mercredi 30 septembre 2020

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...95

   - Qu’est-ce qu’ils font ?
   - Ils font la fête, ma Reine. Le baron Sink a été reconnu comme roi au royaume de Tisréal.
Riak encaissa la nouvelle. L’homme devenait de plus en plus puissant. Ses espions, en fait tous les gens du peuple, qui vivaient près du camp que les seigneurs avaient créé, pourvoyaient Riak en nouvelles. Elle connaissait, sans même y être allée, la topographie des lieux où étaient les fossés et les remparts de pieux de bois. Elle savait que de nombreuses chausse-trappes avaient été creusées et que tout un réseau de pièges et de défenses entouraient ce camp. Elle avait patienté pour attaquer, attendant que sa troupe prenne de l’ampleur. Si des volontaires arrivaient tous les jours, elle comprenait que les défenses des seigneurs augmentaient aussi tous les jours et qu’il allait être difficile de les déloger. Ses hommes étaient pleins de bonne volonté sans être pour autant de bons soldats. Tous les jours les entraînements montraient les lacunes de son armée. Riak doutait. Depuis qu’elle était la reine, son lien avec Koubaye s’était distendu. Elle ne sentait plus sa présence toutes les nuits comme avant. Koubaye lui faisait confiance. Il devait remplir sa mission de sachant… qui n’était pas d’être le conseiller de la reine.
Riak se reprochait son hésitation. Lorsqu’elle avait appris le départ du baron Sink pour Tisréal, elle aurait dû lancer son attaque. Elle y avait renoncé devant l’état assez médiocre de ses troupes et de leur armement. Depuis, les chaînes d’approvisionnement s’étaient améliorées. Des armes et des vivres arrivaient maintenant tous les jours en même temps que des volontaires. Le baron Sink n’avait pas cet avantage et devait payer, fort cher d’ailleurs, pour faire transporter son ravitaillement. Elle aurait bien demandé au peuple de cesser tout commerce avec les seigneurs mais Koubaye lui avait dit non. Elle ne devait pas exposer le peuple aux représailles des anciens maîtres puisque, lui assurait-il, le monde ancien s’en allait.  
Pendant ce temps, Résal jubilait. Sa voile prenait bien le vent. La barque, qu’on leur avait confiée, était particulièrement bien construite. Celui qui l’avait faite était un maître dans sa partie. Il avait suffi que Koubaye demande pour qu’on leur donne cette embarcation. Lui, le tréïben profitait de ces instants sur le fleuve. Koubaye se reposait la tête sur un coussin.
   - On va vers l’amont, lui avait dit Koubaye. Si tu peux aller vite, fais-le.
Depuis Résal mettait tout son savoir à aller le plus rapidement possible. Si le lac de Sursu avait été parcouru avec célérité, le passage des roches noires avait inquiété Résal. Les contrôles y étaient fréquents. Les barques comme la leur étaient le plus souvent contrôlées. Les barges, quant à elles, subissaient l’inspection avant de passer pendant qu’elles attendaient ceux qui pouvaient les remorquer. Résal avait prié Bénalki pour qu’ils soient protégés. Il avait manœuvré pour être derrière une autre barque pensant qu’ainsi les contrôles seraient pour les autres. Il avait abordé le défilé dans le sillage d’une barque richement ornée. L’embarcation était typique de ces riches marchands qui aimaient étaler leur richesse et leur pouvoir. Malheureusement, trop lourdement chargée, elle peinait à tracer sa route malgré la brise favorable. Résal jura et manœuvra pour l’éviter et la doubler. Il vit de loin une pirogue à dix rameurs, aux armes du seigneur local, se positionner pour les intercepter. Ne sachant que faire, il interpella Koubaye. Ce dernier se tourna vers Résal et avec un grand sourire, lui dit :
   - Manquerais-tu de foi en ta déesse ?
Résal fut mortifié par la réponse. Intérieurement, il maugréa. Bien sûr qu’il croyait dans les pouvoirs de sa déesse, mais Bénalki avait tellement de choses plus importantes à faire que de s’occuper de lui… Ses pensées furent interrompues par les mouvements anormaux de leur barque. Elle accélérait tout en se soulevant par l’arrière. Résal ne comprenait pas. Et il remarqua que l’eau se creusait devant eux tout en faisant un relief que la barque dévalait. Il se retrouva à surfer sur une vague, qui semblait ne pas faiblir pendant que l’eau se creusait devant eux, formant comme un canal où le vent s’engouffra à son tour, accélérant le mouvement. C’est à peine s’il vit les dix rameurs s’efforcer de reculer leur embarcation pour éviter le phénomène. Cela dura pendant assez de temps pour qu’ils soient en vue de la capitale. Résal s’inquiéta à nouveau de ce qui allait arriver en passant devant la capitale.
   - Reste tranquille, lui fit remarquer Koubaye. Aucun cheval ne galope assez vite pour que la nouvelle de notre passage arrive avant nous...
   - Doit-on s’arrêter ?
   - Oui, il le faut. Tu en profiteras pour “embellir” notre embarcation. Il serait bien qu’elle ne corresponde pas trop à la description qui va arriver par courrier spécial au quartier général de la police…
Résal avait affalé la voile et prit la rame. Pendant que Koubaye ramait régulièrement devant, il dirigea leur barque à travers la foule du port. Il alla s’arrimer sur un quai entre deux barges. Koubaye disparut rapidement. Résal se doutait que des réunions de grands savoirs allaient avoir lieu. En attendant le retour de son maître, il se dirigea vers un bâtiment bas à l’allure quelque peu délabré.
Quand Koubaye revint de la ville, il s’arrêta un instant. Il ne reconnut pas l’embarcation. Il savait que sous les formes alourdies de la structure se cachait la barque élancée qu’on lui avait prêtée. Un homme s’approcha de lui. Koubaye eut du mal à voir le visage. Il reconnut Résal sous le lourd manteau de pluie. Son capuchon cachait presque entièrement le regard dans l’ombre.
   - Vous devriez mettre cela, Maître Koubaye, lui dit Résal.
Koubaye regarda les hardes que tenaient Résal. Il y avait le même manteau de pluie et le même chapeau aux bords très larges. Ils remontèrent dans la barque et larguèrent les amarres assez tard dans la soirée. Ils naviguèrent lentement pour sortir du port de la capitale. Ils s’éloignèrent jusqu’à la nuit noire. Après, ils continuèrent plus rapidement. Résal avait l’habitude de ces navigations nocturnes depuis sa jeunesse. Ils avancèrent régulièrement.
   - Il nous faut aller jusqu’au Mont des vents, dit Koubaye. Mais avant, nous ferons quelques arrêts. J’espère que la Reine n’attaquera pas trop tôt. Je sens que les fils que Rma tissent sont étranges.
Résal ne comprit pas, mais s’inquiéta de ce qui pouvait arriver à Riak.
   - La Bébénalki risque-t-elle quelque chose ?
   - J’espère que non. Je sais beaucoup de choses mais je ne sais pas ce que Rma tisse aujourd’hui.
Résal continua à diriger le bateau mais s’inquiéta pour Riak.
    - Je vais prier la déesse. Elle peut la protéger. Elle l’a déjà fait, n’est-ce pas ?
   - Oui, la vague était sa réponse à l’arrivée de l’ost de Tisréal. Mais d’autres forces sont à l’œuvre aujourd’hui.
Ils se reposèrent avant le lever du jour. Koubaye avait prévu de s’arrêter à Stradel, et à Ibim. Au-dessus de la capitale, le fleuve était moins fréquenté. Résal choisit la prudence et ne poussa pas trop son embarcation. Elle avait l’air lourdement chargée et ne devait pas avoir l’air de voler comme une plume dans le vent. La journée, Koubaye tenait le gouvernail et la voile pendant que Résal dormait. Une fois l’obscurité faite, Résal reprenait la direction des manœuvres, et leur barque filait comme dans le défilé des Roches noires. Il lui semblait évident que la déesse s’occupait personnellement d’eux. Cela créait en lui un sentiment étrange fait de joie et de crainte. Se tenir ainsi dans les mains de la déesse était une expérience éprouvante. Il y avait ce qu’il voulait et il y avait le désir de la déesse. Pour le moment, les deux allaient dans le même sens, mais que se passerait-il si ce n’était pas le cas ? Résal n’osait l’imaginer. Leur arrêt à Stradel fut bref. Ils arrivèrent le matin, et dès l’après-midi ils étaient repartis. Koubaye était nerveux. Le temps pressait. Le baron Sink était maintenant roi de Tisréal et les combats n’allaient pas tarder. Là-haut dans le nord, la saison des petites pluies commencerait sous peu. Normalement, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter mais
Émoque avait été retrouvée. L’épée de la haine était revenue parcourir la terre. Le fil du Baron Sink était clair et droit. Aurait-il la force de résister à la pesanteur de toute cette haine contenue dans son arme ? Youlba ferait tout pour qu’il y succombe.
   - La pluie sera leur ennemi, comme au temps du roi Riou, fit remarquer Koubaye à Résal alors qu’ils discutaient des combats à venir. Youlba est très forte pour cela et sa fille ne pourra que recueillir ce qui en découlera.
   - Oui, maître Koubaye, mais Thra ne peut rien faire ?
   - Thra va s’opposer à Youlba autant qu’il le pourra. Ses armes sont différentes, mais quand les dieux se battent, les hommes souffrent.
Résal soupira et se concentra sur les manœuvres à faire. La pluie qui tombait par intermittence leur facilitait le voyage. Sur les autres barques, les tréïbens étaient habillés comme eux. Tout le monde se protégeait de l’humidité. Chaque matin, Koubaye pressait Résal pour arriver plus vite.
   - Mais, maître Koubaye, nous allons plus vite qu’un Oh’men. Il n’y a que les oiseaux qui nous dépassent.
   - Je regrette de n’avoir pas d’ailes, Résal. Le temps passe et Rma file une trame étrange avec des fils étranges.
Ils se reposaient à tour de rôle sans plus jamais s’arrêter. À leur arrivée à Ibim, Résal fit accoster la barque, juste sous les rapides, dans une petite crique à l’abri des regards. La nuit arrivait. Résal ancra un peu loin du bord. Koubaye avait décidé qu'il fallait se reposer avant de partir pour le Mont des vents. . Quand l’heure de Lex arriva, nombreux furent les bayagas qui vinrent tourner sur le fleuve. Douce fut la nuit à leurs corps fatigués. Au matin, ils accostèrent au port malgré la peur de Résal. Mais à son grand étonnement, il n’y avait aucun policier ni aucun soldat. Il y avait des Oh’mens partout. Et encore plus surprenant des montagnards en armes.
   - Qu’est-ce que ça veut dire ?
   - Ça veut dire que tu devrais regarder qui arrive, lui répondit Koubaye qui se mit à faire des gestes d’appel.
Un Oh’men arriva en courant sur ses échasses. Il déchaussa à la mode des grands coureurs pour se retrouver devant Koubaye un genou à terre :
   - Maître Koubaye, quelle joie !
   - Relève-toi, Siemp. je suis heureux de te voir ainsi en bonne santé. Tu as rempli tout ton devoir envers la reine et le royaume de Landlau, sois en fier. Je vois que ta blessure n’est plus qu’un mauvais souvenir. La reine sait tout ce qu’elle te doit. Est-ce que tout est prêt ?
   - Oui, Maître Koubaye. Un fils de Chtin attend Résal et puis, de relais en relais, d’autres fils de Chtin seront préparés. Vous irez comme le vent.
Ils furent interrompus par un montagnard qui s’approcha d’eux comme le font les montagnards, directement et sans protocole, il dit :
   - Rokbrice attendre toi début montagne avec mouflons. Lui dire tout prêt comme rêve demandé.
Ayant dit cela l’homme à la silhouette massive s’en retourna. Koubaye regarda Résal :
   - Je suis désolé pour toi, mais on ne peut pas risquer ta chute.
Résal soupira.
   - Tant pis, Maître mais au moins je pourrai me tenir ce coup-ci.
Koubaye demanda à Siemp :
   - Mais où sont les policiers ?
Siemp eut un franc éclat de rire :
   - Ils sont très occupés à empêcher les tribus de se battre, ils ont délaissé le centre-ville. Nous les occupons et ils laissent les gens d’Ibim faire ce qu’ils veulent. Mais laissez-nous les distraire et nous distraire. Vous savez comme les tribus aiment la bagarre ! Quant à vous, le premier des fils de Chtin vous attend à la porte de la ville avec vos échasses.
Koubaye fut heureux de remonter sur les grandes perches qu’on lui avait préparées. Résal le fut moins en voyant la bête massive et haute sur pattes qui l'attendait. Les taureaux Oh’mens étaient tout en pattes et tout en muscles. Leur puissance et leur endurance rendaient bien des services. On avait préparé celui-ci avec un siège. Tout autre que Résal aurait eu le mal de mer. Habitué des bateaux, il supporta le balancement de la bête qui courait pour suivre les grands marcheurs. Siemp et Koubaye marchaient vite, soutenus dans leurs efforts par un groupe de Oh’men qui portaient le ravitaillement et les affaires. Koubaye retrouvait avec plaisir la sensation du vent dans les cheveux et ses vastes plaines où le vent dessinait des vagues dans la végétation d’herbes hautes en cette saison. Au bout de quelques jours, Résal ne sentait plus ses fesses. Siemp avait raison, ils avançaient comme le vent. Ils traversèrent sans difficulté le fief du défunt baron Corte. Son fils avait un caractère beaucoup plus calme et préférait la négociation à la violence. Il avait établi des relations commerciales avec les Oh’mens et les montagnards. Son père rêvait de royaume. Lui, rêvait de vie tranquille, encouragé par sa mère qui craignait de perdre le dernier mâle de la famille.
Au pied des montagnes, un son vint réjouir le cœur de Koubaye. Rockbrice riait et cela s’entendait de loin. Il prit Koubaye dans ses bras dès qu’il fut descendu des échasses :
   - Toi raison, montagnards grands vainqueurs. Et nos morts sont tous morts couverts de gloire.
   - Tu vas m'étouffer, Il Dute… et après, je ne serai plus bon à rien.
Cela fit encore rire Rockbrice qui montra tout un troupeau de mouflons :
   - Eux pied sûr. Toi bientôt Mont des vents...
Depuis la mort du baron Corte, de nouveaux chemins s’étaient ouverts pour les montagnards, plus rapides et plus sûrs. Chaque soir, ils firent la fête. Chaque tribu souhaitait faire honneur au sachant. Ils remontèrent le massif par les vallées. Rockbrice commentait le nouvel itinéraire en montrant où et comment les tribus commençaient à installer des campements, tout en soulignant qu’elles n’abandonnaient pas pour autant leurs anciennes positions défensives.
Koubaye ne découvrit le Mont des vents qu’en arrivant au pied de la montagne, lors d’un dernier virage dans une vallée encaissée. Ils s’approchèrent de la source du ruisseau qu’ils entendaient.
   - Ici, source Mont des vents, dit Rockbrice.
Une cascade miniature laissait couler un mince filet d’eau cristalline. Les gouttes tintaient en tombant sur les pierres d’une vasque naturelle. Rockbrice se pencha et en recueillit dans la main. Il en but.
   - Eau toujours fraîche, toujours bonne. Elle guérir beaucoup malades.
Koubaye regarda la scène en souriant. Il était arrivé au Mont des vents. La guerre, là-bas, allait commencer. Il ne lui restait plus qu’à monter à l’entrée du Mont. Il le dit à Rockbrice.
   - Pas loin, pas loin. Mais devoir escalader. Sentier difficile. Deux jours, peut-être trois.
Koubaye se rembrunit. Il n’avait pas autant de temps à perdre. Il regarda à nouveau la cascade. Il pensa à l’eau, à son trajet dans la montagne… Il pouvait la suivre. Résal connaissait l’eau. Koubaye se tourna vers Rockbrice :
   - Il Dute, fais-moi passer la cascade !
Rockbrice le regarda étonné mais se plia à sa volonté. Il le souleva rapidement et l’envoya au-dessus de la cascade. Koubaya atterrit sur de la mousse. Il s'approcha du bord et fit signe à Résal de le suivre.
   - Envoie une corde !
De nouveau, Rockbrice intervint en prenant la corde qui toujours lui entourait le thorax. Il y accrocha une pierre et, en la faisant tournoyer, l’envoya à Koubaye qui la fit passer derrière un rocher. Il renvoya l’autre bout en bas :  
    - Résal monte et toi, Il Dute, reprends la corde ; j'appellerai à mon retour.
Quand Résal arriva à son tour sur la plateforme d’où tombait l’eau, il vit qu’elle sortait de la montagne par un passage étroit que déjà Koubaye explorait. Il se mit à quatre pattes pour passer et se retrouva dans un tunnel à peine assez grand pour Koubaye et qui l’obligeait à marcher courbé.
   - Je sens, Résal, il y a un passage par ici. Rappelle-toi quand nous sommes descendus la première fois. Aujourd’hui, nous allons monter !
   - Mais on ne voit rien et la roche est trop humide. On va glisser…
   - Regarde, lui répondit Koubaye, j’ai des branches de feu-luit !
Ils se mirent à suivre la grotte où passait l’eau, à peine éclairés par les lumières bleutées de leurs branches. Cela dessinait sur les murs des ombres fantasmagoriques, dansant au rythme de leurs mouvements. Très vite, la notion de temps se perdit dans ces couloirs et ces salles, où seul le bruit de l’eau répondait à celui de leurs pas. Ils atteignirent un espace que leurs lumignons ne pouvaient éclairer. Le son de leurs voix se répercuta sur des parois manifestement lointaines. Résal découvrit qu’il y avait un lac en mettant les pieds dedans. Il jura, ce qui fit rire Koubaye.
Avec l'écho, ce fut un éclaboussement de rire qui atteignit Résal. À son tour, il se mit à rire. Il leur fallut un moment pour s'arrêter. Cela se termina par quelques soubresauts sonores que l'écho fît éclater en gerbes sonores. Puis Koubaye prit la parole :
   - Nous y sommes…
Résal revint sur la berge.
   - Que fait-on ?
   - Il faudrait la Pierre de Bénalki.
   - Mais… Maître Koubaye, vous l'avez laissée près du confluent !
   - Je sais, Résal. Pourtant, j'en ai besoin. Éteins ta branche de feu-luit.
Pendant que Résal s'exécutait, Koubaye cala la sienne avec des pierres. Puis, tout au bord de l'eau, il s'installa dans une position de méditation et invita Résal à faire de même. Le temps passa. Résal qui s'ennuyait ferme, mit la main dans l'eau. Elle était froide… mais il y avait aussi une sorte de vibration. De son autre main, il toucha le sol. Il ne sentit rien. Seule l'eau semblait ainsi. Il n'avait jamais senti cela. Pour la première fois de sa vie, il eut une vision. Il était au bord du fleuve et Koubaye posait la Pierre au fond de l'eau, puis l'image s'accéléra. Il vit des gens venir, repartir, des bêtes s'approchèrent pour boire. Il vit en un raccourci accéléré arriver l'armée du roi de Tisréal. Et la vague arriva. Résal eut un mouvement de recul. Il n'avait jamais vu de vague aussi haute. La falaise liquide s'abattit sur la rive opposée, écrasant tout sur son passage dans un bruit assourdissant.
Le défilement des événements continua. Dans la petite crique la Pierre était là. Des gens s'agitaient, traversaient le fleuve dans un sens puis dans l'autre sur des eaux très basses. Il vit le niveau dans la crique revenir à la normale. Rien de particulier ne se passait. Jusqu'à aujourd'hui, il sentit la vibration de la Pierre. L'eau y joignit la sienne. D'un coup, Résal se sentit aspiré par la Pierre qui, portée par l'eau devenue plus dure que la roche, se mit à remonter le fleuve. Elles furent comme une lame tranchante. Les paysages défilèrent si vite que Résal en eut le vertige. La Pierre avait à peine passé Clebiande, que déjà, Résal vit les rivages du lac de Sursu. Il entraperçut la capitale et le temps qu'il réalise, il vit la cataracte de Ibim. Tout allait trop vite pour qu'il reconnaisse quelque chose. Il comprit qu'il était dans les montagnes au moment où un sifflement se faisait entendre dans la grande salle. Il regarda Koubaye qui ne bougeait pas, dans les dernières lueurs de la branche de feu-luit.
L'eau vibra plus fort et le sifflement lui emplit les oreilles. Dans un geyser, la Pierre jaillit de l'eau et retomba sur les genoux de Koubaye qui en ouvrit les yeux d'étonnement. Résal poussa un cri en le voyant se figer en une statue de pierre.
Juste à ce moment, la branche de feu-luit s'éteignit.

mercredi 9 septembre 2020

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...94

 Kaja regarda l’Arbre Sacré. Depuis le début du récit du grand prêtre, il avait encore perdu des feuilles qui étaient tombées comme une pluie d’argent, laissant voir le squelette de ses branches. Kaja se mit à douter du bien-fondé de sa venue. Le serviteur de l’épée, Tharab, l’avait missionné pour venir sauver l’Arbre Sacré. Il avait l’épée venue du lointain des âges, Émoque. Il dégaina l’arme aux reflets bleus. Il la regarda un moment sous le regard interrogatif des prêtres. Puis, d’un coup, la planta dans la racine de l’Arbre Sacré qui était à ses pieds. On entendit gémir le bois et tout l’Arbre fut secoué. Les feuilles se mirent à tomber en pluie scintillante. Le grand prêtre eut une expression d’horreur. Autour de lui, les autres prêtres poussèrent des cris. Les aides du grand-prêtres aux tuniques d’argent hurlèrent au blasphème. Kaja, tout vice-roi qu’il était, osait toucher et même pire, blesser l’Arbre Sacré. Cela méritait la mort, c’était la loi. Autour d’eux, les gayelers, qui entouraient la scène, bloquèrent leurs velléités de sortir leurs poignards de sacrifice. Kaja regarda l’Arbre trembler de toutes ses branches qui se dénudaient maintenant par ramification. Il entendait les cris et les grondements de colère des prêtres. Il retira Émoque de la racine où elle était plantée. Cela eut pour effet de faire tomber ce qui restait de feuillage. Il remit son épée au fourreau et sortit la branche de son arbre domanial. Il en brisa une ramure avec une feuille et sous l’œil épouvanté des célébrants, il l’inséra dans la fente laissée par sa lame. Le grand prêtre, voyant la plaie racinaire se refermer sur la feuille, demanda le silence. Ce fut une onde de calme qui descendit sur la foule. Dans la nuit maintenant tombée, alors que les habitants sortaient voir ce qui se passaient avec leurs lampes et leurs torches, le grand prêtre dit :
   - À genoux pour le cantique de la mort !
Il y eut le tintement scintillant de toutes ces silhouettes s’agenouillant. Puis des gayelers munis de torches se répandirent dans l’assemblée pour surveiller. Seul Kaja resta debout. Il ressentait une vibration au plus profond de lui. Le chant des prêtres vint à son tour le faire vibrer. Il dégagea son épée du fourreau et la leva bien haut :
   - YOULBA !
Son cri l’étonna lui-même. Un éclair illumina la nuit, bientôt suivi par un autre et encore un autre. La pluie se mit de la partie, trempant en un instant tous les présents. Kaja, dégoulinant d’eau, restait debout, le bras dressé. Dans un grand bruit de tonnerre, la foudre le frappa ainsi que l’Arbre Sacré qui s’ouvrit en deux et s’écrasa au sol dans un grand bruit. Kaja fut projeté dix pas en arrière. Il se releva péniblement sonné par le choc. Des gayelers vinrent l’aider. Il regarda autour de lui. Le grand prêtre montrant les restes de l’Arbre Sacré fut la première chose qu’il vit. Il tourna son regard dans cette direction. Kaja sursauta. Il vit une lueur bleutée monter tout droit là où se dressait l’Arbre Sacré. Elle éclairait des nuages bas filant dans le vent. Dans un craquement assourdissant, le ciel sembla se fendre en deux, une lumière intense les aveugla et vint se fondre dans celle plus bleue de l’Arbre.
Puis ce fut le silence. Quand petit à petit, ils recouvrèrent la vue, ils ne purent en croire leurs yeux. Le grand prêtre fut le premier à réagir. Moins grand mais tout aussi majestueux, se dressait un nouveau tronc filant bien droit vers le ciel. Sur ses branches, une efflorescence de lucioles bleues se transforma en feuilles. Le grand prêtre cria au miracle et se mit à louer la déesse et son pouvoir. Il fut rejoint par le chœur des prêtres. Ce fut une immense ovation chantée à pleine voix. Les habitants présents se mirent tous à genoux. Les gayelers firent de même. Il ne resta plus que Kaja debout tenant à la main Émoque qui luisait de la même lumière que l’Arbre. Il ne savait que faire. Il resta là, dressé sur la place de Tribeltri, au milieu de tout un peuple à genoux. Le grand prêtre se remit debout. Il s’approcha de Kaja, et là, genoux à terre, déclara haut et fort :
    - GLOIRE À TOI, ROI SINK. LA DÉESSE T’A CHOISI.
Les gayelers d’une seule voix hurlèrent leur joie. Puis ce fut autour du peuple de Tribeltri de rendre hommage au roi Sink.
Kaja vivait tout cela dans une bulle d'irréalité totale. Comment était-ce possible ? Être choisi par la déesse, même dans ses rêves les plus fous, cela n’était jamais arrivé.
Les jours qui suivirent lui permirent de prendre la dimension de ce qui s'était passé cette nuit-là. Le Grand-prêtre avait dépêché des messagers dans tout le royaume. Les familles nobles envoyaient en retour des émissaires pour prêter serment au nouveau roi. Le connétable et le chancelier firent le voyage depuis la capitale pour assurer le roi de leur fidélité. Ils arrivèrent avec leurs gardes personnelles. Les gayelers les jaugèrent. Kaja apprit ainsi que contrairement aux gardes des prêtres, ces soldats étaient des soldats d’élite. Il entendit aussi la rumeur que les factions, dont dépendaient le chancelier et le connétable, manquaient de confiance dans la nomination du roi. Face à la renaissance de l’Arbre Sacré qui grandissait visiblement de jour en jour, ils ne purent que reconnaître l’action de la déesse. Les deux grands conseillers préférèrent jouer la carte de la coopération. Comme disait un proverbe : “ On ne discute pas avec les dieux ! ”
Kaja désirait repartir pour le camp qui se retranchait chaque jour davantage, comme lui disaient les messagers arrivant du pays de Landlau. Ses obligations de roi de Tisréal le retenaient à Tribeltri. Sans cesse on lui demandait des arbitrages. Le plus étonnant pour lui fut que la loi n’avait pas prévu que le vice-roi de Landlau devienne roi de Tisréal. Les juristes demandèrent du temps pour savoir s’il pouvait être roi de TIsréal et de Landlau ou s’il devait nommer un vice-roi à sa place. Il dut même signer un décret l’autorisant à gérer les deux royaumes en attendant que le sujet soit tranché. Plus les jours passaient et plus Kaja s’inquiétait. Que préparait l’ennemi ? Le dernier messager lui avait dit que rien ne bougeait. Les patrouilles en revenant faisaient toujours le même constat. Elles ne trouvaient aucune trace de l’armée ennemie. Seule la disparition progressive des habitants, qui semblaient fuir les uns après les autres, était le signe que quelque chose se préparait. L’opinion des quelques conseillers militaires qui restaient, défendait l’idée que les rebelles avaient, eux aussi, besoin de temps pour préparer l’affrontement.
Les jours passaient sans que Kaja puisse se libérer de sa charge jusqu’au jour où des cris vinrent interrompre sa journée de travail.  Il s’approcha de la fenêtre pour découvrir une foule qui criait, pleurait et chantait en même temps. Il se tourna vers son secrétaire pour lui donner l’ordre d’aller se renseigner. Il revint en fin de journée accompagné du grand-prêtre.
   - Majesté, dit-il ne s’inclinant. L’Arbre Sacré… L'Arbre Sacré a des pouvoirs…
   - Expliquez-vous, l’interrompit Kaja qui ne comprenait pas son émotion.
   - Pardonnez mon émotion, Majesté. Il se passe des choses impensables depuis votre arrivée. La veuve Naïco est venue prier devant l’Arbre comme de nombreux habitants de la ville. Elle est venue offrir son offrande. C’est une pauvre vieille qui accuse la famille des Ronks de l’avoir dépouillée. Tout le monde connaît son histoire. Elle est venue comme souvent réclamer justice devant l’Arbre Sacré. Elle ne veut pas reconnaître que les Ronks étaient dans leur droit et que son époux avait contracté une dette auprès des Ronks en engageant sa fortune comme garantie. Il est mort sans rembourser et la veuve soutient que dans le document qu’il avait signé, sa mort dégageait sa famille de toute obligation. Elle n’a jamais fourni ce document et accuse les Ronks d’avoir produit un faux.
Kaja se demandait où le grand-prêtre voulait aller en racontant cette histoire. Il jugea préférable de ne pas l’interrompre. L’homme semblait bouleversé, et le bloquer dans son récit n’aurait fait qu’embrouiller les choses. Il prit son mal en patience et écouta le récit se poursuivre. Depuis des années la veuve Naïco faisait appel à la justice sans succès. Les documents produits par la famille Ronks étaient authentiques aux yeux des juges et ils avaient débouté la veuve. Celle-ci, dépouillée de sa fortune et de son palais, vivait chichement dans une petite échoppe en vendant des babioles aux pèlerins. Ce jour-là, elle était venue offrir ce qu’elle avait en priant l’Arbre Sacré de lui rendre justice. Le prêtre qui officiait avait jugé l’offrande offensante. Il était normal d’offrir de l’argent ou de l’or. Malheureusement, elle n’en avait pas et avait offert son repas, une simple galette de blé provoquant l’ire de l’officiant. Il l’avait vertement éconduite tout en jetant son offrande sur le côté. Sous les yeux de la foule, la galette était tombée sur une des racines de l’Arbre et avait pris feu. En même temps, sur la femme, une pluie de feuilles argentées était tombée. Au contact de la femme, elles s’étaient transformées en pièces. Seule la femme avait pu les ramasser. Tous les autres s’y étaient brûlé les mains. Et comme si cela ne suffisait pas, dans la foule qui attendait leur tour, deux personnes s’étaient effondrées mortes. C’étaient deux membres de la famille Ronks. Un peu plus tard, la nouvelle s’était répandue dans la ville. Toute la famille Ronks, qui habitait dans l’ancien palais de la veuve Naïco, avait été retrouvée morte, et comme une forme de feuille argentée sur le front. La rumeur que l’Arbre rendait justice s’était répandue dans toute la ville. D’autres plaignants étaient alors venus demander justice devant l’Arbre Sacré.
   - Et Majesté, le plus incroyable est que l’Arbre a rendu justice. Les coupables sont morts. Les plaignants justifiés reçurent une pluie de feuilles devenant des pièces. La déesse semble toute proche.  
Kaja eut un sourire. Il avait vu ce signe en rêve. Tharab lui en avait parlé. Le temps était venu de retourner à la guerre. Il se tourna vers son aide de camp :
   - Fais venir le Colonel Arko.
   - Bien, Colonel !
L’aide de camp partit en courant. Le Colonel Arko était un fidèle parmi les fidèles. Nommé lieutenant au fort d’Esda, il avait progressé, prenant du grade au fur et à mesure que ses qualités de chef s’affirmaient. Il était maintenant le commandant du régiment des gayelers. Quand il arriva dans le bureau de Kaja, le grand-prêtre était parti réfléchir avec les théologiens aux implications des événements du jour. Arko s’inclina et mit genou à terre.
   - Ah Arko ! Viens !
Kaja attrapa Émoque et sortit rapidement suivi de Arko. La compagnie de gayelers, qui lui servait de garde rapprochée, fendit la foule qui s’agenouillait au fur à mesure de sa progression en criant : “ Vive le roi”. Il passa aussi le cordon des prêtres et s’arrêta près de la racine que Émoque avait fendue. De la plaie de l’Arbre sortait comme un rejet de l’Arbre portant les mêmes feuilles argentées mais ne mesurant que trois pieds de haut.
   - Tu vois ce rejet, Arko. C’est de lui qu’est parti tout ce qui arrive. Prends une des feuilles.
Arko obéit et cueillit une feuille avec son pétiole. Il regarda Kaja le regard interrogateur.
   - Es-tu prêt à jurer sur ton arme et sur Émoque de défendre le Royaume et ton roi ?
   - Oui, Mon colonel, je donnerai ma vie pour vous !
   - Sors ton arme, répondit Kaja en dégainant Émoque. Et à genoux.
Arko s’exécuta. La feuille dans une main, l’épée dans l’autre, un genou à terre, il attendit. Kaja tendit Émoque à l’horizontale.
   - Pose ton épée sur la mienne, et pose la feuille sur ton épée.
Quand Arko eut fait cela, Kaja reprit la parole :
   - Répète après moi : je jure sur L’arbre Sacré et sur l’épée de la déesse de défendre le Royaume de Tisréal et son roi contre tous ces ennemis et de les éliminer quel que soit leur rang, grade, origines.
Arko jura. Son épée vibra. La feuille s’y incrusta et l’arme prit des teintes bleutées. Quand il se releva et rengaina, le fourreau devint de la même couleur que Émoque. Kaja approuva et reprit la parole.
   - Tu vas faire venir tous les gayelers de ton régiment et ils prêteront serment comme tu as prêté serment. Tu prendras une feuille que tu donneras à chaque soldat. Je vous nomme gardiens du Royaume avec tous les pouvoirs de justice que vous confère votre serment. La mort, si vous ne le respectez pas, la gloire, si vous êtes fidèles. Quand ce sera accompli, je partirai. La guerre m’attend au royaume de Landlau. Tu seras le rempart et le gardien du pouvoir que la déesse m’a confié.
Kaja avait chevauché presque jour et nuit pour rejoindre le camp près du fleuve. Il avait laissé sans inquiétude le colonel Arko et ses gayelers bleus comme on allait les appeler au royaume de Tisréal. Deux des huit grandes familles du royaume avaient prêté allégeance à travers le connétable et le chancelier. Quatre allaient suivre. Légalistes jusqu’au bout des ongles, ils n’iraient pas contre la décision  de la déesse. Restaient deux grandes familles, les Dik et les Amesses, deux familles soudées par une haine féroce mais qui convoitaient le pouvoir. Arko, avec ses hommes, avait les moyens de les combattre maintenant qu’il avait sous ses ordres un régiment aux épées marquées du signe de l’Arbre Sacré. Des familles mineures avaient fait le déplacement pour assurer de leur fidélité et commencer à se placer dans les bonnes grâces du nouveau roi. Les autres suivraient. Certaines tenteraient bien de faire alliance avec les Dik ou les Amesses voire avec les deux. Mais tout cela ne représentait que des problèmes mineurs face au défi qui l’attendait de l’autre côté du fleuve.
Le niveau de l’eau avait retrouvé son niveau habituel. Kaja chercha un passeur parmi les nombreux compatriotes qui étaient venus remplacer les Treïbens disparus depuis la vague meurtrière. La nouvelle de sa royauté était déjà arrivée jusqu’au fleuve. Tous vinrent offrir leur service. Kaja se trouva bientôt au centre d’une foule l'entourant et le pressant tout en l’acclamant et en réclamant des secours pour les malheurs subis. Il se sentait mal à l’aise de toute cette dévotion, de toutes ces sollicitations. Ses quelques gardes semblaient eux aussi débordés, ne pouvant contenir tous ceux qui s’approchaient. Kaja avançait comme il pouvait avec deux gardes, poussant sans trop de ménagement ceux qui se trouvaient sur leur chemin. Ce fut par pur instinct que du bras gauche, il bloqua la main qui tenait le poignard. Dans le même mouvement, Émoque tranchait le fil de la vie de l’assaillant et Kaja prenait conscience que l’agresseur criait : “ À mort l’usurpateur !”. Le sang qui giclait partout et les épées, brillant dans la lumière des gayelers qui s’étaient mis en position de combat, amenèrent un silence de mort dans la foule qui se figea. Cela dura un instant d’éternité. Puis, lentement, le mouvement revint dans cette foule statufiée. Un homme fendit la foule, suivi de quelques gardes portant les armes du chancelier. Il mit un genou à terre devant Kaja :
   - Majesté, personne ne m’a prévenu de votre arrivée… Je suis venu dès que j’ai su.
   - Qui est-ce ? demanda Kaja en désignant le corps encore agité de soubresauts de celui qui avait tenté de le tuer.
   - On l’appelle Liongil. Son fief a été dévasté quand la vague est passée. C’est un vassal de Vortel le grand, du clan des Amesses. Une tête brûlée ! Personne ne le regrettera. Vortel va être mortifié. Je vais faire un rapport à la chancellerie.
   - Convoquez Vortel !
   - Bien, Majesté !
Pendant que le représentant du chancelier se confondait en explications et en excuses, Kaja toujours l’arme à la main avançait vers le fleuve. La foule devant lui laissait le passage en s’écartant, pleine d’une crainte nouvelle. Il repéra une barque plus neuve que les autres. Il la désigna de son arme :
   - À qui ?
Un homme s’avança :
   - À moi, Majesté !
Grand et le regard fier, il avait la stature des gens du fleuve près de la mer. Le marin s’inclina sans s’agenouiller. Kaja le dévisagea :
   - Tu es du clan de Noyaho le navigateur ?
   - Oui, Majesté, je vais libre, là où il y a des gens et des choses à transporter.
   - Que fais-tu sur le fleuve ?
   - Mon navire a fait naufrage au cap de la mort. J’ai perdu la moitié de mon équipage et toute ma cargaison, sans compter le navire. Dès que j’aurai assez d’argent, je rachèterai un navire.
Kaja reconnut bien là la fierté et l’arrogance sous-jacente du clan des Noyaho. Ils se prenaient pour les maîtres de la mer et comme tels le faisaient ressentir aux autres. Querelleur et bagarreur, le clan Noyaho restait indispensable. Sa maîtrise de la mer était précieuse pour le royaume. Kaja passa contrat avec lui. Il pouvait se dire transbordeur du roi, mais en contrepartie devait être toujours prêt pour le service royal.
La traversée fut rapide et sûre. Kaja fut accueilli de l’autre côté par un comité de barons montés sur leurs chevaux caparaçonnés comme pour un défilé. Ils manifestaient bruyamment leur joie d'accueillir le nouveau roi. Tout en souriant, Kaja jura entre ses dents. Il pensa qu’il ne pourrait échapper à des festivités alors qu’il avait une guerre à mener.