dimanche 30 décembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...72

L’atmosphère était emplie de lumière mais ce n’était pas de la lumière. L’air était empli de bruit, mais ce n’était pas du bruit.  Sans le gigantesque battement qui le faisait vibrer, le sol aurait-il encore été le sol ?
Koubaye s’interrogeait. Il tenait la main qui le guidait. Ses yeux éblouis ne voyaient rien. Il avait suivi un être de lumière alors que son corps reposait entre les bras de Résal. Le temps lui-même s’était dissous en une succession d’instants marqués par les vibrations du sol.
   - Tu as la Pierre.
La voix n’était pas une voix et pourtant il comprenait.
   - Les dieux t’ont choisi, poursuivit la non-voix. Je suis ton guide et ton messager. Mon nom est Tingam. Rma tisse et le temps existe. Je t’emmène à la naissance du temps quand Rma a tissé son premier fil.
Les vibrations s’éloignèrent comme s’éloigna la lumière pour devenir lueur. Tingam brillait comme une étoile dans la nuit.
Koubaye commença à voir. Si les fils étaient beaux, le tissage en était simple. C’était beau et harmonieux. Puis vinrent les altérations. Tingam déroulait la trame du temps comme on déroule un tissu. Koubaye vit de nouveaux fils, puis d’autres encore. Les motifs se multipliaient, gagnant en complexité.  Parfois des fentes apparaissaient, des fils s’interrompaient, brisant un motif ou une symétrie mais jamais la trame ne cessait d’avancer.
Koubaye avait le vertige de voir tous ces dessins se déployer devant ses yeux. Il ne comprenait pas l’enchevêtrement qu’il voyait.
   - Si tout se mélange dans ma tête comme vais-je savoir ?
   - Prends la pierre, répondit Tingam et mange-la !
Manger une pierre ! L’idée parut absurde à Koubaye, d’autant plus qu’il l’avait vue dans le coffret à côté de Résal. Il allait le dire à Tingam quand il eut le sentiment d’un poids dans sa main droite. La pierre était lourde, pulsant comme avait vibré le sol. Cela le fit sursauter. Il avait un temps pensé qu’il allait revoir l’atelier de Rma et voilà qu’il errait en compagnie d’un être de lumière au milieu de rien dans un temps improbable à la recherche de… Il ne savait même pas. Il porta la pierre à sa bouche. Elle avait un goût doux et amer à la fois. Ce fut comme un feu qui descendit en lui.
   - Je brûle ! Tingam, je brûle à l’intérieur...
   - On n’acquiert pas le savoir sans souffrir… tout l’illusoire doit être consumé...
Koubaye ne comprenait rien, seule la douleur l’emplissait dans l’instant qu’il vivait.
   - Mange ! Mange tout !
Si le ton était toujours calme, ce n’était pas un conseil. C’était un ordre. Koubaye obéit et avala le reste de la pierre. Elle avait maintenant un goût brûlant et sucré. Koubaye se sentit étouffer. Un flot de larmes lui inonda la gorge éteignant le feu qui le consumait. Il pensa que la mort serait préférable à cela. Il repensa à sa vallée, à ses montagnes et à ses grands-parents. C’était un temps heureux. Il pensa que le savoir ne lui avait apporté que le malheur. Pourquoi en était-il là ?
   - Ta colère t’a consumé, tes larmes t’ont noyé. Le Dieu des Dieux t’a choisi. Tu vivras.
Koubaye était épuisé. Il voulut s’asseoir. Tingam l’en empêcha.
   - Ton voyage n’est pas fini...
   - Je ne veux plus brûler, répondit Koubaye, ni me noyer…
   - Ta vie ne risque plus de finir. Il y a encore du chemin.
Koubaye se méfia : les réponses de Tingam étaient trop laconiques. Qu’est-ce qui l’attendait ? Il lui posa la question.
   - Tu dois traverser la montagne de tes regrets et affronter la tempête de tes espoirs.
   - Et je risque pas de mourir ?
   - Non.
Ils se remirent en marche.
   - Tu risques simplement de te perdre… à jamais.
Koubaye s’immobilisa net :
    - Qu’est-ce que cela veut dire ?
    - Tout apprenti sachant doit traverser tout cela et arriver purifié devant le Dieu des dieux.
    - Ont-ils tous traversé ?
   - Non. Nombreux sont ceux qui ont échoué. La colère en a brûlé beaucoup, les larmes ont été plus clémentes. Tu verras de nombreuses personnes sur la montagne des regrets, ils cherchent encore leur chemin. Dans la tempête, tu seras seul. Je t’attendrai de l’autre côté. J’ai souvent attendu en vain.
   - Je suppose que je n’ai pas le choix.
   - Tu as toujours le choix. Tu aurais pu t’enflammer de colère et te consumer, tu aurais pu rester au fond de ton océan de larmes et t’y complaire. Maintenant tu peux encore choisir et tu auras à choisir le chemin. Un seul traverse la montagne, les autres ne sont que des impasses.
Koubaye avala difficilement sa salive :
   - Et si je choisis mal ?
   - Alors je retournerai sous le mont des vents attendre celui qui viendra après toi, dans un an ou dans un siècle. Ici le temps n’existe pas.
Tingam parlait de choix, Koubaye n’en voyait pas. Pas plus qu’il n’avait voulu se laisser brûler ou se noyer, il ne se voyait pas errer à l’infini dans un monde irréel, sans temps et sans avenir. Il prit une grande inspiration.
   - Alors, allons-y !
Koubaye pensait que la traversée de la montagne serait facile. Il ne voyait pas tant de regrets que cela dans sa vie. Il attaqua la montée avec entrain. D’ailleurs, elle ne semblait pas bien haute, cette montagne. Il arriva rapidement en haut et là, vécut un intense sentiment de déception. Il venait de monter une colline et, devant lui, se dressait une autre colline, lui bouchant la vue de ce qui venait après. Il se mit à monter mais l’entrain l’avait quitté. Il ne fut même pas surpris en arrivant au sommet de voir un autre sommet un peu plus haut, un peu plus sec, un peu plus pierreux. Quand il se retourna pour voir ce que faisait Tingam, il ne le vit pas. Derrière lui, le monde semblait se dissoudre dans la brume. Il jura regrettant de se retrouver seul. C’est à ce moment-là qu’il découvrit que deux chemins s’offraient à lui. De nouveau, il jura. Par où devait-il aller ? Les chemins se ressemblaient. Peut-être … Oui, celui de gauche semblait descendre un peu et celui de droite monter un peu. Il se dit qu’ils allaient s’éloigner l’un de l’autre plus loin. Il resta là un moment à les regarder, ne sachant pas lequel choisir. Il crut voir un peu plus loin, un mouvement sur celui de droite. Il s’y engagea sans rien trouver. Il contourna une petite éminence et dut jouer les chèvres pour suivre la trace qui serpentait dans la pente. Il vécut la même déception au sommet, pas de passage évident et des montagnes toujours plus hautes devant lui. Il ne vit pas de chemin. Il pensa à Tingam qui lui avait dit qu’un seul chemin traversait. Les autres étaient des impasses. Il fit tristement demi-tour. Il avait descendu un peu la pente quand il découvrit un rocher aux formes mémorables. Il comprit qu’il n’était pas sur le chemin par lequel il était monté. Il grimaça. Il était perdu. Il ne se vit pas remonter ce qu’il venait de descendre et puis en-dessous, il croyait deviner un sentier. Il lui fallut du temps pour y arriver. C’était une corniche horizontale creusée dans la roche. Koubaye se mit à la suivre. Il dut faire attention. Le moindre faux-pas provoquerait sa chute. Il avança jusqu’à la nuit. Il trouva un recoin pour bivouaquer. Il s’endormit, épuisé et découragé.
   - T’as pas quelque chose à manger ?
Koubaye se réveilla en sursaut en entendant l’homme parler. Il se dressa sur un coude et répondit :
    - Non.
    - C’est regrettable. Ça fait tellement longtemps que je n’ai rien mangé...
Koubaye regarda l’homme qui s’était appuyé contre la paroi.
   - Je rêve de me mettre quelque chose sous la dent.
Il ne semblait pas plus vieux que lui. Son regard était un peu halluciné.
   - Je sais bien qu’ici on n’a pas besoin de manger mais je regrette le temps où je pouvais goûter toutes les bonnes choses…
   - Vous venez d’où, lui demanda Koubaye.
   - Je viens de la tribu des Manao… près du fleuve. Qui c’est le roi ?
Koubaye allait répondre quand l’homme reprit :
   - Remarque ça m’est égal… C’est pas lui qui me sortira de là…
Il regarda Koubaye d’un air étonné :
   - Et toi, ça fait longtemps que tu erres ? Je parcours tous les chemins pour retrouver l’autre, celui qui brille.
   - Tingam ?
   - Ah oui, c’est vrai qu’il m’a dit qu’il s’appelait comme ça. Je regrette l’avoir suivi celui-là. Sans lui je ne serais pas ici… et les autres non plus. J’en rencontre des comme toi ou comme moi, c’est pareil. J’ai fini par comprendre que pas un de ces foutus chemin ne menait quelque-part. Il n’y a que des impasses.
Koubaye l’écouta parler. Il s’était assis. Un petit vent aigre balayait leur abri. L’homme n’avait que des mots d’amertume à la bouche. Il raconta à Koubaye ce qu’il avait déjà vu, décrivant les différentes montagnes du massif et tout ce qu’il avait déjà exploré. Il lui raconta aussi que les autres, qu’il rencontrait parfois, se laissaient aller le long de la rocaille qui petit à petit les avalait.
   - Ça durera jusqu’à l’instant où je n’en pourrais plus… alors je ferai comme celui que j’ai vu… Je sauterai de cette corniche...
   - Pour aller vers la haute montagne, il faut aller par où ?
L’homme se mit à rire :
   - Parce que tu crois qu’il y a un chemin là-bas ?
Koubaye ne répondit rien… devant son silence l’homme reprit :
   - Comme tu veux. Suis cette corniche et dès que tu trouves un chemin à gauche prends-le. Il descend dans la vallée. Quand tu seras en bas… tu trouveras bien le chemin qui remonte...
L’homme contempla un moment le paysage puis reprit la parole :
   - Tu es sûr ? Tu n’as rien ?
Comme Koubaye secouait la tête pour dire non, l’homme se leva et s’en alla :
   - On s’reverra à un moment ou à un autre…
Resté seul, Koubaye ressentit le malaise de cette rencontre. Il se remit en route. Il ne tenait pas spécialement à gravir la haute montagne. Mais comme il vivait une épreuve, il se dit que la sortie devait être là où le chemin était le plus difficile.
La descente lui prit beaucoup de temps. Il atteignit enfin une petite combe envahie par des ronces et des arbustes enchevêtrés. Le sentier qu’il suivait était net. Il traversa un ruisseau et attaqua la montée. Le pic était haut. Il lui faudrait du temps pour y arriver. Koubaye se mit à rire tout seul. Parler du temps pour faire une tâche dans un pays où le temps n'existait pas… Il se trouva ridicule. Bientôt, il fut essoufflé et dut ralentir. Il s’obligea néanmoins à continuer à avancer. Quand la lumière baissa, il marchait comme un automate. Épuisé, il s’arrêta au détour du chemin et s’endormit. Ses rêves furent peuplés de déserts. Le lendemain, il continua son ascension. Autour de lui, tout n’était que rocs et cailloux. Quand il fit tomber une pierre, il écouta longtemps les bruits de sa chute. Il pensa que le monde des regrets était un monde minéral, sec et désolé. Où était la vie ? Cette pensée lui fit l’effet d’un coup de poing… Mais où était la vie ?
Il continua son ascension fidèle à sa décision tout en sachant qu’il ne trouverait au sommet que des rocs et des cailloux. Quand il arriva en haut, il ne vit rien d’intéressant, tout était noyé de brume. Si l’air était piquant, il ne faisait pas froid. Il pensa en regardant la lumière qu’il était trop tard pour redescendre. Il se sentait encore plus épuisé que la veille. Il essaya de dormir là, au sommet. Il ne put y arriver. Les bruits du vent ressemblaient aux murmures sans fin des bayagas. Koubaye se mit sur son séant. Il ne vit rien. Il tenta de se rendormir sans succès. Il pensa que le mieux était de repartir. Dans la nuit noire, à tâtons, il commença sa descente. Il allait lentement, ne bougeant une prise que s'il était sûr que les trois autres tenaient bon. Il ne voulait pas lâcher. Petit à petit, il descendit. C’était long et pénible, mais en faisant attention de toujours garder trois appuis, il se sentait en sécurité. Au bout d’un temps qu’il jugea très long, il se reposa, collé à la paroi, les deux pieds posés sur des prises assez larges et les mains bien agrippées à la paroi. Derrière lui, le vent avait forci. Il en ressentait les à-coups comme une gigantesque claque. À un moment, un de ses pieds glissa. Il voulut le remettre sur la pierre, mais elle se descella tombant dans un grand bruit de rebondissements. Koubaye reporta son poids sur sa jambe gauche. S‘il avait assez d’espace pour y mettre un pied. Il n’y en avait pas assez pour les deux. Rapidement, il trouva que le poids de son corps pesait sur ce seul pied. Sa cuisse commençait à le brûler. Elle était même prise de tremblements. Il décida de changer d’appui. À la force de ses bras, il dégagea son pied gauche pour y mettre le droit. La glissade le prit par surprise. Il resta là, suspendu par les mains. Il tenta de racler la paroi avec les pieds pour retrouver une prise sans y arriver. Cela l’épuisa rapidement. Il arrêta de s’agiter pour reprendre son souffle. Suspendu là, dans le noir, secoué par les bourrasques de vent, il sut qu’il ne tiendrait pas longtemps. Il s’était mis dans une situation sans retour. Il allait devoir lâcher prise. Il fit une dernière tentative pour trouver un appui sur la montagne. Ce fut un nouvel échec. En ouvrant les mains, il eut la pensée que si Tingam lui avait parlé de ceux qui erraient sans fin, il ne lui avait rien dit de ceux qui lâchaient prise parce qu’ils ne pouvaient plus tenir...
La chute dura. Elle était douce. Le vent caressait son corps sans le brutaliser. Koubaye s’y sentait bien. Et puis la pensée : “ Jusqu’à quand ?” le traversait et la panique le prenait. Aucun geste, aucune posture ne semblait avoir d’effet sur le mouvement. Tombait-il vraiment ?
L'instant d'après, une violente bourrasque l'entraîna comme un fétu de paille. C'est à ce moment-là que jaillit la lumière. Le spectacle était grandiose. Le disque solaire monta derrière les montagnes, inondant le paysage de son rougeoiement. Il se sentait planer au-dessus de pics acérés et de profonds canyons. Dans ces premiers rayons de lumière, tout était rouge et noir. Le vent tourbillonnait. Koubaye se laissa remplir de la beauté de ce qu’il voyait. Il commençait à penser que le vent allait lui faire passer les montagnes. Il s’habituait à ce mode de déplacement quand il se heurta au mur d’un tourbillon contraire qui l’entraîna dans une chute vertigineuse. Le sol se rapprocha tellement vite qu’il fut persuadé que tout allait se finir là, dans l’instant d’après. Il changea d’avis en recevant la gifle d’un violent courant ascendant. Son corps explosa de douleur sous la puissance des vents qui se croisaient en hurlant et comme une balle rebondissant, il fut projeté vers des hauteurs inimaginables l’instant d’avant. Cela dura jusqu’au vortex suivant. Koubaye n’était plus que le ballon que des géants d’air et de vent se lançaient l’un à l’autre.  Chaque fois qu’il espérait en finir, le choc n’en était que plus violent et le rebond plus lointain. Comme une flèche, il traversa des nuages, comme une pierre il s’écrasa sur des murs de vents tourbillonnants, jusqu’à ne plus rien savoir, ne plus rien attendre. Et la nuit tomba.
Koubaye avait épuisé ses colères dans le feu. Il avait asséché ses larmes en refusant la noyade. Il avait quitté la terre de ses regrets en tombant de la montagne et avec la nuit, il avait perdu son dernier espoir.
Il ne lui restait rien. Il se dit :
   - Il ne me reste qu’à mourir et se sera la fin de tout...
Un instant passa. Une question l’habita :
   - Comment le tout peut avoir une fin ?
Mais en lui, il n’y avait que le vide et aucune réponse.

mardi 11 décembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...71

Le général était trop pris par ses préparatifs. Ce que lui avait rapporté le commandant Brulnoir était inquiétant. Moins cependant que la possible fuite d'informations sur une attaque imminente contre les rebelles. Il faisait venir à Solaire des renforts en vue d'une offensive massive. Comme cela manquait de discrétion, il déployait ses hommes le plus possible. Leur présence partout dans la grande forêt était pour lui le gage que les rebelles allaient rester dans leur tanière. Il y avait bien quelques accrochages. Les rebelles fuyaient toujours, ce qui mettait le général en joie. Petit à petit, il les repoussa vers leur refuge, toujours plus à l’est. Dix jours étaient passés depuis le retour de la patrouille des auxiliaires dans les canyons, dix jours sans incident. Tous les auxiliaires étaient revenus vivants. Ils avaient même découvert où on avait caché les armes des combattants tués. Quand il en avait parlé à son colonel, il avait eu droit à des remontrances. Au lieu de s’occuper des bandits des canyons, il ferait mieux de préparer ses troupes pour l’assaut contre les rebelles. Brulnoir avait encaissé sans un mot. À son retour, il avait convoqué ses officiers et transmis les ordres, presque tous les ordres. Il avait gardé un de ses lieutenants. Il était en charge des jeunes recrues. Elles n’étaient pas prêtes pour le combat. Brulnoir le savait. Elles allaient quand même le servir. Il leur ordonna de patrouiller dans les canyons, tout en leur interdisant de faire plus d’une journée de manœuvre. Il voulait avoir des informations, pas des morts. Le temps de l’action approchait. Cela rendait les hommes nerveux. Les anciens, parce qu’ils allaient en finir avec les rebelles et les jeunes, parce qu’ils ne pourraient pas y participer.
Les préparatifs furent interrompus un matin par la neige qui tombait. L’hiver approchait. Brulnoir fut convoqué à l’état major. Il y retrouva tous les officiers supérieurs. Ils n’eurent pas besoin d’explications. L’heure du combat avait sonné. Le général distribua les directives à chaque groupe avec ordre de ne rien dire aux hommes avant le début des combats. On discuta stratégie une bonne partie de la journée.
À l’autre bout des canyons, Riak regarda les premiers flocons qui tombaient. La neige ne tiendrait pas. Elle jura tout bas. Avec l’hiver, elle ne pourrait pas se déplacer à sa guise. Elle pensa aux longs mois de confinement. Contrairement à elle Gochan était contente de l’arrivée du froid. Malgré la souffrance que lui infligeraient ses rhumatismes, elle pourrait vivre en paix sans craindre pour la sécurité de Nairav. La première chute de neige donnait lieu à une cérémonie. Elle y convia Riak. Les chants étaient doux et pacifiés comme l’est la nature sous la neige. Riak sentait vagabonder son esprit. Elle sentait son corps se mettre à l’unisson du chœur des sœurs. Elle ferma les yeux. La brutalité du sentiment qui s’imposa à elle la fit sursauter. Rma allait trancher des centaines de fils, laissant une brèche dans la trame du temps. Elle sentit de l’inquiétude. Koubaye ! L’esprit de Koubaye était là et elle ressentait ce que ressentait Koubaye. Elle ouvrit les yeux. L’urgence était là… sauver les fils de la trame du temps. Elle interrompit la cérémonie :
   - Mère Gochan ! Il faut ...
Le regard noire de la mère supérieure la fit avaler sa salive. Riak pensa que Gochan, qui pensait être tranquille, n’allait pas aimer ce qu’elle avait à dire…
   - Mère Gochan, les buveurs de sang font un massacre ! Il faut faire la cérémonie des morts !
   - Es-tu sûre de ce que tu dis ? L’hiver est à notre porte et eux, comme les autres, vont se mettre au chaud.
   - Je sais que le sang des innocents coule comme un fleuve.
Riak brusquement se leva.
   - Il me faut y aller !
Avant que quiconque ne puisse l’arrêter, elle avait quitté le temple et se dirigeait à grands pas vers sa chambre. Jirzérou l’attendait devant sa porte.
   - J’ai entendu ton appel. Où allons-nous ?
   - Nous battre contre les buveurs de sang. Ils massacrent les innocents…
Bemba et Mitaou arrivèrent les bras chargés de vêtements et de victuailles. Rapidement pendant que Mitaou aidait Riak à s’équiper, Bemba chargeait les sacs de provisions. Narch arriva sur ces entrefaites. Riak le regarda et lui dit :
   - Tu seras notre intendance… Tu devras rester caché et ne pas te mêler de ce qu’il se passe. Ton rôle sera d’observer et de raconter au retour.
   - Dame Riak, la nuit tombe ! Êtes-vous sûre de vouloir partir ?
Riak regarda Mitaou qui lui tendait la blanche épée.
   - Oui, Mitaou… Déjà nous n’avons que trop tardé.
Bemba et Mitaou les accompagnèrent jusqu’à la porte et les regardèrent partir dans la nuit noire.
   - J’ai peur, dit Mitaou.
   - Moi aussi, répondit Bemba. J’ai peur mais j’ai confiance.
Riak, Jirzérou et Narch avaient à peine quitté le sanctuaire que les bayagas arrivèrent. De leurs luminescences multicolores, ils éclairaient le chemin. Riak se mit au petit trot, suivie des deux hommes. Au petit matin, ils étaient au bord des canyons. Ils firent une pause dans une des grottes.
   - Où va-t-on ? demanda Narch
   - Là où il y a les combats, répondit Riak.
   - Mais nous ne sommes que trois, fit-il remarquer.
   - Les bayagas sont avec nous, répondit Riak. Tu ne les vois pas car elles sont dans l’ombre mais, les ombres noires sont là.
Narch ne put s’empêcher de frissonner. Les bayagas ! Si on lui avait dit qu’il marcherait sans crainte à côté des êtres les plus monstrueux du royaume, il ne l’aurait jamais cru. Il regarda autour de lui sans rien voir.
Un bruit les fit sursauter.
   - Une patrouille, chuchota Jirzérou !
Riak dégaina et dit en regardant Jirzérou :
   - Vivant !
Il fit un signe d’approbation de la tête et ils se précipitèrent hors de la grotte. La surprise fut totale. Les cinq hommes furent proprement mis hors combat sans qu’ils aient eu le temps de réagir.
   - Des renégats, dit Jirzérou !
   - Ils servent d’auxiliaires, ils doivent savoir !
Ils examinèrent le chargement qui avait empêché les auxiliaires de se défendre. Ils reconnurent les armes des soldats qu’ils avaient éliminés.
   - Ils avaient trouvé la cache, fit remarquer Jirzérou.
   - La prochaine fois, il faudra être plus prudents et mieux choisir, répondit Riak.
Ils réveillèrent un des hommes. Il eut un mouvement de recul en  voyant Riak penchée sur lui.
   - Une cheveux blancs ! s’exclama-t-il.
   - Où sont partis les buveurs de sang ?
Riak lui avait posé son épée sur la gorge.
   - Je ne sais pas, hoqueta-t-il, nous avons été mis à part. Le général ne voulait pas que l’on sache…
Riak regarda Jirzérou d’un air interrogatif.
   - Bien sûr qu’il ment, dit ce dernier, les renégats sont tous des menteurs...
   - Tu entends ce qu’il dit… Je manque de patience. Tu parles ou je te tranche la gorge !
   - Cela ne servira à rien !
Riak et JIrzérou se retournèrent pour voir qui avait parlé. Un de leurs prisonniers s’était réveillé et redressé.
   - Je suis leur chef et comme lui je ne sais qu’une chose : les buveurs de sang ne voulaient pas qu’on sache.
Riak laissa tomber celui qu’elle tenait et s’approcha du chef.
   - Dis-m’en plus !
   - Tu vas nous tuer ! Que je te donne ou pas des informations cela ne changera rien… On a vu tes cheveux blancs… Dès leur retour, les buveurs de sang iront à ta recherche.
Une voix caverneuse assombrit le soleil :
   - Laisse, Fille de Thra. Je sais comment on traite les renégats !
Le chef du détachement blêmit en voyant la grande ombre noire s’approcher.
   - C’est pas possible ! C’est pas possible ! Il fait jour !
   - Oui, renégat, il fait jour pour nous aussi, la Fille de Thra est notre soleil.
Ayant dit cela, la grande ombre noire plongea son regard dans le regard de l’homme. Un instant plus tard, il était comme une enveloppe vide.
   - Il se croyait plus fort qu’il n’était, Fille de Thra. Il ne sait rien de précis. Les bruits qu’il a entendus parlent d’un nettoyage de la grande forêt.
Riak regarda la grande ombre noire.
   - Solaire est loin, nous n’arriverons jamais à temps pour nous battre.
La grande ombre noire se retourna en disant :
   - C’est un travail pour Wardsauw.
Il fit un signe de la main et une autre ombre se détacha du rocher.
   - Wardsauw ! Solaire !
La voix qui répondit était comme un puits sans fond. Riak s’y sentit entraînée. Elle lutta pour se tenir debout. Dès qu’elle fut stabilisée, elle prit conscience que l’environnement avait changé. Elle était avec Jirzérou, Narch et la grande ombre noire au milieu des bois. Elle reconnut le campement qu’ils avaient occupé.
   - Allons en ville, dit Riak. La caserne est là-bas.
   - Bébénalki, vous ne pouvez pas entrer comme cela. On va avoir une émeute. Vos cheveux blancs !
Riak dut reconnaître que Jirzérou avait raison. Ils étaient tous les deux en blanc. Les buveurs de sang devaient avoir leur signalement.
La grande ombre noire se mit à rire :
   - Fille de Thra, je vais arranger cela !
Il n’avait pas fini de parler que de sombres nuages bas vinrent obscurcir le soleil. Bientôt, ils s’accrochèrent aux arbres et toute la région fut plongée dans un épais brouillard sombre et froid.
   - Fille de Thra, suivez-moi !
Ils progressèrent sans rencontrer personne. Ils arrivèrent à la porte de la caserne. La sentinelle s'effondra sans un bruit. La grande caserne semblait vide. Ils trouvèrent un gradé réfugié dans ses appartements qui commença par le disputer quand il les entendit :
   - Mais qu’est-ce que tu as foutu, Hatnol, j’attends que…
Il regarda un instant Riak et Jirzérou sans comprendre, puis il sauta sur son arme en appelant la garde. Son cri s’étrangla dans sa gorge. Une main de nuit venait de le saisir par le cou et l’avait soulevé du sol. La grande ombre noire le regarda dans les yeux et le lâcha. Il y eut quelques bruits derrière eux vite étouffés. Riak se retourna. D’autres ombres s’occupaient des gardes qui venaient voir ce qu’il se passait.
   - Je voulais l’interroger, dit Riak en regardant l’ombre noire.
   - J’ai pénétré son esprit, Fille de Thra. Ils sont persuadés que les rebelles sont dans la grande forêt et qu’ils se cachent à Diy. Ils sont partis il y a plusieurs jours…
   - Combien ?
   - Je ne sais pas, Fille de Thra. Le temps n’a pas de valeur pour moi.
Riak jura en entendant cela.
   - Alors allons-y tout de suite !
   - Wardsauw !
Une grande noire se détacha des autres et vint vers eux. Son aspect était aussi morbide que celui de leur interlocuteur.
   - Wardsauw, aux portes de Diy !
Riak reconnut la voix. Comme la première fois, elle s’y perdit. Elle reprit pied en haut du col de Diy. L’odeur de la mort y était prégnante, fade et écœurante. Riak se précipita dans la pente, suivie de Jirzérou et de Narch. Les bayagas noires suivaient en flottant au-dessus du chemin. La mort était partout. Même les gardiens gisaient éventrés au milieu du chemin. Partout Riak vit le même spectacle. Narch dut s’arrêter pour vomir. Riak se tourna vers Jirzérou :
   - Mais pourquoi ?
   - Il faudrait tous les massacrer comme ils ont massacré ces pauvres gens, répondit-il.
   - Tu as raison, dit-elle en sortant son épée.
Elle se tourna vers les bayagas :
   - Wardsauw !
   - Oui, fille de Thra ?
   - Sais-tu où ils sont ?
   - Ils sont dans la forêt à traquer les hommes libres.
   - Allons-y !
Le même malaise l’emplit et la quitta. Ils étaient en forêt. On entendait les bruits d’un combat.
   - Sus, cria Riak en s'élançant.
Jirzérou la suivit, ainsi que les bayagas. De nouveau la nuit sembla se répandre sur la forêt. Ils arrivèrent au milieu des combattants dans une lueur crépusculaire. Quand ils les virent, les buveurs de sang firent face. Si Riak était trop rapide pour eux, Jirzérou avait plus de mal. Les ombres noires des bayagas faisaient des ravages. La plus grande suivait Riak et Wardsauw restait près de Jirzérou. Bientôt les buveurs de sang connurent la peur. L’ombre blanche de Riak taillait et plantait son épée si vite que les rangs devant elle ressemblaient à de la neige au soleil. Les ombres noires se multipliaient à chaque blessure. Il n’y eut bientôt plus que des hommes aux habits dépareillés plus ou moins debout regardant, incrédules, le spectacle de tous les corps gisant au sol. Riak faisait le tour des morts. Aucun des visages ne lui était connu. Elle s’approcha des survivants. Elle dévisagea un homme couvert de sang :
   - Ubice ?
   - Tu nous sauves une nouvelle fois, Bébénalki. Tu as le don d’apparaître au bon moment.
Petit à petit autour d’eux, la lumière du jour perçait les brumes. Ubice et les siens eurent un mouvement de recul en découvrant les ombres noires des bayagas.
    - Vous ne risquez rien, dit Riak. Ils sont sous mes ordres.
Le groupe d’une quinzaine d’hommes tremblait devant les bayagas.
   - Ubice !
En entendant son nom, il regarda Riak d’un air incrédule.
   - C’est impossible ! Ce que je vois est impossible.
   - Ubice !
   - Oui ?
   - Y a-t-il d’autres groupes dans la forêt ?
   - Oui mais les buveurs de sang nous ont séparés. Je ne sais rien d’eux.
Riak se tourna vers une des ombres :
   - Wardsauw, les vois-tu ?
   - Oui, fille de Thra. Certains se battent, d’autres sont morts…
   - Alors allons-y !
Les Hommes Libres du Royaume poussèrent un cri quand ils virent qu’ils s’étaient déplacés sans bouger. Le temps qu’ils comprennent qu’un combat était en cours, Riak et les bayagas avaient nettoyé le terrain. La même scène se reproduisit quand les Hommes Libres du Royaume qu’ils venaient de sauver découvrirent les bayagas. Riak déjà entraînait tout le monde sur un autre lieu pour un autre combat. Elle fit ainsi une dizaine d’endroits différents laissant quelques centaines de buveurs de sang sur le carreau. Le soir tombait quand elle donna l’ordre à Wardsauw de rejoindre les canyons...