient. Ils avaient essayé, à travers des discours compliqués de me montrer que le mieux était d’attaquer le 7.8. Je ne comprenais pas où était la chausse-trappe, mais elle y était. Je la sentais. Ils me voulaient là, j’y serais. Ils pensaient que j’échouerais, ils avaient tort.
J’avançais dans le CET. Le déployant pour rentrer vers 1MO1, je sentais le grand espace autour de moi. La compréhension des lignes de forces de la fédération des Marges Orientales m’apparut. Le piège devenait évident. Le système 7.8 était relié par des TET courts à plusieurs grands systèmes fortement armés. L’attaquer revenait à avoir toutes les forces des Marges sur le dos. Le détruire mettrait les Marges à genoux. Y amener des troupes était possible mais jamais nous ne pourrions à travers un seul TET en apporter assez pour tenir face aux Margiens et aux renforts qui pourraient arriver par la dizaine de TET. Il me fallait un plan, différent bien sûr de celui que me proposaient les généraux.
Je sentais Ktanm mal à l’aise dans le CET. J’en parlais avec elle. Je savais qu’elle n’aimait pas ce lieu incertain. Ses perceptions étaient perturbées par mon action. Elle me disait que je tordais l’espace avec mes CET. Je n’en respectais pas les règles. Cela me laissait indifférent puisque je gagnais ainsi mes combats. Notre discussion dura jusqu’à notre arrivée aux abords du système MO1. Je nous fis basculer dans un TET classique et lui laissais les commandes pour revenir au Ktanmor. Dans deux heures, je serais face aux généraux. Il fallait que je trouve un plan.
Notre accrochage se fit parfaitement. J’allais sortir quand Ktanm me dit :
- Fais attention à toi, Right. Je n’aime pas du tout cette histoire.
Je balbutiais quelques mots de réconfort. La rage des combats m’avait quitté. L’inquiétude montait en moi. Je retrouvais ma cellule d’analystes.
- Alors, qu’avez-vous à me proposer ?
- L’attaque du système 7.8 semble une bonne solution mais les risques sont grands. D’après la carte des TET faite par vos chasseurs, il existe un réseau dense entre ce système et d’autres. Malgré cela les généraux sont persuadés que là est la meilleure cible. Gagner le 7.8 donnera une victoire rapide.
- L’empereur désire une victoire rapide, ajouta un des analystes impériaux.
- Donc cela clôt le débat. Nous allons obéir à l’Empereur.
Je me dirigeais vers la salle d'état major. J'avais un sale goût dans la bouche.



Troisième scène

Le système 7.8 comptait quatorze planètes. Toutes habitées ou occupées. Sur les trois planètes de MO1, les forces impériales arrivaient tous les jours en prévision de l'attaque. Nous commencions à manquer de place. Les rapports se tendaient entre les différentes unités. Je laissais faire. Des troupes en colère sont plus efficaces. Nous en aurions besoin. Le TET choisi pour envahir le système arrivait près de la cinquième planète. Ce n’était pas la plus grande. Elle avait par contre une position clé dans la défense de l’ensemble. Les croiseurs lourds entreraient les premiers en action pour pilonner les défenses. Juste derrière, les porteurs de troupes et la chasse aérienne descendraient sur les cibles fixées. La population sur cette planète était concentrée sur un continent assez étroit. Le reste était un océan qui servait essentiellement de champ de récolte d’énergie. On y produisait les capsules énergétiques indispensables à la bonne marche d’une multitude d’appareils de la vie courante. En prendre le contrôle bloquerait presque cinquante pour cent de la production des capsules margiennes. L’autre planète importante était la huitième. Couverte d’usines, elle était le plus grand centre industriel des Marges Orientales. Les autres planètes étaient soit agricoles soit militaires. La bataille serait rude. De nombreuses troupes étaient stationnées dans le 7.8. Notre seul atout maître était notre supériorité dans l’espace. Les nouveaux chasseurs que nous avions vus avec Ktanm, représentaient, pour moi, une menace sérieuse pour notre hégémonie. Les analystes étaient arrivés à la conclusion que ces chasseurs n’étaient produits que pour me combattre. Il fut décidé d’envoyer plusieurs faux Tiakakner pour brouiller les pistes et attirer les chasseurs loin du 7.8. L’interception de leurs communications, nous avait appris qu’ils faisaient évacuer le système de Fenwou que nous appelions le 8.4. Nous l’avions évoqué comme cible. Plus facile d’accès que le 7.8, moins peuplé, moins bien défendu, le 8.4 nous aurait fourni une nouvelle victoire. Par contre, nous aurions été très loin du centre et de Shalimb, la capitale des Marges Orientales. L’empereur voulait aller vite. Si la conquête du 8.4 était logique, elle nous imposait une conquête faite de petits pas et de longueurs. Nous ne pouvions pas.
Je donnais l’ordre du départ avant que nos troupes s’entretuent. Dans six heures, les premières vagues d’assaut débarqueraient. Je ne suivais pas immédiatement. Les faux Tiakakner étaient aussi en route. Mes meutes de F55 seraient en éclaireurs. Leur rôle était de nettoyer l’espace pour faciliter le débarquement. Je surveillais l’ordre d’entrée dans le TET. Nous avions prévu plusieurs vagues. La deuxième entrait dans le TET quand les premiers retours m’arrivèrent. Les combats étaient acharnés. Contrairement à nos prévisions, le système 7.8 nous attendait de pied ferme. Le débarquement se passait mal. Les analystes s’étaient basés sur la destruction d’un vaisseau sur deux. Nous étions à quatre sur cinq. La tête de pont n’était pas sûre. Les croiseurs avaient fort à faire avec les corvettes ennemies. Nos lasers marchaient mal. Ils avaient contourné la difficulté de la peinture avec un champ de protection qui maintenait le colorant à distance de la coque. Par contre leurs missiles à fission avaient eu raison de deux de nos croiseurs. Je fis partir les croiseurs de renfort plus tôt. Ces six heures de combat restaient indécises. Nous allions nous installer dans la durée. Cela me semblait évident que le vainqueur serait celui qui pourrait amener le plus de forces sur place. En nombre l’armée des Marges Orientales comportait autant d’effectif que la nôtre. Mais elle devait rester répartie dans les différents lieux, alors que nous pouvions consacrer toutes nos forces sur un système.
Un message alarmant arriva sur les consoles. Les renforts ennemis arrivaient. Ils arrivaient plus vite que les nôtres. Nous allions nous faire déborder. Contre l’avis des analystes, je décidais d’aller voir.
- Vous ne pouvez pas, Général. Le TET est déjà en surcharge.
- Je sais, Général Chewnim. Je passerais par ailleurs.
- Mais vous n’allez pas abandonner votre poste !
- Non, je reste en communication avec vous. Mais les nôtres se font massacrer. Je ne peux pas rester les bras croisés à donner des ordres. Il faut que je voie ce qui se passe.
Tout le reste de la discussion tourna autour de cela. L’état major ne voulait pas que j’aille sur le terrain, trop dangereux, trop aléatoire. Dans le Ktanmor, je ne sentais pas le champ de bataille. Cela me rendait incapable de prendre une décision valable à mes yeux.
Ktanm se libéra du Ktanmor sous les imprécations et les menaces à peine voilées des généraux d’en appeler à l’Empereur.
- Tu as le don de les énerver !
- Eux aussi m’énervent, Ktanm. Je suis un chasseur pas un homme de bureau.
- Tu es général en chef de cette armée, Right. Ils ne peuvent pas comprendre ta position.
- Je ne peux pas être ce que je ne suis pas. Il faut que je sois là-bas.
Ktanm avait prévu un itinéraire complexe avec plusieurs sauts entre TET qui nous ferait gagner du temps par rapport au chemin normal. Cela nous donnerait aussi l’avantage de déboucher dans le système 7.8 ailleurs que près des combats
Les deux heures qui suivirent furent denses. Les sauts entre TET étaient des manœuvres complexes. Nous changions d’espace et de temps.
- Dernier saut, Right ! Nous arrivons.
Notre matérialisation se fit à distance du lieu de la bataille. Devant mes yeux-radars la situation était catastrophique. Les transports de troupes éventrés, les croiseurs en pièces, les escorteurs divers mis à mal, seuls les chasseurs semblaient s’en sortir à peu près. Sur la cinquième planète, la tête de pont se faisait pilonner. Sur la radio, le commandement de la force sur place demandait des renforts. Les champs de force qu’ils avaient déployés ne suffiraient pas. A la sortie du TET venant de 1MO, les chasseurs-bombardiers margiens larguaient des missiles à fission qui détruisaient tout ce qui se matérialisait, ou presque. Le peu de vaisseaux qui échappaient se trouvaient face à des forces supérieures en nombre et en armement.
- Tu vois Ktanm, ou ils avaient deviné, ou on les a prévenus de notre attaque. Il faut prévenir  qu’ils arrêtent d’envoyer des renforts.
- Oui, mais cela veut dire signaler notre présence.
En moi, j’avais l’odeur de la mort. Je me mis à réfléchir à la manière d’intervenir. L’adrénaline coula dans mes veines. Au fond de moi, je sentis le réveil de la rage intérieure. Attirée par l’odeur de la mort, désireuse d’y participer, elle prenait place dans mon être. Mes perceptions s’amplifièrent. La voix de Ktanm devint lointaine.
- J’ai envoyé le message, Right. Il y a déjà des chasseurs qui viennent vers nous.
Elle n’avait pas fini de parler que je prenais les commandes. J’eus vaguement conscience que Ktanm disait :
- Mais qu’est-ce que tu fais, Right ?
C’était trop tard. J’étais devenu … Je ne savais pas mais immense. Je sentais chaque être, chaque force qu’elle soit physique, biologique. Le temps se mit à ralentir, à moins que ce soit moi qui aie accéléré. Mon chasseur fit un bon en avant. J’entendis les pensées des pilotes des chasseurs-bombardiers margiens. « Tiakakner ! » Ce fut leur dernière pensée. La disrupteur les disloqua.
J’étais la rage, la fureur, l’implacable tueur se nourrissant de la peur de tous ces êtres. Je contrôlais le disrupteur qui m’ouvrait des CET. Grâce à eux, j’étais maître de l’espace et du temps. Mon esprit conçut le signe de la mort du système 7.8.  C’était une danse complexe dans l’espace du système planétaire. Elle tracerait dans la trame même de l’espace temps l’idéogramme antique de la mort. Alors toute vie y cesserait.
Je me mis à l’œuvre. Enfermé dans mon CET, je déchirais la trame de l’univers. J’écrivais avec une encre de néant la fin de millions d’êtres vivants. L’exaltation me gagnait. Cet idéographe serait un chef d’œuvre.
J’entendis la plainte monter. L’univers souffrait. J’introduisais la mort dans sa trame. Quand je mis la dernière touche à la dernière volte, une immense clameur retentit et stoppa net.
J’émergeais du CET. Sur mes yeux écrans, il n’y avait plus que débris et mort. J’étais vainqueur. VAINQUEUR !
- Right ! Right !
- Ktanm ?
- Qu’as-tu fait Right ?
- J’ai vaincu.
- Mais ils sont tous morts, les nôtres comme les autres.
- C’est le prix à payer, Ktanm. L’empereur a sa victoire. Les margiens ne se relèveront pas de ça.
Un croiseur margien émergea d’un TET. Il n’avait pas fini de se matérialiser que la clameur de leur mort retentit. Un de nos transports de troupe subit le même sort.
- Il faut arrêter cela Right ! C’est une horreur !
- On n’arrête pas un idéographe tracé dans la trame du monde. Regarde, il est beau.
Je projetais sur nos écrans communs, une reproduction de ce que j’avais fait. J’en trouvais la forme belle, glacée, glaçante, mais belle. Ktanm ne semblait pas comprendre. L’idéographe de la mort ne pouvait s’effacer. Tout ce qui pénétrerait dans ce système devait mourir. C’était l’ordre contenu dans la substance de l’espace temps local. Ni bactérie, ni humain ne pourraient survivre. Tous les vaisseaux qui arrivaient en renfort, devenaient une tombe volante. Sur les planètes, tout était redevenu minéral. Ktanm était protégée par son existence électronique. Seul, je survivais. Je me nourrissais de cette force. J’étais cette force. J’étais Tiakakner, l’antique ange-dieu de la mort.



Quatrième scène

L'empire me fit un triomphe, mais je lisais la peur dans les yeux de mes proches. Même Ktanm avait changé. Elle me l'avait dit :
- Hum ! Right, c'est vraiment terrible ce que tu as fait. La vie est fragile, la voilà disparue d'un système entier.
Je lui avais répondu que j'avais fait ce pourquoi j'étais fait. L'Empereur voulait gagner. Il gagnerait. La discussion avait tourné court. Ktanm m'avait signalé une émission.
- Hum ! Right, tu devrais regarder sur le RésOrd, on parle de toi.
Un reportage parlait de ma « brillante victoire ». Moi, je l’aurais qualifiée de sombre, belle mais sombre. Les sondes automatiques expédiées dans le système 7.8 renvoyaient toutes le même résultat. Rien ne vivait. Rien ne pouvait vivre. Seuls les ordinateurs semblaient y avoir leur place. Nos sondes croisaient celles des margiens. Ils avaient continué beaucoup plus longtemps que nous à envoyer des renforts. Leurs pertes étaient considérables. Au point que la suite de la campagne s’annonçait facile. Quand je paraissais au conseil, les autres généraux se taisaient. Leurs analystes avaient prévu mon échec. Maintenant je sentais leurs pensées. Je devinais leurs plans minables pour me faire tomber en disgrâce. Ils avaient tout prévu sauf Tiakakner. Je sentais la peur qui leur habitait le ventre. J'y prenais plaisir. Redoutant ma colère, ils optaient pour la servilité. Ils avaient trop peur de mourir. Pour rejoindre Shalimb, centre du pouvoir des Marges Orientales, il nous fallait conquérir d’autres systèmes. Celui d’Enkafout n’en faisait pas partie. Cela me soulageait. Mon intelligence ne comprenait pas pourquoi ce petit royaume mal armé, me gênait autant. Évoquer les moines de ce monde me faisait frémir, pas les autres. Il me suffisait d’y envoyer un contingent pour en finir. Obscurément quelque chose me retenait. Je pensais qu'un jour, je devrais affronter cette faiblesse.
Nous avions assez de troupes et de vaisseaux pour planifier la campagne de conquête. Préparer et déployer le corps expéditionnaire demandait huit à neuf jours. J’avais conclu qu’en quatre décades nous pouvions en avoir fini. Tout le monde s’empressa de m’approuver. Il fut décidé que je partirais avec la première vague d’assaut. Ma présence était gage de réussite. Quand je dis « il fut décidé », je devrais dire « je décidais ». Je n’avais plus autour de moi que des êtres vivant dans la peur, comme s’ils voyaient la mort en face. Ils n’osaient plus me contredire. Cela augmenta en moi le sentiment de solitude. Pour finir, je donnais des ordres. Puis, j’allais voler dans des coins vides de tout, entre les galaxies. Pendant mes absences, la vie reprenait ses droits. Toute l’organisation se mettait en branle pour obéir aux ordres. A chacun de mes retours, j’avais le sentiment que leur peur augmentait.  En moi se battaient la joie de la ressentir et la détresse de l’isolement. Il fallait en finir.
Je donnais l’ordre d’attaquer plus tôt que prévu. Si les généraux furent surpris, ils obéirent. Douze heures plus tard, nous émergions dans le système 8.7. Sur les radars de la planète principale, les échos de notre flotte devaient ressembler à une explosion de feu d'artifice, avec des petits spots partout. Immédiatement nos ordinateurs se mirent à décrypter les messages. Dans tous les sens volait la nouvelle :
« Tiakakner est là! » Une joie féroce m'envahit. L'exaltation du combat coulait dans mes veines. On allait voir encore une fois l'œuvre de l'ange-dieu de la mort et admirer sa puissance.
Le message de reddition suivit presque aussitôt. Le gouverneur général déposait ses armes à nos pieds et demandait la grâce de la vie pour les populations civiles. Des lâches! J'avais affaire à des lâches ! La planète principale était à une heure de vol. Je hurlais:
- Je vais tous les tuer! Ils ne méritent pas de vivre s'ils ne combattent pas !
Je lançais la séquence d'armement du disrupteur
- Hum ! Right, tu ne devrais pas. L'Empereur demande de conquérir pas de détruire. Il sera heureux de cette victoire facile.
A ce moment-là, j'entendis le message de reddition officiel diffusé pour les planètes et les bases margiennes. Il invitait à ne pas perdre la vie pour reprendre le combat plus tard quand les conditions seraient favorables. Le gouverneur général disait :
- ... Je vous appelle à ne pas résister. Maître Arkabdas qui est à nos côtés dans cette épreuve...
Un moine d'Enkafout ! J'étendis mes perceptions au système entier. Je ressentis violemment sa présence sur la planète principale. Je hurlais de rage dans mon cockpit. Passant sur le réseau codé de l'empire, j'ordonnais au général Dianta, commandant en second de nos forces d'assurer la suite des opérations. Je décrochais en entrant dans le premier TET venu.
Notre passage dans le système 8.7 me laissa le goût amer de l’inachevé. Nos troupes se déployèrent. Les quelques troupes margiennes présentes déposèrent les armes sans même combattre. Ce fut une explosion de joie dans l’Empire. La rage en moi n’avait pas son compte. Mon humeur était exécrable, personne ne comprenait. Pour eux j’aurais dû être dans la joie. Je savais que j'avais fui devant un moine.
L’Empereur me fit demander.



Cinquième scène

Avec Ktanm je décidais de reprendre le chemin de Terre Un. Je laissais Dianta continuer les préparatifs pour l'invasion du système suivant.  Je sentis le soulagement dans sa salutation. Il allait pouvoir continuer la campagne d'invasion sans trembler de peur devant moi. Les forces margiennes avaient perdu beaucoup trop d'unités dans la bataille du système 7.8 pour être maintenant un danger. La valeur de stratège de Dianta était reconnue. Seule sa haine pour moi qui lui avait volé la place de commandant suprême de la force impériale, était la cause des « erreurs » dans ses conseils. Si je n'avais pas dansé l'idéogramme de la mort, ma défaite lui aurait rendu sa place et son prestige.
- J’ai envie de passer par le 7.8, puisque nous avons le temps. L’Empereur ne nous attend que dans quelques jours
- Hum ! Right, je ne sais pas si c’est une bonne idée. Cela reste un système de mort.
- Tu as raison, mais je voudrais revoir l’idéogramme.
- Hum ! Right, il n’y a que la mort là-bas.
- Non, Ktanm, il y a aussi la force dont j’ai besoin.
Manifestement, nous ne nous comprenions plus comme avant. Elle avait depuis ma victoire ce petit raclement à chaque fois qu’elle s’adressait à moi. Elle ne semblait pas le remarquer. Cela mettait de la distance entre nous.
Je pris les commandes. Elle me laissa faire. Quand nous arrivâmes dans le système 7.8, je vis l’idéographe dans toute sa beauté et sa puissance.
Je coupais les moteurs. Nous avancions sur notre seule erre. Ici, sur le lieu même de l’expression de ma puissance, je pouvais laisser ma colère se calmer. Je me calais dans mon fauteuil. Je laissais vagabonder mon esprit pendant que mes yeux écrans contemplaient l’idéographe.
Je sursautais. Il était plus pâle que dans mon souvenir. Ce n'était pas possible, il ne pouvait perdre sa puissance. Je redevenais Tiakakner par la rage qui m’emplissait à la vue de ce véritable blasphème. Personne n'avait le droit d'y toucher. Qui pouvait ainsi l'atteindre. J'étendais mes perceptions au système entier.
- Hum ! Right, tu me fais peur à nouveau....
La voix de Ktanm était comme ralentie. Le temps dans lequel je me déplaçais, n'était plus le sien. Je touchais les planètes avec mes senseurs. Rien n'y vivait. Je sondais les TET. Rien n'en sortait. Je continuais mon exploration. Un point attira mon attention. Il était ténu mais sa lumière pulsait de vie. A la limite du système 7.8, s'approchant de manière antique, à la seule force de ses propulseurs ioniques, un petit vaisseau s'avançait. Brutalement je remis mon chasseur en route. Il fallait que j'aille voir. Pendant que je me rapprochais, je calculais la vitesse de cette capsule. Elle était loin d'approcher les vitesses modernes. Elle ne possédait ni champ de protection, ni arme. Vu sa taille, son équipage ne pouvait comporter que quelques individus. En continuant sur sa lancée, elle atteindrait le centre du système dans une dizaine d'années locales. J'interrogeais le RésOrd. Sa réponse me surprit. J'étais en présence d'une fusée vieille de plusieurs millénaires.
Je fis le calcul de sa trajectoire passée. Passés plusieurs siècles, les calculateurs ne pouvaient retrouver sa trace. Pourtant le modèle était caractéristique. Elle venait de Terre Une. Sa lenteur expliquait-elle sa survie? Elle approchait de la zone d'influence de l'idéographe de mort tout en gardant sa pulsation vitale. Je sentis la présence humaine à l'intérieur. C'était un homme. Il était seul. Les systèmes de la capsule fonctionnaient en mode post réveil. Il venait d’être réanimé de son sommeil cryogénique. Je laissais mes senseurs palper les ondes qui émanaient de lui. Je ressentis de la douleur à ce contact.
Qui était cet homme dont l’âge se comptait en siècles ou en millénaires?
Sur mes différents instruments, je vis monter la vie en lui. J'entrais à nouveau en contact sensoriel avec l'homme qui s'éveillait. Le contact m'arracha un hurlement.
- H u m  !  R i g h t ,  q u ' e s t - c e   q u i   s e   p a s s e ?
La voix lente et déformée de Ktanm me ramena à la réalité
- Un moine d'Enkafout! C'est un moine d'Enkafout!
- Hum ! Right, de quoi parles-tu?
Je regardais les ondes vivantes qui irradiaient de plus en plus fort. A leur contact, l'idéographe perdait sa noirceur. Il s'affaiblissait. J'expliquais la situation à Ktanm.
Je vivais l'impossible. A nouveau en moi le combat s'engagea. Tiakakner ne pouvait pas toucher aux moines d'Enkafout. Ils représentaient un monde qui lui était fermé. Right pouvait. Il ne comprenait pas ce que cela impliquait. Right-Tiakakner était bloqué dans le conflit.
- Hum ! Right, je ne comprends pas tout ce que tu me racontes.
- Il ne devrait pas être là. Sa lumière commence à me faire mal. C'est impossible qu'il soit là. Sa fusée est partie, il y a des siècles.
- Hum ! Right, es-tu sûr que c'est un moine d'Enkafout?
- Oui, ça ne fait aucun doute. En plus c'est un grand maître. Sa puissance ne cesse d'augmenter. Oh ! L'idéographe s'efface...
Je souffrais beaucoup. Comment un grand maître de ces foutus moines pouvait-il être là à détruire la beauté noire de mon idéographe?
Je hurlais de rage impuissante et de douleur face à un tel déferlement. La trame du système se réparait. De proche en proche, elle se reconstituait.
Ktanm fit feu. Les rayons des lasers mirent une heure atteindre la capsule. Sur un vaisseau moderne, ils auraient été sans effet. Sur l'antique capsule, les millions de Tlum même défocalisés firent l'effet d'une vague de feu. Après leur passage, il ne resta qu'un tas de ferraille fondue.
La lumière s'était éteinte.
- Hum ! Right, c'est fini. Je serai ton bras lorsque nous en rencontrerons un.
Je pleurais la perte de l'idéographe. Malgré la mort du moine, il se délitait. Bientôt la trame de l'espace temps aurait retrouvé sa texture.
C'est alors qu'arriva le message.
« Oyez, oyez Messire Tiacacnère... »
- Qu'est-ce que c'est que ce truc ???
- Hum ! Right, cela vient de la capsule. L'émetteur a été largué juste avant la destruction. - Mais c'est en quelle langue?
- Hum ! Right, c'est du vieux terrien. Je vais le passer en moderne.
Ktanm ajusta quelques réglages. Le circuit audio crachota un peu. Une voix désincarnée traduisait les riches harmoniques du message qui se déroulait en arrière plan :
« Ecoutez, Messire Tiakakner, ce message que vous aurez quand je serais déjà mort. Par delà le temps et l'espace, j'ai ressenti votre geste. En tant que serviteur du Dieu de vie, je viens au secours de cet espace-temps que vous avez martyrisé. Je sais que je rencontrerai la mort en la chassant. C'est la vie même. Je l'accepte pour que vive ce qui doit vivre. J'espère que ce message et mon action donneront un axe fécond à votre réflexion. J'espère qu'ainsi, Messire Tiakakner, vous trouverez la place qui est la vôtre dans le plan du Dieu de vie. Recevez ma bénédiction. »
Je n'entendais aucune peur dans cette voix. Cela ne répondait pas à ma question : qui était-il?
Ktanm était aussi perplexe que moi. La fusée détruite ne donnerait pas la réponse. Nous décidâmes de récupérer l'enregistreur qui continuait à diffuser son message en boucle. Son étude nous donnerait des informations. Pour Ktanm, rien ne prouvait qu'il vienne d'Enkafout.
Il nous fallut du temps pour récupérer cette petite boîte qui émettait sans arrêt. Je pensais que si nous avions été capables de l’entendre, d’autres avaient pu faire de même. Dans un blindage épais, le boîtier d’émission était bien à l’abri. Il avait supporté les lasers bien mieux que la capsule. Il avait manifestement été conçu pour cela. L’antenne n’avait été déployée que secondairement. Sa fragile trame n’aurait pas survécu à la décharge énergétique. En analysant les différents composants, nous récoltâmes de nombreux indices. Cet émetteur n’avait pas été prévu pour fonctionner longtemps. Il n’avait une autonomie que de quelques heures. Sa technologie était vieille mais moins que celle de la fusée. Cela faisait remonter le départ de ce moine à une douzaine de siècles. C’était ancien mais moins vieux que la technologie de la fusée qui avait entre deux et trois millénaires.
Comment est-ce qu’un homme d’il y a douze siècles avait-il pu se retrouver dans une fusée de plus de deux mille ans pour arriver ici et maintenant ?
Ktanm se brancha sur le RésOrd. La page des caractéristiques de la fusée était toujours ouverte. Je relus le paragraphe historique. Ce modèle a été construit à des milliers d’exemplaires. Il pouvait emmener trois à dix personnes en sommeil cryogénique. L’époque de sa construction correspondait avec une grande soif d’expansion sur Terre Une. La surpopulation était majeure. Il fallait trouver de nouveaux territoires. Des milliers de ces fusées furent lancées. Remplies de volontaires prêts au sacrifice ultime, elles étaient la flotte d’éclaireurs que Terre Une envoyait. En accélération constante grâce à leurs moteurs ioniques révolutionnaires à l’époque, elles atteignaient des vitesses relativistes qui devaient leur permettre de découvrir une nouvelle terre. Les évènements ne s’étaient pas passés comme prévu. Alors que les fusées étaient parties depuis un siècle et que l’humanité avait colonisé tout ce qui pouvait être colonisé dans le système solaire, un jeune génie avait découvert le principe des TET et mis au point les engins capables de les parcourir. Si on connaissait quelques exemples de fusée récupérée avec des équipages plus ou moins saufs, on perdit la trace de la majorité de la flotte des « éclaireurs du ciel » comme on les appelait.
L’émetteur faisait appel à une technologie incontestablement margienne. Le RésOrd était à court de renseignement. Tant que la conquête n’était pas finie, il n’avait pas accès aux bases de données margiennes. L’histoire de cette partie de l’univers lui échappait,… mais pas à nous. Nous avions piraté leurs circuits de communication. Les margiens avaient aussi des bases de données. Ils ne possédaient pas un mais des circuits du type du RésOrd. Chacun était le fruit d’une initiative privée. N’étant pas interconnectés, ils offraient une rigidité très éloignée de ce que nous connaissions avec le RésOrd. Ktanm se brancha sur un circuit historique. Elle envoya une requête sur l’histoire des moines d’Enkafout.
L’histoire d’Enkafout commençait bien des cycles plus tôt. Rien que cette phrase éveilla en moi de la colère. Si l’Empire avait standardisé les calendriers, les margiens avaient un système fluctuant. Un cycle pouvait correspondre à un mois, une saison, une année, un siècle selon les critères de l’Empire. De plus chaque système solaire donnait à ces mots des valeurs différentes. Le RésOrd traduisait automatiquement les temps anciens en dates selon le calendrier standard. Ici, rien de tel, chacun devait faire ses calculs suivant son calendrier. En recoupant différents documents, nous pensions que le début de la colonisation d’Enkafout remontait à environ mille cinq cents ans selon le calendrier impérial standard. Une petite colonie forte de quelques centaines de personnes avait débarqué d’un caboteur de l’espace pour fuir des persécutions religieuses. Une histoire mille fois répétée, pensais-je. La planète sauvage et peu accueillante pour des êtres humains était en dehors des circuits de développement de royaumes. Les débuts de la colonie avaient été calmes. Elle avait pu se développer. Le nom d’Enkafout venait de la langue secrète de ces premiers colons. La sonorité du nom associait l’idée de la paix et de l’unité. L’histoire locale se poursuivit comme toutes les histoires. Il y eut des périodes de paix et d’autres de guerre. Il y eut des envahisseurs et des libérateurs. Cela aurait été banal sans l’Evènement. Une fusée étrange s’était satellisée autour d’Enkafout. La civilisation sur la planète était assez développée techniquement pour récupérer les occupants de la capsule. Sur les dix corps trouvés en sommeil cryogéniques, seuls deux étaient revenus à la vie.
Ils parlaient une langue que personne ne comprenait. L’autorité suprême se méfiait des nouveautés. Comme il y avait un homme et une femme, on les isola. Une équipe spéciale fut chargée de s’occuper d’eux. Manifestement, ils ne connaissaient rien aux us et coutumes de Enkafout. Ils apprirent la langue mais ne purent la parler qu’avec un accent épouvantable. Lors des interrogatoires, ils racontaient des évènements sur leur monde d’origine dont il n’existait aucune trace dans l’histoire de la planète. La fusée fut elle aussi analysée. Elle était vieille, sa conception ne venait pas des Marges. Vu ses réserves et sa capacité à récupérer de l’énergie, les ingénieurs calculèrent sa provenance possible. Quelque soit la direction, cette fusée ne pouvait venir que de l’espace intergalactique où rien n’existait. Seul le passage par un TET aurait pu expliquer une origine plus lointaine. Elle n’était pas équipée pour cela.
Le mystère qui planait autour de ce couple, alimentait les rumeurs sur Enkafout. Certains racontaient que la femme avait guéri un des enfants des gardiens par son seul regard. D’autres que l’homme expliquait leur arrivée dans le système d’Enkafout par l’intervention d’un Dieu qui lui était apparu. L’autorité suprême dans sa sagesse, ne les avait pas laissés en liberté. Quand la femme fut enceinte, les histoires les plus folles se mirent à courir. On parla d’enfant divin, de messie venu sauver Enkafout de la tyrannie. Tous les démentis n’y changèrent rien. Il y eut des manifestations pour obtenir la liberté du couple et de l’enfant. L’opposition avait trouvé là un sujet merveilleux pour se renforcer. La femme accoucha d’un enfant mâle. Elle mit au monde un fils. Fermement décidée à ne rien lâcher, l’autorité suprême fit venir l’armée. Le tremblement de terre qui suivit, ravagea la capitale et toute la province de Bensalma. Les morts se comptèrent par millions. Ce fut le chaos. L’union sacrée de toutes les forces se fit d’autant plus facilement que l’autorité suprême avait disparu dans le séisme. Le couple des étrangers qui avaient vu Dieu, comme on les avait surnommés, était resté probablement sous les décombres de l’institut chargé de les abriter. Il fallut attendre presque quinze ans pour que naisse la rumeur du saint ermite de la montagne de Sourqua. Un tout jeune homme, doué d’une grande sagesse, vivait dans une grotte sans confort. La rumeur fit de lui le fils du couple des étrangers qui avaient vu Dieu. Sa réputation de locale devint régionale puis mondiale. La montagne de Sourqua était « chaïan ». Ce mot intraduisible désignait un lieu intouchable où les esprits régnaient. L’ermite fut désigné comme étant « Crunchaïan », celui qui peut vivre avec les esprits. Cela avait deux conséquences. La première était que rien ne fut jamais construit sur la montagne de Sourqua qui resta ainsi un lieu sauvage. La deuxième conséquence est que pour voir le Crunchaïan, il fallait marcher longtemps. C’est lui qui fut à l’origine de la Confrérie.
Après cela, la base de données du circuit historique parlait d’un autre circuit plus spécifique des moines. S'il y avait des passages parlant du développement de la Confrérie, ils manquaient d’intérêts.
Ktanm nous connecta avec le site de la Confrérie, terme officiel pour désigner les moines d'Enkafout. C'était un site banal. On y trouvait quelques informations pour ceux qui voulait venir sous un bandeau qui proclamait : « Venez, cherchez ». Le seul élément notable était une case qui proposait une connexion avec un identifiant.
- Hum ! Right, la case comporte vingt signes. Cela ne va pas être évident à trouver si c'est un mot de passe.
- Je ne crois pas. Essaye « Arkabdas ».
Un écran blanc apparut avec ces simples mots : « Frappez, Entrez. »
Le temps de nous interroger sur la marche à suivre et l'écran d'accueil réapparut. En retapant le même nom, la même invite se retrouva à clignoter à l'écran. Au bout de quelques secondes, nous revenions à l'écran d'accueil. Nous fîmes différents essais de textes ou de suites de lettres aléatoires sans succès.
- Hum ! Right, je pense qu'ils ont un protocole qui doit être suivi mais qui n'est connu que d'eux seuls. Je vais chercher autre chose.
- Attends, Ktanm! Essaye « Tiakakner ».
- Hum ! Right, si tu veux mais je crois que cela ne donnera rien. Il ne fait pas partie des moines...
Quand Ktanm eut validé sa saisie, un écran noir apparut. L'invite clignota quelques secondes et puis noir sur noir je sentis plus que je ne vis l'écriture.
« Bienvenu, Tiakakner, maître de la mort. Si tu es arrivé jusqu'à moi, c'est que notre rencontre a eu lieu. Pour que tes questions trouvent des réponses, réponds à ma question : quel est le dernier son de l'idéographe que tu as tracé? »
Mon cœur s'accéléra. Celui qui avait écrit cela savait.
- Hum ! Right, tu vois, on a un écran noir.
Ktanm ne voyait rien. Je n'en revenais pas. Elle était capable de décrypter tous les codes d'une page et là, elle ne voyait que du noir.
- Entre  « guédonne ».
- Hum ! Right, comme tu veux.
Le noir se fragmenta laissant apparaître un visage sur fond blanc.
Puis vint le texte.
« Bienvenu, Tiakakner, maître de la mort. Notre rencontre a eu lieu et je suis mort. Maintenant tu t'interroges. Ecoute, toi qui es si ancien. Des réponses vont être données. »
Que voulait-il dire en parlant d'ancien? Je n'eus pas le temps d'y penser car le texte continuait. Je savais que Ktanm l'enregistrait. Je pourrais ainsi le relire. Les premières phrases s'effacèrent. Noir, blanc.
« Mes parents sont nés sur la terre première. Ils furent volontaires pour conquérir de nouveaux mondes. Si le voyage fut long, ils ne le surent pas. Leur froid sommeil les protégeait. »
De nouveau l'écran s'effaça, comme s'il ne pouvait contenir plus de mots. Noir, blanc.
« L'impensable leur est arrivé. Ils se sont réveillés pendant le vol. Le programme ne connaissait que deux commandes de réveil : une nouvelle terre, la fin des réserves. Dans les deux cas, il fallait prévenir la terre. »
Noir, blanc.
« Mon père m'a raconté. Entre rêve et réalité, il eut l'expérience d'une rencontre. Un savoir venait à lui, en lui. Il orienta la fusée. Sans bien comprendre, il fit des gestes. Les étoiles disparurent. D'autres s'allumèrent. »
Noir, blanc. Je sentais Ktanm aussi attentive que moi.
« Il vit celle qui serait ma mère. Elle dirigeait l'énergie de l'univers vers les réserves. La fusée pourrait continuer sa route. Sentant le sommeil, ils regagnèrent leurs loge de cryogénisation.»
Noir, blanc.
 « Ils se réveillèrent sur un monde étrange et hostile. Seuls vivants, ils se connurent. Sans l'aide de la terre, ils seraient morts. Ils s'enfuirent là où ce monde était resté sauvage. »
Noir, blanc
 « C'est ainsi que j'ai grandi sur la montagne de Sourqua. Ma première rencontre avec le Dieu-Vie eut lieu pour mes huit ans. Pour ma double huitaine, je devais gérer l’afflux des pèlerins. J’eus l’intuition de la Confrérie à ma triple huitaine. »
Noir, blanc.
« De huitaine en huitaine, la connaissance venait en moi. Je méritais à mes yeux, le nom de Crunchaïan pour ma huitième huitaine. Le Dieu-Vie me révéla son attente : Tiakakner ! »
Noir, blanc. Ma nervosité monta d’un cran.
« De méditation en révélations, je compris. J’étais porteur de vie, Tiakakner porteur de mort. Mon rôle serait de rétablir un équilibre qu’il détruirait. Deux huitaines furent nécessaires pour que je sois prêt »
Noir, blanc.
« Pour ma dixième huitaine, je sus que mon rôle sur Enkafout était terminé. La Confrérie était prête à être le phare des Marges. J’obtins de rejoindre l’antique fusée de mes parents. »
Noir, blanc.
« Je la programmais selon mon intuition. Si notre rencontre est aussi mon dernier acte de vivant, elle sera le premier pas vers le savoir oublié de l’ange-dieu de la mort. »
Noir, blanc. Ma tension était à son maximum.
Vinrent des mots, des phrases et des sons. Ktanm ne comprenait pas cette langue. J'avais plus l'impression d'entendre Crunchaïan que de le lire. Chaque écran correspondait à une respiration. Les signes se succédèrent devant mes yeux. Un charme opéra. J'étais Right-Tiakakner, ange-dieu de la mort. Le temps devint relatif. Mon esprit se libéra. J'étais et dans le chasseur  et autour. Je vis et je compris qui était devenue Ktanm. Je vis la trame de son être à l'intérieur de la machine. Posant mon regard sur le reste de la fusée, je vis aussi le passé récent.
L'homme était incontestablement vieux et sans peur face à la mort qui pour lui n'était que vie. Il se réveilla doucement de son sommeil cryogénique. Il pensait à d'autres humains qui avaient vécu la même expérience dans la même fusée.
- L'instant est arrivé, dit-il à haute voix.
Il s'assit tranquillement et entra en méditation. Ses pensées s'apaisèrent. J'en vis la lumière. C'est alors que je perçus la frontière du pouvoir de l'idéographe de mort que j'avais tracé. J'inclus dans ma perception tout le système. La beauté mortelle que j'avais fait naître me toucha, me remplissant de l'orgueil de l'avoir tracé et de la douleur de sa disparition. Je compris sa faiblesse aussi. La fusée et l'homme porteur de lumière se dirigeaient là où l'idéographe était le plus faible.
Dans le temps relatif de ma perception, les évènements accéléraient. Comme une pointe lumineuse, il pénétra dans la noire fragilité de mon dessin. Il n'y eut même pas de bataille. La lumière était, les ténèbres n'étaient pas.
Tiakakner que j’étais, comprit. Par bribes, puis comme un fleuve brisant ses digues, revinrent ses souvenirs. Il y eut l’époque de la création, belle et sauvage, quand régnait celui qui était plus grand que lui. Puis vint l’absence et la tentation d’être le plus grand, le plus fort. Mais celui qui était plus grand avait laissé des gardiens, les vrais vivants emplis de pouvoir. Quand Tiakakner tenta de prendre le contrôle du monde, ils étaient là pour le contrer et l’emprisonner dans cette planète, limitant son pouvoir au seul magma. Le temps avait coulé. La rage au cœur, Tiakakner avait tout tenté, tout essayé pour rompre le contrôle, sans succès. La liberté était presque advenue avec ces merveilles de mort qui avaient presque fait fondre le monde et désarmé les vrais vivants. La porte s’était entrouverte. Le vecteur habité qui avait percuté le magma était le grain de sable qui manquait pour bloquer les rouages du piège où il rageait. Tiakakner avait accueilli avec joie l’évènement. Des deux individus à bord, seul l’humain pouvait le contenir. Il en avait pris possession, à moins que ce soit le contraire, car la personnalité de Right n’avait pas disparu…
Moi, qui étais Tiakakner, je compris. Les évènements de la caldera s’expliquaient enfin. La place des uns et des autres aussi. Restait l’avenir et ses incertitudes.
Quand sonna l’alarme, j’étais prêt. Les super chasseurs margiens n’eurent même pas le temps de nous localiser. Tiakakner les anéantit.
- Je crois que le message de Crunchaïan a été plus loin que nos capteurs. Les Marges sont à genoux, mais leur orgueil n’est pas mort.
- Hum ! Right, je ne comprends pas.
- Les relais automatiques ont capté et transmis le message. Les Margiens ont su que nous étions là, d’où leur pitoyable tentative. Ils sont sans pouvoir devant moi.
Je prononçais ce « moi » avec toute la morgue de ma grandeur d’ange-dieu de la mort.
- Allons, Ktanm, l’Empereur nous attend.



Sixième scène
Je volais vers la gloire de la mort donnée. J’avais obtenu carte blanche pour régler le problème de rebelles sur ce monde perdu. Je me voyais déjà danser la mort pour ce système. J’en anticipais déjà le plaisir.
La rencontre avec l’empereur avait été décevante en dehors de cela. Dans mon souvenir, il y avait l’image d’un demi-dieu au charisme rayonnant. J’avais eu devant moi un homme empli de peur et de désir de puissance. Si mes yeux humains voyaient l’enveloppe et le décorum voulus par l’empereur, mes yeux d’ange-dieu étaient sensibles aux forces de mort présentes dans chaque individu. Chez lui, il y avait indéniablement un fort désir de mort, tourné vers tout ce qu’il considérait comme ennemi. Sa peur lui en faisait voir beaucoup. C’est elle qui le commandait vraiment. Le reste n’était que paroles creuses pour donner à croire autre chose. Lui-même y croyait. Il régnait sur une multitude de peuples, races et nations et sa peur lui commandait de détruire ce petit monde perdu au fin fond de l’univers parce que ses analystes et lui sentaient que peut être ce qui se levait là-bas mettrait sa puissance en cause. Devant moi, il pérorait donnant des explications plus propres à le convaincre du bien fondé de son action qu’à me convaincre moi qui voyait pulser la peur en lui. Il voulait que je laisse tomber les Marges Orientales pour régler au plus vite ce « problème ». Elles étaient à genoux. La fin de la conquête était une question de décades. Il me demandait de laisser Ktanm pour cette mission. Elle avait une signature radar inimitable qui représentait une force nécessaire dans la bataille des Marges. J’aurais droit à un F55 tout neuf avec un disrupteur. Je fus assez content de cette nouvelle. J’allais pouvoir de nouveau montrer mes talents de pilote. Je savais les raisons invoquées fausses. C’était assez plaisant de le voir ainsi monter tout un discours logique pour m’amener à faire sa volonté. Sa peur était bavarde. Sur ce monde naissait une force capable de le renverser. Les rebelles assoiffés de sang préparant des attaques contre l’empire étaient une vue de son esprit. Quant à Ktanm, il avait aussi peur pour elle. Curieusement son esprit s’éclairait quand il parlait de Ktanm. Elle lui avait plusieurs fois sauvé la vie, alors qu’il n’était qu’un des pions sur l’échiquier d’un autre. Il était arrivé là où il était en partie grâce à elle. Il restait en lui un sentiment léger et lumineux qui tranchait sur la noirceur du reste de son esprit. Elle était la seule dont il ne cherchait pas ce qu’elle allait tenter pour prendre sa place. Je sentais pourtant que la décision de ne pas venir avec moi venait d’elle. Elle aussi sentait la peur, une peur nouvelle pour moi. Même au plus fort des combats, je ne lui avais pas senti ce sentiment. Aujourd’hui à l’idée d’aller sur ce monde, elle tremblait. Que risquait-elle ? Il me faudrait le découvrir.
Quelques échanges radio avec les autres vaisseaux me ramenèrent à la réalité en cours. J’avais pris la tête d’une petite flotte de quelques dizaines de bâtiments tous surarmés. Je donnais les ordres pour que notre plongée dans le TET se fasse de manière synchrone. Notre destination était à presque une semaine de vol. Je n’avais eu que quelques jours pour me préparer. Le F55 était une merveille à piloter. Le savoir équipé d’un disrupteur était une jouissance pour moi. Je n’avais guère eu de temps pour gérer mes affaires. Mon passage au palais que j’occupais m’avait laissé insatisfait. Si mes yeux d’ange-dieu avaient été agréablement séduits par la noirceur intense dont brillaient certains de mes collaborateurs, ils avaient été blessés par la blanche lumière intérieure de certains autres. J’avais mentalement fait une liste de tous ceux dont il faudrait que je me débarrasse. Leur présence même à côté de moi m’insupportait.
La rencontre avec l’empereur me revint en mémoire. Il y avait quelque chose qui m’avait échappé. J’avais une semaine pour trouver quoi.
La routine du vol s'installait. Nous, les chasseurs, nous vivions dans notre microcosme même si nous pouvions communiquer avec les autres vaisseaux car dans la même bulle d'espace temps. Beaucoup en profitaient pour récupérer le sommeil en retard et faire ce qu’ils ne pouvaient pas faire en temps ordinaire. Il n’y avait pas de communication facile avec l’extérieur. Le transit des informations se faisait par l’intermédiaire d’un vaisseau équipé d’hyper-ondes. C’est comme cela que j’appris ma nouvelle victoire dans les Marges Orientales. Je souris en pensant à Ktanm qui jouait mon rôle. Cela me remit en tête son refus de venir avec moi. Je la comprenais un peu. Mon « armée » était un ramassis de corsaires plus habitués aux coups tordus qu’aux franches batailles. Mes yeux d’ange-dieu les voyaient comme autant de points noirs. Quels que soient mes ordres de destruction, j’étais sûr d’être obéi. Je pensais à la mort que nous allions faire ruisseler sur ce monde. Je demandais une connexion au RésOrd. Elle arriva avec les lenteurs classiques que nous avions dans le TET. Je cherchais des informations sur ce système où nous allions. Sa représentation graphique s’afficha. Je commençais à chercher comment je pourrais tracer un idéogramme de mort. Je savais que la finalisation de cette danse macabre ne pourrait se faire qu’une fois sur place mais j’aimais bien envisager toutes les variantes possibles. Une étoile unique et capricieuse entretenait un climat électromagnétique des plus détestables. La note accompagnant la représentation insistait sur le danger à pénétrer dans ce système sans faire très attention. Les colères de l’étoile, brusques et puissantes laissaient peu de temps à l’imprudent pour se protéger. Voilà pourquoi Ktanm n’avait pas voulu venir. Elle n’aimait pas l’idée de combattre des ondes. Me revint le souvenir de notre voyage en CET. La panique l’avait prise alors que nous étions soumis aux bombardements de particules. La compréhension me frappa. C’était le même système. Nous avions pour mission de détruire le système où vivait mon père… L’émotion m’emplit. Même si je ne l’avais pas vu depuis longtemps, et même si je désapprouvais sa façon de vivre et de rechercher je ne sais quoi, savoir que nous allions tuer les rebelles sur la planète où il habitait, me faisait un choc, sans parler du risque de devoir tout détruire pour obéir aux ordres de l’empereur. Mon esprit se figea autour de cette pensée : «  ce n’est pas possible… ce n’est pas possible ». Je ne pouvais admettre la nouvelle. Je passais les veilles suivantes à tenter d’infirmer la vérité. Plus je creusais le sujet et plus il devenait évident que nous allions dans le système d’Hautmégafine. Le résOrd était pauvre en informations. Revenaient comme un leitmotiv les mises en garde contre les radiations de l’astre. Si cela avait desservi le peuple d'Hautmégafine en l’empêchant d’accéder aux voyages intersidéraux, cela l’avait aussi protégé des pillards et autres pirates. Les planètes habitables dans un petit système perdu sans grande richesse n’étaient pas très nombreuses. Elles procuraient un havre de tranquillité et une base arrière pour tout un tas de trafic tous plus louches les uns que les autres. Ici rien de comparable. Un espace empli de bouffées de radiations potentiellement mortelles, capables de détruire l’électronique de bord, était un rempart efficace. Nous allions nous-mêmes devoir les affronter. J’utilisais ma position militaire pour avoir accès aux documents confidentiels concernant la qualité des vaisseaux  de l’expédition. Mon F55, tout neuf était équipé de protections cristallo-métalliques qui devraient le protéger efficacement. Les autres étaient plus anciens donc plus fragiles. Si certains avaient de très bonnes chances de ne pas souffrir des radiations, les autres beaucoup plus vieux ne supporteraient pas ce régime très longtemps. J’étudiais à nouveau le plan du système. Il fallait absolument que je trouve un dérivatif à ma crainte de ce que je pourrais faire une fois sur place.
Le TET arrivait assez loin de la base spatiale. A notre sortie, il était indispensable de mettre un écran entre l’étoile et nous de façon à nous protéger. Nous ne pouvions pas prévoir le moment de notre sortie. La mort risquait déjà de frapper là. Nous n’avions pas le choix. Je fis préparer les équipages à la manœuvre de sortie du TET. Tous les vaisseaux ayant une protection suffisante viendraient en première ligne pour protéger les plus vieilles machines.
L'image de mon père ne me quittait pas vraiment l'esprit malgré tout ce que je faisais pour m'occuper. J’échafaudais les plans les plus fous pour le sauver. La réalité me rattrapa. Je ne savais ni où il était, ni ce qu’il faisait. Il me fallait des informations. Je ne pouvais pas aller sur le RésOrd et demander simplement. Cela aurait éveillé les soupçons. L’empereur ne m’en avait pas parlé. Il y avait une raison sûrement liée à sa peur. Toutes mes requêtes restèrent vaines. Si j’avais les noms, grades et emplois de tous les membres de l’empire, je ne trouvais rien de précis sur mon père. Un mot par-ci, une image par-là me mirent sur la trace de lettres qui auraient été écrites. Malgré mon grade et mon rôle premier dans cette « guerre », certains contenus de site ne m’étaient pas accessibles. Je reconnaissais la manière de faire des services secrets. Le secret que je sentais là, m’exaspérait. Qu’avait-il fait ? Je supposais qu’il avait passé la ligne de l’action contre l’empire. Commandait-il un groupe de rebelles ? Je ne le pensais pas, en moi son image était trop claire. Je faisais l’hypothèse qu’il avait dû encore une fois prendre fait et cause pour les opprimés de cette planète. Sans protection politique, cela avait dû se retourner contre lui. Maintenant, où était-il sur cette planète géante ? Cela éveillait en moi la colère. A cause de ce ridicule attachement, je n’allais pas pouvoir danser l’idéographe mortel. En moi, régnaient le chaos et le combat. Le fils ne pouvait renoncer au père et l’ange-dieu voulait prendre puissance en semant la mort.
Je relâchais la tension en moi en préparant les plans de vol à la sortie du TET. Je fus occupé pendant toute une journée. Quand vint le temps de sommeil, je ne pus me fuir. Mon cœur devenait la scène d’un dialogue de sourds entre deux entités au désir opposé. Quand Tiakakner comprit que Right ne lâcherait pas Right, il céda. Ou plus exactement, l’ange-dieu mit son savoir et sa force au service de la recherche d’informations. Passant de site en site, empruntant les codes et les identifiants rencontrés, je me sentais devenir partie intégrée du résOrd. Les portes plus ou moins cachées s’ouvraient devant moi. Les mots scintillèrent devant moi :
« Courrier reçu le 8e jour de la 3e décade du 11e mois de la 83e année de la 3e Ere par porteur Uhom et transmis avec le courrier de la colonie aux autorités compétentes.
Les propos tenus pas le Commandant Médecin Right nécessitent une réponse ferme et une colonisation véritable de cette planète afin d’étouffer toute velléité de rébellion contre l’Empire. Je mets mes forces en alertes, en attendant les renforts promis.
Je ne transmets pas cette lettre à son destinataire, laissant la décision aux services du Gouverneur militaire de la Région 24. »
De nouveau, je vécu l’intense émotion du fils face à son père. Ces lettres, je ne les avais jamais reçues. Des images en résolution basse accompagnaient les commentaires du gouverneur. On y voyait une écriture serrée et difficilement lisible. Toutes mes tentatives de les agrandir se heurtèrent à la pixellisation. Plus je grossissais l’image et plus le sens des mots écrits s’effaçait. J’en ressentis une peine immense. Je passais des heures à parcourir ces documents, tentant de m’imprégner du sens. Je comprenais un mot par-ci, par-là. Il était manifestement parti avec les indigènes. Certains noms mieux écrits qui revenaient me donnaient à penser qu’il avait une compagne et un fils. J’avais donc un demi-frère. Je comprenais le silence de l’empereur. D’autres noms revenaient. L’insuffisance du déchiffrage mettait une barrière à ma compréhension. Il me fallait les scans haute définition de ces lettres. J’eus le désir de courir encore le long des circuits du Résord mais nous approchions de la fin du TET.
Je restais sur ce patchwork de sensations et d’émotions. La colère était aussi présente, celle de Right ne pouvant poser les yeux sur ce que son père lui avait écrit et celle de Tiakakner comprenant qu’il ne pourrait pas détruire d’un coup d’un seul ce système. L’attente devint intolérable.

La sortie du TET fut catastrophique pour ma flottille mais pas pour moi. Malgré la mise en formation, le flux de rayonnement était tel que quelques transports de troupes se vidèrent  de leurs vies. Je sentais la fin de chaque être au fur et à mesure que nous approchions de la base cachée derrière la dernière lune de la dernière planète. C'en était nourrissant.
Notre atterrissage laissa deux autres unités au tapis. Il y avait des dégâts sur tous les appareils sauf sur le mien.
- C’est toujours comme cela ?
- Non, général Right. Parfois c’est pire.
Le commandant de la base n’autorisait aucun espoir. Il aurait préféré savoir notre arrivée pour éviter ce genre d’ennuis. Il pouvait avoir les prévisions des rayonnements avec trois jours d’avance. Cela suffisait d’habitude pour les ravitailleurs qui passaient par un TET plus court, venant de S246. Le TET que nous avions employé, bien que plus rapide, ne permettait aucune échappatoire.
J’étais perplexe. Jamais nous ne pourrions attaquer la planète avec un tel environnement.
- Comment faites-vous pour les liaisons avec Hautmégafine ?
- Nous utilisons des fusées à carburant solide ou liquide équipées d’écrans cristallo-métalliques renforcés et nous choisissons nos fenêtres de tir.
- Cela fait combien de rotations par jour ?
- En fait, ici, mon général, on ne compte pas en jour mais en décades. Quand on arrive à une rotation par décade, c’est que l’étoile est calme. Nous sommes plus proches de une rotation toutes les deux décades.
- Si je comprends bien, nous sommes bloqués ici.
- C’est un peu cela, mon général. Hautmégafine sert surtout d’impasse. Ceux qui sont ici ne rêvent que de repartir. Il n’y a même pas assez de ressources pour nous. Nous devons importer nos approvisionnements de S246. J’ai d’ailleurs pris la liberté d’envoyer des convoyeurs de secours pour récupérer vos transports de troupes détruits.
- Il est de tradition de laisser les vaisseaux des morts voyager dans des cas comme celui-ci.
- Je sais, général, mais nous manquons souvent et de pièces de rechange et d’approvisionnements. Ces épaves en sont pleines. J’ai prévu une cérémonie pour leurs funérailles.
Je ne répondis rien. Le commandant de la base me regarda partir vers mes appartements sans intervenir. J’avais besoin de me retrouver seul pour faire le point. Il fallait que je revoie tous les plans que j’avais échafaudés. Ici, il n’y avait pas de chaîne de satellites, pas de sondes, pas de cartographie précise, aucun de ces éléments dont nous nous servions régulièrement. Je comprenais mieux la stratégie de l’empereur. Envoyer une armée traditionnelle était un non sens. Elle n’aurait jamais le temps de se déployer avant que les radiations ne détruisent les vaisseaux. Il me faudrait évaluer les forces qui me restaient, et puis avoir des connaissances sur l’environnement. Je me laissais aller sur mon lit. J’avoue que le découragement me remplissait. J’en étais à me demander ce que j’étais venu faire dans cette galère. Le sommeil me prit dans cet état d’esprit.
Ce fut ma partie ange-dieu qui me réveilla. Nous étions au milieu du temps de repos. Mon F55 n’avait rien. Autant l’utiliser pour faire une reconnaissance. Je traversais les couloirs et les salles désertes. Je n’y voyais que laisser aller et mauvais entretien. J’avais verrouillé mon chasseur avant de partir. Je les soupçonnais d’être capable de tout, y compris de démonter ma machine.
Aucune garde, aucun veilleur ne vint me contrôler.
Sur ce système de bout de monde, attendre ne servait à rien. J’en avais l’intime conviction. Autant en finir tout de suite. Mon décollage se passa dans une indifférence totale. Je ne sais même pas si quelqu’un le remarqua. Je fis donner toute leur puissance à mes moteurs. Le flux de particules m’entoura dès que je fus sorti de l’ombre de la lune. Il y eut une interruption quand je passai à derrière la planète. J’analysais mes détecteurs. A longue distance, le courant ne faisait qu’augmenter. A moyenne distance, tous les indicateurs étaient au rouge. Tout cela était incohérent. Même avec ses protections, mon F55 aurait déjà du cesser de répondre. Les analyseurs de coque donnaient un chiffre de particules ridiculement bas. Je jouais avec les réglages. La réalité me surprit. Pour des raisons que je ne comprenais pas, le flux se dédoublait devant moi pour se reformer derrière. Tiakakner était-il insensible à cela ? Un sentiment de toute puissance m’emplit. En accélération constante, je me permis des figures toutes plus folles les unes que les autres. La machine ne broncha pas. Je ressentais les forces de dislocations. Je les contrais simplement. C’est en riant aux éclats que je me précipitais vers le centre de ce système que j’allais détruire.
Hautmégafine m’apparut enfin. Planète aux tons ocres vue de l’espace, elle brillait des multiples orages qui s’y développaient. Au loin l’étoile géante jetait des millions de tonnes de particules à la face de l’univers, rendant tout son système complètement inattaquable. Aucun vaisseau spatial ne pourrait s’avancer assez loin pour être une menace. A moins que le disrupteur ne soit l’arme adaptée. Alors que je croisais une zone d’astéroïdes géocroiseurs, je fis feu. Ce fut flux de particules contre flux de particules. J’évoluais dans une flaque d’énergie pure. Quand le phénomène cessa, je m’aperçus de la nullité du résultat. Même l’arme absolue de l’empereur était sans utilité ici. Je repris ma route vers Hautmégafine. J’emmagasinais les informations nécessaires pour danser l’idéogramme de mort de ce système, mais avant, il me fallait récupérer mon père.
Je croisais encore l’orbite d’une planète avant d’approcher suffisamment d’Hautmégafine pour la voir. Cela faisait quatre cycles que j’étais parti de la base impériale. J’imaginais la perturbation que mon départ représentait. Je n’avais averti personne, ni de mon départ, ni de mes intentions. Les ondes radios ne pouvaient être que brouillées dans un tel environnement. J’eus le sentiment de mon intégrale solitude. J’avais compté une demi-décade pour arriver sur la planète. Dans un cycle, Hautmégafine serait sous mes yeux-radars. Je tenais mes prévisions. Si je me laissais encore un demi-cycle ou un cycle pour récupérer mon père, je pourrais être de retour sur la base impériale avant la fin de la décade en poussant un peu la machine.
Hautmégafine m’étonna par sa taille et par sa météo. Je l’avais imaginée plus petite. Les orages que je découvrais sur sa surface, mettaient en jeu des forces considérables. Qu’un peuple ait réussi à survivre dans un tel contexte força mon admiration. Pas assez pour que je n’aille pas au bout de ma mission. Il me fallait repérer mon père. J’étendis mes sens jusqu’à la surface. Une première révolution ne me révéla rien. Je décalais le trajet de façon à parcourir toute la surface le plus rapidement possible. J’en profitais pour ralentir mon chasseur. Un phénomène curieux m’emplit le cœur de joie. A chaque survol d’un de ces gigantesques orages, je percevais son amplification à mon approche, son acmé lors de mon passage et sa diminution après. Je pensais : « Comme si la planète réagissait à moi. » L’idée ne me surprit même pas. Tiakakner jouissait de sa puissance : « même Hautmégafine me salue ! », pensais-je. Il me fallut quatre-vingt-huit révolutions pour ressentir sa présence. Juste au moment où je commençais à douter qu’il soit encore sur la planète aux mille orages, j’avais eu ce pincement au cœur. Je le connaissais pour l’avoir maintes fois ressenti à chacun de mes retours vers l’endroit où nous habitions. Je recalais ma trajectoire en une spirale descendante. Au passage suivant j’enregistrais les paramètres de la région où il se trouvait. Il avait la bonne idée d’être dans la seule région où aucun orage ne semblait vouloir éclater. Mes cartes m’indiquaient qu’il était quand même loin de la colonie impériale. Je pensais de plus en plus qu’il avait voulu aider les autochtones. Cela rendrait sa récupération plus difficile, non que je craigne la réaction des gens du cru, mais j’avais peur qu’il ne veuille pas me suivre.
J’étais maintenant assez bas. Un grand lac miroitait en dessous. Ses berges seraient un lieu idéal pour me poser. Je plongeais.
Comme un météore, mon entrée dans l’atmosphère se traduisit par une traînée de feu. Je n’étais pas inquiet. Tout cela était normal. Mes questions tournaient surtout autour de ce que j’allais pouvoir faire pour le trouver et le ramener. Les images se précisaient. Une vaste cuvette s’étendait dans cette région assez montagneuse. Quasiment en son centre, un lac dont la forme évoquait une caldera. L’image du lac de lave se présenta à mon esprit. Mais si celui-là avait été rouge sombre, l’étendue liquide sous mes yeux avait des reflets d’or. La descente permettait aux détails d’apparaître. Je voyais maintenant que le lac était le centre d’une convergence de lignes. Je les comptais. J’en trouvais huit. Mes détecteurs notaient augmentation de pression. La vitesse diminuait régulièrement. Tout allait bien et pourtant je sentais comme un danger. J’armais le disrupteur. Je ressentais mieux aussi la présence de mon père, mais d’autres sensations venaient la brouiller en partie. Un réseau d’interférences altérait ma perception. Je n’aimais pas cela. Il ne restait que quelques minutes avant de toucher terre. Je passais en mode vidé. Les lignes radiantes se précisaient. En fait je voyais de longues colonnes d’êtres qui semblaient immobiles. « Ce n’est pas possible, ils ne peuvent pas m’attendre ! » J’étais sûr que mon père était avec eux. Il me fallait me préparer au pire. Tiakakner se réjouissait déjà de l’affrontement qui semblait inévitable pour récupérer ce père perdu.
Je me sentais analyser la situation pour voir les points faibles. La cuvette géologique contant ce lac serait parfaite pour concentrer les pouvoirs de l’ange-dieu. En me débrouillant bien, je pouvais danser l’idéogramme de mort de tous ces êtres, ce qui réglerait le problème de la rébellion et récupérer mon père après. J’enlevais le pilote automatique. La danse de mort commença.
Quand le rayon jaillit du lac, je fus surpris. Je le fus encore plus quand il ne me toucha pas. Il était pourtant porteur d’une énergie considérable. Si j’en sentais la puissance, je n’en comprenais pas la nature. Tout en continuant mon tracé, je mis en route les écrans de pan localisation. J’y découvris que comme une gomme gigantesque, il effaçait ce que j’avais déjà inscrit dans les lignes énergétiques de ce monde.
J’eus peur.
Abandonnant ma trajectoire, je fis une ressource pour fuir ce lieu. Quand il atteignit le chasseur, le rayon issu du lac, arrêta tout. La dernière sensation avant celle de chute libre, fut le freinage brutal que mon corps subit. Tout était à la limite du supportable. Je ne perdis pas connaissance. J’étais juste dans une sorte de brouillard, impuissant dans un vaisseau qui sans moteur ne pouvait que s’écraser. Tiakakner en moi hurla de rage. Un flot d’énergie en sortit. Les moteurs repartirent, ainsi que les autres systèmes. Je pris conscience que je n’étais qu’à quelques centaines de mètres du sol. Après les écrans vidéo, ce furent les circuits audio qui reprirent du service. Une clameur immense emplissait l’habitacle. Ce que j’avais pris pour de simples colonnes étaient des chœurs chantant à tue-tête. La puissance du chant me transperçait. De nouveau les moteurs stoppèrent. La rage de l’ange-dieu était impuissante devant la débauche d’énergie qui me touchait.
Ce fut la chute.
Ce fut accompagné du chant à huit voix que je m’enfonçais dans l’eau. Si une partie de moi ne pouvait que laisser aller, l’autre hurlait de rage. La puissance qui m'enveloppait bloquait la machine mais ne me faisait pas de mal. Les écrans et les champs de protection continuaient à fonctionner. Je m’enfonçais toujours davantage. Je mis du temps à m’étonner de continuer à entendre les voix. C’est dans cette ambiance musicale étrange que je touchais le fond. Le F55 souleva un nuage de particules qui se mirent en suspension. Une lumière semblait irradier du fond de l’eau. Le Chasseur reposait sur le ventre dans un scintillement de lumière, comme si chaque micro élément flottant était devenu luminescent. Je trouvais cela beau, sans que la rage ne me quitte. Mes yeux radars repérèrent un peu plus loin la silhouette déjà connue d’une antique fusée. Je-Tiakakner sursautai. Le maître d’Enkafout était venu dans un tel véhicule. Mes sens me disaient que celle-là était vide. Pourtant une force incommensurable pulsait tout autour de moi. Je vérifiais mes armes, ni les lasers, ni le disrupteur n’étaient fonctionnels. Je n’avais plus rien à faire dans cette boîte vide. Je connus la lutte intérieure de mes deux volontés s’opposant. Mon Je-Right humain désirait la rencontre. Mon Je-Tiakakner voulait l’affrontement. Ils tombèrent d’accord pour sortir. J’actionnais le mécanisme d’évacuation. A ma grande surprise, il fonctionna. Dans un tel environnement, il aurait dû se bloquer en raison de toutes les sécurités qui l’entouraient. Le siège glissa sur son rail. Les chants se firent plus lointains. Quand la porte du sas se referma, leur retransmission cessa. Ce fut dans le silence le plus complet que le panneau glissa, ouvrant un passage vers l’extérieur. Je m’étais attendu à ce que l’eau se précipite à l’intérieur. Il n’en fut rien. C’est comme si le chasseur était dans une bulle d’air au fond du lac. Je m’approchais de la limite passant mon bras dans le mur d’eau pour en sentir la réalité. Si j’en croyais ce que j’avais vu sur mes écrans, j’étais par quatre cent mètres de fond dans un lac créé par l’impact d’un vaisseau spatial. Si une partie de moi refusait cette notion comme impossible, la physique contredisant ce que je voyais, l’autre partie hurla sa rage :
- TAT CARAMAKTOU
Je dirigeais mes deux bras vers l’avant, mes mains tendues vers la fusée. La flamme qui en jaillit, vaporisa l’eau sur son passage. Elle aurait sûrement réduit la fusée en tas de ferraille fondue sans…
Les mots manquaient pour décrire la présence devant moi. Le feu se perdit en elle. Le rouge de la colère s’y transmuta en or de sérénité. 
- TE VOILÀ REVENU, TIAKAKNER.
- Je te hais, TAT CARAMAKTOU. Je te hais.
- SOIS ACCUEILLI, ANGE DE LA MORT.
- Tu te crois le plus fort. C’est peut-être vrai aujourd’hui mais demain, je serai celui qui emporte la victoire.
- TA HAINE T’ÉGARE, TIAKAKNER. TU TE CROIS DIEU, TU N’ES QU’UN ANGE.
- Même si je te dois ma conception, jamais tu ne seras mon maître.
- TU AS CHOISI RIGHT POUR ÊTRE AU MONDE.
- Tu sais bien pourquoi ! Et pour cela je te hais ! Toutes ces créatures que je dois soumettre à mon joug mortel, devraient me rendre la gloire qui est mienne.
- TOUT CE TEMPS NE T’A PAS CHANGÉ.
- Jamais je ne changerai. Je suis la fin de tout, même de toi.
- TON ORGUEIL EST TOUJOURS AUSSI GRAND. MAIS AUJOURD’HUI, J’AI BESOIN DE TA VOIX DANS LA MUSIQUE DE L’UNIVERS.
- Jamais, je ne t’obéirai.
- JE NE TE LE DEMANDE PAS. TU ES TIAKAKNER, MAIS TU ES RIGHT. SI JE LÂCHE CETTE EAU, TU CONNAÎTRAS LA MORT TOI AUSSI.
- Non, je suis la mort.
- TIAKAKNER EST LA MORT. RIGHT EST UN VIVANT DE LA LIGNÉE DE CELUI QUI PARLE POUR MOI. DE SON UNION À CELLE QUI EST DU PEUPLE QUE JE ME SUIS CHOISI EST NÉ CELUI QUI GUIDE. DE SON UNION AU MONDE EXTÉRIEUR EST NÉ CET AUTRE FILS QUE TU AS CHOISI. IL SERA TON GUIDE PARMI LES VIVANTS.
- Je ref…
En moi la parole se figea. Je-Right acceptait ce que Je-Tiakakner refusait.
- VIENS, SUIS-MOI.
D’un geste rouge feu, Je-Tiakakner fit exploser le F55.
- Jamais, hurlais-je pendant que des éclats transpercèrent mon corps.
Le choc me coupa le souffle. Tout sembla s’arrêter. Un brouillard rouge tomba devant mes yeux.
- NON ! dit une voix
Des bras m’enlacèrent.
- Papa ?
- Reste, mon fils et sois le vivant qui nous fasse passer la mort.
- Papa…
La colère s’éloignait, la lumière aussi. Une pulsation restait, têtue comme un amour qui se vit.
Le temps n’existait plus. Je vis le désir d'un père devant la vie qu'il avait donnée. Mon désir s'y accorda. La vie se mit à brûler en moi. La vie contenait la mort. J'étais ce vase de vie contenant la mort.
- TOUT EST À SA PLACE. ALLEZ ET GUIDEZ.
Devant les chœurs prosternés, « Celui qui parle pour lui » remonta du lac tenant par la main « Celui qui contient la mort ». L'empire était vaincu mais ne le savait pas encore.
Le temps retrouva son rythme. 

Ainsi commença l'ère de l'UN, unique.

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