vendredi 24 mars 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 9

Ils mirent des jours à déblayer la maison de Burachka. Avec le temps, Koubaye apprit à comprendre le parler particulier de Résiskia. L’homme à la langue coupée n’avait plus de maison depuis ce jour où les seigneurs, maudits soient-ils, s’en étaient pris à ses biens pour satisfaire la voracité de Virme. Depuis, il vivait en louant ses bras puissants contre le gîte et le couvert. La nouvelle du pillage de la maison de Burachka avait vite fait le tour de la communauté. Résiskia avait senti là une opportunité d’avoir un travail stable pour tout l’hiver. Il allait falloir reconstruire la bâtisse. Si le feu avait dévoré les poutres et effondré le toit, il n’avait pas touché aux réserves secrètes cachées par une solide dalle de pierre. Au cinquième jour, ils avaient pu dégager l’entrée de la cave. L’ordinaire de Burachka s’en était trouvé amélioré. Elle avait entreposé là des vivres mais aussi des vêtements et d’autres choses indispensables.
Koubaye venait tous les jours dès le matin. Ses grands-parents lui avaient donné l’ordre d’aller aider. Cela le gênait de les laisser faire tout le travail. Son grand-père lui expliqua que du temps de son père, c’est à eux que les seigneurs avaient rendu visite et que le grand-père de Burachka les avait bien aidés. La tradition voulait qu’on aide, alors il fallait aider. Trumas, l’autre voisin, venait aussi quand son travail et sa famille lui laissaient le temps. Ils ne furent pas trop de trois pour dégager les poutres fumantes. C’est ce qui causa le plus de souci. Le feu les consuma pendant des jours. Elles fournissaient de la chaleur, ce que Koubaye appréciait. Le froid et la neige avaient pris possession de la région. Heureusement, le vent restait faible. Trumas offrait régulièrement à Burachka de venir loger chez lui. Il supportait mal de la voir rester ainsi dans son petit appentis. Elle refusait toujours. Abandonner sa maison était pour elle donner raison aux seigneurs. Résiskia avait moins de scrupules et dormait dans l’étable de Trumas.
Ils mettaient le peu qui était récupérable dans l’appentis. Avec le reste, ils faisaient un tas. L'ordinaire de Burachka s’améliora quand ils atteignirent la porte de la cave. Ni Koubaye, ni Résiskia n’entrèrent dans la pièce cachée. Personne n’y serait rentré sans invitation. Burachka y avait retrouvé du linge et des provisions, ainsi que des outils et son argent. Elle ne mourrait pas de faim et pourrait même continuer à payer Résiskia pour son aide dans la reconstruction.
La maison était très ancienne. Nul ne se rappelait de qui l’avait faite. La taille des poutres avaient impressionné Résiskia. On ne pouvait les remplacer. La loi des seigneurs interdisait au peuple d’abattre les arbres. On se rabattait sur le bois tombé ou cassé. Le moindre arbre couché par une tempête était vendu très cher, beaucoup trop pour Burachka.
   - Pourquoi, on ne ferait pas le toit en pierre.., dit Koubaye?
Il avait dit cela sans trop réfléchir. Si la porte de la cave était en pierre pourquoi pas le toit ?
   - Ai ré ompli-é, répondit Résiskia
   - C’est trop lourd, déclara Trumas.
Koubaye pensa qu’il avait dit une bêtise et se tut. Ils continuèrent à déblayer en silence.
Burachka leur fit la surprise de venir les voir sans aide. Elle se déplaçait de plus en plus facilement. Elle ne boitait plus. La plaie de son épaule se refermait, mais elle ne pouvait pas encore utiliser son bras. Par contre, elle avait toujours la tête couverte. Elle avait échangé les linges du début pour un fichu moins impressionnant à regarder.
Plus tard, Koubaye avait interrogé sa grand-mère sur ce qui s’était passé. Elle lui avait expliqué que les seigneurs étaient venus prendre le bétail et les provisions. C’était le droit des plus forts. Burachka avait tenté de s’opposer à eux. Elle avait été blessée dans l’échauffourée qui s’en était suivie. Elle avait de la chance qu’ils l’aient crue mourante.
Koubaye travaillait encore avec Résiskia quand son grand-père passa le chercher. Il avait l’âne avec lui. Il l’avait chargé d’un sac de grains.
   - Bonjour Résiskia.
   - Onjouuur inomm, répondit l’interessé.
   - Je viens chercher Koubaye. Nous rentrerons après déjeuner.
   - Ré hien. Eu eu me rébouyer eul.
Koubaye qui comprenait maintenant ce que disait Résiskia, ne demanda pas d’explication et secouant la poussière qu’il avait sur les mains, il entreprit de rattraper son grand-père qui était déjà parti. Quand ils furent hors de portée de voix, il demanda :
   - Lui aussi, il a résisté aux seigneurs ?
   - En quelque sorte, Koubaye. Il disait haut et fort ce que les autres disaient tout bas. Virme lui a fait couper la langue pour ça.
Koubaye médita ce qu’il entendait. Ils descendaient par le chemin muletier la combe qui menait à la plaine. La neige n’était pas retombée en masse depuis la dernière tempête. L’air semblait humide.
   - Dis, grand-père, tu crois qu’on aura le temps de faire la maison de Burachka avant les grands froids?
   - Je ne crois pas… Il n’y a pas assez de bois pour la faire.
   - Mais elle doit être en pierre…, rétorqua Koubaye.
Son grand-père s’arrêta net, surprenant l’âne et son petit fils.
   - Comment cela en pierre ???
Koubaye se sentit pris en faute.
   - Mais, euh… c’est comme cela que je la vois…
   - Attends ! Attends ! C’est comme cela que tu l’imagines ou c’est comme cela que tu la vois pour de vrai ?
Koubaye qui s’était arrêté, releva la tête. Il regarda son grand-père. Comment pouvait-on poser une telle question ?
   - Tu crois que je mens ?
   - Non, pas du tout répliqua vivement le grand-père. Je n’avais pas deviné que tu pouvais la voir…
Le grand-père se remit en route :
   - Allons ne traînons pas, il faut qu’on arrive avant la fin du marché
Ils continuèrent leur descente. Le chemin était ancien et convenait parfaitement à l’âne. Bien que raide, la pente avait été taillée en longues marches faites pour les animaux. Koubaye était rarement descendu au village. Il aimait cette descente. On longeait la cascade et le mouvement de l’eau les accompagnait ainsi sur toute la hauteur. En ce début de saison froide, l’eau ne gelait pas encore. Elle jaillissait de la vallée et décrivait un arc de cercle avant de plonger pour aller s’écraser dans une vasque dans un bruit continu couvrant les conversations.
Après, le ruisseau filait vers la vallée bondissant de pierre en pierre, alors qu’ils marchaient sur un sentier à mi-pente qui rejoignait la route principale près du village.
Le soleil était déjà haut quand ils se présentèrent devant les portes de l’enceinte. Le grand-père eut un sourire. Le garde était le vieux Vard. Aussi aviné que son Seigneur, il se saoulait avec du mauvais vin et n’était plus guère attentif dès le milieu de journée. Le grand-père sortit une pièce pour payer l’octroi. Vard l’empocha sans même se lever et leur fit signe de passer. Koubaye remarqua le flacon renversé non loin du siège du garde. Il attendit d’avoir passé la porte pour s’adresser à son grand-père :
   - Il est pas dangereux… pourquoi est-il toujours vivant ?
Le grand-père soupira.
   - Les choses sont plus compliquées que cela, Koubaye. Ce n’est pas parce qu’on hait quelqu’un qu’on peut le tuer. Suppose que quelqu’un le fasse… Que fera Virme ?
Koubaye se mit à réfléchir.
   - Je suppose qu’il viendra avec ses soldats et qu’il y aura beaucoup de morts…
   - Tu supposes bien. Et personne ne veut finir comme Résiskia ou comme Gnirard…
Ils continuèrent en silence à aller vers la place. On entendait déjà le bourdonnement des voix sur le marché.
   - Ou alors…, reprit Koubaye, ou alors, il faut que ce soit comme quand on prépare le bois en forêt…
   - Que veux-tu dire?
   - Qu’on ne doit pas savoir qu’on l’a tué…
Le grand-père ne répondit rien. Ils venaient de déboucher sur la grand place du village. Ils découvrirent les étals à même le sol des marchands. Le grand-père soupira. On était loin des marchés de son enfance regorgeant de marchandises, aux effluves mouvantes et à l’affluence bon enfant. Partout il ne voyait que de pauvres couvertures recouvertes d’une ou deux marchandises et souvent les mêmes. Beaucoup de grains de plantes diverses et quelques fruits se partageaient l’offre. Le grand-père repéra un emplacement libre. Avant qu’il ne l’atteigne, il fut arrêté par le maître du marché.
   - Tu veux vendre quoi, vieil homme ?
Koubaye sentit son sang bouillir à nouveau. Le ton manquait de respect. Pourtant, cet homme était un des leurs. Il se retint de demander immédiatement à son grand-père, qui semblait trouver cela tout à fait normal.
   - J’ai un sac de grains. Juste un sac de grains !
   - Ça te coûtera quand même trois sols, éructa l’homme.
   - Tu feras moins le malin quand les loups te chasseront, hurla Koubaye.
L’homme leva son bâton pour le frapper. Il n’acheva pas son geste. Une main de fer venait de lui saisir le poignet.
   - Mon petit fils a le sang chaud mais il parle plus vite qu’il ne pense. Tiens! Accepte six sols pour la place.
L’homme regarda le grand-père. Il mettait toute sa force à essayer de lever le bras qu’il sentait s’abaisser sous la pression de ce vieil homme qui ne semblait même pas faire un effort. Il prit l’argent en maugréant qu’il passait pour cette fois mais qu’à la prochaine incartade…
Le maître du marché regarda autour de lui. Tous les regards qui s’étaient levés au son de la voix de Koubaye se tournèrent prestement vers le sol.
Quand il se fut éloigné, le grand-père déchargea l’âne, tout en parlant à Koubaye :
   - Tu sais, petit, chacune de nos actions… ou de nos paroles porte en elle ses conséquences…
   - Mais grand-père…
   - Les coups de bâton font mal et pas seulement à celui qui les reçoit.
Koubaye baissa la tête et prit la bride de l’âne pour l’emmener vers l’enclos. Intérieurement il bouillait. Il comprenait son grand-père mais ne pouvait accepter l’inacceptable. En même temps, il était fier de son grand-père qui avait ainsi tenu tête au maître du marché, un vendu aux ordres des seigneurs, tout en regrettant de lui avoir fait dépenser trois sols de plus. Quand il revint, il vit que déjà la moitié du sac avait été vendu ou échangé. Il y avait, emballées dans des tissus, les marchandises dont ils avaient besoin. Il s’assit à côté de son grand-père et fit comme lui. Il attendit que quelqu’un s’approche. Si au départ, il était excité à l’idée d’aller au marché, cette inaction forcée ne lui plut pas. Rapidement, il se lassa de regarder ceux qui passaient. Midi était passé quand quelqu’un s’arrêta. Il semblait connaître son grand-père. Il le salua avec respect et entama une discussion sur le temps, les récoltes et la météo. Koubaye remarqua que les nuages arrivaient rapidement maintenant rendant encore plus triste l’ambiance du marché.
   - … Alors c’est ton petit-fils !
   - Oui, c’est cela. C’est Koubaye.
   - Sa mère est bien chez la nièce du seigneur Vrenne.   
   - Tout à fait, il a maintenant l’âge du premier savoir…
   - Mais pas tout à fait la sagesse, coupa le visiteur.
Le grand-père eut un petit sourire contraint :
   - Non, pas tout à fait. Mais il va comprendre.
   - Je préférerais, déclara l’homme, il n’est jamais agréable de perdre de jeunes forces prometteuses.
Ton grain est toujours aussi beau. Je prends le demi-sac.
Ayant dit cela, le visiteur sortit de l’argent de sa poche et le donna au grand-père. Ce dernier eut l’air étonné. Il jeta un regard interrogateur vers l’acheteur.
   - La neige arrive, vous ne pourrez pas repartir ce soir, déclara l’homme en s’en allant.
Quand il se fut éloigné, Koubaye se rapprocha de son grand-père et lui demanda tout bas :
   - Il n’a pas pris son sac de grain.
   - Je lui porterai. C’est Gabdam, l’aubergiste chez qui nous allons passer la nuit. Il a raison. Ce ne serait pas raisonnable de vouloir rentrer ce soir.
   - Il avait l’air de bien nous connaître.
   - Gabdam connaît tout le monde et tout le monde le connaît et respecte ce qu’il dit. Son savoir est grand.
Koubaye comprit que Gabdam tenait le rôle de chef de village. Officiellement, le village était dirigé par un seigneur à la tête de la garnison. Officieusement, Gabdam était le véritable chef, celui que tous écoutaient et qui prenait les décisions.
La lumière baissa en ce début d’après-midi. Le grand-père regarda le ciel.
   - Va chercher l’âne, Koubaye. Nous allons aller nous mettre à l’abri.
Koubaye partit en courant. Les autres marchands faisaient de même, rangeant leurs affaires rapidement. Alors que la neige commençait à tomber, le marché se vida. Koubaye suivit son grand-père qui le guida vers l’auberge.
Ils y arrivèrent sous un vent glacial. Le grand-père fit le tour par la cour pour mettre l’âne à l’abri et le soulager de sa charge. La salle commune était bien occupée. D’autres marchands avaient, eux aussi, préférer ne pas tenter le voyage alors que la neige s’annonçait. Ils discutaient plus ou moins bruyamment. Le grand-père alla se mettre assez loin de la cheminée. Koubaye fut déçu. Il aurait préféré bénéficier de la chaleur du feu. Au lieu de cela, il se retrouva près d’une fenêtre dans un courant d’air froid. Gabdam officiait derrière son comptoir discutant avec les gens tout en donnant ses ordres. Une servante leur apporta deux écuelles fumantes. Cela réveilla la faim de Koubaye. Il mangea vite. Cela amusa son grand père qui lui donna quelques conseils pour éviter les brûlures. Il comprenait son petit-fils. Depuis le matin, ils n'avaient avalé que quelques gâteaux. C’était une soupe épaisse faite de viande et de pâtes. Elle chauffait le corps et remplissait l’estomac. Koubaye la termina bien avant son grand-père, malgré les brûlures. Il repoussa son assiette et regarda autour de lui. Non loin, il y avait quelques hommes discutant de chevaux et de courses autour d’un pichet d’alcool. Un peu plus loin, deux personnes mangeaient tout en parlant de la route à faire et des traces de loups qu’ils avaient vues. Près de l’autre fenêtre, il reconnut des marchands qu’il avait vus le matin. Il en vit d’autres encore plus près du feu ou du comptoir. De nouveau, il soupira regrettant le choix de son grand-père. La fenêtre fermait mal. Il l’examina pour voir comment se protéger du froid. Il remarqua la lourde tenture aux couleurs sombres et fanées. Koubaye se leva pour aller la tirer. Son grand-père le regarda faire sans s’interrompre. Une servante passa près de leur table alors que Koubaye revenait s'asseoir. Elle posa le pichet sur la table d’à côté, saluée par les cris de satisfaction. En revenant, elle ramassa l’assiette vide en demandant s’il en voulait une autre. Koubaye fit oui de la tête et son grand-père acquiesça.
   - Prends le temps de manger, Koubaye. Nous ne repartons que demain...
Koubaye se força à ralentir le rythme. La servante était revenue avec l’eau de vie. Elle posa une petite bouteille devant le grand-père avec un gobelet :
   - C’est le patron qui vous l’offre !
Le grand-père remplit son verre et le leva en faisant un signe de tête à Gabdam, qui lui fit un sourire en retour. Après l’avoir bu, il se pencha vers Koubaye :
   - Maintenant tu peux ou rester là, ou aller te coucher. J’ai vu quelques amis, je vais aller les saluer.
Koubaye fit oui de la tête et regarda partir son grand-père. Il savait ce que ça voulait dire. Les grandes personnes allaient discuter des heures sur les méfaits des seigneurs, les récoltes ou les troupeaux. Il préférait encore aller dormir.

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