samedi 2 mars 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...76

Dans la capitale le temps s’était mis au froid. Kaja avait mis son uniforme d'hiver. Il allait honorer son rendez-vous avec le baron Janga. Il pensa à la jeune fille. Leur rencontre donnait lieu à de multiples interprétations. Tout le monde s’interrogeait sur l’auteur d’un attentat contre la fille de Janga. Personne ne pensait qu’elle était la cible. On l’avait visée pour toucher son père et éteindre la lignée. Cela avait donné du poids à cette branche mineure de la famille du vice-roi Reneur, provoquant une série de grandes manœuvres des barons proches du pouvoir. Dans le camp de Gérère, on penchait plutôt pour une tentative d'assassiner Kaja. Mahar était devenue le centre d’intérêt de la cour, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Son père l’avait emmenée à différentes fêtes et manifestations. Cela lui amenait de la considération et il pouvait tenter de pousser ses propres pions sur l’échiquier du pouvoir. Les clans de la famille de Reneur étaient persuadés d’être dans le sens de l’histoire. Ils étaient “l’Avenir” de ce royaume.
Kaja fut accueilli à l’entrée du château par le maître de maison lui-même, comme il se doit quand on veut honorer un invité. Kaja avait déjà envoyé des hommes pour surveiller. il savait déjà qui était là et qui était attendu. Ses policiers avaient mené leurs investigations faisant parler les serviteurs. La rencontre de Mahar et de Kaja faisait l’objet de beaucoup de commentaires. Certains se demandaient même si elle ne l’avait pas provoquée sur ordre de son père. Y avait-il un désir de Janga de se rapprocher du clan de Gérère et ainsi jouer sur les deux tableaux comme Zwarch, le dilettante ?
Janga l’accompagna dans la grande salle de réception qui occupait tout le premier étage. Kaja y vit le désir de son propriétaire d’étaler sa richesse. Une longue table était dressée pour un banquet. Des invités étaient déjà là. Janga et Kaja se dirigèrent vers eux. Commença alors la série des présentations et des salutations. Ils terminèrent par Mahar qui avait mis sa plus belle robe. Elle avait fière allure, avec des airs de grande dame sans pour autant y réussir. Le lourd tissu doré qui l’entourait contrastait avec son aspect juvénile.
   - Bienvenue, Baron Sink. C’est un plaisir que de vous recevoir dans ma demeure.
   - Tout le plaisir est pour moi, gente demoiselle. Votre père peut être fier de vous, vous êtes la plus belle de ce lieu.
Ils continuèrent ainsi à converser avec d’autres convives. Mahar était sur la défensive. Kaja interpréta ses réponses comme le signe des mises en garde qu’elle avait entendues de la part de son père. D’autres nobles proches du baron Janga. La conversation resta légère et convenue jusqu’à qu’au cri d’un des convives :
   - Il arrive !
Tout le monde se précipita vers les fenêtres. Mahar joua des coudes pour être devant. Kaja s’approcha à son tour et à travers les quelques espaces entre les corps, il vit un cavalier donner son cheval à un palefrenier. Les mouvements incessants des convives ne lui permirent pas de comprendre qui était ce personnage. L’uniforme lui était connu. Il supposa qu’il avait un lien lui aussi avec le baron Janga. Une des jeunes nobles se retourna vers Mahar et lui dit :
   - T’as vu comme il est beau ! T’as de la chance !
   - T’as qu'à le prendre pour toi, Gura, si tu le trouves si beau, répliqua Mahar.
   - C’est pas mon père qui l’aurait invité… tu peux en être sûre. Il n’aurait pas les moyens de financer le régiment.
Mahar haussa les épaules :
   - Il est beau mais faut pas qu’il ouvre la bouche à ce qu’on dit...
Un jeune noble déclara :  
    - Il ne vaut pas son père… ça c’est certain.
La conversation n’alla pas plus loin. Les serviteurs venaient d’ouvrir les deux battants de la porte. Janga entra, accompagné de ses invités. Kaja sursauta ; derrière le jeune homme qui se tenait à côté du baron Janga, il venait de reconnaître le général Batogou. Ainsi ce jeune homme était le fils du général des buveurs de sang. La suite se promettait d’être intéressante. Loin de se précipiter à la rencontre du général, Kaja resta près de Mahar, une coupe à la main. Il considérait la difficulté pour Janga d’accueillir ainsi deux personnalités de haut rang chez lui. Kaja était chef de la police et Batogou était le général en chef de ce corps d’armée qui était un état dans l’état. Kaja prit le parti de saluer le premier. Si, selon le protocole, ils étaient de même rang, Kaja n’était que colonel.
   - Ah, mon cher colonel ! Vous avez vu, je vous ai fait nettoyer le terrain d’un bon tas de vermine, déclara Batogou. Ça simplifiera le travail de votre police.
   - Je reconnais bien là vos brillantes idées, mon général, répliqua Kaja. J’ai été un peu étonné par l’importance de votre engagement. Était-ce bien nécessaire ?
   - Vous les policiers, vous gardez une vision limitée. Les buveurs de sang ont toujours sauvé le royaume.
   - Oui, mon général. Ce fut un grand corps d’armée...
   - Mes amis, vous n’allez pas commencer à parler politique, les coupa Janga. Venez plutôt goûter ce petit vin venu des marges…
Janga les emmena près de la table où l’on servait les vins et les amuse-bouches. Bientôt les deux hommes furent séparés par les autres invités qui vinrent saluer le général.
   - Vous ne semblez pas bien l’aimer, dit Mahar.
Kaja se retourna pour la regarder.
   - C’est un des  grands du royaume. Les buveurs de sang ont sauvé la patrie lors de la grande révolte. Mais aujourd’hui, il n’y a plus ou presque de rebelles. Les quelques poignées qui restent ne représentaient pas un grand danger.
   - Vous ne croyez pas à sa victoire ?
   - Si, si, il est victorieux. Mais au bout du chemin de Diy, y-avait-il autre chose que des malades ?
   - Beaucoup d’hommes sont morts, Baron !
   - Oui, demoiselle, beaucoup d’hommes sont morts et d’une mort atroce m’a-t-on rapporté. Je vois mal les malades dans ce rôle. Il y a autre chose mais je ...    
   - Ne bougez pas, Baron, dit Mahar.
Elle lui avait saisi le bras et se positionnait derrière lui. Kaja regarda autour de lui et remarqua le fils du général qui semblait chercher quelqu’un des yeux. Il était près d’une jeune fille qui lui parlait sans qu’il l’écoute. Cela fit sourire Kaja.
   - Vous ne semblez pas pressé de rencontrer Nélbant. Le fils du général vous ferait-il peur ?
   - Ne riez pas, Baron. Mon père espère sûrement me marier avec lui.
   - C’est un beau parti. Votre père pense à votre avenir.
   - Il pense un peu trop pour moi...
Bientôt on annonça que le repas était servi et tout le monde se dirigea vers la longue table. Si Kaja se retrouva à gauche de Mahar, Nélbant était à sa droite. Durant le repas, Mahar tenta vainement d’ignorer son voisin de droite, sans y arriver. Il ne semblait même pas remarquer les soupirs qu’elle poussait quand il lui adressait la parole. Kaja surprit un ou deux regards noirs que Janga lança à sa fille. Mahar, à chaque fois, tentait de faire bonne figure. Mais quand Nélbant recommençait un de ses discours sur sa bravoure et sur les récits de ses hauts faits, Kaja sentait sa voisine trépigner sur sa chaise. Lui, au contraire, était heureux. Avec quelques questions à l’allure innocente, il en apprit plus sur les intentions des buveurs de sang. Ainsi Batogou pensait que des rebelles se cachaient à Nairav ou dans ses environs. Cela étonna Kaja. Le labyrinthe des canyons était pauvre et ne pouvait pas nourrir une grande population. Il avait lu dans de vieux rapports que le monastère était à peine autosuffisant et que souvent ses occupants se rationnaient en hiver. Comment un endroit presque désertique pourrait-il abriter une troupe assez bien entraînée pour infliger de tel dégâts aux buveurs de sang ? Nélbant ne se posait pas ce genre de question. Il allait participer à la campagne pour écraser les rebelles. Il se couvrirait de gloire et toutes les portes s’ouvriraient devant lui. Il ferait son choix de la belle qui aurait droit à l’immense honneur d’épouser le héros qu’il serait. Mahar faillit éclater de rire devant un tel discours plein de suffisance. Quand elle lui demanda comment il choisirait, s’il ne devenait pas héros. Il répondit que c’était impossible vu sa bravoure. Mais que seules les jeunes filles, qui lui auraient montré combien elles pouvaient être de bonnes épouses, auraient le droit à son attention.
Kaja surveillait discrètement les échanges entre Janga et le général. Batogou avait besoin d’argent pour financer sa campagne. Si Reneur était prêt à lui donner ce qu’il demandait, Gérère avait mis son veto. Depuis le général faisait le tour de ses soutiens pour récupérer des financements. À les voir discuter, Kaja était persuadé qu’un accord allait être trouvé où les deux enfants serviraient de monnaie d’échange. Chacun leur tour, le général et le baron regardaient leur progéniture avec des airs de maquignon. Kaja se demanda si Mahar se laisserait faire.
À la fin de la réception, Kaja prit congé. Mahar se fit un devoir de le raccompagner, son père étant occupé avec le général.
   - Je ne sais pas ce qu’il lui trouve, à ce sabreur, dit-elle à Kaja. Il a négligé tout le monde. Quant à son fils, j’espère ne pas le revoir de sitôt.
   -  Chère demoiselle, quand on voit comment votre père apprécie le sien… je n’en mettrai pas ma main à couper.
Comme une petite fille Mahar se mit en colère. Kaja se mit à rire.
    - Tout doux, demoiselle Mahar. À vous voir ainsi, Nélbant pourrait croire que vous êtes meilleure combattante que lui !
Mahar éclata de rire à son tour.
   - Vous avez raison, Baron. Parlons d’autre chose. Il y a un concert bientôt au grand théâtre. Je serais honorée que vous y soyez en ma compagnie.
Voilà qui n’allait pas plaire à Janga et encore moins au général.
   - L’honneur serait pour moi, demoiselle. Je viendrai vous chercher.
Ils se séparèrent sur ces mots et Kaja salua de loin le général qui parlait encore avec Janga. Son fils, derrière, lui fit mine de ne pas l’avoir vu.
Quelques jours plus tard, leur arrivée ensemble au théâtre fit sensation. Pendant le trajet, Mahar n’avait pas arrêté de parler de Nélbant qu’elle avait su supporter encore deux fois. Elle vivait cette sortie comme une revanche. Kaja sentait bien que, malgré son côté rebelle, le poids de la société était trop fort et qu’elle ferait comme toutes les femmes de la bonne société ce qu’on lui dirait de faire. C’est avec les plus beaux de ses sourires qu’elle se dirigea vers l’entrée au bras de Kaja. Ce dernier savait que, dès le lendemain, les cancans iraient bon train. Il pouvait déjà prédire que cette audace ferait sourire les jeunes qui rêvaient de s’émanciper du carcan des bonnes manières et choqueraient les plus vieux, qui eux, détenaient le pouvoir.
Quand, le lendemain, Kaja reçut l’ordre du Vice-roi Gérère de venir au conseil, il crut qu’on allait lui parler de cette soirée avec Mahar. Il fut étonné de se retrouver dans la salle du conseil avec les deux vices-rois, le général Batogou et les principaux conseillers.
   - Mon cher colonel, j’ai tenu à ce que vous soyez présent pour nous éclairer dans ce moment délicat.
Kaja salua Gérère qui venait de parler puis, il salua Reneur et les autres participants. Gérère continuait à parler :
   - Le général nous demande encore de l’argent pour sa prochaine campagne. Il nous parle de rebelles dans la région de Solaire. En avez-vous entendu parler ?
Kaja se racla la gorge.
   - Oui, majesté, j’ai entendu parler de cette bande de farfelus qui se fait appeler “les hommes libres du royaume”. Ils n’ont jamais eu les moyens d’être dangereux.
Kaja sentit Batogou faire des bonds sur son siège. Mais il connaissait les règles et s'abstint d’intervenir. Au conseil, chacun parlait quand on lui donnait la parole. Il leva la main pour demander le droit de répondre.
   - Je ne mets pas en doute, les lourdes pertes des buveurs de sang. Je ne vois pas ces quelques paysans mal équipés venir à bout de plusieurs escouades bien armées et bien entraînées.
Ayant dit cela Kaja s’assit. Batogou se leva sur un signe de Reneur :
   - Je maintiens ma demande. Il y a là des rebelles qui se préparent depuis des années dans l’ombre sans qu’on les remarque. Maintenant, ils sont prêts. Notre devoir est de les exterminer. Le plus tôt sera le mieux. Ce n’est pas quand leur armée déferlera vers la capitale que nous pourrons les arrêter.
   - Comment expliquez-vous, général, de telles pertes alors que vous nous avez vanté votre victoire à Diy. 
Gérère venait d’interrompre Batogou. Les conseillers présents se répartissaient entre les deux camps. Sur la dizaine présents, seuls deux barons n’avaient pas pris position officiellement et votaient de manière imprévisible. Kaja savait que Gérère tentait de les gagner à sa cause. Ils en avaient parlé lors de l’annonce de la victoire de Diy. Kaja ne croyait pas à une foule de rebelles à Diy. Pour lui, on n’y avait exterminé que des malades. Il s’était même interrogé à haute voix sur le risque de contamination que les buveurs de sang faisaient courir aux autres par leur action. Il avait fait aussi remarquer que ceux qui avaient massacré les buveurs de sang avaient ramassé leurs morts et leurs armes ce qui ne correspondait pas du tout aux hommes libres du royaume. Gérère semblait convaincu par les paroles de Kaja à ce moment-là. Pourtant au fur et à mesure qu’il parlait, le vice-roi se rapprochait des arguments de Batogou. À la fin de son allocution, Kaja ne savait plus quoi penser. Gérère allait-il se ranger du côté de Reneur ? À moins qu’il ne fasse cela que pour déstabiliser son adversaire qui se méfiait toujours. Les échanges se poursuivirent un moment. Kaja ne fut pas surpris par le vote qui accorda des moyens supplémentaires à Batogou pour nettoyer le labyrinthe des canyons de la vermine rebelle. Il suivit le vice-roi quand le conseil prit fin. Il attendit d’être dans les appartements de Gérère pour reprendre la parole et exprimer son incompréhension.
   - Mon cher Kaja, vous avez raison dans votre analyse, mais vous êtes trop naïf.
Kaja ouvrit des yeux étonnés qui firent rire Gérère.
   - Les buveurs de sang sont trop puissants dans ce royaume. Ils représentent le passé et nous empêchent d’avancer. En réduire le nombre ne peut être que bénéfique. Je ne sais pas vraiment qui ils combattent. Ce que je sais, c’est que, pour la première fois depuis la grande révolte, ils ont perdu beaucoup d’hommes.
   - Leur ennemi est puissant, bien organisé et capable de mener plusieurs actions d’envergure en même temps. Les témoins placent toutes les attaques à peu près aux mêmes heures. Les seules survivants sont ceux qui sont arrivés après...
   - Je sais cela, Kaja, vous m’avez développé vos idées. Je ne pense  pas que le royaume soit en danger. Ils sont assez forts pour nous débarrasser de ces rebelles quels qu’ils soient mais ce ne sera pas sans perdre de leur propre puissance. Batogou a obtenu le droit de faire venir à Solaire tous ses régiments sauf celui qui protège la capitale. La situation entre Reneur et moi ne peut durer éternellement.
   - Vous ne pensez quand même pas à une guerre entre vous !
   - Toutes les hypothèses sont plausibles. Il y a beaucoup de morts en ce moment… quoi que fasse votre police, mon cher Kaja. En attendant prenez du bon temps avec cette petite… Mais ne faites pas l’ignorant, mon cher Kaja… La fille de Janga est fort belle et son caractère très affirmé paraît-il !

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