vendredi 24 mars 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 9

Ils mirent des jours à déblayer la maison de Burachka. Avec le temps, Koubaye apprit à comprendre le parler particulier de Résiskia. L’homme à la langue coupée n’avait plus de maison depuis ce jour où les seigneurs, maudits soient-ils, s’en étaient pris à ses biens pour satisfaire la voracité de Virme. Depuis, il vivait en louant ses bras puissants contre le gîte et le couvert. La nouvelle du pillage de la maison de Burachka avait vite fait le tour de la communauté. Résiskia avait senti là une opportunité d’avoir un travail stable pour tout l’hiver. Il allait falloir reconstruire la bâtisse. Si le feu avait dévoré les poutres et effondré le toit, il n’avait pas touché aux réserves secrètes cachées par une solide dalle de pierre. Au cinquième jour, ils avaient pu dégager l’entrée de la cave. L’ordinaire de Burachka s’en était trouvé amélioré. Elle avait entreposé là des vivres mais aussi des vêtements et d’autres choses indispensables.
Koubaye venait tous les jours dès le matin. Ses grands-parents lui avaient donné l’ordre d’aller aider. Cela le gênait de les laisser faire tout le travail. Son grand-père lui expliqua que du temps de son père, c’est à eux que les seigneurs avaient rendu visite et que le grand-père de Burachka les avait bien aidés. La tradition voulait qu’on aide, alors il fallait aider. Trumas, l’autre voisin, venait aussi quand son travail et sa famille lui laissaient le temps. Ils ne furent pas trop de trois pour dégager les poutres fumantes. C’est ce qui causa le plus de souci. Le feu les consuma pendant des jours. Elles fournissaient de la chaleur, ce que Koubaye appréciait. Le froid et la neige avaient pris possession de la région. Heureusement, le vent restait faible. Trumas offrait régulièrement à Burachka de venir loger chez lui. Il supportait mal de la voir rester ainsi dans son petit appentis. Elle refusait toujours. Abandonner sa maison était pour elle donner raison aux seigneurs. Résiskia avait moins de scrupules et dormait dans l’étable de Trumas.
Ils mettaient le peu qui était récupérable dans l’appentis. Avec le reste, ils faisaient un tas. L'ordinaire de Burachka s’améliora quand ils atteignirent la porte de la cave. Ni Koubaye, ni Résiskia n’entrèrent dans la pièce cachée. Personne n’y serait rentré sans invitation. Burachka y avait retrouvé du linge et des provisions, ainsi que des outils et son argent. Elle ne mourrait pas de faim et pourrait même continuer à payer Résiskia pour son aide dans la reconstruction.
La maison était très ancienne. Nul ne se rappelait de qui l’avait faite. La taille des poutres avaient impressionné Résiskia. On ne pouvait les remplacer. La loi des seigneurs interdisait au peuple d’abattre les arbres. On se rabattait sur le bois tombé ou cassé. Le moindre arbre couché par une tempête était vendu très cher, beaucoup trop pour Burachka.
   - Pourquoi, on ne ferait pas le toit en pierre.., dit Koubaye?
Il avait dit cela sans trop réfléchir. Si la porte de la cave était en pierre pourquoi pas le toit ?
   - Ai ré ompli-é, répondit Résiskia
   - C’est trop lourd, déclara Trumas.
Koubaye pensa qu’il avait dit une bêtise et se tut. Ils continuèrent à déblayer en silence.
Burachka leur fit la surprise de venir les voir sans aide. Elle se déplaçait de plus en plus facilement. Elle ne boitait plus. La plaie de son épaule se refermait, mais elle ne pouvait pas encore utiliser son bras. Par contre, elle avait toujours la tête couverte. Elle avait échangé les linges du début pour un fichu moins impressionnant à regarder.
Plus tard, Koubaye avait interrogé sa grand-mère sur ce qui s’était passé. Elle lui avait expliqué que les seigneurs étaient venus prendre le bétail et les provisions. C’était le droit des plus forts. Burachka avait tenté de s’opposer à eux. Elle avait été blessée dans l’échauffourée qui s’en était suivie. Elle avait de la chance qu’ils l’aient crue mourante.
Koubaye travaillait encore avec Résiskia quand son grand-père passa le chercher. Il avait l’âne avec lui. Il l’avait chargé d’un sac de grains.
   - Bonjour Résiskia.
   - Onjouuur inomm, répondit l’interessé.
   - Je viens chercher Koubaye. Nous rentrerons après déjeuner.
   - Ré hien. Eu eu me rébouyer eul.
Koubaye qui comprenait maintenant ce que disait Résiskia, ne demanda pas d’explication et secouant la poussière qu’il avait sur les mains, il entreprit de rattraper son grand-père qui était déjà parti. Quand ils furent hors de portée de voix, il demanda :
   - Lui aussi, il a résisté aux seigneurs ?
   - En quelque sorte, Koubaye. Il disait haut et fort ce que les autres disaient tout bas. Virme lui a fait couper la langue pour ça.
Koubaye médita ce qu’il entendait. Ils descendaient par le chemin muletier la combe qui menait à la plaine. La neige n’était pas retombée en masse depuis la dernière tempête. L’air semblait humide.
   - Dis, grand-père, tu crois qu’on aura le temps de faire la maison de Burachka avant les grands froids?
   - Je ne crois pas… Il n’y a pas assez de bois pour la faire.
   - Mais elle doit être en pierre…, rétorqua Koubaye.
Son grand-père s’arrêta net, surprenant l’âne et son petit fils.
   - Comment cela en pierre ???
Koubaye se sentit pris en faute.
   - Mais, euh… c’est comme cela que je la vois…
   - Attends ! Attends ! C’est comme cela que tu l’imagines ou c’est comme cela que tu la vois pour de vrai ?
Koubaye qui s’était arrêté, releva la tête. Il regarda son grand-père. Comment pouvait-on poser une telle question ?
   - Tu crois que je mens ?
   - Non, pas du tout répliqua vivement le grand-père. Je n’avais pas deviné que tu pouvais la voir…
Le grand-père se remit en route :
   - Allons ne traînons pas, il faut qu’on arrive avant la fin du marché
Ils continuèrent leur descente. Le chemin était ancien et convenait parfaitement à l’âne. Bien que raide, la pente avait été taillée en longues marches faites pour les animaux. Koubaye était rarement descendu au village. Il aimait cette descente. On longeait la cascade et le mouvement de l’eau les accompagnait ainsi sur toute la hauteur. En ce début de saison froide, l’eau ne gelait pas encore. Elle jaillissait de la vallée et décrivait un arc de cercle avant de plonger pour aller s’écraser dans une vasque dans un bruit continu couvrant les conversations.
Après, le ruisseau filait vers la vallée bondissant de pierre en pierre, alors qu’ils marchaient sur un sentier à mi-pente qui rejoignait la route principale près du village.
Le soleil était déjà haut quand ils se présentèrent devant les portes de l’enceinte. Le grand-père eut un sourire. Le garde était le vieux Vard. Aussi aviné que son Seigneur, il se saoulait avec du mauvais vin et n’était plus guère attentif dès le milieu de journée. Le grand-père sortit une pièce pour payer l’octroi. Vard l’empocha sans même se lever et leur fit signe de passer. Koubaye remarqua le flacon renversé non loin du siège du garde. Il attendit d’avoir passé la porte pour s’adresser à son grand-père :
   - Il est pas dangereux… pourquoi est-il toujours vivant ?
Le grand-père soupira.
   - Les choses sont plus compliquées que cela, Koubaye. Ce n’est pas parce qu’on hait quelqu’un qu’on peut le tuer. Suppose que quelqu’un le fasse… Que fera Virme ?
Koubaye se mit à réfléchir.
   - Je suppose qu’il viendra avec ses soldats et qu’il y aura beaucoup de morts…
   - Tu supposes bien. Et personne ne veut finir comme Résiskia ou comme Gnirard…
Ils continuèrent en silence à aller vers la place. On entendait déjà le bourdonnement des voix sur le marché.
   - Ou alors…, reprit Koubaye, ou alors, il faut que ce soit comme quand on prépare le bois en forêt…
   - Que veux-tu dire?
   - Qu’on ne doit pas savoir qu’on l’a tué…
Le grand-père ne répondit rien. Ils venaient de déboucher sur la grand place du village. Ils découvrirent les étals à même le sol des marchands. Le grand-père soupira. On était loin des marchés de son enfance regorgeant de marchandises, aux effluves mouvantes et à l’affluence bon enfant. Partout il ne voyait que de pauvres couvertures recouvertes d’une ou deux marchandises et souvent les mêmes. Beaucoup de grains de plantes diverses et quelques fruits se partageaient l’offre. Le grand-père repéra un emplacement libre. Avant qu’il ne l’atteigne, il fut arrêté par le maître du marché.
   - Tu veux vendre quoi, vieil homme ?
Koubaye sentit son sang bouillir à nouveau. Le ton manquait de respect. Pourtant, cet homme était un des leurs. Il se retint de demander immédiatement à son grand-père, qui semblait trouver cela tout à fait normal.
   - J’ai un sac de grains. Juste un sac de grains !
   - Ça te coûtera quand même trois sols, éructa l’homme.
   - Tu feras moins le malin quand les loups te chasseront, hurla Koubaye.
L’homme leva son bâton pour le frapper. Il n’acheva pas son geste. Une main de fer venait de lui saisir le poignet.
   - Mon petit fils a le sang chaud mais il parle plus vite qu’il ne pense. Tiens! Accepte six sols pour la place.
L’homme regarda le grand-père. Il mettait toute sa force à essayer de lever le bras qu’il sentait s’abaisser sous la pression de ce vieil homme qui ne semblait même pas faire un effort. Il prit l’argent en maugréant qu’il passait pour cette fois mais qu’à la prochaine incartade…
Le maître du marché regarda autour de lui. Tous les regards qui s’étaient levés au son de la voix de Koubaye se tournèrent prestement vers le sol.
Quand il se fut éloigné, le grand-père déchargea l’âne, tout en parlant à Koubaye :
   - Tu sais, petit, chacune de nos actions… ou de nos paroles porte en elle ses conséquences…
   - Mais grand-père…
   - Les coups de bâton font mal et pas seulement à celui qui les reçoit.
Koubaye baissa la tête et prit la bride de l’âne pour l’emmener vers l’enclos. Intérieurement il bouillait. Il comprenait son grand-père mais ne pouvait accepter l’inacceptable. En même temps, il était fier de son grand-père qui avait ainsi tenu tête au maître du marché, un vendu aux ordres des seigneurs, tout en regrettant de lui avoir fait dépenser trois sols de plus. Quand il revint, il vit que déjà la moitié du sac avait été vendu ou échangé. Il y avait, emballées dans des tissus, les marchandises dont ils avaient besoin. Il s’assit à côté de son grand-père et fit comme lui. Il attendit que quelqu’un s’approche. Si au départ, il était excité à l’idée d’aller au marché, cette inaction forcée ne lui plut pas. Rapidement, il se lassa de regarder ceux qui passaient. Midi était passé quand quelqu’un s’arrêta. Il semblait connaître son grand-père. Il le salua avec respect et entama une discussion sur le temps, les récoltes et la météo. Koubaye remarqua que les nuages arrivaient rapidement maintenant rendant encore plus triste l’ambiance du marché.
   - … Alors c’est ton petit-fils !
   - Oui, c’est cela. C’est Koubaye.
   - Sa mère est bien chez la nièce du seigneur Vrenne.   
   - Tout à fait, il a maintenant l’âge du premier savoir…
   - Mais pas tout à fait la sagesse, coupa le visiteur.
Le grand-père eut un petit sourire contraint :
   - Non, pas tout à fait. Mais il va comprendre.
   - Je préférerais, déclara l’homme, il n’est jamais agréable de perdre de jeunes forces prometteuses.
Ton grain est toujours aussi beau. Je prends le demi-sac.
Ayant dit cela, le visiteur sortit de l’argent de sa poche et le donna au grand-père. Ce dernier eut l’air étonné. Il jeta un regard interrogateur vers l’acheteur.
   - La neige arrive, vous ne pourrez pas repartir ce soir, déclara l’homme en s’en allant.
Quand il se fut éloigné, Koubaye se rapprocha de son grand-père et lui demanda tout bas :
   - Il n’a pas pris son sac de grain.
   - Je lui porterai. C’est Gabdam, l’aubergiste chez qui nous allons passer la nuit. Il a raison. Ce ne serait pas raisonnable de vouloir rentrer ce soir.
   - Il avait l’air de bien nous connaître.
   - Gabdam connaît tout le monde et tout le monde le connaît et respecte ce qu’il dit. Son savoir est grand.
Koubaye comprit que Gabdam tenait le rôle de chef de village. Officiellement, le village était dirigé par un seigneur à la tête de la garnison. Officieusement, Gabdam était le véritable chef, celui que tous écoutaient et qui prenait les décisions.
La lumière baissa en ce début d’après-midi. Le grand-père regarda le ciel.
   - Va chercher l’âne, Koubaye. Nous allons aller nous mettre à l’abri.
Koubaye partit en courant. Les autres marchands faisaient de même, rangeant leurs affaires rapidement. Alors que la neige commençait à tomber, le marché se vida. Koubaye suivit son grand-père qui le guida vers l’auberge.
Ils y arrivèrent sous un vent glacial. Le grand-père fit le tour par la cour pour mettre l’âne à l’abri et le soulager de sa charge. La salle commune était bien occupée. D’autres marchands avaient, eux aussi, préférer ne pas tenter le voyage alors que la neige s’annonçait. Ils discutaient plus ou moins bruyamment. Le grand-père alla se mettre assez loin de la cheminée. Koubaye fut déçu. Il aurait préféré bénéficier de la chaleur du feu. Au lieu de cela, il se retrouva près d’une fenêtre dans un courant d’air froid. Gabdam officiait derrière son comptoir discutant avec les gens tout en donnant ses ordres. Une servante leur apporta deux écuelles fumantes. Cela réveilla la faim de Koubaye. Il mangea vite. Cela amusa son grand père qui lui donna quelques conseils pour éviter les brûlures. Il comprenait son petit-fils. Depuis le matin, ils n'avaient avalé que quelques gâteaux. C’était une soupe épaisse faite de viande et de pâtes. Elle chauffait le corps et remplissait l’estomac. Koubaye la termina bien avant son grand-père, malgré les brûlures. Il repoussa son assiette et regarda autour de lui. Non loin, il y avait quelques hommes discutant de chevaux et de courses autour d’un pichet d’alcool. Un peu plus loin, deux personnes mangeaient tout en parlant de la route à faire et des traces de loups qu’ils avaient vues. Près de l’autre fenêtre, il reconnut des marchands qu’il avait vus le matin. Il en vit d’autres encore plus près du feu ou du comptoir. De nouveau, il soupira regrettant le choix de son grand-père. La fenêtre fermait mal. Il l’examina pour voir comment se protéger du froid. Il remarqua la lourde tenture aux couleurs sombres et fanées. Koubaye se leva pour aller la tirer. Son grand-père le regarda faire sans s’interrompre. Une servante passa près de leur table alors que Koubaye revenait s'asseoir. Elle posa le pichet sur la table d’à côté, saluée par les cris de satisfaction. En revenant, elle ramassa l’assiette vide en demandant s’il en voulait une autre. Koubaye fit oui de la tête et son grand-père acquiesça.
   - Prends le temps de manger, Koubaye. Nous ne repartons que demain...
Koubaye se força à ralentir le rythme. La servante était revenue avec l’eau de vie. Elle posa une petite bouteille devant le grand-père avec un gobelet :
   - C’est le patron qui vous l’offre !
Le grand-père remplit son verre et le leva en faisant un signe de tête à Gabdam, qui lui fit un sourire en retour. Après l’avoir bu, il se pencha vers Koubaye :
   - Maintenant tu peux ou rester là, ou aller te coucher. J’ai vu quelques amis, je vais aller les saluer.
Koubaye fit oui de la tête et regarda partir son grand-père. Il savait ce que ça voulait dire. Les grandes personnes allaient discuter des heures sur les méfaits des seigneurs, les récoltes ou les troupeaux. Il préférait encore aller dormir.

dimanche 12 mars 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 8

Ce fut un appel qui le réveilla. Il sauta au bas de sa couche et se dépêcha d’aller retirer les branchages. Il se piqua mais rigolait de soulagement. Son grand-père l’appelait. Il lui sauta dans les bras quand ils furent face à face.
   - Allons, mon garçon, lui dit le grand-père. Il faut qu’on s’occupe des bêtes.
Ils travaillèrent ensemble toute la matinée pour nettoyer la grotte étable. Koubaye n’osait pas interroger son grand-père sur d’éventuels événements. Tout semblait normal et pourtant, il sentait un sentiment de tristesse chaque fois que son grand-père lui disait :
   - Faut pas qu’on traîne, aujourd’hui y a à faire.
Ils finirent vers midi. Installés dehors, ils déjeunèrent. Ils mangèrent vite et en silence. Le grand-père semblait perdu dans ses pensées, ce qui étonna Koubaye. D’habitude, le repas était l’occasion de raconter une histoire ou de parler simplement de ce qui était à faire. Koubaye repensa aux cavaliers. Qu’avaient-ils fait à son grand-père?
   - Bien, dit enfin le grand-père, on va y aller.
Il rangea sa musette, imité par Koubaye.
   - On rentre à la maison, demanda ce dernier ? 
   - Non, on va aller un peu plus loin.
La sécheresse de la réponse étonna à nouveau Koubaye. Ce n’était peut-être pas dû aux cavaliers. Il avait peut-être fait ce qu’il ne fallait pas. Pourtant, il ne voyait pas dans ses actions ce qui aurait pu déclencher cela.
Ils ne marchèrent pas très longtemps après la sortie de la grotte. Un autre éboulis cachait une autre entrée de caverne. On la devinait depuis le bas de la vallée, mais son accès nécessitait une approche détournée. Il y avait là un autre troupeau. Les bêtes étaient moins nombreuses et surtout moins belles.
   - Où est-on, demanda Koubaye.
   - C’est le troupeau de Burachka.
   - Mais pourquoi …
Koubaye n’alla pas plus loin dans sa question.
   - Il lui est arrivé quelque chose, demanda-t-il avec une pointe d’anxiété dans la voix.
   - Les seigneurs ont pillé sa maison et l’ont blessée.
Koubaye sentit une bouffée de colère lui emplir la poitrine. Il aurait bien massacré tous les seigneurs… s’il en avait eu la force.
Ils travaillèrent aussi vite qu’ils purent. Après ce troupeau-là, il fallut aller voir les bêtes qui étaient en forêt. Ils revinrent dans la vallée à la nuit tombante. Koubaye eut un sentiment d’étrangeté. La vallée avait changé. La fatigue aidant, il ne chercha pas plus loin.
Dès le matin, à la figure soucieuse de sa grand-mère, il comprit que quelque chose n’allait pas. Elle prépara la soupe et le fromage sans chantonner comme à son habitude. Son grand-père était déjà partit s’occuper dehors. Quand il demanda s’il devait le rejoindre, sa grand-mère lui dit que non et qu’elle avait du travail pour lui. Il finissait de manger quand elle mit la soupe dans un seau propre qu’elle couvrit d’un torchon et prépara un plateau avec du fromage et des galettes.
   - Tu as fini… c’est bien, on va pouvoir y aller.
Elle lui colla le plateau entre les mains, prit le seau de soupe et d’autres choses et sortit, Koubaye sur ses talons. Elle se dirigea vers le chemin.
   - Ne traîne pas… Burachka doit nous attendre.
Koubaye se hâta de rejoindre sa grand-mère et ils firent en silence le trajet qui les séparait de la maison de Burachka. Il prit conscience que la fumée qu’il voyait n'était pas normale quand il passa l’épaulement de terrain qui cachait le logis de la voisine. Il n’y avait plus de maison mais un tas de ruines encore fumantes. Seul un appentis un peu plus loin tenait debout et un mince filet de fumée s’échappait de la fenêtre. Sa grand-mère marmonna entre ses dents quelque chose qui ressemblait à un juron. Cela étonna Koubaye qui l’entendait toujours reprendre son mari quand celui-ci jurait.
   - Elle s’est levée… je lui avais pourtant dit…
Quand ils arrivèrent à l’appentis, la grand-mère frappa sur le linteau et en entra sans autre forme de procès. Burachka était assise sur une paillasse, enveloppée de couvertures. Le feu crépitait dans le poêle depuis peu vu la chaleur qui régnait dans la pièce.
Koubaye sursauta en voyant la voisine. Elle avait la tête entourée de linges tachés de sang et un bras curieusement replié sur la poitrine.
   - Tu n’aurais pas dû te lever, dit la grand-mère en posant ce qu’elle portait.
   - La vie continue, petite-mère, lui répondit Burachka. Je ne vais pas rester à ne rien faire.
   - Tu aurais pu tomber et tes plaies se rouvrir.
   - J’ai fait attention…
   - Je pose ça où, intervint Koubaye ?
Sa grand-mère lui prit le plateau des mains et le posa sur un tabouret un peu plus loin.
   - Va chercher de l’eau, lui dit-elle.
Koubaye attrapa un seau et se dépêcha de sortir. Il ne voulait pas montrer qu’il était impressionné par les pansements que portait Burachka. L’endroit où il pouvait puiser l’eau était assez loin. Près de la maison de Burachka, le ruisseau n’était qu’une mince entaille dans la prairie en partie cachée par la glace et la neige. La descente fut facile. Le retour lui demanda beaucoup d’efforts. Le seau était lourd et nécessitait ses deux mains. Arrivé à mi pente, il glissa et crut renverser toute l’eau. Il se rattrapa de justesse. Il resta là un moment, son coeur battait trop vite pour qu’il reparte. Il regarda vers le haut. On ne voyait plus que les ruines fumantes de la maison de Burachka. Il ressentit une nouvelle bouffée de rage contre les seigneurs et c’est fort de cette colère qu’il reprit son ascension.
Sa grand-mère finissait d’aider Burachka quand il arriva. Cette dernière avait un bras en écharpe et une espèce de turban sur la tête.
   - … si tu bouges trop ton bras, cela ne va pas se refermer, disait la grand-mère. Ah ! Koubaye, te voilà. Tu vas poser ça là et puis tu vas aller au-dessus pour rassembler les bêtes que tu pourras.
Koubaye acquiesça sans discuter. Il aurait bien aimé savoir ce qu’il s’était passé. Il se promit de demander à sa grand-mère dès qu’il le pourrait. Libéré de son seau trop lourd, il partit en courant vers la colline. Il repéra assez facilement les moutons. Ils s’étaient rassemblés dans une petite combe à l’abri du vent. Il fut étonné de leur petit nombre. Burachka avait eu beaucoup de naissances et son troupeau déjà grand, avait atteint une taille limite pour une femme seule. Il savait peu de choses de sa voisine. Elle avait été mariée mais on ne parlait jamais de son mari. Elle n’avait pas d’enfant. Elle avait tout pour faire une bonne épouse disait la grand-mère. Pourtant elle éconduisait régulièrement les prétendants qui venaient la voir.
Koubaye commença à pousser les bêtes vers la ferme. L’enclos lui avait semblé en bon état quand il était passé à côté. Les moutons n’étaient donc pas sortis tout seuls. Il soupçonna les seigneurs d’être à l’origine de cette fuite. Quand il arriva près de la cabane, il vit une silhouette qui remontait le chemin. C’était un homme marchant lourdement en s’appuyant sur un bâton. Koubaye continua à s’occuper des moutons et des deux trois chèvres qui bêlaient pour entrer dans l’enclos. Il les suivit et fit le tour des palissades faites d’épineux pour voir s'il n’y avait pas de trous où pourrait passer un loup. Satisfait de son inspection, il sortit et repoussa la barrière. Arrivé près de la cabane, il entendit des voix :
   - Yacoua mesneiuurs bontoué
   - Qu’est-ce qu’il dit, demandait la voix de la grand-mère.
   - Il dit que les seigneurs sont bons à tuer, dit Burachka.
   - Ah si le roi Riou était là…
Koubaye entra et se trouva face à l’homme qu’il reconnut aussitôt. Résiskia se tourna vers lui :
   - Ya ben rrrandi, articula-t-il.
   - Oui, dit la grand-mère en se rengorgeant. Il entre dans l’âge du savoir premier.
   - Aher iens, on a néyoyer a aizon… dit Résikia en regardant Koubaye. 
Koubaye se tourna les deux femmes avec un air de totale incompréhension. Burachka lui sourit :
   - Il dit que vous allez nettoyer la maison.

samedi 4 mars 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 7

Après cette tempête, les jours succédèrent aux jours. Il faisait froid, moins que l’année précédente disait le grand-père. Il ne neigeait pas. La grand-mère vivait dans la crainte que cette météo trop clémente ne permette aux seigneurs de refaire des razzias dans les troupeaux. Le peu de neige tombée rendait difficile leur camouflage.
Avec celles de Burachka et Trumas, la maison de Koubaye formaient un petit hameau au bout d’un chemin sans issue. Le mot hameau était bien grand pour désigner leur groupe de constructions. La demeure de Burachka était la première et la plus près du chemin. Elle était aussi adossée à la colline et en partie troglodyte. Trumas avait une solide bâtisse toute creusée dans un piton de pierre de l’autre côté du vallon. Elle faisait plusieurs niveaux reliés par des escaliers creusés eux aussi. Koubaye en était un peu jaloux. Elle semblait beaucoup plus amusante avec des coins et des recoins disséminés dans tous les sens. Le grand-père lui avait fait remarquer, un jour où Koubaye exprimait son envie d’une maison comme cela pour jouer, que Trumas devait rentrer deux fois plus de bois qu’eux pour se chauffer. Cela avait fait réfléchir Koubaye, sans pour autant lui ôter la nostalgie d’habiter un tel lieu.
Ce fut Koubaye qui les vit le premier. Il était à vadrouiller sur la crête. Il aimait ce paysage qui dominait la grande plaine. Il remarqua le groupe de cavaliers. Ils montaient de grands chevaux. Il jura entre ses dents comme son grand-père sans quitter le couvert de la forêt, il courut vers la maison. Il y entra en courant, hors d’haleine.
   - ILS ARRIVENT ! ILS ARRIVENT !
La grand-mère prit Koubaye par le bras.
   - Calme-toi et décris ce que tu as vu !
   - Un groupe de cavaliers arrive par le chemin de la plaine…
   - Ont-ils un chariot ?
   - Non, je n’ai vu que des cavaliers.
Les deux grands-parents échangèrent un regard lourd de sens. Koubaye sentit que la situation était grave. Il aurait mieux valu qu’il y ait un chariot. Il ne savait pas pourquoi et n’eut pas le loisir de le demander, car les deux adultes commencèrent à s’agiter et à ranger toute la maison.
   - Ne reste pas là, mon garçon… Va te cacher dans la grotte avec les chèvres, lui dit la grand-mère en le poussant dehors.
Koubaye savait qu’on ne discutait pas avec la grand-mère. Il partit donc en courant vers la forêt. Il jeta un coup d’oeil derrière lui sans voir les cavaliers. Il était à couvert quand le premier cheval apparut tout en bas du vallon.
Koubaye mit en pratique ce que son grand-père lui avait appris. Personne n’aurait pu suivre sa trace. Il se retrouva bientôt dans la grotte. Le troupeau s’était rassemblé contre une des parois. Il restait silencieux. Koubaye en fut heureux. Il préférait rester avec ses pensées.
La journée passa lentement, très lentement. Cela lui était insupportable de rester là, à ne rien faire sans savoir. Il n’osait pas sortir. Son grand-père lui avait donné l’ordre de l’attendre, sans préciser combien de temps. Pour ne pas utiliser les provisions, il se contenta de traire des chèvres. En cette saison, elle n’avait pas beaucoup de lait. Le repas fut maigre. Quand la lumière déclina dans le couloir d’accès à la grotte, Koubaye eut peur. Personne n’était venu le chercher. Et si tout le monde était mort ?… Et si les loups venaient la nuit ?... Il prit le temps de bien arranger les épineux qui composaient la barrière du couloir. Même si les loups venaient, ils ne pourraient pas passer. Puis vint une image d’ours… La peur, qui s’était éloignée pendant qu’il arrangeait les buissons contre les loups, revint. Ses quelques branchages n’auraient pas la solidité nécessaire si l’ours venait. Il essaya de se raisonner. Son grand-père lui avait dit qu’ils avaient presque tous disparus et que pendant l'hiver, ils ne bougeaient pas. Pourtant la peur lui tenailla le ventre. Le peu de lumière dont il bénéficiait encore disparut.
Koubaye tremblant de peur s’allongea sur une banquette de pierre creusée dans le fond de la grotte. Il s'enveloppa dans ses couvertures, ne laissant sortir que son nez et ses yeux. Le sommeil le prit alors qu’il guettait l’arrivée du danger.