samedi 20 octobre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...67

Kaja eut fort à faire dans la région de Clébiande. Il pensa que ce n’était pas le hasard si le renégat Cajanobi avait écumé ce territoire. En dehors du colonel du fort de l’ouest qui vivait quasiment en reclus, le territoire était parsemé de petits fortins avec des effectifs qui variaient entre deux et cinq hommes. Kaja et ses hommes allaient de village en village, vérifiant si les soldats se conformaient à ses ordres. C’est en rentrant dans le hameau de Narce qu’il fut arrêté par une femme.
   - Si t’es bien, çui qu’tu dis, alors, t’vas faire queque chose !
Kaja s’était arrêté et avait écouté. Il avait même mis pied à terre. Quand la femme eut fini, il se tourna vers un lieutenant et lui dit :
   - Va me les chercher !
Avec trois hommes, il alla chercher les deux soldats en poste et les ramena devant Kaja. Quand il les interrogea sur les dires de la femme, il comprit qu’elle avait raison. Ils n’avaient pas appliqué la justice mais avaient donné raison à celui qui payait le plus.
   - Allez me chercher le chef du village, ordonna Kaja. Et mettez-moi ceux-là à genoux.
Ce fut sans ménagement que les soldats de Kaja firent s’agenouiller les deux locaux en leur liant les mains dans le dos. Ils tremblaient de tout leur corps. Il fallut du temps pour récupérer le chef du village. Il était aux champs. Kaja comprit que cet homme, Irpa, spoliait les autres pour agrandir ses terres avec l’aide de la police. Bientôt, il y eut tout le village de réuni. Les femmes des locaux implorèrent Kaja de ne pas être trop sévère. Quand Irpa arriva, Kaja vit arriver un homme sûr de sa puissance et de sa place.
    - La femme qui est là m’a raconté une histoire curieuse. Ces soldats-ci, dit-il en montrant les deux militaires agenouillés, n’ont rien pu dire contre. Et toi, que dis-tu ?
   - Cette femme veut me nuire. Ceux-là ont trop peur de rencontrer le colonel Kaja et sont prêts à tout. Personne ici n’a rien à dire contre moi. N’est-ce pas ?
Irpa parlait avec force gestes et prenait les villageois présents à témoins. Il avait cet air de morgue et de supériorité de ceux qui sont certains de la peur qu’ils font naître.
   - T’es qu’un salaud !
Irpa baissa les bras qu’il avait étendus et se retourna pour voir qui avait parlé. C’était un jeune garçon dépenaillé, maigre comme un clou, mais dont les yeux flamboyaient de rage.
   - T’as tué mon père et fait mourir ma mère ! Tout ça parce qu’ils ne voulaient pas te donner notre terre.
   - Tu dis n’importe quoi, Liaco. Tes parents m’ont vendu leur terre. J’ai tous les parchemins.
   - Vendu pour un sac de blé, tu te fous encore de moi…
Il fallut le retenir pour qu’il ne se jette pas sur Irpa.
   - On va tirer ça au clair, dit Kaja.
Il fit signe à son lieutenant d’approcher.
   - Tu me fouilles les maisons des locaux et de cet Irpa, et tu me ramènes tout.
Se tournant vers un autre officier, il dit :
   - Installe-nous des sièges et ce qu’il faut pour juger.
Puis s’adressant à Liaco, il ajouta :
   - Toi, viens avec moi et montre-moi où était cette terre...
Avant qu’Irpa n’ait pu bouger, deux soldats l’avaient encadré.
   - … Bien sûr, en tant que chef, vous suivez !
Accompagné de ses soldats, de Liaco, et d’Irpa, Kaja commença un tour du village puis, prenant un chemin que lui montrait le jeune, s’enfonça dans la campagne. Ils longèrent des parcelles, passèrent des ponts plus ou moins solides, longèrent des bois.
   - Là, dit Liaco. On avait des châtaigniers. 
   - Et où sont les arbres, demanda Kaja en voyant un champ de céréales ?
   - Ce salaud a tout coupé pour faire pousser ça, mais la terre n’est pas bonne, les châtaigniers nous nourrissaient davantage.
   - Je vois, dit Kaja !
Il se tourna vers Irpa.
   - Vous n’aimez pas les châtaignes ?
   - Colonel, c’étaient de vieux arbres à moitié crevés. On m’a donné l’autorisation et j’ai tout nettoyé… à mes frais !
   - Qui a autorisé ?
   - Vos soldats. Ils sont venus, ont vu qu’ils devenaient dangereux avec le pourrissement et m’ont donné l’autorisation.
   - Liaco, combien y en avait-il ?
   - Une bonne centaine !
   - Quel a été le sacrifice ?
   - Le sacrifice… le sacrifice…
Irpa se troubla.
   - J’ai fait ce qu’ils m’ont dit... J’ai versé l’huile et le vin au pied de chaque arbre avant de les couper.
   - De l’huile et du vin, intéressant ! Pas traditionnel mais intéressant !
Irpa avait changé de couleur. Son teint était devenu terreux. 
   - J’en ai assez vu. Remontons.
Il passa près de son lieutenant.
   - S’il dit un mot, fais le taire. Je ne veux plus l’entendre, lui dit-il en désignant Irpa.
Quand ils eurent rejoint le village, l’autre lieutenant avait posé les registres locaux sur un coffre et ramené d’autres documents. Kaja s’approcha du plus gradé des deux locaux.
   - J’ai vu le champ en cause. Il y avait des châtaigniers. Combien ?
   - Oh ! Une petite cinquantaine, répondit-il.
   - Presque une centaine, mon colonel, on était plus près de la centaine, corrigea son compagnon.
Le sergent agenouillé lui lança un regard noir.
   - Cinquante ou cent, ce n’est pas très important, répliqua Kaja. Quel sacrifice pour leur coupe ?
   - Ce que dit la loi, mon colonel !
Irpa avait ouvert la bouche, mais avant qu’un son ne soit sorti, il avait pris un coup de manche de hache de combat dans le ventre et n’avait pu continuer
   - Bien, répondit Kaja en le regardant tomber à genoux. Lieutenant que trouve-t-on dans le registre ?
   - Il est noté un bœuf et autant de poulets que d’arbres.
Il y eut des murmures parmi les villageois qui écoutaient.
   - Il semblerait qu’on manque de témoins, sergent, pour attester de ce sacrifice… Autant d’arbres… il n’y a pas de traces dans les rapports. Je trouve cela étrange, pas vous ?
   - On est très loin de tout ici, les rapports ont pu se perdre.
   - C’est possible, mais alors comment expliques-tu que le chef du village ne s’en souvienne pas de ce bœuf et encore moins des poulets… Cent poulets et même cinquante, ça en fait du bruit…
Le sang reflua du visage du sergent. La première femme prit la parole :
   - J’te l’avais bien dit ! Tous des salauds !
Tête basse, le sergent ne disait rien.
   - J’ai fait qu’obéir, dit son subordonné. J’voulais pas !
   - Tais-toi, Tiltua, gronda  le sergent, sans arriver à le faire taire.
Le subordonné tremblait de peur. Sa logorrhée n'avait pas de fin. Il donnait tous les détails de tout ce qui s'était passé. À l'écouter, Kaja sentait monter de plus en plus de colère. Le sergent n'y tenant plus, se jeta sur lui pour le faire taire. Il le bouscula sans pouvoir faire plus. L'épée de Kaja venait de le clouer au sol. Il fut agité de quelques soubresauts avant de s'immobiliser. Sa femme hurla se précipitant pour le prendre dans ses bras. Kaja récupéra son épée, pendant que les hurlements se transformaient en sanglots. Il se tourna vers les soldats qui tenaient Irpa :
   - Finissons-en !
Irpa hurla pendant que les soldats le traînaient. Sans ménagement, un des gayelers lui étala le bras au sol. La main de Irpa avait à peine touché la terre qu'elle fut fixée par la lance qui la transperça. Irpa poussa un cri de douleur aussitôt suivi d'un deuxième quand une autre lance transperça l'autre main. Du plat de sa hache, un sergent lui fracassa les genoux, puis méthodiquement entreprit de lui casser tous les os. Quand Irpa s'évanouit, le sergent s'arrêta. Les soldats récupérèrent leurs lances. Les villageois s'étaient tus. On n'entendait plus que les sanglots de la femme qui pleurait sur le corps de son mari. Kaja s'approcha du soldat survivant :
   - Tu as le choix, suivre ton chef, ou rentrer dans le rang.
   - J’obéirai, mon colonel. J'obéirai.
   - Lieutenant ?
   - Oui, mon colonel.
   - Qu’on l’affecte au fort d’Esda. Et occupez-vous de ce poste.
Sans attendre plus longtemps, Kaja était reparti. Un des lieutenants s'était approché de lui.
   - Pourquoi avez-vous épargné ce soldat, mon colonel ? Il était aussi coupable que son chef.
   - Oui, lieutenant. L'intérêt est qu'il témoigne. Les autres postes vont régulariser avant notre passage. Je ne suis pas responsable de ce qui a été. Je fais en sorte que les choses changent.
Kaja continua son inspection en suivant le fleuve. Il avait fait un arrêt au fort de Clébiande acceptant l'hospitalité du colonel. Même s'ils avaient un grade identique, Kaja était son supérieur. L'homme tenait à son poste et à sa tranquillité. Son désir de ne pas faire de vague l'amenait à se conformer aux désirs de ses chefs. Depuis l'histoire du fort d’Esda, lui aussi avait entrepris de régulariser tout ce qui devait l’être. Il n'avait participé à aucune des malversations, mais, comme beaucoup, avait laissé faire. Kaja ne lui avait rien dit, tout en notant les changements. En partant, après les remerciements, il lui glissa qu'il trouverait bien s'il contrôlait un peu plus les soldats des villages, par exemple en les rendant beaucoup plus mobiles…
Faire à cheval ce qu'il avait fait en bateau, lui faisait découvrir le monde d'une tout autre manière. Les pauses étaient toujours riches d'enseignements. Les nouvelles allaient vite. Le corps des gayelers commençaient à être connu. Ils avaient des pouvoirs étendus. Quel que soit le grade, on pouvait craindre pour sa vie en cas de manquement. Kaja rencontrait maintenant des casernes en cours de rénovation et des gens qui ne voulaient surtout pas qu'on remette en cause leur honnêteté. Un nombre certain de commandants de place avaient démissionné sous le prétexte avoué qu'ils étaient trop vieux. De plus jeunes les avaient remplacés. Ils avaient d'emblée, refusé les cadeaux offerts par les administrés. Ils avaient lu la circulaire de leur colonel, commandant général de la  police. Tout acte de corruption voulait dire la décapitation pour le soldat quel que soit son grade. La circulaire précisait que pour une tentative de corruption, le coupable, qui avait voulu corrompre, aurait à payer une très forte amende si c'était la première fois, et serait mis à mort si c'était une récidive. Si la corruption s'avérait véridique, la mise à mort serait immédiate, accompagnée de toute la famille si cela portait préjudice à l'état. La confiscation des biens qui allait avec servirait pour moitié à récompenser le militaire qui l'avait dénoncée et pour moitié à avoir les moyens de rénover la police.
Kaja avait rangé les gens qu'il rencontrait en deux catégories, ceux qui étaient heureux de changer et ceux qui avaient peur. Les premiers adhéraient aux ordres et ne lui posaient pas de problème. Il les utilisa comme vivier où il puisait pour remplacer les cadres qui faisaient défaut. Quant aux autres, il les maintenait dans leur sentiment en faisant régner une discipline de fer, comme à Cannfou.
Cannfou était une ville en deux parties. Il y avait la ville basse et la ville haute, entre les deux, la falaise. À force de patience, les gens avaient creusé un chemin étroit et raide. Cela avait été le début. Puis on avait construit les plateformes. C'est sous ce nom qu'on désignait la succession de pentes en bois posées sur des poutres enfoncées dans la roche. Si un animal avec sa charge pouvait s'y aventurer, on ne pouvait en mettre deux et encore moins un chariot. Cela c'était avant les seigneurs. À leur arrivée, ils avaient monopolisé les plateformes. Pour y passer, il fallait payer, cher ! Les seigneurs les empruntaient mais pour les autres, il était plus économique de décharger en haut ou en bas et de recharger après que les portefaix aient fait le voyage. Cannfou aurait probablement sombré dans l'oubli sans le mopran. Cette plante était indispensable aux belles dames de la capitale et d'ailleurs, sans elle, point de beauté. Le mopran ne poussait que dans la vallée et n'avait jamais pu s’acclimater autre part. Son commerce était la principale richesse de Cannfou grâce à la falaise et à sa cascade.
Kaja était arrivé dans la ville basse en pleine crise. Un lieutenant tentait de remettre un peu d'ordre. Le commandant de la place était parti ainsi qu'un nombre certain de ses subordonnés. Il paniquait. Le grand passage était là et il ne savait pas trop quoi faire.  
   - Le grand passage ?
   - Oui, mon colonel. C'est le nom qu'on donne à ce flot de locaux quand ils se déplacent pour leurs simagrées.
Kaja se fit expliquer en détail les modalités de cette transhumance dans la ville.
   - On m'a annoncé l'arrivée de la grande prêtresse et de sa suite pour demain. C'est toujours tendu, mon colonel.
   - Je sais qu'elle bénéficie d'un régime spécial. Qu'en est-il à Cannfou ?
   - Elle a l'autorisation spéciale de prendre les plateformes, elle et quelques vieilles femmes… et puis il y a tous les autres. Vous avez vu tous les gens qui sont là ?
   - J'ai vu la foule dans la ville. Pourquoi sont-ils là ? Ils devraient être en route pour rentrer chez eux.
   - C'est sans compter sur leur fanatisme, mon colonel. Ils sont prêts à se battre pour avoir l'honneur de porter la litière de la grande prêtresse. Si on intervient trop tôt on risque l'émeute, et trop tard on aura le chaos. Le commandant Damaro avait des défauts mais il avait l'habitude de gérer cela. À la montée, on lui a signalé une novice. Un de nos informateurs a vu une fille aux cheveux blancs…
   - Et il ne l'a pas arrêtée ?
   - Non, mon colonel. Quand le commandant Damaro a voulu visiter le dortoir des novices, on a frisé l'émeute. Il a dû négocier. C'est la chef des novices qui est venue. Il a palabré un moment avant de pouvoir entrer. Quand il a fouillé les lieux, il n'y avait que des filles banales…
   - Votre informateur s'était trompé.
   - Pas sûr, mon colonel. Le commandant pense que la fille aux cheveux blancs est montée avec la grande prêtresse et les vieilles.
   - Et pas possible de fouiller les litières, je présume ?
   - Non, mon colonel, trop dangereux. On aurait eu une révolte. Vous pensez qu'au retour, ça va être pareil ?
   - Oui, mon colonel, et je ne sais pas quoi faire.
   - Que valent les hommes qui sont là-haut ?
   - Ils étaient très proches du commandant…
   - Je vois, lieutenant.
Kaja se tourna vers un de ses officiers :
   - Hérer, vous laissez un sergent et deux escouades ici et, avec le reste des hommes nous montons à la ville haute.
   - Vous n'aurez pas le temps de faire monter tout le monde, mon colonel. La nuit est trop proche.
   - Vous avez raison, lieutenant, dit Kaja. Hérer, vous me rejoindrez demain à la première heure. Je monte ce soir avec une escouade.
À son arrivée dans la ville haute, le désordre était indescriptible. Si certains essayaient encore de travailler, la plupart courait dans tous les sens pour accueillir la litière de la grande prêtresse. Une sorte d'hystérie semblait s'être emparée de la ville. Kaja avisa un soldat qui semblait désemparé devant ce spectacle. Sa tenue était loin d'être parfaite mais elle était propre. Kaja le héla plusieurs fois avant qu'il ne réponde.
   - Ah ! Mon colonel, on n'attendait pas votre arrivée avant plusieurs jours.
Kaja allait répondre vertement quand un mouvement de foule fit faire des embardées à son cheval. Les cris annonçaient l'arrivée de la grande prêtresse. Bientôt il vit une foule surexcitée se rapprocher de lui. Le soldat lui fit signe :
   - Venez mon colonel. Ne restons pas ici.
Une fois à la caserne, il découvrit ce dont il avait l'habitude : délabrement et laisser-aller. À part un jeune soldat, à l'uniforme tout propre, il n'y avait personne.
   - Où sont-ils tous ?
   - Avec le grand passage, ils se répartissent en ville avec la mission de surveiller ce qu’il se passe. La première partie du convoi de la grande prêtresse vient d'arriver. L'autre partie arrivera demain. Après-demain commenceront les descentes. Les chariots sont déjà en bas et la grande prêtresse n'aime pas attendre.
   - Cela va durer combien de temps ?
   - Cinq à six jours pour le convoi des nonnes et de leurs invités, et encore autant pour tous les déplacés qui rentrent chez eux. 
   - En attendant, vous allez me montrer où s'installent les gens. 
   - À vos ordres, mon colonel !
C'est à pied que Kaja et ses gayelers suivirent le soldat. Les gens faisaient juste attention à eux pour les éviter. C'est ainsi qu'il découvrit où logeait la grande prêtresse, qu'il vit arriver les chariots des novices et les premiers chariots des nonnes. Tout se passait sous le regard attentif des noires et blanches comme les gens appelaient les gardiennes.
   - L’heure de Lex va arriver, mon colonel.
   - Bien, soldat. Rentrons. Je pense que tes collègues vont faire comme nous. Nous visiterons la grange des novices demain.
À la caserne, Kaja attendit un peu. Avant le lever de l'étoile de Lex, les soldats étaient presque tous là.
   - Qui manque à l'appel ?
   - Le sergent Legacy et son escouade, mon colonel. S'ils étaient trop loin, ils ont cherché refuge quelque part, répondit un sergent.
   - Votre nom, sergent ?
   - Corix, mon colonel.
   - Bien, sergent Corix. Où ont-ils pu trouver refuge dans cette ville bondée ?
   - Sûrement à l'auberge de la Dame Blanche, répondit un des soldats de l'escouade, ce qui fit rire les autres.
Le sergent Corix leur jeta un regard noir qui les fit arrêter.
   - Bien, dit Kaja, nous verrons ça demain. Maintenant j'aimerais vous expliquer les quelques modifications que j'ai décidées…
Kaja commença par un discours puis continua avec des orientations générales pour finir avec les nouvelles instructions pour ville haute.
À la première heure Kaja était debout. Avec son escouade, ils montèrent à cheval et se dirigèrent vers la grange où étaient les novices. Il avait la ferme intention de fouiller les lieux et de vérifier s'il y en avait une qui avait les cheveux blancs. Ils longèrent la falaise et arrivèrent près de la rivière.
   - Vérifiez les autres issues, dit Kaja à ses gayelers.
Pendant qu'ils se déployaient, il se dirigea vers la porte principale. Il dut éviter de nombreux corps allongés. Les gens avaient dormi par terre par manque de place. Il longea le bord de la grange, laissa un soldat devant une fenêtre pour arriver au coin. Alors qu'il découvrait la porte principale, il entendit du bruit. Il éperonna son cheval. Par les portes grandes ouvertes, il vit un spectacle qui le mit en colère. Des soldats, manifestement saouls, avaient forcé l'entrée.
   - DÉGAGEZ, brailla un des soldats, ou je vous embroche.
Kaja reconnut l'uniforme d'un sergent. Il pensa que c'était le sergent Legacy. Il descendit de cheval en attrapant son fouet. Les gardiennes se mettaient en ordre de bataille. Des gens autour de lui commencèrent à se réveiller. Ça allait tourner mal. L'émeute n'était pas loin. Il n'avait qu'une escouade présente. Si un des soldats se faisait blesser, il y aurait un massacre. Kaja s'avança. Personne ne fit attention à lui. Le sergent Legacy se rua en avant mais ne fit qu’un pas. Kaja fit claquer son fouet, lui entoura la cheville, le mettant à terre. Tous les regards se tournèrent vers lui. D’un deuxième coup de fouet, il fit sauter le flacon de la main de l’homme à terre. Sa voix claqua comme son fouet :
   - Rangez vos armes !
Les hommes, qui étaient prêts à se battre quelques instants plus tôt, prirent des airs de gamins fautifs aidés par les ordres et le fouet de leur chef. Kaja parcourut l'assemblée des yeux. Il repéra une tête blanche. Il allait dire quelque chose quand il croisa son regard. Ce fut comme si deux lances lui traversaient le corps. Il ne sut plus quoi dire. C'est en entendant du bruit derrière lui qu'il se retourna. Fendant la foule qui se rassemblait, la grande prêtresse arrivait.
   - Qu’est-ce à dire ? demanda-t-elle à Kaja.
   - Rien de grave, Altesse, répondit-il. Quelques ivrognes qui veulent se rendre intéressants.
Il se tourna vers les soldats qui quittaient la grange :
   - Allez au camp et n’en bougez pas !
Il accompagna ses ordres de quelques coups de fouet bien placés qui les firent accélérer. Il se tourna alors vers la grande prêtresse :
   - Baron Kaja Sink, dit-il en saluant. Mes hommes seront punis. Je ne tolère pas ces conduites.
   - Que faites-vous ici, Baron ? Vous êtes loin de vos terres.
   - Vous avez raison, Altesse. J’avais l’ordre de patrouiller dans la région le temps de votre grand rassemblement. Vous savez comme notre roi tient à la paix.
Ayant dit cela, il salua et repartit vers son campement.

dimanche 7 octobre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...66

Kaja était reparti quelques jours plus tard. Il était allé vérifier dans le bois de son père cet arbrisseau qui poussait à travers la pierre. Il en était revenu bouleversé. C’était effectivement un arbre de la même race que l’Arbre Sacré de Tisréal. Il en frémissait encore. Le bois était donc sacré. Il avait gardé pour lui ce secret. Il préférait attendre d’en savoir plus. Il avait dit à Ganelane qu’il considérait comme sacré le bois où son père allait faire ses offrandes. L’intendant avait comme nouvelle mission d’en surveiller l’accès et d’en interdire la moindre dégradation.
Il rejoignit son poste sans joie. Le vice-vice-roi, comme il appelait le baron Reneur, lui avait donné pour mission de réformer le corps d’armée de la police du royaume. Si les officiers et les sous-officiers étaient des seigneurs, la grande masse des soldats étaient des gens du cru plus attirés par le pouvoir de s’en prendre aux autres en toute impunité que par le sentiment de justice. L’opinion de la majorité des barons était qu’ils étaient, au mieux incompétents, et au pire dangereux.
Il comprit très vite que son prédécesseur était plus enclin à participer aux nombreuses fêtes de la capitale que de s’occuper de son poste. Tout le travail était fait par son subordonné. Le baron Selvag était l’héritier d’une famille qui avait perdu beaucoup de ses terres. Contrairement à son chef qui pouvait aller jouer les jolis cœurs dans les fêtes, Selvag avait besoin de tout son argent pour sauver son domaine. Il avait accueilli Kaja très cordialement. Les premiers documents qu’il lui avait montrés avaient été les invitations pour les fêtes de la semaine. Kaja avait frémi. Il se revoyait entouré de demoiselles cherchant un bon parti sans compter les femmes en mal d’aventures. Il avait alors expliqué à Selvag qu’il voulait voir le fonctionnement de son corps d’armée avant tout. Selvag avait juste relevé un peu son sourcil gauche en signe d’étonnement. Il avait alors amené à Kaja les affaires courantes. Il avait un peu tiqué en voyant la vitesse à laquelle Kaja regardait tout cela mais s’était abstenu de tout commentaire.
Le lendemain, à la première heure, Kaja avait exprimé le désir que Selvag le conduise visiter les différentes casernes. De nouveau Selvag avait eu ce curieux haussement du sourcil gauche. Il avait conduit Kaja à la caserne la plus proche. Kaja avait découvert ce que ne montraient pas les documents, des hommes sales dans les locaux sales. Devant cette tornade qui pénétrait leurs locaux, peu de soldats avaient réagi. Quelques rares saluts et beaucoup d’indifférence avaient été son comité d’accueil. Kaja se tourna vers Selvag :
   - Mon prédécesseur faisait combien d’inspection par an ?
   - Aucune, mon colonel !
   - J’ai visité une fois, une caserne de police avec le vice-roi. L’impression était très éloignée de celle que je ressens ici.
   - Oui, mon colonel. On vous a conduit à la caserne Orodéa.
   - Oui et alors ?
   - C’est la vitrine, mon colonel. Ce ne sont pas des soldats mais des acteurs !
   - Bien, alors Selvag, nous allons faire en sorte que tout cela change !
Il entra dans le bureau de commandement. Il n’y avait personne. Kaja entendit des bruits plus loin dans un couloir. Il s’en rapprocha. Quelques hommes débraillés se baffraient et se saoulaient.
   - J’t’avais dit qu’il avait ce qu’il fallait, déclara un homme, fallait juste insister pour qu’il nous le donne !
Les autres répondirent par un rire gras sauf un qui venait de voir Kaja. Il se leva maladroitement tentant de réajuster sa tenue.
   - Le colo… le colonel !
Les autres se retournèrent alors, sans pour autant poser ce qu’ils tenaient. Blêmes, ils se levèrent tentant de faire face.
   - Lieutenant Berret ?
Selvag leva une nouvelle fois son sourcil gauche. Décidément le baron Sink méritait sa réputation. Il avait fait plus que parcourir les documents, il les avait mémorisés. Un homme s’avança en entendant Kaja :
   - Lieutenant Berret, mon colonel, au rapport !
Il posa prestement la cuisse de volaille qu’il n’avait pas lâchée.
   - Nous faisions une petite fête pour célébrer votre nomination.
   - Je vois, lieutenant, je vois. C’est très gentil à vous… mais…
Kaja avait dégainé brusquement et mit son épée sur la gorge du lieutenant.
   - … Si la prochaine fois que je viens, je trouve votre caserne dans cet état… Je considérerai que c’est un manquement grave à votre devoir.
Le lieutenant avala sa salive avec difficulté. Une telle accusation et c’était la mort.
   - Me suis-je bien fait comprendre, lieutenant ?
   - Oui… Oui, mon colonel !
Tout aussi rapidement, il abattit son épée sur la table qu’il coupa en deux. Il rengaina alors et fit demi-tour.
   - À bientôt, lieutenant... et merci pour la petite fête...
Kaja repartit à grandes enjambées vers le quartier général.
   - Tout est comme cela, Selvag ?

   - À peu de choses près, mon colonel. La corruption et la prévarication sont partout.
   - Il y a bien des hommes de valeur là-dedans !
   - Quelques-uns, mon colonel mais pas beaucoup.
   - Et vous les connaissez, bien sûr.
   - Bien sûr, mon colonel.
   - Je les veux dans la cour le plus rapidement possible, Selvag.
   - Deux jours, mon colonel ?
   - Je patienterai jusque-là.
Il n'y avait que dix soldats, deux jours plus tard.
   - En tout, ils sont plus nombreux, mais les autres ne sont pas dans la capitale, mon colonel.
   - Je me doutais qu'ils seraient peu nombreux… mais pas à ce point-là.
Kaja s'approcha d'eux. Il dégaina et s’approcha du premier :
   - Fais voir ce que tu sais faire !
Le soldat regarda un instant les autres puis Selvag qui lui fit un signe de tête. Le soldat dégaina à son tour et se mit en garde. En quelques assauts, son épée vola à plusieurs pas. Kaja dit :
   - Bien, au suivant !
Quand il eut testé les dix hommes, il leur dit :
   - Vous pouvez être bons, mais pour l’instant vous ne valez pas grand-chose. 
Il se tourna vers Selvag.
   - Trouvez-leur un casernement. Je les entraînerai tous les matins.
Cela dura deux mois. Kaja se partageait entre les réceptions où il devait se rendre et les hommes qu’il dirigeait. D’autres volontaires arrivaient petit à petit. Tout se faisant dans le secret. Selvag, qui avait son réseau d’informateurs, rapportait à Kaja qu’à la cour, on estimait qu’il allait faire comme son prédécesseur. C’est à ce moment-là qu’un des jeunes fils de baron vint le voir. Habillé sobrement, il ne suivait pas la mode d’extravagance qui était en cours chez les jeunes. À sa ceinture, une épée de bonne facture, loin des “jouets” que Kaja voyait tous les soirs. Selvag le fit entrer dans le bureau de Kaja qui l’attendait debout.
   - Je vous écoute, dit-il. 
   - Je voudrais entrer dans la police, baron Sink.
Kaja ne s’attendait pas à sa demande.
   - Et pourquoi ?
   - J’ai un oncle sous vos ordres directs, baron.
   - Ici, il n’y a pas de baron.
   - Oui, … mon colonel.
   - Bien, continue !
   - Il désespérait de ce qu’il faisait et vous êtes arrivés. Aujourd’hui, il retrouve sa fierté de servir. Nous sommes quelques-uns à avoir le même désir.
Kaja l’avait laissé finir son discours et l’avait autorisé à rejoindre les autres. Comme les autres, il l’avait testé. Sa technique était meilleure mais il lui manquait la rage de vaincre. Il fut rapidement défait.
Petit à petit, la caserne Gayeler, qui avait été désertée depuis des années, se retrouva pleine de vie. Kaja avait gardé l’uniforme de la police mais avait fait ajouter un bandeau rouge à chaque bras. L'entraînement était dur et tous n’y arrivaient pas. Les meilleurs montèrent en grade. Alors que s’annonçait la grande migration annuelle du peuple vers la haute vallée de Canfou, Kaja déclencha la deuxième phase de son programme. Salveg le secondait à merveille.
À la cour, on s’étonna  de l’absence de Kaja. Le vice-roi Reneur lui-même, chercha à savoir où il était. Déjà qu’on avait noté la défection de jeunes espoirs. Cela alimenta la rumeur.
Le baron Reneur avait obtenu du roi de Tisréal que Kaja soit sous ses ordres. Son oracle personnel lui avait désigné le baron Sink comme un potentiel concurrent. Reneur avait aussi vu son influence sur les plus jeunes dans les clans et avait pris peur. En l’ayant sous ses ordres et en l’affectant à ce poste, il pensait le circonvenir. Depuis des semaines, il faisait en sorte que Kaja soit invité à toutes les fêtes, sans réussir à le faire céder aux charmes d’une belle ou à le faire s’enfoncer dans la débauche. L’ancien chef de la police avait cédé beaucoup plus vite.
   - Mais je vous assure, Majesté, personne ne semble savoir où il est...
   - Son adjoint le sait !
   - Oui, Majesté, il dit qu’il est parti en inspection dans les provinces…
   - Foutaises, avec tous ces jeunes barons qui ont disparu, il mijote quelque chose… Je suis sûr que Gérère se frotte les mains...
   - Il est comme vous, Majesté, il ne sait rien et s’inquiète. Les jeunes barons disparus viennent aussi des clans qui lui sont fidèles.
La discussion entre le baron Reneur et son espion continua un moment sur le même ton. Mais au bout du compte il dut se rendre à l’évidence. Kaja avait disparu de tous ces lieux habituels comme les autres jeunes barons.
   - Trouve ce qui se passe, Winge !
Ayant dit cela, le vice-roi Reneur s’en alla rejoindre la salle de réception. Avec Gérère, il devait recevoir la grande prêtresse du peuple pour l’autorisation d’organiser leur migration. La réunion n’était que formelle. Un refus de leur part et le pays s’embraserait. Il ne pouvait pas se le permettre, pas tant qu’il partageait le pouvoir. Plus tard, quand il serait seul maître, il aurait la puissance pour montrer à ces gueux qui était le maître.
Pendant ce temps, Kaja était sur les routes. Il allait d’un poste à l’autre inspectant une caserne ici, un fort un peu plus loin, revenant parfois sur ses pas. Son parcours était imprévisible. Encore plus rapide que lui, la rumeur de son passage se mit à courir chez les policiers. Nombreux furent ceux qui les virent s’affairer à nettoyer et remettre de l’ordre. La rumeur parlait du colonel et surtout des sanctions.  L’histoire du fort d’Esda fut rapportée, amplifiée, déformée. On y racontait comment le colonel Sink avait débarqué au fort. La sentinelle, avachie sur la pierre où elle somnolait, avait vu arriver en trombe une poignée de cavaliers. Elle avait à peine eu le temps de se mettre debout qu’elle avait été assommée. En cette heure matinale, la porte était simplement ouverte pour faciliter l’accès de ceux qui préféraient habiter en ville. Kaja avait ravagé le fort avant qu’il n’y ait un semblant de réponse. Les Gayelers surentraînés avaient fait prisonniers tous les soldats présents, sans que ceux-ci n’opposent une résistance réelle. Il y avait quelques blessés mais pas de mort. Kaja avait débarqué dans les appartements du commandant du fort, le trouvant encore dans son lit et c’est quasi nu, qu’il s’était retrouvé dans la cour avec ses hommes. Seul un homme avait une tenue complète et propre ainsi qu’une arme entretenue. Il venait de la ville et avait tenté de se battre dès qu’il avait vu la scène dans la cour. Kaja s’était interposé et lui avait intimé l’ordre de ranger son épée au fourreau après avoir décliné son identité. Devant son chef suprême, l’homme avait obéi :
   - Mon nom est Arko, soldat de première classe du deuxième régiment de la police, mon colonel.
Arko s’était retrouvé au garde-à-vous devant le mur. Kaja s’était alors approché des autres.
   - Ce fort est sale ! Vous êtes sales ! Ce qui vient de se passer est intolérable.
Kaja, rouge de colère, s’adressait aux prisonniers à genoux les mains sur la tête. Il leur adressa une longue diatribe et fustigea leur chef. Alors qu’il commençait à leur parler de punition, le lieutenant gayeler qui l’accompagnait sortit des bâtiments en portant un coffret. Le commandant de la place devint livide. Kaja voyant cela s'interrompit pour l’examiner. Il y trouva des pièces d’or et un carnet. Quand il l’ouvrit, le commandant de la place émit un petit cri. Kaja regarda une page puis deux, en feuilleta quelques autres et, d’un coup d’épée, décapita le commandant de la place.
Il se retourna vers les soldats agenouillés qui tremblaient de peur.
    - Qui savait, demanda-t-il ?
Un silence de mort régnait sur le groupe.
   - Tout le monde savait, mon colonel. 
Kaja se retourna pour regarder le soldat qui avait parlé. Arko, toujours au garde-à-vous, avait fait un pas en avant pour se décoller du mur.
   - Tout le monde savait ?
   - Oui, mon colonel. Tout le monde savait que le commandant monnayait ses faveurs. Notre rôle était de mettre des amendes qu’il annulait si vous veniez avec une pièce d’or.
   - Tu confirmes les écrits que tu as adressés au quartier général ?
   - Oui, mon colonel, mais je n’avais eu de réponse.
Kaja montra le corps se vidant de son sang :
   - Tu as ta réponse. En vertu des pouvoirs qui sont les miens, je te nomme commandant de cette place avec le grade de lieutenant.
Kaja se tourna vers un gayeler :
   - Reb, vous resterez en soutien ici avec vos hommes. Vous connaissez mes ordres.
   - Oui, mon colonel, Justice et discipline !
   - Lieutenant Arko votre mission sera de faire de cette place un exemple pour tout le régiment.
   - Oui, mon colonel, oui !
La rumeur avait fait de ce récit un massacre où un colonel assoiffé de justice décapitait tous les corrompus. La panique avait alors saisi tous les postes au fur et à mesure que la rumeur se répandait.
Kaja se déplaçait tous les jours. Si les commandants de place essayaient de deviner ses mouvements, ils se trompaient le plus souvent. Kaja surgissait quand on ne l'attendait pas, montrant les failles des défenses, et éliminant les plus corrompus. Dans la population générale, on appréciait de voir la police faire son travail. À la cour, c’était différent. Certains profitaient de cet argent. Kaja s’en faisait de solides ennemis. Selvag lui envoyait régulièrement des rapports. Ils avaient mis au point un code entre eux. Ils étaient ainsi les seuls à savoir ce qui était écrit.
Toutes ses inspections l’amenèrent petit à petit vers Clébiande. Il voyait passer les chariots de nonnes et les colonnes de tous ces gens qui allaient vers la haute plaine pour leur cérémonial. Kaja n’avait jamais prêté beaucoup d’attention à cette manifestation. Pour lui, elle tenait plus du folklore que d’autre chose. Pourtant à voir tous ces gens en transhumance, il sentait monter en lui des questions. Il se renseigna sur le roi Riou et la dame blanche, apprenant au détour d’une conversation que les cheveux blancs dans ce pays n’étaient pas ceux de la sorcière blanche mais ceux de la divinité. Il trouva l’idée ridicule. Il se remémorait le récit de la sorcière.
Payatseze, la sorcière, était redoutée de tous les enfants. C’est de sa venue qu’on menaçait les enfants remuants. “ Si tu n’es pas sage, Payatseze t'emmènera dans son pays noir…”. En général cela suffisait à faire tenir l’enfant tranquille. Il y avait pire. La légende du royaume de Tisréal racontait qu’avant, le monde était noir car Payatseze se nourrissait de lumière et seule sa chevelure blanche se voyait. C’est la venue de l’Arbre sacré qui avait levé la malédiction… sur la terre mais pas dans ses profondeurs. On trouvait toujours un conteur pour raconter ce qui arrivait à certains voyageurs imprudents. Les grottes étaient les lieux de prédilection de Payatseze. Elle y venait pour boire la lumière sans oser sortir. Un dénommé Pesoch avait raconté son histoire. Un jour qu’il voyageait d’une province à l’autre pour louer ses bras à la saison des récoltes, il avait été pris par l’orage et s’était réfugié dans une grotte. La nuit était arrivée avant la fin de la pluie. Pesoch ne s’en fit pas, il avait des provisions, du bois sec et même une chandelle de cire pure. Il finissait de manger quand le noir était arrivé. Le feu n’éclairait plus et la chandelle elle-même ne perçait pas ces ténèbres. Pesoch s’était levé brusquement. Il avait tendu les bras en avant et avait senti la chaleur du feu. Ses souvenirs d’enfant avaient refait surface et le nom de Payatseze était venu à son esprit. Il avait décidé de sortir de la grotte. Le feu était devant lui, la sortie juste derrière. Il essaya d’en faire le tour. Avançant à tâtons, agitant les bras devant lui et glissant les pieds au sol, il fit plusieurs pas sans rien voir et sans trouver la sortie. C’est alors qu’il eut la vision qui lui glaça le sang. Une chevelure blanche semblait flotter. N’écoutant que son instinct, il se mit à courir, tombant à plusieurs reprises, s’écorchant et se meurtrissant sur la pierre. Pesoch avait ainsi couru jusqu’à ne plus voir les cheveux blancs de Payatseze. Quand essoufflé, il s’était arrêté, il ne savait plus où il était et encore moins comment sortir. Il s’était assis, essayant de réfléchir. Il avait eu beau retourner le problème dans tous les sens, il n’avait trouvé qu’une solution : trouver la sortie. Il avait, à quatre pattes, chercher un mur. Il s’était alors remis debout. Lentement, en palpant devant lui des mains et des pieds, il avait commencé à suivre la paroi. Au bout d’un long moment, fatigué, il s’arrêta. Il n’en savait toujours pas plus. S’était-il rapproché de la surface ou bien était-il encore plus perdu ? Il était juste épuisé. Il décida de dormir. Dans le noir et le silence, et malgré le froid, il ferma les yeux. Si le sommeil fut long à venir, il fut aussi noir que les couloirs. Il se réveilla ayant perdu toute notion du temps et de l’espace. Le deuxième jour, si on peut appeler ce temps entre deux sommeils, jour, il reprit sa marche. Puis vint le troisième, rien ne semblait bouger, même l’air semblait figé. Dans ce monde immobile, il fut empli de désespoir. Il allait mourir là, dans le monde de Payatseze et on rajouterait son nom à la longue liste des disparus. Il se mit à pleurer de lourds sanglots comme ceux des enfants car Pesoch avait gardé un cœur d’enfant. Il se mit à rêver de forêt et d’arbres. Ses larmes en tombant se mirent à briller. Ce fut comme un chemin lumineux au sol. Il se leva et le suivit. Il avançait rapidement, si rapidement qu’il ne vit pas la roche qui dépassait du plafond et la heurta de plein fouet. Il entendit le bruit, comme un glas qui sonne et perdit connaissance.
L’eau froide le réveilla avant qu’il ne se noie. Se débattant en tous sens, il fut emporté par le courant et alors qu’après avoir craint de mourir sous terre, il se voyait mourir noyé, il vit une lueur. Bientôt, il émergea dans un bassin entouré d’arbres. Le courant le déposa sur une petite plage et là, Pesoch perdit à nouveau connaissance. Il se réveilla dans la cabane d’un paysan. Ce dernier l’avait trouvé alors qu’il menait son troupeau pour boire. L’ayant chargé sur une de ses bêtes, il l’avait ramené chez lui et l’avait soigné.
   - Où suis-je, demanda Pesoch ?
   - Tu es dans la vallée de la Sacro, répondit le paysan. Et toi, qui es-tu ?
   - Je suis Pesoch, je viens de Temor et j’allais à Romate pour les récoltes.
Le paysan le regarda avec des yeux ronds.
   - Mais Romate est à des jours et des jours de marche d’ici et il y a bien longtemps que les récoltes sont finies. On attend la neige.
Pesoch était resté sans voix. Il avait essayé de se lever sans y parvenir. Il avait alors découvert ses jambes. Elles étaient plus fines que des jeunes troncs. Il avait perdu toute force et tous ses cheveux.
Il avait été le premier d’une série. Les gens disparaissaient pour réapparaître une saison plus tard à des jours et des jours de marche du lieu de leur disparition, maigres, décharnés et chauves. Tous avaient parlé de cette chevelure blanche vue dans les ténèbres.
Bien sûr c’était une légende et Kaja n’y croyait qu’à moitié. Cela l’influençait quand même. Comme tous les seigneurs, il n’aimait pas les femmes aux cheveux trop blancs. Il avait d’ailleurs, parmi toutes les missions que ses soldats devaient accomplir, celle de retrouver les femmes à la chevelure blanche et de les arrêter. Elles devaient être conduites dans un endroit secret. Un de ces endroits où seul le vice-roi savait ce qui s’y passait.