dimanche 31 mars 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...78

Koubaye avait accepté de suivre les enseignements de Balima. La guerre n’aurait lieu qu’au printemps lui avait fait remarquer le maître. Cela avait convaincu Koubaye. Il avait néanmoins continué à faire le tour des tribus de montagnards avec Rockbrice. Quand le froid s’était installé et que la neige avait recouvert les vallées basses, il avait retrouvé le plaisir de son enfance de se promener dans la neige. Une nuit, il s’était rendu compte que Riak ne comprenait pas la nature des Bayagas. Leur lien ne suffisait pas à transmettre cette vérité qu’il détenait. Il lui fallait la rencontrer. Balima lui fit remarquer qu’on était en hiver et que personne ne voyageait loin quand il y avait autant de neige. Partir ainsi signifiait aussi renoncer aux enseignements et les conséquences en seraient fâcheuses. Ce jour-là, il ne s’était pas laissé fléchir. Il s’en était allé le lendemain avec Rockbrice qui était parti de son rire tonitruant en disant :
   - Hiver bon pour voyage. Neige faciliter passage.
Balima était parti le jour d’après avec Siemp. Son prétexte était de rencontrer Lascetra pour le prévenir de la gravité de la situation. Selon les codes des grands savoirs, pour la protection même du Sachant dans le royaume occupé, il aurait dû rester à l’abri du Mont des vents.
Koubaye et Résal virent passer Balima et Siemp. Les deux hommes marchaient au fond des gorges de Tsaplya sur l’étroit chemin de neige tassée. Koubaye avait décidé de visiter les tribus des gorges avant de quitter les montagnes. Ils étaient encore en train d’observer les voyageurs quand le vieux Gigyou s’était approché. Koubaye avait vu arriver le vieux chef lors d’un de ces voyages dans la montagne avec Rockbrice. Il fallait rassembler les tribus. Il s’adressa à Rockbrice qui traduisit :
   - Lui dire, temps qui vient, temps de guerre. Temps de guerre, temps de gloire. Mais lui vieux. Vouloir mourir au combat.
Koubaye regarda Gigyou.Le bonhomme était encore fort et alerte mais les premiers signes de la vieillesse se faisaient sentir. Koubaye sentit sa peur de mourir dans la grotte qu’il habitait, seul et cloué au lit comme son père. Il dit à Rockbrice:
    - Dis-lui. Il ne mourra pas dans son lit si sa tribu participe aux combats. Il aura le rôle primordial et s’il réussit, sa mémoire sera honorée pendant des générations.
Gigyou écouta Rockbrice traduire et son visage s’éclaira d’un grand sourire. Il se mit à parler rapidement. Koubaye n’avait pas besoin de la traduction pour comprendre qu’il donnait son accord pour que sa tribu s’unisse aux autres tribus pour faire front commun contre les buveurs de sang qui allaient venir. Koubaye se réjouit lui aussi. Le plan de Bulgach allait pouvoir se réaliser. La tribu de Gigyou vivait au début des gorges de Tsaplya. Personne ne connaissait le terrain mieux qu’eux. Leur rôle serait de faire entrer les buveurs de sang dans les gorges.
Koubaye resta dans les montagnes quelques jours pour voir les chefs de tribus. Puis, accompagné de Résal et de Rockbrice, ils descendirent tranquillement abandonnant la neige derrière eux. Quand ils arrivèrent près des terres du baron Corte :
   - Toi pas avoir peur ! Baron Corte loin vers le nord. 
   - Je sais, Il Dute. Il me faut marcher vite pour arriver avant le printemps.
   - Moi attendre-toi. Toi pas oublier, sonner la cloche quand arriver dans montagne.
Ils s’étreignirent. Résal sentit leur émotion. Il détourna le regard et commença à marcher. Koubaye le rejoignit un peu plus tard. Ils marchèrent en silence jusqu’au soir.
   - Où va-t-on ?
Koubaye regarda Résal avec l’air de quelqu’un qui n’a pas compris la question. Et puis d’un coup, il répondit :
   - Voir Riak !
Résal eut un sourire d’extase. Il allait voir la Bébénalki. Lui, le paria du lac de Sursu, allait voir celle que la déesse avait choisie… Il n’en revenait pas. Il pouvait bénir le maître de Sursu. Ce jour-là, son destin avait changé.
Ils avaient monté leur campement dans un petit bois.
   - Et les bayagas ?
   - Ne t’inquiète pas ! Même si tu en vois les lumières, ils ne viendront pas, répondit Koubaye en s’allongeant. 
Le lendemain, Résal ouvrit la marche. Il sentait l’eau et les guidait vers elle. Cela faisait sourire Koubaye. Mais Résal avait raison, ils iraient beaucoup plus vite en bateau. Ils traversaient les terres du baron Corte. La neige saupoudrait le sommet des collines. Les champs étaient au repos. Ils évitèrent les quelques villages qu’ils trouvaient sur leur chemin. Les gens du cru restaient au chaud. Résal les enviait. Il n’aimait pas le froid vif. Il avait hâte de trouver un bateau. Il lui semblait qu’il y ferait meilleur. Le troisième jour, ils virent le fleuve. Dans le fief de Corte, ce n’était qu’un petit cours d’eau à peine navigable. Résal courut jusqu’à la berge pour l’admirer. Koubaye le rejoignit. Il lui dit :
   - Plus bas, il y a un village. Entre ici et le village, il y a une vieille pirogue.
Résal regarda Koubaye. Il était toujours aussi étonné quand il lui annonçait ce qui allait arriver. Koubaye continua :
   - Elle est abandonnée. Son dernier propriétaire est mort. Il nous faut des rames…
   - Et une voile !
   - Plus tard, Résal, nous la trouverons plus tard quand nous aurons quitté les terres de Corte. Aujourd’hui, il nous faut trouver la pirogue. Nous naviguerons de nuit jusqu’après Ibim.
Résal fit remarquer que, vue la profondeur du fleuve jusqu’à Ibim, une perche serait plus utile. Ils coupèrent deux jeunes arbres bien souples en les déracinant. Koubaye ne voulait pas qu’on accuse les gens d’ici d’avoir coupé illégalement du bois. Ils trouvèrent la pirogue en fin de journée. Le soleil était bas. Il faisait froid. Résal examina l’embarcation et fit la moue.
   - Elle est à moitié pourrie. Elle prend l’eau.
   - J’écoperai, répondit Koubaye. L’étoile de Lex va se lever, allons-y !
La vieille pirogue demanda beaucoup d’effort pour se décoller de la terre où elle pourrissait tranquillement mais finit par rejoindre l’eau. Résal s’empara de la perche et la dirigea vers le courant. L’étoile de Lex se levait quand ils traversèrent le village. On devinait, à travers des portes mal jointes, des lumières. Comme ils s’y attendaient, ils ne virent personne. À la lumière des étoiles, Résal maintenait la vieille pirogue dans le courant. Koubaye écopait. C’est alors que les premiers bagayas arrivèrent. Résal se baissa brusquement quand une forme passa à côté de lui.
   - Ne crains pas, lui dit Koubaye qui s’était accroché aux bords de l’embarcation qui tanguait.
   - C’est plus fort que moi. Ça me fait peur.
Bientôt devant eux, le fleuve s’illumina de tout un arc-en-ciel de couleurs.
   - Regarde, Résal. Notre route est éclairée… La peur des bayagas est assez récente, si l’on peut dire.
   - Comment ça ? Tout le monde a peur des bayagas et à part les buveurs de sang, je ne connais personne d’assez fou pour faire ce qu’on fait.
   - Tu vois bien qu’il ne nous arrive rien de grave.
   - Oui, parce que tu es un Sachant ou parce qu’on accompagne la Bébénalki. Sans cela, je serais réfugié au fond de mon bateau derrière une cloison de protection. Même quand je naviguais sur les barges, je me méfiais.
   -  Pas seulement, Résal. Il fut un temps où la peur des bayagas était plus faible. On les évitait par crainte d’un malheur, c’est tout. Après la mort du roi Riou, les envahisseurs ont rencontré les bayagas et un baron en est mort. La peur l’a tué. Depuis leur peur a contaminé tout le pays.
   - Mais on connait tous des histoires terribles qui sont arrivées à des gens d’ici.
   - Tu as tout à fait raison. Cette réalité est encore moins vieille. Elle date de la grande révolte quand sont nés les buveurs de sang.
   - Les buveurs de sang ! Je les hais.
Résal cracha dans l’eau.
   - Tu n’es pas le seul. Toutes les familles honorent la mémoire de ceux qui sont morts à cette époque-là. Toutes les familles vivent dans la haine des buveurs de sang, mais toutes les familles en ont peur. C’est à cette époque que sont apparues les ombres noires.
   - J’en ai entraperçu quand je naviguais seul la nuit. Il y en a même une qui a longé ma pirogue. J’ai failli hurler quand j’ai vu son aspect dans la lumière de la lune. J’en ai fait des cauchemars pendant des semaines.
   - Pourtant tu en as vu quand nous étions sur le lac de Sursu. Une d’elles tirait l’embarcation de Riak.
   - Oui, mais elle est la Bébénalki et, avec elle, était le treïbénalki. Ils ont des pouvoirs.
   - C’est vrai, Riak a des pouvoirs. Les bayagas lui obéissent.
Résal garda le silence, digérant l’information. Le fleuve s’écoulait tranquille, brillant de reflets sous la danse des bayagas. Il reprit :
   - Tu es un sachant, alors elles t’obéissent.
   - Je les connais par leurs noms, mais elles ne m’obéissent pas. Elles n'obéissent qu’à Riak.
   - Que font-elles devant nous ?
   - Elles nous éclairent le fleuve, comme tu le vois. Elles le font parce qu’elles le veulent bien. Elles le font parce que nous allons voir Riak.
Le silence s'installa. Le fleuve devenant plus remuant, Résal se concentra sur sa conduite. Koubaye s'accrocha de nouveau aux bords. Ils furent secoués pendant un moment puis le calme revint. Ils traversèrent un autre village aussi désert que le premier.
   - Tout le monde est enfermé, dit Résal.
Il commençait à apprécier cette descente du fleuve. Il évoquait des promenades. Sur la fin de la nuit, les bayagas disparurent. Ils cherchèrent un endroit pour se reposer. Ils trouvèrent à l’aube un taillis bien touffu du côté de la plaine. Invisibles, ils entendirent passer des paysans. Ils parlaient de leurs terres et des difficultés avec leur baron qui restait intransigeant avec les taxes malgré les maigres récoltes. La journée s’étira en longueur. Ils dormirent chacun leur tour. Quand tomba la nuit, Résal réveilla Koubaye :
   - Je n’ai vu personne passer sur le fleuve de toute la journée… Il n’y a pas de tréïben par ici ?
   - Non, ils s’arrêtent à Ibim avant la grande cataracte. Ici, il n’y a que les locaux.
Ils poussèrent la pirogue à l’eau. Glissant silencieusement, ils reprirent leur voyage.
   - Au petit jour, on devrait être du côté de chez les Monao.
Résal acquiesça. Il leur faudrait alors passer la cataracte. Il en avait entendu parler sans jamais l’avoir vue. Il ne connaissait personne qui l’avait passée. Les tréïbens s’arrêtaient avant. Il pensa que Koubaye trouverait bien une solution. Il enfonçait sa perche régulièrement pendant que Koubaye consciencieusement écopait. Il avait bouché quelques fissures sans que cela suffise. L’eau entrait quand même, moins peut-être. Il eut un sursaut quand la première ombre lumineuse le frôla, faisant tanguer l’embarcation.
   - Ne crains pas, lui dit Koubaye. Ce ne sont que les bayagas. 
   - Je sais, grommela son compagnon. Elles continuent à me faire peur. Hier, tu as dit que tu les connaissais par leur nom ?
   - Oui.
   - Comment s’appelle celle qui vient de passer ?
   - Laquelle, j’en vois plusieurs.
   - Celle qui a un reflet rouge.
   - Son nom premier est Pronief.
   - On dirait le nom d’un mec des grandes plaines.
   - C’est ou plutôt c’était… Quand Rma a tranché le fil de sa vie, son ombre est restée là. C'est elle que tu vois danser.
Résal se tut. Alors les bayagas étaient les esprits de gens morts. À ce moment-là, la pirogue talonna.
   - Qu’est-ce qui se passe, demanda Koubaye ?
Il avait à peine fini de poser sa question que la réponse lui venait à l’esprit. Résal se mit en devoir de répondre.
   - On est en début d’hiver et il n’y a plus assez d’eau. Nous touchons le fond. Ce n’est pas bon signe. Nous ne pourrons jamais descendre la cataracte à Ibim surtout avec cette passoire.
   - Il y a un village juste avant la chute d’eau, nous nous y arrêterons. Nous retrouverons un bateau à Ibim. Il devrait y avoir assez d’eau.
   - Oui, dit Résal, le fleuve est rejoint par une rivière qui est plus large que lui. Après nous n’aurons plus de difficulté. Le plus dur sera de trouver un bateau.
Une nouvelle ombre lumineuse fit sursauter Résal.
   - Je m’y f’rai jamais !
Il regarda passer les bayagas qui rejoignaient le groupe qui caracolait au-dessus du fleuve.
   - Mais pourquoi ne les voit-on que lorsque brille l’étoile de Lex ?
   - Elle seule brille de cette lumière qui fait que nos yeux les voient.
Quand vint le matin, ils étaient au bord du territoire des Manao. Ils firent halte dans un bois touffu. Ils tirèrent la pirogue du mieux qu’ils purent à l’abri des regards. Résal s’inquiéta, elle restait visible du fleuve. Ils la couvrirent avec les branches mortes et les feuilles qu’ils trouvèrent sur place. Dans la partie où poussaient des résineux, ils se mirent à l’abri des branches basses. À moins de les soulever, personne ne pouvait les voir.
   - Il nous faut encore une nuit pour arriver à la grande cataracte et puis il faudra trouver comment on peut aller à Ibim.
Ils reprirent la route à la nuit tombée. Dès le lever de l’étoile de Lex, les bayagas vinrent danser des sarabandes devant eux, éclairant le fleuve de multiples reflets. Résal poussait sur sa perche pour  progresser plus vite. Il sursauta quand une ombre noire vint se glisser dans la ronde de bayagas.
   - J’ai encore plus peur de cette noirceur.
   - Ne dis pas cela… cela va attirer…
Koubaye n’avait pas fini de parler que l’ombre noire se dirigea vers eux. Son aspect était affreux. Elle semblait faite de charognes agglomérées. Résal tremblait de tous ses membres. Koubaye se mit tant bien que mal debout dans la pirogue qui tanguait dangereusement. L’ombre noire se rapprocha de son visage. Il la regarda sans sourciller.
   - Onguemac ! Ton nom fut Onguemac.
L’ombre tressaillit. Elle gagna en consistance devenant plus dense et en même temps son aspect s’améliora. On devina comme une forme humaine et d’un coup, elle disparut.
   - C’était quoi, ce truc, demanda Résal qui s’était assis, ses jambes ne le portant plus.
   - Onguemac était le nom d’un habitant de Ibim. Comme beaucoup d’autres, il fut massacré lors de la grande révolte.
   - Ils sont nombreux comme cela ?
   - Ils sont nombreux. Leur colère est grande et noire.
   - Il aurait pu s’en prendre à nous.
   - Sa colère n’est pas contre nous et je connais son nom.
Au  bout d’un moment, Résal repoussa dans le courant la pirogue qui s’était échouée contre un banc de cailloux. Koubaye reprit sa corvée d’écopage. La nuit se passa ainsi au rythme du bruit de la perche et de l’écope.
   - Il y a un bois là-bas. Nous allons nous y arrêter. La cataracte n’est plus très loin.
Résal suivit les instructions de Koubaye et poussa la pirogue dans ce sens. Ils furent déçus par l’aspect du bois. Proche du village, il n’avait pas d’endroits assez touffus pour y rester.
   - Laissons-là la pirogue et continuons à pied. Le jour ne s’est pas encore levé.
   - Et si des villageois nous voient ?
   - Ils nous prendront pour des treïbens retournant vers Ibim. Tu en as l’habit et l’aspect, répondit Résal. Et puis nous serons sur le chemin de la descente avant qu’ils ne bougent.
Comme l’avait dit Koubaye, ils furent hors de vue du village quand l’aube se montra. Le chemin était muletier et ils progressèrent vite. Ils s’arrêtèrent à quelques distance de la ville. Ils virent des gardes locaux et des policiers surveiller l’entrée. Résal jura. Koubaye lui fit signe de se taire et de le suivre. Ils prirent une trace dans les hautes herbes. Ils contournèrent la ville par l’ouest. Les remparts étaient en mauvais état et de nombreuses bâtisses s’y étaient adossées. Koubaye se dirigea vers l’une d’elle qui semblait en ruine. Des gens en guenilles traînaient çà et là. Ils les regardèrent passer sans rien dire. Koubaye avait rabattu le capuchon de sa cape. On ne voyait pas son visage. Il fit signe à Résal de se taire. Ce dernier referma la bouche sans prononcer les paroles qu’il avait préparées. Ils se glissèrent derrière des planches, évitèrent les tas de débris avant de s’arrêter.
   - Mais qu’est-ce qu’on…
   - Chut !
Résal se tut à nouveau. Koubaye ferma les yeux, sembla réfléchir un instant et se dirigea vers un coin de la baraque, il souleva de vieilles nippes poussiéreuses. Il se tourna vers Résal avec un grand sourire et lui murmura :
   - C’est là !
Avant qu’il n’ait pu répondre Koubaye avait disparu. À son tour, il souleva le tas de vieilleries et découvrit l’entrée d’un tunnel. Il s’y glissa, laissant retomber ce qui servait de trappe. Le noir fut complet. Il entendit Koubaye battre le briquet. Bientôt une petite flamme dissipa un peu les ténèbres. Après avoir allumé une bougie, Koubaye se mit en route. Il avança dans le tunnel suivi de Résal qui avait sorti son coutelas. Il n’aimait pas ces endroits sans lumière où il se sentait étouffer. Cela ne dura pas longtemps. Ils atteignirent rapidement une cave.
   - On a passé les remparts, nous sommes sous la maison d’un “grand savoir”. Il va nous aider. 
Koubaye continua sa progression et monta le premier à l’échelle. Son irruption dans la pièce causa un grand émoi à la maîtresse de maison qui préparait le repas. Koubaye fit un signe de reconnaissance et la femme se calma.
   - Prenez place, leur dit-elle. Je vais prévenir celui qui sait.
Rapidement elle leur servit un bol de soupe chaude et s’éclipsa. Elle revint accompagnée d’un homme entre deux âges.
   - Mon nom est Essaug. Mon épouse me dit que vous êtes passés par le tunnel. Soyez les bienvenus. Restaurez-vous puis vous me direz votre mission. J’espère pouvoir vous aider.
L’homme leur raconta alors qu’un “grand savoir” était passé il y a quelques jours. Il n’avait pas eu la chance de Koubaye, ils avaient été attrapés, lui et son serviteur, par les gardes du baron Corte qui étaient en ville. Koubaye questionna Essaug et comprit qu’il s’agissait de Balima et de Siemp. Ils allaient partir avec Corte pour la capitale. Son bateau serait prêt demain. Un des gardes lui avait dit que Corte comptait les remettre aux buveurs de sang. Certains avaient voulu monter un commando pour aller le délivrer. Ça ne s’était pas fait à cause du trop grand nombre de soldats du baron. Des messages étaient partis pour les villages le long du fleuve. Corte serait plus vulnérable lors d’une escale. Pendant que Koubaye et Essaug discutaient, Résal fut envoyé en éclaireur sur le port. Sa mission était de chercher un embarquement pour descendre le fleuve, en toute discrétion.
Quand il revint, il entendit la dernière question de Essaug.
   - Mais pourquoi n’a-t-il pas pris le souterrain ? Il le connaissait.
Koubaye ne lui répondit pas. Il regarda vers Résal et lui demanda :
   - Alors ?
   - Les soldats de Corte et les policiers sont sur les dents. Manifestement ils cherchent les “grands savoirs”. Ils arrêtent tout le monde. Je n’ai dû mon salut qu’à un capitaine qui s’est porté garant pour moi. C’est Tsuel. On a déjà fait affaire ensemble. Il peut nous prendre à bord. Je lui ai laissé entendre que je faisais un voyage très rentable…
   - Il attend une gratification, dit Koubaye en souriant.
   - On a toujours été réglo l’un envers l’autre.
   - Je crois voir ce qui pourrait l’intéresser. Quand pourra-t-on embarquer ?
   - C’est là que cela devient difficile. Tous les accès sont contrôlés. On ne pourra passer qu’après le lever de l’étoile de Lex et cela a fait peur à Tsuel. J’ai dû lui en dire un peu plus.
   - Explique !
   - Je lui ai dit que ton savoir était grand et que tu savais les rites face aux bayagas.
   - Et s’il vous dénonce, intervint Essaug ?
   - Je lui fais confiance, répondit Résal.
   - Je te crois, dit Koubaye. nous irons ce soir. Corte et ses prisonniers partiront demain, comme nous. Il nous faudra rester discret.

jeudi 14 mars 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...77

   - Nous avons gagné !
Le général raccompagnait Reneur dans ses appartements.
   - Un peu trop facilement, Batogou. Un peu trop facilement. Je connais Gérère. Il a une idée derrière la tête.
   - En attendant, il a accordé les budgets. J’en finis avec ces rebelles et on s’occupera de son cas.
Reneur eut un sourire.
   - Ton idée est intéressante. Mais il faut voir si cela est possible. Ces soutiens sont puissants, à commencer par Kaja et ses policiers, sans compter l’armée…
   - On a assez de garnisons dans le pays pour s’occuper de la police. Il se croit supérieur… Quand il comprendra, il sera trop tard. L’armée ne bougera pas. Ils sont au repos depuis longtemps et si Gérère croit tenir les généraux, moi je les connais. Leur amour de l’argent et des honneurs les rend manipulables.
   - Très bien, je vais les faire approcher par mes agents. Kaja reste l’inconnu. Il semble insensible à la corruption et a beaucoup de chance. On dit de lui qu’il est protégé par l’Arbre Sacré.
   - Ne t’inquiète pas, quand viendra le jour, mes archers s’occuperont de lui... En attendant, il faudra faire avec.
   - On va le laisser tranquille pour endormir sa méfiance et on verra bien. Je l’ai entendu parler d’ennemis autres que les rebelles, que veut-il dire ?
   - La plupart de nos morts ont eu lieu sur le chemin du retour quand nous poursuivions les rebelles. En cela, il a raison. Il y a, du côté de Nairav et de ses canyons, des combattants puissants et déterminés. Je pense aux gens du désert d’au-delà de Diy. Je n’en vois pas d’autres assez endurants et rapides pour frapper comme ils ont frappé.
   - Vous qui réclamiez de vrais ennemis, voilà des adversaires à la mesure des buveurs de sang.
   - Oui, Majesté. Je vais regrouper mes forces à Solaire, nettoyer les canyons comme j’ai nettoyé Diy et, avec la victoire, vous aurez les mains libres face à Gérère.
Les deux hommes s’éloignèrent dans le couloir tout en discutant. Un serviteur, qui se tenait dans le couloir devant une des portes, partit dans l’autre direction. Personne ne fit attention à lui. Avec son uniforme qui le désignait une des fourmis chargées du nettoyage, il allait partout. Il se dirigea vers une autre aile du palais et commença à frotter le sol d’un couloir. Arrivé devant une porte, il se releva, s’étira et s’accorda une petite pause. Sortant des provisions de son sac, il se tourna vers la cloison comme pour manger tranquille.
Dans le bureau derrière, un policier s’était levé pour se rapprocher de la porte.
   - J’écoute, murmura-t-il.
Le nettoyeur fit le récit de la conversation qu’il avait surprise, sur le même ton sans cesser de machouiller ses provisions. À la fin du récit, il se retourna pour s’appuyer contre le mur. À l’intérieur, le policier vit passer la main du serviteur. Il y déposa des pièces en disant :
   - Très bon travail ! Très, très bon travail ! D’autres pièces suivront si tu ramènes plus d’informations.
Dès qu’il eut la confirmation du départ du serviteur, il fit signe à son collègue qu’il partait pour le quartier général. Selvag était avide de ce genre d’information.

La vie dans les canyons manquait d’attrait. Le froid y était mordant dès qu’on sortait des tunnels. Riak aimait se promener dans la neige. Cela lui rappelait les temps heureux avec koubaye. Jirzérou avait dû apprendre à maîtriser les habits d’hiver. Il s’y sentait toujours engoncé et manquait de souplesse mais il continuait à accompagner la Bébénalki partout. Un compromis avait été trouvé avec Gochan. Mitaou et Bemba étaient maintenant au temple. Il n’y faisait pas plus chaud. La nourriture n’y était pas plus abondante. Seul avantage pour elles, il n’y avait pas d’homme. Riak rentrait maintenant le soir et retrouvait Jirzérou le matin. Narch s’était lié d’amitié avec Ubice qui avait entrepris de faire de ses hommes des combattants capables d’affronter les buveurs de sang. La discipline était rigoureuse et les entraînements quotidiens. Certains avaient essayé de partir. On les avait retrouvés gelés, perdus dans un des canyons, d’autres avaient rebroussé chemin à temps quand ils avaient compris que toute la région n’était qu’un labyrinthe.
Riak, après un office du soir, s’était rapprochée de Gochan.
   - Je voudrais en savoir plus sur le diadème.
   - Je t’ai déjà raconté, répondit la prêtresse.
   - Oui, Mère, mais ce n’est pas sur le passé que je voudrais avoir des informations…
Gochan avait entendu le titre que lui avait donné Riak. Elle était rarement aussi cérémonieuse. Elle s’arrêta, regarda Riak dans les yeux et lui dit :
   - Tu as peut-être raison. Trop de choses se passent pour que tu ignores encore les prophéties que j’ai reçues. Viens nous mangerons ensemble.
Les deux femmes se retrouvèrent dans une petite pièce aux murs épais, avec un brasero qui réchauffait l’atmosphère. Pendant qu’on les servait, Gochan commença son récit :
   - Quand j’étais jeune, je vivais dans un palais. Ma famille est liée à la famille royale. Mes cheveux sont devenus blancs très jeune. Je ne suis pas née comme cela. Pour ma famille, ce fut à la fois un signe de grâce mais aussi un signe de mort. Il ne fallait pas que je reste. À cette époque-là déjà, les filles aux cheveux blancs étaient toutes tuées et leur famille avec, quel que soit son rang. Alors on m’a enfermée dans un temple et j’ai fait mon noviciat. Pourtant je gardais contact avec les miens. J’étais devenue un pion sur l’échiquier de mon père. Si j’étais une cheveux blancs, alors je pouvais être la future grande prêtresse. Mais j’étais jeune et insouciante comme le sont les filles à cet âge. J’ai pris le risque de sortir sans respecter les règles. Et je peux te dire que je ne me souviens plus pourquoi. Je sais juste qu’à mes yeux, ce jour-là, cela m’a semblé la meilleure des idées. Bien sûr, je fus reconnue et pourchassée. Tu connais les histoires qu’on raconte… J’ai fui, aidée par les sœurs... quand elles le pouvaient sans mettre leur temple en danger. Je me suis réfugiée un temps dans la grande forêt. J’y ai vécu un temps en paix. C’et là que j’ai trouvé, par une nuit de pleine lune, le diadème. Je m’étais réfugiée dans des ruines que je connaissais pour me protéger des bayagas. Cette nuit-là, leurs lueurs dansantes illuminaient plus que la lune elle-même. J’ai jeté un coup d’œil dehors entre les pierres des murs branlants. Les bayagas dansaient une sarabande autour d’un arbre au tronc blanc. On était en hiver. Il faisait froid mais pas trop. Je m’en souviens comme si c’était hier. La neige n’était pas encore tombée. Les arbres n’avaient plus de feuilles. Sans cette danse, je n’aurais jamais vu l’arbre. Son tronc était plus blanc que la lune et brillait comme s’il reflétait une lumière. Je suis restée là jusqu’au matin. Quand le soleil s’est levé, je me suis approchée de l’endroit. C’était une petite clairière banale avec en son centre une sorte d'arbrisseau au tronc albâtre. Il n’avait rien de remarquable. Je ne sais pas pourquoi, j’ai creusé là. La terre était meuble comme si on l’avait remuée récemment, pourtant il n’y avait pas d’autres empreintes que les miennes. J’ai trouvé le diadème à deux paumes de profondeur. Il est sorti comme neuf. Aucune salissure ! C’est ce qui m’a étonnée. Je suis restée en admiration devant lui, sans pouvoir bouger. J’étais hypnotisée par une telle beauté. Ce sont les aboiements des chiens qui m’ont ramenée au présent. Je me suis levée brusquement pour fuir. Je suis retombée immédiatement, mes jambes pliées trop longtemps refusaient de me porter. Je me suis mis en boule, serrant le diadème sur mon cœur et pleurant de rage de n’avoir pas anticipé les chasseurs. La meute est passée autour de moi sans s’arrêter. Les chiens ont fouillé les ruines en attendant les cavaliers. Les chefs de meute sont arrivés à leur tour et ne m’ont pas vue. Les cavaliers sont restés un peu plus haut. Je sentais le piétinement des chevaux à travers le sol. Ils n'étaient pas loin. Je me suis crue morte. Et puis ils sont repartis sans venir vers moi, sans même regarder dans ma direction. Alors j’ai compris que le diadème m’avait protégée. Cela ne pouvait être que le diadème perdu du roi Riou que la princesse blanche avait emporté dans sa fuite. J’avais trouvé l’insigne même de la royauté. J’avais été choisie pour le trouver comme tu as été choisie pour recevoir l’épée. Toute ma vie en fut bouleversée. Je savais que j’étais devenue la gardienne de ce trésor. Il a guidé mes pas à travers les canyons alors qu’une fois encore j’étais poursuivie. Comme la première fois, je n’avais pas pris assez de précaution et, dans Solaire, un buveur de sang m’avait repérée. J’ai dû mon salut à ma légèreté. Tu peux sourire, Riak. À cette époque, j’étais aussi mince que toi et j’ai glissé sur la glace du lac quand mes poursuivants bien trop lourds l’ont fait craquer. Je les ai regardés s’enfoncer dans l’eau glacée quand j’ai été à l’abri sur le bord. Je ne me suis pas attardée. D’autres allaient venir et eux ne feraient pas l’erreur. La neige était là et mes traces trop visibles. Il me fallait courir le plus vite possible pour leur échapper. Je n’ai pas remarqué que j’avais pénétré dans les canyons. La roche avait changé et devant moi s’ouvraient des chemins de pierres tranchantes et des couloirs de noirceur pure. Sans réfléchir, j’ai couru suivant ce que je croyais mon instinct de survie alors qu’aujourd’hui, je sais que le diadème guidait mes pas. À bout de souffle, je me suis effondrée dans une grotte sans lumière. Je ne savais ni où j’étais ni où aller. Le sommeil m’a prise là.
Quand je me suis réveillée, le diadème était à mes pieds et luisait doucement, éclairant la salle d’une lueur jaune venue de la pierre qui le couronne. Sur les murs, j’ai vu des écritures. Je m’en suis approchée. On aurait dit des lettres de feu gravées dans la roche. J’ai lu à haute voix le première strophe de ce qui ressemblait à un poème. Au fur et à mesure que je les lisais, les lettres disparaissaient comme si le feu qui les habitait s’éteignait. Elles se gravaient dans ma  mémoire. Je peux encore réciter toutes les strophes que j’ai lues ce jour-là. Ce sont elles qui m’ont guidée et me guident. Ce sont elles qui m’ont fait comprendre que tu étais celle qui devait venir du nord. L’épée est tienne, les bayagas l’ont confirmé. Tu es celle qui porte le nom de fille de Thra, celle à qui les bayagas obéissent. Mais viendra du sud celui qui porte la parole du Dieu des dieux. Lui saura le nom que le Dieu des dieux veut donner au héros qu’il a choisi et il posera le diadème sur sa tête. Alors viendra le temps du renouveau de la royauté selon le roi Riou.
Les deux femmes restèrent en silence un moment. Riak se fit préciser les prophéties. Gochan avait été recueillie par la mère supérieure qui dirigeait Nairav. C’est elle qui avait installé le diadème au milieu de la cour sous la protection des bayagas. Depuis cette époque, Nairav avait acquis la renommée d’être le lieu de la fécondité. On y venait de très loin pour avoir le bonheur d’accueillir un enfant. Et les dons affluaient. Nairav était un temple riche, mais loin des centres du pouvoir. Gochan avait repris le flambeau de la direction et, sous la direction de son intuition qu’elle liait au diadème, elle avait “adapté” les rites à sa convenance.
Elle avait rencontré plusieurs fois la grande prêtresse. Cette dernière avait reconnu en elle la gardienne du diadème et lui avait laissé la liberté de diriger Nairav comme elle le souhaitait… jusqu’au jour où la prophétie se réaliserait. Ce jour-là, avec le retour du roi, elle se soumettrait à la loi commune. C’est-à-dire la stricte obéissance.
   - La moitié de la prophétie s’est réalisée. Avant la fin de l’hiver, l’autre moitié se réalisera. Je le sens. Alors mon rôle sera terminé et le diadème ornera le front de l’élu.

samedi 2 mars 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...76

Dans la capitale le temps s’était mis au froid. Kaja avait mis son uniforme d'hiver. Il allait honorer son rendez-vous avec le baron Janga. Il pensa à la jeune fille. Leur rencontre donnait lieu à de multiples interprétations. Tout le monde s’interrogeait sur l’auteur d’un attentat contre la fille de Janga. Personne ne pensait qu’elle était la cible. On l’avait visée pour toucher son père et éteindre la lignée. Cela avait donné du poids à cette branche mineure de la famille du vice-roi Reneur, provoquant une série de grandes manœuvres des barons proches du pouvoir. Dans le camp de Gérère, on penchait plutôt pour une tentative d'assassiner Kaja. Mahar était devenue le centre d’intérêt de la cour, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Son père l’avait emmenée à différentes fêtes et manifestations. Cela lui amenait de la considération et il pouvait tenter de pousser ses propres pions sur l’échiquier du pouvoir. Les clans de la famille de Reneur étaient persuadés d’être dans le sens de l’histoire. Ils étaient “l’Avenir” de ce royaume.
Kaja fut accueilli à l’entrée du château par le maître de maison lui-même, comme il se doit quand on veut honorer un invité. Kaja avait déjà envoyé des hommes pour surveiller. il savait déjà qui était là et qui était attendu. Ses policiers avaient mené leurs investigations faisant parler les serviteurs. La rencontre de Mahar et de Kaja faisait l’objet de beaucoup de commentaires. Certains se demandaient même si elle ne l’avait pas provoquée sur ordre de son père. Y avait-il un désir de Janga de se rapprocher du clan de Gérère et ainsi jouer sur les deux tableaux comme Zwarch, le dilettante ?
Janga l’accompagna dans la grande salle de réception qui occupait tout le premier étage. Kaja y vit le désir de son propriétaire d’étaler sa richesse. Une longue table était dressée pour un banquet. Des invités étaient déjà là. Janga et Kaja se dirigèrent vers eux. Commença alors la série des présentations et des salutations. Ils terminèrent par Mahar qui avait mis sa plus belle robe. Elle avait fière allure, avec des airs de grande dame sans pour autant y réussir. Le lourd tissu doré qui l’entourait contrastait avec son aspect juvénile.
   - Bienvenue, Baron Sink. C’est un plaisir que de vous recevoir dans ma demeure.
   - Tout le plaisir est pour moi, gente demoiselle. Votre père peut être fier de vous, vous êtes la plus belle de ce lieu.
Ils continuèrent ainsi à converser avec d’autres convives. Mahar était sur la défensive. Kaja interpréta ses réponses comme le signe des mises en garde qu’elle avait entendues de la part de son père. D’autres nobles proches du baron Janga. La conversation resta légère et convenue jusqu’à qu’au cri d’un des convives :
   - Il arrive !
Tout le monde se précipita vers les fenêtres. Mahar joua des coudes pour être devant. Kaja s’approcha à son tour et à travers les quelques espaces entre les corps, il vit un cavalier donner son cheval à un palefrenier. Les mouvements incessants des convives ne lui permirent pas de comprendre qui était ce personnage. L’uniforme lui était connu. Il supposa qu’il avait un lien lui aussi avec le baron Janga. Une des jeunes nobles se retourna vers Mahar et lui dit :
   - T’as vu comme il est beau ! T’as de la chance !
   - T’as qu'à le prendre pour toi, Gura, si tu le trouves si beau, répliqua Mahar.
   - C’est pas mon père qui l’aurait invité… tu peux en être sûre. Il n’aurait pas les moyens de financer le régiment.
Mahar haussa les épaules :
   - Il est beau mais faut pas qu’il ouvre la bouche à ce qu’on dit...
Un jeune noble déclara :  
    - Il ne vaut pas son père… ça c’est certain.
La conversation n’alla pas plus loin. Les serviteurs venaient d’ouvrir les deux battants de la porte. Janga entra, accompagné de ses invités. Kaja sursauta ; derrière le jeune homme qui se tenait à côté du baron Janga, il venait de reconnaître le général Batogou. Ainsi ce jeune homme était le fils du général des buveurs de sang. La suite se promettait d’être intéressante. Loin de se précipiter à la rencontre du général, Kaja resta près de Mahar, une coupe à la main. Il considérait la difficulté pour Janga d’accueillir ainsi deux personnalités de haut rang chez lui. Kaja était chef de la police et Batogou était le général en chef de ce corps d’armée qui était un état dans l’état. Kaja prit le parti de saluer le premier. Si, selon le protocole, ils étaient de même rang, Kaja n’était que colonel.
   - Ah, mon cher colonel ! Vous avez vu, je vous ai fait nettoyer le terrain d’un bon tas de vermine, déclara Batogou. Ça simplifiera le travail de votre police.
   - Je reconnais bien là vos brillantes idées, mon général, répliqua Kaja. J’ai été un peu étonné par l’importance de votre engagement. Était-ce bien nécessaire ?
   - Vous les policiers, vous gardez une vision limitée. Les buveurs de sang ont toujours sauvé le royaume.
   - Oui, mon général. Ce fut un grand corps d’armée...
   - Mes amis, vous n’allez pas commencer à parler politique, les coupa Janga. Venez plutôt goûter ce petit vin venu des marges…
Janga les emmena près de la table où l’on servait les vins et les amuse-bouches. Bientôt les deux hommes furent séparés par les autres invités qui vinrent saluer le général.
   - Vous ne semblez pas bien l’aimer, dit Mahar.
Kaja se retourna pour la regarder.
   - C’est un des  grands du royaume. Les buveurs de sang ont sauvé la patrie lors de la grande révolte. Mais aujourd’hui, il n’y a plus ou presque de rebelles. Les quelques poignées qui restent ne représentaient pas un grand danger.
   - Vous ne croyez pas à sa victoire ?
   - Si, si, il est victorieux. Mais au bout du chemin de Diy, y-avait-il autre chose que des malades ?
   - Beaucoup d’hommes sont morts, Baron !
   - Oui, demoiselle, beaucoup d’hommes sont morts et d’une mort atroce m’a-t-on rapporté. Je vois mal les malades dans ce rôle. Il y a autre chose mais je ...    
   - Ne bougez pas, Baron, dit Mahar.
Elle lui avait saisi le bras et se positionnait derrière lui. Kaja regarda autour de lui et remarqua le fils du général qui semblait chercher quelqu’un des yeux. Il était près d’une jeune fille qui lui parlait sans qu’il l’écoute. Cela fit sourire Kaja.
   - Vous ne semblez pas pressé de rencontrer Nélbant. Le fils du général vous ferait-il peur ?
   - Ne riez pas, Baron. Mon père espère sûrement me marier avec lui.
   - C’est un beau parti. Votre père pense à votre avenir.
   - Il pense un peu trop pour moi...
Bientôt on annonça que le repas était servi et tout le monde se dirigea vers la longue table. Si Kaja se retrouva à gauche de Mahar, Nélbant était à sa droite. Durant le repas, Mahar tenta vainement d’ignorer son voisin de droite, sans y arriver. Il ne semblait même pas remarquer les soupirs qu’elle poussait quand il lui adressait la parole. Kaja surprit un ou deux regards noirs que Janga lança à sa fille. Mahar, à chaque fois, tentait de faire bonne figure. Mais quand Nélbant recommençait un de ses discours sur sa bravoure et sur les récits de ses hauts faits, Kaja sentait sa voisine trépigner sur sa chaise. Lui, au contraire, était heureux. Avec quelques questions à l’allure innocente, il en apprit plus sur les intentions des buveurs de sang. Ainsi Batogou pensait que des rebelles se cachaient à Nairav ou dans ses environs. Cela étonna Kaja. Le labyrinthe des canyons était pauvre et ne pouvait pas nourrir une grande population. Il avait lu dans de vieux rapports que le monastère était à peine autosuffisant et que souvent ses occupants se rationnaient en hiver. Comment un endroit presque désertique pourrait-il abriter une troupe assez bien entraînée pour infliger de tel dégâts aux buveurs de sang ? Nélbant ne se posait pas ce genre de question. Il allait participer à la campagne pour écraser les rebelles. Il se couvrirait de gloire et toutes les portes s’ouvriraient devant lui. Il ferait son choix de la belle qui aurait droit à l’immense honneur d’épouser le héros qu’il serait. Mahar faillit éclater de rire devant un tel discours plein de suffisance. Quand elle lui demanda comment il choisirait, s’il ne devenait pas héros. Il répondit que c’était impossible vu sa bravoure. Mais que seules les jeunes filles, qui lui auraient montré combien elles pouvaient être de bonnes épouses, auraient le droit à son attention.
Kaja surveillait discrètement les échanges entre Janga et le général. Batogou avait besoin d’argent pour financer sa campagne. Si Reneur était prêt à lui donner ce qu’il demandait, Gérère avait mis son veto. Depuis le général faisait le tour de ses soutiens pour récupérer des financements. À les voir discuter, Kaja était persuadé qu’un accord allait être trouvé où les deux enfants serviraient de monnaie d’échange. Chacun leur tour, le général et le baron regardaient leur progéniture avec des airs de maquignon. Kaja se demanda si Mahar se laisserait faire.
À la fin de la réception, Kaja prit congé. Mahar se fit un devoir de le raccompagner, son père étant occupé avec le général.
   - Je ne sais pas ce qu’il lui trouve, à ce sabreur, dit-elle à Kaja. Il a négligé tout le monde. Quant à son fils, j’espère ne pas le revoir de sitôt.
   -  Chère demoiselle, quand on voit comment votre père apprécie le sien… je n’en mettrai pas ma main à couper.
Comme une petite fille Mahar se mit en colère. Kaja se mit à rire.
    - Tout doux, demoiselle Mahar. À vous voir ainsi, Nélbant pourrait croire que vous êtes meilleure combattante que lui !
Mahar éclata de rire à son tour.
   - Vous avez raison, Baron. Parlons d’autre chose. Il y a un concert bientôt au grand théâtre. Je serais honorée que vous y soyez en ma compagnie.
Voilà qui n’allait pas plaire à Janga et encore moins au général.
   - L’honneur serait pour moi, demoiselle. Je viendrai vous chercher.
Ils se séparèrent sur ces mots et Kaja salua de loin le général qui parlait encore avec Janga. Son fils, derrière, lui fit mine de ne pas l’avoir vu.
Quelques jours plus tard, leur arrivée ensemble au théâtre fit sensation. Pendant le trajet, Mahar n’avait pas arrêté de parler de Nélbant qu’elle avait su supporter encore deux fois. Elle vivait cette sortie comme une revanche. Kaja sentait bien que, malgré son côté rebelle, le poids de la société était trop fort et qu’elle ferait comme toutes les femmes de la bonne société ce qu’on lui dirait de faire. C’est avec les plus beaux de ses sourires qu’elle se dirigea vers l’entrée au bras de Kaja. Ce dernier savait que, dès le lendemain, les cancans iraient bon train. Il pouvait déjà prédire que cette audace ferait sourire les jeunes qui rêvaient de s’émanciper du carcan des bonnes manières et choqueraient les plus vieux, qui eux, détenaient le pouvoir.
Quand, le lendemain, Kaja reçut l’ordre du Vice-roi Gérère de venir au conseil, il crut qu’on allait lui parler de cette soirée avec Mahar. Il fut étonné de se retrouver dans la salle du conseil avec les deux vices-rois, le général Batogou et les principaux conseillers.
   - Mon cher colonel, j’ai tenu à ce que vous soyez présent pour nous éclairer dans ce moment délicat.
Kaja salua Gérère qui venait de parler puis, il salua Reneur et les autres participants. Gérère continuait à parler :
   - Le général nous demande encore de l’argent pour sa prochaine campagne. Il nous parle de rebelles dans la région de Solaire. En avez-vous entendu parler ?
Kaja se racla la gorge.
   - Oui, majesté, j’ai entendu parler de cette bande de farfelus qui se fait appeler “les hommes libres du royaume”. Ils n’ont jamais eu les moyens d’être dangereux.
Kaja sentit Batogou faire des bonds sur son siège. Mais il connaissait les règles et s'abstint d’intervenir. Au conseil, chacun parlait quand on lui donnait la parole. Il leva la main pour demander le droit de répondre.
   - Je ne mets pas en doute, les lourdes pertes des buveurs de sang. Je ne vois pas ces quelques paysans mal équipés venir à bout de plusieurs escouades bien armées et bien entraînées.
Ayant dit cela Kaja s’assit. Batogou se leva sur un signe de Reneur :
   - Je maintiens ma demande. Il y a là des rebelles qui se préparent depuis des années dans l’ombre sans qu’on les remarque. Maintenant, ils sont prêts. Notre devoir est de les exterminer. Le plus tôt sera le mieux. Ce n’est pas quand leur armée déferlera vers la capitale que nous pourrons les arrêter.
   - Comment expliquez-vous, général, de telles pertes alors que vous nous avez vanté votre victoire à Diy. 
Gérère venait d’interrompre Batogou. Les conseillers présents se répartissaient entre les deux camps. Sur la dizaine présents, seuls deux barons n’avaient pas pris position officiellement et votaient de manière imprévisible. Kaja savait que Gérère tentait de les gagner à sa cause. Ils en avaient parlé lors de l’annonce de la victoire de Diy. Kaja ne croyait pas à une foule de rebelles à Diy. Pour lui, on n’y avait exterminé que des malades. Il s’était même interrogé à haute voix sur le risque de contamination que les buveurs de sang faisaient courir aux autres par leur action. Il avait fait aussi remarquer que ceux qui avaient massacré les buveurs de sang avaient ramassé leurs morts et leurs armes ce qui ne correspondait pas du tout aux hommes libres du royaume. Gérère semblait convaincu par les paroles de Kaja à ce moment-là. Pourtant au fur et à mesure qu’il parlait, le vice-roi se rapprochait des arguments de Batogou. À la fin de son allocution, Kaja ne savait plus quoi penser. Gérère allait-il se ranger du côté de Reneur ? À moins qu’il ne fasse cela que pour déstabiliser son adversaire qui se méfiait toujours. Les échanges se poursuivirent un moment. Kaja ne fut pas surpris par le vote qui accorda des moyens supplémentaires à Batogou pour nettoyer le labyrinthe des canyons de la vermine rebelle. Il suivit le vice-roi quand le conseil prit fin. Il attendit d’être dans les appartements de Gérère pour reprendre la parole et exprimer son incompréhension.
   - Mon cher Kaja, vous avez raison dans votre analyse, mais vous êtes trop naïf.
Kaja ouvrit des yeux étonnés qui firent rire Gérère.
   - Les buveurs de sang sont trop puissants dans ce royaume. Ils représentent le passé et nous empêchent d’avancer. En réduire le nombre ne peut être que bénéfique. Je ne sais pas vraiment qui ils combattent. Ce que je sais, c’est que, pour la première fois depuis la grande révolte, ils ont perdu beaucoup d’hommes.
   - Leur ennemi est puissant, bien organisé et capable de mener plusieurs actions d’envergure en même temps. Les témoins placent toutes les attaques à peu près aux mêmes heures. Les seules survivants sont ceux qui sont arrivés après...
   - Je sais cela, Kaja, vous m’avez développé vos idées. Je ne pense  pas que le royaume soit en danger. Ils sont assez forts pour nous débarrasser de ces rebelles quels qu’ils soient mais ce ne sera pas sans perdre de leur propre puissance. Batogou a obtenu le droit de faire venir à Solaire tous ses régiments sauf celui qui protège la capitale. La situation entre Reneur et moi ne peut durer éternellement.
   - Vous ne pensez quand même pas à une guerre entre vous !
   - Toutes les hypothèses sont plausibles. Il y a beaucoup de morts en ce moment… quoi que fasse votre police, mon cher Kaja. En attendant prenez du bon temps avec cette petite… Mais ne faites pas l’ignorant, mon cher Kaja… La fille de Janga est fort belle et son caractère très affirmé paraît-il !