samedi 30 janvier 2016

Les mondes noirs : 22

Les gens s’étaient mis par affinités sur cet îlot sec. Tordak et Chimla s’étaient vus repoussés vers l’arbre. Ils campaient très près du tronc. Trop près au goût de Chimla qui s’étaient fait déchirer la peau lors d’un simple frôlement. Les amazones occupaient un morceau de terrain sous une grosse branche, ce qui délimitait une bande confortable assez longue. Il y avait chez les amazones des petits clans une certaine entente. L’une d’elle avait réussi à transporter du feu. Même s’il n’était pas bien gros, les petites flammes du foyer réchauffaient les esprits. Elles mettaient assez souvent en commun leurs forces dans des alliances entre clans. Même si l’on ne pouvait parler d’entraide, il y avait une sorte de convivialité qu’on ne trouvait pas chez les guerriers. Chacun couple guerrier-serviteur avait délimité son territoire, se mettant plus loin de ceux qu’ils n’aimaient pas ou qu’ils redoutaient. Leur orgueil les poussait à être les plus forts. C’est pourquoi aucun n’avait pris de feu. Les autres auraient vu cela comme une faiblesse.
Chimla sortit du sac les galettes de route. C'était une nourriture dense à défaut d'être bonne. Ils mâchèrent en silence. Autour d’eux, le même silence régnait simplement troublé par les bavardages venus du camp des amazones. La fatigue se faisait sentir. Chimla piquait du nez entre deux bouchées. La lumière changeait doucement. Tordak s’était maintenant allongé pour dormir un peu. Chimla s’endormait assise. Sa tête tombait en avant, la réveillant. Elle ouvrit les yeux une nouvelle fois. Regarda un peu autour d’elle et voulut s’allonger pour dormir. Son amulette se mit à peser lourd, trop lourd. Elle se remit assise. Le poids était moindre, mais encore présent. Elle se leva, l’amulette se fit oublier. Elle commença à s’appuyer sur l’arbre et se redressa en poussant un cri de douleur. Du sang coulait de son épaule. Chimla jura. Son cri avait soulevé la tête de quelques guerriers qui lui jetèrent des regards torves. Tordak aussi se réveilla et la regarda. Puis il regarda autour de lui. Autour de son cou, Chimla sentit à nouveau le poids de l’amulette. Si elle se baissait, le cordon lui faisait plus mal. Elle commença à escalader le tronc pour soulager son cou. Elle arriva à un espace dégagé, sans épines aucune. Le tronc et les branches étaient couverts des mêmes épines que par terre, rendant l’endroit aussi agréable qu’un nid. Elle décida de s’allonger là. Elle vit arriver Tordak. Il passa la tête au-dessus de la branche et regarda où était Chimla. Il fit :
- Ah oui !
 Elle le vit disparaître. Quelques instants plus tard, il remontait. Elle vit d’abord les sacs, le sien suivi de celui de Tordak, puis elle vit la tête de ce dernier émerger en jurant :
- Saloperies d’épines !
Elle le vit essuyer du sang sur son bras.
- Faudra faire attention en redescendant, dit-il. Il nous reste assez de temps pour nous reposer.
Regardant autour de lui, tout en s’allongeant, il ajouta : 

- Il avait trouvé un bon coin. Même pas besoin de faire le guet.
Chimla déjà ne l’écoutait plus. Elle avait sombré dans le sommeil. Son rêve devint cauchemar. Elle était dans le palais avec Dame Longpeng à discuter quand explosèrent des cris. Chimla vit les dames du conseil se précipiter pour égorger sa maîtresse. Elle essayait sans succès de s’y opposer, les cris redoublaient…
Chimla se réveilla en sursaut. On criait bien. Son rêve n’était que réalité. Tordak était au-dessus du puits d’entrée, son épée dans une main et sa dague dans l’autre. Chimla s’approcha de lui.
Elle murmura :
- Qu’est-ce qui se passe ?
- On se bat en dessous, répondit Tordak sur le même ton.
On entendait glapir les goulques et les cris des guerriers. Le fracas des armes qui s’entrechoquaient couvrait tout le reste. Cela dura un moment. Puis le silence revint.
Ils restèrent immobiles un moment. Tordak fut le premier à bouger :
- Reste avec les sacs ici, j’vais voir.
Il allait s’engager dans la descente quand il s’arrêta un instant, regarda Chimla et lui demanda :
- T’as une arme ?
Chimla sortit sa dague. Tordak la regarda comme on regarde un jouet et dit :
- Ça devrait suffire.
Elle le vit disparaître, attentif à ce qui se passait en bas. Il remonta bien vite.
- Le jour est là et les scorpions aussi.
Il se dirigea vers son armure et s’en revêtit. Puis il reprit sa descente pendant que Chimla s’équipait.
Le temps passait sans qu’il remonte. Chimla entendait des bruits et des conversations. Elle décida de descendre aussi.
Personne ne fit attention à elle. Tous les présents avaient remis leurs armures. Des scorpions volants passaient çà et là. Tordak discutait plus loin. À terre, elle vit plusieurs corps, dont certains difformes. Ces êtres lui évoquèrent les récits de monstres des mondes noirs. Ces histoires, horribles étaient racontées le soir aux enfants pour les faire tenir tranquilles.
Chimla s’approchait du groupe qui discutait :
- Les monstres… ils vont revenir, disait Dalk.
- Je ne sais pas, répondit Mafgrok. On les a bien étrillés.
- Les amazones ont payé un lourd tribut, dit Gietta du clan amarante.
- Elles ont surtout payé leur amateurisme, répliqua Mafgrok.
Chimla les laissa à leur dispute pour faire le tour du campement. Les amazones avaient le plus de pertes. Pour être précis, les servantes avaient été les plus atteintes. Trop heureuses de pouvoir enfin se libérer du carcan de cuir, elles avaient ôté leurs armures. L’attaque les avait surprises dans un demi-sommeil sans défense. Il y avait aussi des morts parmi les amazones.
Les attaquants avaient des branches de riek comme armes. Les épines tranchantes faisaient de profondes coupures. Les blessés étaient aussi assez nombreux. Chimla découvrait leur visage. Elle sursauta en voyant les dégâts. Les épines de riek avaient labouré les crânes, déchiquetés les joues, arrachés des yeux. Les corps eux-mêmes étaient lourdement atteints. Elle se demanda si, à part Tordak et elle, il y avait eu des survivants sans blessures. Les amazones survivantes se pansaient l’une l’autre. Les blessés gémissaient ou râlaient, agonisant. Plusieurs guerriers, qui avaient gardé en partie leur armure, s’occupaient de les achever, les égorgeant proprement.
Chimla vit au bout du camp les gardiens et leurs goulques. Même eux avaient des plaies. Si une goulque semblait en bonne forme, l’autre léchait le sang qui coulait encore de sa patte gauche.
Revenant sur ses pas, elle aida à pousser les corps des assaillants à l’extérieur du camp. Dès qu’elle atteignait le bord du tapis d’aiguilles et tombait dans l’eau, la dépouille se trouvait comme agitée de soubresauts. Chimla vit avec répugnance que cela était dû à une multitude de petites formes noires serpentiformes qui accouraient, attirées par l’odeur de la mort.
Le tapis d’aiguilles était rouge brun de sang. Chaque pas faisait un bruit poisseux. Chimla revint vers le centre du camp. Les discussions étaient toujours vives. Que fallait-il faire des morts ? Certains parlaient de leurs rendre les honneurs habituels mais sans faire le bûcher traditionnel. Le bois dans les mondes noirs était trop humide pour brûler correctement. D’autres voulaient les enterrer. On leur fit remarquer qu’on manquait de pelles. Mafgrok était pour les laisser là sous un tapis d’aiguilles. La plupart était contre cette idée qui heurtait la coutume. Chimla remarqua Tordak un peu en retrait qui ricanait. Elle s’approcha de lui.
- Ça t’amuse, lui demanda-t-elle ?
- Ils discutent de la décoration des fourreaux alors que les épées sont rouillées dedans.
- Que proposes-tu ?
- T’as une arme ?
- Ma dague !
Tordak se mit à rire franchement. Il se retourna et prit un bouclier et une épée.
- Je t’ai récupéré ça.
- Merci, dit Chimla.
- Te fais pas d’illusion, si j’te préfère en vie, c’est que ça me fait moins de poids sur le dos !
Chimla prit les armes. L’épée était trop longue pour elle. Elle ne voyait pas comment elle allait s’en servir. Le bouclier venait d’une amazone, il était vert-bleu. Ça ne valait pas la couleur de son clan. Elle remercia Tordak. Intérieurement, elle aurait préféré qu’il soit parmi les victimes. Sas airs supérieurs l’indisposaient.
Maintenant, on retourne dans le riek. Les scales vont arriver !
Chimla voulut lui poser une question mais, il était déjà en train d’escalader le tronc.

jeudi 28 janvier 2016

Les mondes noirs : 21

Une bulle vint crever la surface. Libérant une odeur encore plus infecte de putréfaction. Repsin restait penché là, au-dessus de quelques objets qui surnageaient sur l’eau sale. Il répétait sans s’arrêter :
C’est pas vrai, c’est pas vrai, c’est pas vrai, c’est pas vrai….
Faisant attention où il posait le pied, il se pencha en avant pour tenter de récupérer un des petits sacs de Hibkin qui flottait un peu plus loin. Pendant ce temps, les quatre tireurs frottaient leur mains en partie brûlées par la corde qu’ils avaient dû laisser filer par à coups pour ne pas être entraînés.
Chimla sentit peser l’amulette plus fort sur son cou. L’astre nocturne apparut au-dessus du brouillard, éclairant la scène d’une lumière plus intense et plus blanche. Chimla fit un pas en avant et sentit le poids augmenter. Elle chercha vers où aller pour le faire diminuer. Elle se retrouva près des goulques et des gardiens qui malgré leur force, n’arrivaient pas à les retenir. Pas après pas, ils s’éloignaient. Chimla n’aimait pas l’idée de se retrouver près des goulques. Elle partageait la crainte de tous. Ces animaux étaient sanguinaires et avaient dépecé plus d’un mécréant suivant les dires des gardiens. Elle se retourna quand même pour voir ce que faisaient les autres. Hibkin avait disparu. Ce n’était pas une grande perte. Elle n’avait jamais aimé ce prétentieux. Ils avaient autre chose à faire que de se lamenter sur son sort. Elle vit Tordak non loin qui venait vers elle. Lui aussi devait penser qu’on avait perdu assez de temps. Derrière lui les autres se détournaient aussi du lieu du drame. Les quatre mâles qui avaient aidé se mirent à se charger de leur sac. Repsin poussa un petit cri de joie :
Je l’ai !
Il n’eut même pas le temps d’avoir peur. Une gueule énorme jaillit de la fange, faisant une gerbe d’eau. On entendit le bruit du claquement des mâchoires et le splach que fit la bête quand elle retomba dans la boue.
Tordak en passant près de Chimla lui dit :
J’étais sûr qu’il ne fallait pas s’arrêter là.
Tu aurais pu lui dire, répondit Chimla.
L’avait qu’à lire au lieu de se pavaner, lui répliqua Tordak en emboîtant le pas aux gardiens.
 La marche reprit. La lumière était meilleure mais le moral très sombre. Tout le monde surveillait ses pieds. Les goulques tiraient toujours vers la même direction. Comme si Karabval avait marché tout droit. Chimla s’interrogeait. Comment avait-il survécu? Il était seul, armé légèrement. Les mondes noirs étaient terribles. D'ailleurs comment allaient-ils pouvoir dormir ? Et manger quand les provisions s’épuiseraient?
Le glapissement d’une goulque la sortit de ses interrogations. Elle tirait son gardien particulièrement brutalement. Il se mit à courir pour suivre sa bête. Bientôt toute la colonne se retrouva au petit trot. Chimla s'essouffla vite. Elle se fit dépasser par tous les guerriers. Le souffle court, les poumons en feu, elle s'accrochait à chaque fois qu'une nouvelle personne la doublait, essayant de perdre le moins de terrain possible. Quand elle commençait à trébucher, à avoir un brouillard devant les yeux, elle vit que le groupe s'était arrêté. Elle les rejoignit. Elle se retrouva à genoux sur un sol ferme. Elle haletait et tentait de reprendre sa respiration. Elle posa son sac, comme les autres. Par terre, des aiguilles formaient un tapis agréable au pied. Elle les toucha. La douceur avait quelque chose d’étonnant dans ce monde. Elle releva la tête en cherchant ce qu’il se passait. Elle entendait les goulques grogner. Elle se releva pour se rapprocher d’elles. Elle les retrouva au pied d’un arbre. Elle leva la tête. La ramure couvrait un vaste secteur. Tout le groupe était en dessous. Chamli espérait que rien de dangereux n’existait dans ces branches. Les goulques s’étaient assises au pied du tronc. Elles grognaient de satisfaction. Chimla entendit Mafgrok  parler :
Tu es sûr de ce que tu dis ?
Oui, il a séjourné ici. Regarde !
Le gardien montra le tronc. Chimla qui s’était assez rapprochée, découvrit le tronc. Il était couvert d’épines triangulaires. Le gardien montrait certains endroits.
Il a coupé des épines et fait des marches. Je ne sais pas comment il a évité de se blesser mais il a réussi à monter. Les goulques sont formelles. Il faut aller voir en haut ce qu’il a laissé.
Tordak se tenait au premier rang. Chimla se glissa jusqu’à lui.
Tu connaissais ces arbres ?
Oui, ce sont des riek. Leurs épines les protègent. Ils sont les seuls endroits sûrs dans les mondes noirs.
Mafgrok regardait le tronc de riek. Il mit ses mains dans les endroits libres d’épines, puis mit ses pieds là où d’autres places avaient été libérées. On le vit s’élever. On entendit sa voix :
Il y a une place qui a été dégagée.
On l’entendit fourrager, puis il redescendit.
Il n’y a rien, là-haut.
Il a dû dormir et repartir, dit un des gardiens.
Je crois, répondit Mafgrok. On va se reposer là, et on repartira tout à l’heure. Le sol est sec et la nuit encore longue. Les scorpions volants nous laisseront tranquilles.
Il enleva son masque. Se retournant vers le groupe, il dit :
Bgail, amène à manger !

lundi 25 janvier 2016

Les mondes noirs : 20

Quand ils s’enfoncèrent dans le brouillard, la lumière devint laiteuse. La goulque de tête reniflait et tirait suivant une improbable piste vieille de plusieurs jours. Derrière elle, le gardien la contrôlait du mieux qu’il pouvait en tenant la laisse courte. Il regrettait sa ceinture. Avec les cristaux de commandement, il savait obliger ces bêtes aussi grosses que lui à se tenir tranquilles. Sans ceinture ni collier, il ne pouvait compter que sur sa force. À ce rythme-là, il ne tiendrait pas longtemps. Derrière lui, le deuxième gardien vivait un sort contraire. Sa goulque se laissait tirer, n’avançant qu’à contre-cœur. À chaque pas, on entendait un bruit de succion écœurant. L’odeur était fétide. Ils avancèrent ainsi un moment, tous sur le qui-vive, ne sachant pas si les scorpions volants viendraient ou pas. Certaines amazones avaient même sorti leurs armes. La nuit tomba doucement sans autre incident. Une étrange lueur jaune vert se diffusait dans le brouillard. Cette chiche lumière leur évitait de préparer des lampes. Ils commençaient presque à se détendre quand on entendit un grondement sourd. Les goulques glapirent. Toute la file s’immobilisa, l’arme au poing, cherchant partout un ennemi. Ils marchaient sur une sorte de mousse, parsemée d’herbes sombres. On entendit une suite de bruits de pas lourds et mouillés. Chamli pensa que les goulques venaient de faire fuir un animal qu’elle ne parvenait même pas à imaginer. Le silence revint, plus lourd, plus pesant.
   - T’entends quelque chose ? murmura quelqu’un.
   - Non, rien, répondit son voisin.
Le temps s’écoula sans bruit.
   - Allez, on se remet en route, dit Mafgrok. L’autre est bien passé. On va y arriver.
Les gardiens claquèrent de la langue pour faire repartir les goulques qui grognaient. Elles obéirent, tout en émettant une sorte de grondement sourd.
   - Elles sont pas contentes, dit le premier au second. 

   - Moi non plus, j’suis pas content ! répliqua le deuxième gardien.
   - Oui, mais toi… t’as pas l’choix !
Lentement la colonne se remit en marche. C’est à ce moment-là qu’il y eut un cri :
   - Hibkin est enfoncé dans la vase !
   - Aide-le, lui répondit quelqu’un.
  - J’y arrive pas !
Il y eut un moment de flottement. Devait-on s’arrêter, la laisser ? On entendit toutes les opinions. Personne ne se bougea vraiment à part Repsin son aide de camp. Hibkin était un mâle du clan orange. Mafgrok grogna mais donna l’ordre d’aller voir ce qu’il se passait. On s’approcha avec prudence en tâtant le terrain. Hibkin avait déjà un mollet presque enfoncé jusqu’au genou. L’autre jambe était encore sur un terrain plus ferme mais Hibkin n’avait pas la force de se sortir de là. Repsin le tenait par le bras et tirait sans que rien ne bouge.
Chamli s’approcha aussi. Elle sentait autour de son cou l’amulette devenir lourde. Elle s’arrêta. Le phénomène se calma un peu. Un pas en avant et le cordon vint lui tirer sur la nuque. Elle fit un pas en arrière, elle sentit la légèreté. Elle resta en retrait, essayant de comprendre ce que lui disait l’amulette. D’autres s’approchaient, plus curieux de voir ce qui allait se passer que d’aider.
Hibkin commençait à avoir vraiment peur. Son genou ne dépassait plus de la fange. Son autre jambe faisait maintenant un angle douloureux. Repsin tirait de toutes forces sur le bras de son maître.
Chimla vit que les gardiens peinaient à contrôler les goulques qui tentaient de s’éloigner de l’endroit. Elle fit un nouveau pas en arrière, allégeant son cou. Les silhouettes se perdirent dans la brume luminescente.
   - On va s’y mettre à plusieurs, dit Bervis. Tiens, Hibkin ! Passe cette corde autour de toi, qu’on puisse te tirer.
Le temps qu’il fasse le nœud, la moitié de sa cuisse avait disparu. Hibkin grimaçait de douleur, se sentant écartelé.
De sa place, Chimla, vit quatre hommes se mettre à tirer de toutes leurs forces sur la corde. Tout sembla se figer comme dans un tableau peint. Hibkin était comme un nain entouré de géants mais un nain dont la taille diminuait. Malgré tous leurs efforts, Hibkin s’enfonçait :
   - Ça m’aspire, hurla-t-il, ÇA M’ASPIRE !
Les quatre tireurs firent un effort supplémentaire qui fit crier Hibkin. Malgré cela, ils le virent s’enfoncer lentement mais inexorablement dans un hurlement de terreur qui ne s’acheva que lorsque la fange lui remplit la bouche.
Le silence qui s’en suivit, fut plus terrible encore.

vendredi 22 janvier 2016

les mondes noirs : 19

Quand ils arrivèrent à l’escalier lumineux, la lumière baissait déjà. Il avait été décidé qu’ils partiraient la nuit, puisque les scorpions volants étaient diurnes. Ils posèrent leurs affaires et revêtirent les armures de cuir durci. Tordak pesta :
Ils sont même pas foutus de faire ça avec du bon cuir.
Il se battait avec les sangles et les attaches qui fonctionnaient mal. Chimla qui peinait aussi, répliqua :
- La reine pense avoir la solution. Elle va réactiver l’Idole… Elle a dit à quelqu’un qui l’a répété que les anciens savaient faire cela. Qu’il suffisait de trouver le bon livre et de le refaire.
- Elle rêve la reine. Elle n’a pas lu le livre. Moi je l’ai lu… Il faut retrouver le voleur et ramener ce qu’il a pris. Refaire un réceptacle pour l’Idole est trop long.
- Ce n’est pas ça… Elle veut faire une nouvelle Idole.
Tordak regarda Chimla d’un air incrédule. Mais en face de lui, il ne vit plus qu’une face inexpressive de cuir brun :
- Elle est alors encore plus folle que je ne croyais, murmura-t-il en ajustant son masque.
Ils sursautèrent en entendant le glapissement des goulques. Tout le monde s’immobilisa pour regarder. Deux gardiens arrivaient tenant leur goulque avec une laisse. Ils dépassaient tout le monde de deux bonnes têtes. Leur armures étaient de cuir noir.
- Ils ont ressorti leurs vieilleries, grommela Tordak entre ses dents.
- Comment ça, demanda à mi-voix Chimla ?
- Ces armures viennent du musée. Elles auraient été celles des premiers gardiens...
Chimla ne connaissait pas l’arrivée des premiers gardiens, ni l’histoire du royaume. Par contre, elle connaissait tous les clans et leurs membres respectifs. Elle était capable de citer beaucoup d’alliance et de liens de soumission. Elle pensa amèrement que dans quelques pas… cela ne lui serait d’aucun secours.
Un des gardiens dit d’une voix assourdie par le masque :
- Nos goulques sont là pour nous diriger. Nous serons devant.
N’attendant aucune réponse, il se dirigea vers l’escalier. Il s’arrêta en haut. Mafgrok le suivait avec son aide. Tordak lui emboîta le pas :
- Viens, dit-il à Chimla, il n’est pas bon de traîner derrière dans les mondes noirs.
Chimla se dépêcha d’avancer, préférant charger son sac en marchant plutôt que de perdre de vue Tordak. Ce n’était pas la courte dague pendue à sa ceinture qui la protégerait.
Le gardien marqua un temps d’arrêt en haut de l’escalier lumineux. Sa goulque tirait déjà comme si elle avait trouvé une piste.
- Que l’Idole nous protège, dit-il !
Et il mit le pied sur la première marche. Mafgrok n’hésita pas un instant. Tordak non plus. Si l’aide de Mafgrok s’arrêta quelques instants sur la première marche, Chimla préféra se coller derrière Tordak. Le sol devint glissant bien avant d’atteindre le dernier degré. Les mondes noirs, sans bruit, partaient à l’assaut du royaume.

mardi 19 janvier 2016

Les mondes noir : 18

La reine vint sur le balcon du palais pour saluer leur départ. Les quarante guerriers saluèrent. On avait deux groupes, les mâles d’un côté qui saluèrent la reine en mettant un genou à terre pendant que les amazones mettaient les deux mains serrées sur le cœur. Derrière, les gens de l’intendance formaient un troupeau qui attendait tête baissée. La reine leur adressa juste quelques paroles d’encouragement. Sous son regard distrait, ils se mirent en marche. Les amazones étaient fières, raides et dignes malgré les carapaces de cuir qui les recouvraient. Les mâles, à la démarche plus lourde, donnaient une impression de puissance mais aussi de traîner les pieds. Quant à la piétaille qui suivait, personne n’y prêta attention. Ils furent rejoints par deux gardiens. Sous leurs masques de cuir, personne ne pouvait deviner leurs pensées. Les goulques qui les accompagnaient étaient des bêtes déjà âgées. En les voyant passer, les plus optimistes pensèrent qu’on avait désigné les plus expérimentées. Les autres pensaient que la reine n’attendait rien de cette expédition. Chimla était de ceux-là. Elle ruminait de sombres pensées. Elle allait disparaître dans les mondes noirs. Elle se rappela ce que Dame Longpeng lui avait dit de son avenir. Elle ne le voyait pas comme cela. Où était cette prédiction d’être celle qui dirige le clan ? Elle lui avait même donné un talisman qu’elle portait collé au plus près de sa peau. Dame Longpeng le lui avait remis en audience privée. Personne ne savait ce qu’il s’était dit. Les bruits qui avaient couru à l’époque avaient parlé de mission d’espionnage. C’est vrai que Chimla avait rempli mille fois ce rôle pour son clan. Ce jour-là, Dame Longpeng lui avait passé le lacet autour du cou en lui disant qu’elle portait l’avenir du clan. Tout à son rêve de devenir une dame du conseil, Chimla n’avait pas prêté plus attention au présent reçu. Aujourd’hui, marchant vers les mondes noirs, elle se demandait ce que valait vraiment cette amulette.

dimanche 17 janvier 2016

Les mondes noirs : 17

Les jours qui suivirent furent difficiles. Quotidiennement un vol de ces scorpions volants faisait une incursion dans le royaume. Malheur à celui qui n’était pas à l’abri. Chamli préparait de nouveau son départ avec la quarantaine de mâles qui allaient partir. On leur préparait des armures de cuir durci recouvrant tout le corps y compris visage et mains. Ils étaient confinés dans un des sous-sols du palais. La seule lumière venait de lucarnes en haut des murs. Quand sonnait l’alarme, il fallait vite mettre un volet pour bloquer le passage des scorpions volants comme tout le monde les appelait maintenant. On avait prévenu les clans. Celui qui partirait aurait droit à un seul ou une seule aide, à eux de porter leur nécessaire. Les clans rechignaient à désigner leur candidat. Il fallut que la reine menace pour qu’ils obéissent. Même Dame Érausot, qui avait envoyé les provisions rapidement, prit son temps pour désigner le mâle qui devait partir. Plus de vingt mâles et leurs aides étaient arrivés, quand quelques amazones venues des petits clans vinrent se joindre à eux. Tout le monde savait que les petits clans n’avaient pas assez de mâles pour féconder celles qui devaient l’être. Chimla se demandait si ce n’était pas ce qui arrivait au clan bleu. Elle espérait ne pas voir arriver une des amazones. Chavda en avait fait de vraies machines à tuer. Elle fut à moitié rassurée en voyant se pointer avec un gros sac, Tordak. C’était un de ces mâles de l’ancienne génération. Chimla pensa que la reine se mettrait en colère en apprenant cela. Tordak n’était plus tout jeune. Dame Longpeng ne l’aimait pas plus que ça. Il était considéré comme un combattant moyen. On ne l’avait jamais vu briller dans un combat. En sa faveur, on pouvait noter qu’on ne lui connaissait pas de blessure. Chimla le vit dès son entrée. Il demanda où il devait se mettre, on lui désigna le coin où Chimla avait mis ses affaires. Il arriva près d’elle sans se presser. Son visage n’exprimait ni joie, ni peine, ni colère, ni rien d’ailleurs. Il la regarda comme on regarde un objet :
- On m’a pas laissé le choix, lui dit-il. Les autres ont mieux manœuvré que moi. Alors je vais être franc avec toi… Tu me fous la paix, je te fous la paix. J’ai déjà porté mon barda. Je peux encore le faire. Celui qui a été mon maître d’armes, avant que toutes ces femelles s’en mêlent, m’a toujours appris à me débrouiller.
- Parfait, répondit Chimla. Ça me va. Qu’aurai-je à faire pour toi ?
- Fais voir ton sac !
Chimla lui montra ses affaires. Tordak regarda les différents objets. Il fit deux tas.
- Ça, dit-il en désignant le plus gros, tu peux prendre. Le reste, tu jettes.
Chimla fit la grimace. Il y avait là des choses auxquelles elle tenait.
- Et si je garde tout ça ?
- Alors tu seras bientôt morte. Déjà je ne suis pas sûr que ce qu’on emporte soit adapté. Ils rêvent là-haut, dit Tordak en montrant le plafond, en croyant que nous ne serons partis qu’une vingtaine de jours… Il va falloir survivre et pas comme ici. Non, non, dans les mondes noirs, c’est ta vie que tu joues à chaque instant.
- Alors personne ne reviendra !
- J’suis pas devin. Ce qui est sûr, c’est que j’ai pas envie de mourir. Tous les autres se croient très forts. Ils vont voir. Les mondes noirs ne sont plus repoussés. Ces pauvres fous pensent qu’avec quelques torches et beaucoup de prières, ils vont y arriver. Moi, j’ai été jusqu’à l’escalier de lumière et bien… la mousse est sur la troisième marche et c’est pas fini.
Chimla eut un regard de peur.
- Au moins, tu réagis sainement… T’as peur ! Les autres y pensent qu’on va gentiment leur ramener Karabval et la source de la puissance…
- Mais on part pour ça ! le coupa Chimla sur un ton sec qui fit se retourner les autres.
Tordak lui jeta un regard mauvais. Il attendit que les autres se détournent, en posant son sac et en sortant ses affaires. Chimla remarqua que, hormis des armes, il n’avait pas grand chose. Tordak reprit à voix plus basse :
- Apprends à être discrète ! Tu ne gagneras rien à te faire remarquer. Moi, j’ai pas confiance dans toutes ces femelles qui nous gouvernent. J’ai été voir là où plus personne ne va...
Comme Tordak laissait du silence, Chimla se demanda de quoi il parlait.
- Aujourd’hui, il est de bon ton de jeter tous les vieux machins aux orties, mais il y eut un temps où on leur accordait de l’importance. Quand j’étais un gamin dans le clan mauve, avant qu’on me donne au clan bleu, on m’a appris les livres. J’ai été, avec celui qui nous enseignait, lire dans les vieux grimoires l’histoire du royaume.
Chimla prit un air ahuri.
- Pourquoi s’embêter avec toutes ces vieilles choses ?
- C’est ce que vous dites, vous les jeunes. Mais dis-toi bien, qu’on y apprend mille choses utiles et que les autres là-haut, dit-il en désignant encore le plafond, feraient bien d’aller voir ce qu’ont fait le roi Draout ou la reine Verkas…
- Pourquoi tu ne leur dis pas ?
- Parce que je suis considéré comme un vieux fou qu’il vaut mieux envoyer dans les mondes noirs.
La conversation s’arrêta avec l’alarme. Tordak vit tout le monde se précipiter pour fermer les volets. Bientôt on entendit le bruit des chocs des insectes qui venaient taper sur les volets comme s’ils savaient que des hommes étaient derrière.

mardi 12 janvier 2016

Les mondes noirs : 16

Le conseil des clans était réuni. Toutes les dames étaient là. La reine présidait. Les cris étaient nombreux comme les morts. La première attaque des insectes gris avait fait des ravages. Le nuage était arrivé par le nord. Il avait fallu du temps pour trouver que le feu les repoussait. La nuit semblait les avoir fait fuir. La question qui hantait tout le monde était : “Et demain” ?
- Nous nous en sortirons! Nous nous sommes toujours sortis !
- Oui, grâce à l’Idole, répliqua Dame Érausot, sur un ton de parfait mépris. Je demande la destitution royale.
Les cris redoublèrent. Cette procédure n’avait été employée qu’une fois. À l’époque les hommes gouvernaient. C’était l’ancêtre de la reine qui avait demandé devant le grand conseil des clans la destitution du roi, en raison de sa folie.
- Qui es-tu pour demander cela, répliqua la reine, toi qui n’as même plus le talisman de ton clan ?
C’est à ce moment-là que Mafgrok entra dans la salle. Chimla n’avait pu le suivre. Il s’était échappé par la fenêtre pendant qu’elle détournait l’attention des autres filles. Beaucoup avait été plus touchées qu’elle et se lamentaient sur leur sort. Chimla houspillait tout le monde et les mettait au travail. Il fallait soigner les blessés en attendant de savoir ce qu’il fallait en faire. C’est alors qu’arriva Karvach. Il voulait interroger les mâles survivants. Même s’il montrait des morsures d’insectes, il ne semblait pas affecté. Sa morgue et son arrogance faisaient merveille pour faire accélérer les gens et les choses. Il parcourut rapidement les salles pour évaluer qui pourrait être interrogé. Il n’en trouva que deux ou trois ayant encore suffisamment de conscience pour répondre sans trop délirer. Quand il arriva dans la salle de Chimla, il fit le tour rapidement, ne remarqua pas le lit replié sur lequel s’était tenu Mafgrok et s’en alla aussi brutalement qu’il était arrivé.
Le grand conseil des clans étant public, Mafgrok s’insinua entre les spectateurs dans les gradins. La quarantaine de dames de clan et la reine se défiaient en une sorte de rituel de pouvoir qui lui sembla ridicule aujourd’hui.
- Que feras-tu si tu as la couronne, lança la reine à Dame Érausot ? L’Idole est devenue impuissante !
- Pas impuissante, dit une voix d’homme.
Toutes les femmes se tournèrent vers celui qui venait d’entrer dans le cercle.
- La source n’est pas morte. Elle a été éloignée de la statue, ajouta-t-il. Il faut la retrouver et la remettre à sa place. En attendant, nous rendrons un culte à l’Idole près de la source où elle est arrivée. Sa puissance l’y a conduite, sa puissance l’a ramènera dans le temple.
- Pauvre fou ! Nous serons tous morts avant ! Aucun mâle n’a survécu au monde noir !
Dame Ségaze venait de se lever dans le frou-frou de sa robe à volant jaune.
- Ce n’est pas exact, dit Mafgrok depuis le public.
Dame Ségaze le foudroya du regard. Elle reconnut un mâle royal.
Seuls les couards qui n’y sont pas allés sont revenus.
Ce fut au tour de Dame Érausot de pâlir en entendant l’accusation. Si tous les mâles royaux semblaient avoir péri, la moitié des siens avait eu la présence d’esprit de ne pas descendre la dernière marche.
- J’ai obéi aux ordres, j’ai affronté les mondes noirs et en suis revenu pour l’honneur de ma reine.
- Parle, Mafgrok, dit la reine.
- J’étais au deuxième rang quand nous avons descendu les marches. Le brouillard nous attendaient. Personne ne connaissait ces insectes qui nous ont attaqués. Jamais ils n’étaient venus dans le royaume. Leur morsure est une brûlure pire que le fer rouge et leur venin fait perdre la tête. Mes compagnons ont tenté de s’en protéger, tout comme moi, avec leurs armes. En évitant l’épée de Dlealon, noble compagnon du premier rang, je suis tombé dans la fange qui recouvre tout dans ces lieux. Si l’odeur en est infecte pour nous, elle repousse ces scorpions volants. J’ai tenté de prévenir mes compagnons mais déjà le venin avait détruit leur bon sens. J’ai fait alors demi-tour pour apporter ma découverte à ma reine. Malheureusement, je fus assommé avant de pouvoir remplir ma mission.
- Qui t’a assommé, demanda la reine ?
- Les mâles bleus qui tenaient les marches !
- FOUTAISES, hurla Dame Érausot. C’est un lâche qui a renoncé à la première peur.
- Au contraire ! C’est un héros ! Il nous donne la solution face au mal que nous allons devoir affronter. Le feu et la boue seront nos armes pour résister le temps qu’une expédition ramène la source de la puissance.
- Nos armures ont résisté, ajouta Dame Ségaze. Mon clan saura survivre.
Un brouhaha se leva dans l’enceinte du conseil. Tout le monde y allait de son commentaire. Dame Érausot enrageait. La reine avait repris la main. Elle se jura de faire périr dans d’atroces souffrances ses informateurs qui lui avaient dit que pas un mâle n’était revenu indemne. Ce Mafgrok venait de faire capoter son plan, pourtant, elle reprit la parole :
- Fort bien, gentes dames. Je propose que ce mâle soit le responsable de la prochaine expédition.
Un murmure d’assentiment parcourut l’assemblée. Toutes les dames étaient d’accord pour envoyer d’autres mâles que les siens.
La reine revint au centre et reprit la parole. Elle ne supportait pas de se faire voler la primauté.
- Que chaque clan fournisse un mâle et son équipement. Un petit groupe a des chances de passer là où une armée échoue. Quant à l’intendance, le clan bleu y pourvoira.
Dame Érausot eut un sourire de façade tout en bouillant intérieurement. La reine remportait cette bataille.  Dame Érausot ne doutait pas de remporter la victoire finale et qu’importe si la moitié du royaume disparaissait pour qu’elle prenne le pouvoir, l’important était d’avoir le pouvoir.

mercredi 6 janvier 2016

Les mondes noirs : 15

Mafgrok après être tombé plusieurs fois, sentit quelque chose de dur sous son pied gauche. Il se précipita. L’escalier ! C’était l’escalier. Il s’y engagea comme un noyé s’accroche à une planche. Il se heurta à des mâles bleus l’arme à la main. Il dut même batailler avec eux. En le voyant ainsi surgir du brouillard, couvert de sanies, au milieu de tous ces bruits de bataille, ils l’avaient pris pour un ennemi. Quelqu’un donna l’ordre de poser les armes. Mafgrok ne l’entendit pas. Un dernier coup d’épée l’avait rendu inconscient.
Chimla tremblait encore de tous ses membres devant l’horreur qui était ressortie des mondes noirs. Heureusement pour elle qui était au premier rang de l’intendance, les derniers rangs des mâles bleus avaient stoppé avant de mettre le pied sur le sol mouvant. Elle tremblait, mais elle s’occupait de ceux qui avaient réchappé de l’horreur. Tous déliraient. Ils étaient couverts de plaies et de bosses. Un seul n’avait aucune blessure faite par une arme. Il était le plus sale et le moins marqué. Cela étonna Chimla. Elle nota ce détail dans un coin de son esprit. Elle verrait cela plus tard. Il lui fallait de l’eau pour soulager les blessés. Chimla était soulagée, comme tous ceux de l’intendance, de ne pas s’être engagée dans l’escalier. Elle ne comprenait pas pourquoi on n’avait pas achevé les vaincus comme d’habitude. La reine était arrivée très vite sur les lieux alors que les cris continuaient dans le brouillard des mondes noirs. Elle avait vu revenir les derniers de ses mâles avant que le silence ne retombe. Elle avait alors ordonné de soigner tous les blessés. Cela avait provoqué l’étonnement. On avait réquisitionné une propriété du clan brun qui jouxtait l’escalier de lumière. Les blessés qu’ils soient mâles royaux, bleus, ou même gardiens y avaient été transportés. Dame Érausot avait désigné des volontaires pour s'occuper des blessés du clan bleu. Chimla avait bien senti tout le mépris de la chef de clan pour ces incapables. Elle n’en attendait rien et les aurait fait achever sans les ordres de la reine. Les consignes pour Chimla et les autres filles du clan bleu étaient claires. Surveiller ce que les blessés pourraient dire et empêcher que Karvach n’intervienne en les éliminant.
Quand Chimla revint avec l’eau, les rumeurs circulaient. Les quelques autres filles qui étaient là pour les blessés, n’étaient pas très futées. Elles étaient les dernières parmi les servantes. Cela faisait enrager Chimla d’être là. Elle avait compris dès le départ que Dame Érausot ne lui épargnerait rien. Elle était là, inutile, alors qu’elle aurait eu beaucoup mieux à faire pour le clan et surtout pour elle. Elle écouta d’une oreille moins distraite qu’elle ne l’aurait voulu. Les amazones royales étaient rentrées. Les nouvelles étaient alarmantes. Partout, les mondes noirs semblaient avoir progressé comme sur les marches de l’escalier. Le royaume allait disparaître englouti dans ce néant qui les entourait. Telle était la peur qui commençait à se répandre dans le peuple. Les plus optimistes comptaient sur la reine pour les protéger. Les autres échafaudaient des plans de survie. Chimla les écoutait discourir. Tout cela était vain. Sans l’Idole, le royaume ne survivrait pas. Si les meilleurs parmi les mâles avaient ainsi presque tous péri, ce n’étaient pas quelques servantes sans cervelle qui réussiraient.
Elle laissa les autres à leurs bavardages et refit un tour de la salle. Les mâles blessés allaient mourir. Elle le savait. Toutes les armes étaient empoisonnées. Les quelques gardiens, qui avaient réussi à remonter les marches, étaient aussi blessés. Pour eux, ce serait plus long. Leur peau plus épaisse et leur constitution plus robuste prolongeraient leur agonie. Elle se retrouva près du mâle sans blessure. Laver les autres avait été facile. Ils avaient évité de se retrouver dans la fange des mondes noirs.  Celui-là avait dû y disparaître en entier. La saleté était repoussante et l’odeur presque insoutenable. Elle posa son baquet près de lui. Celle qui avait la responsabilité de ce lieu, avait senti l’animosité de Dame  Érausot contre Chimla. Elle en avait tout de suite profité pour la désigner pour s’occuper de la pire salle de cette infirmerie improvisée. Elle commença par laver tout ce qui n’était pas sous des habits. Il lui fallut faire plusieurs voyages avec son baquet. L’eau était tellement vite souillée qu’elle ne lavait plus. Quand le visage fut propre, elle le trouva plutôt bel homme. L’eau fraîche le ranima. Chimla sentit une poigne de fer lui bloquer la main. Le mâle royal s’assit et la regarda :
- Qui es-tu ?
- Chimla, du clan bleu.
- Que fais-tu ?
- On m’a désignée pour laver tes plaies.
Tout en maintenant fermement la main qui tenait le linge mouillé, le mâle regarda autour de lui :
- Qu’est-ce que je fais ici ?
- Tu es un de ceux qui sont revenus. On t’a amené inconscient.
- Les mondes noirs ! Je me souviens ! Nous sommes allés dans les mondes noirs !
Ses yeux étaient devenus comme fou.
- C’est un monde de folie. Jamais nous ne passerons. Il faut un talisman pour résister à ce qui vit là-bas.
- L’Idole est sans force. Je ne sais pourquoi, mais c’est ce que tout le monde dit.
- Qu’a-dit la reine ?
- Elle vous a épargné. Karvach doit venir. La reine veut comprendre pourquoi ses mâles se sont ainsi fait occire.
Le mâle regarda Chimla sans la voir. La terreur se lisait sur ses traits.
- Personne ne peut survivre dans cet enfer.
Au loin, on entendit quelqu’un crier :
- Le feu ! Le feu repousse tout ce qui vient des mondes noirs. Prenez des torches et protégez-vous.
Chimla se leva, le mâle aussi. Il tendit l’oreille.
- Ce bruit ! Ce bruit ! Ce sont les insectes gris. UNE TORCHE ! VITE UNE TORCHE !
Chimla courut vers le panier près de l’entrée. Les torches y étaient entreposées en attendant la nuit. Elle en prit deux, en tendit une à Mafgrok et battit le briquet. Elles flambaient à peine quand arrivèrent les premiers insectes. Ils se collèrent dos à dos, faisant des moulinets de feu autour d‘eux. Mafgrok les vit pour la première fois distinctement. Grands comme une main, ils avaient plusieurs ailes et un long corps fuselé. Ils en virent se poser sur les autres blessés. Le poison commençait à agir. Ils déliraient. Incapables de se défendre, ils hurlaient à chaque morsure. Pour Chimla et Mafgrok, la bataille sembla durer des heures. Brusquement, comme répondant à un signal, les insectes filèrent. Ils restèrent là un moment, la torche haute et immobile, attendant le retour des agresseurs. Le temps passa. La nuit arrivait. Seul le grésillement des torches venait interrompre les râles des agonisants. Chimla et Mafgrok se regardèrent. Ils avaient été mordus quelques fois.
- J’ai la tête qui tourne, dit Chimla.
- Normal, répondit Mafgrok. C’est les morsures qui font cela.
- Je crois qu’ils ne reviendront pas maintenant. Il fait noir.
- Je ne sais pas, dit Mafgrok. Garde une torche à portée de main.
Chimla baissa sa torche. La lumière qui l’aveuglait en partie, s’éloigna, éclairant la pièce. Elle poussa un cri de surprise :
- Regarde, dit-elle en désignant les gisants.
Mafgrok tourna les yeux vers ce que regardait Chimla et jura. Les autres blessés semblaient avoir été en partie dévorés. À celui-là manquait une main, à cet autre la moitié du visage.
- Il faut prévenir la reine, dit Mafgrok.

vendredi 1 janvier 2016

Les mondes noirs : 14

En haut de l'escalier, ils marquèrent le pas. Se tenant rendant sur le côté, ils laissèrent la place pour que les mâles royaux reprennent la tête de l'expédition. Ceux-ci chantèrent plus fort pour bien montrer qu'ils ne connaissaient pas la peur. Pourtant, ils ralentirent fortement avant de mettre le pied sur la première marche. Inexorablement, ils descendirent. Seuls un ou deux mâles remarquèrent que la mousse avait envahi la dernière marche. Les autres regardaient avec angoisse la brume qui recouvrait tout. Le premier rang disparut dans le brouillard. Le deuxième fit de même. Le sol était spongieux, instable. Mafgrok ne pensait pas que les mondes noirs étaient ainsi. Son imaginaire n'avait jamais mis d'image sur ces lieux. Mafgrok était un mâle du deuxième rang. Il continuait à chanter sans y penser. Il voyait à peine ceux devant lui et seul le son des voix lui donnait la position des autres. Il devait faire attention à la manière de poser ses pieds. Derrière les autres rangs suivaient. Les gardiens et les goulques descendaient sur les côtés. Il entendit leurs glapissements de joie quand elles arrivèrent en bas des marches. Quelques insectes volaient bruyamment autour d’eux. Il devinait leur silhouette parfois dans le brouillard. Il entendit un juron suivi d’une claque sur sa droite, puis d’autres fusèrent et encore d’autres. Le chant s’effilocha. Il entendit un vrombissement non loin de lui. Il chercha la bête. D’un coup cela s’arrêta. Mafgrok cria de surprise et de douleur. Il sentit une brûlure sur son poignet. Il secoua sa main gauche et vit s’envoler un gros insecte gris aux ailes multiples. Il regarda le point douloureux et découvrit du sang qui coulait. À son tour, il jura. Un autre insecte s’approcha de ses oreilles. Mafgrok fit des grands gestes pour chasser l’intrus, comme ses voisins. Il se mit peu à peu à courir pour tenter d’échapper à ces agresseurs volants qui arrachaient un bout de peau chaque fois qu’ils arrivaient à se poser sur une partie du corps. Ses réflexes furent juste assez rapides pour éviter la lame d’épée qui siffla. Il se jeta à terre, s’étalant dans une flaque de liquide visqueux et nauséabond. Il se releva aussi vite, dégainant sa propre épée et un de ses larges couteaux. Mi accroupi, il cherchait l’ennemi et ne le trouva pas. Il entendit :
- Saloperies de saloperies de saloperies….
C’était la voix grave de Dlealon, un mâle premier bien connu pour ses exploits. Il semblait devenu fou. Sabrant l’air en tous sens, il tentait de détruire tous les insectes arrivant en tous sens. Mafgrok dégoulinait de boue dans laquelle gigotaient des sortes de vers noirâtres dont la vue lui donna des nausées. Ils s’accrochaient à ses jambes. Il en chassa un du plat de sa dague. Ce dernier sembla y adhérer. Il dut secouer violemment son arme pour qu’il tombe. Autour de lui, de plus en plus de gens criaient. Mafgrok n’avait aucune vision générale de la situation. Dlealon continuait ses grands gestes. Il était tellement en colère qu’il ne regardait plus rien d’autre que ces nués d’insectes gris au vol bruyant. Mafgrok avait lui aussi subi de nouvelles attaques. Comme elles n’avaient lieu que sur les parties découvertes ou sans boue, il s’était recouvert le visage et les mains du liquide dans lequel il pataugeait. Il avait enlevé des vers noirs qui avaient profité de l’occasion pour s’accrocher à sa peau. Cela lui avait laissé des cicatrices en forme d’étoile à cinq branches qui étaient comme autant de brûlures. Il avait de légers vertiges, des nausées et se sentait un peu ivre. Il jura contre toutes ces bestioles. Dlealon devait être plus atteint que lui. Il l’entendit hurler qu’il allait tous les crever. Dlealon tua son premier compagnon peu après, dans un grand geste fauchant qui déchiqueta au moins deux agresseurs volants. Il partit d’un rire dément, continuant sa danse désordonnée, multipliant les moulinets de sa longue épée. Mafgrok eut l’impression que le monde devenait fou autour de lui. Après Dlealon, ce fut Mokgrav et Tralman qu’il entendit hurler. Accroupi, il se recula juste à temps pour ne pas être heurté par Thiaré qui s’effondrait devant lui. Mafgrok eut un haut le cœur en voyant les entrailles de son compagnon se déverser sur le sol. La surface brun noir sembla bouillonner. Mafgrok ne put se retenir de hurler de peur. Des dizaines de corps sinueux verts et noirs se jetèrent sur Thiaré, le dévorant vivant.
Mafgrok se mit à fuir, comme un fou. Il courait sans même réfléchir, il n’était plus qu’un instinct de survie. Se protégeant à coups d’estocs, feintant en tous sens, il évita les attaques de ses amis et compagnons qui semblaient être tous devenus fous. Il ne savait même pas où il courait. La seule chose qui comptait, était de survivre à la seconde d’après. Il vit passer un gardien dont la masse faillit le renverser, celui-ci ne pensait qu’à protéger sa tête d’une nuée d’insectes gris. Sa ceinture pulsait d’une étrange couleur violette, témoignant ainsi que la goulque dont il était responsable était hors de portée. Dans un coin de son esprit, la panique s’insinua. Une goulque sans contrôle était quasi invincible pour un homme même entraîné comme lui.
Fuir ! Fuir ! FUIR !