1
« Mais qu'est-ce que je suis venu faire là? » se disait l'homme.
Coincé entre deux rochers, il était provisoirement à l'abri de la mâchoire du grand saurien.
Il haletait. Sans ce foutu rêve, jamais il n'aurait quitté son village.
Il sentait le souffle puant de la bête .....
- Alors petit homme, tu reprends ton souffle?
Il retint sa respiration quelques secondes. Il ne reprit son rythme saccadé que lorsque ses poumons le brûlèrent.
- Tu te crois à l'abri. N'oublie pas que tu es ici sur mon territoire et que j'en connais les moindres recoins.
La voix était douce presque mielleuse. Il fut étonné d'une telle voix pour une aussi grosse bête.
Il avait couru au-delà de ses forces pour échapper au dragon qui le poursuivait dans la caverne sous la montagne. C'est au moment où il se croyait au bout qu'il avait vu cette crevasse dans la paroi. Il s'y était précipité, laissant au passage quelques lambeaux de vêtements et de peau sur les aspérités. Il avait juste gardé ses armes, une vieille épée et son marteau. Il se jugeait fou d'avoir entrepris cette quête. Dans la quasi obscurité de la roche, il sentait le poids de sa peur.
Il jeta un coup d'œil dans l'étroit couloir dans lequel il s'était précipité. Dans la quasi obscurité, il vit luire la lueur jaune de la prunelle du dragon. Celle-ci bougea. Il se renfonça le plus vite qu'il put dans son renfoncement. La langue de feu passa sans le toucher.
- Tu es rapide, petit homme. Ça ne te sauvera pas longtemps mais tu es rapide.
Sa respiration avait repris son rythme de folie. Il était coincé dans un recoin d'un boyau avec comme seul issue la bouche d'un dragon.
- Tu sais, petit homme, je crois que je vais te faire cuire à l'étouffé au fond de ton trou. Mais avant tu vas me dire ce que tu as pris de mon trésor.
- J'ai rien pris, Seigneur Dragon, j'ai rien pris. Je le jure. J'étais pas venu pour vous voler...
- Ah bon! Alors tu es venu pour quoi?
- C'est les villageois dans la vallée qui m'ont convaincu de venir pour que vous cessiez de manger leur bétail ou leurs enfants.
- Et tu crois que je vais gober cela!
L'homme sentit à nouveau le souffle brûlant s'engouffrer dans le couloir. Cela dura un peu plus longtemps que la première fois. La température de la roche s'éleva un peu. Il faisait maintenant tiède.
Un roulement de tonnerre se répercuta sous les voûtes ajoutant à sa peur. Même le dieu du Tonnerre était contre lui.
- Tu sens, petit homme, la chaleur qui monte. Je vais continuer comme cela jusqu'à ce que tu cuises ou que tu sortes.
L'homme sentait trembler ses genoux. Il ne put même pas se retenir et urina sur lui.
- Ta vessie te trahit, petit homme.
De nouveau le souffle du dragon chauffa la pierre.
- Arrête, Seigneur Dragon. Je ne suis pas un guerrier, juste un pauvre homme trompé par un rêve.
Le jet de feu stoppa.
- Un rêve, dis-tu petit homme. Voilà qui est intéressant.
Le silence tomba seulement troublé par les roulements lointains du tonnerre.
- Écoute, petit homme, je te propose un marché. Tu me racontes ton rêve et ce qu'il est advenu. S'il me séduit, je te laisse partir. Sinon, je te tue tout de suite.
L'homme avala sa salive.
- C'est à cause de la Solvette, c'est elle qui m'a dit que j'avais…
- ARRÊTE! Tu n'as pas bien compris, petit homme, je ne te demande pas trois phrases, je veux ton histoire. Il n'y a que si elle me plaît que tu vis. Alors commence comme doivent commencer les contes et légendes, il était une fois...
L'homme s'était recroquevillé lors du cri de grand saurien. Ses genoux s'entrechoquaient et sa vessie se serait vidée si ce n'était déjà fait.
Il n'allait pas se laisser cuire comme cela.
- Il était une fois... Il était une fois...
Il ne voyait pas ce qu'il allait pouvoir dire. Un souvenir lui revint.
- Il était une fois, dans cette longue nuit qui s'allonge quand on ne sait si l'hiver va tenir ou si la lumière reviendra, un rite pour que tourne la roue de la vie...
2
Le vieux sorcier en avait vu des saisons froides et des longues nuits. Cette fois-ci il pensa qu'il vivait une de ses dernières. Ses articulations lui faisaient de plus en plus mal. Il ne se déplaçait plus qu'aidé par un bâton ou soutenu par un jeune acolyte. Celui-ci arrivait pour l'emmener vers l'autel cérémoniel.
- Maître, Maître, c'est bientôt l'heure. La tempête ne s'est pas calmée.
Le vieux sorcier sourit de la fébrilité du jeune homme. Il pensa que la traversée de la ville allait être difficile. Depuis quelques jours, si on pouvait qualifier de jour ses quelques rares heures de luminosité blafarde, le vent ne cessait pas. Entre les congères et le verglas, l'espace entre les maisons était difficilement praticable. Le jeune apprenti sorcier aida son maître à revêtir la lourde cape de fourrure. Plutôt frêle, il pensa aussi à la difficulté du déplacement qui l'attendait. Une bourrasque plus forte produit un hululement sinistre
- Maître, vous ne voulez pas que j'appelle, Kalgar le forgeron pour qu'il nous aide? Sioultac se déchaîne ce soir.
- Tu as raison, Tasmi. Le dieu de la tempête est en colère. Je ne sais pas ce qui le motive. Il faudra faire un rituel pour l'apaiser si cela continue. Mais va chercher Kalgar sinon nous allons être en retard. Je vais finir de me vêtir seul.
Le vieux sorcier maugréa pour attacher l'habit de cérémonie. Il maugréa encore en pensa à Sioultac. C'était un mauvais présage. Sa manifestation n'était jamais une bonne chose. Pendant les longs mois de la saison froide, sa venue était normale. Sioultac était le dieu des terres froides au-delà des montagnes. Sa lutte avec Cotban le dieu des terres du soleil était chantée depuis des générations. Sioultac profitait de la saison des longues nuits pour prendre le dessus et Cotban utilisait la lumière pour revenir. Le cycle de leur combat rythmait la vie de la communauté installée entre les deux. Mais dans ce cycle, Sioultac se manifestait souvent et longtemps. Le vieux sorcier se demanda si le rite serait efficace. Il se remémora les différents mouvements, les différentes offrandes prévues.
Un hurlement de loup se fit entendre, puis un autre et encore un plus lointain. Une meute chassait.
" Trop près!" pensa le vieux sorcier. Cela aussi était un mauvais présage. La dernière fois qu'une meute était arrivée au moment de la cérémonie, il y avait eu des morts et une épidémie qui avait laissé la ville très affaiblie. Il était dans ces sombres ruminations quand la porte s'ouvrit laissant un vent froid chargé de neige s'engouffrer dans la pièce. Deux silhouettes s'étaient précipitées à l'intérieur. Son frêle acolyte et la masse rassurante du forgeron.
- Merci de ta venue, Kalgar. Je ne suis plus assez jeune pour affronter une telle tempête. Il va falloir songer à me trouver un successeur.
- Ta science est grande, Maître Sorcier, tes apprentis encore bien jeunes. Tu es plus solide que tu ne le crois.
- Merci de tes compliments mais je ne me fais guère d'illusions sur moi. Ta femme va-t-elle bien? Cette grossesse hors saison m'inquiète.
- La matrone est là car elle a des douleurs qui se rapprochent. Elle a voulu me rassurer mais je vois bien qu'elle est inquiète. Les loups qui hurlent ne vont pas les rassurer.
- Oui, je sais c'est un mauvais présage mais il n'est peut être pas pour nous. Je ferai un rite divinatoire après la cérémonie de la Boucle Noire.
- Es-tu prêt, Maître Sorcier?
- Allons-y Kalgar.
Le jeune Tasmi ouvrit la porte. Sioultac sembla renforcer son hurlement. Le grésil leur fouettait le visage. Kalgar ouvrait la marche, faisant de son corps un rempart auquel s'attachait le vieux sorcier comme à un brise-lames.
3
Pendant ce temps dans la maison commune, Chan écoutait le hurlement des loups. Se retournant vers les hommes assis en cercle autour du feu, il jura :
- Knam ! Que Sioultac soit maudit !
- Te voilà bien mal poli Chan.
- Je sais l'Ancien, mais faire sortir les hommes par un temps pareil n'est pas une joie. Pourtant, on ne peut pas laisser la meute s'approcher plus.
- Elle chasse, Chan. Si elle a du gibier, elle partira.
- Oui, l'Ancien. Tu as raison mais pour le moment elle se rapproche et il faut bien prévoir.
- C'est pour cela que tu es un bon chef. Tu prévois.
Chan donna des ordres. Les hommes présents se préparèrent.
- Où est Kalgar et son marteau?
- Il est parti aider le Maître Sorcier.
- Dès qu'il revient, vous vous mettrez en route.
Un cri retentit à l'autre bout de la maison commune. Derrière un rideau, entourée des femmes et de la matrone, la femme de Kalgar accouchait.
Entre deux bourrasques, un cri sembla lui répondre. Cela venait de dehors. Les hommes s'entreregardèrent.
- N'attendez pas Kalgar, allez ! Cria Chan
Ouvrant la porte de planches jointées de boue, ils s'enfoncèrent dans la nuit. Les torches malmenées par le vent, ne donnaient qu'une faible lumière. Le groupe d'une vingtaine de silhouettes se dirigea vers la porte de l'enceinte. La centaine de bâtisses que comportait la ville, étaient en bois sauf la maison commune et le temple qui avaient des murs en pierre. Basses et sur le flanc d'une colline, elles dessinaient un lacis de rues et de ruelles qui avaient en commun d'être envahies de courants d'air.
Kalgar les rejoignit alors qu'il prenait la montée du puits.
- Comment va ma femme?
- Les douleurs ont commencé mais la matrone est avec. Son totem est puissant, il la protègera.
Celui qui avait parlé, portait un casque et une armure de cuir recouvert de plaques. Son nom était Sstanch. Il était le chef de la milice et allié de la femme de Kalgar par le sang. La milice se composait de quatre gaillards, forts en gueule, mais pauvres en idées. Sstanch avait parfois du mal à les tenir, pourtant leur fidélité était sans faille. La troupe des miliciens et des volontaires, longeait les palissades pour éviter les tourbillons de vent. Les hurlements de la meute étaient maintenant très près. Sstanch estimait qu'elle approchait de la porte des hautes terres. Que chassait-elle? Cela lui semblait bizarre qu'elle n'ait pas déjà réussi à attraper sa proie. A moins qu'elle n'ait attaqué un ours. Il avait déjà vu cela une fois étant jeune. L'énorme bête était sortie de sa tanière où elle hibernait pour ses besoins. Une meute affamée l'avait prise pour une proie potentielle. Leur combat avait retenti toute la journée dans les bois autour de la ville. Les enfants avaient été voir depuis la palissade extérieure les cadavres des loups sur la neige et les survivants en train de se repaître de la carcasse de l'ours.
Aujourd'hui pas de soleil, une sale nuit de grésil et de vent et une meute qui devenait dangereuse par sa proximité. Il comprenait la volonté de Chan, mais ce n'était pas lui qui risquait sa peau. Ils approchaient de la porte des hautes terres par la ruelle du vieux puits.
- On dirait des coups!
- C'est les loups qui attaquent la palissade!
Ils pressèrent le pas.
- Non, on cogne sur la porte.
Deux hommes se précipitèrent sur la barre qui bloquait la porte. Les autres se saisirent de leurs armes, qui une épée, qui une faux, qui une serpe. Kalgar avait saisi son lourd marteau et se tenait prêt.
La porte s'ouvrit. Une femme s'effondra vers l'intérieur. A la lueur de leurs torches, ils virent la silhouette d'un homme qui faisait des moulinets avec un brandon fumant. Dans un hurlement, les loups attaquèrent. Dans un bref instant de répit du vent, on entendit une mâchoire se refermer en claquant. L'homme hurla de douleur. Trois loups lui sautèrent dessus. D'autres se précipitèrent par la porte restée ouverte. Les hommes de la milice entrèrent en action. Kalgar écrasa la tête d'un loup qui venait de mordre la femme à terre. Son habit de cuir le protégea d'une autre attaque. La mêlée était confuse. Filt et Calt attrapèrent l'homme extérieur qui avait lâché sa torche. Pendant ce temps quatre autres bataillaient contre les loups avec leurs torches ou leurs armes. Voyant leur échec, le chef des loups aboya un bref cri. Grondant et ne quittant pas les hommes des yeux, les survivants refluèrent vers la forêt toute proche.
Sstanch hurla :
- Fermez la porte!
Pendant que quatre hommes s'arc-boutaient pour qu'elle se ferme plus vite. Sstanch montra la tour de guet.
- Filt et Calt, prenez les torches et montez là-haut!
Voyant ses ordres suivis, il se retourna vers le couple. La femme gisait par terre dans la position où elle était tombée. L'homme était recroquevillé sur son bras droit.
4
Le vieux sorcier officiait. Comme toujours dans ces cas-là, il reprenait une stature que son âge ne lui permettait plus. Ses assistants le secondaient dans la transe du rituel. Tel un oiseau que les flammes des torches rendaient immense, il tournait autour de l'autel portant le vase sacré contenant la terre. Nul ne savait d'où elle venait. C'est Hut le fondateur qui était venu avec. Elle était la terre origine. Les fumées des herbes aromatiques favorisaient la voyance du sorcier. Chacun connaissait sa place et son rôle. Le premier assistant suivait le vieux sorcier pas à pas. Le rituel ne devait pas s'interrompre sous peine... Il n'avait pas très bien compris les explications de son maître. Le temps s'arrêterait-il ou bien s'écoulerait-il de travers comme le sable d'un sablier cassé? Il ne savait pas expliquer mais la peur était là. Toute la ville comptait sur eux pour que le cycle soit relancé. Les augures n'étaient pas bons. Pourtant le maître sorcier avait décidé que le moment était arrivé de faire vivre le rite. Le vent hurlait dehors faisant écho aux cris des loups. Protégés par la pierre des murs, les sorciers se concentraient sur ce qui se jouait à l'intérieur. Le troisième tour finissait. Maintenant venait le combat de Sioultac et de Cotban. Revêtus des costumes symboliques, deux assistants enchaînaient les figures rituelles. Cela aurait pu être une danse si l'enjeu n'était pas la vie de la cité. Pénétrés de leurs rôles, ils tournaient autour de la pierre autel, mimant le flux et le reflux. Dans leurs esprits ouverts aux mondes des esprits, ils contactaient les habitants de la ville. Ceux-ci aussi avaient un rôle à jouer. Brûlant la chandelle de la longue nuit, les pères racontaient aux enfants l'Histoire, comment Hut le fondateur avait trouvé ce lieu, comment il avait fondé et développé la ville. Pendant ce temps les femmes faisaient tourner le bâton des ancêtres. Ainsi tout le peuple de la ville s'unissait derrière ses sorciers pour relancer le cycle du temps. Sioultac semblait l'emporter sur Cotban. Le froid et la nuit se glissèrent dans l'esprit des gens. C'est alors que surgissait la bougie blanche. Sa fabrication était un secret. Nul profane ne savait comment obtenir cette blancheur. Le maître Sorcier la portait contre son giron. La flamme vacillait. Le miracle avait lieu chaque année, malgré les courants d'air, la bougie blanche ne s'éteignait pas. Le combat dansé reprit de plus belle. Sioultac en voulait à la bougie que Cotban défendait. Le sorcier faisait aussi de son mieux pour la protéger. Dix fois le souffle glacé du dieu des terres froides coucha la flamme. Dix fois les assistants crurent à son extinction, mais dix fois dans une gerbe d'étincelle, la lumière revint. Sioultac s'essoufflait. Une dernière fois il tenta, toujours vainement d'éteindre la bougie blanche que défendait Cotban. Épuisé, il s'effondra haletant. Le Sorcier leva les bras et lentement tourna sur lui-même pour montrer la flamme toujours vivace. Les assistants hurlèrent de joie. Le cri se répercuta de maison en maison. Une immense clameur envahit la ville.
- Que Cotban maudisse ces loups qui nous ont fait rater le rite de la longue nuit!
- Knam! C'est la première fois que cela m'arrive, dit un autre combattant.
- Ne vous plaignez pas, dit Sstanch. On aurait pu avoir des morts. Emmenez ces deux-là à la maison commune!
5
Chan sirotait son malch noir. Il pensait que cette année, la fête ne serait pas très joyeuse. Il n'avait pas pu donner beaucoup pour améliorer l'ordinaire. La récolte avait été médiocre. Les provisions pour l'hiver seraient juste suffisantes. Il fallait éviter les gaspillages. Ce n'est pas avec quelques tonneaux de malch noir que les hommes allaient oublier les mauvais présages. Que ce soit l'interminable colère de Sioultac, ou la venue des loups, en eux-mêmes ces signaux n'étaient pas inquiétants. C'est leur accumulation qui minait le moral de la cité. La venue d'un enfant en dehors de la saison était aussi une anomalie. Dans un pays où toutes les naissances se faisaient au printemps, l'arrivée en hiver d'un petit faisait peur.
L'arrivée de la milice interrompit cette triste fête de la longue nuit.
A peine libérée la porte s'ouvrit à la volée sous la poussée des vents.
Filt et Calt entrèrent en soutenant un homme. Sous sa cape de fourrure, on devinait des habits étranges aux couleurs chaudes et claquantes. Derrière Kalgar fit une entrée encore plus remarquée. Il portait un tas de fourrure d'ours. La botte qui en dépassait évoquait la féminité.
Chan fut le premier à sauter sur ses pieds. Il avait vu la qualité des fourrures. Des étrangers, riches de surcroît, venaient d'échouer dans sa ville. Un nouveau mauvais présage!
- De l'aide vous autres ! dit-il aux hommes présents.
- Kalgar, pose-la ici. Ta femme a accouché, va la voir.
Celui-ci ne se le fit pas dire deux fois. Posant avec le minimum d'égard le paquet qu'il tenait, il courut vers le fond de la salle commune. Derrière, sa femme et son enfant l'attendaient.
Chan fit asseoir l'homme près du feu, sur son fauteuil. Il avait les traits crispés de celui qui souffre. Il soutenait son bras droit, la main pendait inerte, du sang s'écoulait le long des doigts.
- Allez chercher la Solvette, on a besoin d'elle.
Les miliciens s'entre regardèrent. La Solvette avait mauvaise réputation. Elle soignait mais on disait aussi d'elle qu'elle pouvait jeter des sorts.
La voix de Sstanch s'éleva.
- Filt, vas-y, tu ne risques rien.
L'homme grimaça mais prenant ses affaires, il sortit. Les autres furent soulagés de ne pas être obligés d'y aller. La Solvette habitait tout en bas de la ville près de la rivière. Filt en avait pour un bon moment à lutter contre les vents et la neige.
En attendant, Chan s'approcha du tas de fourrure d'ours. Il la déplia, découvrant petit à petit une frêle silhouette féminine. Il trouva les habits somptueux. Il n'avait vu de cuir si fin et si bien décoré, rehaussé de boucles en métal brillant.
- Cant sta chi miacto !
Chan se retourna vers l'étranger qui venait de parler d'une voix rauque altérée par la souffrance.
- Cant sta chi miacto ! redit-il.
- Je ne vous comprends pas ! dit Chan.
L'homme se leva brutalement, fit un pas vers la femme à la fourrure d'ours et tomba. Il poussa un cri quand son bras droit toucha terre et perdit connaissance.
- Allongez-le près du feu ! dit Chan en se retournant vers la femme toujours immobile. Elle était couchée sur le flanc, presque en position fœtale, serrant contre elle un sac. Il posa la main sur son épaule. Elle grelottait. Il la tourna sur le dos. Elle se laissa faire sans lâcher ses affaires. Son regard était voilé et ne semblait voir personne. Elle gémit quand il lui retira son sac. Il le tendit vers un des témoins qui s'était approché. Au moment où celui-ci le prenait, il s'en échappa un vagissement. Chan lui reprit des mains et l'ouvrit. La tête d'un bébé apparut. Il ne devait pas avoir plus de quelques semaines. Le regard de Chan alla de l'enfant à la femme. Qu'est-ce qui peut pousser une jeune mère à faire un tel voyage, en plus avec un hors-saison? Plus il découvrait de choses et moins il aimait ce qu'il se passait. Les augures avaient prévenu. La loi de l'hospitalité lui interdisait de les renvoyer mais tout son être le prévenait du danger qu'ils représentaient. Il jura dans sa tête.
- Qu'est-ce qu'on va faire, Chan? murmura l'Ancien.
La situation était inédite. Il arrivait parfois pendant la saison des longs jours que des étrangers montent jusqu'à la ville. On les voyait arriver de loin. Le chemin suivait la rivière depuis le fond de la vallée. Les premiers guetteurs prévenaient au moins deux jours avant qu'ils ne soient en vue de l'agglomération. Ça laissait le temps de voir venir. Il y avait le colporteur qui faisait sa tournée, les maquignons et quelques autres connus. L'Ancien avait même vu une fois un représentant de la ville de la grande plaine. Il était reparti bien vite quand il avait vu le peu d'intérêt stratégique et financier de la vallée. Parfois l'un ou l'autre descendait jusqu'au marché général qui avait lieu une fois par lunaison plus bas mais encore dans la vallée. Il fallait marcher quatre jours pour y aller et autant pour revenir. On les chargeait de ramener ce qui manquait.
Chan fit étendre la femme à côté de l'homme près du feu. Chargé du bébé, il alla vers le fond de la salle. Il fallait que cet enfant mange.
6
- Alors, la Solvette?
Chan avait réuni le conseil des anciens. La fête avait tourné court avec l'arrivée des étrangers. Le vent avait diminué. Maintenant seule tombait une neige épaisse. Derrière le rideau, la femme de Kalgar avait donné naissance à un hors-saison. La matrone l'avait bien aidée. Pour une première naissance, surtout dans de telles conditions, les choses s'étaient bien passées. Restait à savoir si le mauvais œil serait sur l'enfant. Le sorcier était arrivé peu après. Le mécontentement se lisait sur son visage. Il avait déjà prévenu qu'il faudrait faire des sacrifices pour apaiser les esprits à cause du hors-saison et à cause des étrangers. Il avait tiqué en voyant la Solvette auprès des deux étrangers. Elle leur faisait boire un de ces remèdes dont elle avait le secret. Il avait pris une mèche de cheveux de chacun des quatre qui pouvaient potentiellement être porteur de mal. Il était reparti aussitôt faire un premier rite divinatoire. La Solvette s'essuyait les mains sur son tablier en s'approchant du cercle du conseil.
- L'enfant est costaud. Il devrait s'en tirer. La femme a une fièvre maligne. Je suis étonnée qu'elle soit arrivée jusqu'ici. Elle ne survivra pas. Quant à l'homme, son bras est bien abîmé. C'est la morsure d'un loup noir. Les os sont broyés. S'il survit, il ne pourra plus s'en servir. Je leur ai donné un jus de boutrage. Ils vont dormir. L'enfant de Kalgar est une fille bien chétive. Il lui faudra trouver des ressources en elle pour survivre.
Les anciens remuèrent sur leurs sièges. Chan reprit la parole.
- Tu es sûre pour la femme?
- Oui, ses yeux sont déjà partis, son esprit se détache.
- Et l'homme?
- Tu sais comme moi ce que veut dire la morsure d'un loup noir!
Chan se rappelait les mutilations du vieux Snouk. Un des rares qui ait survécu à une telle rencontre. Sa jambe inerte, aux multiples angulations avait fortement marqué l'enfant qu'il était. Incapable de travailler, il mendiait dans la rue qui monte non loin de la maison commune.
- Que Cotban nous protège d'une telle éventualité.
- Il faut qu'ils s'en aillent avec ce maudit enfant dès que possible.
Celui qui venait de parler avait la voix tremblante des très vieux. Il ne quittait plus guère le coin du feu même en été. Sa présence au conseil d'aujourd'hui était pour Chan un signe supplémentaire de la gravité de la situation.
- Les lois de l'hospitalité nous interdisent de les mettre dehors.
- Il faut qu'ils partent. La ville est en danger rien que par leur présence. On ne voyage pas pour le plaisir quand Sioultac hurle dehors. Il faut de bonnes raisons.
- Peut-être qu'un hors-saison...
- Je ne crois pas, chevrota le vieil homme, tu ne vas pas mettre Kalgar dehors parce qu'il a fait un hors-saison. Ces étrangers-là ne sont pas de notre monde. Ils viennent d'où?
Leurs habits ne sont pas ceux de la vallée. Tu as vu comme moi ce qu'ils portaient...
- Peut-être de la grande plaine?
- Tu rêves, Rinca! Les fourrures sont trop belles, les cuirs trop bien travaillés. Personne ne sait faire cela dans la région. Et puis, tu as vu leurs armes...
- Celles que fait Kalgar ne sont pas mal!
- Non, elles sont bien, mais l'épée de l'homme est nettement supérieure.
- Allons, calmez-vous, dit Chan. Nous n'allons pas discuter dans le vide. Il faut attendre demain pour prendre une décision. Nous en saurons plus.
- Pas besoin d'attendre!
Tout le monde se tourna vers le sorcier qui venait d'entrer. Le vent était complètement tombé. Il se débarrassa de la neige qui couvrait sa fourrure et s'avança.
- La femme mourra dans les trois jours. Ainsi discernent les esprits. Pour l'homme s'il passe la lune montante, il sera sauvé et pourra partir. Reste l'enfant, ou plutôt les enfants : deux hors-saisons.
Le sorcier avait quasiment craché ces derniers mots. Il fit une pause, vérifiant que tous étaient bien suspendus à ses lèvres. Comme toujours, il vit la Solvette qui semblait se moquer de lui. Il maudit intérieurement cette femelle, cette hors-saison, qui ne tenait pas son rang. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il y a longtemps qu'il aurait fait un rite de sacrifice où elle aurait tenu une place de choix. Mais elle connaissait les secrets des plantes et de la nature. Les chefs de ville qui s'étaient succédé, s'étaient toujours refusé à la menacer.
- Alors Maître Sorcier, qu'ont dit les esprits?
- Ils doivent être exposés. Sioultac et Cotban choisiront.
Les sourcils de la Solvette se froncèrent. Ce vieux rite barbare qui remontait à Hut le fondateur, consistait à poser l'enfant au pied de la pierre qui bouge pendant une nuit. Celui qui était encore là et vivant le lendemain, pouvait rejoindre le clan des citadins.
- Et ont-ils dit quand ?
- Dès cette nuit! Dans leur mansuétude, ils ne demandent que la fin de la nuit.
- Bien, dit Chan. Qu'on prépare les enfants!
La Solvette ne dit rien. Son cœur se serra un peu plus dans sa poitrine. Elle savait qu'elle n'avait pas le pouvoir de s'opposer au rite. Elle savait aussi qu'élever un enfant fragile était une malédiction dans cette région, où la force était recherchée. Elle se dirigea vers le rideau au fond de la salle.
7
- Tu as entendu? dit la Solvette à la femme de Kalgar.
- Oui, les esprits sont justes. Si elle vit, elle pourra avoir la tête haute et nous aussi. Emmaillote-la, Solvette. Fais ce que tu peux pour l'aider.
La Solvette prit l'enfant. Après avoir tété, elle dormait en faisant des bulles. Elle l'emmaillota dans plusieurs épaisseurs intercalant entre chaque couche des herbes d'elle connues. En les mélangeant savamment, elles dégageaient de la chaleur. La Solvette fit de son mieux. Elle n'eut malheureusement pas assez de temps pour faire de même avec le garçon des étrangers.
La milice attendait. Retourner derrière les remparts alors que rôdaient des loups noirs, rendait les hommes nerveux. Sstanch donna un des paquets à Filt et l'autre à Calt. Dès qu'ils furent dans la rue, ils mirent des raquettes pour affronter cette neige lourde qui tombait en s'accumulant. Kalgar n'était pas de cette sortie. Chan lui avait donné l'ordre de rester près de sa femme. Sstanch pressa ses hommes, plus vite sortis, plus vite rentrés. Il prit quand même la précaution d'observer les alentours avant que d'ouvrir la porte. Du haut de la tour de guet, Sstanch scruta l'ombre au loin. La meute semblait avoir disparu. Sans le vent, les torches brûlaient d'un éclat suffisant pour faire fuir les loups. Les deux premiers hommes se glissèrent par l'entrebâillement de la porte. Ils restèrent un bon moment à observer les bois, mais ils ne virent aucune lueur d'œil de loup. Deux autres hommes sortirent puis Filt et Calt. Derrière eux, quatre autres porteurs de torches prirent position, l'arme à la main. Du haut de la tour, Sstanch avait bandé son grand arc. Il se tenait prêt en cas d'attaque de la meute. Les dix hommes firent mouvement vers la pierre qui bouge, à une portée de flèche. Ils l'atteignirent sans encombre. Filt et Calt déposèrent les deux paquets, presque avec tendresse. Au pas de course, toute la troupe regagna la protection de la palissade. S'appuyant sur le battant de la porte, ils la firent claquer.
Au loin un loup hurla.
8
Aux premières lueurs du jour, Kalgar s'habilla rapidement. Il était resté dans la maison commune avec sa femme. Lorsqu'il ouvrit la porte, il grimaça. La neige s'était accumulée. Il avait devant lui un mur de neige qui lui arrivait à mi-cuisse. En cette saison, ce n'était pas rare. La vie n'avait pas encore repris dans la ville. Il soupira, retourna chercher la pelle à neige et entreprit de se dégager un chemin. Il lui fallut du temps pour arriver jusqu'à la petite place où se dressait la tour de guet.
- Ah, Kalgar! C'est bien que tu m'aies dégagé la route.
Se retournant, Kalgar vit arriver Filt avec sa pelle à neige sur l'épaule.
- Sstanch m'a demandé de faire le guet ce matin. Cette histoire d'étrangers ne lui plaît pas.
- Monte et dis-moi si c'est libre dehors.
- J'ai pensé que tu serais là. J'ai amené mon arc.
Les deux hommes se séparèrent. Chacun faisant un chemin, qui vers la tour, qui vers la porte.
Kalgar arrivait à la porte quand Filt escaladait l'échelle.
- Knam ! Il y a toute une meute !
Kalgar se retourna en entendant le cri de Filt. Il fit tomber la lourde barre de bois qui barrait la porte.
- Attends Kalgar, il y a au moins vingt loups noirs.
- Qu'est-ce qu'ils font?
- C'est ça qui est étrange, ils sont couchés près de la pierre qui bouge.
- Tu vois la pierre qui bouge?
- Ben oui!
- Avec toute cette neige tu la vois?
- Comme je te vois!
Kalgar se précipita sur la porte. Bandant ses muscles, il tira pour entrebâiller le battant. Elle grinça comme si elle protestait pour se mettre en mouvement. Filt banda son arc, encocha une flèche et se prépara à tirer.
- N'ouvre pas, Kalgar! Les loups pourraient rentrer!
Celui-ci ne l'écoutait pas. Il força encore plus. Il eut bientôt assez de place pour se glisser dehors.
Certains loups se levèrent, dressant les oreilles. Une grande femelle monta sur la pierre qui se mit à osciller doucement. Elle regarda vers Kalgar puis tourna la tête vers l'endroit où avaient été déposés les enfants. Filt aurait voulu l'abattre mais il savait qu'à cette distance, il manquait de précision. Il préféra garder sa flèche pour le moment où ils allaient attaquer Kalgar, espérant que quelqu'un viendrait fermer la porte avant que les loups ne rentrent dans la ville.
La louve leva la tête et poussa un long hululement. A son cri, les autres loups se mirent sur leurs pattes. Elle descendit tranquillement de la pierre qui bouge pour se diriger vers la forêt, derrière elle en file indienne, les grands loups noirs lui emboîtèrent le pas. Kalgar se démenait comme un sqach sous le sort du sorcier. De sa pelle, il traçait un chemin. Il n'était pas arrivé à la moitié que les loups avaient atteint la forêt. La louve s'arrêta alors. Elle regarda l'homme qui allait vers la pierre.
Filt tenait toujours son arc bandé. Lentement il laissa aller son bras vers l'avant. Il n'avait jamais vu cela. Une meute de loups ne pas attaquer une proie facile pour eux. Ce n'est pas avec deux bébés qu'ils avaient pu être rassasiés.
Kalgar ne voyait rien de ce que faisaient les loups. Il voulait savoir. La Solvette lui avait dit que ces enfants étaient pleins d'énergie vitale, surtout le garçon.
Plus il approchait de la pierre qui bouge et moins il y avait de neige. Il se demandait ce qu'il allait trouver. Cette meute de loups n'avait pas dû laisser grand chose. Il donna un coup de pelle, encore un, encore un. Le dernier n'avait pas ramené grand chose. Il regarda devant lui. La neige avait fondu. Il lâcha sa pelle et courut vers la pierre qui bouge. Il s'arrêta brusquement.
La louve hurla un cri bref et s'enfonça dans la forêt.
Kalgar n'en croyait pas ses yeux. Sous la pierre qui bouge, sans l'ombre d'un flocon de neige, les deux enfants dormaient dans la douce chaleur du lieu. La douce chaleur du lieu? Ce n'était pas possible. Entre la tempête et la neige, il devait geler à pierre fendre. Il regarda autour de lui. Il avança la main. La pierre qui bouge était chaude. Les esprits avaient décidé. Il prit les deux enfants et se rua vers la maison commune.
9
Le miracle occupa l'esprit des gens, les jours suivants. Comment la pierre qui bouge avait-elle pu chauffer comme cela? Tous les habitants de la ville à un moment ou à un autre vinrent mettre la main sur la pierre qui bouge. Elle mit cinq jours à refroidir. La neige s'était remise à tomber doucement mais sans s'arrêter. Le temps restait gris mais sans vent. Le paysage reprenait son aspect habituel en cette saison avec un blanc uniforme. Cela laissait le temps de dégager les rues. La ville aurait probablement pu passer complètement inaperçue sans les fumées qui s'échappaient des maisons. Talmab, la femme de Kalgar s'occupait des deux petits. Si sa fille l'enchantait, l'autre lui faisait un peu peur. Il n'était pourtant pas bien grand mais regardait les gens fixement comme s'il scrutait leurs pensées. Pour l'instant, il n'avait pas de nom. La petite fille non plus, mais pour elle c'était simple. Bien que hors-saison, elle avait été agréée par les esprits et pouvait rejoindre le lot commun des enfants qui naîtraient au printemps. Elle recevrait son nom à ce moment. D'ici là, elle aurait droit aux surnoms de sa famille. Elle avait rejoint la maison près de la forge. Pour eux la vie reprenait un cours plus habituel, même si l'arrivée de deux petits était très perturbante. Elle allait moins à la forge tout occupée par ses occupations près des enfants. Kalgar se prenait à regretter ces temps à deux. Il était toujours le maître de la maison, pourtant il se sentait dépossédé. Pour ne pas trop y penser, il travaillait dur, d'autant plus que Chan lui avait passé commande de points de flèches, de lances et d'épées. L'arrivée des étrangers avait réveillé la peur. Il la sentait quand il allait à la maison commune. On ne le regardait plus pareil. Les gens disaient les mêmes mots que d'habitude. Lui, il sentait leur réticence à lui parler. Père d'une hors-saison et hébergeur d'un étranger, il devenait suspect. On ne pouvait se passer de lui. Même s'il avait quelques jeunes en formation, aucun ne savait manier le marteau correctement et encore moins ne connaissait les secrets d'une bonne trempe. Il pensait que tout cela se tasserait avec le printemps. Il soupira une fois de plus. Le printemps n'arriverait pas avant un temps de grossesse. Maintenant que la fête de la longue nuit était passée, les conceptions allaient commencer. Talmab et lui étaient surtout coupables de n'avoir pas attendu pour s'unir. La réprobation était d'autant plus forte qu'elle se doublait de la jalousie de ne pas avoir pu faire pareil. Il pensait à tout cela en montant la fabrication du jour. Comme peu d'hommes savaient manier l'épée, il se concentrait sur des pointes de lance et sur des lames courbes de serpe. Arrivé à la maison commune, il entra. Le silence se fit. Il n'y était pas encore habitué. Il se sentit blessé. Sans un mot il se dirigea vers Sstanch :
- Voilà ce que j'ai fait aujourd'hui. Je pense pouvoir faire autant demain.
- Merci, Kalgar. Ne prends pas les choses mal. Tout le monde est inquiet avec cette histoire. La femme est morte aujourd'hui. Les esprits avaient raison. La Solvette essaye de s'occuper de l'homme, mais la fièvre s'est emparée de lui et il délire. Chan s'inquiète peut-être pour rien, mais c'est un homme prudent. Si tu as le temps, fais-moi une nouvelle épée.
- Je te la ferai ces jours-ci, Sstanch. Je vais rentrer.
- Attends, Kalgar!
Celui-ci se retourna en entendant la voix de l'ancien.
- Viens partager le malch noir avec nous.
Kalgar faillit refuser. Il ne se sentait pas de faire cet affront à un ancien. Il s'approcha de la table. Le minimum de politesse voulait qu'il boive un verre même debout. Il décida de ne pas se laisser aller et de repartir vite.
Un batch lui fut apporté. Il fut sensible à cet honneur. Servir le malch noir dans un batch était un signe d'honneur.
- Assieds-toi, Kalgar.
Au lieu du banc habituel, Chan lui désigna un siège.
- Pourquoi autant d'honneurs?
Chan reprit la parole.
- Je pense, nous pensons tous au sein du conseil, que tu mérites les honneurs et non la réprobation. Bien sûr, tu as fait une hors-saison, mais les esprits l'ont agréée. Mieux que cela, sans ce fait, nous n'aurions pas pu remplir nos devoirs d'hospitalité envers l'enfant étranger. Personne n'aurait pu le nourrir. Le maître sorcier qui voit souvent des présages mauvais, pense que cette histoire pourrait bien finir.
Kalgar regarda les anciens qui opinaient de la tête pour approuver les paroles de Chan. Son malch noir eut soudain meilleur goût.
- Toi, qui es maître de forge, peut-être as-tu une idée sur la pierre qui bouge?
- Elle était chaude, comme les pierres de ma forge, mais je ne sais pas ce qui a pu ainsi la chauffer. Les loups ont profité de sa chaleur mais ce n'est pas eux qui ont pu faire cela. Qu'en dit le maître sorcier?
- Il est perplexe. Il n'a jamais vu cela, ni personne d'ici d'ailleurs. Les esprits lui ont révélé que le phénomène était lié aux étrangers. Peut-être que les choses vont s'arranger d'elles-mêmes avec leur mort.
- Le père du père de mon père racontait que seuls les grands êtres peuvent faire cela. Dans la tradition de la forge, ils sont nos maîtres. Les secrets viennent d'eux, comme le feu et le métal. Ils étaient capables de faire du feu avec leur bouche et de forger le métal à mains nues. Si leurs yeux se posaient sur quelque chose, ou quelqu'un ils pouvaient le consumer d'un coup d'un seul!
- Où trouve-t-on les grands êtres?
- D'après les légendes, ils ont disparu de la surface de la terre.
- J'en parlerai au maître sorcier. Peut-être pourra-t-il nous en dire plus?
10
- Tu as été bien long, Kalgar.
- Je sais, Talmab. Mais regarde!
Talmab se retourna.
- Oh! Une cape de Milmac. Et blanche en plus! Mais tu es fou, nous ne pouvons nous permettre cela.
- C'est un remerciement pour toi, pour nous!
- Mais pourquoi?
- Sans la petite, nous aurions eu l'opprobre de ne pas pouvoir nous occuper de l'étranger. Fut-il un enfant! Chan sait bien la manière de se conduire des habitants de la ville par rapport aux familles où naissent les hors-saisons. Le conseil tient à ce que tout le monde sache que cette hors-saison-là est une bénédiction. Il veut que tu saches que tu as son estime.
11
- Tu as été bien généreux avec Kalgar!
- Je sais, Maître Sorcier. Mais la ville a besoin de lui. Il est le seul forgeron capable de toute la région. Ses outils et ses armes sont réputés dans toute la vallée.
- Oui, je sais, mais de là à offrir du Milmac blanc à sa femme...
- Tu connais bien les esprits, mais moi je connais les hommes. Avec ça, Kalgar ne partira pas.
12
La Solvette examinait le bras de l'étranger. Elle jurait contre les loups noirs. Ces morsures s'infectaient quasiment toujours. Les os juste au-dessus du poignet étaient broyés. La teinte verte avec des reflets noirs de la peau malgré ses cataplasmes d'herbe de tench l'inquiétait beaucoup. L'homme délirait de fièvre. Il n'arrêtait pas de babiller des mots incohérents, en tout cas que personne ne comprenait. Il n'avait pas fait de vrai repas depuis dix jours. Elle arrivait à lui faire passer un peu d'eau et de bouillon entre les dents. C'était tout.
Elle refit le plus doucement possible le pansement. L'homme gémit quand même malgré le bouillon coupé de tisane calmante. La femme était morte depuis trois jours. Celui-là n'irait pas bien loin. Seul l'enfant qu'elle avait été voir semblait se porter comme un charme. La Solvette était rarement d'accord avec le maître sorcier. Pour une fois, elle pensa comme lui que Talmab capable d'allaiter était une bénédiction.
Bientôt une autre image remplaça celle de l'enfant étranger devant ses yeux. Le fils de Chountic, avait une fièvre avec des diarrhées vertes. Il était né au printemps dernier. Malgré les soins de sa mère, il était resté chétif. Avec le froid survivrait-il?
13
La neige cessa de tomber. Ce n'était pas encore le soleil d'hiver que tous espéraient. Le ciel restait gris comme le moral des uns et des autres. Personne n'avait oublié la présence étrangère. Cela planait comme une menace sourde. Le vieux sorcier s'éteignait comme il l'avait prédit.
- Ne crains pas, Kyll. Je ne fais que changer de bord. Je rejoins ce monde que j'ai tant de fois scruté. Tu es maintenant assez expérimenté pour prendre la suite et guider la communauté de notre ville.
- Je me sens pourtant si faible sans votre présence pour me guider.
- Tu vas t'inscrire dans la lignée des sorciers de ce lieu. Ton premier rite sera de célébrer ma dislocation. Je compte sur toi pour la réussir. Je n'aimerais pas être perdu là-bas.
Kyll assura son maître qu'il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour que la cérémonie soit une réussite. Il était au bord des larmes. Le maître sorcier l'avait élevé depuis qu'il était enfant. S'il n'avait jamais été un père, il avait su révéler Kyll. Sous la conduite de son maître, il avait développé des talents de médium qui étaient précieux dans les rites.
- Tu seras un bon sorcier, meilleur que moi Kyll. Tu as le don que je n'ai jamais eu. Tu es proche du monde des esprits.
Le vieux sorcier eut un soubresaut.
- Le moment est proche maintenant. Commençons.
Kyll se releva. Aidé par un des assistants, il enfila la robe de maître sorcier. D'une voix qu'il espérait assurée, il dit:
- Que commence le passage, que s'ouvrent les portes devant celui qui part. Que l'on allume le premier fanal.
Le plus jeune des apprentis alluma une torche de bois de Clams. Son odeur était lourde et suave. Les volutes de fumée montèrent doucement. La pièce parut se remplir de présences.
Kyll sentit arriver les esprits, les uns après les autres au fur et à mesure que l'on allumait les torches de Clams. Il avait la tête qui commençait à lui tourner. Certains apprentis étaient déjà partis dans des voyages oniriques. Kyll sentait ses sens s'affiner. Autour de lui, si les objets réels semblaient perdre de leur consistance, les objets sacrés chargés de forces spirituelles devenaient plus présents. Il avait l'impression qu'en avançant la main, il pourrait toucher un des esprits. Ceux-ci faisaient cercle autour du vieux sorcier, petite silhouette desséchée sur sa couche. Pourtant il ne l'avait jamais vu aussi lumineux. Il vit le passage se faire quand la lumière qui irradiait se leva. Les esprits firent demi-tour et entamèrent une procession. La forme lumineuse qui avait été son maître leur emboîta le pas. Quand tous furent sortis la pièce sembla rapetisser. Ne restaient qu'une dépouille et un homme à la peine immense.
Kyll savait qu'il ne pouvait se laisser aller aux larmes. Le rite n'était pas fini. Sur son ordre, les apprentis commencèrent à préparer le corps.
Kyll se dévêtit doucement.
- Maître, préparons-nous la dislocation maintenant?
- Maître! Maître ?
Kyll s'aperçut que c'était à lui qu'on s'adressait. Il était le maître sorcier. C'est à lui qu'incombait maintenant la direction du temple et des rites.
- Non, attendez, il faut que je prévienne le chef de la ville. Nous ne pouvons pas faire le rite sans qu'il soit là.
14
Quand Chan vit arriver Kyll, il comprit tout de suite. Sa tenue ne laissait aucun doute.
- Bonjour, Maître Sorcier. Le vieux Maître est mort.
- Oui, Chan, chef de ville. Le Maître est très bien passé. Il nous faut prévoir la suite.
- Nous avions l'habitude de faire une cérémonie pour tous les morts de la première période. Voulez-vous faire pareil ou bien préférez-vous faire une cérémonie à part pour votre maître?
Kyll fut étonné du changement de ton. Plus encore que le changement d'habits, ces marques de déférence marquaient le passage du statut de premier disciple à celui de maître.
- Je pense qu'en unissant nos morts, la cérémonie serait plus belle. Il y a combien de personnes à accompagner dans le passage et la dislocation?
- Il y a les anciens, Stamoul, Barton, Schimtal et Stouf, puis deux troisième saison, Biscal fils de Stoun et puis Brtanef qui est resté aussi petit qu'un première saison fils de Chountic. Je ne sais pas si on rajoute l'étrangère? Il faut peut-être...
- Chan !
Chan et Kyll se tournèrent vers le nouvel arrivant.
- Oui, Sstanch?
- L'étranger vient de mourir. Il a fini de souffrir. Le mal noir était remonté jusqu'à son épaule.
- Nos problèmes vont se régler. L'enfant restera. On le confiera à Stoun ou à Chountic. Cela leur fera les bras qu'ils ont perdus.
Kyll sentit monter en lui la chaleur caractéristique de ses visions. Il poussa un cri et se sentit tomber.
Sstanch rattrapa Kyll au vol. Il le posa à terre avec un respect et une crainte que Chan lui avait rarement vus.
- Qu'est-ce qui se passe, Chef de ville?
- L'ancien Maître Sorcier m'en avait parlé mais je ne l'avais jamais vu. Selon lui, notre nouveau Maître Sorcier pourrait contacter les esprits directement sans faire de rite spécifique. A moins que ce ne soient les esprits qui le contactent.
Kyll était agité de soubresauts. Les yeux révulsés, il avait un peu de bave qui lui coulait de la bouche. Ni Chan ni Sstanch ne savaient quoi faire. Heureusement la crise dura peu. Sstanch aida le maître sorcier à s'asseoir.
- Comment vous sentez-vous Maître Sorcier?
- Les esprits m'ont visité, dit Kyll d'une voix tremblante. Leur visite est un honneur et une épreuve. Aidez-moi à me relever.
Quand il fut remis sur ses pieds, le nouveau maître sorcier, brossa sa robe et remit sa cape en place.
- La voie est dite par les esprits. Les étrangers doivent participer à la cérémonie de la dislocation avec leurs biens. Qu'on les expose cette nuit. Je ne sais pas pourquoi c'est si important, mais il ne faut pas parler de l'enfant comme un étranger, jamais et à personne!
- Bien, Maître Sorcier. Nous ferons comme cela, puisque telle est la volonté des esprits.
15
Les deux jours qui suivirent furent consacrés aux préparatifs de la cérémonie de la dislocation. Les corps furent exposés au froid très vif de la nuit hivernale dans la pièce des morts, revêtus d'un simple drap sauf les deux étrangers. L'homme et la femme furent déposés habillés de leur parure sans leur fourrure. Le fils de Chountic fut déclaré vivant et le corps de l'enfant qu'on exposait fut revêtu des habits de l'enfant étranger. Ainsi le voulait la coutume. Talmab fut heureuse du départ de l'enfant sans nom. Elle se sentait épuisée par ces deux enfants à nourrir. La femme de Chountic avait encore du lait. Elle prit l'enfant sans un mot et rentra chez elle. Elle savait qu'elle n'avait pas le droit de se plaindre, ni d'assister à la cérémonie. Pour tous Brtanef était redevenu vivant.
16
Ce matin-là, le soleil brillait. Sa lumière ne réchauffait pourtant pas. Il éclairait un air sec et glacial. Les familles portaient leurs morts sur des brancards faits de longues perches reliés par un tissu de laine blanc orné de dessin géométrique en laine rouge. Chaque famille avait tissé le sien. Pour qui savait lire les signes, il retraçait la vie de celui, ou celle qui était couché dessus. Les étrangers n'avaient eux droit qu'à des couvertures blanches sans motifs. Le vieux maître sorcier partait, porté par ses disciples sur un linceul somptueux. Mélangeant laine, cuir et fibres végétales, il avait demandé des mois de travail. Devant les porteurs, en robe de cérémonie Kyll psalmodia les hymnes nécessaires. De chaque côté, se tenaient des porteurs de torches de Clams dont la fumée entourait la procession. Chan se joignit à eux quand ils passèrent devant la maison commune. Il avait revêtu ses habits de commandement. Il y aurait une autre cérémonie comme cela dans plusieurs dizaines de dizaines de jours. Chan ressentait toujours de l'émotion lors de ces cérémonies. Le temps de la neige était un temps particulier. Les morts étaient laissés au froid, ce qui les conservait jusqu'à ce que le soleil revienne suffisamment pour faire la dislocation. Cette année avait été particulièrement difficile, Sioultac trop présent. Chan avait accompagné la cérémonie des premières neiges et espérait qu'il n'y en aurait pas trop pendant la saison froide. Pas comme l'année de l'ouragan, encore jeune homme, il y avait eu une épidémie de décès. A chaque nouvelle lune, il avait vu le chef de ville accompagner un cortège comme celui-là. Il remuait toutes ces pensées pendant qu'ils approchaient de la porte haute. Elle fut ouverte devant eux. Les miliciens patrouillaient devant eux. Il y avait peu de risques que les loups reviennent. Pourtant Sstanch avait l'arme à la main en menant sa troupe. Ils passèrent devant la pierre qui bouge, tournèrent à droite et allèrent vers la clairière du sacrifice. Le chemin avait été dégagé la veille. La neige bien tassée, ne glissait pas. Le passage dans la forêt fut assez bref, quelques centaines de pas. Il n'y eut que le bruit des paquets de neige tombant des branches. Quand ils débouchèrent dans l'espace dégagé de la clairière, Kyll s'arrêta un moment. Levant les bras vers le ciel, il psalmodia le chant qui apaise les esprits. Le dislocateur était déjà là. Il se tenait non loin des pierres plates qui avaient été amenées aux cours des âges par les ancêtres. Sa position était particulière. Sa charge était indispensable mais personne ne l'aimait, ni ne le fréquentait. Il était impossible de dire si son caractère de loup noir était la cause de sa désignation comme dislocateur, ou le contraire. Il vivait seul à l'écart de la ville. Il venait se servir chez l'un ou l'autre sans jamais rien payer. Il chassait aussi, amenant des peaux qu'il troquait parfois. Un mystère était que jamais aucun animal ne l'avait attaqué alors qu'il errait régulièrement seul dans les bois. Il regarda Kyll et prépara sa lourde lame. Les brancards arrivaient les uns derrière les autres. Ils furent déposés chacun sur une pierre. Seule la femme étrangère partageait sa pierre avec l'enfant qui fut fils de Chountic.
Les porteurs firent un cercle. Les torches de clams furent plantées en terre formant le dessin d'une main. Kyll fit une station devant chacun des doigts ainsi symbolisés et chanta l'hymne qui lui correspondait. Ceux qui regardaient répondaient par un chant monophonique bouche fermée.
- Que les esprits accueillent ceux qui passent le passage! Qu'ils les accompagnent sur les chemins de l'au-delà. Que nous soyons bénis si nous gardons leur souvenir, que nous soyons maudits si nous les oublions.
Baissant les bras, il se tourna vers le dislocateur et lui dit:
- Les esprits sont satisfaits, fais ton ouvrage.
L'homme s'approcha du corps gelé du vieux sorcier. Levant bien haut sa lame, il l'abattit avec force. La lame sonna en tapant sur le rocher après avoir séparé la tête du corps. Il reprit son élan et disloqua ainsi le corps en morceaux.
Kyll le regardait faire. Le vieux sorcier avait de la chance. Celui qui le disloquait connaissait son affaire. Il travaillait adroitement. Les morceaux ne bougeaient pas malgré la violence du choc. Il savait que l'homme allait faire ainsi avec tous les corps puis qu'il irait disperser les morceaux dans différents endroits de la forêt. Lui seul saurait où, mais nul le demanderait.
Arrivé à la femme et l'enfant, il continua son cérémonial. Ils étaient les derniers corps entiers. La lame s'abattit une nouvelle fois en tintant. Mais le bruit fut différent. Le dislocateur s'arrêta. La pierre venait de se fendre. Il se tourna vers Kyll. Il n'avait jamais vu cela. Ils avaient tous toujours connu ces pierres. La légende faisait remonter l'installation de la première à Hut le fondateur. Quant aux autres, personne ne pouvait retracer leur histoire. Tous les regards convergèrent vers Kyll. Celui-ci se sentit affreusement seul. Tous attendaient qu'il interprète ce signe. Il n'avait pas d'idée. Pourtant il ne fallait pas qu'il laisse le silence s'installer.
Il avança d'un pas et prit la parole. Il sentit le soulagement des participants
- L'esprit de la pierre a parlé. Que la femme et l'enfant restent comme ils sont. Ainsi en a décidé l'esprit de la pierre. Dislocateur, tu ne toucheras pas ces deux corps. Laisse-les là. Les esprits enverront leurs messagers.
Il ne savait pas pourquoi, il disait cela. Continuer la dislocation des corps, lui semblait impossible. Personne ne contesta ses dires. Kyll reprit le cours des psalmodies. Les porteurs de torches, reprirent leurs flambeaux et tout le monde reprit la route de la ville, laissant seul le dislocateur avec les corps.
17
Il regarda partir les autres, ceux de la ville, comme il les désignait. Le maître sorcier ne lui facilitait pas la tache. Il se demanda s'il pourrait porter le corps entier. Il commença par rassembler les morceaux par genre. Puis quand les tas furent faits, il en chargea un dans un grand sac de cuir et partit vers les profondeurs de la forêt. Il marcha ainsi d'un bon pas longtemps, jusqu'à un escarpement. Il y avait là une faille pas très large mais tellement profonde qu'il n'avait jamais vu le fond même en jetant une torche enflammée dedans. Il se débarrassa de son premier chargement et repartit vers la clairière. En cette saison, il savait qu'il ne pourrait pas tout transporter en un jour surtout avec tous ces corps. Si le temps se maintenait et si les loups noirs passaient par là, il ne mettrait pas longtemps à finir sa besogne, deux peut-être trois jours.
18
Le soleil se couchait quand le groupe qui avait fait procession arriva à la porte. Chan savait que le malch noir attendait les hommes, qu'on parlerait de ce nouveau signe. Une des pierres de la clairière de la dislocation avait cassé. Vraiment, il se passait de drôles de choses pendant cet hiver. Même au temps de Hut le fondateur, les légendes ne racontaient pas autant de choses. On allait gloser sur le phénomène jusqu'à que le malch noir s'épuise. Il aurait bien aimé que Kyll vienne partager ce moment avec les autres. Il pensait que cela aurait calmé l'esprit des gens. Kyll avait suivi la tradition, avec ses disciples, il était retourné au temple.
19
Le dislocateur était revenu le lendemain à la clairière. Les loups noirs l'avaient précédé. Ils avaient dispersé ses tas. La femme avait presque disparu. De l'enfant il ne restait que quelques lambeaux de vêtements. De l'homme étranger, il ne trouva aussi que quelques fragments de ce qu'il portait et une main entière, la droite. Il pensa qu'il pourrait récupérer l'anneau sur le majeur maintenant que les loups étaient passés. Il continua l'inventaire de ce qui restait. Il fut étonné. Tous les restes des villageois étaient présents. Il eut un instant de panique. Cela n'était pas normal. Les loups noirs d'habitude mangeaient tout ou rien mais jamais il ne les avait vus sélectionner comme cela. Il remit au lendemain le projet de prendre la bague de l'étranger pour lui. Il sortit de sous ses fourrures un bâtonnet de spimjac. Cette herbe avait la propriété d'apaiser les loups noirs. Il en utilisait régulièrement et fumait ses vêtements avec. Autant les citadins adoraient des esprits divers, menés par leur sorcier, autant le dislocateur comme tous les marginaux de la forêt et des montagnes neigeuses rendait un culte au Grand Loup Noir. Il connaissait les deux meutes qui passaient assez régulièrement par la région. La plus impressionnante était menée par une grande louve au regard rouge. C'est cette meute, il en était sûr, qui était à l'origine de ce prodige. Il se remit à l'œuvre, prenant bien soin de ne pas toucher aux restes des étrangers. Le soir venu, il avait presque fini le transfert. Si demain, il trouvait encore quelque chose, il l'emmènerait vers la faille. Il leva le regard. La nuit tombait vite, comme toujours en cette saison. Cotban devait tenir le ciel car il n'y avait pas un nuage. Le vent venait des montagnes neigeuses. Il était glacé. Les étoiles brillaient. Le dislocateur récupéra le bois qu'il avait ramené lors de ses voyages de retour. Il se félicita. Il avait bien travaillé. La clairière était presque nettoyée et il avait un bon chargement de bois. Au moment où il chargeait le premier fagot, un hurlement se fit entendre au loin vers le col de l'homme mort. Comme toujours, il eut une pensée pour cet homme dont on ne savait rien, retrouvé gelé là et qui avait donné ce nom au col. Lui aussi était un étranger. La lune était pleine. Un cycle s'achevait. Encore une dizaine de cycle et le printemps arriverait. Il se pencha pour prendre le deuxième fagot. La lumière baissa brusquement. Le temps qu'il se relève, elle était revenue. Une odeur flottait dans l'air. Une odeur qu'il ne connaissait pas. Il se pensa en danger et hâta le pas vers sa grotte d'habitation.
20
La femme de Chountic, Sealminc, fut heureuse de soulager la tension de ses seins. L'enfant buvait bien. Brtanef, puisqu'il fallait lui donner ce nom, semblait se satisfaire de son sort. Il avait bien dormi. Sealminc vivait la peine de la perte de son fils. Elle savait qu'elle ne pouvait rien dire. Chan avait donné un enfant de remplacement. Il n'y avait rien d'autre à faire que de l'élever comme s'il était vraiment Brtanef. Elle savait que nulle part dans la ville, elle ne pourrait se plaindre. Peut-être chez La Solvette mais même là, Sealminc ne savait pas si elle serait à l'abri des préjugés et des obligations de la société de la ville. Elle recoucha Brtanef en ruminant ses pensées. L'enfant l'avait regardée de longues minutes lors de leur première rencontre. Elle s'était sentie jugée, jaugée. Elle ne savait pas elle-même si elle en voulait vraiment. Puis l'enfant avait commencé à pleurer. Elle lui avait donné le sein. Il s'était calmé. Elle avait l'impression qu'ils venaient de passer une sorte de pacte entre deux êtres blessés, elle sans fils, lui sans parents.
Chountic avait accueilli cet enfant avec plaisir. Déjà âgé pour un homme de la région, il n'avait pas une grande descendance. Il avait un autre fils vivant. C'était peu pour assurer les travaux dans les champs et dans les grottes. Chountic avait déjà été marié. Sa première et ses enfants avaient été emportés un sombre hiver par une coulée de neige. On ne les avait retrouvés qu'au printemps suivant en bas de la combe aux loups. Les parents de Chountic et ses frères avaient, eux-aussi, connu une fin tragique. Tous ces morts avaient donné à Chountic la réputation d'avoir le mauvais œil. Malgré cela, il avait retrouvé une femme facilement. Il était plus riche que la plupart des habitants de la ville puisqu'il avait regroupé les biens de plusieurs par le jeu des successions. Il avait été flatté d'avoir une femme jeune à son bras et dans son lit. Il avait déchanté rapidement. Les grossesses ne venaient pas. Malgré les soins de La Solvette et les rites de fertilité, elle ne faisait pas d'enfant ou si peu. Il avait un premier fils vivant mais un peu chétif, quant au deuxième... Et bien, il verrait si le remplaçant valait mieux que l'original. Pour le moment, il devait louer les bras de journaliers pour que le travail soit fait. Cela ne lui plaisait pas. Il aimait garder son bien.
21
Kyll avait une nouvelle
crise mystique, comme disaient ses disciples. Longue et forte, elle
l'avait laissé sans voix. Les visions avaient manqué de cohérence.
Le mal approchait, le mal était là tout près. Chountic était
apparu, ainsi que Kalgar, mais plus petits, plus jeunes.
Les étrangers aussi
étaient présents, en tout cas leurs esprits qui criaient la peur.
Il avait vu aussi les êtres géants des vieilles légendes ainsi que
le regard rouge d'un loup noir. Il lui fallait prévenir Chan de se
tenir sur ses gardes. Quelque chose venait et ce n'était pas bon. Il
était fatigué, trop fatigué pour bouger. Il fit venir Natckin, son
suivant dans la hiérarchie du temple. Kyll lui donna l'ordre de
prévenir le chef de ville d'un danger. Pour le moment, il ne pouvait
préciser. Demain il ferait un rite divinatoire, mais dès
aujourd'hui, il fallait se méfier. Il vit dans l'œil de Natckin une
lueur de convoitise. Le vieux sorcier l'avait mis en garde contre
lui. Trop ambitieux, il n'attendrait peut-être pas la mort naturelle
de Kyll pour prendre la place. Kyll décida de lui adjoindre Tasmi
pour le surveiller. Il lui était tout dévoué. C'est Kyll qui avait
insisté pour qu'il soit reçu au temple. Cela lui avait sauvé la
vie. Tasmi avait fait de Kyll presque l'égal des dieux.
Natckin remercia Kyll pour
lui avoir donné un disciple à former. Intérieurement, il pesta.
Avec cet imbécile dans les jambes, sa marge de manœuvre serait
réduite. Il se retira laissant Kyll se reposer. Il avait hâte de
remplir sa mission et de se faire valoir aux yeux de Chan. Tasmi
l'accompagna. Il pesta de nouveau intérieurement. La loi du disciple
voulait que quoi qu'il fasse, son élève l'accompagnerait. Il ne lui
restait plus qu'à inventer une nouvelle stratégie pour accélérer
le passage du pouvoir.
22
Chan ne fut pas enchanté
d'apprendre la nouvelle. Dans la maison commune avec les anciens, ils
parlaient des difficultés de la récolte du machpe. Les plants
venaient mal cette année. Les grottes avaient été trop exposées à
l'humidité à la saison qui aurait dû être celle du soleil. Trop
de pluie, trop de ruissellement avaient fait revoir à la baisse les
espoirs de récolte. Déjà que les réserves étaient basses. Ils
discutaient pour savoir s'il fallait penser à rationner ou pas.
L'arrivée de Natckin vexa Chan. Même s'il était fatigué, c'était
au maître sorcier de venir. Il écouta Natckin, le remercia et lui
offrit le malch noir comme il se doit. Après son départ, les
discussions allèrent bon train. Pas tant sur les visions de Kyll,
trop floues pour prendre des décisions valables, que sur ce
qu'avaient raconté Natckin et son disciple. Alors qu'ils venaient
par la rue d'en-haut et qu'il allait passer devant les greniers de la
famille de Stamoul, ils avaient entendu le hurlement des loups. Ce
n'était pas la première, ni la dernière fois qu'ils les
entendaient, mais ce hurlement-là leur avait fait peur. Et puis la
lumière de la lune, pleine ce soir, avait subitement disparu. Le
temps de se bouger, elle était revenue. Tasmi avait vu une ombre
passer devant la lune, sans pouvoir préciser ce que cela pouvait
être. Un esprit malin arrivait-il dans la région? La mémoire des
anciens ne disait rien. Cela n'était jamais arrivé. Encore quelque
chose qui n'était jamais arrivé avant. Seules les légendes
parlaient des êtres volants capables de cacher le soleil. On alla
chercher le conteur. Il parla de légendes qu'il ne racontait jamais.
Les gens de la ville préféraient entendre ou réentendre les mêmes
légendes sur Hut le fondateur et sur les combats des anciens pour
domestiquer la vallée. Il existait des récits sur des êtres
presque aussi gros que des collines qui volaient. Ils avaient dominé
la terre. On les appelait "Dragon". A ce nom, tout le monde
s'entreregarda.
Chan prit la parole:
- Quand a-t-on vu ces
"dragomes" pour la dernière fois?
- Dragon, Chef de ville,
on dit "dragon". Dans les légendes, ils ne sont déjà
plus mentionnés quand Hut vient pour fonder la ville.
- Alors, il vaut mieux
chercher une autre raison.
- Vous avez sûrement
raison, Chef de ville, mais je ne connais pas d'autres bêtes
capables de faire cela.
Le conseil dura une bonne
partie de la nuit. On finit par tomber d'accord sur une garde
renforcée ce qui ne réjouit pas Sstanch.
Après une dernière
libation de malch noir, on se sépara. Sstanch envoya Filt pour la
première veille.
23
Un vent glacial soufflait.
Voilà deux jours que les miliciens se relayaient sur la tour de
guet. Filt maugréait. Il avait encore tiré le mauvais numéro. Le
petit jour était le moment le plus froid. Les quelques planches qui
formaient la tour, étaient assez disjointes pour laisser passer
l'air. Il s'était entièrement couvert de fourrures. Même ses yeux
étaient protégés par les lunettes de bois percé, indispensables
pour guetter malgré l'intense réverbération du soleil. Il fit
encore une fois le tour, s'arrêtant à chaque coin pour fixer
l'horizon. Dans la vallée, il voyait au loin les fumées du village
de Tichcou sans voir les maisons cachées dans un repli de terrain.
Vers le soleil levant, rien ne se distinguait sur les nombreuses
terrasses. Tout était blanc. Vers le couchant la forêt était très
proche des terrasses de culture. Elle bouchait la vue. Cela
n'inquiétait pas Filt, il savait que les barres rocheuses qui la
parsemaient, rendaient quasi impossibles les déplacements. Il se
tourna enfin vers le côté des hautes montagnes. La forêt
commençait à deux portées de flèche, après la pierre qui bouge.
Plus loin, sur le flanc de la montagne, elle laissait place à une
vaste étendue blanche qui devenait des pâtures d'été. Plus loin
encore la barre des sommets était coupée par le col de l'homme
mort. Il fronça les yeux. Il crut voir un mouvement. Il scruta avec
attention, peut-être des clachs. Si c'était le cas, ce serait une
bonne nouvelle. Une chasse pourrait bien être organisée. De la
viande fraîche serait la bienvenue. Son instinct lui disait que cela
n'était pas cela. Il prit une pierre et la lança sur le seuil de la
maison d'arme. Le bruit qu'elle fit, attira l'attention de Sstanch.
Filt le vit apparaître sur le seuil. Il lui fit signe. Sstanch
grimpa l'échelle et rejoignit la plateforme.
- Qu'est-ce qui se passe?
- Là-bas, vers le col de
l'homme mort. On dirait un troupeau. J'ai cru que c'était des clachs
mais ils se déplacent en ligne.
Sstanch regarda avec
attention. Filt avait raison ce n'était pas des clachs. Un troupeau
de clachs se serait déplacé en éventail sur la pente assez douce
au sortir du col. A l'avant, il voyait un mouvement montant et
descendant, derrière il percevait une agitation pendulaire. L'image
qui lui vint à l'esprit était celui de ces mille-pattes qui
grouillaient dans les feuilles en décomposition lors des étés trop
chauds. Son intelligence lui disait que c'était impossible. Un
mille-pattes de cette taille aurait eu des centaines de pas de long.
Il voyait nettement ce serpentement sur le flanc de la montagne.
- Prévenons Chan. Je sens
le danger.
Il descendit rapidement.
24
Le dislocateur ne
comprenait plus. Il avait pu s'occuper de toutes les dépouilles sauf
de celles des étrangers. Les loups noirs étaient venus camper dans
la clairière. Chaque fois qu'il approchait de ce qui restait des
étrangers, la grande louve grognait. Il connaissait ce sourd
grondement. Il savait qu'il était employé dans le langage de la
meute. Ce grondement était un signal. Celui qui l'entendait
obéissait ou alors il devait défier le dominant. Jamais le
dislocateur n'avait pensé qu'un loup le considérerait un jour comme
faisant partie de sa meute. Il n'avait pas insisté mais avait brûlé
plusieurs fois du spimjac. La grande louve avait posé son regard
rouge sur lui pendant qu'il lui offrait la fumée du spimjac. Il
avait vu brûler ses yeux avec plus d'intensité devenant presque
comme deux petits soleils. Puis elle les avait fermés se mettant à
ronronner comme un gros chat. Un mâle s'était approché et avait
grondé. Le dislocateur avait jugé prudent de prendre du recul. Le
loup noir l'avait regardé partir sans le poursuivre, a priori
satisfait de sa soumission. Il s'était alors couché près de la
louve. Un deuxième mâle s'approchait à son tour. Le dislocateur
connaissait ce rite pour l'avoir déjà vu dans la meute. Tous les
mâles allaient venir le défier. S'il se rebellait, il y aurait
bataille et le vainqueur aurait rang avant le vaincu. S'il ne disait
rien, il serait l'oméga de la meute, celui qui prend tous les coups
et qui sert d'exutoire aux autres. Le dislocateur recula encore une
fois. Quand le troisième s'approcha, il vit que la louve le
regardait. Il s'accroupit en mettant une main à terre. Le loup
s'arrêta non loin et se mit à gronder. Le dislocateur répondit sur
le même ton. Il vit le loup se ramasser prêt à bondir. Il bondit
le premier. Le choc eut lieu dans les airs. Plus lourd et plus massif
que le loup, le déplacement tourna à son avantage. Le loup retomba
sur le dos. L'homme réussit à lui tomber dessus avant qu'il ne soit
sur ses pattes. Puissant et nerveux le loup tenta de se redresser. Le
dislocateur était presque trois fois plus lourd que lui. Il avait
refermé ses mains sur le cou de loup et tenait la tête à distance
en serrant de toutes ses forces. Le loup poussa un jappement et cessa
le combat. L'homme le lâcha. Le loup partit la queue basse. Le
dislocateur regarda les autres mâles de la troupe. Aucun ne
s'approcha. Il regarda autour de lui, se méfiant d'une possible
attaque, mais la louve avait redressé la tête et les oreilles. Les
autres loups retournèrent à leurs occupations sauf un jeune mâle
de l'année qui vint défier son vaincu. Le combat fut aussi bref. Le
jeune fut mis sur le dos d'un seul mouvement. Il n'insista pas et
présenta son cou. L'autre grogna une fois et partit vers la forêt.
L'homme se releva de toute sa hauteur. D'un pas lent, il partit vers
sa grotte.
25
Chan était un homme
prudent. Il mit tous les miliciens en alerte et fit prévenir tous
les hommes capables de se battre. Dans le même temps, il demanda au
maître sorcier son avis sur ce qu'avait vu le guetteur.
- Chef de ville, les
esprits sont silencieux. Depuis leur visite qui m'a tant secoué, ils
ne parlent plus. Je sens des forces puissantes sans pouvoir dire si
elles sont bienfaisantes ou non.
Chan le remercia, tout en
maudissant intérieurement ce jeune maître sorcier, incapable de
faire ce que faisait son prédécesseur. Il avait le sentiment de ne
pas pouvoir compter sur lui. On arrivait en milieu de la matinée
sans savoir quelle bête étrange arrivait. Il se rendit à la maison
d'arme. Il ouvrit la porte : personne. Il resta sur le seuil un
moment interloqué. Il entendit des voix au-dessus de lui. Sstanch
était sur la tour avec deux hommes. Il avait l'air assez excité.
Chan l'appela.
- Non, je ne descends pas,
montez, Chef de ville. Il faut que vous voyiez cela.
Chan faillit répondre
vertement à Sstanch. C'est bien la première fois qu'il osait lui
donner des ordres. Il devait se passer de drôles de choses! Ravalant
son orgueil, Chan fit l'effort de monter l'échelle, ce qui vu son
embonpoint n'était pas facile. Arrivé en haut, il entendit les
trois hommes parler en regardant du côté de la pierre qui bouge.
- Qu'est-ce qui se passe,
Sstanch? Vous ne croyez pas que vous exagérez un peu?
Celui-ci ne répondit même
pas, mais prenant le bras de Chan, il lui dit en pointant un doigt
vers la forêt :
- Regardez là-bas !
- Et qu'est-ce que je dois
voir?
- Là, au-dessus de la
forêt, on voit l'arbre foudroyé, si vous montez votre regard vers
le col de l'homme mort, vous verrez!
Chan suivit du regard la
direction que Sstanch lui indiquait mélangeant paroles et geste. Il
vit.
- Mais qu'est-ce que c'est
que ça?
- Ça ne me dit rien qui
vaille. On dirait une colonne d'hommes en marche.
- Ce n'est pas possible!
Avec toute cette neige, ils ne pourraient pas aller à cette vitesse.
- Si vous regardez bien,
on voit devant un homme en raquettes, il a le déplacement bondissant
qu'on voit quand arrivent les coureurs des montagnes.
- Oui, d'accord mais les
autres?
- Ils glissent sur la
neige en s'appuyant sur des bâtons.
Calt ouvrit la bouche à
son tour. Il était celui qui avait la meilleure vue.
- Ils sont sur des
planches et ne s'aident pas de bâtons mais on dirait plutôt des
lances courtes. En plus ils ont chacun un arc dans le dos.
Chan pâlit.
- C'est une armée!
Combien sont-ils?
- Je dirais plusieurs
dizaines, une dizaine de dizaines.
- Dans combien de temps
seront-ils là?
- Dans trop peu de temps,
Chef de ville. Le soleil ne sera pas au sommet de sa course qu'ils
seront devant nos murs.
- Prévenez le maximum
d'hommes et qu'ils soient tous avec une arme près de la porte avant
ça.
Tout le monde descendit
sauf Calt qui assurait la surveillance.
26
Les bruits les plus
étranges circulaient en ville. On y parlait de monstre, de guerre,
d'armées, de guerriers sur des monstres. Les récits étaient tous
plus terrifiants les uns que les autres. C'est à celui qui en dirait
le plus. Kalgar n'aimait pas ces manières. Quand il avait eu la
demande du chef de ville, il était venu avec ses apprentis les plus
vigoureux et les moins peureux. Sur la place près de la porte des
hautes terres, c'était la cacophonie. Chaque maître de maison
présent était venu avec quelques serviteurs, armés de faux, de
piques ou de marteaux. Sstanch regardait ce rassemblement
hétéroclite. Sur les cent maisons de la ville, il n'y avait pas la
moitié des maîtres. Il savait pouvoir compter sur Kalgar et ses
gaillards. Il y avait aussi ceux qui aidaient la milice, venus avec
leurs hommes. Si en nombre, ils surpassaient ceux qui arrivaient, que
valaient-ils au combat?
- Ils arrivent!
Le cri figea toutes les
gorges. Le silence se fit. On entendit juste un bruit de glissement.
Sstanch grimpa le plus vite qu'il put à la tour. Il arriva en haut
pour voir la troupe sortir du bois. En tête courait un homme. Gand,
très grand, couvert de fourrures de loup blanc, il tenait une
cadence que personne de la ville ne pouvait soutenir en raquettes
plus de quelques minutes. Derrière lui, dans un alignement parfait,
dans un synchronisme absolu, des guerriers sur des planches
glissaient en s'aidant de leurs bras pour pousser sur des lances
courtes. Les premiers étaient déjà sortis de la forêt et cela
continuait.
Sstanch se pencha vers la
place:
- Que ceux qui ont un arc
montent sur la palissade. Les autres, regroupez-vous près de la
porte. Calt, préviens Chan!
- Je suis là, dit-il en
sortant de la maison d'arme. Que vois-tu?
- Des guerriers, bien
armés. Leurs arcs sont petits, ils ont deux lances courtes, deux
armes à la ceinture et deux carquois pleins. Le premier vient de
s'arrêter!
Sstanch regarda le géant
qui avait fait halte derrière la pierre qui bouge. Il était à plus
d'une portée de flèche. Derrière, les guerriers habillés de blanc
aussi, arrivaient et se mettaient en rang. Il en vit dix partir d'un
côté et dix de l'autre. Ils formèrent une ligne de part et d'autre
de l'homme en raquettes. Un autre guerrier blanc se détacha du
groupe et vint se placer près de celui que Sstanch appela
l'éclaireur. Derrière, les hommes continuaient d'arriver et se
rangeaient selon un ordre impeccable. Sstanch qui avant de devenir
capitaine de la ville, avait servi dans la plaine, savait reconnaître
une armée quand il en voyait une. Devant lui, le spectacle qu'il
voyait confirma ses pires craintes. Même si ses hommes disposaient
de grands arcs et de lances longues, même s'ils étaient plus
nombreux, il pensa qu'ils ne faisaient pas le poids.
Aux ahanements qu'il
entendait, Sstanch comprit que Chan arrivait sur la tour.
- Qu'est-ce qu'ils font?
demanda-t-il entre deux respirations sifflantes.
- Ils se mettent en
position. Ils sont bien armés, bien entraînés. Je ne sais pas ce
qu'ils veulent, mais il faudra faire attention.
- Nous sommes beaucoup
plus nombreux qu'eux.
- Oui, maître de ville,
mais ils vont nous surpasser en combat.
- Nos grands arcs les
tiendront à distance.
Calt intervint:
- Regardez, ils se
préparent.
La vingtaine de guerriers
avaient mis genoux à terre et bandé leurs arcs courts. Celui près
de l'éclaireur fit de même. Il cria:
- Scantalquiloma!
- Qu'est-ce qu'il dit?
demanda Chan.
Il n'avait pas fini sa
phrase qu'une flèche à empennage noir se planta à deux doigts de
la tête de Chan. Celui-ci devint blanc.
- C'est pas possible!
C'est pas possible! Ils sont trop loin, dit-il en s'accroupissant
derrière la protection les planches de la balustrade.
- Scantalquiloma!
- Relevez-vous, maître de
ville, vous ne risquez rien. S'il avait voulu, il vous aurait touché.
C'est le signe qu'il a repéré qui était le chef. Ça doit être un
signal.
Le géant en raquettes
s'approcha en hurlant:
- Ne tirez pas, je viens
parlementer.
Sstanch cria à son tour :
- Laissez-le approcher, ne
tirez pas.
Les archers baissèrent
leurs arcs. L'homme ôta ses raquettes pour marcher sur la neige
tassée des abords de la ville.
- C'est Muoucht. Je le
reconnais! C’est Muoucht, un des hommes de l'extérieur.
Quand il fut plus près,
il parla d'une voix forte.
- Écoutez bien gens
d'ici! Le prince Quiloma exige audience auprès du chef de ville.
Soit sa requête est acceptée, soit sa colère sera grande.
Du haut de la tour Sstanch
cria:
- Je descends, homme de
l'extérieur.
Chan toujours blotti
derrière sa protection de planche, dit :
- Mais qu'est-ce que vous
faites?
- Cet homme nous est
connu. Il faut que nous en sachions plus. Faut-il nous battre ou non?
- Allez-y vous avez toute
ma confiance.
- Calt et Filt vous restez
en couverture.
Haussant le ton, il
s'adressa aux autres :
- Que personne ne fasse
rien pendant que nous parlementons.
Sstanch descendit sans
hâte. Arrivé en bas, il mit son casque, prit un bouclier et une
épée.
- Sitca équipe-toi, tu
viens avec moi.
Pendant qu'il obéissait
et prenait ses armes, Sstanch se tourna vers Kalgar :
- Reste avec Tilson, avec
les tiens vous protégerez la porte.
Muoucht les bras croisés
sur la poitrine regardait la porte s'entrouvrir. Il vit Sstanch et un
milicien sortir. Il avait déjà rencontré Sstanch, mais le visage
de l'autre ne lui disait rien. Muoucht venait une à deux fois par an
à la ville pour échanger ses peaux contre ce qui lui manquait trop.
Il avait eu à faire avec Sstanch lorsqu'il avait déclenché une
bagarre après avoir trop bu de malch noir et accusé un habitant de
lui avoir volé son bien. Sans l'intervention de Sstanch, il y aurait
eu un mort.
Arrivé à cinq pas,
Sstanch s'arrêta. Il fit bien attention de laisser son bouclier
entre lui et la ligne d'archers. L'autre ligne lui était cachée par
la pierre qui bouge. Il ne risquait rien de ce côté.
- Parle, Muoucht.
- Ils me sont tombés
dessus, alors que je visitais mes pièges après que Sioultac se soit
calmé. De rudes gaillards...
Sstanch regardait Muoucht.
Il avait le visage marqué d'ecchymoses.
...J'ai pas vraiment voulu
coopérer au début. Leur chef, le prince Quiloma m'a convaincu avec
ses poings que je ferais mieux de me ranger de son côté. Voilà
toute une main de jours que nous marchons sans arrêt pour arriver
ici.
- Que cherche-t-il?
- Un enfant sacré, si
j'ai bien compris, a été enlevé par sa nourrice et un presque
prince. Ils sont à sa recherche. Ici est le seul lieu où ils ont pu
aller avec une chance de survie.
- Tu parles leur langue?
- Oui, un peu. Je fais du
troc aussi là-bas.
- Qui sont-ils?
Une flèche à empennage
noir se ficha contre la botte de Muoucht.
- L'entrevue est terminée.
Le prince Quiloma attendra jusqu'à demain une réponse favorable.
Sinon, il viendra fouiller la ville. Je viendrai chercher la réponse
demain quand la lumière naîtra sur la montagne.
Muoucht fit demi-tour.
Sstanch et Sitca reculèrent jusqu'à la porte qui se referma sur
eux.
27
Chan était passé par le
temple. Kyll l'avait de nouveau déçu. Les esprits ne lui avaient
rien dit. Chan jurait intérieurement. Il avait mis le maître
sorcier au courant de tout ce qui s'était passé. Il avait été
reçu en présence du grand conseil du temple. Natckin avait posé de
bonnes questions. Chan devait reconnaître qu'il aurait préféré
l'avoir comme maître sorcier à la place de Kyll. D'ailleurs c'est
lui qui était venu et non le maître sorcier trop fatigué par ses
visions pour la rencontre des anciens. Les remarques à mi-voix
avaient fusé. Chan avait réclamé le silence et Natckin avait fait
celui qui n'avait rien entendu. Derrière lui Tasmi était mal à
l'aise de cette situation. La réunion se passait dans la maison
commune en présence de tous ceux qui le désiraient. Il y avait le
cercle de ceux qui pouvaient parler et le cercle des habitants qui
regardaient et écoutaient.
- Il faut lui donner ce
qu’il veut. Après il partira.
- Ce n’est pas possible.
Nous irions contre l’hospitalité. Il est venu en arme, les
étrangers sont venus en réfugiés.
- Je ne veux pas la
guerre. Cette armée est trop forte.
- Nous sommes tellement
plus nombreux, au moins cinq contre un. Nous pouvons vaincre.
- Le capitaine n’y croit
pas. Ils sont trop biens armés et savent trop bien s’en servir.
Vous avez vu leurs arcs. Ils sont petits mais portent plus loin que
nos meilleures armes.
- Nous ne leur devons pas
hospitalité.
- Tu as raison, mais
veux-tu la mort des nôtres ?
- Quel est ton avis,
Sorcier ?
Natckin se rengorgea. En
l’interpellant ainsi, Chan venait de lui accorder autant
d’importance qu’au maître sorcier lui-même. Bien sûr, il
n’avait pas eu droit au titre de maître, mais siéger au conseil
des anciens comme représentant du temple était une vraie
jouissance.
- Les esprits se refusent
à parler au maître sorcier. Je ne sais rien de plus que ce que je
vous ai rapporté. Nous devons rester fidèles à nos coutumes. Ce
qui arrive est une épreuve pour tester notre foi. Je pense qu’un
sacrifice à l’esprit de Hut le fondateur pourrait nous éclairer.
Chan regarda Natckin et
supputa ses chances de prendre le pouvoir au sein du temple. Il
réfléchit rapidement.
- Tu as raison, Sorcier.
Nous allons suspendre le conseil pendant que tu fais l’offrande.
Puis avec l’aide de Hut le fondateur nous prendrons la décision.
Natckin faillit crier de
plaisir. Chan venait implicitement de lui donner l’ordre de faire
ce qui était réservé au maître sorcier. Il acquiesça en silence
et se retira, Tasmi sur ses talons.
- Sorcier Natckin,
allez-vous faire ce que le maître de la ville a dit ?
- Bien sûr, disciple
Tasmi. La situation exige.
- Mais… mais… mais
Sorcier Natckin, que va dire le Maître Sorcier si vous officiez ?
- J’ai l’entière
confiance du Maître Sorcier et mon devoir est de le soulager de
toutes ces contingences pour lui permettre de se concentrer sur ce
qui lui est essentiel, les esprits qui le visitent. Si je n’avais
pas sa confiance, crois-tu qu’il m’aurait adjoint un disciple à
former tel que toi en qui il a mis de grands espoirs ?
Tasmi se rengorgea en
entendant cela, tout en se disant qu’il avait beaucoup à apprendre
avant d’atteindre le savoir de ses maîtres.
28
Kyll sentit monter en lui
la vision. Il fut étonné de sa netteté. Il voyait les étrangers
comme en plein jour alors que le soleil était parti pour la nuit
depuis une chandelle. Ils avaient monté un camp fait de toiles
protégé par un muret de blocs de neige découpés. Des sentinelles
veillaient, l’arc à la main, une flèche prête. Puis Kyll eut
comme un sursaut. Il survolait la clairière de la dislocation. La
grande louve au regard de feu surveillait les dépouilles des
étrangers. Son esprit était en repos. Elle était là où elle
devait être. Le grand être avait suggéré et elle obéissait. Les
petits charognards qui auraient bien aimé se repaître des
carcasses, maudissaient dans leur langage ces loups qui les
empêchaient d’assouvir leur faim. Kyll ne fut même pas étonné
d’entendre les pensées des animaux. Un nouveau bond l’emmena
dans la maison commune. Il appréhenda dans un éclair de pensée, ce
qui s’était dit et ce que voulaient faire Natckin et Chan. Tout
s’éteignit pour se rallumer instantanément. Il était dans une
des maisons de la ville. La lumière irradiait d’un des êtres près
du feu. Il dormait. C’était un enfant. Une femme, lasse, à l’aura
vacillante écoutait les péroraisons d’un gaillard fort en gueule
à l’aura rouge sang. Chountic ! Lui seul avait cette aura de
mauvais œil. Ses serviteurs venaient lui faire le compte-rendu de ce
qui se passait et dans la maison commune et au-delà de la palissade.
Nouvelle coupure. Kyll planait dans le temple. Natckin faisait
l’offrande à Hut le fondateur. Son aura était striée de noir.
Celle de Tasmi flageolait d’incertitude. Les gestes étaient faits,
les herbes brûlées mais nulle trace de la belle et forte présence
de Hut… Kyll s’interrogea en voyant les pensées de Natckin
préparant déjà son discours à Chan. Il fallait qu’il
intervienne !
- NON !
Le cri le déstabilisa. Il
reprit conscience dans sa cellule de méditation. Il se leva
péniblement pour aller arrêter Natckin.
- RESTE !
- Mais il blasphème.
- JE SAIS. CE MAL EST
NÉCESSAIRE.
Dans l’esprit de Kyll,
la voix était nette et forte. Il connaissait cet esprit. Il était
le maître de la terre de la ville. Il avait de nombreuses fois
sacrifié pour qu’il leur soit favorable au moment des récoltes de
machpe.
- L’ESPRIT DE HUT TE
DEMANDE DE TE RETIRER À LA GROTTE DE LA MÉDIATION.
- Pourquoi ?
- OBÉIS
TOUT DE SUITE. NE DIS RIEN ET PARS. HUT T’ATTEND LÀ-BAS.
Kyll se retrouva seul dans
sa cellule et dans sa tête. L’esprit de la terre l’avait quitté.
S’interrogeant beaucoup, il rassembla ses affaires. Empruntant les
couloirs qui conduisaient vers une sortie latérale, il comprit que
personne ne le voyait. Tous ceux qui le croisaient, l’ignoraient.
Dans la grande salle du
temple Natckin officiait. Il avait presque fini le rite et rien ne
s’était passé. Nulle possession, ni de message écrit dans les
fumées odorantes. Il fit ce qu’il pensait des autres officiants.
Il inventa, simulant la possession et les dialogues. Il en arrivait
au message principal. Il avait décidé que le mieux était de céder
au prince des extérieurs en lui révélant où étaient les
dépouilles et où était l’enfant qu’il cherchait. Dans son jeu
scénique, il commença d’une voix grave, à révéler ce qui
devait être fait. Il en avait fini avec la femme et l’homme. Au
moment où, reprenant son souffle, il allait sceller le sort de
l’enfant. Une autre voix s’éleva, forte impérieuse, faisant
trembler les murs. Tous les officiants regardèrent Tasmi debout,
transfiguré, disant :
- QUE JAMAIS CE QUI A ÉTÉ
DONNÉ À LA MÈRE EN LARMES NE SOIT REPRIS !
Natckin fut déstabilisé
mais préféra intégrer cela dans son augure. Finissant le rite, il
demanda comme cela doit être fait aux témoins de lui rapporter ce
qui avait été dit par les esprits lors de la possession.
Tonlen, le maître
officiant du temple prit la parole :
- Les Esprits ont parlé :
que l’on donne les dépouilles aux extérieurs, mais que l’enfant
de Chountic reste l’enfant de Chountic. Les Esprits ont échangé
les vies. L’enfant des étrangers est celui qui repose avec leurs
dépouilles dans la clairière de la dislocation.
29
Sstanch fut chargé de
rencontrer les extérieurs. Il avait demandé à Kalgar de
l'accompagner. Sa haute stature et son courage étaient un atout. Il
avait aussi choisi trois autres gaillards de la même taille. Il
sortit ainsi avec quatre hommes d'escorte, laissant ses miliciens à
l'intérieur. Il avait donné ses ordres à Filt au cas où. Il
voulait faire bonne figure devant le prince étranger, en tout cas
lui faire comprendre qu'une bataille contre la ville, lui coûterait
cher, alors qu'il était loin de ses bases de ravitaillement. Sur la
palissade rebaptisée remparts, les archers se tenaient prêts, l’air
aussi menaçant que possible. C’était surtout une idée de Chan.
Sstanch lui avait expliqué que les extérieurs connaissaient la
portée des arcs de la ville, qu’il était inutile d’aligner des
archers incapables de lui venir en aide voire pire, susceptibles de
lui lâcher une flèche dans le dos par maladresse. Chan était resté
sur ses positions. Sstanch et son escorte marchaient vers le camp des
extérieurs en espérant que personne ne ferait de bêtises derrière
eux. Ils furent soulagés de dépasser la pierre qui bouge. Ils
étaient maintenant à l’abri des flèches amies. Devant eux, les
sentinelles les avaient regardés arriver sans manifester le moindre
sentiment. Elles ne s’étaient même pas mises en alerte. Sstanch
avait vu le signal annonçant leur arrivée. Le petit groupe passa
entre les deux sentinelles. Celle de droite, lui fit un signe,
indiquant une direction. Sstanch s’avança pour découvrir un camp
impeccablement aligné. Les hommes le regardaient passer sans
manifester d’intérêt particulier. Il remarqua qu’ils avaient
tous une arme à portée de main. « Belle armée ! »
pensa-t-il. Il rêva un instant d’en diriger une semblable. Il
aperçut le prince Quiloma assis sur une couverture posée sur un
bloc de neige. Muoucht était debout près de lui. Le prince
discutait avec des guerriers devant une peau de bête étalée devant
eux. Dessus Sstanch aperçut des dessins dont il ne comprit pas le
sens. Une lance le stoppa dans son élan. Un garde l’avait bloqué
dans sa progression. Sstanch prit la lance courte qui lui barrait le
passage. Il l’aurait bien repoussée s’il n’avait entendu le
bruit des armes sortant de leur fourreau autour de lui. Une dizaine
de guerriers extérieurs l’arme au poing, entourait le petit
groupe. Sstanch n’insista pas et recula légèrement. Comme un
rouage bien huilé, la lance disparut de devant lui et les armes
regagnèrent leurs étuis.
- Qu’est-ce qu’on
fait ? demanda Kalgar à mi-voix.
- Rien, on attend le bon
vouloir de l’extérieur.
Le ciel se voilait
doucement. La neige arrivait pensa Sstanch. Le froid serait bientôt
là. Il se dit que cela ne changerait rien pour ces hommes aguerris.
Il ne voyait pas les habitants de la ville se battre dans une
bourrasque. Chan vivait dans l’illusion qu’il y avait assez
d’hommes pour repousser et vaincre les extérieurs. Sstanch savait
qu’hormis la vingtaine de volontaires qui accompagnaient
habituellement la milice, tous les autres combattants ne valaient
rien sur un champ de bataille. L’attente se prolongeait. Les
premiers flocons se mirent à tomber quand le prince fit un geste.
Immédiatement la lance qui lui avait barré le chemin, servit à le
pousser dans le dos. Quand son escorte voulut avancer, on lui barra
le chemin. Sstanch s’arrêta, se retourna et leur fit signe de ne
pas bouger.
- Enahrlsir dinanrpa dje
nmqirndau.
- Il demande ce que tu as
à lui dire, traduit Muoucht.
- Nous avons vu les
personnes qu’il cherche et je peux le conduire là-bas…
Muoucht traduisait en même
temps. Sstanch vit les yeux de Quiloma s’allumer d’une lueur
d’intérêt.
- … mais ils sont morts.
Muoucht n’avait pas fini
de traduire que Quiloma avait attrapé Sstanch par le devant de sa
veste de fourrure.
- Starinfuo qahdjoz
- Qu’est-ce que tu veux
dire ? traduit Muoucht.
Sstanch se mit en devoir
de raconter les loups noirs, la bataille de la porte des hautes
terres, la fièvre de la femme, la blessure de l’homme, la
faiblesse de l’enfant. Quiloma scrutait la bouche de Muoucht pour
en déchiffrer les paroles. Traduire était difficile pour lui.
Muoucht parlait un peu la langue des extérieurs mais avait des
difficultés à traduire tout ce que Sstanch disait. Sur la fin du
récit, il se dit que Quiloma avait compris. Celui-ci se retourna
pour lancer deux ordres brefs. Vingt guerriers et dix archers furent
immédiatement prêts.
- Conduis-nous !
traduit Muoucht.
Sstanch allait obéir
quand il vit le regard de Kalgar et des autres.
- Je ne peux pas sans mon
escorte. La clairière est sacrée. Je ne peux y aller seul.
Pour donner du poids à
ses paroles, il se croisa les bras sur la poitrine, refusant de
bouger.
Quiloma le regarda, sembla
le jauger, puis donna un ordre.
- Il dit :
« Attention à toi, si ce que tu dis est faux ! »
Les dix hommes qui
entouraient Kalgar et ses compagnons se mirent en position autour
d’eux. Sstanch leur fit signe d’approcher. Ils reprirent leur
position autour de lui.
Du haut de la tour malgré
la visibilité qui baissait à cause de la neige, Filt vit partir
Sstanch et son escorte entourés d’une quarantaine d’extérieurs
l’arme à la main.
30
Kyll bougeait comme en
rêve. Il errait dans la ville sans vraiment savoir par où sortir.
La majorité de la population était en haut de la ville, attendant
le résultat de la rencontre. Il avait été quelques fois à la
grotte de la médiation, toujours accompagné d’un guide. Il se
demandait comment il allait se débrouiller. Depuis des années, il
ne s’occupait plus de son quotidien. Les disciples de premiers
niveaux s’en chargeaient. Il suivait la pente, se laissant aller.
Les visions avaient disparu. Il avait bien entendu l’esprit du sol,
pourtant un sentiment d’irréalité l’accompagnait. Les
rencontres qu’il faisait dans les rues lui prouvaient qu’il était
toujours invisible aux yeux des gens. Il arriva place de la fontaine.
Il était maintenant presque en bas de la ville. Il pensa que jamais
il ne pourrait bouger la porte. La peur commença à s’insinuer en
lui. C’était bien beau de suivre les ordres des esprits quand ils
étaient précis mais là, place de la fontaine, que devait-il
faire ? Il se dit que s’il remontait maintenant, il
retrouverait sa position et son rang, qu’il n’aurait pas besoin
de s’en faire pour son quotidien. Il se disait cela tout en sachant
qu’il se mentait. Il ne savait pas vivre sans se poser des
questions. Pourquoi une chose plus que l’autre ? Pourquoi
entendait-il les esprits, ce qui l’avait amené à la position de
maître sorcier alors que d’autres à l’allure plus altière
semblaient ne même pas savoir comment faire ? S’il partait
comme cela qu’est-ce qui allait se passer ? Natckin prendrait
la tête du temple. Il présentait bien. Kyll était persuadé que
Chan serait heureux de l’avoir en face de lui. Seulement Natckin ne
voyait rien, n’entendait rien. Le monde des esprits lui était
fermé. Kyll le savait. S’il était devenu deuxième disciple dans
la hiérarchie, c’était en mimant et en trichant. Le vieux maître
sorcier s’était laissé prendre par ce beau parleur. Quand le
Maître lui avait expliqué ses difficultés à rencontrer les
esprits, Kyll n’avait pas compris. C’était évident, soit les
esprits s’imposaient à toi, soit tu convoquais les esprits avec
l’offrande. Kyll avait eu besoin de temps pour s’apercevoir qu’il
était le seul à penser cela. Pour les autres sorciers, contacter le
monde des esprits nécessitait une ascèse et un entraînement de
tous les jours.
- SUIS-LA.
Comme toujours, Kyll ne se
posa pas la question de savoir d’où venait la voix, ni quel esprit
avait parlé. Il regarda autour de lui. La Solvette passait avec un
panier. Il lui emboîta le pas. Une fois ou deux elle se retourna,
scrutant derrière elle, sans rien voir. « Elle me sent mais
ne me voit pas», pensa Kyll. Ils marchèrent ainsi dans les ruelles
de la ville basse, se rapprochant des zones où on traitait les
machpes. L’odeur de la plante saturait l’air du quartier. La
Solvette passa entre deux entrepôts. Quand Kyll déboucha du
passage, elle avait disparu. Il eut un instant de panique. Il était
sur une placette, à sa droite, la ruelle remontait, à sa gauche, un
escalier de quelques marches donnait accès à une autre zone
d’entrepôts. Devant lui, il y eut un éclair lorsque la Solvette
alluma sa torche. Elle était entrée sous le porche en pierre qui
signalait l’entrée des grottes à machpes. Kyll se rapprocha
doucement. De nouveau la Solvette scruta derrière elle sans rien
voir. Elle se retourna et rangea les braises qui lui avaient servi
dans un brasero. Kyll n’était pas venu souvent ici. Le feu était
indispensable. Chacune des entrées de grottes, chaque maison
fonctionnaient pareil. On entretenait le feu. Personne ne savait le
faire renaître s’il s’éteignait. Une légende racontait la
quête d’un nouveau feu un jour de désastre, où tous les feux de
la ville s’étaient éteints. La pluie, l’humidité du
combustible et la paresse des habitants de l’époque avaient amené
cette catastrophe, en pleine saison des pluies. C’est un jeune
garçon qui avait réussi à capturer un nouvel esprit du feu alors
que celui-ci se promenait en forêt à côté du point de chute d’un
éclair d’orage. Kyll faillit perdre de vue la Solvette pendant
qu’il repensait à la légende. Heureusement la lumière de la
torche le guida. Kyll pensa qu’il ne savait rien de la vie des gens
de la ville. Inversement, ils ne savaient rien de la vie dans le
temple. Ils avançaient dans un dédale de grottes, qu’il était
incapable de mémoriser. De temps en temps, ils croisaient des gens.
La Solvette échangeait un mot, un bonjour, une phrase avec chacun.
Parfois elle s’arrêtait plus longtemps, sortait quelques plantes
de sa besace et les remettait à son interlocuteur qui la remerciait
en s’inclinant très bas. Puis le réseau des grottes se fit plus
lâche, ils traversaient une zone de galeries qui semblaient devenir
de plus en plus naturelles. Kyll avançait toujours derrière la
Solvette sans bruit. Le silence était devenu extraordinaire. Seuls
les frottements des bottes de la Solvette s’entendaient. A un
carrefour, elle s’arrêta. Se retourna brusquement et tendit sa
torche devant elle.
- Sors de là !
Kyll se crut démasqué.
Il avança dans le cercle de lumière. La Solvette regardait toujours
au même endroit alors que lui passait sur le côté.
- Si je me mets à
entendre des esprits, je n’ai pas fini, dit-elle à voix haute, en
reprenant son chemin. Ils marchaient maintenant dans un ensemble de
salles souterraines aux parois lisses et arrondies. De l’eau
coulait quelque part. Bientôt, ils arrivèrent près d’un torrent
dont les cascades brillaient à la lumière mouvante de la torche.
Kyll n’en revenait pas. Jamais il ne s’était douté de ce réseau
et de ce torrent souterrain. Il sentit un souffle d’air. La sortie
ne pouvait pas être loin. La Solvette s’était arrêtée pour
gratter des lichens sur la roche. Kyll suivit l’air. Plus il
s’éloignait de la Solvette, moins la lumière était forte. Il se
retrouva dans le noir presque complet. Devant lui, il y avait comme
une clarté. Il se dirigea vers elle pour voir. Elle augmentait à
chacun de ses pas. Enfin il déboucha dehors. Il neigeait. Il était
au pied d’une barre rocheuse, juste au-dessus du bassin dans lequel
coulait le torrent qu’il avait suivi. Il se reconnut. La grotte de
la médiation était proche. Il pensa que même s’il voulait faire
demi-tour, jamais il ne trouverait son chemin dans ce labyrinthe
souterrain. Il réajusta son baluchon et se dirigea vers sa
destination.
31
Les éclaireurs revinrent
vers le groupe.
- Starcat ienotcme stobrca
(Il y a des loups noirs).
Quiloma hocha la tête.
- Teixs! (restez-là).
Sstanch n'avait rien
compris au dialogue. Muoucht lui traduisit.
- Y a des problèmes. Y a
des loups !
- Ils vont se battre ?
- L'prince a l'air de
vouloir y aller seul.
Quiloma s'était mis en
marche. Il remit l'épée au fourreau et sortit un court bâton
rouge. Il avança doucement vers la clairière. Quand il dépassa la
lisière de la forêt, il découvrit les loups couchés entre ou sur
les pierres. Il s'arrêta, parcourant du regard les différents
membres de la meute. Les loups l'avaient vu. Les plus jeunes
s'étaient mis debout. Ils regardaient alternativement vers la louve
sur la pierre et vers Quiloma. La louve était restée couchée mais
avait levé la tête. Quiloma braqua son regard sur elle. Prenant le
bâton à deux mains, il l'éleva à l'horizontale devant lui, tout
en mettant un genou à terre :
- Qschamia stobrca ... (
Que mon salut aille vers toi, louve noire, maîtresse de la meute. Je
viens en paix chercher les dépouilles des traîtres à la nation des
Êtres
Debouts. ).
Le bâton rougeoyait entre
les mains du prince. La louve posa son regard dessus. Il y eut comme
un éclair dans ses yeux. Elle se leva doucement, leva le nez au ciel
et poussa un long hululement. Les autres loups se mirent sur leurs
pattes. Sans se presser la louve noire sauta en bas de la pierre où
reposaient les restes des étrangers. Elle prit le chemin de la forêt
suivie par les siens en file indienne comme il sied à des loups en
paix.
Quiloma n'avait pas bougé.
Derrière un arbre, le dislocateur regardait cela sans comprendre. Un
grondement près de lui, le fit se retourner. L'alpha de la meute
était là. L'ordre était clair. Le dislocateur comme les loups, se
retira.
La clairière était
silencieuse sous la neige qui tombait. Il n'y avait plus de mouvement
perceptible. Quiloma se releva, rangea le bâton dans son étui à la
ceinture. Sans se retourner, il cria :
- Sxiet! (Venez!)
Les guerriers de
l'extérieur prirent position autour des pierres. Ils restaient sur
leurs gardes. Muoucht glissa à l'oreille de Sstanch :
- C'est pas des loups
qu'ils ont peur. Ils craignent une embuscade.
Sstanch et son escorte
s'arrêtèrent au milieu de la clairière près de la pierre de Hut.
Quiloma s'avança vers les restes sur la pierre cassée. Il examina
avec soin ce qui restait là. Il ramassa les affaires de la femme, de
l'enfant. Il passa un long moment à plier ce qui restait des
affaires et à en faire un paquet. Il se retourna et tendit le tout
qui fut immédiatement récupéré par un guerrier. Il se dirigea
alors vers les restes de l’étranger. Les vêtements comme pour les
deux autres avaient été peu abîmés. Il vit la main droite posée
sur la roche avec les armes. Il prit l’épée et la mit dans son
fourreau à la place de celle qu’il portait. De nouveau il plia les
affaires avec précaution et tendit le tout à un soldat. Ne restait
sur la roche que la main avec l’anneau. Quiloma la contempla
longuement.
- Qu’est-ce qu’il
fait ? demanda Kalgar.
- Je ne sais pas, lui
répondit Sstanch. Tu le sais toi ? Veut-il l’anneau ?
- J’sais pas, je connais
pas leurs rites. L’anneau est signe de pouvoir, c’est sûr.
L’prince en a un au doigt. Y en a d’autres qu’en ont un aussi
mais moins beau et moins gros.
Sstanch commença à
scruter les mains des hommes qui l’entouraient. Il en repéra cinq,
porteur d’anneau ou de gant avec un anneau de couleur sur le
majeur.
Quiloma avança la main
vers la pierre puis se ravisa. Il recommença son ébauche de geste
et de nouveau se ravisa. Il regarda autour de lui. La neige tombait.
La visibilité était faible. Un ciel bas et gris avait déjà des
airs de crépuscule.
- Il ne veut pas prendre
l’anneau ? demanda Sstanch.
- I’peut peut-être pas,
répondit Muoucht. A un col à trois jours de marche d’ici, ils ont
fait toute une cérémonie parce qu’ils avaient vu une trace dans
le rocher. Quand j’ai d’mandé c’qui s’passait, i’m’ont
dit qu’un grand être s’était posé là. En écoutant c’qui
disaient, j’ai compris que cela voulait dire qu’on était sur la
bonne piste.
- Stracbnh…( Rentrons,
nous ferons une offrande ce soir. Qu’un groupe garde ce lieu !).
Quiloma reprit le chemin
vers la ville sans un regard pour Sstanch et les siens. Un guerrier à
l’anneau rouge, leur fit signe d’avancer. Bientôt, il ne resta
plus qu’une dizaine d’hommes dans la clairière.
32
33
Sstanch avait été tout de suite
rendre compte à Chan dans la maison commune. Natckin était là
aussi. Il avait essayé de parler avec Kyll mais celui-ci était
probablement dans sa cellule de méditation et personne n'osait le
déranger pendant qu'il méditait. Natckin était mal à l'aise
d'avoir fait le rite sans en référer à Kyll. Personne au temple
n'avait fait de remarque, même pas ce vieux rabougri de Tonlen. On ne
savait jamais ce qu'il pensait. Il présentait à tous, le même
visage imperturbable quoi qu'il arrive. Il avait assuré le même
service pour Natckin que pour Kyll ou pour le vieux maître sorcier.
Natckin pensait qu'il ne risquait rien de lui. Est-ce qu'il pourrait
aller encore plus loin dans cette voie de concurrence à Kyll? Il
remuait ces pensées pendant que Sstanch rapportait ce qu'il avait vu
avec les extérieurs. Il impressionna beaucoup l'auditoire en
racontant que le prince étranger avait été affronter seul les
loups noirs et qu'il avait réussi à les mettre en fuite.
- Qu'est-ce qu'ils font maintenant? Ils
repartent?
- Si j'ai bien compris l'homme des
forêts qui sert d'interprète, ils vont faire un rite pour l'anneau
qui est resté.
- Quel anneau?
- L'étranger qui est mort avait à la
main droite un anneau sur le majeur. Celui-ci semble important ou
sacré. Le prince extérieur n'a pas voulu y toucher comme cela. Il a
pris les autres affaires mais pas l'anneau qui est resté sur la
main.
- Ils ne s'en vont pas ?
- Pas sans l’anneau.
- Je n’aime pas cela, dit Rinca.
Chan reprit la parole :
- Ils ont ou ils vont avoir ce qu’ils
veulent. Ils repartiront après. Qu’en pense notre premier
sorcier ?
Natckin qui sortait de ses pensées,
prit la pose et déclara d’une voix grave et docte :
- Les esprits ont parlé. Nous leurs
avons obéi. Les oracles semblent bons. Je ferai un nouveau rite de
divination tout à l’heure pour en savoir plus.
- Où est le maître sorcier ?
Natckin regarda Rinca. Le visage de
l’ancien ne montrait pas d’animosité. Le vieux maître sorcier
n’avait pas habitué le conseil à se faire remplacer.
- Le maître sorcier médite. Il est
très souvent visité par les esprits. Cela le fatigue beaucoup. Il
m’a demandé de le représenter. Il …
La porte s’ouvrit à toute volée.
Kalgar entra. Il semblait dans tous ses états. Chan se leva pour le
remettre en place.
- Et bien Kalgar ! Qu’est-ce…
- Ils ont créé du feu !
La nouvelle les laissa sans voix, puis
tout le monde se mit à parler en même temps. Chan eut beaucoup de
mal à faire revenir le silence. Quand l’assistance se tut enfin,
il interrogea Kalgar. Celui-ci raconta qu’à son retour, après
avoir raconté à ceux qui attendaient à la porte des hautes terres
ce qu'il s’était passé, il était monté sur la tour pour aider à
la surveillance. La visibilité ne portait pas très loin avec cette
neige collante qui tombait. Il voyait de l’agitation dans le camp
derrière le rempart de blocs de neige. Il expliquait à Filt comment
était organisé le campement des extérieurs. Il lui avait fait la
remarque, qu’il n’avait pas vu de feu chez eux. Filt s’était
interrogé sur leur manière de se nourrir pendant ces longues
courses dans les montagnes. Bien sûr, ils avaient leurs sacs en
bandoulière. Les provisions devaient y être gelées. Manger froid
et sucer de la neige n’étaient pas facile. Filt n’enviait pas
leur sort. Les armes étaient belles, l’uniforme plus attirant que
le sien mais les conditions de vie n’avaient pas la douceur de ce
qu’il vivait. Le ciel se dégagea un peu. Toujours sur leur tour,
ils avaient vu un groupe se former près de la pierre qui bouge. Ils
avaient amené du bois. Kalgar et Filt pensèrent à un feu mais
repoussèrent l’idée. Kalgar n’avait vu aucun pot à feu chez
eux. Le prince s’était approché du fagot qui avait été déposé
à l’abri du vent près de la pierre qui bouge. Il l’avait vu
sortir un court bâton rouge. Il l’éleva au-dessus de sa tête,
puis sembla le casser en deux. Il en sortit quelque chose de noir.
Filt pensa à des cailloux, Kalgar évoqua le charbon de bois. Le
prince des extérieurs s’accroupit et tapant l’une contre l’autre
ses mains, il fit jaillir des étincelles. Bientôt le feu prit
devant leurs yeux étonnés. Ils n’avaient jamais vu cela. En
ville, tout le monde gardait précieusement un pot à feu. Son
extinction était un malheur et un très mauvais présage. Quand le
feu fuma bien, le prince se releva et rangea dans le bâton ce qu’il
en avait sorti. Kalgar n’avait pas attendu de voir la cérémonie
pour descendre prévenir le conseil des anciens.
33
Quiloma avait donné ses ordres. Il lui
fallait cet anneau. Il était prince de dixième rang. S’il
parvenait à la maîtrise de la puissance donnée par cet anneau
majeur, il pourrait atteindre un troisième voire un deuxième rang.
Lors du rapt de l’enfant, les dix princes de dixième rang avaient
été convoqués. Le prince majeur avait parlé. Ils avaient obéi.
Quiloma se savait le meilleur. Il avait choisi la bonne direction. Sa
phalange était aussi la meilleure, rapide, endurante, obéissante.
Ses hommes avaient tout à gagner s’ils réussissaient à ramener
l’enfant. Les conditions de sa disparition ainsi que le pourquoi
n’étaient pas clair. La nourrice était d’une famille fidèle
depuis des générations à la famille régnante, le protecteur
aussi. Ils étaient pourtant partis en enlevant l’enfant, futur
prince majeur. De plus le protecteur avait réussi à s’emparer de
l’anneau de pouvoir destiné à l’enfant. Pour le prince majeur
régnant, c’était une haute trahison. Il voulait les traîtres
pour les tuer de ses propres mains et l’enfant pour l’éduquer
selon son rang. Quiloma avait entendu des bruits entre deux missions
disant que les choses n’étaient pas si simples, que peut-être le
prince majeur avait fait disparaître son frère, père de l’enfant
pour prendre sa place et que l’enfant lui-même maintenant que sa
mère était morte des fièvres de glace, n’avait pas d’avenir.
Certains vieux traînes-glace gâteux, chuchotaient même que c’est
pour sauver l’enfant que la nourrice et le protecteur avaient fui.
Tout cela n’avait plus d’importance pensait Quiloma. Il était
parti en chasse et la chasse avait été fructueuse. Il pouvait
revenir avec les dépouilles. Rien que cela lui ramènerait la gloire
et au moins un passage en neuvième rang. Si en plus il ramenait
l’anneau à son doigt, c’est au moins un troisième rang qui
l’attendait. Le jeu en valait la chandelle. Il savait que la
moindre erreur serait fatale. La mort pouvait être au rendez-vous.
Il se prépara avec application. Les villageois d’à côté qui se
prenaient au sérieux, l’amusaient plutôt. Leur chef de guerre
serait un adversaire pour lui, son escorte ne valait rien, hormis
peut-être le grand avec ses marteaux. De ce que le
piégeur-interprète lui avait dit, Quiloma avait bien compris que
face à lui, il n’aurait qu’une vingtaine d’hommes capables de
se battre. La difficulté était ailleurs. Lors de la découverte des
dépouilles, il avait dû sortir le rouge bâton porteur de l’esprit
du feu pour soumettre une meute d’êtres loups. Il avait été
étonné. Dans les terres de grandes neiges, jamais une femelle ne
menait une meute. Ensuite le rouge bâton avait la puissance de les
soumettre. La femelle aux yeux de braises lui avait laissé la place
mais ne s’était pas soumise. Obéissait-elle à l’anneau ?
À moins qu’un grand être ne lui ait donné des ordres. Cela
compliquait sa tâche. Si l’enfant était mort, le grand être
devait détruire l’anneau. Si la louve avait laissé la place c’est
peut-être parce qu’il arrivait. Il fallait qu’il fasse vite. Ce
soir était sa dernière chance. Il avait besoin du feu et d’audace.
Au pied de la pierre branlante, il
avait fait le foyer. Quand il fut bien pris, il ajouta les pierres de
feu qu'ils avaient trouvées dans la montagne dans la vallée
précédant celle-ci. Il les regarda prendre. Pendant que la
température montait dans le foyer, il commença une lente mélopée.
Les mains étendues au-dessus des flammes, il chantait en se
balançant d'avant en arrière. Les flammes suivaient son mouvement.
Les pierres à feu se mirent à rougeoyer. La chaleur montait. La
neige commençait à fondre. Quiloma retira ses mains maintenant que
les flammes étaient hautes. Il se retourna vers ses hommes. Il vit
au loin, dans la pénombre du crépuscule, le haut de la tour de guet
du village surchargée de monde regardant dans sa direction.
- Qricht.. (prenez une cotte et amenez
les pierres de feu dans la clairière).
Quatre guerriers prirent une longue
cotte de mailles et la posèrent près du foyer. Un cinquième fit
rouler les pierres de feu rouge or dans la cotte ainsi tendue. Le
morceau de bois qu'il utilisait, ne résista pas à la chaleur
intense. Il prit feu. L'homme le jeta dans la neige, où il
s'éteignit en sifflant. Un autre avait déjà pris la relève. Il
fallut quatre bâtons pour faire passer toutes les pierres de feu sur
la cotte qui déjà rougissait. Dès que cela fut fait, les quatre
porteurs partirent en courant presque vers la clairière où Quiloma
les avait déjà précédés. Il se tenait devant la pierre brisée.
Autour d’elle, quatre guerriers avaient planté des torches. A
travers la pierre translucide, les reflets changeants éclairaient la
main par en dessous, donnant l’illusion du mouvement. Quiloma
chantait une nouvelle mélopée, répandant de la poudre noire de
pierre de feu sur la main qui trônait au centre. Il ne s’arrêta
que lorsque toute la surface de la pierre fut opaque à la lumière.
Quand les porteurs arrivèrent, il se recula pour les laisser
manœuvrer. Ils firent passer la cotte au-dessus de la pierre et
versèrent son contenu sur la main. Il y eut un éclair fulgurant, un
bruit de tonnerre et un grand craquement quand la pierre brisée
explosa sous l'action de la violente chaleur. Des morceaux fusèrent
dans tous les sens tuant un homme, en blessant d’autres. Une
violente bourrasque attisa le feu. Les flammes rejaillirent plus
fortes, plus chaudes, faisant fondre la pierre translucide elle-même.
Quiloma jura. Du sang s’écoulait de
sa tête. Un fragment l’avait touché près de l’œil, lui
obscurcissant la vue.
- Stram…(La main ! Où est la
main ?).
Les guerriers qui le pouvaient se
relevèrent. Aussi vite qu’il était arrivé, le vent avait cessé.
Seule une odeur flottait dans l’air.
- Ngadr…(Un grand être !).
Quiloma se sentit perdu. Un grand être
volait au-dessus d’eux. Rien ne l’arrêterait. Il voudrait
récupérer l’anneau et le détruire. Quiloma pensa à sa phalange.
Il donna l’ordre de se replier. Bientôt ne resta plus dans la
clairière que le soldat mort et une pierre cassée et en partie
fondue dans laquelle un feu finissait de se consumer. Quand il arriva
au camp, il trouva tous ses hommes en position de défense, les arcs
prêts à tirer, les lances à portée de main. Il s’intégra dans
le dispositif. Son second lui fit signe. Il s’approcha tout en
surveillant les alentours.
- Tsq..(Qu’est-ce qui est arrivé,
mon Prince ?).
- Rpei..(L’esprit de la pierre a
refusé l’offrande du feu. Son explosion a attiré le grand être.).
- Rgetr..(Non, le grand être volait
au-dessus de la forêt avant que l’explosion n’ait lieu)..
- Tsr..( Es-tu sûr ?).
- Cepn..(Oui, mon Prince ! J’ai
vu son ombre dans le ciel. Mais avant que j’aie pu lancer le
signal, il était au-dessus de la clairière et le feu a jailli. Le
grand être était juste à la verticale de la lumière. J’ai vu sa
robe, il est vert et noir).
- Vnovt..( Vert et noir, un juvénile !
Ça explique pourquoi nous sommes vivants. Un adulte ne nous aurait
laissé aucune chance. )
- Drs…(Quels sont les ordres, mon
Prince ?).
- Vtu..( A-t-il été touché par des
morceaux de la pierre ?).
- Sspaj..(J’ai vu de nombreux éclats
voler autour de lui. Il a dû être touché. Il a eu un soubresaut.
Faudra-t-il chercher s’il a été blessé ?).
- Qunienka…(Oui, Qunienka. Notre vie
dépend aussi de lui. Il faut aussi retrouver l’anneau.).
Dans la nuit noire, ils restèrent aux
aguets.
34
34
Dans la ville, l'émoi était palpable.
Les observateurs avaient vu les extérieurs faire naître le feu.
Comme si cela ne suffisait pas, il les avait vus faire brûler des
pierres. C'est Kalgar qui avait été le plus étonné. Lui qui se
fournissait en bois noir auprès des bûcheronneurs qui vivaient plus
bas dans la vallée, avait vu dans la pénombre, le rougeoiement de
la cotte lors du transport des braises. Il connaissait bien le
travail du fer. Voir ainsi le métal devenir rouge cerise en aussi
peu de temps l'avait laissé songeur. Il n'avait pas eu le temps de
creuser la question que l'explosion avait eu lieu dans la clairière
de la dislocation. Dans la tour les guetteurs étaient partagés.
Certains disaient qu'une grande ombre était venue et avait provoqué
l'éclat de lumière. Les autres disaient que la lumière avait fait
naître un grand et sombre esprit. Il y avait eu une grande agitation
dans le camp des extérieurs. Puis tout s'était calmé. La neige
tombait étouffant les bruits. La nuit était noire.
Le remue-ménage continuait dans la
salle commune malgré l'heure tardive. Les discussions allaient bon
train. La seule opinion consensuelle était qu'il fallait aller voir
ce qui était arrivé dans la clairière de la dislocation. On ne
pouvait pas laisser un lieu sacré être profané par des étrangers.
Chan sur les conseils de Sstanch essayait de calmer tout le monde.
Les forces en présence n'étaient pas en faveur des habitants de la
ville, à moins que l'explosion n'ait fait beaucoup de dégâts chez
les extérieurs. Les plus hardis préconisaient d’attaquer et de
tuer tous ces profanateurs. Les plus prudents avaient vu la puissance
des arcs courts et conseillaient la négociation. Chan avait fait
mandé le maître sorcier mais celui-ci tardait à venir. Chan
commençait à s’inquiéter. Alors que leur monde semblait voler en
éclats, le maître sorcier n’était même pas là, ni le premier
sorcier non plus. Il fit signe à Sstanch, lui glissa un mot à
l’oreille et reprit la discussion. Il fallait qu’il la fasse
traîner jusqu’à l’arrivée des sorciers. Il proposa une tournée
de malch noir.
Sstanch marchait vite sous la neige qui
devenait lourde et collante. Si cela continuait, quelle que soit la
décision du conseil, le combat ne pourrait avoir lieu. Trop de
poudreuse gênait les mouvements. Même en alignant tous les hommes
valides, il doutait de pouvoir battre les extérieurs. Il était
résolument pour la discussion. Il avait vu trop de morts inutiles
pour en vouloir dans sa ville. Maintenant, s’il fallait se battre,
il irait et que les esprits le protègent. Il toucha son amulette. La
masse du temple se dressa devant lui. Il était arrivé à l’enceinte
réservée. Il se dirigea vers la porte. A l’aide du marteau de
pierre, il frappa l’huis de trois coups selon la coutume. Le
portier tarda tant, qu’il fût obligé de recommencer. Celui-ci
arriva essoufflé.
- Ah ! Capitaine !
Capitaine ! Si vous saviez ! Venez ! Venez !
Le portier l’avait attrapé par la
manche et le tirait vers l’enceinte des maîtres. Il était
tellement perturbé qu’il en laissa la porte ouverte. Arrivé à la
deuxième enceinte, le portier ne ralentit pas, remorquant Sstanch, il
courait presque. Le capitaine ne comprenait rien, il n’avait
jamais vu le temple dans une telle agitation. Des sorciers de tous
rangs s’agitaient dans tous les sens. Personne ne sembla faire
attention à lui. Il n’avait jamais entendu dire qu’un civil
pouvait pénétrer dans l’enceinte des maîtres. Toujours tiré par
le portier, il passa la porte sans même ralentir.
- Premier Sorcier, j’amène le
capitaine.
Sstanch repéra Natckin, toujours
accompagné de Tasmi. Il donnait des ordres à l’un ou à l’autre,
tout en regardant dans une pièce dont il occupait le seuil.
- Que se passe-t-il, Premier Sorcier ?
La Chef de ville a besoin du Maître Sorcier Les évènements de la
nuit nécessitent sa présence.
- Je ne le sais que trop bien,
Capitaine, mais le maître sorcier a disparu.
- Comment ça, disparu ?
- La dernière fois qu’il a été vu,
il rentrait dans sa chambre de méditation et regarde…
Sstanch se pencha en avant. Il vit une
petite pièce ronde faite de pieux assemblés. Elle n’avait pas de
fenêtre. Sans la chandelle que tenait Tasmi, il n’aurait rien vu.
La pièce était nue et vide. Seule une robe de cérémonie était à
moitié étalée sur le sol.
- Le maître sorcier a prévenu qu’il
allait méditer avant un rite divinatoire. Il avait revêtu les
habits pour le rite. Regarde ce qu'il reste. Nous l’avons cherché
partout. Il n’est nulle part. La seule explication est que les
esprits l’ont enlevé. C’est un sombre présage.
- Chan te cherche. Pardon, le chef de
ville désire ta présence.
- Dis-lui que je viens, dès la fin du
rite. Qu’aucune décision ne soit prise avant que nous ayons
consulté les esprits.
Natckin se détourna et toujours suivi
de Tasmi, se dirigea vers la grande chambre de cérémonie.
35
Quand Natckin arriva dans la maison
commune, le silence se fit. Tous attendaient des directives et des
nouvelles. Le malch noir avait fait son effet. Les hommes présents
avaient tous le teint vultueux que donnent les boissons fermentées.
Et l’excitation qui va avec. Un mot du sorcier et ils partaient à
la guerre.
- Alors, premier sorcier ? Où est
le maître sorcier ? demanda Chan.
- Nous ne l’avons toujours pas
trouvé. J’ai fait un rite de divination mais les esprits ont
refusé de parler.
Natckin revoyait la scène. Il jouait
le rôle de l’ordonnateur. Le maître officiant remplissait le
sien. Tasmi qu’il n’avait pas renvoyé, était entré en transe.
Natckin avait collé à ses visions. On y voyait du sang, des
montagnes volantes, des esprits crachant le feu et le soufre, mais
aussi des prairies verdoyantes et des monceaux de machpes. La vision
de Kyll avait traversé fugitivement, ainsi qu’un maître du feu.
Tasmi avait fini par s’effondrer. A la fin de la cérémonie, le
maître officiant avait prit Natckin par le bras et lui avait dit
tout bas :
- Attention, premier sorcier. Je sais.
Tasmi te servira de source. Ne mets pas les esprits en colère en ne
les respectant pas.
Natckin avait eu beau protester,
Tonlen, n’avait pas changé son discours.
- Il y a des herbes pour aider à
la divination.
Natckin les connaissait. Sa seule
expérience avait été tellement traumatisante pour lui qu’il
n’avait jamais recommencé et toujours simulé. Il s’était senti
vidé de lui-même, flottant sans rien pouvoir contrôler dans un
monde qui lui était complètement étranger.
- Que doit-on conclure de ce rite ?
La source Tasmi a donné quel fleuve ?
Si Tonlen remarqua le ton ironique, il
n’en dit rien.
- L’heure est grave et les esprits
nous laissent décider. Les visions disent du bien et du mal. Les
gestes que nous ferons engageront peut-être l’avenir. Le vieux
maître sorcier aurait su.
- Oui, mais il est parti et Kyll aussi,
dit Natckin avec acrimonie. Il y a dans la maison commune, tous les
hommes qui attendent qu’on les guide et nous n’avons rien, si ce
n’est un salmigondis d’images.
- Il faut faire un rite d’offrande de
sang.
- Je vais gagner du temps et nous le
ferons.
Sortant de ses pensées, il s’aperçut
que toute l’assistance le regardait avec des yeux étonnés. Il
pensa qu’ils allaient croire que comme Kyll, il avait des visions.
Il décida de jouer ce jeu.
- Les esprits demandent l’offrande du
sang.
Un frisson parcourut l’assistance. Ce
rite exceptionnel n’avait pas été utilisé depuis des étés et
des étés. Les plus jeunes n’en avaient jamais vécu. Les plus
vieux se rappelaient de l’été de pluie quand ils étaient jeunes.
L’ancien maître sorcier, jeune à l’époque, avait ressenti ce
besoin. Il avait commencé par le sang d’un oiseau mais cela
n’avait pas suffi. Le soir venu, les esprits n’avaient pas
répondu. Le lendemain, il sacrifiait un jeune tibur. Si c’était
un honneur d’offrir un tibur de son troupeau pour le sang du
sacrifice, seuls les plus riches pouvaient les donner. Cela leur
donnait une place et une voix au conseil. Mais cela n’avait pas
suffi. Le soir venu, les esprits n’avaient pas répondu. Le
lendemain sur la place de sacrifice où le sang avait été lavé par
les pluies incessantes, le maître sorcier avec saigné un tibur mâle
adulte. C’est la famille de Chan qui avait amené la bête. Cela
avait un argument de poids pour être coopté comme second au Chef de
ville de l’époque. Bien qu’enfant, Chan n’avait rien perdu du
spectacle et de la leçon. Mais il se souvenait que cela n’avait
pas suffi. Les esprits n’avaient pas répondu. Le maître sorcier
avait alors réclamé le sang de l’homme. La peur avait fait son
apparition. Jusqu’où devait-on aller pour apaiser les esprits ?
Le lendemain, toujours sous la pluie, le maître sorcier avait donné
l’exemple. Tout à sa transe, il avait pris le couteau sacrificiel
de corne de tibur et avait lacéré son avant bras. Le sang avait
coulé. Chaque homme s’était avancé. Ils portaient encore tous la
marque de ce jour, où leur sang avait coulé sur la place de
sacrifice. Des grands brasiers de clams et de plantes sacrées
donnaient une odeur lourde et enivrante. Les femmes qui faisaient
cercle autour comptaient les hommes qui passaient. Lorsque se
présenta le dernier de la file, l’une d’elle avait crié :
- Où est Strenstouf ?
Il y eut un vent de folie. Comme un vol
de moineaux, elles s’égaillèrent pour le retrouver. Le maître
sorcier avait prévenu, s’il manquait un homme, le rite ne pourrait
être agréé par les esprits. Une d’elle le repéra bientôt et se
fut une véritable chasse à courre dans la ville. Strenstouf fuyait
aussi vite qu’il pouvait mais chaque fois des femmes lui barraient
la route. Les hommes trépignaient de ne pouvoir agir mais ils ne
pouvaient pas quitter la place tant que leur sang coulerait. Ils
suivirent la poursuite par les cris des unes et des autres. Le sang
coulait encore des bras des derniers offerts quand Strenstouf arriva
sur la place de sacrifice. Il était tuméfié par les coups reçus.
Armées de bâtons, les femmes de la ville, le rabattaient vers le
maître sorcier, le frappant dès qu’il s’arrêtait ou qu’il
déviait de la route. Un dernier assaut de la meute, le jeta aux
pieds du maître sorcier. Tout à sa transe, il ne semblait pas se
rendre compte de ce qu'il se passait. Quand son couteau s’abattit, il
trancha le cou de l’homme à terre. Le sang gicla sous les hourras
de la foule des femmes. Quand il se mêla à l’eau du ciel, pour la
première fois depuis cinq fois deux mains de jours, la pluie cessa.
Les cris de chasse se transformèrent en cris d’allégresse.
L’ombre du sacrifice de Strenstouf
plana sur chacun. Cela dégrisa les hommes. Chan sentit tomber son
excitation. Lui qui était prêt à la bataille, ne se sentait pas
bien à l’idée de ce rite.
- Que l’on aille se coucher. Quand se
lèvera le soleil, Sstanch tu iras espionner les extérieurs. En
attendant que le premier sorcier prépare le rite d’offrande du
sang, nous ne prendrons pas la décision d’attaquer.
Sstanch qui avait ses ordres, partit le
premier. Il fut bientôt suivi par de petits groupes discutant à
voix basse. L’espoir d'un grand soir avait vécu.
36
Quiloma était étonné d'être encore
vivant. Le grand être n'était pas revenu. Il en venait à douter de
sa réalité. Dès que la lumière fut suffisante, il se dépêcha
d'aller à la clairière. Un anneau était à prendre. La neige avait
fait son œuvre. Il ne reconnaissait rien. La pierre éclatée était
là. Le feu qui couvait encore grâce aux pierres à feu, avait fait
fondre la neige tombée. Il jura entre ses dents. Il y avait là sous
la neige un anneau inestimable et lui était là sans pouvoir le
toucher. Il rageait. Il ne put s'empêcher de fouiller, sans rien
trouver bien sûr. Il avait avec lui ses chefs de sections.
- Dro...(Quels sont les ordres, mon
prince?).
Quiloma réfléchissait à toute
vitesse. Il avait pensé que sa mission serait courte, trouver les
fuyards et les ramener morts ou vifs, sauf l'enfant qui devait être
vivant. De trouver tout le monde mort ne l'avait pas ému. Cet enfant
ne représentait rien pour lui. Il y aurait un autre prince majeur
pour régner. C'est quand il avait vu l'anneau qu'il avait compris
que les choses allaient se compliquer. Cet anneau était une légende.
Seuls les princes de haut rang la connaissaient vraiment. A son
niveau, on savait qu'il contenait le Pouvoir. Nul ne savait trop
comment, mais ils avaient vu les princes de haut rang prêts à tout
pour le posséder. Même sans jamais l'avoir vu, Quiloma l'avait
reconnu. Sa description était fameuse. Le retour était impossible
sans lui. Il y avait trop de neige, de plus l'explosion pouvait
l'avoir envoyé n'importe où. Rester ici changeait ses plans. Il
divisa la phalange en plusieurs groupes. Cinq hommes partiraient vers
le soleil levant pour une mission de reconnaissance. Cinq autres
iraient vers le soleil couchant. Leur mission serait de faire la
topographie locale autour du village. L'autre partie de la mission
consisterait à voir si des renforts pouvaient arriver jusqu'ici. Ils
n'étaient qu'une phalange. Face à une armée, ils seraient vaincus.
Il ne pouvait pas courir le risque. Il décida de ne pas égorger les
villageois. Si tout s'était bien passé, il aurait supprimé les
témoins gênants. Si le séjour durait longtemps, il aurait besoin
d'eux pour le ravitaillement. Il avait aussi remarqué l'épée du
chef de guerre du village, une belle arme. Il fallait qu'il trouve
celui qui faisait ça. Quiloma continua à distribuer ses ordres. Il
envoya les dépouilles pour identification au prince majeur, en lui
faisant passer le message que, vu la manière dont les villageois
avaient traité les corps, l'anneau était perdu. Il précisa que lui
Quiloma avait trouvé les fugitifs et qu'il restait sur place pour
retrouver l'anneau. Il envoya avec eux dix hommes de plus pour faire
le plein de pierres de feu dans la vallée voisine. Ils en auraient
besoin pour se chauffer. Il mit les autres guerriers à l'œuvre. Il
fallait construire un fort provisoire en attendant le retour des
messagers. Si la chance leur souriait, c'est-à-dire pas trop de
neige, ni de vent et surtout pas de mauvaises rencontres, les
instructions seraient là quand Quichcouan, la lune rousse, serait au
zénith.
La phalange se déploya. Dix hommes se
mirent en faction. Les villageois pouvaient avoir l'idée de les
attaquer en les pensant en moindre résistance. La cinquantaine qui
restait, se mit à découper les blocs de neige compacte pour faire
un mur d'enceinte.
37
Kyll tremblait de froid. Il était
sorti de sa transe en arrivant à la grotte. Ses perceptions avaient
repris les limites de son corps. La neige qui recouvrait tout, avait
envahi le porche de la grotte. N'y voyant pas de trace de pattes,
Kyll était entré. La grotte de la médiation était froide dans sa
plus grande partie. La lumière rentrait chichement. Il glissa sur
une petite mare gelée près de l'entrée. Il lui fallait un peu de
chaleur. Bien qu'habillé pour l'hiver, il ne pourrait rester au
froid. Il se mit à explorer les lieux. Plus il allait vers le fond,
moins il y voyait. Lors de son dernier passage ici, il avait une
torche. A la lumière de ses seuls souvenirs, il s'enfonça au plus
profond de la cavité. Le froid y était toujours intense. Une ombre
plus noire se révéla être un petit couloir tortueux qui s'ouvrait
en hauteur et qui finissait dans une salle sans écho. Il avait
avancé avec beaucoup de prudence. Le noir était profond et sa peur
était grande. N'allait-il pas tomber sur une bête hivernant. A
tâtons, il était arrivé dans ce qui semblait être un cul-de-sac
un peu plus large. Sur une des parois, il trouva un suintement d'eau.
Il en fut heureux. Il ne gelait pas ici. Il s'assit sur le sol dur
mais sec. La température avait beaucoup remonté. Il se calma
lentement faisant les exercices de souffle que son maître lui avait
enseignés. Lui revint en mémoire, une parole que son maître avait
prononcée une fois. L'exercice finissait. La nuit était tombée.
Lui, Kyll, avait oublié de préparer la lampe. La nuit était sans
lune. Il n'avait pas osé bouger de peur de renverser un des nombreux
pots où ils avaient fait brûler des offrandes. Son maître s'était
levé, avait dit ... et puis avait pu se déplacer dans le noir comme
en plein jour. La mémoire de Kyll refusa de lui livrer les paroles
du maître. Il s'en voulut. La colère bouillonnait en lui. Il avait
suivi les ordres des esprits et se retrouvait seul, au fin fond d'un
trou noir, sans provision, ni couverture. Le découragement le
visita. Il se recroquevilla pour ne pas perdre sa chaleur, prit son
manteau et s'enveloppa dedans. Il était impuissant, fatigué. Il
pensa que demain il ferait jour. Posant la tête sur son bras, il
ferma les yeux. Il y eut comme un tintement de clochettes. Kyll
bondit sur ses pieds, regardant le noir autour de lui. Le silence
était absolu. Il attendit. Ses paupières trop lourdes se fermèrent.
Le bruit revint, la peur avec lui. Il tâta autour de lui. Il ne
trouva que le vide ou la roche. Il essaya de retrouver le sommeil
sans jamais y parvenir. Le bruit revenait. Il l'écouta. Il lui
sembla familier. Des souvenirs se présentèrent à son esprit. Il
entendait un bruit intérieur. Ce petit tintement, il l'avait entendu
ce jour-là quand le maître avait invoqué, l'esprit du noir pour
l'aider. Voilà la solution ! Il rectifia sa position comme il sied à
un maître sorcier. Faisant circuler le souffle en lui, il entra dans
cet état second où son esprit se dilatait. Il pensa à l'esprit du
noir, à celui de la roche, à celui de l'eau. Presque sans le
vouloir, il dit les paroles de puissance. La transe arriva
spontanément. Elle ne le projeta pas à terre, ne lui fit faire
aucun geste désordonné. Simplement, il entendait nettement le
tintement dans ses oreilles. Disant les paroles du lien, il se mit
debout et fit le geste du commandement. L'espace autour de lui prit
une nouvelle dimension. Il voyait l'eau qui s'écoulait doucement. Si
les détails de la roche manquaient, il voyait les limites de sa
chambre. S'il regardait vers le boyau de sortie, les vibrations
devenaient lentes, gelantes. Au sol, il voyait les zones plus chaudes
ou plus froides ainsi que des débris éparpillés. Il découvrit
aussi un passage encore plus petit qui montait à l'opposé de la
sortie. Il était trop haut pour que Kyll puisse l'atteindre sans un
marchepied quelconque. Il s'assit le dos au mur, laissant son nouveau
regard errer sur son environnement. Il repéra des petits mouvements.
La forme colorée qui bougeait ainsi lui évoqua des insectes.
Certains bien grillés étaient excellents, mais il n'avait pas de
feu. Il s'endormit ainsi en pensant à de la nourriture.
38
Kyll avait chaud quand il se réveilla.
Il ouvrit les yeux et mit quelques instants avant de se rappeler où
il était. Une douce chaleur régnait... Une douce chaleur ! Ce
n'était pas possible ! Il se dressa sur son céans. Il y eut un
grognement. La panique le remplit d'effroi. Un crammplac poilu était
couché avec lui. Il était chaud, vivant, terriblement vivant. Kyll
était juste à côté de la gueule impressionnante de la bête. Il
regarda, elle semblait dormir. Les yeux fermés, elle respirait sans
bruit. Son regard parcourut le corps massif, le crammplac était
couché sur le flanc, les pattes barrant le seul passage vers la
sortie. Les griffes énormes, qu'il savait acérées comme un couteau
sacrificiel, se détachaient par leur couleur plus froide que le
reste. Il dormait quand la bête était entrée. Elle devait être
repue puisqu'elle ne l'avait pas dévoré. Avait-il une chance de
sortir sans la réveiller? Il essaya de se faire un plan de
déplacement pour sortir. Il pensa qu'il n'avait pas vu de traces de
pattes de crammplac devant la grotte. Il avait dû partir chasser
avant la neige. Il ne se rappelait pas que la grotte de la médiation
ait abrité des animaux. C'est vrai qu'ils n'y venaient qu'en été
pour les rites d'intercession avec les esprits. Il remuait toutes ses
pensées dans son esprit tout en regardant la tête posée sur le
rocher devant lui. Il eut un sursaut de tout le corps, l'œil était
ouvert.
- Tu es bien agité, kyllstatstat.
Kyll sursauta une nouvelle fois. Il
avait entendu parler dans sa tête.
Le crammplac découvrit ses babines.
Les dents étaient encore plus impressionnantes que ce que disait la
rumeur. Il émit une série de petits jappements étonnants pour une
bête de cette taille.
- Tu verrais ta tête, kyllstatstat.
Mais essaye de ne pas sursauter comme cela, si nous devons cohabiter,
j'aimerais un peu de calme.
- Ce n'est pas possible, je délire !
dit kyll à haute voix
De nouveau dans sa tête, il entendit
cette voix douce et grave
- Non, non, tu ne rêves pas. L'esprit
de celui qui n'a pas son nom a crié. Alors nous obéissons.
- Mais pourquoi?
- Je ne sais pas, Kyllstatstat. Je sais
que je devais venir ici et que je dois te protéger. Tels sont les
désirs inarticulés de celui qui n'a pas son nom.
- D'où viens-tu?
- Ma tribu est loin dans les montagnes
blanches. Ton maître nous connaissait. C'est par celui que tu as
accompagné une dernière fois que je suis ici. Son esprit m'a guidé
jusqu'à toi.
- Pourquoi m'appelles-tu Kyllstatstat?
- Parce que tel est ton nom : Kyll qui
relie les mondes.
- Quel est ton nom à toi?
- Dans ta langue il veut dire : Le
grand et puissant seigneur de la tribu par qui justice et force entrent
dans le monde.
- C'est long à dire.
- Oui, mais dans ma langue c'est plus
facile : Stamscoia
- Que dois-je faire?
- Je ne sais pas, je ne suis pas là
pour décider pour toi, je suis là pour te protéger des dangers.
Kyll resta un moment en silence. Le
crammplac ne bougeait pas, seul son œil fixait le sorcier.
- Il faut que je mange, dit Kyll,
allons!
Ensemble ils sortirent dans la neige.
39
Ce fut la première bataille. Chan
vivait une colère permanente. Près d'une quarantaine de personnes
avaient trouvé la mort pour un étranger. C'était cher payé, trop
cher payé. Sstanch, plus fataliste, disait :
- C'était à prévoir. Le vieux Rinca
n'a pas supporté la profanation de la clairière. Lui et ses amis
ont décidé de se venger.
- Mais ils n'avaient aucune chance
contre des guerriers !
Chan et Sstanch arpentaient le lieu du
combat. Les hommes de la ville avaient tendu une embuscade au groupe
revenant par le col de l'homme mort. A quarante contre dix, ils
pensaient la victoire acquise. Les corps marbrés de sang qui
jonchaient la neige prouvaient le contraire. Chan était d'autant
plus en colère que Rinca n'avait rien dit de ses préparatifs. C'est
en entendant les cris et les hurlements que les guetteurs de la tour
avaient prévenu que quelque chose se passait. Les étrangers qui
avaient fini leur fort de glace, avaient aussi entendu les bruits des
combats. Avant même que quelqu'un réagisse en ville trente
guerriers étaient partis de toute la vitesse de leurs planches de
glisse. Quand Sstanch avait voulu faire une sortie pour aller voir,
vingt flèches s'étaient plantées dans la porte à son premier
mouvement. Sstanch avait juré et couru à la porte de la forêt
rejoindre l'autre groupe d'hommes qu'il avait déjà missionné pour
cela. Ils progressaient à pied avec des raquettes. Moins entraînés
que l'homme des montagnes, ils se déplaçaient plus lentement. Il
leur avait fallu beaucoup de temps simplement pour atteindre la route
du col. Sstanch entendait les hommes derrière lui ahaner pour
essayer d'aller vite. Il pensa qu'ils seraient trop essoufflés pour
un combat quelconque.
- Ne bougez plus !
L'ordre claqua comme un fouet. Sstanch
reconnut la voix de Muoucht.
- Stop, ne faites rien ! hurla-t-il en
levant les bras, alors que les hommes qui l'accompagnaient sortaient
leur armes. Ils s'interrompirent regardant autour d'eux. Muoucht sur
ses raquettes barrait le chemin à quelques dizaines de pas. En
retrait mais hors de portée des arcs de la ville, une bonne
trentaine de guerriers, l'arc bandé, une flèche encochée,
surgirent de leurs abris qui les avaient cachés. Un homme partit en
hurlant et en brandissant sa faux. Dix pas plus loin, il gisait dans
la neige secoué de soubresauts, se vidant de son sang une flèche en
pleine gorge. Les hommes de la ville rengainèrent leurs armes,
Kalgar le premier sans essayer de bouger.
Un guerrier extérieur reposa son arc.
Avec les gestes précis et vifs d'un long entraînement, il le rangea
dans son dos, tout en s'avançant sur ses planches de glisse vers
Muoucht. Sstanch reconnut le prince.
- Rtom.....
- Nous venons de tuer vos soldats dans
la montagne. Ils nous ont attaqués, traduit Muoucht.
Quiloma parlait d'une voix grave assez
lentement pour que Muoucht puisse traduire.
- Nous n'étions pas venus pour faire
la guerre. Vous nous l'imposez.
- Les hommes qui vous ont attaqués,
l'ont fait sans ordre ! coupa Sstanch. Muoucht traduisit.
Quiloma l'écouta puis reprit la
parole.
- Lsel...
- Peut-être dis-tu vrai. Quand le
soleil se lèvera amène la réponse à mon offre. Soit vous vous
soumettez soit nous sèmerons ruines et mort dans votre village. J'ai
dit et cela est vrai.
Sans attendre de réponse Quiloma avait
tourné les talons. Sstanch le regarda faire des gestes qu'il
devinait être des ordres, car bientôt les guerriers extérieurs
eurent tous disparu.
Tout le monde se précipita vers le
serviteur de Rinca qui gisait dans la neige, une tache rouge autour
de la tête.
- Il est mort, dit Sstanch, ramenons-le
à la ville. Il n'y a plus rien à faire pour les autres. Nous irons
chercher les corps plus tard.
Leur retour en ville fut sinistre.
Personne ne parlait. Se relayant pour porter le mort, ils
atteignirent la ville assez vite. Repassant sur leurs traces et en
descente, le chemin ne leur parut pourtant pas plus court. Tous
pensaient à la vitesse à laquelle les extérieurs avaient réagi et
à ce qu’ils avaient dit. Là-bas, ils étaient tous morts. À leur
arrivée, tout le monde se pressa pour voir. Chan arriva dans les
derniers. Il arrivait de la tour de guet. Il avait observé le retour
des extérieurs. Il les avait vu ramener un corps. Il n’était
descendu que lorsqu’on lui avait annoncé le retour de
l’expédition. Essoufflé comme à chaque fois qu’il faisait un
effort, il demanda à Sstanch un rapport. Puis il convoqua le
conseil. Ceux qui y assistèrent racontèrent combien furent houleux
les débats. Tous faisaient griefs à Rinca pour son attitude.
Celui-ci se défendait en hurlant comme les autres, précisant qu’il
était le seul à avoir perdu ses fils et ses hommes pour défendre
la clairière de la dislocation. Natckin avait essayé de calmer le
débat. Voyant qu’il n’arrivait à rien, il était parti faire
une divination. A son retour, il y avait deux clans dans le conseil,
ceux qui comme Rinca voulaient venger et la profanation et la mort
des leurs, et puis ceux plus nombreux qui pensaient qu’ils avaient
tout à perdre à essayer de résister. Natckin s’était mis en
grand habit. Il n’avait pas osé usurper la tenue du maître
sorcier. Pourtant il impressionna les présents qui se turent les uns
derrière les autres en le voyant avancer le visage grave et fermé.
Derrière lui Tasmi dont les visions étaient révélatrices, tenait
les pans de son manteau.
- Les esprits ont parlé, déclara
Natckin d’une voix grave et forte. La mort nous attend, rapide et
douloureuse si nous nous révoltons contre les extérieurs, lente et
insidieuse si nous nous soumettons.
Il s’arrêta de parler, le regard
perdu comme s’il avait encore devant les yeux les visions dont il
parlait. L’assistance resta interloquée un moment puis les
murmures reprirent pour se changer rapidement en altercation verbale
entre les deux camps.
- Pourtant…
La parole de Natckin fit l’effet du
tonnerre. Tous firent silence.
- Pourtant l’esprit de la ville m’a
montré un chemin possible. Il est long et difficile, mais le seul
qui puisse nous libérer de la mort blanche qui rôde à notre porte
et qui a brisé le passage vers le monde des esprits.
- Quel est-il ? demanda Chan.
- L’esprit de la ville a consenti à
donner le premier pas, mais trop de violences arrivent. La suite
dépend de celui qui n’a pas son nom.
- Qui est-ce ? Un esprit ?
- Je ne sais, l’avenir est trop
brouillé…
- Mais ce premier pas, c’est quoi ?
- Il faut leur donner l’impression de
se soumettre et se préparer au long conflit et puis…
Sa voix baissa au point que seul le
premier rang l’entendit
- …et puis, il faut retrouver le
maître sorcier.
Chan fut le seul à comprendre ce qu’il
en coûtait à Natckin de dire cela. La nouvelle de la disparition de
Kyll fut l’ultime coup à la résistance du conseil. Sans maître
sorcier pour faire le lien avec le monde des esprits, avec la mort
incarnée dans son fort de glace, la ville était perdue. Même les
morts étaient perdus. Sans le rite à la clairière, ils étaient
condamnés à errer, bloqués, incapables de rejoindre le lieu de
leur repos.
Chan n’avait pas dormi quand il alla
se présenter devant Quiloma pour faire reddition. Celui-ci le reçut
sans un mot. Quand Chan eut fini, il attendit un moment. La sueur lui
coulait dans le dos au fur et à mesure que le silence se
prolongeait. Quand il prit la décision de partir, le prince blanc
fit un geste et dix guerriers emboîtèrent le pas au chef de ville.
Quand il arriva à la porte des hautes terres, ils prirent position.
Par gestes, ils firent évacuer les gardiens de la porte et les
guetteurs de la tour, puis ils prirent leur place.
Chan n’attendit pas pour repartir
avec Sstanch et une escouade d’hommes pour aller chercher les
corps.
La montée vers le col de l’homme
mort leur prit la moitié de la matinée. Quand ils découvrirent le
champ de bataille, le spectacle fut insoutenable. Tous les hommes
avaient été égorgés. Le rouge s’étalait par flaques. Sstanch
les examina tous. Pendant ce temps, la plupart des autres allaient
vomir un peu plus loin. Ils trouvèrent le dislocateur sur place.
- J’ai chassé les prédateurs depuis
hier. Il n’est pas bon que le rite ne soit pas respecté.
Chan le remercia d’une voix blanche.
Puis il donna les ordres. Des branches furent coupées pour faire des
litières. Les corps furent entassés à plusieurs sur chacune. Puis
sans un mot, le groupe reprit le chemin de la ville.
- Ça a été un massacre, dit Chan.
- Oui et non, répondit Sstanch. Ils se
sont battus. J’ai vu leurs flèches plantées un peu partout. La
plupart sont tombés sous le coup des archers ennemis. Quelques uns
sont arrivés au corps à corps mais ils ne savaient pas se battre.
Le dislocateur m’a dit qu’il avait vu les extérieurs revenir
avec un mort et plusieurs blessés. Pour un premier combat, les
hommes de Rinca se sont bien battus. J’ai connu des combats où les
jeunes recrues mouraient tous sans même faire de victime en face.
- Mais pourquoi les égorger ?
- J’ai vu des tribus de la plaine le
faire. Soit pour achever les blessés afin qu’ils meurent vite sans
souffrir, soit pour d’autres tribus afin de laver le déshonneur de
la défaite, pour nos ennemis je ne sais pas. Ils ne les ont pas
torturés…
- A quoi vois-tu ça ?
- Les hommes de Rinca étaient morts
quand les extérieurs ont récupéré leurs flèches dans leurs
corps. Les plaies n’ont pas saigné.
Il fallut tout le reste de la journée
pour redescendre les dépouilles des combattants. Rinca regarda
passer ses fils, ses alliés, ses serviteurs morts, la mâchoire
serrée. Dans ses prunelles dansaient des envies de vengeance. Du
haut de la tour, les guerriers de la mort, comme on les appelait
maintenant, regardaient la procession sans montrer la moindre
émotion.
40
Les jours se suivirent selon le même
rituel. Les guerriers de la mort venaient prendre position au lever
du soleil, au moment du zénith et au coucher, relayant ceux qui
étaient en place. La peur qu'ils inspiraient ne faisait que
croître à les regarder. Ils ne semblaient connaître, ni la faim,
ni la soif, ni les besoins. Toujours sur le qui-vive, ils faisaient
indéniablement penser aux loups noirs. Une dizaine passa sans que
rien ne se produisit. Dans la ville, on avait entreposé les corps
des morts dans une grange, en attendant de pouvoir purifier la
clairière et refaire une cérémonie de la dislocation. Personne ne
savait vraiment ce que les extérieurs avaient fait de leurs morts.
Certains disaient les avoir vus partir vers la forêt, d'autres
prétendaient qu'ils étaient dans des blocs de glace pour être
ramenés d'où ils venaient. Chan avait essayé de prendre contact
avec Quiloma pour essayer de négocier un accès à la clairière.
Celui-ci avait refusé de le recevoir. La saison des machpes
commençait. Les hommes avaient à faire dans les souterrains. La
routine du travail les protégea des questions. Sstanch emmenait ses
quatre hommes s'entraîner en bas de la ville, loin du regard des
autres. Après ce qu'ils avaient vu, ils acceptaient la discipline et
l'entraînement qu'ils subissaient. Le conseil des anciens n'arrivait
à aucune décision. Entre ceux qui avaient peur et ceux qui
voulaient la vengeance, un fossé s'était creusé. Chan gérait cela
au jour le jour. Kalgar avait repris ses affaires en main. Il
forgeait à nouveau des outils. Sa fille poussait bien, maintenant
que Talmab se sentait mieux. Dans la maison de Chountic, la morosité
naturelle était revenue. Sealminc s'occupait de Brtanef du mieux
qu'elle pouvait. Celui-ci se comportait en enfant sage avec elle.
Pourtant nul rire ne les égayait. Chountic qui s'occupait surtout de
ses affaires, grondait sa colère continuelle. Il avait trouvé dans
les extérieurs un nouveau sujet qu'il pouvait développer à
souhait. Rinca ne dormait plus. Devant ses yeux passait en boucle la
procession qui ramenait les morts de sa maison. Seul le désir de
vengeance le maintenait debout.
Dans le temple, Natckin tournait en
rond. Il avait interrogé tous les membres. Personne ne savait. Kyll
avait été en méditation puis avait disparu. Les esprits ne lui
parlaient pas. Seul Tasmi semblait les entendre. Mais pouvait-on lui
faire confiance? Il délivrait souvent des messages contradictoires
que ni Natckin, ni le maître officiant n'arrivaient à décrypter.
Ils n'avaient qu'une certitude, ce qui les attendait n'était pas
réjouissant. Tasmi se laissait déborder par ses émotions et ses
transes devenaient l'expression de sa peur. Tel un poison sournois,
elle s'infiltrait partout. Les témoins des transes de Tasmi furent
les premiers touchés, puis ceux à qui ils en parlèrent. De proche
en proche, ce fut toute la ville qui craignit l'avenir à quelques
exceptions près.
Natckin sortait d'un nouveau rite de
divination et discutait avec Tonlen.
- Les esprits se refusent à moi. Seul
Tasmi voit et entend.
- C'est regrettable, Premier Sorcier.
Ses visions sont brouillées par sa peur, comme toujours. Le seul
point qui ne change pas est : il faut retrouver le Maître Sorcier.
- Je sais, mais tous ceux que j'ai
envoyés pour fouiller la ville et ses environs n'ont rien trouvé.
Aujourd'hui encore, j'ai lancé une expédition dans les terres
derrière la clairière. Je ne sais s'ils iront loin. Il leur faut
contourner le camp de ces maudits guerriers de la mort.
- Ils vont devoir passer la nuit dehors
!
- Oui, je sais. Ils veulent absolument
savoir.
- Qui est parti?
- Le groupe de Gasikara.
- C'est une maison forte. Le fait que
notre Maître Sorcier en sorte est une grande motivation.
Un jeune disciple arriva en courant.
Essoufflé, il se prosterna :
- Maîtres, il y a du nouveau chez les
guerriers de la mort.
- Parle !
- Un messager est arrivé dans le fort
de glace. Depuis c'est l'effervescence. Le prince des extérieurs est
en route pour la ville avec une escouade de guerriers !
Natckin se tourna vers le maîtres
officiant :
- Allons voir ça !
41
Quiloma avait vu arriver sans joie le
messager. Il se doutait qu'il allait venir, mais pas si vite. Le
Prince Majeur faisait montre d'une impatience que Quiloma n'avait
jamais vue. Cet anneau devait vraiment être très spécial. Depuis
l'attaque de ces imbéciles du village d'à côté, il le cherchait
tous les jours. Il avait interdit le passage aux villageois. Il
n'avait qu'à attendre avec leurs morts. Cette histoire de les
découper lui avait déplu. C'était un rite de non civilisé. Pour
ces deux phalangiens morts, Quiloma avait fait les rites qu'il
fallait. Au sein d'une faille dans la montagne, il avait fait mettre
les deux corps dans la position rituelle. Puis la faille avait été
scellée de pierres après y avoir mis les amulettes pour que l'âme
des morts ne revienne pas dans le monde des vivants. S'ils avaient
été sur les terres froides de leur peuple, on aurait creusé la
glace et la terre gelée pour leur faire une tombe. Mais ici, dans un
pays sans glace éternelle, la pierre était préférable.
Le messager l'avait rejoint dans la
clairière. La neige était en tas à force d'être remuée. Pourtant
personne n'avait trouvé l'anneau. En voyant le guerrier à
l'uniforme blanc et au col rouge, Quiloma fut contrarié. Il avait
failli à sa mission en ne trouvant pas l'anneau et il n'avait aucun
moyen de pression pour monter dans la hiérarchie. L'homme ne s'était
pas incliné. Il était la voix du Prince Majeur. Quiloma inclina la
tête en mettant les deux poings fermés sur la poitrine. Tous les
autres arrêtèrent leur activité de recherche et mirent genou à
terre.
- Nsipl...( Ainsi parle le Prince par
sa Voix que je porte. Sois heureux Quiloma, prince dixième, tu as
trouvé les ennemis de ton peuple. La vengeance est close par leur
mort. Le malheur est pour notre temps. L'enfant est mort. L'espoir du
peuple s'est éteint. Tout n'est pourtant pas perdu. L'espoir est
dans l'anneau et dans celui qui le portera. Mon Bras vient à ton
aide. Fais-lui bon accueil. Telle est ma Parole, telle est ma
Volonté).
Le messager se tut, croisa les bras sur
la poitrine et attendit.
Quiloma analysa le message tout en se
redressant. Une bonne nouvelle, il était félicité. Une moins
bonne, le Bras du Prince Majeur arrivait. La silhouette sombre de
Jorohery lui apparut devant les yeux. Nul ne savait comment il avait
conquis les faveurs du Prince Majeur. Il était son bras armé, celui
qui accomplissait sa volonté. Jorohery ne semblait connaître ni la
joie, ni la compassion. Quiloma le craignait comme tous. Il savait
qu'il ne venait pas seul. Deux princes dixièmes au moins
l'accompagneraient. Cela faisait beaucoup de monde. Trop pour le fort
de glace qu'il avait fait monter. Il lui fallait trouver de la place.
Quiloma s'approcha du messager :
- Qda...( Sais-tu le nombre de jours
avant son arrivée?).
- Sli... (Il avance à marches forcées.
Dans deux jours il sera là.).
Quiloma se détourna de lui et donna
ses ordres. Laissant quelques hommes pour garder la clairière, il
partit vers le village pour réquisitionner des lieux dignes
d'accueillir le Bras du Prince Majeur.
42
Chan ne comprenait rien. Les guerriers
de la mort et leur prince étaient rentrés en nombre dans la ville.
Sans mot, ni demande, ils entraient dans toutes les maisons. Ils
avaient commencé par la maison commune. Le conseil encore une fois
réuni, essayait de trouver une ligne de conduite. Les débats furent
interrompus par l'irruption de dix soldats qui se répartirent dans
la maison. Leur prince entra examina les lieux un moment et ressortit
sans un mot. Rinca éructait ses envies de meurtres, rejoint en cela
par d'autres. Alors qu'il se levait brusquement pour hurler sa haine,
comme un seul homme, les dix guerriers avaient tiré leurs armes du
fourreau. Sstanch avait crié :
- Que tout le monde se calme ou ça va
être un massacre !
La voix de la raison et un guerrier de
la mort à moins d'une longueur d'épée de lui, l'avaient calmé.
Quand ils étaient sortis, tout le conseil leur avait emboîté le
pas. Leur chef, ce Quiloma, visitait toutes les habitations.
- Que cherche-t-il ?
- Je ne sais pas, et l'homme des bois
n'est pas là pour traduire.
Leurs pas les portaient vers le bas de
la ville. Andrysio s'opposa à leur entrée dans sa maison. Il n'y
eut même pas de combat. L'épée lui traversa le corps avant qu'il
ait fini sa phrase de protestation. Ceux de sa maison qui essayèrent
de résister subirent le même sort. Quand le prince pénétra dans
la maison, il évita de peu le couteau de l'épouse d'Andrysio, elle
non. La dague du prince lui transperça le cœur. Quand ils
ressortirent de la maison, il n'y avait plus âme qui vive dedans. Le
prince en sortant, fit un geste à ses hommes. Immédiatement les
guerriers de la mort prirent position aux points stratégiques de la
ville avant qu'une opposition organisée puisse naître. Organisés
trois par trois dont un archer prêt à tirer, ils découragèrent
ceux qui auraient voulu agir. La peur remplaça la curiosité.
Courant devant les extérieurs, Sstanch et ses hommes firent fuir les
habitants.
Chan était assis sur un banc la tête
entre les mains, prostré, répétant :
- C'est pas possible ! C'est pas
possible !
La nouvelle se répandit comme une
rivière qui déborde. Sans la neige qui s'annonçait, ils auraient
fui. Partir c'était mourir à coup sûr, rester laissait une petite
chance. La question qui hanta la population de la ville fut : "comment
ne pas subir le sort d'Andrysio ?"
Pendant ce temps, Quiloma arrivait en
bas de la ville, près de la rivière. Il trouva la Solvette sur le
seuil, debout les mains sur les hanches, la tête droite.
Quiloma s'arrêta devant elle,
impressionné par le regard de feu qui couvait dans les yeux de la
Solvette.
- Spso...( Femme, écarte-toi, que je
fasse ce que je dois faire!).
- Non, tu ne passeras pas. Tu n'es pas
le bienvenu.
Quiloma sursauta. Personne n'avait eu
un tel ton devant lui depuis bien longtemps.
- Ncin...(Tu ne crains pas la mort que
tu t'opposes à moi ?).
La Solvette fit un geste. La neige
accumulée sur le toit, s'effondra, ensevelissant cinq hommes à sa
droite.
- Je ne te crains pas.
Quiloma regarda ses hommes, regarda la
Solvette. Sa dague jaillit comme un dard. Son geste ne fut jamais
fini, un grand Charc noir lui avait saisi la main dans ses serres.
D'autres décollèrent des toits environnant pour venir tourner
au-dessus de leurs têtes. Quiloma lâcha la dague et se recula.
Cette femme commandait aux Charcs, ces oiseaux maudits que tout
guerrier redoutait. Sur les champs de bataille ce sont eux qui
achevaient les blessés.
Quiloma se détourna brusquement,
ramassa sa dague et donna l'orde de repli. Une escouade resta à
dégager les hommes ensevelis mais tous partirent le plus vite
possible après.
Ce fut une autre rumeur qui se mit à
courir en ville. La Solvette avait tenu tête et était encore en
vie. A la peur se mêla la jalousie de voir qu'elle réussissait là
où les autres échouaient.
Les guerriers de la mort remontèrent
par la rue du temple. Ils continuèrent leur visite systématique.
Personne ne s'opposait, puisque les maisons étaient vides de leurs
habitants. C'est dans cette rue que Quiloma se retrouva face à
Natckin et à Tonlen. Avant d'avoir pu dire ou faire quelque chose,
les deux sorciers furent entourés par une escouade. Quiloma leur fit
signe d'avancer vers le temple qu'ils venaient de quitter. Ici non
plus, personne ne s'opposa aux guerriers. Quiloma visita tous les
bâtiments qui composaient le temple. Il sourit. Il avait trouvé où
allait loger Jorohery et sa suite.
43
Iaryango marchait en tête. Il voulait
savoir. Kyll avait toujours été proche. Il ne serait pas parti sans
prévenir sans une circonstance grave. L'arrivée des guerriers de la
mort devait être la cause mais pourquoi? Iaryango ruminait ses
pensées.
Nomenjaari suivait mettant ses pas dans
ceux de Iaryango. Il était le meilleur disciple de Tonlen. Il
regardait autour de lui. Attentif aux signes, il guettait. Grand et
large, fort comme un tibur mâle, il portait la plus lourde charge.
Rinaphytia fermait la marche. Il
n'avait intégré la maison de Gasikara que tardivement. Il avait
appris avec son père à chasser et à se diriger dans les bois.
C'est le vieux maître sorcier qui était venu le chercher, au grand
étonnement des siens et surtout de son père.
- Tu es sûr que tu veux mon fils pour
le temple, avait demandé son père.
- Les esprits ont parlé et leur parole
est sûre, avait répondu le maître sorcier.
Rinaphytia avait ressenti de la joie à
cette demande. C'était un sentiment curieux par sa soudaineté. Il
n'avait jamais pensé aller au temple mais maintenant que la demande
était faite, la réponse était évidente. Sa place était là-bas.
Il avait été mis avec Kyll, Iaryango et Nomenjaari dans la maison
Gasikara. Il avait vite apprécié ses compagnons. Kyll avec ses
éternelles questions, était le plus doué pour rentrer en contact
avec le monde des esprits. Nomenjaari était solide dans tout ce
qu'il faisait. Sa capacité d'attention aux détails des rituels
l'avait fait progresser plus vite que la majorité dans la hiérarchie
cérémonielle. Iaryango s'était imposé comme le chef de la maison.
Rinaphytia avait pensé que c'est lui, par le charisme qu'il
dégageait qui se retrouverait en haut de la hiérarchie. Comme il
percevait moins bien que Kyll et qu'il le savait, Iaryango ne s'était
pas fait d'illusion. Kyll était son ami, il eut à cœur de l'aider.
Les crises mystiques que Kyll traversait le laissaient parfois en
situation dangereuse. Iaryango avait décidé qu'il serait celui qui
s'occupe de Kyll. Tout avait bien fonctionné jusqu'au jour où Kyll
avait disparu. Des trois, c'est lui qui avait le plus souffert de la
séparation. Il fallait qu'il sache. Il avait réussi à convaincre
le premier disciple qui assurait la gouvernance de les laisser partir
à la recherche du maître sorcier puisque les esprits avaient révélé
qu'il était vivant.
Ils avaient maintenant contourné le
camp des extérieurs. La neige était haute. Iaryango portait un pot
à feu et des torches. Ils avaient des vivres pour trois jours. Seule
la neige pouvait les gêner s'il en tombait trop. Ils marchaient en
silence dans le bois. De temps en temps Rinaphytia prenait la tête
et trouvait un passage dans les escarpements de cette partie de la
vallée. Le col de l'homme mort était plus haut mais aucun chemin
n'y menait. Une barre rocheuse coupait la montagne. La région
possédait de nombreuses grottes. Kyll devait être dans l'une
d'elle. Avait-il du feu, de la nourriture ? Sans aide Kyll ne
survivrait pas. C'est Iaryango qui avait pensé à tout. Rinaphytia
avait pensé au reste, aux provisions, aux vêtements, etc...
Ils avançaient sur une petite corniche
en pierre que le vent avait dégagée de sa neige. A travers une
trouée dans les résineux, ils eurent un aperçu du terrain devant
eux.
Nomenjaari poussa un cri étouffé :
- Knam ! Des loups !
Les deux autres s'arrêtèrent et
regardèrent dans la direction qu'il indiquait. Sur le blanc de la
neige, les bêtes au pelage sombre ressortaient particulièrement
bien. La meute avançait doucement en file indienne. Elle ne semblait
pas en chasse.
- Si nous continuons par là, nous
allons couper leur trace.
- Il serait plus prudent de prendre par
la combe un peu au-dessus. Pour l'instant, le vent nous est favorable
et la neige qui tombe efface nos traces.
Bientôt, ils rejoignirent le passage
que Rinaphytia avait repéré. La neige y était profonde, malgré
leurs raquettes, ils s'enfonçaient beaucoup.
- La nuit arrive, il faudrait se
trouver un abri et faire du feu pour se réchauffer.
- Sommes-nous assez loin ? Je ne
voudrais pas que la fumée alerte les extérieurs.
- Là sous ce surplomb, ce serait bien
!
Iaryango se glissa sous le surplomb.
L'espace n'était pas bien grand. Il pensait que cela leur suffirait
pour la nuit.
On entendit crier un loup.
- Il est trop proche, dit Rinaphytia.
- Je suis d'accord avec lui, ajouta
Nomenjaari. Les signes ne sont pas favorables. Les nuages ne sont pas
trop épais et la lumière de la lune est forte. Continuons !
Iaryango se releva.
- Si je comprends bien, c'est un
complot pour me faire aller plus loin...
Ils rirent tous les trois mais
doucement. Les loups rôdaient.
Ils escaladèrent la combe pour se
retrouver sur un autre surplomb.
- On ne peut pas passer par là, il
faut continuer à monter.
- Ça tombe bien, je ressens le
mouvement des loups. Ils viennent dans notre direction.
- S'ils trouvent nos traces, on est
mal...
Ils reprirent leur progression. Elle
était plus difficile dans ce terrain rocheux. La peur n'était pas
loin. Plus personne ne se plaignait de sa fatigue. Ils voulaient
mettre de l'espace entre eux et les loups. Un mouvement devant eux,
les fit bifurquer encore une fois. La lune n'éclairait que très
faiblement en raison de la quantité de nuages. Rinaphytia ne
retrouvait pas ses repères. Ils devaient être sous la route du col
de l'homme mort, mais où exactement, il ne savait pas. Il avait
l'impression qu'ils revenaient vers la ville mais plus haut. Leur
marche continua difficile et en silence.
Essoufflé Iaryango fit une pause. Il
écouta. En dehors de leur bruit, il n'entendait rien. Il essaya
d'ouvrir sa perception aux autres plans du monde. Même s'il n'avait
pas la facilité de Kyll, il savait le faire. Aussi loin qu'il
pouvait ressentir, rien ne semblait dangereux. Il contacta même
l'esprit d'un oiseau endormi. Les pensées étaient floues, mais
l'impression d'une image, lui fit fixer son attention sur ce lien
avec le volatile. L'intuition lui vint que l'oiseau avait vu Kyll.
Iaryango essaya de se rappeler les techniques pour sonder les
pensées. Il les appliqua à cet esprit qui rêvait de vol et
d'insectes savoureux. Les sensations fugitives au départ se
précisèrent. De nouveau, son intuition lui souffla une réponse :
Kyll était là-bas, à la grotte de la médiation.
Iaryango rouvrit les yeux. Ses deux
amis reprenaient aussi leur souffle.
- Je sais où est Kyll !
- Dis vite !
- La grotte de la médiation.
- Mais c'est à trois jours de marche,
dit Rinaphytia. Es-tu sûr ?
- Je l'ai lu dans l'esprit d'un oiseau.
- Reposons-nous un peu, nous
repartirons à la première lumière. Je sens un refuge un peu plus
loin. J'espère que ça ira pour la nuit.
Ils se traînèrent encore sur une
centaine de pas et découvrirent un renfoncement dans la montagne. A
l'aide du stock de branches mortes et d'aiguilles de résineux qui
s'était accumulé à l'entrée, ils firent un feu. Ils s'arrangèrent
pour qu'il ne soit pas visible de l'extérieur et qu'il fasse le
moins de fumée possible qu'on ne puisse pas les sentir de loin. Avec
une meute de loups pas très loin, Rinaphytia imposa de manger froid
et de faire un tour de garde.
La nuit se passait calmement. La lune
redevint plus apparente. Iaryango montait la garde. Le feu était
devenu braise. Il somnolait un peu. Il relevait la tête par à-coup
quand elle tombait. Il releva une nouvelle fois la tête, luttant
contre la lourdeur de ses paupières. Le paysage était toujours
aussi blafard. Il se secoua un peu et reprit la scrutation des
alentours. Brusquement la lumière manqua. Il leva les yeux. Une
grande ombre cachait la lune. Cela ne dura qu'un instant, puis un
loup hurla à la lune sur sa droite. Un autre répondit à gauche. Il
eut l'impression d'une présence forte, très forte, trop forte pour
être celle d'un des esprits qu'il connaissait. Il essaya de rentrer
en contact avec. Il poussa un cri qui réveilla les dormeurs. Il
avait eu l'impression de prendre une gifle magistrale.
- Que se passe-t-il ?
- Il y a un esprit fort qui rôde
autour.
- Ton cri a alerté tout ce qui vit
autour. Ranime le feu, les loups risquent d’arriver.
Le feu venait à peine de reprendre que
des yeux accrochèrent la lumière. Ce fut une paire, puis une
deuxième, puis une dizaine. La meute avait entendu et elle était
là. Les trois entendirent le grondement des loups. Ils s’armèrent
de branches. Rinaphytia en enflamma une qu’il jeta vers les loups.
Ils firent un petit bond de côté mais ne s’éloignèrent pas.
- On est mal parti !
- Il faut tenir, nous avons assez de
branches pour tenir jusqu’à ce qu’ils cherchent une autre proie
plus facile.
La première attaque survint par la
droite. Un loup avait longé la paroi et s’était élancé. Pour
éviter le feu, il dut faire attention juste un instant. Nomenjaari
en profita pour le pousser violemment avec un branche qu’il venait
d’enflammer. Le loup sauta en arrière en hurlant, la fourrure en
feu. Les trois compagnons le virent se rouler dans la neige pour
étouffer les flammes. Le cercle des crocs se rapprocha.
- Je ne suis pas sûr que notre feu
suffise.
- Pourtant les signes étaient clairs,
ce refuge est bon, dit Nomenjaari.
- Il va peut-être falloir que tu
révises, réplique Iaryango.
- Le moment est-il bien choisi pour
faire de l’humour ? demanda Rinaphytia en ramassant d’autres
branches pour élargir le feu.
Les loups s’étaient rapprochés
suffisamment pour qu’ils puissent voir leur maigreur. La meute
était affamée et ne lâcherait pas ses proies. Rinaphytia en était
certain. Il essayait d’évaluer combien de temps, ils allaient
pouvoir alimenter le feu. L’aube lui sembla loin. Il regarda ses
amis. Nomenjaari surveillait les loups. Iaryango avait pris la
position de celui qui médite. Il devait essayer de contacter un
esprit pour les aider.
- Ça y est ! dit-il en ouvrant
les yeux. Quelqu’un vient vers nous ! Sa pensée est claire.
Il est puissant et les loups ne lui font pas peur !
- J’espère que ce n’est pas le
prince des extérieurs. Son bâton commande aux loups.
Les flammes baissaient un peu. Il
fallait faire durer le feu jusqu’à l’arrivée de l’aide.
Soudain les loups s’agitèrent. Mettant la queue entre les jambes,
ils se mirent à reculer en grondant, toutes dents dehors. Bientôt
ils eurent disparu dans la nuit. Un regard rouge apparut.
Les trois hommes poussèrent un cri.
Des loups noirs. La meute avança sans se presser. Deux fois plus
grands que les loups qui avaient fait le siège de leur abri, ils
étaient impressionnants de puissance. Manifestement bien nourris,
leurs muscles roulaient sous la fourrure noire et brillante. La louve
au regard rouge s’arrêta devant eux. Elle fixa les trois hommes.
Les autres loups continuèrent leur chemin, donnant la chasse à la
meute des gris qui n’aurait son salut que dans la fuite. Quand
toute la meute eut, elle aussi, disparu, la louve se détourna et
prit un petit trot. Il n’y eut plus que le crépitement du feu.
Les trois hommes se regardèrent.
Aucune légende n’avait jamais raconté pareil évènement.
- Je n’en reviens pas, dit Iaryango.
L’esprit qui m’a répondu, est celui de la louve. C’est
incroyable, une puissance pareille et en même temps une telle paix
intérieure. Elle est là où elle doit être, pour faire ce qu’elle
doit faire. Sa dernière pensée pourrait se traduire par un souhait
de bonne route.
Ils n’attendirent pas plus. Ramassant
leurs affaires, ils reprirent leur marche. Ils savaient où était
Kyll. Il ne restait plus qu’à le rejoindre. Ils coupèrent la
route du col sur la fin de matinée. Ils ne s’inquiétaient pas de
leurs traces. La neige qui tombait sans discontinuer les effaçait
très vite. Une fois ou l’autre à l’occasion d’une accalmie ou
d’une trouée dans la forêt, ils avaient vu les silhouettes noires
des loups qui semblaient les escorter de loin. Curieusement, cela les
rassura. Quand la nuit survint, ils trouvèrent l’abri qu’ils
connaissaient. Ils étaient sur la bonne route. Encore deux jours de
marche et ils seraient à la grotte.
Le deuxième et le troisième jour
passèrent de la même façon. En approchant de la grotte, ils
croisèrent même un troupeau de clachs qui semblait fuir. Ils le
suivirent du regard.
- Là ! dit Rinaphytia, les loups
noirs partent en chasse.
Regardant dans la direction qu’il
leur montrait, Iaryango et Nomenjaari virent la meute se mettre à
poursuivre les clachs.
- Ils ont fini leur accompagnement. Ils
nous laissent. Dans deux heures nous serons arrivés.
- Je ne sais pas si quelqu’un pourra
nous croire.
- Faisons une pause. J’ai besoin de
récupérer un peu.
Ils trouvèrent une entrée de caverne
accueillante. S’asseyant, ils partagèrent quelques provisions. Ils
regardaient la vallée en contrebas, en devisant. Si Iaryango
essayait d’envisager ce qu’ils allaient faire en retrouvant Kyll,
Rinaphytia évoquait la chasse nécessaire pour survivre. Un bruit
les fit se retourner tous les trois ensemble. Ils se levèrent d’un
bond mais furent incapables d’un autre mouvement. Devant eux,
babines retroussées, se tenait un crammplac poilu.
44
Quiloma eut juste assez de temps pour
faire ce qu’il avait à faire avant l’arrivée du Bras du Prince
Majeur. Le chef du village exprima son mécontentement. Il passa
outre. Quiloma sentait sa peur et sa haine. Tant qu’il aurait peur,
lui et ses hommes ne risquaient rien. La seule qui lui posait
question était la femme près de l’eau. Elle n’avait pas peur.
Elle connaissait les pouvoirs de ceux qui parlent avec la nature,
comme les marabouts. Dans son pays on ne pouvait nuire à un marabout
sans encourir une peine plus lourde que la mort. Il repoussa cette
pensée, il avait des priorités plus immédiates. Il avait fait
entrer la phalange dans la ville. Des otages issus de chaque maison
étaient rassemblés dans la maison commune, sous la surveillance
attentive d’une dizaine d’hommes. Avec un autre groupe, il avait
expulsé tous ces charlatans qui s’agitaient sans rien produire. Il
avait bien songé à tous les éliminer. La survenue d’une révolte
l’aurait mis en retard dans ses préparatifs. Il valait mieux pour
le moment, les envoyer se faire voir ailleurs. Le seul qui avait
voulu s’opposer, était mort transpercé d’une flèche. Les
autres avaient filé sans rien dire. Ils avaient bien compris que sa
patience avait des limites étroites. Maintenant, il distribuait les
ordres pour faire aménager toutes ces pièces pour Jorohery et sa
suite. Il fit jeter tous ces habits ridicules avec leurs décorations
stupides qui n’auraient même pas impressionné un enfant, ainsi
qu’il fit brûler toutes ces herbes et toutes ces branches à
l’odeur entêtante. Il fallait que tout soit prêt. Ce fut un gros
travail que de vider tout cela. Il n’y eut pas d’incident. Quand
les guetteurs signalèrent l’arrivée de l’envoyé du Prince
Majeur, il était prêt.
45
Quand Natckin rencontra les extérieurs,
il ne s’attendait pas à ça. Entouré de guerriers, il fut poussé
plus qu’invité sur le chemin qu’il venait de prendre avec
Tonlen. Il vit arriver Sstanch par une rue latérale. Un guerrier de
la mort lui barra le passage. Sstanch cria :
- Faites ce qu’ils vous disent !
Ils ont déjà massacré Andrysio et sa maison.
Natckin eut du mal à avaler sa salive
et il vit que Tonlen était devenu blanc. Quand ils arrivèrent
devant le temple, ils forcèrent le passage et se répandirent dans
tous les espaces. Le chef de la discipline essaya de les arrêter. Il
n’alla pas loin. Une flèche lui transperça le cœur. Voyant cela,
ce fut le sauve-qui-peut de tous les sorciers qu’ils soient maître
ou disciple. Ils se heurtèrent aux guerriers de la mort qui
semblaient surgir de partout. Bientôt, Natckin et tous les autres se
retrouvèrent parqués sur le parvis où se faisaient les grandes
assemblées cérémonielles. Il pensa qu’ils allaient être tous
tués. Si l’idée vint au prince des extérieurs, il n’en fit
rien. Il se contenta de les expulser du temple. Ils ne purent rien
emporter. Natckin avait pris Tonlen par la main. Celui-ci semblait ne
plus rien comprendre. Il ne réagissait plus, sidéré par ce qui lui
arrivait. Il marcha un peu, s’arrêta, regarda autour de lui. Tous
les regards des expulsés étaient tournés vers lui. Ils l’avaient
suivi. Il les vit. Si lui et Tonlen avaient des habits pour être
dehors sous la neige qui commençait à tomber, les autres n’avaient
souvent rien d’assez chaud sur le dos pour rester dehors. Il se
rappela ce qu’avait crié Sstanch. La maison d’Andrysio devait
être libre. Il décida de les conduire là-bas. Quand ils y
entrèrent, ils trouvèrent Sitca et Tilson aidés de quelques autres
en train de sortir les morts.
- On va s’installer là en attendant,
dit-il. Savez-vous où est le chef de ville ?
- Il est un peu plus haut, sur la
margelle du puits ventru, répondit Tilson.
Natckin confia Tonlen à un
disciple qui semblait moins mal en point que les autres. Il remonta
la rue vers la maison commune. Effectivement, Chan était assis sur
la margelle du puits ventru, la tête entre les mains. En approchant,
Natckin l’entendit répéter :
- C’est pas possible ! C’est
pas possible !
Il ne semblait pas en meilleur état
que Tonlen. Natckin avait pourtant besoin de lui. Il était
l’autorité. Il pourrait peut-être obtenir que les extérieurs les
laissent rejoindre le temple. Il était probablement impossible de
refaire les rites de consécration dans d’autres lieux. Il fallait
qu’ils récupèrent le nécessaire pour les rituels. La ville ne
pouvait se passer de ce qu’ils accomplissaient chaque jour. Il
secoua Chan :
- Chef de ville, secoue-toi ! Il faut
récupérer le droit de faire les rites.
- C’est pas possible ! C’est pas
possible !
- Mais remue-toi, dit Natckin en le
prenant par le col et en le secouant. Tu entends. Les rites ne vont
plus pouvoir se faire. Si par malheur cela arrive, la ville va
mourir.
Chan leva un regard vide sur Natckin.
Quelques instants se passèrent. Natckin fixait Chan dans les yeux.
Une lueur sembla envahir les yeux de Chan. Natckin le secoua encore.
- Tu entends, la ville va mourir, si on
ne fait plus les rites.
Chan sembla comprendre. Son regard
reprit vie.
- Tu as raison. Allons voir ce qui peut
être fait. Ce serait pire que tout ce que nous avons vu aujourd’hui.
Chan se leva. Il fit signe à Sstanch
qui surveillait les environs. Ils se mirent en route vers le temple.
A leur arrivée devant la porte, ils se
retrouvèrent bloqués par deux guerriers. Ceux-ci les menacèrent de
leurs lances.
- Vnapasce !
Chan alla jusqu’au contact avec la
pointe de l’arme.
- Je veux voir le prince !
- Vnapasce !
- Je me moque de ce que tu dis, je veux
voir Quiloma !
Les deux guerriers se regardèrent.
- Vpi nva Quiloma, dit l’un des
guerriers.
Un des deux hommes baissa sa lance et
rentra dans le temple. Il fut rapidement remplacé. Chan se tint
debout, le torse toujours en contact avec la lance.
Un temps qu’il trouva long passa
avant que le prince des extérieurs n’arrive. Chan, Sstanch et
Natckin avaient vu des guerriers aller et venir. Muoucht arriva entre
deux guerriers. Sur un signe d’un de ses accompagnateurs, il
attendit à côté de la porte. Quand Quiloma arriva, il fit signe à
Muoucht d’approcher.
Le guerrier qui tenait Chan au bout de
sa lance, ne bougea pas.
- Qte (Quelle est ta parole ?) dit
Quiloma. Muoucht traduisit.
- Vous devez nous laisser libre de
faire les rites.
- Psa (Vos superstitions m'indiffèrent.
Je garde cet endroit pour l’usage qui est mien).
- Mais vous ne vous rendez pas compte !
Vous ne pouvez pas faire ça ! Il faut que les rites soient faits !
cria Natckin.
- Proc (Ma réponse est claire. Votre
choix est simple, vous partez ou vous mourrez…tous !)
Le guerrier poussa sa lance sur la
poitrine de Chan qui résista un peu. Mais quand il vit le fer percer
ses vêtements et venir au contact de sa peau, il recula.
- Partons ! dit-il.
Nactkin voulut dire quelque chose mais
sur un geste de Chan, Sstanch l’entraîna.
Quand ils furent revenus à la maison
d'Andrysio, Natckin laissa éclater sa colère. A quoi Chan répondit
sur le même ton en lui expliquant qu'il y avait les otages à
protéger. Nacktin parla des rites, de la catastrophe que
représentait l'impossibilité de faire les rites dans le temple. Chan
répliqua qu'avec le massacre de la maison Andrysio, il avait eu son
content de morts pour la journée. Cela calma la colère du sorcier.
- Maître Natckin ! Maître Natckin !
Ils jettent tout dehors. Ils brûlent les herbes sacrées et les bois
odoriférants.
Natckin se tourna vers Tasmi qui
arrivait en criant la nouvelle.
- Ils vident le temple !
- Il faut récupérer les objets
sacrés...Appelle d'autres disciples...et arrive.
Natckin se dépêcha vers le temple. Il
trouva un feu devant la porte du temple sur la place des fidèles. Un
guerrier jetait une brassée de choses dans le feu. Natckin se
précipita pour récupérer un vêtement cérémoniel. Les extérieurs
le laissèrent s'emparer de la parure qui déjà brûlait. Le manège
continua. Les guerriers de la mort venaient déposer les objets du
temple dans le feu. Nacktin et les disciples présents se démenaient
pour les retirer. Il y eut un incident quand un disciple voulut
prendre une tunique dans les bras même d'un guerrier blanc. Un coup
de manche de lance sur les jambes le fit tomber sous les rires des
soldats. Il n'insista pas. Ce qui était récupéré était acheminé
par certains vers la maison Andrysio. La navette dura deux jours.
Quand une conque retentit au loin, le
temple était vide. Natckin faisait le point de ce qui avait été
sauvé. De nombreux habits de cérémonie étaient abîmés. Très
anciens, très secs, ils avaient vite pris feu dans ce bûcher
ardant. Il n'y avait plus de réserve de bois, ni d'herbes à
visions. Les lieux sacrés étaient profanés. Les écorces sacrées
où avaient été peints les rites sacrés de consécration, avaient
toutes brûlées, ne restaient que des fragments. La catastrophe
était complète. Comment sauver les rites?
46
Méaqui courait devant avec ses hommes
de tête. Prince dixième, sa place n'était pas ici. Il le savait.Il
restait pourtant, donnant le rythme. Il se détendait par l'effort
physique. Il ne supportait pas de rester longtemps à côté de
Jorohery. Derrière lui vingt guerriers, affutés comme des bonnes
lames, suivaient sa trace. Attentifs à tout, ils ouvraient la route
de la caravane du Bras du Prince Majeur. A deux portées de flèches,
suivait le reste du groupe. Au centre, Jorohery était dans sa
litière tirée par un macoca. L'animal de trait suivait sans forcer
le rythme des hommes. Tout en courant, il était capable de brouter
les lichens qui poussaient sur les rochers. Son cornac devait
l'empêcher de le faire afin de ne pas secouer le passager irritable
qui se tenait à l'abri dans le traîneau. A chaque incartade de son
macoca, il tremblait. La punition n'était jamais loin avec un tel
maître. Sa chance dans ce voyage : Jorohery était pressé
d'arriver. Il ne voulait pas s'arrêter. Qualimpo menait la deuxième
phalange du groupe. Il suivait l'équipage de Jorohery. Nommé depuis
peu. Il aimait cette proximité avec le Bras du Prince Majeur. Cela
lui conférait une importance qu'il n'aurait pas eue autrement. Le
rythme de déplacement était rapide. L'entraînement des hommes
était bon, ils ne peinaient pas. Seuls les serviteurs avaient du mal
à suivre. Ils serraient les dents et suivaient sans un mot, sans une
plainte. Se retrouver seul, abandonné dans ses montagnes blanches
était ce qu'ils redoutaient le plus.
Le messager avait dit juste. Méaqui
découvrit le village en contrebas après avoir passé le col. Son
avant-garde avait à peine fini de se regrouper qu'une conque sonna
dans la vallée. Méaqui sourit. Quiloma tenait toujours aussi bien
ses hommes. Immobiles et tout de blanc vêtus, ils étaient presque
indiscernables dans le paysage. Le guetteur les avait pourtant
repérés. Ils arrivaient bien, le soleil commençait à baisser. Il
n'y aurait pas d'autre bivouac. Les hommes avaient aussi le sourire.
Ils pensaient à la chaleur et au repas qui les attendaient en bas.
Dès qu'ils virent le gros de la
troupe, l'avant-garde entama la descente. Méaqui attendit. Quand le
macoca fut passé, il dit :
- Seigneur Jorohery, nous arrivons
bientôt. Nous passons le dernier col.
- C'est parfait, Prince Méaqui. Vous
nous avez fait tenir les délais, dit une voix sortant de la litière.
J'ai hâte de sentir ce qu'il s'est passé.
Méaqui reprit sa position à côté de
Qualimpo. Celui-ci prit la parole :
- Nous arriverons peu après le coucher
du soleil, j'espère que l'accueil sera bon.
- Tu peux faire confiance à Quiloma.
Il n'usurpe pas sa réputation. Sa phalange est la pointe de l'armée.
Je ne suis pas étonné que ce soit lui qui ait retrouvé la piste.
- Pourtant certains pariaient sur
d'autres princes.
- Ne fais pas trop confiance aux gens
de cour, ils ne connaissent pas la valeur des hommes.
La descente débuta sans encombre. Le
ciel couvert s'assombrissait. La neige tombait. Les deux princes
dixièmes regardaient les serviteurs qui suivaient le traîneau.
Manifestement il était temps qu'ils arrivent. Ils n'auraient pas
tenus une journée de plus à cette allure.
- STOP !
La voix de Jorohery claqua comme un
fouet. Le macoca s'arrêta docilement. Les guerriers étaient déjà
en train de prendre une position de défense que les serviteurs
peinaient à freiner.
Méaqui et Qualimpo s'approchèrent de
la litière. Le rideau se tira. Un visage sec sur un cou décharné
apparut. Un serviteur se précipita pour étaler un support sous ses
pieds pour l'isoler de la neige. Jorohery descendit. Le silence se
faisait. Tous les regards étaient braqués sur lui. Il sembla
renifler l'air tout autour de lui.
- On s'est battu ici. Il y a eu des
morts. Je sens des puissances à l'œuvre dans cette vallée.
Les deux princes regardèrent Jorohery.
Celui-ci trembla de tous ses membres. Il se plia en deux comme s'il
souffrait puis se releva d'un bon en poussant un cri. Ses yeux
étaient devenus noirs. Il se mit à marcher, parcourant le terrain.
Comme toujours ceux qui le regardaient, étaient mal à l'aise. Il
n'était pas évident de voir cette grande silhouette se déplacer
sur la neige sans enfoncer, ni même la marquer. Cela ne dura pas
très longtemps. Jorohery sembla rapetisser en arrivant sur la
plateforme mise devant le traîneau.
Les deux princes s'approchèrent.
- Beaucoup de morts autochtones, un de
chez nous. Tout ceci est sans intérêt continuons. Il n'y a pas de
danger pour nous ici.
Il remonta dans son traîneau et tira
le rideau. Le cornac remit le macoca en route. Rapidement le
serviteur, récupéra et plia la plate forme, tout en rejoignant sa
place dans la file.
Les deux princes dixièmes regardèrent
les guerriers reprendre la formation de déplacement.
- Je repars devant, dit Méaqui. Je
prépare l'arrivée.
Poussant sur ses batons, il s'élança
rapidement dans la pente. Sa parfaite maîtrise de la glisse rendit
jaloux Qualimpo.
47
Le soleil était couché. Pourtant les
guetteurs suivaient parfaitement la progression du groupe
d'arrivants. En effet des porteurs de torches étaient répartis tout
le long de la caravane.
- Trente hommes en embuscade à la
sortie du bois là-bas, flèche-bois, dit Quiloma.
Personne ne dit mot. Le groupe qui
descendait, était encore bien loin. Se déplaçant avec des torches,
il ne devait pas être bien dangereux. Trop habitués à obéir sans
contester, les trente guerriers avaient pris position. Les arcs
courts bandés, les armes prêtes. Ils étaient immobiles, aussi
invisibles que des esprits dans la nuit tombée. Quand les hommes de
l'avant-garde avec Méaqui sortirent furtivement du bois, passant
entre les fourrés, évitant le chemin, préparant leurs armes, ils
furent accueillis par des tirs de flèche-bois. Cela dura quelques
secondes, puis un rire éclata suivi d'un autre.
- Quiloma, vieille canaille, tu es
encore plus retors que je ne pensais, dit Méaqui.
- Tes hommes font plus de bruit qu'une
charge de Macoca.
- Les flèches-bois n'étaient
peut-être pas nécessaires, ajouta Méaqui, en approchant, tenant à
la main une flèche au bout renflé comme une massue.
- Sans cette astuce, tes hommes
oublieraient la leçon. Ne jamais arriver sans avoir reconnu le
terrain peut être mortel.
Méaqui déchaussa, et salua Quiloma à
la manière traditionnelle des princes de même rang, chacun prenant
les coudes de l'autre.
- Bravo pour ta phalange, tu as encore
gagné ! Moi aussi d'ailleurs qui avais parié sur tes chances.
- Et Jorohery ?
- Il arrive. Tu verras, toujours
pareil. Nous nous sommes arrêtés. Un combat, beaucoup de morts
autochtones et un guerrier de chez nous.
- Je vois, Méaqui, il est toujours
aussi redoutable. Le village n'est pas brillant. Il n'y a pas de
richesse, pas de guerrier, juste un homme de guerre valable. Sans
cette histoire, je me serais bien passé de venir ici. Mais viens, je
te montre les quartiers que j'ai réquisitionnés.
48
Chan, comme les autres habitants, avait
vu arriver la troupe ennemie. Ils avaient eu droit à une parade
entre la pierre qui bouge et le temple profané. Un défilé de
soldats blancs porteur de torches. Ils avaient été intrigués par
le traîneau et aussi par l'étrange animal qui le tirait. Il tenait
du clach mais était plus gros sans atteindre la taille des tiburs
qu'ils connaissaient. Ses sabots très larges lui permettaient de
bien tenir sur la neige. La population était sous le choc de ce qui
s'était passé il y a deux jours. Les guerriers de la mort
patrouillaient dans toute la ville. Le seul endroit où ils ne
s'aventuraient pas, était les grottes. Comme la récolte de machpe
battait son plein, la majorité de la population s'y trouvait. Ils en
avaient un besoin vital s'ils voulaient survivre cet hiver. Chan et
le conseil, réuni encore une fois en urgence après le massacre,
avaient réparti les chambres de pousse d'Andrysio à ceux qui en
avaient le plus besoin et demandé l'aide des autres pour Rinca qui
se trouvait trop seul pour assurer le travail. En cette fin de
journée, l'espoir semblait perdu. Déjà face au premier groupe, ils
n'avaient pas réussi à se défendre. S'il estimait bien les forces
en présence, il y avait là de quoi mater tout espoir de révolte.
Il regarda autour de lui. Les visages qu'il voyait, étaient tous
hostiles. Il sentait la haine monter chez ses concitoyens. Natckin
n'était pas là. Il repéra un disciple venu observer.
Le défilé n'était pas fini quand il
fit signe aux autres anciens. Ils se retrouvèrent dans la maison
commune. On leur servit le malch noir, dans des gobelets normaux.
Chan pensait à ces quelques jours qui avaient changé leur vie plus
que tout ce qu'ils avaient pu vivre avant. Le silence était pesant.
Pourtant personne ne le brisa. Les paroles étaient inutiles ou
incompétentes à dire le ressenti.
- Knam, dit un ancien.
- On aurait dû tous les massacrer
quand ils sont arrivés, dit Rinca.
- Je comprends ton sentiment, mais si
nous avions essayé, nous serions tous morts à ce jour.
- Mais pourquoi sont-ils venus avec ce
foutu gamin ?
- J'ai pu parler avec Muoucht. Ils
cherchent l'anneau que portait l'étranger.
- Il doit avoir une sacrée importance
pour qu'ils envoient autant de monde.
- J'espère qu’ils vont le trouver
vite, et foutre le camp encore plus vite.
- Oui, moi aussi, mais en attendant,
nous n'avons plus de rites.
- Ni de maître sorcier.
- Comment allons-nous nous guider?
- Le sorcier Natckin est encore là. Il
va trouver un moyen de renouer avec les esprits protecteurs.
- J'espère car ce soir l'avenir est
noir.
- C'est pas la dernière prophétie qui
m'a rassuré.
La discussion se prolongea le temps de
siroter son gobelet. Puis Rinca se leva.
- De toute façon, ce soir on ne peut
rien. Je vais me coucher. La machpe n'attendra pas demain.
Les autres firent de même. Bientôt ne
resta autour de la table que Chan et Sstanch.
- Que penses-tu de ce que nous avons vu
ce soir?
- Vous savez Chef de ville, c'est une
armée puissante. Nous ne pourrons pas la vaincre. En tout cas pas là
où elle sait se battre, c'est-à-dire dans le froid et la neige.
- Tu penses que nous pouvons nous
battre.
- Sans entraînement, nous n'avons
aucune chance. Avec autant d'entraînement qu'eux, nous aurions le
poids du nombre.
- Peut-on y arriver?
- Ne rêvons pas, Chef de ville. La
meilleure option aujourd'hui est qu'ils trouvent cet anneau de knam
et qu'ils s'en aillent.
- Ne jure pas en parlant de cet anneau.
On ne sait pas s'il n'a pas lien avec le monde des esprits. Combien
de temps faudrait-il pour entraîner les hommes à se battre?
- On n’aura pas assez de l’hiver.
La seule technique qui pourrait marcher face à une armée
d’occupation, c’est de les harceler. Mais on n’en est pas là.
Avec de la chance, ils seront partis bientôt.
49
Jorohery avait peu dormi. Ses
serviteurs l'avaient entendu marcher une bonne partie de la nuit de
long en large dans ce qui devait être un temple ou quelque chose
comme cela. Ils avaient juste eu le temps d'arranger un peu l'espace
avant son arrivée. Il flottait encore une odeur entêtante qui
devait correspondre à ces saloperies que les villageois d'ici
brûlaient dans leurs cérémonies païennes. Le Bras du Prince
Majeur avait tenu avant de se retirer de faire une cérémonie en
l'honneur de Quiloma. Ses exploits dans cette chasse, lui avait donné
droit à la promotion qu'il attendait. Il devenait prince neuvième.
La fête n'avait pas duré. Si d'ailleurs on pouvait appeler cela une
fête. Tous les serviteurs craignaient Jorohery. Il était dur et
sans pitié. Tous se rappelaient les abandons des plus faibles dans
le passage du grand col. Quand Mitsiqui lui avait fait remarquer
qu'il allait lui manquer des serviteurs, il avait répondu :
- Je préfère sept sûrs que dix
incertains.
Le chef des serviteurs n'avait pas osé
insister. Il aurait très bien pu être le suivant sur la liste. Il
avait réparti la charge supplémentaire du mieux qu'il pouvait. Leur
chance fut que Méaqui leur soit venu en aide. Il avait fait prendre
à ses hommes un peu de surpoids. Il avait justifié cela en disant
que s'ils étaient tous morts, ce sont ses guerriers qui devraient
faire les serviteurs. C'est à partir de ce moment-là qu'il avait
beaucoup pris la tête du convoi. Si sa marche était rapide, elle
était soutenable par tout le monde. Jorohery n'avait rien dit.
Seulement son regard se faisait plus noir quand il regardait Méaqui.
La lumière du jour pâlissait
seulement quand Mitsiqui entendit son maître se lever. Il se hâta
de préparer à manger. Jorohery arriva avant que tout soit prêt. Il
s'empara du bol et dit :
- Prévenez le Prince Neuvième qu'on
part.
Aussitôt un serviteur courut porter
les desiderata à Quiloma. Il le trouva à côté de la porte du
temple. Trente hommes en armes étaient là aussi.
- Dites-lui que je l'attends, lui dit
Quiloma avant qu'il n'ait ouvert la bouche.
Le serviteur se garda bien de rapporter
les paroles de Quiloma.
- Le Prince Neuvième sera à vos
ordres dès que vous paraîtrez, ô Bras du Prince Majeur.
L'aube les vit remonter vers la porte
des hautes terres. Ils ne croisèrent personne. Quiloma avait posté
des guerriers partout. Les villageois étaient déjà partis cueillir
ces horreurs qui poussaient sous la montagne. Manger de telles choses
alors qu'il y avait de la viande à chasser dans la région était
incompréhensible pour lui. Il vit quand même un instant la tête de
l'homme de guerre du village. Il irait faire son rapport au chef du
village. Cela arrangea Quiloma. La troupe avança rapidement jusqu'à
la clairière de la dislocation. Avant d'entrer dans l'espace sans
arbre. Jorohery les fit arrêter. Il avança seul. De nouveau, il
sembla entrer en transe. Il fureta partout, semblant renifler chaque
pierre, chaque endroit. Quand il revint vers Quiloma et son escorte,
son visage était sombre.
- Il y a eu des loups ici?
- Oui, mon Prince. J'ai dû utiliser le
bâton à loups.
- Des loups noirs?
- Oui, mon Prince, conduits par une
grande femelle au regard rouge.
- Ils ont effacé les traces, les
odeurs et les auras. Je sens la puissance de l'anneau. Je sens le
rougeoiement que tu as fait pour prendre l'anneau, mais tout est
brouillé.
- On a cru voir un grand être, mon
Prince.
- Oui, je sens aussi une forte
présence. Tout ceci n'est pas normal. L'aura de l'anneau m'est
cachée. Les choses sont plus compliquées que tu le penses, prince
neuvième.
- Pourtant j'ai vu les dépouilles ...
- Oui, mais même elles n'ont plus
leurs caractéristiques. Je ressens la femme. L'enfant m'apparaît
brouillé comme s'il n'était pas mort complètement. Quant au
protecteur, il m'échappe complètement. Soit il est vivant, soit son
aura a été effacée. Un grand être dis-tu?
- Oui, mon Prince
- Sa présence proche pourrait
expliquer cela. Je pensais ressentir la présence de l'anneau. Lui
aussi est masqué à mes sens. J'ai ressenti l'explosion. Si l'anneau
est encore là, il faut le chercher en contrebas de cette zone, par
là ! dit-il en désignant un des bords de la clairière.
- Nous fouillerons toute la zone, mon
Prince.
- Mettez tous les hommes disponibles.
Gardez-moi vos dix meilleurs. J'aurais besoin de vous et d'eux. J'ai
senti une autre présence. Un tel monstre dans la région est
étrange. Il me faut le trouver.
- Que voulez-vous dire, mon Prince?
- Un crammplac, il y a un crammplac
poilu ici !
Quiloma sursauta. L'idée d'une telle
bête ici lui paraissait inconcevable. Jorohery avait raison. La
région était bizarre. Il pensa à la première chasse qu'il avait
mené derrière le Prince Majeur. Jeune Prince dixième, il avait eu
l'honneur de faire partie du cortège. Celui-ci organisait une ou
deux fois par saison une chasse au crammplac poilu. Intelligentes et
rusées, leur traque était un sport passionnant et dangereux. Jamais
un groupe n'était rentré indemne. Au mieux, il y avait des blessés,
au pire des morts et une bête en fuite. Quiloma avait eu la chance
de faire partie d'un groupe victorieux. Il avait été remarqué pour
la qualité de ses intuitions dans le pistage du crammplac. Le Prince
Majeur, blessé au bras au moment de l'hallali était venu le
féliciter. Il revoyait l'image de ce vieil homme très droit, très
digne malgré son biceps déchiré. Il était mort quelques saisons
plus tard. Son descendant, l'actuel Prince Majeur laissait aux
chasseurs la tâche de la mise à mort. Il organisait beaucoup plus
de chasses. Les crammplacs poilus étaient les alliés naturels des
Gowaï. Il souhaitait leur disparition. Le peuple Gowaï avait osé
se rebeller une fois encore, lors de son accession au trône. Le
Prince Majeur avait envoyé ses phalanges pour les soumettre. Quiloma
avait participé à ces campagnes contre les Gowaï. Il avait du
affronter plusieurs fois des crammplac poilus. Les pertes en
guerriers avaient été lourdes. Sa phalange quasi détruite avait
quand même pris et tenu le passage vers les champs de chasse là où
le soleil ne se couche plus pendant une saison. Il avait été relevé
et envoyé au repos, reconstituer une phalange. Il avait été
rappelé pour traquer les ravisseurs. Lors de son arrivée ici, il
n'avait jamais pensé qu'il devrait affronter à nouveau une telle
bête.
Jorohery était reparti vers le village
sans un mot de plus. Quiloma lui emboîta le pas, donnant ses ordres.
50
Kyll jeûnait. Pourtant le crammplac
était un chasseur émérite. Silencieux et redoutablement rapide, il
ramenait constamment sa proie. Malheur au clach qu'il repérait. Il
revenait à la grotte tenant un des morceaux les plus tendres. Kyll
avait mangé la viande crue. Le régime carné ne lui allait pas
bien. Il avait cherché ce qu'il pouvait manger d'autre. Il n'y avait
plus de baies, ni de jeunes pousses vu la saison. Les grottes de
machpe étaient loin. Il ne se voyait pas y entrer pour y chercher sa
pitance avec un accompagnateur aussi impressionnant que Stamscoia.
Ils avaient exploré la grotte de la médiation. Avec l'aide du
crammplac, il avait atteint le petit passage au fond de ce qu'ils
appelaient la chambre. Il avait ajusté sa vision au noir absolu du
couloir. Avançant à quatre pattes, il avait débouché dans une
autre salle. L'odeur y était épouvantable mais il avait repéré
des plantes qui ressemblaient au machpe. Il avait cueilli ce qu'il
pouvait. Le retour en marche arrière avait été assez éprouvant.
D'autant plus qu'à son arrivée, Stamscoia lui avait dit :
- Tu sens aussi mauvais qu'une
déjection de cronz.
Kyll n'avait pas apprécié le
compliment même s'il ne connaissait pas les cronz.
- Oui mais ça, dit-il en montrant sa
récolte, ça va me changer de toute cette viande.
Stamscoia avait reniflé le tissu dans
lequel il avait ramené les plantes.
- Je serais toi, je ne mangerais pas
ça.
- Oui, mais tu n'es pas moi.
Kyll s'était méfié quand même.
Lorsqu'il avait trouvé ses pseudomachpe, il avait déjà prévu
comment il allait se les préparer. Après les paroles de Stamscoia,
il décida d'en goûter un et de voir. Il grignota donc un pied de sa
récolte. La texture était blanche et ferme. Cela croquait sous la
dent. Le goût était fade voir légèrement désagréable. Il avala
la bouchée. C'est à ce moment-là que doucement pour commencer puis
de plus en plus fort, le feu sembla prendre dans sa bouche. Il mit sa
main sur la bouche, souffla fort et courut dehors chercher de la
neige pour la mettre dans sa bouche. Il entendit le rire de Stamscoia
derrière lui...
Kyll croqua une pleine poignée de
neige. Le feu se calma le temps d'un battement pour reprendre plus
fort. Il lui atteignait maintenant la gorge et descendait jusque dans
son ventre. La douleur augmentait sans cesse. Kyll se plia en deux et
tomba dans la neige. Puis subitement tout cessa.
Kyll regarda autour de lui. Il était
debout, à ses pieds un homme semblait se tordre de douleur devant
une grotte. Un crammplac poilu s'approchait. Autour de lui, le monde
avait prit des couleurs pâles parsemées de taches brillantes. Il
avait quitté son corps. Il avait changé de monde.
Il vit Stamscoia regarder son corps
puis lever les yeux vers lui.
- Je vois ton corps par terre, mais je
te sens au-dessus. Je vais protéger ton corps pendant que tu voyages
dans ce monde spirituel.
Kyll le vit ramasser son corps avec
douceur et rentrer dans la grotte de la médiation. Une lumière
avançait vers lui. Elle avait l'aspect de son vieux maître.
- Maître, vous ici, pensa Kyll.
- Je vois que tu as découvert le
secret de la grotte de la médiation, pensa celui-ci.
- Qu'est-ce que c'est?
- Ça s'appelle des Machpsapsa. Ces
plantes servent à passer d'un monde à l'autre sans mourir. Tu peux
en partie éviter le feu en enlevant la peau qui est dessus, mais ne
les fais pas cuire, elles te tueraient.
- Je suis comme vous alors.
- Non, Kyll, tu es vivant. Tu peux
rentrer dans ton corps. Quand l'effet sera fini, tu te retrouveras
dans le monde habituel. Moi, je resterai ici pour un temps puis je
suivrai d'autres voies...
Kyll n'osa pas l'interroger plus.
- Dans ce monde, tu peux te déplacer
comme tu veux. Profites-en !
Kyll vit l'aura de son vieux maître
disparaître. Il pensa à ses amis de la maison Gasikara. Il eut le
désir de savoir ce qu'ils devenaient. Immédiatement autour de lui
le monde changea. Il se trouva dans la montagne au-dessus de la
ville. La neige tombait. La nuit était malgré tout claire. Les bois
dans ce coin étaient assez denses. Il vit les trois amis qui
escaladaient une combe. Ils enfonçaient jusqu'à mi-cuisse. La
progression était lente. Plus bas une meute de loups rôdait. Kyll
pensa qu'ils allaient dans le mauvais sens pour le rejoindre. Il
fallait qu'ils fassent demi-tour. Plus loin, il sentit l'esprit d'un
chenvien. Râblé, le poil sombre, cet herbivore se laissa influencer
par Kyll. Il se mit en mouvement faisant bouger les buissons devant
ses trois amis. Il les vit s'inquiéter et partir dans la bonne
direction.
Il continua à suivre leur progression.
Ils s'essoufflaient. Iaryango était en tête. Il s'arrêta. Il
respirait fort. Il vit son aura vibrer. Iaryango essayait de s'ouvrir
au monde des esprits. Kyll sentit les efforts de son ami pour
contacter les esprits autour de lui. Un oiseau dormait pas loin. Kyll
mit une image dans son esprit. Celle de son corps dans la grotte de
la médiation. Quand il comprit que Iaryango avait reçu l'image, il
sourit. Il les accompagna un peu vers le refuge qu'ils avaient
trouvé. Il pensa au plaisir de se retrouver avec eux. Lentement il
s'élevait au-dessus de la forêt. Sa vision couvrait la région. Il
sursauta. La meute de loups avait trouvé leurs traces. Ils allaient
se mettre en chasse. Il voulut descendre pour les prévenir. Mais il
se sentit irrésistiblement rappelé. Il envoya une pensée SOS
pendant que le paysage défilait à toute allure devant ses yeux. Il
eut l'impression d'une réponse.
- Si tel est ton besoin, nous obéirons
comme à celui qui n'a pas son nom.
Quand Kyll ouvrit les yeux, il était
entre les pattes de Stamscoia. Il était au chaud dans la douce
fourrure du grand animal.
- Alors on se réveille, lui dit
Stamscoia ?
Kyll se sentait dans le même état
qu'après la fête de la récolte quand il avait abusé du malch
noir. Incapable de bouger ou d'aligner deux pensées cohérentes, il
grogna une réponse indistincte et se rendormit. Le crammplac le
regarda, soupira et reposa la tête. Il lui fallait attendre.
Le second réveil fut plus joyeux.
- J'ai des amis qui devraient arriver.
Je les ai vus lors de la transe avec les machpsapsa. Il faut qu'on
aille les chercher. Quand je les ai quittés des loups montaient vers
eux.
- Noirs ou gris?
- Des gris, pourquoi?
- Alors tes amis sont en grand danger,
dit Stamscoia en se levant. Il faut aller à leur secours.
- J'ai demandé de l'aide pendant la
transe. Quelqu'un a répondu mais je ne sais pas qui?
- Tu ne l'as pas vu?
- Non, j'étais aspiré vers ici. J'ai
juste senti un esprit fort et sûr qui m'a dit comme toi qu'il
obéirait à celui qui n'a pas son nom.
- Alors tes amis sont sauvés. Tu as
contacté RRling aux yeux rouges
- Qui est-ce?
- Tu la rencontreras un jour. C'est une
meute de loups noirs. Eux aussi sont liés à celui qui n'a pas son
nom.
- Comment cela une meute?
- Oui, une meute ! Jamais les loups
noirs ne peuvent vivre seuls. Contrairement à nous, ils sont un
organisme complet. Un loup noir séparé des siens ne peut que
mourir. RRling est la meute première. C'est d'elle que sont nées
toutes les autres meutes de loups noirs. Je crois que pour le moment
l'alfa est une femelle.
- Que fait-elle ici?
- La même chose que moi. Celui qui n'a
pas son nom a crié pour demander l'aide. Nous sommes venus et nous
resterons jusqu'à que celui qui n'a pas son nom soit nommé.
Maintenant viens, tes amis ne doivent pas être très loin. J'entends
RRling qui arrive.
Stamscoia et Kyll se mirent en marche
en continuant à parler.
- Tu entends RRling?
- Oui, j'entends tout ce qui vit
d'assez loin. Maintenant j'entends tes amis. Ils marchent sur le
chemin pour venir ici. Plus loin des hommes exécrables arrivent en
nombre avec celui qui est mauvais.
- De qui parles-tu?
- Des hommes des plaines glacées qui
chassent les miens. Je les hais.
- Que veulent-ils?
- Je ne sais pas. Peut-être pourras-tu
le découvrir. Mais monte sur mon dos, tu vas trop doucement.
Ils étaient partis, Kyll allongé sur
le dos de Stamscoia, cramponné à la fourrure de son cou. Kyll
trouvait extraordinaire la facilité avec laquelle une bête aussi
grosse se déplaçait en laissant aussi peu de trace dans la neige.
Stamscoia trouva une grotte où il se
glissa.
- Attendons les là, ils ne vont pas
tarder.
Kyll rigola bien quand il vit la tête
de ses trois amis à l'apparition du crammplac.
Dans l'étreinte de leurs
retrouvailles, il y eut beaucoup d'émotions et de larmes contenues.
Ils repartirent bientôt pour éviter d'être dehors à la nuit
tombante.
Iaryango voulait tout savoir. Kyll
souriait en racontant ces quelques jours. De temps en temps, un des
trois compagnons jetait un coup d'œil chargé d'inquiétude vers
Stamscoia. S'ils avaient entendu parlé des crammplacs, ils n'avaient
jamais imaginé qu'il serait plus grand qu'eux. Quand Kyll leur
raconta ses discussions avec Stamscoia leur regard évolua. Mais
aucun des trois ne réussit à établir la communication.
51
La ville avait des allures de camp
militaire. C’était l’opinion de beaucoup d’habitants bien
qu’ils n’en aient jamais vu. Quand on circulait dans les rues, on
croisait des patrouilles partout. On ne pouvait même pas se réfugier
dans les maisons. Les guerriers de la mort y entraient fréquemment
pour réclamer à boire ou à manger. Les plats de machpe ne leurs
plaisaient pas. Aliment de base de la saison hivernale pour les gens
de la ville, ils nécessitaient une préparation assez longue pour un
résultat gustatif assez terne. Les guerriers préféraient s’en
prendre aux salaisons et autres provisions d’été stockées dans
les greniers et les réserves. Le sentiment général était que la
fin de l’hiver allait être rude avec toutes ces bouches
supplémentaires à nourrir.
Chan ne décolérait pas. Depuis
l’arrivée des nouveaux extérieurs, il n’avait pas été reçu
par leur chef. A chacune de ses requêtes, il s’était fait
éconduire. Muoucht qui accompagnait certains soldats pour traduire
les demandes toujours plus nombreuses, expliquait que le grand chef
Rorroréri ou quelque chose comme cela était obsédé par l’anneau
et une chasse qu’il devait faire. Chan devait pourtant faire face
au mécontentement grandissant des chefs de maisons qui trouvaient
leurs greniers vidés quand ils rentraient des grottes de machpe. Il
se rappelait en début d'hiver la réunion du conseil consacrée à
l'évaluation des réserves. En comptant tout ce que les uns et les
autres avaient annoncé, il y avait juste de quoi faire avec une
récolte de machpe moyenne. L'arrivée des premiers étrangers
n'avait pas changé grand chose. Ils avaient vécu sur leurs
provisions et la chasse. Ceux qui venaient d'occuper le temple
avaient changé la donne. Il fallait que la récolte de machpe soit
exceptionnelle pour qu'il n'y ait pas de disette, même avec la
disparition de la maison Andrysio. Sstanch lui servait d’observateur
et de courrier. C’est par lui qu’il avait appris que tous les
hommes extérieurs qui ne patrouillaient pas, bougeaient des monceaux
de neige en dessous de la clairière de la dislocation. C’est par
lui encore qu’il avait appris que certains chefs de maisons
déménageaient leurs provisions dans les grottes de machpe. Les
extérieurs semblaient redouter ces espaces clos que représentaient
les grottes. Les patrouilles y étaient peu fréquentes et ne
s’éloignaient pas des grandes galeries. C’est par lui toujours
qu’il avait appris les blessures d’un serviteur de la maison de
Chountic. Il avait été surpris avec des cuisseaux de tibur salés
alors qu’il se dirigeait vers les grottes. Une lance l’avait
cloué sur un poteau de grange. Les extérieurs l’avaient laissé
là, à moitié mort, rigolant de le voir ainsi suspendu. C’est la
Solvette qui était intervenue. Bousculant les guerriers, elle avait
examiné la plaie.
- Je vous promets que ce que je dis est
vrai, Chef de ville. Alors qu’un extérieur allait lui faire subir
le même sort, le prince Quiloma lui a retenu le bras. Je l’ai vu
s’avancer vers la Solvette. Elle le défiait, le fixant droit dans
les yeux. Il a soutenu son regard. Et vous connaissez le regard de la
Solvette quand elle est en colère. Sans la quitter des yeux, il a
retiré la lance d’un seul geste. Il a fait un signe à ses hommes
et ils sont repartis sans oublier les cuisseaux.
- Et le serviteur.
- La Solvette l’a fait ramener chez
Chountic. Elle le soigne. Il devrait survivre. Ça fait deux bras de
moins pour Chountic.
- Ce prince n’était pas avec les
autres à la clairière ?
- Non, il semble préparer une
expédition.
- Mais il va y avoir une tempête. Le
vent de Sioultac vient de se lever.
- S’ils disparaissent, ce n’est pas
moi qui les pleurerais.
En passant devant chez Kalgar, ils
virent qu’il avait été réquisitionné par les extérieurs. Trois
guerriers se tenaient dans un coin, surveillant tout ce qui se
passait. Kalgar et ses assistants travaillaient comme toujours avec
peu de paroles et des gestes précis. Chan vit le forgeron tremper
une pointe de lance. Cela l’irrita de constater que cet artisan que
toute la vallée enviait, travaillait pour ses ennemis. Il ne
s’arrêta pas. Il voulait voir Natckin. Il avait besoin de savoir.
Qu’allaient donner les plans de machpe ? Fallait-il déjà
prévoir de rationner ? Les pousses qu’il avait vues, étaient
nombreuses. Il savait que cela ne suffisait pas à faire une bonne
récolte. Qu’apparaissent certains insectes, ou que l’air des
grottes devienne vicié et tous les espoirs seraient déçus. Natckin
pourrait-il l’aider ? Avait-il trouvé le moyen de faire les
rites hors du temple ? Il le fallait. Sans l’aide des esprits,
la vie ne serait plus possible ici. C’est en remuant toutes ces
sombres pensées qu’il poussa la porte de la maison d’Andrysio.
52
Jorohery piaffait. Quiloma avait
demandé quelques jours pour préparer la chasse au crammplac. En
attendant que le groupe de chasse soit prêt, il supervisait les
recherches dans la clairière. Il ne sentait pas bien ce qui
d'habitude ne lui posait aucun problème. Même loin du point
d'explosion, il aurait dû sentir où il se trouvait. Quelque chose
gênait sa perception. Il pensait qu'une fois débarrassé du
crammplac, il retrouverait ses facultés habituelles. Il avait
remarqué cela lors d'une chasse avec le Prince Majeur. La proximité
de ces bêtes brouillait ses senseurs. Dans ce pays maudit où les
habitants mangeaient des choses immondes venues des grottes, il était
obligé de se fier à son raisonnement et au peu qu'il percevait.
L'anneau avait bondi au moment où la pierre explosait, c'est après
que cela se gâtait. S'il sentait la chaleur et la puissance de
l'explosion, tout disparaissait un instant plus tard. Certains
phalangistes de Quiloma racontaient qu'ils avaient vu une grande
ombre. Jorohery ne la sentait pas. Il avait une vague impression
d'une forte présence mais était incapable de la nommer. En
réfléchissant, il n'y avait que peu de possibilités. Éliminer le
crammplac était indispensable pour qu'il retrouve toute la puissance
de ses pouvoirs. Sans eux, il savait que le Pince Majeur ne l'aurait
jamais écouté. Il ne devait pas connaître l'échec s'il voulait
garder son pouvoir. Grâce à ses lectures des évènements et de la
réalité cachée derrière, il lui avait permis de gagner la course
au pouvoir qui s'était engagée à la disparition de l'ancien Prince
Majeur. Il n'avait jamais rencontré cet ancien, mais en avait senti
l'aura qui avait dû être particulièrement puissante pour subsister
ainsi plusieurs saisons après sa mort. La succession avait été une
guerre qui n'avait pas dit son nom entre les héritiers, où l'anneau
avait tenu une place majeure. Il avait une première fois disparu,
mais Jorohery l'avait pisté et retrouvé chez le père de l'enfant
enlevé. A l'époque, il était impossible de faire une attaque de
front. Il avait conseillé son candidat et ils avaient manœuvré
pour faire disparaître ce personnage encombrant. Malheureusement un
enfant était né. Sa disparition avec l'anneau rendait la succession
fragile. Le Prince Majeur devait avoir cet anneau pour être
complètement légitime. Voilà qu'il était à des jours de marche
de la capitale. Les Gowaï, ces maudits sauvages, ne se calmeraient
que si l'anneau était au doigt du Prince Majeur, à moins de les
tuer tous, ce qui n'aurait pas déplu à Jorohery.
Quand Quiloma vint le prévenir du
départ prochain, Jorohery regardait le soleil se lever sur la
clairière. Un petit vent froid soufflait, le ciel à peine couvert
semblait vouloir se dégager. Là-bas dans les plaines glacées,
c’était un signe que le temps allait devenir plus froid. Mais ici,
dans ce pays où l’horizon était fermé par les montagnes, il ne
pouvait pas savoir. Là non plus, il ne pouvait pas savoir. Ce pays
le mettait en colère. Dès qu’il aurait l’anneau, il ferait
massacrer tous ces indigènes afin de nettoyer la terre de ces rites
impurs.
Quiloma était prêt, autant que faire
se peut, pour partir à la chasse au crammplac poilu. Il pensait sans
oser le dire, que dix hommes d’escorte étaient insuffisants. Même
s’il n’y en avait qu’un à chasser, le risque était très
grand. Jorohery avait insisté pour que le maximum d’hommes fouille
la clairière et ses abords. Il ne semblait pas croire que, lors de
l’explosion, certains guerriers aient pu voir un grand être.
Quiloma savait trop bien ce qui se passait quand on s’opposait à
lui. Maintenant qu’il était prince neuvième, il avait trop à
perdre. Il avait eu une longue discussion avec Muoucht sur la
topographie de la région. Ce dernier devait rester dans le village
pour transmettre les ordres. Quiloma comprenait mais trouvait dommage
de devoir se passer d’un homme habile à traquer les animaux.
La colonne s’alignait parfaitement
derrière son prince. Tous étaient de fiers guerriers, les meilleurs
parmi les meilleurs. Ils savaient qu’ils partaient pour une mission
dangereuse. Leur paquetage était prêt pour tenir toute une main de
jours, voire deux mains en se rationnant. La chasse annoncée verrait
leur victoire ou leur mort. Le crammplac poilu était la bête la
plus dangereuse au monde. Silencieuse, puissante et surtout
intelligente, elle faisait peur même au plus endurci. Pour
l’instant, il regardait le Bras du Prince Majeur chausser ses
planches de glisse. Ils furent soulagés de ne pas avoir à le porter
en plus de son ravitaillement. Quand ils s’élancèrent vers la
forêt proche, un pâle soleil brillait derrière quelques nuages.
Seule la froidure du vent était gênante.
Jorohery glissait en tête. Il
remontait vers le col qui avait vu leur arrivée. Il pensait que
là-haut, il aurait une meilleure perception des forces en présence.
Ça lui permettrait de décider de la suite.
53
Kyll regardait le ciel.
- Le vent a tourné. On va avoir une
visite d'un enfant de Sioultac. A-t-on assez de provisions?
- Si on se rationne, on doit pouvoir
tenir, répondit Rhinaphytia.
- Ne crains rien, Kyllstatstat. Je suis
capable de chasser quelle que soit la tempête, pensa Stamscoia.
- Il faut qu'on se protège et qu'on
rentre du bois pour ne pas mourir de froid, ajouta Kyll. Je sens de
la neige, beaucoup de neige.
Joignant le geste à la parole Kyll se
dirigea vers l'entrée de la grotte de la médiation.
- Kyllstatstat, il faut que je te
parle.
- Commencez sans moi, dit-il aux trois
autres, j'arrive.
Se rapprochant du crammplac, il demanda
:
- Qu'est-ce qui se passe?
- Les hommes que tu nommes des
extérieurs, viennent de se mettre en chasse pour me tuer. C'est
RRling aux yeux rouges qui me prévient.
- Elle ne peut pas t'aider?
- Elle va me tenir au courant de leurs
déplacements jusqu'à ce que le souffle de Sioultac l'en empêche.
Elle ne peut pas intervenir, ils
possèdent un bâton de force rouge. C'est à moi de régler ce
problème.
- Un bâton de force rouge ! Qu'est-ce
que c'est?
- C'est vrai que tu ne sais rien
Kyllstatstat. Notre monde est venu pénétrer le tien sans prévenir.
Il y a beaucoup de choses que tu ne connais pas. Je ne peux tout te
raconter car ma connaissance est limitée aux miens. Le bâton de
force rouge permet aux hommes d'imposer leur loi aux loups noirs. Il
vient des grands êtres et un seul fragment du bâton permet d'avoir
le pouvoir sur les meutes.
- Ils ne peuvent pas désobéir?
- Le bâton a été cassé et
actuellement seuls persistent des fragments qui manquent de
puissance. Dès qu'il s'éloigne les loups sont libres. Si RRling
essayait d'attaquer ces hommes, elle serait défaite.
- D'où vient ce bâton?
- Je ne connais pas les légendes des
hommes. Les miens savent que les grands êtres ont la puissance et
savent l'utiliser. Quand arrive un grand être nous nous soumettons,
comme tous se soumettent. Parfois, ils enferment leur pouvoir dans
des objets et les donnent à leurs enfants. Tel fut le bâton. Ne
vous éloignez pas de la grotte. Je vais chasser pour vous et j'irai
me battre avec ces hommes.
- Veux-tu que j'interroge les esprits
pour toi?
- Si tel est ton pouvoir alors je veux
bien. Tu me diras à mon retour de la chasse.
Kyll sortit rejoindre ses amis affairés
à ramener du bois. Il regarda partir le crammplac, toujours étonné
de la grâce qui émanait du moindre mouvement de ce gros animal.
54
Le vent les fouetta quand ils
arrivèrent au col de l'homme mort. La neige ne tombait pas mais ils
sentaient qu'elle arrivait. Quiloma regardait le chemin qui partait
vers son pays. Les nuages qui se précipitaient sous l'effet du vent
étaient porteurs des grandes tempêtes. La mission allait devenir
problématique. Ses souvenirs de blizzards remontèrent à son
esprit. Sa phalange avait été prise dans une de ses tempêtes
fréquentes en cette période de l'année. Ils avaient dû leur
salut, à leur cohésion et à la capacité de construire un abri
malgré le vent et les précipitations. Cela avait duré plusieurs
jours. Simple chef de quart, il avait ramené son groupe entier. Il
n'avait eu qu'un blessé sérieux qui avait perdu ses pieds par le
froid. Jorohery arriva à sa hauteur. Il regarda aussi les lourds
nuages noirs. Sans un mot, il fit un tour sur lui-même semblant
scruter les lointains.
- Par là ! dit-il en désignant le
versant le plus exposé.
Quiloma fit la grimace mais ne dit
rien. Les dix hommes suivirent sans un mot. La végétation était
quasi inexistante. Le vent arrivait par rafale, déstabilisant la
glisse. Seul Jorohery ne semblait pas concerné. Il avançait droit
comme un jeune sapin pendant que ceux qui le suivaient luttaient
contre les coups de vents latéraux. La neige se mit à tomber. La
lumière déjà pauvre, diminua encore. Quiloma bénéficiait un peu
de la protection qui entourait Jorohery. Celui-ci semblait être dans
une bulle autour de laquelle les éléments passaient sans le
toucher. Quiloma sentait ses hommes souffrir derrière. La paroi
était raide et le vent fort. Mais on était en chasse, il fallait
serrer les dents.
Quand ils firent une pause derrière le
maigre abri d'un bouquet de sapin, Quiloma vit qu'il manquait un
homme. Jorohery regardait toujours vers la combe plus bas.
- Ne traînons pas, Prince Neuvième,
je sens le crammplac par là.
- Un homme est tombé en traversant
l'à-pic.
- Il en reste neuf et tu as choisi les
meilleurs. Alors continuons, dit-il en repartant.
Quiloma regarda ses hommes essoufflés
qui, penchés sur leurs lances-bâtons, reprenaient leur respiration.
Il vit briller dans leurs yeux des éclairs de haine.
La course reprit. Jorohery en tête
semblait encore voler sur la neige. Derrière Quiloma et ses neuf
hommes luttaient contre un vent et un grésil devenus violents. Plus
haut, hors de leurs vues limitées par les lunettes de protection en
bois, un regard rouge au-dessus d'un museau noir les observait.
RRling envoya son dernier message mental à Stamscoia quand la
lumière baissa. La nuit allait être rude et le lendemain serait
pire. Son instinct ne se trompait jamais. Il fallait protéger la
meute. Elle connaissait, pas loin, une grotte qui serait parfaite.
Elle avait fait ce que celui qui n'a pas son nom avait demandé,
Stamscoia saurait ce qu'il avait à faire.
La lumière était trop basse. Jorohery
le savait mais avait continué. Quand enfin il consentit à
s'arrêter, le vent hurlait, les fines particules de glace
fouettaient tout. Heureusement, il y avait un abri rocheux qui
pouvait les protéger du vent et de la neige. Ils n'étaient plus que
sept. Quiloma interrogea ses hommes pendant qu'ils préparaient le
feu et le manger. S'ils avaient vu la chute du premier homme, la
visibilité était tellement faible que personne ne savait ce
qu'étaient devenus les deux autres. Quiloma était sombre, très
sombre. Jorohery toujours aussi impénétrable, mangeait sans un mot.
Dehors le vent hurlait.
La nuit passa. Quiloma dormit peu et
mal. Quand il ouvrait les yeux, à la lueur de la braise du feu, il
voyait Jorohery dormant assis, la neige volant au-dessus de la paroi
rocheuse et l'homme de garde debout enveloppé dans des fourrures.
Quand la lumière revint, il neigeait toujours, le vent soufflait
peut-être un peu moins fort.
Jorohery était prêt à partir. Les
autres avaient les yeux las de ceux qui ont mal dormi et qui restent
fatigués.
- Nous rentrons dans le territoire du
crammplac. Préparez-vous au combat !
Jorohery poussa sur ses bâtons. Il
avait à peine fait dix pas qu'il disparaissait derrière les vagues
de neige qui se jetaient sur la montagne. Quiloma partit à son tour,
examinant le sol pour ne pas perdre les traces du Bras du Prince
Majeur. Dans sa tête les pensées se mélangeaient. Il pensait aux
deux hommes manquants. Ils avaient pu se perdre. C'est ce qu'il
espérait. Entraînés et approvisionnés, ils pourraient rentrer à
la fin de la tempête. L'autre n'avait pas eu de chance. Le suivant
l'avait vu tomber dans la pente raide et sans obstacle. La visibilité
médiocre n'avait pas permis de savoir ce qu'il lui était advenu.
Puis ses pensées se tournèrent vers Jorohery. Cet homme était
incroyable, dur et inflexible, aux pouvoirs qu'on disait immenses, il
ne respectait pas grand chose. Quiloma pensa qu'il était trop
présomptueux et que cela les perdrait. Avec une telle météo, ils
auraient dû renoncer. Au lieu de cela, ils venaient d'entrer dans le
territoire de chasse du crammplac poilu. Il lui semblait bien loin de
ses territoires habituels. Peut-être était-ce une bête rejetée
par sa horde? Même seul, c'était un gibier très dangereux. Les
bourrasques de vent, de neige, de grésil ne le dérangeraient pas.
Sa peau très épaisse dont on faisait des armures, son poil très
chaud, et jusqu'à la membrane supplémentaire sur son œil qui le
rendait insensible aux agressions faisaient de lui le prince majeur
des animaux. Aller l'affronter avec sept hommes était une folie.
Jorohery sentait la présence de la
bête. Il avait vu des poils sur un arbre et des traces de griffes
sur un rocher mais il ressentait sa puissance qui imprégnait
l'atmosphère. Il approchait de son repaire, il le sentait.
Pourtant la première attaque les prit
par surprise. Dans un passage délicat, les hommes s'étaient
réalignés pour passer sur la corniche. Au-dessus une falaise d'une
dizaine de hauteur d'homme et en dessous une autre barre rocheuse. La
visibilité toujours médiocre avait dicté sa loi. Les hommes
restaient assez près les uns des autres. C'est ce qui avait permis
au crammplac d'attaquer avec autant de réussite. Il avait fait un
bond entre le dernier et l'avant dernier. Fatigué par la matinée de
marche forcée, le guerrier avait eu un instant de retard qui lui
avait été fatal. D'un coup de patte le crammplac lui avait ouvert
le ventre et le thorax. Puis il s'était retourné vers le précédent
et lui avait cassé les reins pendant que l'homme essayait d'utiliser
ses lances qui avaient été empoisonnées.
Quiloma contemplait les dégâts. Il
était plus touché qu'il ne voulait le montrer. Celui qui était
mort était un des anciens de la phalange. Il était là quand jeune
prince dixième, il avait pris son commandement. Il avait participé
à toutes les actions, toutes les campagnes et là, loin de chez lui,
un crammplac l'avait éventré. L'autre était paralysé. Le coup de
patte lui avait cassé la colonne trop haut pour qu'il puisse vivre,
trop bas pour le tuer tout de suite. Quiloma était devant un dilemme
que Jorohery trancha.
- On le laisse là. Le froid s'en
chargera. Nous allons aller le venger.
Reprenant ses lances empoisonnées, il
reprit sa progression. Quiloma arrangea l'homme du mieux qu'il pu et
repartit derrière ses hommes. La neige et le vent avaient diminué.
L'homme ne disait rien. Il connaissait la loi. Quiloma espéra que le
froid lui rendrait la fin plus douce.
La progression était devenue prudente.
La visibilité s'améliorait. Les cinq hommes restant scrutaient avec
attention avant de s'avancer. Seul Jorohery continuait comme si rien
n'était arrivé. Il s'éloignait.
Une zone boisée s'étendait devant
eux. Ils virent Jorohery s'y enfoncer et le perdirent de vue.
Positionnés en étoile, les phalangistes atteignirent le bois sans
encombre. Sous les résineux, il faisait presque nuit mais on y était
à l'abri du vent et de la neige. Quiloma les fit stopper un moment,
le temps de s'accoutumer à la luminosité. Au sol, la couche de
neige était mince, voire inexistante. Quiloma donna l'ordre de
déchausser. Deux par deux, ils accrochèrent les planches sur les
sacs à dos, les quatre autres restant en protection. Brusquement, il
y eut un grand bruit de branches cassées vers l'amont. Toutes les
lances se pointèrent dans cette direction. Le bruit se déplaça
rapidement dans la direction suivie par Jorohery. Quiloma fit mettre
ses hommes au petit trot. Ils suivaient la trace de planches qui
était le seul lien avec Jorohery. On entendit de grands bruits de
bois qui cassent. Il y eut un hurlement, puis le silence. Toujours
trottinant, ils arrivèrent sur un promontoire. Des arbres avaient
été cassés tout autour. Par terre s'effaçant déjà sous la neige
qui se déposait là, du sang frais témoignait de la violence.
Quiloma s'avança en suivant les traces qui allaient vers le bord du
précipice. Il avait d'un signe immobilisé ses hommes à la lisière
du bois.
Sur la plateforme, la neige était
remuée, des morceaux de bois brisés, et des traces de lutte se
succédaient dessinant un chemin qui allait vers le rebord. Quiloma
avança avec prudence, les lances en avant. Un crammplac pouvait
monter une paroi à pic. Il fallait se méfier. Un pas, puis un autre
le rapprochèrent du bord. Une bourrasque le déstabilisa. Il fit
trois pas en arrière, et reprit sa progression. Plus il approchait
du précipice, plus la neige avait été remuée. Le vent avait
heureusement nettement faibli à cet endroit. Les traces larges des
pattes du crammplac étaient évidentes. Il avait attaqué là
détruisant toutes les jeunes pousses. Sous un morceau de tronc, il
vit un fragment de planche à glisser. Jorohery était invisible.
Redoutant de le voir en contrebas, Quiloma se prépara au pire. Il
était à un pas du bord quand il eut un sentiment de danger. Il
s'immobilisa pointa une lance en avant, de l'autre main, il envoya
l'ordre de se rapprocher. Ses cinq guerriers se ruèrent en avant les
lances prêtes. Quiloma vit le projectile arriver. Il l'embrocha de
sa lance droite et vit avec horreur que c'était un bras humain. Au
majeur, il reconnut l'anneau de Jorohery. Il n'eut pas plus de temps,
l'énorme bête venait de surgir. Sa lance droite inutilisable, il
pointa la gauche. Le crammplac la détruisit d'un seul coup de patte.
Les cinq hommes chargèrent, sachant leurs lances trop légères au
lancer pour pénétrer la fourrure d'hiver d'un crammplac poilu. Le
crammplac avant de fuir avait lacéré le thorax de Quiloma. La
dernière vision qu'ils eurent, c'est le sang jaillissant des
blessures de leur prince et une croupe blanche plongeant dans le
précipice. Deux hommes s'arrêtèrent près du prince pendant que
les trois autres atteignaient le bord. En regardant plus bas, ils
perdirent espoir pour Jorohery. La pente était presque verticale,
faite de rochers. Seul un crammplac pouvait trouver des prises
là-dessus.
Celui qui portait un gant à majeur
cerclé de rouge prit la parole :
- Le prince est vivant. Jorohery doit
être mort. La chasse est finie. Il faut le ramener au village.
- Le crammplac ne va pas nous lâcher !
- Tu as raison, Zothom. Il faut qu'on
dégage rapidement. Préparez une civière.
- A tes ordres, konsyli.
- Vous trois surveillez !
- Bien konsyli !
Le konsyli et Zothom préparèrent des
perches et firent une civière. Les trois autres tournaient autour,
les lances pointées, prêts au combat. Mais il n'y eut pas d'alerte.
La neige têtue, continuait à tomber, par contre le vent perdait de
sa force.
Rapidement ils installèrent le prince
inconscient. Ils le calèrent avec leurs sacs et leurs planches de
glisse, le couvrirent pour éviter qu'il n'ait trop froid. Le konsyli
comme tous les chefs de quatre, avait des connaissances dans les
soins de plaies diverses et guerrières. Il avait fait des
pansements, espérant que cela suffirait à ce qu'il ne meure pas.
Ancien de la phalange, il avait eu la fierté de la voir se hisser au
titre envié de meilleure phalange du royaume, grâce au prince
Quiloma. Il ne pouvait envisager sa mort.
Ils prirent le chemin du retour. Deux
hommes s'occupaient de la civière pendant que les trois autres
surveillaient. Les cinq hommes n'étaient plus qu'une volonté :
sauver le prince. Dans cet état, ils ignoreraient fatigue, faim,
douleur pour atteindre le but. Malgré la neige, le vent, les pentes,
le danger, ils courraient.
De pas très loin le crammplac les
observait. Ceux-là ne lui causeraient plus d'ennuis. Kylstatstat lui
avait dit, quand ils s'étaient séparés, de blesser cet homme-là
pour en finir avec les autres. Il lui avait dit aussi de tuer l'homme
qui serait en tête. Les esprits ne l'aimaient pas. Il était une des
incarnations du mal. Stamscoia avait tenté de le tuer. Il l'avait
désarmé, avait pu lui arracher l'avant-bras qui portait l'anneau,
mais l'homme avait roulé en bas de la falaise. Le temps qu'il
s'occupe des restants et qu'il redescende la pente, l'homme avait
disparu. Vu la neige et le vent au fond de cette gorge, le crammplac
avait laissé tomber. S'il n'était pas mort dans la chute, il allait
mourir dans cette combe tué par le froid. Stamscoia avait abandonné
ses recherches. Le principal était de protéger Kyllstatstat.
55
Le vent hurlait. Les hommes se
terraient, quelle que soit leur origine. Ceux de la ville utilisaient
les passages protégés qui leur permettaient de se déplacer pour
aller de maison en maison ou rejoindre les grottes de machpe sans
trop s’exposer. L'enfant de Sioultac pilonnait la région depuis
déjà cinq jours. Le jour existait-il encore? Cette pâle lueur
durant quelques heures ne mettait en relief que les bourrasques de
neige. Elle ne réchauffait ni les corps ni les esprits. L'humeur de
Chountic était toujours aussi sombre. Il ne parlait plus, il hurlait
comme le vent. Tour à tour, il laissait exploser sa colère sur ses
ouvriers, sur les extérieurs, sur Chan, sur le temps, sur Sealminc,
seul Brtanef échappait à son ire. Curieusement en présence de ce
fils, il n’osait pas élever la voix. Heureusement pour sa femme,
il passait le plus clair de son temps à s’occuper des plans de
machpe, ou à boire à la maison commune avec Rinca dont il
entretenait la haine.
Dans la maison Andrysio, Natckin,
Tonlen et quelques autres tentaient de redonner sens à leur monde en
cherchant dans ce qui avait été sauvé, des pistes pour pouvoir
refaire les rites. Le désespoir commençait à s’infiltrer en eux.
Ils ne trouvaient rien et dans cette maison même Tasmi n’avait pas
de vision. Pour Tonlen le monde s’était écroulé. Il ne pouvait
même pas envisager de refaire des rites ailleurs que dans le temple.
Sa plus grande angoisse était de ne pas le purifier correctement. Il
s’usait les yeux et la mémoire à essayer de retrouver avec l’aide
des plus vieux, les passages les plus importants de la Tradition.
Dans le temple, les extérieurs
s’occupaient comme ils pouvaient. Il n’y avait pas de place assez
grande à l’abri pour organiser des entraînements dignes de ce
nom. Méaqui et Qualimpo devisaient, inquiets de savoir Quiloma et
ses hommes dehors. Pour Jorohery, ils ne doutaient pas que tout
allait bien pour lui. Ils supputaient leur chance d’éviter sa
colère quand il verrait qu’ils avaient fait cesser les recherches
de l’anneau au début de la tempête. Cinq jours déjà que Quiloma
était parti à la chasse au crammplac. Qualimpo ne donnait pas cher
de ses chances de revenir vivant. Méaqui était plus confiant. Si
quelqu’un pouvait s’en sortir, c’était bien lui. Il n’avait
pas les pouvoirs de Jorohery mais avait de l’intuition et sûrement
une amulette puissante qui le protégeait. Méaqui ne s’expliquait
pas autrement que Quiloma ait traversé toutes ces campagnes sans une
égratignure.
Mitsiqui maintenait la rigueur du
protocole princier et même s’il donnait parfois son avis, il
incarnait aux yeux de tous, la permanence de leur civilisation. Il
avait su recréer en peu de temps et avec peu de choses, l’atmosphère
d’une résidence princière. Sans le remercier ouvertement, Méaqui
et Qualimpo en étaient fort satisfaits. Cela leur permettait de
garder l’esprit libre pour faire cohabiter les trois phalanges. Des
paris étaient pris sur les chances de Quiloma de revenir. Quoi qu’il
arrive, beaucoup de pièces changeraient de poches. Des disputes
éclataient régulièrement. Les konsyli essayaient de se débrouiller
sans en référer à leurs supérieurs en organisant des
rencontres-combat pour vider les querelles. Mais ce jour-là ça
avait été trop loin. La phalange de Quiloma et la phalange de
Qualimpo s'étaient presque mises en ordre de bataille. Les deux
princes avaient dû intervenir. Qunienka n'avait pas assez d'autorité
pour régler cela. Méaqui comprenait les hommes de Quiloma. Ils
étaient à cran de savoir leur chef dehors par une telle tempête.
On ne pouvait pourtant pas laisser faire pour autant. Techniquement,
il n'était pas possible de punir tous les hommes. Il fallait faire
un exemple. Méaqui prit en mains les opérations. Rassemblant les
seconds des trois phalanges, il fit son enquête. Elle fut rapide. Il
ressortait que le grand gaillard qui portait le nom de Maéri, était
le responsable des coups ayant mis hors de combat quatre guerriers.
Le règlement était clair. Il méritait la mort en combat avec le
roi dragon.
C’est à la nuit que le cérémonial
se déroula. Il eut lieu dans le temple. On ne pouvait y faire tenir
tous les phalangistes. Les konsyli prirent place autour de la salle.
Maéri muni de son épée en bois fit face au roi dragon. Il
connaissait la règle. Face à lui le prince dixième portant le
masque du roi dragon avait ses deux épées en main. De chaque côté
quatre hommes portant une seule épée, symbolisaient les griffes du
roi dragon. Derrière, quatre archers, aux flèches enflammées, se
tenaient prêts pour mimer le souffle brûlant. Maéri ne voyait
aucun des visages. Le prince portait le grand masque, avec la
collerette déployée aux yeux brillants, les autres portaient de
petits masques de bois creusé. S'ils les rendaient méconnaissables,
ils gênaient la vue. Maéri savait que la seule manière de sauver
son honneur était de mourir dignement dans ce combat inégal. Devant
lui les dix épées de métal et les flèches enflammées
symbolisaient la puissance du roi dragon. Son épée de bois et son
petit bouclier rond rappelaient la faiblesse de l’homme. Il regarda
Mitsiqui qui tenait encore haut le fanion du signal. Quand il
abaisserait son bras, la mort se mettrait en marche. Il avala sa
salive, inspira profondément et se rua avant que le tissu ne touche
terre. La patte droite du roi dragon se déploya. Il évita les
épées, para presque tous les coups. Son sang coula mais trop près
de son adversaire, il l’empêchait d’utiliser le feu. Quand la
gueule aux dents acérées et aux yeux brillants se rapprocha trop,
il fit un roulé-boulé. Une flèche l’atteignit au flanc,
provoquant une cuisante douleur. Il continua son mouvement vers la
patte gauche. Son sang coulait sur la terre. Parant du bouclier, les
quatre griffes de métal, il blessa un des doigts du roi dragon qui
se replia. Les trois autres n’en furent que plus agressifs. À la
lueur des torches, les konsyli regardaient le combat. Ils avaient
hurlé leur fierté quand il avait blessé le roi dragon. Ils
hurlèrent encore quand il blessa encore le roi dragon. Ils le virent
se reculer un peu pour repartir au combat. Ses plaies se
multipliaient. Malgré plusieurs flèches qui le brûlaient, il
repartit à l’assaut une fois, deux fois, trois fois, la dernière
fois à genoux. Les crocs acérés explosèrent son bouclier et
reculèrent juste le temps que quatre flèches le transpercent.
Maéri, la poitrine en feu, leva une dernière fois son épée de
bois. Les crocs acérés s’abattirent à nouveau. Il y eut un
instant d’immobilité et de silence, pendant que le sang s’écoulait
emportant la vie du combattant. Puis vint le cri de victoire du roi
dragon poussé par les gorges des porteurs de masque hormis les deux
blessés qui avaient mis genoux à terre.
56
Kalgar bénissait son métier qui lui
permettait d’avoir chaud malgré la rigueur du temps. Sa fille
poussait bien. Elle lui avait souri. Il avait fondu. C'est tout juste
s'il entendait le vent qui faisait siffler la cheminée. Il prenait
l'habitude de voir les extérieurs dans son atelier. Aujourd'hui, il
ne faisait même pas attention à eux. Il avait un long travail pour
réparer les outils pour cultiver les machpes. Il avait vu Muoucht
venu pour lui traduire les demandes des extérieurs. Il en avait
profité pour demander des renseignements sur ces pierres noires
qu'il avait vu utiliser. Son interlocuteur avait eu l'air étonné
qu'ils ne les connaissent pas. L'homme qui portait un anneau rouge au
majeur droit, avait déclaré qu'il allait en discuter avec ses chefs
pour qu'on en donne un peu à Kalgar pour qu'il fasse le travail pour
eux. L'esprit de Kalgar était à la fois occupé à la tâche du jour
et à imaginer ce qu'il allait essayer s'il obtenait ses pierres
noires qui brûlaient si bien.
Chan écoutait le vent. Il était dans
le même état d'esprit que le temps. Devant lui le malch noir
attendait qu'il y touche. Il n'arrivait pas à croire que la
situation était ce qu'elle était. De mémoire de chef de ville,
cela n'avait jamais existé. Il cherchait où était la faute.
Pourquoi les esprits s'en prenaient ainsi à eux? Ses pensées
dérivèrent sur les sorciers. Il vécut la perte du vieux maître
sorcier comme une catastrophe de plus. Le jeune maître sorcier avait
disparu. Le maître sorcier Natckin ne valait pas ses maîtres. Il
pensait qu'il avait toujours obéi aux esprits. Il en était bien
mal récompensé. Il but un peu de malch noir. Ses pensées
dérivèrent vers les sombres tunnels où se préparait la récolte
hivernale. Ce qu'il avait vu ne le réjouissait pas. Les pots de
machpe ne se remplissaient pas vite. Rinca était moins pessimiste
que lui. Il avait déjà vu des mauvais débuts de pousse qui avaient
bien été compensés par un fin de saison floride. Chan aurait aimé
croire Rinca. Il restait pessimiste surtout avec toutes ces bouches à
nourrir. Les extérieurs chassaient, mais ils vidaient aussi les
réserves de la ville. Il se félicitait du départ de grand chef qui
était arrivé, cela avait fait baisser les exigences des occupants.
Il fallait bien leur donner ce nom. Les extérieurs devenaient des
occupants. Il ne croyait pas, non plus, qu'ils allaient trouver ce
knam d'anneau. Vu toute la neige qu'ils avaient remuée, ils
l'auraient déjà trouvé. Comment allait-on pouvoir répartir la
pénurie? Chaque maison allait vouloir garder ses provisions. Il
n'avait pas d'exemple de partage facile. Lors de la dernière famine
quand le père de son père vivait, ils avaient eu recours à la
force pour obliger certains à partager. Aujourd'hui, il ne pouvait
pas prévoir, tout dépendait d'évènements qu'il ne pouvait
maîtriser. Chan avait l'impression de tourner en rond. Il finit son
verre et alla s'occuper de ses propres grottes.
Kyll écoutait le hululement du vent et
le crépitement du grésil sur la roche, assis le dos à la paroi,
les genoux ramenés sous le menton. Un enfant de Sioultac mettait une
main ou deux mains de jours pour passer. La première était passée
sans qu'il ne semble s'affaiblir. Les quatre amis avaient investi la
chambre reculée de la grotte de la médiation pour en faire le lieu
de leur repos. Le petit couloir qui allait vers la salle aux
machpsapsa, avait été déclaré sacré par Kyll sans que les autres
ne s'y opposent. Le Crammplac allait et venait sans se soucier du
temps. II ne semblait pas affecter par les bourrasques. Sa chasse
était souvent fructueuse. Il ramenait aussi du bois mort pour
entretenir le feu qui brûlait au fond de la grotte à l'entrée du
passage.
- Tes rêves sont-ils agréables ?
demanda Rhinaphytia.
Kyll releva la tête.
- Pas tellement, Rhina. Je pense à la
ville, au temple. Comment s'en sortent-ils? Je continue à
m'interroger sur cet appel qui m'a fait tout quitter.
- Pourquoi ne ferait-on pas un rite
divinatoire?
- On peut en dehors du temple?
Intervint Nomenjaari
- Je pense, reprit Kyll, j'ai fait
quelque chose comme cela en goûtant au machpsapsa.
- Tonlen m'a toujours appris qu'on ne
le pouvait pas!
- Pourtant à la grotte de la
médiation, il y a des rites.
- Oui mais ce ne sont pas ceux du
Temple. On ne peut faire une divination en dehors du Temple. Tonlen
est formel.
- Qu'est-ce qu'on risque à essayer ?
demanda Rhinaphytia. Avec cette tempête, ça nous occupera.
- Tu manques de respect aux rites, dit
Nomenjaari
- Ne vous disputez pas, intervint
Iaryango, vous avez tous les deux raisons. Les rites sont importants,
mais pourquoi ne pas profitez de ce temps d'attente pour tenter
quelque chose.
- Iaryango a raison. Nomenjaari que te
faut-il pour m'assister dans un rite de divination?
Ils se mirent tous à la préparation.
Ils transposèrent ce qu'ils savaient faire dans le Temple à la
grotte de la médiation. Sans bougie, ils utilisèrent des torches.
Sans bois odorant, ils brûlèrent des morceaux de machpsapsa. Kyll
entra très rapidement en contact avec le monde des esprits. Par
rapport à d'autres, il en gardait la mémoire. Il vit la ville sous
la domination des extérieurs. Le mot « occupation »
résonnait chez tous les habitants de la ville. L'espoir manquait.
Pourtant l'avenir n'était pas complètement noir. Une lumière,
petite mais nette, s'élevait des enfants. Kyll ne les reconnut pas.
La scène n'était pas claire. Il ne savait s'il se situait dans le
passé ou dans l'avenir. Il se concentra sur l'enfant qui lui
semblait le plus prometteur. Il s'en approcha. Au moment où il
pensait pouvoir prendre contact avec l'esprit de l'enfant, ce fut
comme s'il avait reçu une gifle magistrale. Il sortit brutalement de
la transe :
Kyll dit :
- L'enfant d'hiver fait revenir l'été
!
57
La fin de la tempête fut assez
brutale. Le silence se fit, laissant les hommes et les bêtes
étonnés. L'aube pâle se levait. Un vent moyen poussait des nuages
qui s'effilochaient. Une certaine tension régnait dans le temple
occupé. Qualimpo et Mitsiqui s'interrogeaient sur les chances de
voir revenir les chasseurs. Méaqui avait envoyé ses hommes faire le
guet pour signaler l'arrivée de Quiloma. La matinée passa
lentement. Les villageois profitaient du calme pour arranger ce que
ce fils de Sioultac avait détruit ou abîmé. S'ils lançaient des
regards toujours apeurés vers les soldats, ils travaillaient sans
s'arrêter. Un groupe dirigé par le chef était même venu pour
réparer le toit d'une dépendance du temple. On les avait laissé
faire. Au repas de la mi-journée, à la table où mangeaient les
princes et leurs seconds, l'humeur était morose. Les guetteurs
n'avaient rien vu venir. Méaqui se forçait dans la bonne humeur en
expliquant que ce « franc-tireur » de Quiloma avait
sûrement trouvé un abri et qu'on allait le voir débouler bientôt.
Qualimpo voyait mal le groupe survivre. La tempête avait duré trois
fois une main de jours. Rester dehors par des froids pareils avec
rien à manger et probablement sans feu, ne laissait que peu de
chance de survie au groupe. Qunienka était mal à l'aise pour se
positionner. Il faisait confiance à son prince pour trouver un moyen
de survivre, mais il avait déjà participé à plusieurs chasses au
crammplac poilu. Dix hommes contre une telle bête était une folie.
Son instinct le poussait à croire le
pire, son attachement à son prince à faire confiance. L'autre sujet
tourna autour de la conduite à tenir avec la recherche de l'anneau.
Si le retour de Quiloma restait une question ouverte, celui de
Jorohery ne semblait faire aucun doute. Les deux princes se mirent
d'accord pour laisser un ou deux jours de repos aux hommes après
cette tempête et de fouiller une dernière fois la clairière en
attendant les volontés de Jorohery.
L'après-midi s'étira en longueur. Les
ombres montaient du fond des vallées quand le guetteur donna
l'alerte. Quelques hommes arrivaient du col avec un traîneau tiré.
- Ils n'auront pas le temps d'arriver
avant la nuit. Ils vont lentement.
- Envoyez cinq groupes avec des torches
! dit Méaqui.
Du haut de la tour de guet, les deux
princes regardaient le petit groupe qui avançait doucement. Mazomena
de la phalange de Qualimpo, reconnu pour sa vue perçante, observait.
- Cinq hommes, mon prince ! Ils tirent
une civière avec une forme allongée.
- Peux-tu les reconnaître ?
- Non, mon prince ! Ils ont l'habit de
la phalange du prince neuvième, mais je ne vois pas celui qui est
allongé.
Méaqui jura entre ses dents.
- Je n'aime pas cela.
Maintenant les ombres mangeaient la
vallée. Il ferait bientôt nuit. Les cinq groupes progressaient
vite.
- Il doit y avoir un blessé.
Descendons !
Mazomena continua sa veille pendant que
les princes rejoignaient le temple. Il vit les groupes progresser,
les premières torches allumées à la nuit tombante. Il comprit que
la rencontre s'était faite quand leur progression cessa. Puis très
vite, il les vit redescendre. Il sentit leur inquiétude à la hâte
avec laquelle ils revenaient vers le village. Mazomena rejoignit le
temple pour prévenir les princes. En arrivant en bas de la tour, il
remarqua que Qunienka attendait à la porte.
Ce fut l'effervescence à l'arrivée de
l'expédition. Chaque groupe avait prit en charge un des chasseurs.
Le premier qui arriva fut celui qui tirait la civière.
« Le prince est blessé »
furent les premiers mots qu'entendit Qunienka. Il se précipita.
Écartant les couvertures, il vit le visage du prince. Il était
gris. Qunienka eut peur. Sur un signe de lui, le groupe repartit vers
le temple.
Allongé sur une banquette près du
feu, Quiloma avait la respiration courte et sifflante. Méaqui se dit
qu'il allait mourir. Il n'y avait aucun marabout guérisseur pour lui
venir en aide. Qunienka l'avait installé du mieux qu'il pouvait. Il
avait participé à assez de combat pour savoir que les chances de
son prince étaient faibles. Par rapport à d'autres commandants
qu'il avait eus, Quiloma avait su se faire aimer de ses hommes. Un
konsyli demanda audience. Qunienka sortit de la pièce pour le
recevoir.
- Combien de temps? demanda Qualimpo à
Méaqui.
- Pas beaucoup. Le crammplac l'a
salement ammoché. Je suis même étonné qu'ils aient réussi à le
ramener.
- Et Jorohery?
- Pas de nouvelle. J'attends que les
hommes se reposent et je les interrogerai.
Qunbienka entra avec précipitation.
- Il y a un marabout guérisseur dans
cette ville ! Ou plutôt une marabout !
- D'où tiens-tu cette information?
- Du traducteur.
58
La porte de la Solvette faillit
exploser sous la poussée. Elle foudroya du regard les hommes qui
entraient. Ils s'arrêtèrent tous penauds, ne sachant quoi faire.
Ils portaient un brancard. Un autre homme pénétra dans la grande
pièce qui servait de maison à la marabout du village.
- Qu'est-ce que vous voulez ?
- Sle (Il est blessé, soigne-le!).
- Pourquoi ferais-je cela ?
Muoucht entra juste à ce moment-là
pour traduire. Qunienka se tourna vers lui pour comprendre ce que la
femme disait.
- Quiloma (C'est le prince neuvième
Quiloma, tu dois le soigner !).
- Il n'a pas fait du bien à la ville.
répondit la Solvette sans attendre que Muoucht traduise ces paroles.
- Tu comprends ce qu'il dit ?
interrogea Muoucht
- Oui, le sens de leurs paroles est
clair. Je ne suis pas prête à aider ceux qui sont capables de tuer
comme cela.
Méaqui entra à ce moment-là. Il fit
un signe à Qunienka qui lui résuma ce qui arrivait. Il prit la
parole :
- Ftem (Femme, soigne-le et la paix
régnera ou laisse-le mourir et la mort visitera tout ce village).
- Salaud ! dit La Solvette en faisant
signe aux porteurs d'avancer.
- Tmi (Laisse deux groupes ici, pour
surveiller, Qunienka !).
La Solvette se retourna brusquement,
s'avança vers Méaqui, le fixa dans les yeux et articula froidement
:
- Vous pouvez dire ce que vous voulez
mais dans cette maison, c'est moi qui décide.
Elevant la voix, elle cria:
- Dehors, tous !
Le vent s'engouffra par la cheminée et
souffla telle une tempête dans la pièce, poussant les hommes vers
la porte. Méaqui avait pâli à l'apparition du vent. Luttant contre
lui pour ne pas courir, il sortit quand même plus vite qu'il ne
l'aurait voulu. La porte claqua toute seule derrière lui.
La Solvette, restée seule avec le
blessé, s'approcha du brancard. Avec des gestes très doux, elle
libéra les attaches et les couvertures, découvrant Quiloma
inconscient. Il était brûlant de fièvre. Le sang séché formait
de grandes traces brunes sur le blanc de son vêtement. Certaines
zones suppuraient avec cet aspect humide et malsain qui fit faire la
grimace à la Solvette. Ils lui avaient amené un quasi mourant. Elle
découpa les vêtements fronçant le nez quand certaines odeurs la
touchaient. Elle se posa la même question que Méaqui. Comment cet
homme avait survécu avec de telles plaies au blizzard ? Elle fit un
geste vers la cheminée, le feu se ranima. Elle poussa la paillasse
vers le feu pour mieux voir. Le crammplac avait entamé le cou un
peu, puis ses griffes s'étaient enfoncées dans la cage thoracique,
éclatant les côtes. Les quatre lignes de griffures s'achevaient
sous le nombril en ayant dilacéré la paroi du ventre. Elle continua
à le dévêtir. Enlevant les vêtements souillés de sang, de
sanies, d'excréments, elle le mit à nu. Elle porta le tas au feu,
ne gardant que le gant gauche à cause de l'anneau de couleur teint
au niveau du majeur. Elle regarda quelques instants les flammes
dévorer joyeusement ce curieux combustible. Elle se retourna vers
Quiloma toujours inconscient. Elle le trouva beau et fut choquée de
pouvoir penser cela. Elle refoula cette impression et se concentra
sur les soins qu'il nécessitait.
59
Le surlendemain Quiloma était toujours
vivant. Meaqui avait convoqué Qunienka et les survivants du groupe
de chasse. Qunienka n'avait pas apprécié. Il aurait préféré
entendre son supérieur donner sa version. Sans l'autorité de.son
prince pour le protéger, il ne pouvait qu'obéir. Les hommes avaient
dormi un jour entier. Il avait été attentif à ce qu'ils soient
bien nourris. Il ne pouvait faire mieux pour eux. Ils se retrouvaient
dans la grande pièce devant les deux princes. Le mot enquête
n'avait pas été prononcé. Pourtant tout le monde y pensait. Le
bilan était lourd... Cinq soldats n'étaient pas rentrés, un prince
neuvième était entre la vie et la mort mais le plus grave était
d'être sans nouvelle de Jorohery. Ni Méaqui, ni Qualimpo ne
voulaient endosser la responsabilité de sa disparition. Les deux
princes étaient assis le dos à un des murs, sur une des banquettes
qui surplombaient un peu la salle. Qunienka se tenait debout à deux
pas devant eux. Il regardait vers le centre de la pièce où étaient
les cinq soldats. Ils avaient pris la position rituelle de la
présentation. Un genou à terre, les deux poings fermés posés sur
le sol, bras tendus, ils baissaient la tête en signe de soumission
et de déférence. Qunienka sentit la colère monter en lui. Ce salut
n'avait pas lieu d'être. Ils n'étaient que princes dixièmes et eux
soldats d'un prince neuvième. Ils ne respectaient pas les
convenances. Il se tut pourtant. Il ne voulait pas tenter l'épreuve
de force. C'est Qualimpo qui avait exigé le salut complet. Méaqui
aurait accepté le salut simple.
Dans la voix du konsyli survivant,
Qunienka entendit vibrer la colère. Il pensa que la même colère
les unissait face à ce qui était un manque de respect envers
Quiloma. Voilà encore un fait qui n'allait pas rendre simple la
cohabitation des phalanges. Il se concentra sur le récit que
celui-ci faisait.
-... Nous sommes arrivés dans le bois
sombre, mais le Bras du Prince Majeur avait disparu. Nous ne pouvions
continuer sur nos planches. Le Prince Neuvième nous les a fait ôter.
C'est alors qu'est arrivé un grand chambardement de branches et de
troncs. J'ai su que le crammplac poilu arrivait. Il nous a dépassés
sans s'arrêter. Nous avons couru alors que déjà les bruits de
lutte se faisaient entendre devant nous. A notre arrivée sur la
plateforme, le Bras du Prince Majeur avait disparu. Le Prince
Neuvième s'est approché du précipice et c'est là qu'il a subi
l'attaque du crammplac poilu. Il a pu éviter le pire mais il a perdu
connaissance. J'ai vu où était tombé le Bras du Prince Majeur. Nul
ne peut survivre à une chute de cette hauteur et il avait perdu un
bras. Nous avons décidé de sauver le prince. J'ai fait les
pansements et nous avons préparé la civière.
- Vous n'avez rien fait pour savoir où
était le Bras du Prince Majeur ! aboya Qualimpo. C'est
impardonnable. Vous auriez dû essayer de descendre pour le
retrouver.
Le Konsyli garda le silence. Qunienka
vint à son aide.
- Prince Qualimpo, vous avez raison. La
topographie est la responsable. Le konsyli et son groupe n'étaient
pas équipés pour l'escalade. Maintenant que la tempête s'est tue,
je soumets à votre sagacité ma suggestion : qu'une demi-phalange
parte avec ce konsyli pour retrouver l'endroit et entreprendre les
recherches. Bien équipée, elle aura les résultats souhaités.
Qualimpo le fusilla du regard. Il
allait répondre quand Méaqui prit la parole de sa voix de basse:
- Merci Qunienka de ta suggestion, mais
avant tout j'aimerais entendre la fin du récit de ton konsyli.
Comment ont-ils survécu avec un blessé grave, aussi peu de vivres
et un temps de tempête ?
- Prince Méaqui, nous avons cru mourir
plusieurs fois. La première fut à la sortie du bois sombre. Il y a
là une traversée étroite en pleine pente. Nous n'avions qu'un but
courir le plus vite pour sauver le prince.
Eéri ouvrait la route, Zothom suivait.
Je suivais tirant la civière. Mlaqui poussait. Ivoho surveillait nos
arrières. Le vent nous a déstabilisés. Nous sommes tombés. Eéri
nous a sauvés. Il a eu le temps de bloquer la corde qui nous reliait
sur une souche. Zothom a freiné sa chute quand la corde l’a tiré
en arrière. Sur cette neige glacée, nos planches ne tenaient pas.
Cela nous a pris des heures pour déchausser et remonter les quelques
pas qui nous séparaient de Eéri. Quand nous avons pu nous regrouper
la nuit tombait. Le froid devenait plus intense. J’avais gardé
souvenance de notre chemin. Avant qu’il ne fasse tout à fait nuit,
j’avais repéré la direction des rochers. Nous les avons atteints
à la troisième veille. C’est à tâtons que nous avons retrouvé
l’endroit où nous avions bivouaqué. Nous nous sommes posés là.
Le vent et le grésil continuaient à tout balayer. Notre abri était
précaire. J’espérais pouvoir repartir le lendemain. Nous avons
installé le prince et c’est à ce moment que j’ai constaté la
disparition de Zothom. Nous avons fait le compte des vivres. L’espoir
nous a quittés. Même en nous rationnant sévèrement, nous n’avions
plus assez pour faire face à la tempête. Lors de notre chute, les
paquetages étaient tombés de la civière. J’ai fait coucher les
hommes sur le prince pour le réchauffer. A l’aide des deux
dernières capes qui nous restaient, Eéri et moi avons fait une
cloison contre le vent.
J’ai supplié le Roi Dragon de nous
venir en aide. Sans feu, sans vivre, avec quatre hommes pour toute
escorte, un prince neuvième allait mourir. J’ai fait le serment de
donner ma vie au Roi Dragon selon le grand rite s’il nous venait en
aide.
- Tu sais à quoi tu t’es engagé,
Konsyli ? demanda Qualimpo.
- Oui, Prince ! Je donnerai ma vie
pour nourrir le Roi Dragon quand il se manifestera. Ce sera un
honneur pour moi et les miens.
- Et quelle fut sa réponse ?
- Zothom est revenu. Il avait trouvé
la dépouille de notre camarade mort. Il a récupéré son bardât et
il nous a pistés.
- Dans la tempête ? Tu te moques
de moi ? s’emporta Qualimpo.
- Non, Prince ! intervint Zothom.
J’ai ce don de pisteur. Ma famille vient des terres hostiles du
grand froid. Nous savons. Le Prince Quiloma m’a choisi parce que
j’étais le meilleur de mon groupe.
- Tu oses me répondre sans que je
t’interroge ! Tu mérites une punition. Je te ferai fouetter
pour ton insolence !
- Permettez-moi d’intervenir, Prince
Qualimpo, intervint Qunienka. Seul notre Prince peut prendre cette
décision. Tant qu’il est vivant, il est le maître de nos vies.
- Il a raison Qualimpo, renchérit
Méaqui. La loi est claire. Un prince de phalange est maître dans sa
phalange. Seul un prince de rang plus haut peut intervenir. Quiloma
est prince neuvième, ne l’oublie pas.
Qualimpo fit silence. La couleur
pourpre de son visage rond parlait pour lui.
- Continue ton récit, Konsyli.
- Oui, Prince Méaqui. Zothom a ramené
des vivres mais peu, des vêtements et de quoi faire du feu. Nous
avions laissé des pierres à feu lors de notre passage. Nous les
avons utilisées. Un jour passa, puis un deuxième sans que cessent
les hurlements du vent de tempête. Au troisième jour, le roi Dragon
nous a, une nouvelle fois, favorisés. Un troupeau de ses bêtes que
les locaux nomment clachs, fuyant devant le crammplac poilu est passé
au-dessus de nous. Nous avons senti la terre trembler à leur
passage. La panique courait avec eux. Une bête est tombée de la
falaise et s’est rompu le cou à quelques pas de notre abri, puis
une deuxième s’est écrasée sur le rocher qui nous protégeait du
vent. Le crammplac l’avait éventrée.
- Il n’est pas descendu récupérer
sa proie ? demanda Qunienka.
- Non, c’est pour cela que j’y ai
vu l’action du Roi Dragon. Nous avons profité de leur chaleur en
les traînant dans notre abri. Ivoho les a dépecées et a enveloppé
le prince dans les dépouilles chaudes. Le lendemain le vent a
faibli. La neige tombait toujours mais Zothom et Eéri se sont
relayés pour aller chercher du bois. Dans le sac que Zothom a
retrouvé, il y avait des herbes pour les blessés. Elles ont permis
au Prince de tenir. Une journée a passé. J’ai donné mission à
Zothom de partir en éclaireur vers le village. Il a découvert une
grotte mieux abritée et plus chaude. Nous avons mis une journée à
l’atteindre avec la civière. Dans le ventre de la terre, silence
et douceur régnaient. Le Prince fut installé, le mieux possible.
C’est dans cet abri que nous sommes restés jusqu’à la fin de la
tempête.
- Ton récit fera un beau chant, dit
Méaqui. Je pense comme toi que le Roi Dragon a été favorable à
Quiloma. D’ailleurs ne continue-t-il pas en lui fournissant le plus
joli des marabouts que j’aie jamais rencontré ?
Un sourire apparut sur tous les
visages, même sur celui de Qualimpo. Il se leva pour prendre la
parole quand un de ses soldats entra dans la salle en disant :
- Celui qui est la Voix du Prince vient
vous parler.
Il avait à peine fini de parler que le
messager au col rouge pénétra dans la salle.
Les deux princes se levèrent. Méaqui
fit un signe, tous sortirent sauf Qualimpo et Qunienka. Quand ils
furent seuls avec le messager, ils firent le salut au Prince Majeur.
Qunienka mit genou à terre pendant que Méaqui et Qualimpo mettaient
leurs poings fermés à hauteur de poitrine.
- Ainsi parle le Prince par sa Voix que
je porte.
Il s'interrompit perplexe, regarda
autour de lui.
- Où est le Bras du Prince?
- Nous ne savons pas. Il est parti
chasser les ennemis du Prince avec un groupe de la phalange de
Quiloma et n'est pas rentré.
- Où est le prince neuvième?
- Il a été ramené mourant. Une
marabout le soigne.
Le messager croisa les bras sur la
poitrine. Le silence se prolongea. Il avait fermé les yeux, semblant
regarder à l'intérieur de lui. Personne n'osait faire un geste.
Seul la Voix du Prince pouvait reprendre la parole.
- Qui est le guerrier ?
Méaqui prit la parole :
- Il s'agit de Qunienka, second du
Prince Neuvième.
De nouveau le silence s'installa. Le
messager semblait écouter en lui.
- Moi, porteur de la Voix du Prince,
j'ai à vous transmettre ce nouveau message. Le malheur est sur nous.
Que mes princes valides et mes guerriers viennent jusqu'à moi pour
m'aider dans la guerre qui est mienne. Apportez-moi l'Anneau s'il est
retrouvé sans attendre. Grande est mon impatience. Que le prince
neuvième reste avec ses troupes. Sa mission est de retrouver mon
Bras dont je connais la force et la fidélité. Quand sa mission sera
remplie qu'il vienne à moi. Telle est ma Parole, telle est ma
Volonté.
Les deux princes et Qunienka dirent
d'une même voix :
- Tels seront nos actes !
60
Chan alerté par Sstanch, se précipita
pour voir partir les extérieurs. Il regarda très satisfait partir
les guerriers de la mort.
- Ils partent tous ?
- Je ne crois pas, Chef de ville. Je ne
vois que deux colonnes. Si j'ai bien compris Muoucht. Les premiers
arrivés restent car leur chef est blessé.
- Il est pas encore mort ?
- Non, la Solvette s'en occupe.
- On pourrait peut-être l'aider.
- Je ne crois pas que ce soit une bonne
idée. Ceux qui restent seraient capables de raser la ville.
- Knam ! On ne s'en sortira jamais.
- La bonne nouvelle est qu'ils semblent
se désintéresser de la clairière.
- Allons chez les sorciers. Peut-être
pourra-t-on faire la fête des rencontres ?
Les derniers extérieurs passaient la
porte quand Chan et Sstanch descendirent vers la maison Andrysio.
Chan se mettait à rêver de revenir à une vie normale. La fête des
rencontres était fondamentale dans la vie de la ville. Pendant deux
jours pleins, on oubliait l'hiver et le froid. Les couples se
formaient, ou se déformaient pour se refaire différemment. Passée
cette date, les enfants conçus naîtraient au printemps avec les
premières récoltes. Si la cérémonie de la Boucle Noire
représentait le départ d'un nouveau cycle, elle était un hommage
au combat des Dieux. La fête des rencontres était celle de la vie
qui repart. Elle servait aussi à régler les problèmes de la
communauté. Les couples étaient libres de se séparer et de se
refaire. Chan savait qu'après chacune de ces fêtes, il lui fallait
reconnaître et écrire sur le grand mur de la maison commune les
nouvelles alliances et les mouvements des biens qui suivaient
invariablement le mouvement des hommes. Avec la présence des
étrangers, il espérait un faible nombre de conflits. Il n'était
jamais facile de régler au mieux les tensions qui apparaissaient à
ces moments-là. Quand le temps était bon, un grand feu était fait
dans la clairière de la dislocation pour inviter tous les défunts à
venir se mêler aux chants des vivants. Certains racontaient que
parfois, on voyait danser les flammes et qu'on pouvait y reconnaître
tel ou tel disparu. Les sorciers, maîtres dans l'art divinatoire,
interprétaient ces arabesques et délivraient les messages des
esprits des défunts. Encore fallait-il qu'ils ne déclarent pas la
clairière impure.
Quand ils arrivèrent à la maison
Andrysio, ils entendirent des éclats de voix. Sans comprendre les
paroles, ils reconnurent Natckin mais pas le deuxième dont le timbre
plus grave ne portait pas à travers la porte. Ils frappèrent à la
porte. L'échange s'arrêta. Un disciple vint leur ouvrir. La porte
s'entrebâilla doucement et s'ouvrit en grand quand il les reconnut.
- Je vous annonce, Maître de ville.
Chan et Sstanch attendirent derrière
la porte. Cela leur permit de s'accoutumer à la luminosité dans la
maison. Chan s'en rappelait l'aspect avant l'arrivée des guerriers
de la mort. La porte s'ouvrait dans une grande pièce avec de
nombreuses portes permettant d'accéder aux espaces privés de chacun
des membres de la famille. Aujourd'hui, la grande pièce avait été
divisée en plusieurs espaces avec des palissades. Le disciple
portier revint les chercher.
Partout où portaient les yeux de Chan,
il y avait du désordre. Ils passèrent devant un espace à droite où
étaient entassés ce qui lui sembla être des vêtements de
cérémonie. Quelques disciples les manipulaient avec beaucoup de
précaution. Il n'eut pas le temps de s'appesantir que déjà un
autre espace se dévoilait à lui. C'était la cuisine, puis vint une
espèce de dortoir et sur la gauche, près de la fenêtre qui donnait
sur la vallée et près de laquelle la patriarche Andrysio aimait à
se tenir, il vit Natckin. Avec lui se tenait Tonlen, toujours aussi
droit et aussi raide mais dont le teint empourpré signalait qu'il
était un des interlocuteurs dans la dispute. Chan pensa que le sujet
devait être particulièrement sensible pour qu'il les ait entendus
depuis la rue.
- Ah ! Maître de Ville Chan, C'est un
honneur de vous voir ici, dit Natckin avec un sourire un peu forcé.
- Je suis désolé de vous déranger
dans vos activités. Je pense à la fête des rencontres...
- Je ne sais si nous pourrons
l'organiser.
- On ne peut pas ne pas la faire !
- Venez avec moi, Maître de ville, que
je vous montre nos pauvres installations.
Natckin se dirigea vers le fond de la
pièce. Tonlen sembla se renfrogner mais ne dit rien. Sur un geste de
Chan, Sstanch resta avec. Tasmi comme toujours emboîta le pas à
Natckin.
- Il nous accompagne ? demanda Chan.
- Je ne peux rien faire, c'est Kyll qui
me l'a donné pour que je le forme. J'ai beau lui répéter qu'avec
les évènements, il est dispensé de me suivre, il ne fait que
redire que le Maître Sorcier lui a donné la mission de se former en
devenant mon disciple personnel.
S'adressant à Tasmi, il lui dit :
- Reste en arrière. Tu n'as pas à
entendre. Tu n'es pas encore prêt à cela.
- Oui, Maître Natckin. Comme vous
voudrez, Maître Natckin.
Levant les yeux au ciel, Natckin poussa
la porte qui séparait la maison d'habitation de la grange. Chan le
suivit et Tasmi ferma la marche. Le froid se fit vif. L'odeur des
provisions et du fourrage pour les bêtes emplit l'air. Chan vit
qu'on avait dégagé une partie des gerbes pour laisser libre un
grand espace. Natckin fit signe à Chan d'avancer et s'adressant à
Tasmi, il dit :
- Toi, tu gardes la porte. Que personne
ne nous dérange.
Se dirigeant vers le fond de l'espace
dégagé, il s'assit sur un banc. Chan le rejoignit. Tasmi croisa les
bras sur la poitrine et prit un air aussi imposant qu'il put devant
la porte.
- Regarde, Chan, dit Natckin d'un ton
las. J'ai essayé ici de refaire un espace sacré pour nous servir de
Temple. Tonlen, le maître des cérémonies n'est pas d'accord. Il
dit qu'on ne peut rien en dehors des lieux consacrés. Je finis par
penser qu'il a raison car nous n'arrivons à rien. Chacune de nos
tentatives est un échec.
- Oui, mais la fête des rencontres ?
- Pour qu'elle se déroule sous de bons
auspices, nous devons la préparer par de nombreux rites. Sinon les
esprits peuvent se mettre en colère contre nous. Le père de ton
père a vécu une fête des rencontres mal préparée. C'est l'ancien
Maître sorcier qui nous l'a racontée. Il était encore jeune et
l'hiver avait été difficile. Le Maître Sorcier de l'époque avait
fait beaucoup de rites divinatoires et avait brûlé tant de bois
odoriférant qu'il a manqué dans les préparations de la fête des
rencontres. La fête avait mal tourné avec une tempête brutale qui
l'avait interrompue et puis il n'y avait quasiment pas eu d'enfants
ce printemps-là. Et aujourd'hui les conditions sont pires. Nous
n'avons pas de bois, ni d'herbes pour les rites, nous avons perdu
beaucoup de nos habits sacrés et par-dessus tout, nous avons perdu
le Temple et la clairière a été souillée. Je ne sais pas purifier
un lieu. Tonlen se refuse à essayer. Il a trop peur de fâcher les
esprits.
- Tu veux dire que tu ne connais pas
les rites.
- Non, Maître de ville, je ne connais
pas les rites car il n'y en a pas. Nous n'avons aucune trace des
rites de consécrations du Temple ou de la clairière. Nos écorces
mémoires ont été brûlées. Nous sommes comme des poulets sans
tête, nous courons en tous sens, nous nous agitons mais rien ne se
passe.
- Et le Maître Sorcier Kyll, l'a-t-on
retrouvé?
- Encore un mystère, Maître de ville.
Nul ne sait où il est. L'équipe que j'ai envoyée pour le chercher
n'est pas rentrée. Avec la tempête, je crains le pire.
- D'accord, mais lui saurait-il ?
- Peut-être. Ses connaissances sont
sûrement supérieures aux miennes dans ce domaine.
- Bon, je vais donner des ordres pour
qu'on le retrouve.
- Je ne crois pas qu'il ait pu
survivre. Il a fait trop froid. Sans provisions, sans chauffage, il
est probablement parti rejoindre les grands ancêtres.
- Tu es le nouveau Maître Sorcier,
alors ! Tu peux donc décider.
- Ce n'est pas si simple ! Nous ne
savons pas où est son corps. Il faut lui donner une sépulture
correcte et accompagner son esprit dans le passage des morts. Ce
n'est qu'une fois ce devoir accompli que je pourrais prétendre au
titre de Maître Sorcier.
- On ne peut pas s'en sortir.
- Je suis bien d'accord. C'est pour
cela que je proposais à Tonlen de tenter de faire une grand rite
dans cet espace pour...
Natckin s'interrompit. Il resta la
bouche ouverte, regardant devant lui semblant ne pas comprendre. Chan
mit quelques instants avant de regarder ce qui pétrifiait le
sorcier. Comme Natckin, il resta bouche bée.
Tasmi s'avançait vers eux en marchant
mais sans toucher terre. D'ailleurs, il ne marchait pas, il lévitait
à un pied du sol. De ses yeux, on ne voyait plus que du blanc. Il
leva doucement le bras, pointant le doigt vers Natckin.
Violemment la porte s'ouvrit, Tonlen
entra en courant :
- Je ne peux être d'accord...
Il s'arrêta brusquement devant le
tableau. Tasmi se retourna d'un bloc.
- Par la bouche du seul disciple qui
fasse encore ses exercices, je m'adresse à vous. Maître officiant
Tonlen, vous êtes dans l'erreur. Le Temple n'est pas le seul endroit
pour les rites.
- Mais qui es-tu, esprit qui possède
Tasmi ? demanda Tonlen
- Je ne suis pas un esprit mais le
Maître sorcier Kyll.
- Maître Sorcier, nous avons tout
perdu !
- Oui, enfants du Temple, tout semble
perdu et le malheur est sur notre ville. J'ai vu ce qui est arrivé à
la famille d'Andrysio.
Tasmi se retourna vers Natckin.
- Toi, Maître parmi les sorciers, même
si tu doutes, remplis le rôle qui est tien. Tu es sur la bonne voie,
celle qui purifie. Tu voulais la place du Maître Sorcier, tu en
supporteras la charge pour la ville.
Natckin ouvrit des yeux exorbités et
tomba à genoux.
- Maître Sorcier Kyll, je me suis
montré incapable de défendre le Temple, je ne suis pas digne...
- Non, Natckin, tu n'es pas digne, mais
personne ne l'est.
Chan regardait cet échange
complètement tétanisé. Tonlen qui restait lucide, demanda :
- Qui nous prouve que tu es celui que
tu dis et pas un esprit qui profite de notre faiblesse?
Tasmi de nouveau pivota sur lui-même.
- Je vous reconnais bien là, Maître
officiant. La réponse à votre question est dans cette maison même.
Sous vos pieds, il y a une cache. Rappelez-vous la disparition du
rouleau d'écorces sacrées qui avait tant ému notre vénéré
Maître Sorcier que j'ai accompagné. Creusez et vous trouverez.
De nouveau Tasmi pointa son doigt vers
Natckin :
- Sois mon représentant ici. Fais
reprendre la discipline du Temple dans cette maison. J'ai fait un
rite de divination. Prépare la fête des rencontres. Elle est vitale
pour notre ville. Je reprendrai contact avec vous quand viendra le
moment.
- Maître Sorcier, où êtes-vous ?
La question resta sans réponse. Tasmi
s'effondra au sol. Tolen se précipita. Se penchant sur lui, il
l'examina.
- Alors ? demanda Natckin.
- C'était bien une possession.
Difficile de dire si c'était vraiment le Maître Sorcier.
- Il a donné un signe, il n'y a qu'à
creuser là.
Chan s'approcha des deux sorciers.
- Excusez-moi, Maîtres sorciers, mais
je crois que j'en ai assez vu pour aujourd'hui. Je reviendrai pour
discuter de la fête des rencontres.
- Maître de ville, dit Natckin, tu as
entendu le Maître Sorcier Kyll. Cette fête doit avoir lieu. Je ne
sais pas comment nous allons la préparer, je ne sais pas où est le
Maître Sorcier, mais je sais qu'il est présent avec nous et j'ai
foi en ses paroles.
Chan salua les sorciers et se retira.
Sstanch quand il le vit, fut pris d'inquiétude :
- On dirait que vous avez vu un fantôme
!
- Presque, Sstanch, presque.
61
Son ventre lui faisait mal. Peut-être
allait-il mourir? De sa langue rouge et bifide, il lécha la plaie.
La pierre l'avait frappé là où son ventre n'avait pas encore de
carapace. Depuis ce jour maudit, il s'était réfugié dans la
profondeur de la caverne. Heureusement, il l'avait trouvée avant la
blessure. Face au soleil, l'entrée surplombait une falaise. Les
vents n'arrivaient pas jusqu'au fond de ce bout de vallée. Elle
était idéale pour en faire son repaire. Son regard se posa sur
l'Anneau. Ses yeux brillèrent encore plus, prenant la couleur de
l'or en fusion. Il en ronronna de plaisir. Maudite soit la blessure,
mais béni soit l'Anneau, son premier trésor. Il laissa son esprit
vagabonder. Son premier souvenir conscient lui revint en mémoire :
- Viens, je suis arrivé !
Il entendait encore ce cri résonner
dans sa tête. C'était plus qu'un ordre. Il avait déployé ses
ailes encore humides et était parti sans se retourner. Il était
tellement pressé de répondre qu'il avait oublié d'où il venait et
ce qui précédait. C'est à peine s'il avait gardé comme une
impression de bruit de fracture, et de morceaux d'écailles qu'il
avait brisées pour se libérer. Le vent était grisant. Il avait
tout de suite aimé le vol. Cela aurait duré des heures si son œil
n'avait pas repéré le troupeau. Ça n'avait pas de nom mais il
était sûr que c'était bon à manger. Il avait attrapé une des
plus petites bêtes dans ses griffes. Les autres avaient fui.
Heureusement, car il n'avait pas réussi à redécoller avec une
telle charge. Le goût de la chair chaude et saignante ne fit que lui
donner envie de recommencer. Plusieurs jours passèrent à ces
plaisirs. Les bêtes ne comprenaient rien. Elles fuyaient mais
toujours trop tard et le lendemain, elles étaient revenues. De jour
en jour, il se voyait grandir et prendre des forces. Il avait presque
oublié le premier cri quand de nouveau, il occupa sa conscience :
- Viens !
C'était un impératif. Laissant le
troupeau et ses agapes, il reprit son vol. Sans avoir appris, il
savait. Il sentait, l'appel venait de là-bas. S'il avait bien forci,
il manquait d'endurance. Un autre troupeau détourna son attention.
Il attaqua. Il apprit douloureusement que les coups de cornes font
mal. Il eut une patte endolorie plusieurs jours. Il bénit sa
carapace noire qui l'avait protégé. Sans elle, il aurait été
blessé comme par cette lumière qui avait explosé dans la nuit
alors qu'il venait chercher l'Anneau. Il tata son ventre. Non, il ne
mourrait pas. La plaie suintait plus qu'elle ne coulait. Il avait
quand même très mal, trop pour voler dans ce temps de vent et de
neige. Il n'avait rien mangé depuis des jours et la faim le
tenaillait. Il se dit que bientôt, il pourrait reprendre ses vols.
Il se retourna serrant l'Anneau dans ses griffes. Il pensa qu'il lui
faudrait trouver une cachette digne de lui, en attendant l'arrivée
de celui qui l'avait appelé. Il se laissa aller au sommeil.
Dans la demi-conscience de sa
somnolence, il revécut les vols au-dessus des terres gelées où
couraient de délicieuses proies. Qu'il fasse jour ou qu'il fasse
nuit, son œil était attiré par leurs mouvements prémisses de
festin. Quand il était arrivé au lieu de l'origine de l'appel,
l'appelant avait disparu. La morsure de la déception lui serra à
nouveau le cœur. La rencontre n'aurait pas lieu. Il resta à
proximité ne sachant quoi faire. La réponse était venue
curieusement. Alors qu'il cherchait des proies pour rassasier son
inextinguible faim, il les avait sentis. La sensation était
nouvelle. Il n'était plus seul à penser. Il existait d'autres êtres
pensants. Il se tint à distance, mais pas trop, essayant de
comprendre ce qu'il ressentait. Leurs pensées avaient un goût
étrange. Certaines étaient désagréables, d'autres chatouillaient
agréablement, mais toutes parlaient du danger à s'approcher. Il
avait pris ses distances. Un troupeau bien savoureux l'avait aidé.
Il s'était abattu sur une belle prise, lui brisant le cou d'une
seule morsure. C'est alors qu'il s'aperçut de la présence. Ce
n'était pas l'appelant, mais sa parole était claire et calme :
- Bonjour, Seigneur Dragon. Mon vieux
cœur est en joie de t'avoir vu. Je suis un être debout. Mon nom est
Mandihi.
Tout en dévorant son repas, il avait
regardé l'être debout. Ça n'était pas bien gros, pourtant son
instinct lui disait de se méfier de ses semblables.
- Tu as raison, Seigneur Dragon, si je
suis un être de paix, nombreux sont mes frères de guerre.
Il pensa que ce Mandihi le comprenait.
- Tu as raison encore, Seigneur Dragon,
je peux te comprendre. J'ai lu le grand livre de la nature. Il m'a
dit que je te verrais avant que de rejoindre mes ancêtres. Sais-tu
ton nom?
- Je suis moi, être debout. Cela me
suffit.
- Viendra un jour, où tu voudras un
nom. Alors il te faudra l'Anneau et son porteur...
Il avait beaucoup appris avec Mandihi.
C'est par lui qu'il avait entendu parler de l'Anneau, de l'enfant et
de la chasse. C'est encore lui qui lui avait parlé de Quiloma le
maître des chasseurs. Il avait découvert qu'en pensant à Quiloma,
il pouvait sentir vers où aller. Mandihi lui avait encore révélé
bien des choses. Il avait enregistré tout cela et bien d'autres
pensées non dites qu'il avait perçues. Mandihi l'avait guidé
jusqu'à une grotte.
- Ici, ont vécu ceux qui furent. Leurs
Noms sont gravés sur cette paroi.
Plus que les symboles des êtres
debout, il avait communié avec l'esprit de ceux qui avaient été
comme lui et qui avaient vécu ici. Si beaucoup de vérités lui
furent révélées, d'autres attendraient qu'il revienne avec
l'Anneau et son porteur. C'est en sortant de la caverne qu'il avait
entendu l'appelant appeler. Il tourna brusquement la tête vers la
région du soleil levant. Le geste n'avait pas échappé à Mandihi.
- Ton destin appelle ?
- J'entends son cri. Adieu, toi qui fus
lumière pour ma nuit.
- Je pourrai partir en paix, Seigneur
Dragon, puisque j'ai accompli ce qui doit l'être.
Il avait décollé sans se retourner.
Il pensa à l'appelant mais aussi à la chasse, aux chasseurs, à
Quiloma. Tout semblait lié mais il ne savait pourquoi.
62
Dans le petit matin, les deux hommes se
glissaient d'ombre en ombre. Ils rasaient les murs, évitant les
rafales de vent, mais restant à l'aguet. Ils s'arrêtèrent
plusieurs fois pour laisser passer des patrouilles d'étrangers, de
ces démons blancs à qui ils devaient d'être là.
- Ça va ?
- Ça ira mieux quand on sera arrivés!
L'homme qui avait répondu à voix
basse, s'était appuyé sur le mur. Il reprenait son souffle.
- On est bientôt arrivés.
Le deuxième homme remit son bras sous
les épaules de son compagnon et il l'aida à se remettre debout. Ils
continuèrent leur progression. Heureusement, ils descendaient, ce
qui rendait la marche plus facile. Boîtant bas, accroché à son
jeune aide, Bartone, un des fils de la maison d'Andrysio, se
dirigeait vers la maison de la Solvette. Comme ceux de sa famille, il
avait eu une rencontre désastreuse avec les démons blancs. Dans les
grottes de machpes, il avait voulu s'opposer à un de ces trios
patrouillant dans les couloirs. Un coup d'épée l'avait mis au sol.
C'est l'intervention de Sstanch qui lui avait probablement sauvé la
vie. Celui-ci bénéficiait d'un certain respect des étrangers,
respect fondé sur sa qualité de combattant. Il avait aussi demandé
à Muoucht de lui enseigner quelques rudiments de leur langage.
S'entendre interpeller dans leur langue avait bloqué l'action des
soldats blancs. Sstanch avait ensuite hurlé sur Bartone et son
groupe les obligeant à reculer dans un couloir latéral. La
patrouille était repartie sans chercher à aller plus loin.
Aux reproches de Sstanch avaient
répondu la rancœur et la haine de Bartone. Bistasio était
intervenu avec quelques autres pour éviter qu'ils n'en viennent aux
mains. Une fois la tension retombée, Bartone avait senti ses jambes
le lâcher. Bistasio l'avait une première fois soutenu. L'examen de
la plaie lui avait fait faire la grimace. Le sang poissait le tissu
sur le flanc. Sans expérience de ce genre de plaie, ils prirent
peur.
- Faut aller voir la Solvette, sinon ça
va mal finir.
- Mais non, Bistasio, ça va passer. Je
vais aller m'allonger un peu.
- Vous êtes le dernier de la maison
d'Andrysio. On ne peut pas courir ce risque.
La fatigue aidant, Bartone s'était
laissé convaincre d'aller voir la Solvette. Arrivant près de sa
maison, se posa la question de la présence de gardes en raison de
celui qu'elle hébergeait. Bistasio aida son maître à s'asseoir sur
un muret.
- Je vais aller voir et je reviens vous
chercher.
Bartone répondit d'un geste las de la
main, lui faisant signe de partir. Quand Bistasio tourna pour
s'engager dans la ruelle de la Solvette, il marqua un court arrêt.
De chaque côté de la porte, il y avait des gardes. Comme toujours
avec un parfait ensemble, ils firent face. Il s'avança lentement,
les mains en avant paume en l'air pour montrer qu'il ne portait pas
d'armes, puis faisant des signes vers la porte en disant :
- Je viens voir la Solvette ! Je viens
voir la Solvette !
Les lances se mirent en travers de son
chemin. Bistasio sentit la sueur lui couler dans le dos. Il continua
d'avancer quand même, il ne pouvait pas laisser Bartone dans cet
état. Les lances se firent plus menaçantes. Il avança montrant ses
mains vides et criant presque sa demande. Quand le fer de lance
toucha sa poitrine, il s'arrêta.
- Mais ça va pas ! hurla la voix de la
Solvette.
Les gardes se retournèrent comme un
seul homme. Dans sa robe couleur feuilles d'automne, venait de surgir
la propriétaire des lieux. Ses yeux étaient d'un noir profond comme
la parure des charcs qui semblaient arriver de partout comme par
magie. Devant cette apparition, les gardes laissèrent la place.
- Ça ne vous suffit pas de rester
plantés là, il faut en plus que vous fassiez peur à tout le monde
!
Même s'il ne comprenait pas le sens
des paroles, le ton était clair. Baissant la tête devant cette
marabout dont la rumeur amplifiait les pouvoirs, ils se réfugièrent
à l'opposé de la Solvette et de Bistasio.
- Alors qu'est-ce que tu veux ?
Le ton n'avait pas changé. Bistasio
avala sa salive :
- C'est pour Bartone, il est blessé.
- C'est pas possible, ils ne sauront
jamais se tenir tranquilles dans cette maison ! Amène-le !
- Mais les gardes ?
- Quoi les gardes ? cria la Solvette,
Ils vont se tenir tranquilles, les gardes, ou ils auront affaire à
moi.
D'un doigt impératif, elle fit un
geste vers les charcs. Aussitôt, tout un groupe se posa sur la route
entre les gardes et eux. Se tournant vers Bistasio qui regardait la
scène avec des yeux ronds, elle ajouta :
- Bon, tu vas le chercher ?
Il partit en courant vers le bout de la
rue chercher Bartone. La Solvette fit demi-tour et pénétra dans la
maison. Les gardes blancs ne firent pas un geste quand ils virent
apparaître Bistasio soutenant Bartone. Ils ne reprirent leurs place
que lorsque les deux hommes eurent passé le seuil de la porte et que
les charcs eurent décollé.
Dans la pénombre, la Solvette semblait
occuper toute la place. Elle donnait des soins à l'un ou l'autre
blessé qu'elle n'avait pu remettre à sa famille.
- Mets-le là ! dit-elle en désignant
un grabat. Alors Bartone, qu'est-ce que tu as fait ?
D'une voix altérée par la souffrance,
il répondit:
- C'est ces maudits qui m'ont fait ça.
Elle ne répondit rien, mais entreprit
de le déshabiller. Bartone, le plus jeune fils de la maison
Andrysio ne devait son salut qu'à son absence avec Bistasio et deux
autres serviteurs, au moment de l'attaque. La plaie n'était pas
belle. Celui qui avait porté le coup savait ce qu'il faisait. Les
bords étaient déchiquetés. La cicatrisation serait longue. Le plus
inquiétant venait du saignement qui ne s'arrêtait pas. Elle le fit
passer de la position assise à la position allongée. Prenant des
mousses et des herbes, elle fit un emplâtre qu'elle appliqua sur le
flanc de Bartone. Avec l'aide de Bistasio, elle fit un bandage.
On entendit crier dans la pièce d'à
côté. La Solvette aida Bartone à se remettre allongé :
- Ne bougez pas je reviens.
Quiloma criait dans son sommeil.
D'ailleurs était-ce un sommeil ou cet état qui précède la mort?
La Solvette ne savait plus quoi penser. Les plaies faites par le
crammplac cicatrisaient mal avec une lenteur étonnante. La fièvre
ne quittait pas le blessé. Elle essayait de ne pas perdre espoir.
Elle ne savait pas quoi faire de plus mais ne voulait pas baisser les
bras. Plusieurs fois par jour elle le pansait et baignait le
front couvert de sueur. Elle s'approcha pour voir ce qui lui
arrivait. Il était une nouvelle fois brûlant. Elle changea le linge
mouillé sur le front. Elle fronça les sourcils en voyant les
pansements souillés. Ils devaient être changés plus tôt que
prévu. Entendant un bruit, elle se retourna. Bartone était à la
porte et regardait appuyé sur le chambranle.
- Comment pouvez-vous soigner un tel
monstre ? Moi, je l'aurais achevé !
La Solvette s'approcha de lui.
- Il vaut mieux que vous sortiez, lui
dit-elle en le prenant par le bras. Bartone se laissa faire mais la
colère brillait dans ses yeux. Bistasio vint l'aider à allonger
Bartone qui pâlissait à vue d'œil. La Solvette les guida vers une
alcôve libre. Sa maison était bien occupée par des blessés qui
demandaient des soins que personne ne pouvait leur donner ailleurs.
Le travail dans les grottes ou, maintenant, la confrontation avec les
étrangers fournissaient son lot de plaies qui nécessitaient son
savoir-faire. Elle installa Bartone, lui fit boire une tisane
calmante et retourna s'occuper de Quiloma.
63
Le maître de ville était à peine
sorti que Natckin lança les ordres pour faire creuser. Il voulait
savoir.
Les apprentis arrivèrent bientôt avec
quelques outils. Ils commencèrent à creuser le sol au hasard.
Tonlen les arrêta.
- Attendez ! cria-t-il.
Les gens s'arrêtèrent, qui les bras
en l'air, qui en plein effort.
- Vous ne savez pas ce que vous faites.
Le Maître Sorcier n'a pas demandé que vous détruisiez la maison.
Il faut d'abord réfléchir au message. Ce qui est sûr : la volonté
du Maître Sorcier est que nous reprenions les exercices. Alors que
tous ceux qui n'ont pas de travail précis se mettent à leurs
exercices. Que les autres remplissent leur tâche. Et nous, nous
devons nous concerter avec maître Natckin.
Natckin ne dit rien, laissant Tonlen
imposer sa volonté. Quand tous furent sortis, il s'attendait à des
remontrances de la part du maître des cérémonies. Celui-ci
s'approcha de lui et le surprit en lui faisant le salut réservé au
Maître Sorcier.
- J'ai entendu le Maître Sorcier
donner sa volonté, Maître en second Natckin. Vous devez occuper
cette place pour nous. Sans maître cette communauté ne peut que se
détruire. Sans rites, elle ne peut survivre. Nous n'avions aucun
espoir et voilà que notre Maître Sorcier vient nous rendre l'un et
les autres. Vous l'avez entendu, il a fait un rite de divination et
cela hors du Temple.
- J 'ai entendu, Maître des
cérémonies, mais nous ne savons pas où creuser pour trouver le
signe.
- Le signe est déjà donné. Le vrai
Maître Sorcier a parlé, j'en suis sûr. Quant au rouleau, s'il n'a
pas donné de précisions, c'est parce que nous devons savoir où il
est.
- Mais je ne sais pas, moi !
- Que vous manque-t-il pour savoir?
Natckin ne sut quoi répondre. Tonlen
alla chercher Tasmi et le plaça à côté de Natckin.
- Voyez la sagesse du Maître Sorcier.
Il vous adjoint un disciple pour que vous puissiez remplir votre
fonction quand viendrait le moment. L'instant est là.
Se tournant vers Tasmi, il lui dit :
- Où creuserais-tu ? Ne réfléchis
pas, mais sens en toi le lieu.
Celui-ci se sentit important tout d'un
coup. Il se laissa aller à faire ce qu'il fallait pour bien tenir
son rôle. Il ferma les yeux en prenant l'air inspiré. Il jouissait
de l'idée de ces deux maîtres pendus à ses lèvres. Puis la
réalité s'imposa à lui. Il ne savait pas non plus. La peur le
gagna. Qu'allait-il pouvoir dire? Ses yeux affolés se mirent à
chercher une sortie. Promenant son regard de droite et de gauche, il
luttait contre la panique qui arrivait en lui par vagues successives.
Le malheur allait le poursuivre. Il allait trahir la confiance de ses
maîtres en ne sachant pas répondre. Une cache, il lui fallait une
cache pour disparaître aux regards de ceux qui allaient le juger
incapable. C'est à ce moment-là qu'il vit la lueur, ou plus
exactement comme une lumière qui semblait irradier du pas de porte.
- Là, c'est là, hurla-t-il en
désignant le seuil de la grange.
Sur un signe de Natckin, un assistant
se précipita. Le sol était dur, tassé par le passage répété des
hommes et des bêtes. On n'entendit pendant un moment que le bruit
des outils et les « Han! » de ceux qui creusaient. Il y
eut un craquement. Les mouvements se ralentirent. On dégagea des
solives. L'assistant regarda Natckin avant de les dégager. D'un
signe de la tête, il donna son accord. Sous la cloison de bois, ils
découvrirent des rouleaux. Le cœur de Natckin fit un bond dans sa
poitrine. Des rouleaux sacrés!
Les autres participants avaient reculé
en voyant le cylindre de bois. Tonlen, au contraire, s'était
approché. Natckin lui jeta un regard interrogatif.
- Je pense qu'il faut le traiter comme
ceux du Temple. Je comprends mieux le malheur qui a frappé la maison
d'Andrysio s'ils détenaient un tel rouleau contre toutes les règles.
Natckin dégagea avec beaucoup de
respect et de précaution le cylindre de bois. Tous les présents
mirent genoux à terre. Le couvrant de son habit pour le soustraire à
la vue, Natckin se dirigea vers la pièce qui lui servait de
logement. Tonlen lui emboîta le pas. Tasmi courait devant pour
prévenir. Tous les sorciers, apprentis, disciples ou maîtres,
pliaient les genoux sur le passage. Ce fut comme bon feu dans le
grand froid de l'hiver. On retrouvait l'espoir d'un mieux.
64
Méaqui poussait avec entrain sur ses
bâtons. Ils rentraient. Qualimpo le suivait. Il était un peu moins
joyeux. Ils rentraient mais le Bras du Prince n'était pas là. Il
pensait aussi que la guerre les attendait. Si le Prince Majeur les
rappelait, il supposait que la campagne contre les Gowaï allait mal.
Il n'avait jamais participé à une bataille en tant que prince à la
tête d'une phalange. Pour lui, ce début de commandement ne se
passait pas comme il l'avait rêvé. Autant être parti avec Jorohery
pour une mission était un honneur, autant revenir sans lui et sans
l'anneau lui évoquait le déshonneur. Il pensait aussi que la vie
était plus légère loin de Jorohery. Heureusement, le mouvement
régulier et rapide qu'imposait Méaqui le satisfaisait. Les deux
phalanges couraient côté à côte. Ils avaient laissé derrière
eux les serviteurs qui rentreraient à leur rythme. Sans faire la
course, ils se stimulaient sérieusement. Leur progression était
rapide. Le temps était froid mais beau. Ils iraient plus vite qu'à
l'aller. Qualimpo avait hâte de retrouver son pays.
Du haut du col, le groupe des
serviteurs regardait les deux phalanges prendre de la vitesse et de
la distance. Même sans les guerriers, Mitsiqui n'avait pas peur. Ils
arriveraient à bon port. Leur chemin ne croisait pas de zone en
guerre. Il goûtait ses instants rares. Serviteurs sans maître à
servir, il pouvait se laisser aller avec ceux qui étaient comme lui.
Le Macoca portait presque toutes les affaires, ce qui allégeait leur
marche. Ils allaient vivre de bons moments. Ils avaient des
provisions et pas d'ordre. Mitsiqui savait que même sans traîner,
son groupe n'allait pas se presser. Les choses sérieuses ne
reprendraient qu'en arrivant.
Un jour était passé. La phalange de
Qualimpo était arrivée avant celle de Méaqui au bivouac. Qualimpo
fit le tour de son campement pour prévenir ses hommes. Il leur
confirma que Méaqui n'avait pas apprécié. A leur sourire, il n'eut
pas besoin d'ajouter que, pour la journée de demain, le rythme
serait le même. Pendant ce temps Méaqui faisait de même, menaçant
ses hommes de sanctions s'ils ne tenaient pas leur vitesse.
Qualimpo se préparait encore quand il
vit partir l'autre phalange. Il jura et fit passer l'ordre de départ.
Sa mauvaise humeur dura jusqu'au col. Arrivant avec les premiers, un
konsyli de l'avant garde lui montra la phalange de Méaqui non loin
de là. Alerté, il fit mettre ses hommes en ordre de combat. Quelque
chose n'allait pas. Ce qu'il voyait montrait que Méaqui s'était
préparé à se battre. Les deux phalanges firent jonctions sans que
rien de mauvais n'arrive.
- Que se passe-t-il ? demanda Qalimpo à
Méaqui.
- Regarde là-bas, répondit ce dernier
en désignant la vallée vers la gauche.
- Je ne vois rien d'anormal.
- Les charcs !
Qualimpo concentra son attention sur
les oiseaux. Il y en avait trop.
- Ils ne sont pas sur notre route.
- Non, mais ce n'est pas un bon signe.
Quelque chose les attire.
- Oui, la mort.
- Ils sont plus nombreux que sur un
champ de bataille. Je n'ai rien vu qui puisse en attirer autant.
- Il n'y a qu'à continuer, ils ne nous
gênent pas.
- Rappelle-toi la légende du Prince
qui ne voulait pas croire aux signes et comment il a mal fini. Ce que
tu vois là est un signe. A nous de l'interpréter. Appelle ton
second, nous allons tenir conseil.
Les deux phalanges se mirent en place,
prêtes à toute éventualité. Au centre du dispositif, les deux
princes dixièmes et leurs seconds tenaient conseil.
Les premières patrouilles étaient
rentrées sans rapporter de signes de danger.
- Je crois que nous allons pouvoir
continuer, dit Qualimpo
- Puissiez-vous dire vrai, mon Prince,
dit son second Miaro. Je suis comme le prince Méaqui, je n'aime pas
voir ces oiseaux de malheur.
- Je préférerais les fuir. Ils ne
nous coupent pas la route, dit Lozadi.
- Je serais comme toi, dit Méaqui, si
un marabout ne m'avait prédit avant le départ que je les verrais et
que j'aurais à prendre la bonne décision pour que l'avenir soit.
- Mon prince, comment décider avec
aussi peu d'éléments ? reprit Lozadi.
- Je propose que nous attendions les
dernières patrouilles. Si nous n'avons rien de plus, nous repartons.
Le Prince Majeur nous attend.
Ils se séparèrent sur ces dernières
paroles.
Le groupe des serviteurs descendait du
col quand arriva la dernière patrouille.
- Parle Konsyli.
- Mon Prince, nous avons poussé
suivant les ordres, aussi loin que possible. Nous avons pénétré
dans le bois. Les arbres sont couverts de charcs sauf sur une étroite
zone. Nous avons suivi cette ligne. Ils nous ont regardés sans
bouger. Nous avons continué à progresser. Et puis Gara a voulu se
soulager. Il s'est éloigné de quelques pas sur la droite. Les
charcs ont attaqué. Une fois revenu près de nous, ils sont repartis
se percher de part et d'autre. J'ai fait faire plusieurs tentatives
sans plus de succès. On dirait qu'il existe un chemin où l'on ne
risque rien. J'ai fait faire demi-tour au groupe sans que rien de
fâcheux n'arrive.
- As-tu vu quelque chose au bout de ce
chemin? demanda Méaqui.
- Non, Mon Prince, il était trop tard
pour aller plus loin. Nous sommes venus rendre compte.
Qualimpo posa quelques questions sans
pouvoir percer ce mystère. Quel chemin les charcs gardaient-ils?
Quand Méqui proposa d'aller voir, il approuva.
Comme la nuit approchait, ils
bivouaquèrent sur place sans abandonner l'état d'alerte.
Aux premières lueurs, Méaqui se
prépara avec quatre groupes.
- Si demain, je ne suis pas de retour,
continue ton chemin avec ta phalange, dit-il à Qualimpo. Le Prince
Majeur nous attend. Quant à Lozadi, il suivra si je ne suis pas de
retour dans deux jours.
Qualimpo et les seconds regardèrent
partir la patrouille. L'attente commençait.
Le Konsyli qui avait déjà fait le
chemin ouvrait la marche avec ses quatre hommes, derrière suivaient
Méaqui et le reste des groupes. En s'approchant du bois, il vit que
tout était comme le konsyli lui avait rapporté. Il n'avait jamais
vu autant de charcs. Ils trouvèrent l'endroit libre de volatiles.
S'arrêtant un moment, Méaqui chercha des indices pour comprendre ce
qu'il se passait. Ils étaient descendus dans une vallée. Derrière
eux, la route qui passait par les crêtes. C'était le chemin le plus
direct entre chez eux et le village où l'Anneau avait disparu. Vers
la droite, la pente était raide. Des grandes parois rocheuses
coupaient la montagne, isolant des zones parfois boisées. A gauche,
la pente s'élevait jusqu'à une crête arrondie. Devant la forêt
commençait et cachait la vue. Le silence des oiseaux était ce qui
inquiétait le plus Méaqui. Il avait toujours vu les charcs piailler
sur les champs de bataille quand ils étaient nombreux. Aujourd'hui
il les voyait perchés ne bougeant pas ou presque. Seuls leurs yeux
suivaient les hommes. C'est dans cette ambiance étrange qu'ils
pénétrèrent sous les ramures. La forêt était dense. La lumière
faible. On n'entendait que les chuintements des planches glissant sur
la neige et le vol lourd des oiseaux qui semblaient les accompagner.
Ils avancèrent comme cela pendant plusieurs heures. Il était
évident qu'il existait une route, un chemin, une trace. Méaqui ne
savait pas quel mot utiliser pour désigner leur itinéraire. Leur
progression n'était pas droite mais tortueuse. Sans les traces sur
la neige et les charcs, les groupes se seraient déjà perdus. Entre
le premier et le dernier, ils ne se voyaient pas. Les branches basses
étaient trop nombreuses, trop chargées. Ils descendaient. Ils
arrivèrent à un confluent entre deux vallées. A la fonte des
neiges, des ruisseaux devaient courir dans ce paysage. En cette
période, tout était blanc ou presque noir. Méaqui ordonna une
halte. Il aurait bien envoyé une patrouille vers l'amont de cette
vallée étroite qui s'ouvrait sur leur gauche. Les charcs n'étaient
pas d'accord. Leur nombre dans cette partie du paysage interdisait
tout espoir de passer. Il ne restait qu'une voie, la descente. La
neige avait pénétré partout malgré la densité des arbres. Sa
blancheur permettait de voir dans ce sous-bois, tout en donnant une
qualité de lumière quasi spectrale. Méaqui sentait que ses hommes
y étaient sensibles. Ils étaient nerveux, prêts à se battre, trop
prêts. Le moindre incident pouvait dégénérer. Il ne voulait pas
avoir à refaire une cérémonie du roi dragon.
Il fit repartir ses groupes un par un.
Ils laissaient de l'espace entre eux. Le dernier de chaque groupe
avait ajouté le tomcat à ses jambières. A chaque pas, il claquait
légèrement. Cela pouvait évoquer le craquement de la glace. Chaque
phalange avec son tomcat accordé différemment. Ainsi équipé, il
pouvait suivre ce qui se passait devant ou derrière. Ce bruit assez
sourd ne portait pas loin et ne les mettait pas en danger.
La course avait repris depuis quelques
milliers de pas quand Méaqui entendit que le premier groupe s'était
arrêté. Il prêta l'oreille. Il fut étonné d'entendre un autre
tomcat. La tonalité n'était pas celle de sa phalange, ni celle de
Qualimpo. Un tomcat de Quiloma lui sembla improbable. Il avança au
niveau du premier groupe. Par signes, le Konsyli lui fit comprendre
qu'il partageait son point de vue. Le bruit venait de devant. Trop
d'arbres cachaient la vue. Méaqui fit venir en silence tous ses
groupes. Toujours par signes, il ordonna de se préparer au combat.
Les armes furent apprêtées. Lancinant, le tomcat devant eux
continuait son battement.
Ils se glissèrent d'arbre en arbre,
attentif au moindre détail, tous leurs sens en alerte. Bientôt, ils
encerclèrent une petite clairière devant une entrée de grotte.
Pendu à une branche basse un tomcat se balançait en claquant
doucement. Rien d'autre ne bougeait. Les charcs entouraient la
clairière. Méaqui se dit :
- On est au bout du chemin.
Par signe, il donna l'ordre de vérifier
les alentours. Les arcs courts bandés étaient pointés sur l'entrée
de la caverne. Toujours aussi silencieux, les hommes de la phalange
de Méaqui revinrent faire leur rapport. Autour, il n'y avait pas âme
qui vive, pas de trace, ni d'homme, ni d'animaux. S'il y avait
quelqu'un, il était là depuis avant les dernières chutes de neige.
Méaqui ressentait le danger. Il avait
espéré trouver un danger concret contre lequel, il aurait pu lancer
ses guerriers. Là, dans ce silence de mort, il se prit à avoir
peur. Qu'est-ce qui se cachait dans la caverne?
En regardant ses soldats, il vit que la
même question devait les agiter. Le vent souffla un peu plus fort.
Le tomcat claqua un peu plus fort. Méaqui fit un geste. Les premiers
combattants s'approchèrent. Bientôt, ils encadrèrent l'entrée de
la grotte. Après un dernier regard vers son prince, le premier
konsyli pénétra dans la grotte suivi de son groupe. Quelques
secondes passèrent puis le deuxième groupe se positionna autour de
l'entrée. Le temps parut s'arrêter.
Puis le konsyli sortit sur le seuil :
- Mon Prince, venez voir.
Il fit aussi le geste disant qu'il n'y
avait pas de danger.
Méaqui s'avança et pénétra dans la
cavité. Ses yeux s'habituèrent peu à peu à la pénombre. Il
suivit un couloir et c'est presque accroupi qu'il se retrouva dans
une salle presque plongée dans l'obscurité.
Plusieurs corps étaient allongés. Il
en compta trois. Une odeur lourde et agressive régnait dans
l'espace.
- Konsyli, fais sortir tes hommes et
amène du feu.
Méaqui resta seul. Il se pencha sur le
premier. Il le toucha. Il était froid. Le deuxième était aussi
raide. Il s'approcha du troisième au moment où la lumière arriva.
Il eut un mouvement de recul. Le reflet de la flamme se dansait dans
deux yeux grands ouverts qui semblaient le fixer. Il se ressaisit et
regarda.
- Le bras du Prince Majeur !
Il se pencha pour le toucher. Il était
tiède. Les yeux avaient suivi ses gestes. Se tournant vers le
konsyli, il dit :
- Donne-moi ta torche, va préparer une
civière et envoie un groupe prévenir que nous rentrons avec un
blessé.
Tenant la torche, il se retourna vers
l'homme allongé. Seuls les yeux semblaient encore vivants.
- Ne vous inquiétez pas, nous allons
vous sortir de là.
Avec la lumière, il vit que le bras
droit manquait. Dans la caverne, il vit les restes d'équipements. Il
reconnut les sacs de la phalange de Quiloma. Il s'approcha des corps
étendus. Il les examina. Les yeux de Jorohery ne le quittaient pas.
Il eut un haut-le-corps. Il vit les mutilations sur les guerriers
morts. Il ne dit rien, coinça la torche et commença à déblayer
l'espace pour pouvoir bouger Jorohery. Il inspecta tout en dégageant
les affaires. Il accumula les indices. Quand arriva l'aide, Méaqui
pensa avoir une idée précise de ce qui s'était passé. Quiloma
serait fier de ses hommes. Ils avaient été au bout de leur devoir.
Il laissa la place aux hommes venus
sortir Jorohery. Il fut heureux de retrouver l'air libre. Le regard
de cet homme était vraiment difficilement supportable. Il avait
survécu. Méaqui fut heureux d'avoir suivi son intuition. Il
ramenait son Bras au Prince Majeur, même s'il n'avait pas l'Anneau,
il ne rentrerait pas sans honneur.
Les hommes s'étaient presque détendus
en attendant que l'on sorte le blessé. Seule la présence des
oiseaux les gênait. On avait retrouvé Jorohery, le retour
s'annonçait meilleur que prévu. Ils auraient sûrement droit à des
gratifications pour cette action. Ils virent leur prince apparaître.
Il donna ses ordres pour que dès que
la civière serait sortie, on rejoigne le plus vite possible le reste
de la phalange et les serviteurs. Mitsiqui saurait quoi faire.
Bientôt on vit des ombres s'agiter
dans l'entrée de la caverne, puis la civière apparut. Méaqui
regardait Jorohery. Quand la lumière lui toucha le visage, il ferma
les yeux.
Ce fut l'apocalypse, dans un
gigantesque bruit d'ailes et de cris, tous les charcs décollèrent.
Tous les hommes s'étaient accroupis
sous la surprise. Ils se relevèrent doucement, les uns après les
autres, regardant en l'air. On entendait encore au loin quelques
cris. Petit à petit le silence se fit dans la clairière.
C'est Méaqui qui reprit le premier ses
esprits.
- Ne traînez pas, il faut être au
bivouac le plus vite possible.
Si l'aller avait été prudent, le
retour se fit au pas de course. Un groupe partait devant. Il
s'arrêtait. Quand arrivaient ceux qui tiraient la civière, ils
prenaient le relais. Ceux-ci se reposaient un peu, puis ils
repartaient, doublaient la civière et attendaient plus loin.
Qualimpo et Mitsiqui avaient fait
préparer le bivouac pour accueillir le blessé. Le messager n'avait
rien dit et ils ne savaient pas qui arrivait. Dès que les guetteurs
virent le brancard, ils vinrent les prévenir. C'est en toute hâte qu'ils se portèrent au devant des arrivants. Méaqui donnait le
rythme. Une nouvelle fois Qualimpo admira son style qui lui
permettait d'aller aussi vite avec une telle économie de mouvements.
- C'est le Bras du Prince Majeur !
- Mais comment ...commença Qualimpo.
- Plus tard, répondit Méaqui, il faut
s'occuper de lui. Mitsiqui, je te le confie.
- Bien, Mon Prince.
Déjà les serviteurs s'activaient
autour de la civière pour l'emmener près du Macoca. Déjà certains
étaient partis couper des branches et des baliveaux pour faire un
traîneau pour le blessé. Une tente avait été dressée. Un foyer
de pierres à feu l'avait réchauffé.
Méaqui appuyé sur ses bâtons,
reprenait son souffle en regardant disparaître Jorohery dans la
tente.
- Lozadi !
- Oui, Mon Prince ?
- Double la ration des hommes, ils
l'ont bien méritée.
- Oui, Mon Prince!
Qualimpo bouillait d'impatience, mais
il connaissait les règles. Méaqui devait s'occuper de ses hommes
avant tout. C'est ce qu'il fit, prenant le temps qu'il lui fallait.
Quand ils furent réunis pour prendre
le repas, Qualimpo ne put retenir sa curiosité. Méaqui ne se fit
pas prier mais demanda aux seconds d'être présents. Ils utilisèrent
la langue des princes pour se parler. Sans être complètement
différente-différente de la langue courante, elle imposait une
gymnastique de l'esprit que les soldats ne maîtrisaient pas.
- Mes paroles sont vraies et mon récit
véridique.
Qualimpo tiqua. Si Méaqui commençait
avec les formules du serment c'est que ce qu'il avait à dire devait
rester secret, à moins que le Prince Majeur n'en décide autrement.
Il comprenait la nécessité de la présence des seconds. Si l'un
d'eux disparaissait, il resterait assez de témoins pour rapporter
les paroles de cette réunion.
- Mes paroles sont vraies et mon récit
véridique. Que le Prince Majeur soit celui qui reçoit le récit de
ma bouche par vos oreilles. Obéissant à sa Voix qui portait ses
désirs, nous avons mis nos actes en accord avec sa volonté. Ma
phalange courait comme un seul être fidèle et droit quand est
apparu le signe tel que l'avait prédit le sage guérisseur au palais
du prince Majeur. Ses claires paroles à mes oreilles résonnaient
encore. Par mon action, adviendrait l'histoire de mon peuple. Mon
« oui » ou mon « non » deviendrait le fil
avec lequel l'avenir se tissera. Les charcs montraient la voie. Ainsi
furent les paroles de mes éclaireurs. De nouveau, j'entendis le
marabout du Prince Majeur me disant qu'au bout de ce chemin était le
destin des miens semblables. Mes forces ont suivi ma volonté. La
course fut longue et éprouvante mais au bout nous fûmes
récompensés. Dans un espace libre s'ouvrait un réceptacle de
pierre. Quand j'y pénétrais, point de lumière. C'est à peine si
je distinguais les corps. Ce n'est pas un blessé que nous avons
découvert, mais trois corps dont un encore tiède. Je fis amener la
lumière qui fut révélatrice. De toute sa force survivait le Bras
du Prince Majeur. Mettant tout mon savoir au service du Prince, j'ai
lu les signes de leur histoire. A trois ils sont arrivés dans cette
grotte. Déjà le Bras du Prince Majeur était blessé. Les guerriers
de Quiloma ont fait ce que leur devoir dictait. Ils se sont sacrifiés
pour que vive le Bras du prince Majeur. Le premier est mort de faim
et de froid. Le second a survécu plus longtemps. Écoutant son
honneur et son devoir, il a préparé son compagnon pour que les
provisions ne manquent pas. Découpant les plus riches morceaux, il
les a préparés pour que le Bras du Prince Majeur puisse les prendre
même après la mort qu'il sentait venir. J'ai trouvé tout disposé
comme je le décris. Le deuxième soldat s'est sacrifié, de son sang
il a fait un breuvage grâce auquel a survécu le Bras du Prince
Majeur. Mon instinct me dit que plus que lui permettre de survivre,
le sang lui a ouvert la puissance de sa magie. Sans cette magie,
jamais les charcs ne seraient venus ainsi. J'ai fait fermer la pièce
de pierre qu'elle devienne tombeau pour les soldats d'honneur à qui
nous devons la vie du Bras du Prince Majeur. Leurs louanges pourront
être chantées et leur prince félicité.
Mes paroles sont vraies et mon récit
véridique.
Un long silence succéda aux paroles de
Méaqui. Puis Miaro, le plus jeune se leva :
- Que la gloire soit sur les
combattants qui ont bien combattu !
Il leva sa coupe, fit le geste
d'offrande et la but.
Les trois autres se levèrent et en
chœur reprirent la formule et le geste.
Méaqui eut un sourire en regardant
sortir les seconds. Ils allaient répandre le récit du sacrifice
héroïque des hommes de Quiloma. Ainsi naissaient les chansons de
gestes qui étaient chantées aux veillées.
65
74
Quand Quiloma était arrivé blessé,
la Solvette l'avait fait installer dans la pièce principale de son
habitation. Puis étaient arrivés les ennuis avec les blessés et
les malades.
La Solvette habitait une grande maison.
Beaucoup se demandait comment elle pouvait vivre seule dans cet
endroit. Ceux qui y étaient entrés, décrivaient une pièce grande
comme une grange, encombrée d'herbes de toutes sortes, aux senteurs
étranges, avec un feu qui semblait brûler en permanence sous un
chaudron où cuisait on ne savait pas trop quoi. Les quelques
courageux qui avaient regardé plus en détail, ou bien ceux qui
avaient séjourné comme blessés, décrivaient une pièce à la
chaude ambiance rassurante. La Solvette semblait être partout à la
fois, autour du feu pour cette soupe revigorante qui mijotait dans le
noir chaudron, auprès de chaque personne qui reposait dans une des
alcôves souvent cachée par les lourdes tentures qui en faisaient un
espace privé, auprès des différents animaux qui surgissaient d'on
ne sait où, chercher une caresse, un soin, ou encore plus étrange,
venaient apporter qui du bois, qui des baies, et qui repartaient
discrètement, on ne savait comment.
Elle avait mis Quiloma pas très loin
du feu. Tout s'était bien passé au début. Les étrangers comme les
locaux, restaient sur le seuil de la porte, intimidés par la
sensation de puissance contenue. Ceux qui avaient voulu aller plus
loin, étaient ressortis encore plus vite, poussés par un vent
violent qui semblait obéir à la Solvette. Les premiers blessés
qu'elle avait accueillis, n'avaient rien dit. Serviteurs ou
subalternes, ils avaient trop de crainte ou de respect pour dire ou
faire quelque chose. Elle sentait bien leurs sentiments, aussi noirs
que son chaudron, quand leurs pensées se tournaient vers Quiloma.
Mais cela n'allait jamais très loin. La douleur, la fatigue et le
confort du lieu, atténuaient le ressentiment.
Elle avait senti le changement à
l'arrivée de Bislac. Son histoire était dure et sa haine féroce.
Il devait se lier avec une fille de la maison Andrysio. L'action des
extérieurs avait détruit ses espoirs et éveillé en lui le démon
de la haine. Savoir son ennemi à côté le rendait fou. Cela avait
commencé à la forge. Apprenti chez Kalgar, il devait supporter la
proximité de ceux dont il souhaitait la mort. C'est à cause de cela
d'ailleurs qu'il s'était si gravement brûlé. Kalgar, l'avait
rappelé à l'ordre plusieurs fois, le mettant en garde contre son
inattention. Les rappels avaient été de plus en plus secs au fur et
à mesure que la haine emplissait son cœur, jusqu'à ce jour maudit
où ils lui avaient volé son pied. C'étaient ses mots à son
arrivée. La Solvette l'avait fait parler après lui avoir donné une
potion calmant la douleur. Elle avait ainsi pu reconstituer les
faits.
Tout à sa rancœur Bislac était
devenu un ouvrier distrait. Pourtant son rôle était important. Il
surveillait et apportait le métal en fusion pour le couler dans les
moules. C'est alors que le creuset atteignait presque la température
idéale qu'il l'avait renversé. Heureusement pour lui, la plus
grande partie du métal en fusion l'avait évité. Le peu qui l'avait
touché, venait de le rendre estropié pour la vie. La Solvette
n'avait jamais encore vu de telles brûlures. Dénudant le pied
jusqu'à l'os, le métal avait fait disparaître les tendons et la
chair. Il ne devait la vie qu'à Kalgar qui avait eu le réflexe de
lui mettre le pied dans l'eau pendant qu'il éteignait l'incendie qui
naissait dans l'atelier. Bislac souffrait peu physiquement malgré
l'importance des lésions. Sa souffrance était surtout morale. Le
responsable était tout trouvé, c'était l'étranger qui après lui
avoir volé sa promise, lui volait sa santé et son avenir.
La Solvette l'avait pansé et installé
près de la porte, à l'opposé de Quiloma. Celui-ci toujours aussi
faible, n'avait que de rares moments de conscience. Elle commençait
à espérer qu'il allait s'en sortir. Tous les jours son second
venait, et restait un moment près de lui. Elle sentait la vénération
dont Miaro entourait Quiloma. A sa première venue, il avait voulu
entrer avec ses guerriers. La Solvette s'était mise devant lui. Ils
s'étaient fixés dans les yeux. Miaro avait baissé les yeux le
premier. Il voyait lui aussi les progrès. Le regard qu'il portait à
la Solvette changeait aussi. L'admiration commençait à s'y lire.
Elle respectait cette intimité entre les deux hommes.
C'est le chenvien qui errait la nuit
dans la maison qui l'avait réveillée. A son comportement, elle
avait compris que quelque chose n'allait pas. Elle s'était
précipitée dans la grande salle. Bislac, appuyé sur une béquille,
avait tiré la tenture de l'alcôve de Quiloma et s'apprêtait à le
frapper avec le couteau pris près du feu.
- NON ! hurla la Solvette.
Quiloma entrouvrit les yeux. Au-dessus
de lui, un couteau visait son cœur, derrière comme une apparition
brillant comme la dame blanche des glaces, la silhouette de la
Solvette. Ses réflexes de combattant jouèrent. Les deux hommes
luttèrent, Bislac avec la force de sa haine, Quiloma pour sauver sa
vie.
Bislac eut un sentiment de jubilation.
Il dépassait en force l'étranger. Il n'avait pas pu éviter de se
faire déséquilibrer mais il avait repris le dessus. Son bras retenu
par la main de l'autre descendait doucement. La pointe du couteau
allait lui percer le cœur. Malgré la douleur qui lui broyait le
pied et la cheville, il banda ses muscles pour le dernier effort.
Une poigne de fer lui arrêta le bras.
Il poussa un cri. Levant la tête, il ne vit que les deux yeux noirs
comme la mort qui le transperçaient. Il se vit dedans, il se vit tel
qu'il était réellement. Il hurla, lâchant l'arme, il tenta de fuir
au loin. Sentant sur lui ce regard, il se réfugia au plus profond
de l'alcôve qu'il occupait.
La Solvette vit Bislac fuir en rampant.
A lui qui se croyait victime innocente, elle lui avait fait voir ce
qu'il était vraiment. Le choc était tel qu'elle n'était pas sûre
qu'il s'en remettrait. Elle repoussa cette idée dans un coin de son
esprit pour s'occuper de Quiloma. Celui-ci maintenant que le danger
était passé, avait perdu connaissance. Elle ne pouvait le laisser
là. Elle posa ses mains sur les tempes de l'homme inconscient. Elle
posa son front contre le sien et se laissa aller à ses perceptions.
Elle ressentit le monde comme il le ressentait. La connaissance du
monde de Quiloma vint en elle. Ce n'était pas des mots, c'étaient
des impressions, des souvenirs, des sentiments. Descendant plus
profond, elle chercha la source vitale. Elle la trouva. Elle était
claire et fraîche. Elle sourit, le crammplac n'aurait pas le dessus.
Elle le sentait, il allait survivre et servir encore son roi dragon.
Elle pensa que ce monde était aussi plein de superstitions et de
règles que celui dans lequel elle vivait.
Se relevant, elle regarda autour
d'elle, dans la pénombre de la pièce, elle vit que toutes les
tentures étaient tirées. Derrière l'une d'elle, un homme pleurait.
Elle s'en occuperait plus tard. Pour le moment, il fallait mettre
Quiloma en lieu plus sûr. Elle prit une couverture. Avec d'infinies
précautions, elle le roula dessus. Tirant le tout, elle passa la
porte de sa pièce privée. Elle l'installa près de son feu. Elle
fit un peu plus de lumière, examina les pansements. Elle jura entre
ses dents quand elle vit que certaines plaies en bonne voie de
cicatrisation s'étaient réouvertes dans le combat. Toujours
doucement, elle refit les pansements. Quiloma ne bougea pas. Il eut
une grimace de douleur quand elle détacha les herbes collées par le
sang. Elle lui passa la main sur le front et dans les cheveux. Ce
geste avait le don de l'apaiser. Il se laissa faire dans un abandon
total qui la touchait beaucoup.
Laissant Quiloma à la garde des
chenviens, elle retourna dans la grande pièce. Bislac pleurait
toujours. Elle alla jusqu'à lui. Quand il la vit, il se
recroquevilla encore plus. De nouveau, elle passa ses mains dans les
cheveux de l'homme en murmurant des sorts d'apaisement. Elle s'assit
à côté de lui, tout en parlant doucement. Le moment qu'elle
attendait, arriva. Lui prenant les jambes, tel un enfant malheureux,
il pleura des vraies larmes de peine. La Solvette avec les mots doux
de la tendresse d'une mère, l'accompagna dans ce retour sur
lui-même. Quand elle le quitta, il était apaisé, pour la première
fois depuis les évènements en paix avec lui-même.
La maison avait retrouvé un peu de
calme après cela. Quiloma reprenait conscience de plus en plus
souvent. Elle sentait son regard qui la suivait à chacun de ses
déplacements. De là où il était, il pouvait voir ce qu'il se
passait dans une bonne partie de la grande pièce. Les visites de
Miaro étaient devenues plus formelles. Maintenant, il commençait à
rendre compte et sans vraiment demander des ordres, il attendait que
son prince lui donne des directives. Quiloma tenait son rang, ce qui
l'épuisait. Après chacune de ces rencontres, il sombrait dans le
sommeil.
Bislac cicatrisait bien, mieux que ce
que craignait la Solvette. Il ne pourrait plus marcher normalement.
L'amputation ne serait peut-être pas nécessaire. Elle connaissait
Kalgar, il le reprendrait. Bien sûr, il n'aurait plus la même vie.
Pourtant, elle pensait qu'il pourrait être heureux.
Puis vinrent les temps noirs. La plaie
de Quiloma qui avait saigné lors du combat, laissait couler un
liquide épais et nauséabond. Sa conscience de nouveau absente, il
semblait souffrir en permanence. Les tisanes qu'elle lui faisait
boire le calmait mais l'endormait. La Solvette se posa la question de
ce qu'elle faisait. Elle se mit à craindre qu'il ne veuille plus
lutter et qu'il laisse aller le mal. Il lui aurait fallu une plante
de printemps pour le cicatriser mais le printemps était encore loin.
La fête des rencontres n'avait pas encore eu lieu. Avant que la
plante ne pousse, les grossesses de la fête seraient à terme.
Trop long! pensa-t-elle, beaucoup trop
long pour qu'il survive et dans cette civilisation, la mort du prince
devrait être rachetée par du sang quand elle n'était pas honorable
comme une mort au combat.
C'est dans cette ambiance que Bartone
arriva. Dès le premier jour la Solvette eut besoin de lui rappeler
les règles de sa maison. Elle n'arrivait pas à lui accorder la
confiance comme aux autres pensionnaires. Elle gardait un œil sur
lui. Pourtant il ne bougeait pas beaucoup de son grabat. Pâle, les
lèvres pincées, il restait couché la plupart du temps la main sur
le flanc gauche. Elle connaissait son histoire par les racontars de
la ville. Fils disgracié de la famille Andrysio pour une sombre
histoire de hors-saison dont personne ne pouvait jurer de qui il
était, il avait eu le droit à toutes les corvées. Cela lui avait
aigri le caractère mais sauvé la vie. Il était absent car envoyé
vérifier les champs de machpe. Ce n'était pas le rôle d'un fils de
maison, mais comme d'habitude, il n'avait rien dit à ce père à la
voix tonnante et à la punition facile. Resté seul à la tête d'une
maison vide et de trois serviteurs, il avait élu domicile dans les
grottes. C'est là qu'avait eu le combat qui lui avait coûté cette
plaie.
Petit à petit, elle relâcha son
attention. D'autres blessés ou malades réclamaient ses soins.
Ce jour-là Quiloma délirait. Miaro
était reparti contrarié. Les gardes à sa porte, étaient encore
plus nerveux que d'habitude. Ses alcôves étaient toutes vides sauf
Bartone qui semblait dormir, et Bislac qui passait le temps en
apprivoisant un jako. On voyait peu de ces animaux en hiver. Souvent,
ils hibernaient. Ils prenaient une fourrure blanche quand arrivaient
les premières neiges et ne reprenaient leur livrée foncée qu'au
printemps avancé. Ce jako était arrivé habillé de brun-noir et
avait semblé quémander son accueil en offrant un fruit de lamboy.
La Solvette avait ri de ses mimiques et avait agréé son offrande.
Il s'était alors réfugié près du feu. Le jako était resté très
discret jusqu'à l'arrivée de Bislac. Il y avait eu entre ces
deux-là un courant qui les avait rapprochés. La Solvette les avait
surveillés du coin de l'œil. Un matin en se retournant sur son lit,
Bislac s'était retrouvé nez à truffe avec le jako. Il n'avait plus
osé bouger, le jako non plus. Ils étaient restés là un long
moment, puis le jako avait léché le bout du nez de Bislac avant de
se réfugier près du feu. La Solvette lui avait expliqué que
l'animal le considérait comme lui et lui avait fait le salut en
usage quand deux jakos se rencontrent. Bislac avait acquiescé
gravement et depuis ils s'apprivoisaient l'un l'autre.
Pour la Solvette, c'était un
Jako-esprit. Elle désignait ainsi les animaux qui fréquentaitent sa
demeure. Ils étaient souvent un peu différents de leurs congénères.
Ce jako ne prenait pas la livrée d'hiver et acceptait d'être près
des hommes. Elle pensait même que le totem de Bislac avait sucité
la venue de ce jako-esprit pour aider le blessé à se remettre.
La Solvette était partie s'occuper
d'une femme qu'on avait retrouvé inanimée dans le haut de la ville.
Bislac jouait avec le jako. Il commençait à apprécier ce petit
animal doué de préhension qui lui tenait compagnie. Il entendit
gémir dans la pièce d'à côté. Quiloma souffrait. Bislac en fut
presque heureux. S'il se sentait moins en colère, il acceptait
encore difficilement sa blessure. Il comprenait ce qui l'avait
conduit là où il était, il voyait sa responsabilité mais il ne
pouvait pas pardonner ce qui était arrivé. Il savait qu'il ne
pourrait pas tuer. Il espérait juste qu'il mourrait de ses
blessures. Quand arriva le milieu de la journée, il alla près du
feu chercher ce qui était préparé pour le repas. Il ressentait la
fatigue. Il se posa sur le siège bas et commença à manger cette
soupe qui lui faisait du bien. Il pensa qu'il prendrait aussi de
l'infusion que la Solvette avait préparée pour calmer ses douleurs
et qu'il ferait la sieste. Le jako se mit en position d'alerte.
Bislac se retourna. Bartone avançait lentement vers lui. Les traits
tirés, tenant son flanc gauche, il marchait courbé. Bislac ne
l'avait pas entendu se lever.
- Vous voulez manger, maître Bartone?
- Je vais essayer.
Lui tendant une écuelle et une
cuillère, Bislac, lui désigna l'autre siège. Le jako émit
quelques jappements rauques pour signifier sa désapprobation à
laisser la place. Les deux hommes mangèrent en silence pendant un
moment. Quiloma gémit encore derrière la cloison.
- Comment peut-elle soigner un tel
monstre?
- Je ne sais pas, maître Bartone. Elle
ne sait peut-être pas faire autrement.
- Je l'aurais bien fait taire
définitivement, mais elle est toujours là.
- Pas pour le moment. On est venue la
chercher pour la servante de la maison Sabosti.
- C'est grave?
- Elle ne m'a rien dit. Elle m'a juste
montré où étaient le repas et la tisane pour me calmer.
Le silence revint entre les deux
hommes.
Bislac se servit un bol de tisane.
Bartone le regarda boire sans mot dire. Il le suivit des yeux encore
quand Bislac alla s'allonger. La tenture était restée ouverte. Le
jako avait rejoint l'alcôve.
Bartone se baissa et se servit aussi de
tisane. S'appuyant contre le mur, il laissa son regard errer sans but
dans la pièce. Son flanc lui faisait mal. Quelque chose n'allait pas
à l'intérieur. Il sentait cette tension qui devenait déchirement
s'il bougeait trop vite.
Le temps passa. La respiration de
Bislac se fit régulière. Il dormait. Précausionneusement, Bartone
se leva, évitant de faire du bruit. Il s'approcha de l'endroit où
dormait Bislac. Il le regarda quelques instants, puis alla chercher
un couteau sur le billot de la cuisine. Un rictus mauvais lui barrait
le visage. Il n'avait plus rien à perdre. Il s'arrêta pour
reprendre son souffle. Depuis le temps qu'il attendait ce moment
favorable, il fallait qu'il y arrive. Après quelques instants
d'arrêt, il reprit sa progression vers la chambre de la Solvette.
Le jako passa la tête pour observer
l'homme. Il ne l'aimait pas. Il avait ses sentiments qui sentaient
mauvais. Ce n'était pas comme la Solvette dont les sentiments avait
un parfum délicieux pour le jako, ni comme Bislac dont il espérait
une longue vie de complicité. Le jako n'avait pas besoin de mot pour
comprendre que ce que faisait l'homme n'était pas bien. Il regarda
Bislac. Il dormait. Il n'y avait rien à espérer de ce côté. Il
fallait qu'il trouve la Solvette. Silencieusement, il courut jusqu'à
l'étroit passage dans le mur. Avant de s'y engouffrer, il jetta un
dernier coup d'œil derrière lui. L'homme avait repris sa marche. Le
jako se mit à courir.
Bartone faisait cinq pas et s'arrêtait.
Il en refaisait cinq et de nouveau marquait une pause. Il avait ainsi
dépassé la porte et se driigeait vers la couche de Quiloma.
La Solvette descendait la rue du puits
ventru quand une boule de poils brun-noir s'agrippa à elle en
piaillant. Elle le prit à bras le corps et le tint devant elle. Les
expressions du jako étaient imprécises, mais elles sentaient
l'urgence et le danger. La Solvette reposa le jako par terre et se
mit à courir vers sa maison. Elle passa devant les gardes avec le
jako sur le dos et un vol de charcs autour d'elle. Sensibles au
sentiment de danger qui émanait d'elle, ils lui emboitèrent le pas
et pénétrèrent dans la maison juste derrière elle. Les charcs
volaient déjà au-dessus de la cloison séparant les deux pièces.
La Solvette arriva à la porte pour
voir une scène de cauchemar. Bartone le bras levé s'appretait à
poignarder Quiloma. Elle cria. Un charc plongea mais trop tard.
S'accrochant au bras de Bartone, il en déviait la trajectoire.
Bartone hurlait sa rage tout en frappant. La Solvette vit le couteau
plonger dans le corps de Quiloma à hauteur du pansement d'herbes sur
la poitrine. Les gardes derrière elle, hurlèrent et se
précipitèrent l'arme haute. Il y eut des cris des bousculades et
personne ne put faire un récit circonstancié des faits.
Quand la Solvette se pencha sur
Quiloma, il respirait encore. La manche du couteau dépassait du
pansement. Bartone, face contre terre, les deux bras coincés dans le
dos par des gardes, respirait avec peine.
- Tmo...( Le prince est mort?) demanda
le konsyli.
La Solvette fit non de la tête.
Hurlant des ordres, le konsyli fit
évacuer Bartone. Dans la pièce d'à côté Bislac, le jako dans les
bras regardait la scène avec des yeux horrifiés. Il fut témoin du
départ du konsyli au pas de course. Par la porte ouverte, il vit la
Solvette, avec des gestes très doux défaire le pansement.
Le temps sembla s'arrêta. Tous
semblaient suspendus à ces gestes.
La vie reprit son cours avec l'arrivée
de Miaro. Avec des paroles brèves et dures, il donna des ordres.
Puis sans s'arrêter, il alla auprès de Quiloma. Il fit comme
toujours le salut réglementaire. S'adressant à la Solvette, il dit
:
- Mra...( Comment est le prince,
marabout?).
Lentement, elle tourna son visage vers
lui. Plongeant son regard dans celui de Miaro, elle articula :
- Il vivra.
Il ne comprenait pas les mots, mais le
sens était clair. Il fit juste un geste et ce fut une explosion de
joie chez les guerriers qui attendaient dans l'autre pièce. Muoucht
entra avec d'autres guerriers.
Miaro se tourna vers lui :
- Mra... (Comment est le prince,
marabout?, qu'est-il arrivé?).
La Solvette n'attendit pas la
traduction :
- Dis-lui que son prince vivra. Bartone
voulait le tuer mais il lui a sauvé la vie sans le vouloir. Le
couteau a percé un abcès. Le mauvais s'écoule. C'est un bon
présage.
Miaro ne quitta pas des yeux la bouche
de Muoucht qui traduisait.
La Solvette fit le récit de ce qu'elle
avait vu en entrant. Le Charc avait détourné le coup du cœur et
avait permis que la lame en glissant sur la côte, fasse sortir les
liquides mauvais qui empoisonnaient le prince. Oui, Bartone était un
assassin qui en ratant son coup avait sauvé la vie du prince.
Miaro devint perplexe. Un assassin, il
savait ce qu'il avait à faire, un héros aussi mais là, il ne
savait pas.
- Quiloma...
Muoucht traduisit:
- Le prince Quiloma décidera de son
sort. En attendant, nous le gardons prisonnier.
Miaro donna des ordres. Sans
ménagement, les guerriers blancs poussèrent Bartone dehors. Il leur
emboîta le pas après voir dit une parole à Muoucht.
- Il a dit..
- Oui, je sais ! Il a dit qu'il
reviendrait tout à l'heure.
Quand tous furent partis, la Solvette
regarda vers Bislac. Il était blanc comme la neige. Le jako lui
donnait des petits coups de museau affectueux.
- Viens, lui dit-elle, nous allons
boire un coup de malch noir. On en a bien besoin.
66
Chan sirotait son malch noir pour se
remettre. Non vraiment, il ne méritait pas cela. Depuis des
générations la vie se déroulait sans incidents majeurs. Les récits
héroïques étaient tous très anciens et les dernières chansons
avaient été écrites, il y a au moins dix générations lors de la
grande famine qui avait fait suite à la sécheresse. Non, vraiment
il ne pensait pas cela en prenant la place de Chef de ville. Il avait
rêvé d'un règne tranquille. Bien sûr leur ville était petite et
n'était pas une de ses grandes métropoles qui marquaient le monde.
Bien sûr, ils étaient au fond d'une vallée pauvre et au climat
rude. Cela tombait bien car lui ne voulait pas devenir maître du
monde. Il aurait juste voulu jouir tranquillement de ce pouvoir. Il
commençait à avoir trop bu et devenait triste. Bien sûr, il était
moins pessimiste depuis qu'il avait vu les sorciers en action. Une
possession, il avait été témoin d'une possession, il ne pensait
pas un jour vivre cela. Au début de l'hiver, on lui aurait dit cela,
il aurait rigolé. Aujourd'hui, il ne savait même pas de quoi demain
serait fait. Il se resservit du malch. La porte s'ouvrit brusquement.
Sstanch entra.
- Bartone est prisonnier...
Il s'arrêta brusquement en voyant Chan
à moitié affalé sur la table. Celui-ci se retourna vers Sstanch.
Il avait le regard voilé. Puis il sembla comprendre :
- Quoi ?
- Je viens de voir Bartone se faire
traîner par les extérieurs jusqu'au temple.
- Mais qu'est-ce qu'il a fait ?
- Il a essayé de tuer Quiloma.
- Il ne pouvait pas rester tranquille !
Que vont-il lui faire?
- J'ai demandé à Muoucht mais il ne
sait pas. Celui qui commande en attendant la guérison de leur chef
n'a rien voulu dire.
- Knam ! Knam ! Knam ! hurla Chan en
tapant du poing sur la table. Mais ça finira jamais.
67
La discipline revenait enfin. Telle
furent les pensées de Tonlen. Natckin avait même fait preuve de
sagesse en refusant d'ouvrir le rouleau avec précipitation. Il était
impatient comme tous mais lui détenait le savoir. Cela lui donnait
une responsabilité plus grande. La confrontation avec les
extérieurs, le départ de Kyll et l'expérience de la découverte de
l'archive sacrée l'avaient changé. Il avait repris les exercices
aussi. Mieux que cela, il conduisait les exercices de la communauté.
C'était une nouveauté. Toute la communauté réunie en un seul
chœur pour se préparer à la rencontre avec les esprits. En
quelques jours, l'ambiance changea. On passa du désespoir à
l'espérance. Oui, nous vivions l'épreuve mais ce n'était pas la
fin du monde. Leur guide n'était pas mort, il s'était éloigné.
Les extérieurs n'avaient plus de prise sur lui. Il pourrait
continuer à leur montrer le chemin. Assis dans la position de la
méditation, réunis dans la grange où fut trouvé le rouleau, la
communauté s'exerçait. Natckin sur l'estrade donnait l'exemple,
Tasmi toujours à côté répétait puis toute la salle reprenait.
Ils en étaient à l'exercice du souffle de basse. Cet exercice
hérité disait la légende de Hut le fondateur, avait le pouvoir
d'ouvrir les cœurs à la rencontre. La respiration devenait ample,
faisait gonfler le ventre puis la bouche grande ouverte on soufflait
rapidement. Cette expiration était le symbole de la sortie de soi.
En soufflant fort un cri se faisait, ou plutôt une vibration basse
de tout l'être qui évoquait un roulement, le Rrrrôô. Acquérir
cela était fondamental pour les rites. Natckin qui ne perdait jamais
conscience de ce qui l'entourait admirait la facilité de Tasmi pour
le faire. Lui avait acquis ce cri avec bien des efforts. Le sortir
restait une épreuve. Tonlen assis un peu en retrait observait les
exercisants. Il était important de repérer ceux qui étaient les
plus doués. A ceux là, on dispenserait le savoir et s'ils
semblaient aussi habiles à manier les connaissances, ils passeraient
les initiations. Tonlen regardait Tasmi. Il était superbe de laisser-aller et de naturel. Il ne retenait rien. Son Rrrrôô était
vraiment son souffle vital qu'il offrait. Dommage que l'intelligence
ne soit pas à la hauteur de ce don. Soudain Tonlen se sentit en
alerte. Quelque chose avait changé. Il regarda tous les
protagonistes présents. Lui-même se mit à faire les exercices de
début des rites. Bientôt ses perceptions s'affinèrent et il vit.
Autour de Tasmi l'air vibrait différemment. Un contact, Tasmi avait
réussi à établir un contact pendant ses exercices! Il entama le
chant du rite d'accueil. Natckin l'entendit. S'il fut surpris, il ne
le montra pas. Se mettant à l'unisson de son maître officiant, il
approfondit la vibration passant le Rrrôô au niveau profond. Il y
eut la salle qui vibrait sur un mode, Natckin sur un mode plus
profond et Tasmi qui se mit à moduler son souffle. La résonnance se
fit. Sous les yeux étonnés des participants, Tasmi se mit à
flotter au-dessus de son siège. D'une voix qui n'était pas la
sienne, il dit :
- J'ai entendu mes fils et je suis
venu. Aujourd'hui le maître de ville va venir. Dites-lui ces paroles
: « A celui aujourd'hui qui accepte la soumission, viendra la
domination, à celui aujourd'hui qui recherche la domination, sera
donnée la soumission. Demain vous ouvrirez le rouleau que ma main a
écrit, alors vous saurez ».
Poussant un grand cri, Tasmi retomba.
Tonlen se leva rapidement.
- Hut ! Hut le fondateur nous a parlé
! Rendons gloire.
Natckin le premier entonna le chant des
louanges de Hut. Toute l'assemblée reprit le chant à pleine gorge.
Les maisons autour furent emplies de ce chant. Les occupants
reconnurent le chant d'ouverture de la fête des rencontres. Le
sourire leur vint aux lèvres. Malgré les extérieurs, la fête
aurait lieu puisque les sorciers répétaient le chant d'ouverture de
la fête. Le bruit se répandit à la vitesse du vent dans la ville
comme se répandait celui de l'acte de Bartone.
Chan entendit la fin du chant en
s'approchant de la maison Andrysio. Lui aussi avait reconnu le chant.
Était-il possible de faire la fête avec ce qui venait de se passer?
Il leva la main pour frapper à la porte. Son bras resta suspendu en
l'air. La porte venait de s'ouvrir toute seule.
- Entrez, Maître de Ville, le Maître
Sorcier Natckin vous attend.
On le conduisit dans la pièce où il
était déjà venu. Il se retrouva avec Natckin, Tonlen et le
disciple voyant. Natckin lui répéta les paroles de Hut le
fondateur.
- Si je comprends bien, dit Chan. Soit
nous voulons faire comme Bartone et nous mourrons, soit nous nous
soumettons et nous serons les maîtres plus tard.
- On peut dire les choses comme cela.
Faites savoir aux gens que l'avenir est à nous et pas à eux. Nous
allons préparer la fête de la rencontre. Hut le fondateur nous a
instruits.
68
Kyll méditait. Ses amis et le
crammplac étaient pour lui d'un grand secours. Il avait trop la tête
dans le monde des esprits pour s'occuper correctement du quotidien.
Il avait senti la reprise des exercices dans la maison Andrysio. Il
savait pour le rouleau depuis sa rencontre avec Hut le fondateur.
Contrairement à d'autres esprits, ou d'autres morts, il n'avait pas
exprimé de colère à la convocation de Kyll.
- Je suis lié à cette ville et à sa
terre, lui avait-il dit. J'ai posé un acte irréversible. J'ai fondé
la ville. Tant qu'elle existera, je serais lié mais aussi je ne
sombrerais pas dans l'oubli.
Kyll l'avait interrogé sur l'avenir.
- Je ne suis pas devin. Je vois les
forces en présence. La ville a dans ses murs de quoi survivre et
même devenir une grande ville parmi les villes du monde. Il y a tant
de lignes parmi les possibles qu'il est impossible de dire ce qui
adviendra vraiment. La ville a les germes mais les plants
pousseront-ils?
Un malheur-bonheur va arriver. En
voulant tuer le chef des extérieurs, le dernier de la plus vieille
des familles, lui a sauvé la vie. Ce hasard ne se reproduira pas.
Entrer en lutte avec eux conduirait à la mort et les germes ne
germeraient pas.
Kyll avait continué à interroger Hut
tant que les machpsapsa étaient actives. Converser avec un esprit
aussi ancien était difficile. Même s'il côtoyait la réalité, Hut
le fondateur n'était pas en phase avec le monde tel qu'il était
aujourd'hui. Certains concepts lui étaient étrangers, le travail de
la forge par exemple ou la nécessité du temple.
Quand Iaryango avait récupéré Kyll à
la sortie de sa transe, il avait juré. Kyll allait très loin et
Iaryango avait peur de le perdre dans le monde des esprits.
Rhinaphytia essayait de le rassurer. Ce dernier sans entendre les
paroles du crammplac, s'entendait très bien avec lui surtout pour la
chasse. Ils approvisionnaient le campement en vivre. Rhinaphytia
n'avait pas son pareil pour trouver les sites cachés où les
différents animaux de la forêt cachaient leurs provisions d'hiver.
Grâce à cela les quatre compères menaient une vie somme toute
agréable.
Kyll était intervenu une première
fois en entrant en contact avec Tasmi pour se signaler et révéler
où était le rouleau sacré. Il savait qu'il lui faudrait reprendre
contact avec Natckin pour en assurer la traduction correcte. Il était
resté attentif, utilisant les yeux et les oreilles de Tasmi pour
suivre les évènements dans la maison Andrysio et puis les
machpsapsa. Ce dernier moyen lui coûtait beaucoup. A chaque fois il
avait besoin de temps pour récupérer. Mais il avait vu Bartone
agir. Revenant rapidement de sa transe, il avait refait un rite pour
contacter Tasmi. Alors que son corps immatériel s'approchait de la
ville pour contacter Tasmi, Hut était apparu dans ses perceptions.
Leur contact avait été douloureux, comme une engueulade. Kyll avait
bien compris qu'il dépassait les limites et était reparti vers la
grotte de la médiation laissant Hut faire ce qui devait être fait.
Iaryango l'aurait encore saoulé de
reproches s'il ne s'était évanoui.
69
Kalgar regrettait Bislac. Il était le
meilleur de ses apprentis pour surveiller la fonte du métal. Il
savait alimenter le feu avec le charbon de bois pour que le creuset
soit juste à la bonne température pour la coulée. Il avait remis à
plus tard certaines pièces mais devant les difficultés de guérir
de Bislac, il s'était résolu à reprendre la tâche lui-même. Le
travail courant en pâtissait. Les outils pour les machpes avaient
souvent besoin de réparation. Cela le mettait de mauvaise humeur. Il
ne tiendrait pas parole. Il pensa que sans les extérieurs, il ferait
son travail d'hiver habituel au lieu de refaire des pointes de
flèches et de ne pas pouvoir honorer ses délais. Bislac serait là
à surveiller le feu.Tout serait tranquille. Et puis ses pensées
s'orientèrent vers les pierres qui brûlent. Il faudrait un jour
qu'il essaye cette manière de chauffer. Elle semblait rapide,
puissante, plus que le charbon de bois dont il avait l'habitude et
qui n'était pas toujours de bonne qualité pour permettre une bonne
fusion du métal. Il en était là de son soliloque intérieur quand
Muoucht entra avec l'homme à l'anneau rouge et noir qui commandait
les extérieurs en l'absence du chef qui, il espérait, allait mourir
chez la Solvette. Ils étaient suivis par une escouade qui traînait
un homme. Dans le contre-jour, il ne le reconnut pas. Ce n'était pas
un de ces maudits guerriers. Il avait les habits de la ville. Les
soldats qui le tiraient, le jetèrent à terre devant le foyer de la
forge.
- Sha...., dit l'homme à l'anneau
rouge et noir.
- Enchaîne-le ! traduisit Muoucht. Il
a voulu tuer le prince.
Bartone ! Il venait de reconnaître
Bartone. Il ne l'avait pas revu depuis le massacre de sa maison. Il
savait qu'il s'était réfugié dans les grottes à machpes de la
maison Andrysio. Depuis Kalgar n'avait pas eu de nouvelle.
- Que veut-il que je lui enchaîne?
Muoucht traduisit, écouta la réponse
et dit :
- Un anneau à chaque pied et une
chaîne d'une coudée entre les deux. Un anneau à chaque poignet
avec une chaîne de six coudées à chaque, et deux pieux de fer.
Kalgar cacha son étonnement et se mit
au travail. Tout en martelant le métal, il demanda à Muoucht :
- Tu peux leur demander des pierres qui
brûlent pour moi?
- Tu en as besoin?
- J'aimerais bien essayer pour voir ce
que ça donne dans la pratique.
Muoucht se tourna vers Miaro. La
discussion fut assez animée. Kalgar avait fini les anneaux. On lui
amena Bartone qui lui jeta un regard exténué. Kalgar lui fit un
petit geste avec les épaules pour lui signifier son impuissance. Un
guerrier blanc lui prit brutalement le bras et le posa sur l'enclume.
Bartone grimaça mais ne résista pas. Kalgar fixa un premier anneau.
Bartone donna lui-même l'autre bras.
Il finissait de fixer la chaîne entre
les pieds quand Muoucht reprit la parole :
- Ils ne sont pas contre le fait de te
fournir des pierres qui brûlent mais il veut l'accord de son prince
avant de te donner son accord définitif. Si tu y as accès, il
faudra que tu fasses des épées pour eux. Alors réfléchis bien
avant de demander à nouveau.
Kalgar les regarda partir traînant
Bartone sur la neige. Il les vit se diriger vers le temple.
70
Natckin s'était opposé à toute
transformation de la grange de la maison Andrysio. Le fourrage avait
été réparti en grande partie vers les autres maisons pour faire de
la place. Sur des murets de pierre de solides poutres formaient
l'ossature du toit. Elle rejoignait les poutres maîtresses,
elles-mêmes posées sur de véritables troncs d'arbres dessinant une
ligne de colonnes sombres au centre de la pièce. Ne restait que les
provisions sèches pour la maisonnée. Les sorciers furent heureux de
les récupérer ayant tout perdu avec la confiscation du Temple.
Tonlen était d'avis de transformer la pièce avec ce qu'ils avaient
récupéré du brasier. Natckin avait refusé. Si le rouleau était
resté aussi longtemps là sans que les esprits interrogés de
maintes fois par l'ancien Maître Sorcier, n'aient pu répondre,
c'est en raison des forces propres de cette maison. La fierté des
Andrysio était de pouvoir dire qu'ils étaient la première famille
à être venu s'installer quand Hut eut fondé la ville. Et comme
aucune descendance n'était connue à Hut, ce sont, les Andrysio qui
étaient les plus anciens et donc les plus respectables de cette
ville. Si personne ne contestait sérieusement cette antériorité
probable, nombreux étaient ceux qui trouvaient que cela ne donnait
pas plus de privilège à la maison d'Andrysio. Natckin
s'interrogeait sur les forces en présence. Le rouleau n'avait pas
été retrouvé avant la fin des Andrysio. Certains esprits chagrins
susurraient même que si Bartone était ainsi mal traité, c'était
parce qu'il n'était pas un vrai Andrysio et qu'au cours de la fête
de la rencontre de cette année-là, sa mère avant de se donner au
fils Andrysio s'était beaucoup donnée...Les bruits disaient-ils
vrai? Avant le massacre le rouleau était invisible du monde des
esprits, après le massacre et bien que Bartone soit encore vivant,
Kyll avait pu le repérer. Natckin trouvait cela étrange. Il en
tirait la conclusion que cette maison, ce lieu avait quelque chose de
particulier.
Natckin se tenait près de la seule
ouverture qui donnait de la lumière. C'est-à-dire la porte.
Composée de deux grands vantaux, eux-mêmes divisés en trois. Il
n'avait fait ouvrir que la partie haute pour éviter les regards des
passants. Tasmi comme toujours était à moins de trois pas de lui.
Tonlen en tant que maître officiant se tenait avec ses acolytes un
peu en retrait sur la gauche dans l'ombre. Trois autres maîtres
sorciers faisaient face à Natckin. Le reste de la communauté
faisait l'exercice du Rrrôô. Natckin fit les invocations, les trois
autres répondirent. Tasmi ouvrait des yeux de plus en plus ronds.
Ils brûlèrent quelques herbes odoriférantes, les dernières qui
leur restaient. Disant les formules consacrées, Natckin, défit en
douceur les protections qui recouvraient le rouleau. Il n'avait
manifestement pas souffert de son séjour sous terre. Les écorces
étaient souples. Une odeur douce et prenante s'en dégagea. Du bois
de bachkam ! Voilà une explication de la résistance de ce rouleau.
Bien qu'elle soit souple, l'écorce de bachkam n'était plus utilisée
pour les rouleaux. Trop rare, il n'y avait pas dix bachkam dans les
forêts autour de la ville et encore en acceptant de faire deux jours
de marche, trop difficile à peindre, il fallait les préparer pour
recevoir les colorants, c'était long et difficile à faire. Depuis
des générations, les sorciers avaient préféré l'écorce de
stinmyam. Très souple, elle se roulait facilement, se peignait sans
difficulté. Le seul inconvénient connu était sa fragilité dès
qu'elle devenait trop sèche. Si ce malheur arrivait, elle devenait
cassante comme de la glace de printemps. Il fallait alors réécrire
le rouleau. Ce qui occupait plusieurs personnes pendant plusieurs
saisons pour ne pas faire d'erreur.
Avec des gestes d'une infinie lenteur,
il déroula le début du rouleau. Vu le graphisme, il était vieux.
On ne dessinait plus comme cela maintenant. S'il avait toujours du
mal avec le monde des esprits, il était par contre très fier de son
savoir en graphes sacrés. Il apprécia le tracé, la tenue du
pinceau ou de la plume, plutôt une plume d'ailleurs. Les couleurs
restaient vives sur le bachkam ce qui facilitait la lecture. Il en
déroula un peu plus de façon à voir toute la première séquence.
Il poussa un cri de surprise. Il avait dans les mains le rouleau
primordial, celui que Hut le fondateur avait lui-même écrit. Le
vieux Maître Sorcier avait toujours refusé de dire quel rouleau
avait disparu. Les gardiens des rouleaux, dont le rôle était de
garder les écorces souples en humidifiant juste ce qu'il fallait la
pièce, ne savaient pas ce que contenait le rouleau qui avait
disparu. Ils savaient juste que l'emballage datait de cinq
générations. Natckin comprenait mieux pourquoi le Maître Sorcier
avait gardé le silence. Si cela s'était su, le scandale aurait été
très grand et la perte de confiance dans le Temple considérable.
Lentement il commença le décryptage :
- Moi, Hut venant de la grande plaine
ravagée par les guerres et la famine, fonde ici, en cette vallée
retirée un lieu loin des passions pour qu'il soit havre de paix.
Tous les participants retinrent leur
souffle. Eux aussi avaient compris. Le rouleau primordial contenait
le récit de la fondation de la ville et des premiers rites. Avant de
continuer, ils chantèrent le chant des louanges de Hut. Natckin
reprit le déchiffrage. Dans la première séquence Hut racontait son
choix d'une vallée retirée. Il avait construit sa maison autour
d'un bachkam. Son tronc puissant et ses branches basses avaient été
le lieu idéal pour y construire une habitation. Au sol, il y avait
mis les quelques animaux qu'il avait amenés. Sur les premières
branches, il avait fixé un plancher et y avait fait sa maison
proprement dite. Il avait vécu ainsi une période longue de deux
hivers. Si au premier hiver, il avait perdu beaucoup de bêtes à
cause du froid et du manque de nourriture, le deuxième hiver l'avait
trouvé mieux préparé. Il avait découvert la première grotte et
les machpes. Dans ce deuxième hiver était arrivé deux hommes. Ils
étaient arrivés le jour où la lumière du soleil arrivait quand la
lumière de la lune disparaissait. Ils avaient fait la fête pour
cette rencontre. Natckin découvrait les graphes qui racontaient la
naissance de la fête des rencontres. Il pensa que cette année la
rencontre avait été mauvaise avec l'arrivée de ces extérieurs.
Poursuivant sa lecture, il déroula encore un peu les écorces. Il
découvrit comment les trois hommes avaient utilisé le bachkam pour
y habiter. Le premier s'appelait Andris. Il fuyait aussi la guerre de
la plaine. Sur son chemin, il avait croisé l'aveugle qui voyait les
esprits. Grâce à lui et à ses voyances, ils avaient évité
quelques mauvaises rencontres et surtout ils avaient eu la vision du
bachkam et de ce qu'il pourrait leur apporter. Si Andris s'était
révélé un maître dans la culture des machpes, l'aveugle qui
voyait les esprits leur avait donné de précieux conseils. C'est
ainsi qu'ils avaient creusé là où il fallait pour découvrir le
début du réseau de grottes qu'ils utilisaient aujourd'hui. Deux
longues saisons passèrent avant que Andris ne reparte vers la
vallée. Hut le fondateur resta seul avec l'aveugle qui voyait les
esprits. Ce dernier avait entrepris d'éduquer Hut le fondateur. Le
court printemps et l'été furent des moments privilégiés pour cet
apprentissage. Si l'aveugle voyait les esprits naturellement, Hut le
fondateur n'y arrivait pas. Ils cherchèrent alors des herbes et des
plantes pour les aider. Mais, et là Natckin articula distinctement,
jamais elles ne sont nécessaires si un voyant est là. Il pensa à
Tasmi et surtout à Kyll si sensibles au monde des esprits qu'ils
continuaient leur mission en l'absence du Temple.
Déroulant une nouvelle séquence, il
découvrit comment Andris revint avec femme et enfants qui plus est
accompagné de cinq autres familles. Il trouva aussi le passage qui
racontait comment sur les conseils de l'aveugle qui voyait les
esprits, ils avaient fait une offrande au pied du bachkam lorsque
celui-ci avait oublié de reverdir à un printemps. De ses branches
maitresses, ils avaient tiré des poutres pour chaque famille. Le
tronc était resté en terre et avait servi à faire la première
maison longue où Andris et les siens vécurent. Quant à l'écorce,
elle devint le début de leur premier rouleau. Hut le fondateur et
l'aveugle qui voyaient les esprits avaient décidé de se refaire une
maison commune plus haut dans la pente. Une forme naturelle dans le
terrain dessinait presque un enclos.
Natckin ne put retenir son exaltation.
Le rouleau décrivait précisément comment Hut le fondateur et
l'aveugle qui voyait les esprits, avaient procédé pour faire de ce
lieu, l'endroit sacré des rites qui devenaient nécessaires.
- Que Hut le fondateur soit loué, nous
avons la réponse à nos questions.
De nouveau, ils chantèrent ses
louanges. Rien ne s'opposait à ce qu'ils consacrent cette grange
pour les offices nécessaires. Quant aux rites pour la fête des
rencontres, ils étaient aussi décrits dans une autre partie.
Natckin rangea avec précaution le
rouleau primordial dans son étui. Il fit appeler les gardiens des
rouleaux et leur remit le trésor dont ils venaient de découvrir le
contenu. Puis se levant, toujours suivi de Tasmi, il regagna son lieu
d'habitation. Il passa ainsi le long de la rangée centrale de
poutres. Arrivé à la porte de communication, il s'arrêta, se
retourna et fit un signe à Tonlen qui accourut :
- Regardez, Maître officiant.
Celui-ci dirigea son regard vers ce que
lui montrait Natckin.
- Oh !
- Et oui, Maître officiant, cette
poutre n'en est pas une, c'est un tronc d'arbre mort qui a encore ses
racines et un bachkam de surcroît.
- Alors nous serions ...
- Oui, nous sommes... et c'est sûrement
pour cela que le rouleau n'a pas été découvert avant. Entre les
racines du bachkam consacré, nul ne pouvait le sentir avant que cela
soit nécessaire. Aujourd'hui, on peut dire qu'heureusement qu'un des
Andrysio ait volé ce rouleau, sinon nous n'aurions plus de guide.
Natckin sentit Tonlen ébranlé. Qu'un
acte mauvais en soi puisse devenir un bien semblait le perturber.
Natckin le laissa méditer cela et, toujours suivi de Tasmi, il
regagna sa chambre.
71
Sealminc préparait les machpes. Elle
maugréait tout en faisant son travail. Chountic était encore parti
traficoter avec les extérieurs. Il lui faisait peur. Il avait
échangé des machpes et de la nourriture contre du métal précieux.
La viande de clach avait été très appréciée et les extérieurs
avaient payé ce qu'ils achetaient, avec des éclats d'or... La
première fois, quand elle avait ouvert à la patrouille, elle avait
fait un bond en arrière. Elle avait cru sa dernière heure arrivée.
Avec leur curieux accent, ils avaient demandé après Chountic. Avant
qu'elle n'ait pu répondre, il était arrivé et avait emmené les
extérieurs vers la grange. Il était revenu quelques temps plus
tard, le visage très satisfait. Elle lui avait exprimé avec force
son refus de voir ces gens-là ici, sans lui parler de sa peur. Il
lui avait répondu sur un ton plus violent qu'elle n'avait qu'à la
fermer, qu'il était le chef de sa maison et qu'il faisait ce qu'il
voulait. Brtanef s'était mis à pleurer. Sealminc avait rompu la
discussion pour aller s'en occuper et Chountic était parti vers les
grottes à Machpes pour préparer la suite. Sealminc repensait à sa
vie. Elle avait suivi les désirs de sa maison et s'était retrouvée
alliée à un vieil homme. Sa maison était contente, l'alliance
avait été fructueuse. Le cadeau de Chountic avait été très
conséquent. Elle avait le droit de partir comme à chaque fête de
la rencontre mais sa maison devrait rendre le cadeau et elle n'était
pas assez riche. Elle avait vu ceux de son clan survivre grâce à ce
qu'elle leur avait rapporté, juste survivre. Elle ne pourrait jamais
quitter le Chountic sans mettre les siens en danger. Brtanef, comme
toujours quand elle le prenait, s'arrêtait de pleurer. Il la
regardait avec le même sérieux que le premier jour. Sealminc se
demandait toujours ce qui occupait cette petite tête. Elle se mit à
nourrir Brtanef. Avec le printemps, il recevrait un autre nom.
N'étant plus dépendant d'elle, il ne serait plus le même. Un autre
nom lui serait alors nécessaire. Elle-même avait changé plusieurs
fois de nom, mais avait toujours gardé à peu près la même
sonorité. Son nom actuel évoquait l'écoulement sa chevelure brune
quand, jeune fille aux rêves fleuris, elle dénouait sa coiffe.
C'est ce qui l'avait fait remarquer par Chountic. Son nom à lui
évoquait bien, pensa-t-elle, toute sa sécheresse.
Chountic hurlait à son habitude, sur
ses ouvriers. Il haïssait ces bons à rien qui ne lui rapportaient
jamais assez. Il se félicita d'avoir eu l'idée de vendre des
denrées aux extérieurs. Ils les haïssaient encore plus que ses
ouvriers, mais eux au moins, ils avaient du métal précieux. L'image
de Brtanef lui vint à l'esprit. Il n'aimait pas penser à lui. Cet
enfant qui vous regardait comme s'il comprenait tout, le mettait mal
à l'aise. Mais pour le printemps, il fallait le renommer. Il avait
encore le temps d'y réfléchir et puis, ces feignants de sorciers
lui souffleraient bien une idée. Il repensa à l'étrangeté de la
situation. Il avait vu Brtanef diminuer et avait espéré sa mort.
Cette femme était trop chétive et ne se donnait pas avec assez de
soumission pour faire un descendant correct. Elle se retenait trop.
La solution aurait été de changer lors de la fête des rencontres
mais pas tant que l'enfant vivait. Il avait cru en sa chance lors de
la mort du bébé. Et puis ce nouveau Brtanef était arrivé. Il
avait cru un instant qu'il remplacerait avantageusement le rejeton
chétif qui était parti, mais non. S'il était physiquement assez
fort pour résister à l'exposition sous la pierre qui bouge, il
était aussi un étrange étranger.
Il se posa encore une fois la question
de ce qu'il avait bien pu faire pour mériter une telle suite de
coups du sort. L'arrivée d'un de ses ouvriers l'obligea à se
concentrer sur l'instant présent. S'il voulait devenir le
fournisseur attitré des extérieurs, il fallait qu'il s'active. D'un
côté, il pensait comme Rinca que le mieux aurait été de les faire
disparaître, mais il était beaucoup plus lucide. Ils étaient trop
forts pour eux. Les évènements l'avaient conforté dans son
opinion. Comme on ne pouvait s'en débarrasser, il valait mieux faire
avec et en profiter. Les autres rentraient toujours en conflit avec
eux. Les extérieurs prenaient alors par la force. Il y avait des
blessés, des mécontents. Lors de la première rencontre, il avait
tenu un autre discours en disant qu'il n'était pas contre de leur
fournir des denrées mais pas pour rien. Il avait appuyé son
discours d'un don de viande de clach boucanée par ses soins. Cela
avait plu au chef de la patrouille et encore mieux, la viande avait
plu aux chefs des extérieurs. Quand ils étaient revenus, ils
étaient demandeurs. Ils lui avaient proposé de l'or. Chountic
s'était retenu pour ne pas se jeter dessus. Muoucht était là. Pour
une fois tout le monde s'était assis et avait négocié. Chountic
s'était engagé à fournir des machpes pour pas grand chose mais
avait obtenu plus qu'il n'espérait pour faire de la viande de clach
boucanée. Pour le moment et contrairement à ce qu'il leur avait
dit, il vivait sur ses stocks. Mais déjà des chasseurs étaient
partis et les premières bêtes arrivaient. Bien sûr, les autres
maisons allaient le critiquer, mais surtout, elles allaient l'envier
pour sa richesse.
72
Dans la maison Andrysio, l'activité
avait retrouvé son niveau d'avant les évènements. Pour le moment,
certains disaient : « avant l'arrivée » d'autres,
« avant les extérieurs » mais tout le monde ou presque
parlait d'avant et de maintenant. Kyll s'était remanifesté par
Tasmi. La relation entre Kyll et Natckin s'était améliorée depuis
que ce dernier avait compris que, jamais, il n'aurait le don des deux
autres. Si Tasmi était une fenêtre ouverte dont on contrôlait mal
l'ouverture, Kyll avait montré sa parfaite adéquation avec les
esprits tutellaires. Même si tout ne tournait pas sans difficulté,
tout le monde y mettait du sien. Leur rôle était de faire survivre
la ville dans ce monde difficile. Natckin passait son temps à
contempler le bachkam. Avoir devant lui, l'arbre qui avait supporté
la première demeure de Hut le fondateur le menait dans des abîmes
de réflexion. Tasmi comme toujours à proximité se collait contre
le tronc et ne semblait plus bouger.
Pensant à haute voix, Natckin dit :
- Il faudrait recontruire l'espace
sacré autour de ce bachkam.
D'une voix absente, Tasmi répondit :
- Hut avait fait l'autel face à la
montagne.
Natckin dressa l'oreille en
l'entendant. Il s'approcha de Tasmi. Celui-ci avait le dos collé
contre le tronc et les bras étalés suivaient la courbure de la
surface. Il avait les yeux mi-clos et semblait absent. Natckin le
regarda. Il devait être du bon côté du tronc. Tasmi l'étonnait
toujours. Entre le bachkam premier et son voyant de disciple, il
était béni par les esprits de la ville. Il avait la marche à
suivre et quand il doutait, il avait toujours la possibilité de
faire un rite de divination avec Tasmi.
Ils avaient sauvé des flammes, des
morceaux de bachkam. Ils seraient les bienvenus pour refaire un autel
sacrificiel. Ils n'avaient plus d'herbes odorantes mais dans le
rouleau, Hut le Fondateur décrivait comment il avait essayé
plusieurs plantes avant de trouver la bonne combinaison. Il avait
même essayé le spimjac et cela avait fonctionné. Natckin ne
doutait pas d'en trouver chez quelqu'un. Au pire, il pourrait
toujours demander à la Solvette.
D'avoir un but concret facilitait la
vie de Natckin, il se posait moins de questions, il agissait. Il
rentra dans la maison et prépara des équipes pour faire l'autel et
les limites du lieu sacré. Il avait remarqué qu'on ne voyait pas
les racines de l'arbre. Il décida de faire creuser autour. Il
retrouverait ainsi la disposition du temple avec une partie basse où
auraient lieu les rites et une partie haute pour que le maître
officiant et ses disciples puissent se tenir.
Les sorciers de rang inférieur furent
bien occupés pendant les jours qui suivirent à creuser. Une
relative tranquillité régnait en ville. Quiloma n'était pas mort.
Les nouvelles le donnaient en meilleure forme. Bartone semblait lui
avoir rendu service. Ce dernier était vivant et traité relativement
bien par les extérieurs d'après ce que Sstanch avait pu savoir
auprès de Muoucht. Les Machpes donnaient et donnaient bien ce qui
semblait éloigner le spectre de la faim. A Chan qui demandait
l'avenir à Natckin, celui-ci avait répondu de regarder autour de
lui. Les esprits avaient demandé la soumission aux extérieurs
malgré ce que cela pouvait représenter pour les uns et les autres.
Ils avaient suivi la voie tracée par les esprits, confirmée par le
Maître Sorcier. Ils s'en portaient plutôt bien. La récolte
confirmait cette impression. Chan aurait voulu savoir où était le
Maître Sorcier mais Natckin lui laissa entendre que ce secret ne
pouvait pas être divulgué.
Quand les racines du bachkam furent
dégagées, Natckin fit arrêter les travaux. La terre avait été
évacuée dehors et formait un tas sombre sur le blanc de la neige
sur la petite place qui jouxtait la grange. Les extérieurs qui
patrouillaient par là discutaient entre eux de cette agitation.
Leurs commentaires étaient accompagnés de rires. Ils n'étaient pas
intervenus. Certains jeunes sorciers rageaient de ce qu'ils prenaient
pour des moqueries. D'autres plus âgés, regardaient cela avec
indifférence.
- Maître Natckin, devons-nous
construire l'autel?
- Non. Les esprits ne sont pas
favorables. Il faudra répandre sur la terre et les racines du
bachkam, la première neige qui va tomber. Il nous faut attendre.
L'attente dura jusqu'à ce que la lune
soit pleine. A ce moment-là un vent venu de la plaine, se mit à
pousser de lourds nuages noirs vers le col de l'homme mort. Les
premières chutes arrivèrent le lendemain. Natckin avait donné
l'ordre de mettre des couffins sur la terre nue pour recueillir cette
neige cérémonielle. En une nuit, les cinq paniers furent pleins
d'une neige lourde et collante. Les jeunes sorciers les ramenèrent
au petit matin devant le bachkam. Sur les ordres de leur maître, ils
répandirent toute cette neige sur les racines pendant que Natckin,
Tonlen et quelques autres récitaient les mantras sacrés retrouvés
dans le rouleau. Des bouquets de spimjac furent brûlés. L'odeur
suave fit tourner bien des têtes. Tasmi en respira. Il tomba comme
une masse, les bras en croix. Un disciple du maître officiant eut
juste le temps de le rattraper. Il l'allongea par terre. Tasmi eut
quelques mouvements convulsifs, bava un peu et s'agita. Quand il
parla, le disciple du maître officiant sursauta.
- A vous mes disciples, je dis vous
faites bien...
Natckin et Tonlen se retournèrent
immédiatement. Ils se mirent autour de Tasmi couché par terre.
- ... La neige va tomber pendant dix
jours. Puis viendra le vent de la montagne. Quand il cessera, alors
sera venu le moment de la fête des rencontres.
Après un dernier soubresaut, Tasmi
s'immobilisa. Quelqu'un le secoua un peu sans entraîner de réaction.
- Est-il mort ?
- Non, dit le maître officiant, il a
été possédé par le Maître Sorcier.
- Il nous a donné la marche à suivre,
dit Natckin. Allons, le travail nous attend. Dans dix jours je ferai
le premier rite sur l'autel, puis nous enchaînerons avec les rites
préparatoires de la fête des rencontres. Qu'on prévienne tout le
monde. Quand le vent des montagnes tombera, monteront les feux de la
fête.
73
L'excitation monta de plusieurs crans
dans la ville. La fête des rencontres allait avoir lieu. C'était le
sujet de toutes les conversations. Il fallait préparer les habits de
fête, les provisions, les décorations, la musique. Les sorciers
n'avaient pas donné une date fixe mais un moment. De mémoire
d'homme, on n'avait jamais entendu cela. Vraiment, on vivait des
jours pas ordinaires. Il y eut un défilé à la maison Andrysio.
Chacun venait essayant de soutirer quelques renseignements
supplémentaires. Le portier ne savait pas quoi répondre. Nactkin
prit une décision qui bouleversa encore un peu plus chacun. Il fit
savoir que le premier jour du vent, il fallait un représentant de
chaque maison pour le rite de consécration du lieu.
- Mais on n'aura jamais la place de
mettre tout le monde!
- Peut-être mais le rouleau est clair.
Il faut que chacun soit représenté. Prévenez le Chef de ville
qu'il fasse le tour des clans et qu'il fasse au mieux.
Chan ne fut pas content de l'initiative
du maître sorcier. Il ne se voyait pas refuser. Il ne pouvait pas se
passer de l'aide des esprits. Il avait l'impression qu'il avait
essayé au début de cette histoire de se passer de leurs conseils et
que cela avait mal tourné. Il se sentait coupable, en partie
seulement, mais coupable de ce qui arrivait à la ville. Il se rendit
à la maison commune. Sur le mur en pisé, un enduit avait été
posé. On gravait dessus depuis des générations les alliances des
uns et des autres. Il étudia longtemps les différents schémas. La
mémoire de la ville remontait sur bien des générations mais pas
jusqu'à la fondation. On notait là chaque année après la fête
des rencontres, les nouvelles alliances. Armé de sa lampe à huile,
il suivait du doigt les passages d'une génération à l'autre.
Chaque clan, chaque famille, était symbolisé par son totem. En
suivant chaque symbole, il obtenait une ligne, donc un représentant.
Les lignes se croisaient, s'entrecroisaient. Il fallait bien lors des
alliances choisir quel était le totem des enfants devenus grands.
Les Sorciers faisaient alors un rite et envoyaient les enfants pour le
voyage initiatique à l'issue duquel, ils découvriraient qui était
leur totem. Autour de lui le conseil des anciens donnait son avis. La
maison Andrysio était plus petite que le temple et il fallait faire
des choix sans oublier un clan ou un totem. Il fallut deux jours au
conseil pour faire la liste de ceux qui devaient être là. Il
restait pourtant deux points d'interrogation. Bartone ne pourrait pas
venir et il manquerait la maison d'Andrysio. La deuxième question
concernait les étrangers. Ils étaient présents dans la ville.
Devait-on les inclure ou pas dans la cérémonie? Chan vint discuter
de ces deux points épineux avec Natckin.
Ce dernier balaya le problème de
Bartone d'un revers de la main. Le clan Andrysio avait eu de nombreux
croisements et leur totem était bien représenté. Rinca ferait
l'affaire. Son totem représenterait les deux maisons. La question
d'une présence des étrangers au rite ne put être tranchée. Ils
n'étaient pas les bienvenus mais ils étaient là. La position des
esprits n'était pas claire. Natckin répondit à Chan :
- J'en référerai au Maître sorcier.
En attendant prévenez ce groupe de cinquante d'être là quand la
neige cessera de tomber, au lever du jour.
Chan se retira. Natckin rentra dans la
maison Andrysio. Il était perplexe. Il ne savait pas comment
contacter Kyll. Il ne pouvait pas faire un rite avant la grande
cérémonie de consécration. La question resterait sans réponse, à
moins,..., à moins que Tasmi ne serve de relais. C'était une bonne
idée. Mais comment faire que pour que Tasmi contacte Kyll ?
- Vous semblez préoccupé, Maître.
- Oui, Tasmi. J'aimerais que tu
contactes le Maître Sorcier. Nous allons nous mettre en méditation
pour réfléchir à cela.
Tonlen qui avait besoin d'instructions,
les trouva faisant face au bachkam. Les deux sorciers étaient assis
en tailleur, semblant fixer l'écorce de l'arbre. Il toussota pour
attirer l'attention. Natckin se lava en faisant signe à Tasmi de ne
pas bouger.
- Quelque chose ne va pas, Maître
Natckin, voilà un bon moment que je vous cherche.
Natckin lui expliqua à voix basse ce
qui se passait. Tonlen hocha de la tête gravement.
- Ne soyez pas dans l'inquiétude,
Maître Natckin. Le Maître Sorcier sait. Il fera ce qui est
nécessaire. Lui peut faire les rites qui nous sont interdits.
Curieusement, cette réponse qui ne
disait rien, le rassura. Il n'était pas en charge de la responsabilité de tout. Il écouta les demandes de Tonlen. La
réception de laïcs demandait beaucoup d'efforts. Les totems
devaient être particulièrement honorés. Tonlen hésitait sur
l'ordre de la préséance. La discussion entre la position des uns et
des autres s'éternisait. Tasmi toujours assis en tailleur, méditait
en contemplant l'écorce. Son esprit vagabondait passant de l'écorce
de l'arbre à celle des choses. Dans le cours des paroles qui
frappaient ses oreilles, il entendait les noms des totems : tibur,
loup, clachs, jako... Bientôt il les vit comme s'ils dansaient
devant lui. Il suivit la ronde des yeux. Il vit comment ils
s'organisaient. La discussion des deux maîtres était inutile. Il
voyait nettement comment les organiser. Il voulut sortir de sa transe
pour leur donner la bonne nouvelle quand un être gigantesque les
couvrit de son ombre et s'installa comme le maître des maîtres. Il
n'avait jamais vu d'animal aussi beau, aussi grand, aussi puissant.
Il le vit se poser, ouvrir la gueule et cracher le feu.
Instinctivement, il se jeta en arrière en fermant les yeux et en
criant.
Quand il rouvrit les yeux, Natckin et
Tonlen le tenaient. Il tremblait de tous ses membres
- Qu'est-ce qui se passe, Tasmi ?
- Je les ai vus, je les ai vus !
- De qui parles-tu?
- Les totems, j'ai vu la ronde des
totems.
- Peux-tu la décrire?
- J'ai vu aussi le maître des maîtres
des totems.
- Parle ! Comment est-il ?
- Énorme, comme un charc noir mais gros
comme la montagne, avec des dents comme des épées et des écailles
comme les haches de Kalgar. Il a ouvert sa gueule et le feu en est
sorti. Alors j'ai crié.
L'interrogatoire continua un moment,
mais Tasmi ne semblait pas pouvoir en dire plus. En revanche, il sut
donner l'ordre de la ronde des totems.
Natckin avait donné l'ordre qu'on
serve du malch noir à Tasmi pour le remettre de ses émotions.
Pendant que Tasmi finissait de trembler, Tonlen et lui discutaient du
maître des maîtres.
- Les vieilles légendes
renaîtraient-elles?
- En tout cas, Maître officiant, cela
fait deux fois qu'on entend parler de ces animaux gros comme des
montagnes, les gragomes
- Plutôt dragon selon les paroles du
conteur. En tout cas la puissance de ce totem dépasse celle des
autres. Qui peut être son représentant ?
- Les étrangers peut-être?
- Peut-être. En tout cas, cela veut
dire qu'il faut laisser la place d'honneur vide. On ne peut pas
courir le risque de mal recevoir un tel totem.
- Voilà qui est bien parlé !
Les deux sorciers se retournèrent,
surpris en entendant cette voix. Tasmi se tenait debout à côté
d'eux.
- Je l'ai vu, on ne peut le
mécontenter. Son regard est extraordinaire. Si je n'étais pas
sorcier, je me mettrais à son service.
- Repose-toi, Tasmi. Cette vision a été
une épreuve.
74
Chountic se rengorgea. Le maître de
ville venait de lui annoncer qu'il devait être présent pour la
consécration du temple dans la maison Andrysio, présent avec son
totem.
- Tu vois, dit-il à Sealminc, quand il
y a des choses importantes, on vient me chercher ! L'ours, mon totem
est le plus fort des animaux. Je serai au premier rang.
Sealminc l'écouta la tête basse. La
seule bonne nouvelle est que la fête des rencontres aurait bien
lieu. Elle pensa qu'elle allait entendre cette histoire en boucle
jusqu'à la cérémonie. Chountic aimait plus encore les honneurs que
la richesse. Voilà qui l'arrangeait bien. Elle ne serait pas obligée
de chercher un sujet pour le contenter, pour préserver sa
tranquillité. Avec ce que venait de lui dire Chan, il allait se
raconter des histoires tout seul, tordre la vérité pour la faire
coller à ses rêves.
- Il faut me retrouver mon habit
cérémoniel.
Sealminc tout à ses pensées, fit
l'erreur de ne pas répondre assez vite. Chountic la bouscula :
- Mon habit ! Vite, au lieu de rêvasser
à je ne sais pas quoi. On honore ton époux et tu ne réagis pas.
Mais qu'est-ce que j'ai fait aux esprits pour avoir une empotée
pareille !
Sealminc fila. Elle n'avait jamais vu
ce vêtement. Elle courut jusqu'à la chambre. Derrière dans un
couloir entre deux murs, étaient rangés toutes sortes d'habits que
Chountic ne mettaient plus mais dont on ne pouvait se débarrasser.
Un habit totémique devait avoir certaines caractéristiques. Elle
savait que le totem de Chountic était l'ours. Elle pensait
régulièrement que s'il en avait la force, il en avait aussi le
caractère. A la faible lueur de sa bougie, elle écartait les
affaires empilées. Elle ne le trouva pas rapidement. Plus cela
allait et plus elle s'énervait. La peur que Chountic vienne voir ce
qu'elle faisait, entra en elle, la rendant encore plus malhabile.
Soudain l'espoir revint. Elle avait senti une griffe. Elle tira
dessus. Elle entendit la déchirure se faire. Elle se maudit de sa
fébrilité. Enfonçant à nouveau ses mains dans le tas des habits,
elle trouva une autre griffe. Elle ne refit pas la même erreur. Elle
bouscula le tas pour en extraire ce qui l'intéressait. Elle ramena
sa découverte dans la chambre. Malgré la neige qui tombait, la
lumière était assez bonne pour qu'elle voie ce qu'elle avait posé
sur la paillasse. C'était un manteau en peau d'ours bien-sûr, sur
lequel étaient cousues griffes et dents. Il était en mauvais état.
Jamais porté, jamais entretenu, il avait beaucoup souffert de son
oubli sous une pile de vieilles loques. Avec précaution elle le
souleva et partit vers la grande salle. Quand elle y arriva, Chountic
pérorait tout seul. En s'approchant, elle vit le pot de malch noir.
Elle ne s'étonna plus de le voir comme cela.
- Voici l'habit.
Il se retourna, l'œil déjà trouble.
Comme il ne répondait rien, elle se dépêcha d'enchaîner.
- Il a quelques accros en raison de son
stockage. Je vais aller le réparer. Si vous le voulez pour la
cérémonie, ne me dérangez sous aucun prétexte.
Avant qu'il n'ait le temps de dire quoi
que ce soit, elle était partie, heureuse. Avec ce qu'elle venait de
dire, elle aurait la paix pendant les jours qui venaient. Jamais il
n'oserait venir, il aurait trop peur qu'elle ne lui donne pas un
habit conforme pour la cérémonie. Elle s'enferma dans la partie
réservée aux femmes. Bien sûr, elle allait devoir travailler
beaucoup pour remettre cet habit en état mais elle ne le subirait
pas pendant tout ce temps.
75
Quiloma reprenait des forces de jour en
jour. La Solvette le voyait s'asseoir plus souvent et même se mettre
debout. Qunienka restait plus longtemps. Il n'appréciait toujours
pas de laisser son prince sans une protection rapprochée dans la
maison même de la Solvette et le disait à chacune de ses visites.
Quiloma répondait invariablement en disant qu'il était l'hôte de
la marabout et qu'on ne peut aller contre la volonté d'un marabout.
Quand son second partait, Quiloma se recouchait. Il fatiguait encore
très vite. La Solvette invariablement lui apportait une tisane.
- Elle a mauvais goûte !
Quiloma l'avait suprise en utilisant sa
langue. La Solvette lui répondit :
- Qcar (Elle fait du bien).
Ils avaient ri de bon cœur de leurs
accents épouvantables mais avaient continué à discuter dans ce
sabir fait du mélange des deux langues. La Solvette avait un
avantage sur Quiloma, elle le comprenait même quand il parlait dans
sa langue natale.
La maison de la Solvette se vidait
doucement. Les blessés et malades pouvaient rentrer chez eux. Chan
était passé pour une douleur dans le pied. La Solvette lui avait
donné le mélange de plantes qui va bien et lui avait rappelé que
le malch noir ne faisait pas que du bien. C'est par lui qu'elle avait
appris la cérémonie prochaine de consécration d'un nouveau temple
dans ce qui était la maison Andrysio ainsi que la date de la fête
des rencontres. Comme d'habitude, elle n'était pas invitée. Il y
avait entre les sorciers et elle une rivalité qui durait depuis des
générations. La mère de la mère de sa mère avait laissé des
récits qu'elle avait entendus quand elle était encore enfant. Un
certain équilibre existait cependant. Si on avait besoin des esprits
pour savoir comment se comporter dans l'avenir et pour le bien de
tous, on avait besoin d'elle et de ses soins pour les accidents et
les maladies. Le vieux maître sorcier qui venait de mourir la
méprisait ouvertement et souhaitait tout aussi ouvertement de la
voir morte. Kyll qu'elle avait soigné alors qu'il n'était qu'un
bébé, semblait plus doux et n'avait jamais pris position
ouvertement. Maintenant qu'il était maître sorcier, peut-être
allait-il dire autrement. Quant à Natckin, c'était un ambitieux
dont le monde venait de s'effondrer à l'arrivée des étrangers.
Sans qu'elle sache pourquoi mais eux l'avait respectée à la
première manifestation de son pouvoir sur le monde. Elle avait
interrogé Quiloma sur ce sujet. Elle avait ainsi appris l'existence
de marabouts là-bas dans le monde froid qui s'étendait au-delà des
montagnes. Mais son vocabulaire limité et sa connaissance limitée
de cet aspect de son univers, avait laissé la Solvette sur sa faim.
Peut-être existait-il une confrérie ou des gens comme elle? Elle
aurait aimé avoir des échanges avec des personnes vivant des
expériences semblables.
- Quai que sait?
La solvette souria en entendant
Quiloma.
- KKre (quand vous avez pris le temple
des sorciers, les rites n'ont pas eu lieu. La vie de la ville est
menacée).
Quiloma souria aussi en entendant les
efforts de La Solvette pour utiliser sa langue. Ils tentèrent de se
faire comprendre l'un à l'autre les rites qui avaient de
l'importance. Quiloma expliqua comment dans son monde le dieu était
un dragon géant et que les rites tournaient autour de cela. Il
trouvait que le commerce avec les esprits, était contre nature et
que seul le dieu Dragon méritait des rites.
76
Pour Natckin, c'était le grand jour.
Il allait faire un rite qui n'avait pas été fait depuis des
générations et des générations. Les gardiens des rouleaux avaient
eu pour mission de préparer un nouveau rouleau. Un des gardiens
avait pour mission de noter tout ce qui allait se passer pour pouvoir
le transcrire.
Chountic écumait. Sa femme n'avait pas
encore amené son habit cérémoniel et le jour allait se lever. Il
alla tambouriner sur la porte.
- Dépêche-toi. Il faut que je sois à
l'heure pour occuper ma place.
Sealminc apparut. Elle portait le lourd
manteau de poils d'ours. Elle avait beaucoup travaillé pour le
remettre en état et son visage en portait les traces. Elle avait peu
dormi. Elle avait du rapetasser beaucoup d'endroits et refaire toute
la doublure. Les éléments porteurs d'énergie comme les dents et
les griffes tenaient mal. Elle avait tout renforcé. Quand elle
voyait son travail, elle se sentait fière.
Chountic lui arracha presque des mains.
- Enfin ! fut le seul mot qu'il
prononça. Il lui tourna le dos et partit s'habiller.
Sealminc sentit sa gorge se serrer.
Quand Chountic arriva à la porte de la
maison Andrysio, il s'aperçut qu'il n'était pas le premier. Il vit
Rinca qui attendait avec son habit fait de peau de loup noir. Il
arborait une mâchoire en pendentif. Il y avait aussi Canoambo
représentant le tibur et Logéane avec son habit de charc. Chountic
fit intérieurement la grimace, sans cette paresseuse de femme, il
aurait été le premier. Il se dit qu'il se rattraperait une fois
entré.
Les portes grincèrent en s'ouvrant.
Les sorciers étaient à l'heure. Le disque solaire venait juste
d'apparaître sur l'horizon. Ils découvrirent le maître sorcier au
milieu du passage. Ce n'était pas celui qui avait disparu. Le maître
de ville s'avança. Son habit était fait de plaques de bachkam.
- Nous sommes là ! dit-il d'une voix
forte. Nous sommes tous là.
- Entrez, que chacun se place là où
on l'attend.
Des disciples s'avancèrent. Ils firent
signes aux uns et aux autres et les placèrent sur un cercle
entourant l'autel et le bachkam premier. La procession avait été
longuement préparée. Il ne fallait pas commettre d'impair. On ne
pouvait pas placer certains totems à côté d'autres en raison de
leur incompatibilité. Pire, on ne pouvait pas faire suivre le même
chemin aux différents représentants. Pour que les esprits soient
satisfaits, il ne fallait pas que les traces de certains totems
coupent les traces d'autres totems.
Quand Natckin qui était resté à la
porte tant que durait la procession d'entrée, arriva près de
l'autel, il était satisfait. Tout s'était bien passé. Il n'y avait
pas eu de possession anormale. Aucun totem ne s'était encore
manifesté, preuve qu'il avait accompli correctement le début du
rite. Toujours derrière lui, en grand habit, Tasmi se demandait un
peu ce qu'il faisait à cette place alors que son rang hiérarchique
était beaucoup plus bas.
Chountic avait mis le crâne d'ours sur
sa tête, ce qui cachait son visage. On ne voyait pas son
mécontentement. Il avait pensé qu'on mettrait les totems en rang et
qu'il serait au premier. Le cercle ne lui allait pas. C'était mettre
tout le monde sur le même pied. Il ne trouva pas cela juste.
Devant lui le maître sorcier, suivi
par un second dans un habit semblable, commençait les incantations.
Des torches étaient allumées. Le bois de clams dégageait son odeur
et ses fumées. Le maître sorcier s'approcha de lui et brûla sous
son nez du spimjac. Puis continua avec son voisin. Il fit ainsi le
tour des cinquante totems. L'odeur du spimjac était entêtante.
Chountic n'arrivait plus bien à penser. Des images de forêts lui
apparaissaient. Il sentait ses bras devenir lourds mais puissants.
Les incantations continuaient, reprise par un chœur caché dans la
pénombre. L'ambiance était quasi hypnotique.
Rinca se balançait d'avant en arrière,
des démangeaisons dans les membres. Il avait le désir de la course.
Il ne put retenir un hululement. Ce fut comme un signe. De multiples
cris, bruits, raclements se firent entendre. Natckin regarda
l'assemblée. Les totems étaient maintenant là. La magie opérait.
Les hommes ne bougeaient pas de leur place, gardant le cercle complet
mais chacun exprimait sa nature totémique. Natckin se retourna vers
l'autel et le bachkam premier.
Il disposa une bougie. La dernière
qu'il leur restait. Sa flamme claire troua la pénombre. Il se
retourna pour dire la formule consacrée. Il vit Tasmi. L'œil fixé
sur la flamme de la bougie, il semblait commencer une transe.
Dans la cacophonie indescriptible qui
régnait dans la maison Andrysio, une voix s'éleva claire et nette,
ramenant le silence. Natckin reconnut la voix de Kyll.
- Il vient le grand totem.
Accueillez-le!
Les deux grandes portes s'ouvrirent
brutalement. Qunienka entouré de dix hommes, fit irruption dans la
salle.
- TIVH SRANCT CRAVTO !
Natckin se retourna vers les arrivants.
Les arcs étaient bandés et armés, dans la rue d'autres guerriers
étaient prêts.
- A genoux ! cria-t-il.
Tous les totems s'agenouillèrent. Le
mouvement surprit Qunienka. Il pensait avoir à faire à une
rébellion et voilà qu'ils se prosternaient. Il y eut un moment de
flottement.
Seul Tasmi resta debout.
- Graph ta cron (Gloire au dragon) !
Gloire au Dragon et à son totem ! hurla-t-il
Qunienka regardait Tasmi qui parlait
dans sa langue rendant gloire au dieu dragon. Il fut encore plus
déstabilisé quand toute l'assemblée reprit la proclamation. Les
guerriers blancs baissèrent leurs arcs. Ils ne savaient plus quoi
faire.
- PRICT QUILOMA !
Le cri bien connu annonçant leur
prince fit s'agenouiller tous les soldats.
Quand Quiloma entra soutenu par la
Solvette, la scène était surréaliste, cinquante personnes revêtues
des habits totémiques les plus divers se prosternaient en répétant
: « Graph ta cron ! Graph ta cron ! »
Les soldats genoux à terre rendaient
hommage à leur prince. Dans la pénombre, on entendait le chœur des
sorciers moduler : « Gloire au Dragon et à son totem! »
Natckin était face contre terre. Seul
Tasmi était debout, tournant sur lui-même en faisant flotter sa
robe de cérémonie autour de lui.
Quand Quiloma arriva devant lui, il se
laissa tomber devant lui : « Que ton maître soit béni, lui
qui est notre maître ! Gloire au dieu Dragon et à son serviteur! »
77
Le vent s'était mis à souffler et ne
semblait pas vouloir faiblir. L'ambiance en ville était électrique.
Entre la fête des rencontres qui excitait petits et grands et les
suites de la cérémonie de consécration qui venait d'avoir lieu,
les gens n'arrêtaient pas de parler, de gloser, de réfléchir, de
râler, de supputer, de prévoir ou de deviner ce que l'avenir
réservait. Il n'y avait pas eu une telle effervescence depuis ...
depuis si longtemps que personne n'en avait le souvenir.
Chountic ne décolérait pas. Non
seulement, il ne s'était pas senti honoré à sa juste place, même
si la cérémonie du spimjac avait commencé par lui, mais en plus il
s'était entendu glorifier le roi dragon. Rinca en était lui
physiquement malade. Une diarrhée verte ne le lâchait plus, lui
déchirant le ventre de ses spasmes avant de le vider et de le
laisser pantelant. Il n'avait que le temps de récupérer un peu
avant que cela recommence. Le seul avantage, il n'avait pas à penser
à ses morts et à ses paroles de soumission aux étrangers.
Kalgar avait repris ses activités
tranquillement. Son totem était le litmel, cet arbre presque aussi
dur que le fer dont on faisait tous les manches d'outils ou de
lances. Il avait vécu avec plus de tranquillité comme son totem,
cette cérémonie. Il se demandait si cette cérémonie lui
permettrait d'avoir des pierres qui brûlent. Il en avait parlé avec
Talmab. Sa femme, toujours très pragmatique, avait soutenu la
soumission aux étrangers et à leur dieu dragon. Il était le plus
fort puisqu'il leur avait donné la victoire. Les sorciers eux-mêmes,
le disaient. Leur avenir passait par là. En se soumettant, ils
gagneraient. Alors autant accompagner le mouvement.
Chan ne savait pas quoi penser. Dans
les jours qui avaient suivi la cérémonie, il avait senti que les
étrangers étaient plus calmes, plus détendus. Il semblait y avoir
moins de conflits. Était-ce provisoire, ou bien est-ce un nouveau
climat relationnel? Le conseil des anciens avait beaucoup discuté
mais avait fini par se ranger derrière l'opinion des sorciers. Si la
paix revenait, on aurait peut-être la prospérité.
Sstanch qui bien qu'absent des
représentants des totems de la cérémonie, avait suivi les
évènements. Il avait vu arriver la cohorte des guerriers blancs qui
lui avait interdit d'intervenir. Il avait vu ce couple étrange
composé de Quiloma soutenu par la Solvette entrer dans la maison
Andrysio. Il avait entendu comme les autres témoins les cris de
soumission et de glorification. Ses rapports avec les soldats
étrangers avaient changé. Avant ils le respectaient comme on
respecte quelqu'un qui fait le même métier que vous, mais depuis la
cérémonie, ils acceptaient de communiquer avec lui. Ils avaient
même pour la première fois accepté qu'il s'entraîne avec ses
hommes sur le même terrain qu'eux.
Bartone dans son cachot avait aussi
senti le changement. On lui avait allongé ses chaînes de pieds et
libéré les bras. Il ne savait toujours pas ce qu'on allait faire de
lui, mais profitait de cet adoucissement de ses conditions de
détention.
Quiloma avait fait un effort pour aller
à la cérémonie. Il avait appris par Qunienka que les habitants
allaient faire une grande réunion, ce qui dans son esprit voulait
dire rébellion. Quiloma en avait parlé avec la Solvette. Ils en
avaient parlé plusieurs fois avant que Quiloma ne comprenne vraiment
ce qu'il se passait. Il était arrivé à la conclusion que
l'intervention de ses soldats ce jour-là risquaient plus de
déclencher une bataille rangée que de lui assurer la tranquillité.
Il pensa qu'il valait mieux pour sa mission qu'il n'y ait pas de
mort. La Solvette lui avait fait remarquer que c'était bien pensé
mais un peu tard. La cérémonie débuterait à l'aube et son second
ne viendrait que plus tard pour faire le rapport de son intervention.
Quiloma avait décidé d'y aller. Il s'était mis debout, avait
revêtu ses habits mais avait fait eu un vertige en arrivant à la
porte. La Solvette qui ne l'avait pas quitté des yeux, l'avait
rattrapé à temps. Les gardes devant la maison avaient été très
heureux de voir leur prince sortir. Ils n'avaient pas osé intervenir
quand ils avaient vu la maraboute soutenir leur prince. Ils les
avaient escortés. Eux aussi pouvaient témoigner de l'accueil fait
au prince par les villageois. Quelque chose avait eu lieu. Il y avait
là un mystère et cette maison nécessitait une attention spéciale
et beaucoup de respect.
Son retour chez la Solvette avait été
moins glorieux. Deux guerriers avaient été nécessaires pour le
porter sur son lit.
Kyll racontait son voyage de machpsapsa
à ses compagnons. Avec force gestes, il expliquait comment il était
arrivé juste au début de la cérémonie. Il leur décrivait les
totems qui arrivaient et comment ceux-ci prenaient possession des
porteurs de totem.
- C'est extraordinaire de voir l'esprit
de l'ours descendre sur Chountic. Le corps de Chountic est devenu
comme transparent. Je ne voyais que l'esprit puissant qui l'occupait.
Pareillement pour les autres. Kalgar bougeait comme un arbre. Rinca
hurlait comme un loup. Natckin a bien étudié son cercle. Je n'ai
pas vu une fausse note. Ils étaient tous à leur place. Il ne
restait que la place centrale. Je sentais bien qu'il l'avait réservé
au grand totem. Je l'ai vu. Tasmi a raison. Il est merveilleux de
majesté et de puissance. Il semblait flotter dans toute la pièce et
il est venu se poser sur le prince des étrangers soutenu par la
Solvette. Alors qu'elle aurait dû être repoussée quand le totem
est descendu sur le prince, elle est restée en contact. Il y a là
un mystère qu'il me faudra éclaircir. Le grand totem est leur dieu
dragon. C'est évident. Il ne peut y avoir en ce monde deux choses
aussi puissantes. Les esprits nous ont bien guidés. Sans eux nous
aurions résisté et nous aurions disparu. A son service, nous allons
devenir grands. Si nous ne faisons pas d'erreur.
Le conteur n'en revenait pas. Lui qui
depuis tous ces hivers, se contentait de réciter les histoires
banales, était sollicité pour dire la geste du dragon.
-Quand le vent tombera, tu la
réciteras, lui avait dit le maître de ville. Tu ouvriras la fête
des rencontres, afin que tous sachent ce qui est bon à faire ou à
ne pas faire.
78
Le vent soufflait et ne semblait pas
vouloir faiblir. Le conteur en était heureux. Quand le maître de
ville lui avait annoncé qu'il dirait la légende du dragon, il
s'était senti rempli d'importance. Le lendemain, il déchantait. Il
y avait tellement longtemps qu'il ne l'avait pas racontée, qu'il ne
s'en souvenait plus distinctement. Il se souvenait de son maître
dans les hautes terres d'une autre vallée qui lui avait enseignée.
Il se souvenait de l'importance qu'il accordait à cette geste.
- Ne l'oublie jamais, petit, elle
pourra te sauver la vie.
Aujourd'hui c'est sa réputation
qu'elle sauverait s'il s'en rappelait. Il décida d'aller faire un
tour. Le soleil était revenu avec le vent. Tout le monde dans la
ville préparait la fête. Lui seul la redoutait. Les guerriers
blancs étaient devenus moins suspicieux depuis la cérémonie à la
maison Andrysio. Le souvenir du totem dragon raviva ses craintes. Il
marcha sans but. Il voulait juste trouver un coin tranquille à
l'abri du vent pour essayer de se remémorer la geste du dragon.
Son vieux maître lui avait enseigné
les mouvements-mémoire. Cette gestuation accompagnait les accords de
son instrument et soutenait le récit. Elle servait aussi de support
à sa mémoire. Il regretta encore une fois d'avoir laisser trop de
temps passer sans faire les exercices propres à son art. Il
reconnaissait que depuis qu'il était arrivé dans la ville, il se
laissait un peu aller. Il y avait toujours un repas et du malch noir
pour un bon conteur. Les gens d'ici étaient assez simples. Comme les
enfants, ils voulaient entendre les mêmes histoires. C'était facile
pour lui. Sa position de conteur lui avait valu les bonnes grâces du
maître sorcier. Il lui avait fait récit des évènements propres à
la ville. Il disait que les esprits lui avaient révélé qu'il ne
fallait pas mettre tous ses souvenirs au même endroit et que c'est
pour cela qu'il lui racontait ce qu'il lui racontait. Tout ne pouvait
pas être dit, mais la majorité des récits lui permettait de faire
un conte ou une légende propre à lui attirer les faveurs des
habitants. Les vieux récits s'étaient ainsi affadis. Ne les
gestuant plus, il les avait presque oubliés. Bien sûr, il
connaissait les grandes lignes et les principaux évènements, mais
il lui manquait tout ce qui rendait le récit crédible et vivant,
tous ces détails sans lesquels un récit ne vaut pas mieux qu'un
rapport militaire.
Avec ses raquettes, il marchait dans la
neige fraîche. Des tourbillons de poudreuse lui fouettaient les
jambes pendant qu'il avançait. Sstanch lui avait conseillé un
chemin.
- Tu verras là-bas, tu seras à l'abri
du vent. Tu pourras répéter sans rien dévoiler avant la fête.
S'il savait ! Il n'avait rien à
dévoiler puisqu'il ne se souvenait plus. C'est en remuant ses
pensées moroses qu'il arriva à la clairière que lui avait signalée
Sstanch.
Effectivement le vent n'était plus
qu'un murmure en ces lieux. Le soleil éclairait les pierres que la
neige n'avait pas recouvertes.
- Voilà, un endroit idéal pour tenter
de se souvenir, pensa-t-il.
Il accrocha son courdy à une branche.
Il y faisait très attention. Il en était à son deuxième. Son
premier courdy lui avait été donné par son maître. C'était un
petit modèle. Il était toujours ému quand il repensait à cette
période de découverte de la musique et du courdy. Il avait le don
pour pincer les cordes. Il en tirait plus de sons que les autres. Une
fois conteur confirmé, il avait fabriqué son courdy. Il y avait
passé presque quatre saisons pour en faire l'instrument presque
parfait qui l'accompagnait.
Il monta sur la grosse pierre noire qui
occupait le centre de la clairière. Le soleil l'avait réchauffée.
Elle n'était même pas froide. Sstanch avait raison, il serait bien
ici pour répéter, car il allait répéter jusqu'à ce que tout
revienne. Il allait commencer par des exercices de respiration. Comme
lui disait son maître, le souffle est le maître de tout conteur
quand il circule bien.
Le conteur s'assit au sommet le dos
appuyé à un méplat. Il ferma les yeux et commença à respirer. Il
se concentra sur le trajet de l'air, dans le nez, dans la gorge, dans
la poitrine et jusque dans le ventre. Il respirait amplement et
bruyamment. Il se sentit s'apaiser. Il allait pouvoir travailler.
- Voyons, comment commence l'histoire ?
- Par il était une fois ? Non ?
Il sursauta au son de cette voix. Il
ouvrit les yeux et eut le bref sentiment qu'il voyait deux soleils.
Il se frotta les yeux, mais l'image persistait. C'est alors qu'il
remarqua les dents. Il sauta sur ses pieds et s'appuya sur la roche
derrière lui, qui se mit à bouger. Il était sur le dos d'une bête
énorme. Ce qu'il avait pris pour une roche était le dos du monstre.
- Tu es tout pâle, être debout. Tu ne
te sens pas bien?
- Vous parlez !
- Tu es différent de Mandihi. Tes
pensées n'ont pas la même odeur. Qui es-tu?
Tombant à genoux devant l'énorme
gueule qui le surplombait; le conteur se mit à crier :
- Ne me mangez-pas ! Ne me mangez-pas !
Il aurait continué à supplier sans le
rire qu'il entendit. Non seulement, il entendit la bête rire mais il
dut s'accrocher à ce qu'il comprenait être ses écailles pour ne
pas tomber, tellement ce rire secouait tout le grand corps sur lequel
il était monté.
- Je ne voulais pas faire mal, je
voulais juste retrouver la geste des dragons.
En entendant cela, la bête s'arrêta
brusquement.
- Tu cherches la geste des dragons ?
- Oui, je l'ai sue mais ma mémoire me
fait défaut.
- Alors regarde-moi, être debout.
Les yeux de la bête devinrent comme de
l'or fondu. Le conteur ne pouvait s'empêcher de fixer ce regard qui
le pénétrait. Le monde extérieur sembla disparaître...
Quand il se réveilla, le conteur se
dit qu'il avait fait un rêve étrange. Un jeune dragon lui avait
parlé, lui racontant toute la geste dont il avait besoin pour la
fête des rencontres. Sstanch avait raison, cet endroit était très
bien pour se remémorer les souvenirs. Maintenant, il se rappelait
toute la légende des dragons. Il avait même l'impression d'en avoir
touché un. Mais c'était sûrement dans son rêve. Il décida que la
clairière devrait se nommer clairière du dragon. Il récupéra son
courdy et décida de rentrer en ville. Le vent pouvait tomber, il
était prêt.
79
Chan était content. Le vent soufflait
et ne semblait pas faiblir. Les hommes cueillaient les machpes.
Encore deux jours et la récolte serait rentrée. La fête des
rencontres était prête. Chaque maison avait préparé ses
décorations. La Maison Commune avait un air de fête en attente. Les
torches étaient au mur, prêtes à être allumées. On avait dressé
les tables, les outres de malches noir étaient rangées. Les enfants
devenaient difficiles à tenir.
Le maître sorcier Natckin était venu
dire à Chan que les rites étaient clos. En débarrassant la grange
de la maison Andrysio, ils avaient trouvé des jarres de sicha. Leurs
rites interdisaient cette boisson trop forte. Ils avaient décidé
d'en faire cadeau pour la fête des rencontres. Mélangée au Malch
noir, elle allait faire chanter les habitants.
Quiloma, allongé dans la pénombre,
discutait avec la Solvette de la fête des rencontres.
- Vos rites sont courieux. Il est
possible de changer de femme.
- Rmi (ou de mari), répondit la
Solvette, (ou de ne pas changer).
- Nous avons un cvaldale, je ne sais
pas le mot dans votre langue. C'est une fête mais sans règles. Le
mega peut aller avec qui il veut même la plus haute princesssse si
elle l'accepte.
- Ici aussi pendant la fête des
rencontres, c'est possible. Pas toujours bien vu, mais possible. Il
ne peut y avoir de sanction pour avoir fait cela.
- Tnel cart, pardon le vent souffle
toujours.
- Oui, mais je sens qu'il va finir.
Dans deux ou trois jours, la fête sera.
- Je vais mettre mes hommes en alerte.
- Non, laissez faire. Qu'ils se
méfient, qu'ils regardent mais qu'ils n'interviennent pas, sauf si
on les invite.
- Lès invite? Qu'est-ce que cela veut
dire?
- Certaines femmes d'ici ne sont pas
insensibles au charme des guerriers blancs...
- J'ai raison, je vais mettre mes
hommes en garde ! dit-il dans un grand rire.
La Solvette avait bien senti. Dans la
soirée du deuxième jour, le vent était tombé. Les machpes étaient
cueillies. Tout semblait aller pour le mieux. Avec la nuit, tout le
monde s'était dépêché d'aller couper des branches pour décorer
la Maison commune et sa place. Les guerriers étaient étonnés.
Personne ne faisait attention à eux. Qunienka avait rencontré
Quiloma qui lui avait donné les consignes pour la fête: pas
d'intervention intempestive, on avait juste le droit de se défendre.
Il fallait laisser les villageois puisque maintenant ceux-ci
semblaient vouloir se soumettre au Dieu Dragon.
Le conteur s'était installé. Toute
l'assemblée était réunie sur la place devant la Maison commune.
Même les guerriers extérieurs étaient là depuis la terrasse qui
d'habitude servait aux sorciers. Avec le mur de pierre derrière lui,
le vent qui était tombé et le soleil qui brillait, les conditions
pour dire la légende étaient réunies. Il se gratta la gorge.
- Au début était la violence.
Il marqua une pause pour laisser les
spectateurs réagir. Il remarqua Muoucht qui traduisait. Il reprit.
- Il y a bien longtemps quand la terre
était plus jeune, les dieux luttaient pour avoir la suprématie. Des
dieux aux noms oubliés disparurent dans la tourmente. Avec eux de
grands peuples et de grandes civilisations. C'est à cette époque
que Cotban s'installa, faisant du soleil son allié. En face de lui
Sioultac s'arrogea les terres froides apprenant à maîtriser le vent
et l'eau. Les autres dieux furent relégués dans les mondes
souterrains ou dans les profondeurs sombres des océans lointains.
Mais un dieu eut le génie de choisir un ancrage que nul ne pourrait
lui ravir puisque c'est de lui qu'il naîtrait. A Cotban, il ravit la
chaleur, à Sioultac, il déroba la dureté de la glace et la
puissance du vent, ainsi fut créé le premier dragon, à la peau
plus dure que la plus dure des glaces et au souffle plus brûlant que
le plus brûlant des soleils. Il le dota d'ailes pour le rendre
rapide comme le vent. Et les dragons lui rendirent hommage. Cotban
jalousa le dieu dragon que ses adorateurs rendaient puissant et créa
des hommes noirs pour lui rendre un culte. Sioultac cria sa rage dans
une tempête effroyable, cinglant les enfants du dieu dragon de ses
aiguilles de glace. Ce fut le premier hiver. Ceux-ci trouvèrent un
refuge dans les grottes que le dieu souterrain Wortra, écarté des
grands pouvoirs par les trois dieux souverains, ouvrit pour eux en
échange d'un peu du feu qu'ils portaient. Sioultac voyant son échec
créa les gowaï à la fourrure blanche et aux rites funéraires
compliqués. Wortra ayant le feu, s'enfonça dans les profondeurs de
la terre et créa les êtres des mondes souterrains, se
désintéressant du combat de la surface. Cotban voyant la puissance
de Sioultac s'étendre, et ses hommes noirs souffrir, lança son
premier assaut contre lui. Grâce à la force de ces adorateurs, il
avança vers les terres froides. Ce fut le premier printemps. Le dieu
dragon chercha comment aider ses créatures. Ils étaient forts mais
leurs ailes vulnérables. Ils étaient puissants mais leurs griffes
ne valaient pas les mains des hommes noirs. Alors Le dieu dragon créa
les hommes blancs pour que Sioultac ne les voie pas et pour qu'ils
soient une aide pour ces premiers nés. Leurs mains furent
secourables pour les dragons et les dragons les protégèrent. Ils
travaillèrent la terre pour qu'elle produise ce qui est bon pour le
dragon et pour les hommes. Mais Sioultac ne décolérait pas et
repartait à l'assaut. Cotban refusait de se laisser battre et lui
rendait coup pour coup, saison pour saison. Ainsi passa le temps. Les
hommes se multiplièrent plus vite que les dragons. Travaillant
encore et toujours la terre, ils réveillèrent les forces anciennes,
un temps oubliées. De nouveaux totems apparurent. Les hommes
sacrifièrent à d'autres esprits. Le dieu dragon en fut affaibli et
avec lui les dragons. Il y eut moins de petits. Dans la grande plaine
d'autres combats occupèrent les hommes qu'ils soient blancs ou
noirs. Ils laissèrent Sioultac et Cotban continuer leur lutte.
Certains comme Hut continuèrent à participer à la bataille de
l'hiver par le rite de la longue nuit. Les autres firent d'autres
cérémonies. La présence du dieu dragon déserta leur mémoire et
devint une légende sur la terre d'en bas. Les saisons succédèrent
aux saisons. Plus aucun dragon n'y volait quand Hut le fondateur
monta chercher la paix sur la terre d'en haut. Il n'en trouva pas
mais découvrit le bachkam. C'est dans ses branches vénérables
qu'il créa la cité. C'est sur son écorce qu'il dessina l'histoire.
Mais les temps changent et aujourd'hui
le totem du dragon a repris place au centre du cercle des totems.
Vivez que le conteur puisse conter.
Par ces mots rituels le conteur se tut.
Dans le silence qui suivit, le maître
sorcier Natckin s'avança. Son habit de cérémonie, qui avait été
sauvé lors de la prise du temple, comportait un symbole de chacun
des totems connus et d'autres qu'il n'avait pas identifiés. Il en
avait déduit qu'il existait des totems inconnus, des totems noirs
sans représentant. Après le dernier rite hier soir, il avait scruté
ces morceaux de plumes, de griffes, de plaques pour voir s'il pouvait
trouver celui qui correspondrait au dragon, sans succès. Il prit
position au centre de la place suivi par ses disciples. Il commença
la danse du bachkam. Tous ceux dont il était le totem se levèrent
et exprimèrent leur joie. Puis vinrent la danse de l'ours, du loup,
du litmel, du charc. A chaque fois des habitants se levèrent pour
approuver. Certaines danses étaient étranges et personne ne
bougeait. C'était les invocations aux totems noirs. Puis Natckin
entama un pas de danse, suivi par ses disciples dans un mouvement
aérien, souple et puissant. Un cri jaillit de la terrasse du temple
suivi du bruit des lances qui s'entrechoquent. Les guerriers blancs
venaient de reconnaître la danse du vol du dragon. Ne voulant pas
laisser les étrangers manifester seuls, Chan poussa le cri
traditionnel de sa maison, immédiatement soutenu par tous ceux qui
étaient de la maison de Chan. Kalgar se mit à chanter son hymne de
forgeron, soutenu par tous ses apprentis, ses serviteurs et sa femme,
jusqu'à sa fille qui se mit à vagir. Rinca leur emboîta la pas,
compensant la faiblesse numérique de sa maison par la puissance de
son cri. Chountic fut un des derniers à s'y mettre. Ce fut une
immense clameur qui dura un bon moment et qu'on entendit de loin.
Quiloma avait dressé l'oreille au son
qui lui parvenait. Qu'est-ce que représentaient tous ces cris? Il
était encore assez faible pour ne pas tenter de sortir seul, mais il
fit signe à un de ses soldats et l'envoya se renseigner. C'est
Qunienka qui arriva peu après pour lui expliquer et demander des
directives.
Pendant ce temps dans les rues
commençait la déambulation. On allait chez l'un, on allait chez
l'autre, on revenait à la Maison Commune où étaient réunis les
chefs de maison. A chaque fois, on buvait un peu de malch noir, ou
aujourd'hui du jus de lamboy agrémenté de Sicha. De ces rencontres
naissaient des discussions entre maisons. Qui pourrait s'allier à
qui ? Et pour quelle dot ? Des contacts avaient déjà été noués
avant mais rien ne pouvait se concrétiser en dehors de la fête des
rencontres. Si les chefs de maison étaient réunis dans la Maison
Commune, discutant et buvant, parfois buvant plus qu'ils ne
discutaient, les autres habitants étaient libres de bouger comme ils
voulaient sans qu'on leur pose de question. Sur les différentes
places et placettes, les joueurs d'instruments s'étaient installés.
Leurs verres ne restaient jamais vides en contrepartie de quoi, ils
jouaient sans s'arrêter. Il y avait le courdy au son aigrelet, les
flûtes diverses suivant l'arbre qui les avaient données et les
tambours. Si quelqu'un avait fait attention, il aurait remarqué ceux
qui s'éloignaient discrètement pour revenir plus tard le visage
rouge et les cheveux ébouriffés. Mais personne ne faisait
attention, ils étaient trop occupés à organiser leur propre
chemin, à profiter des largesses qui s'offraient.
Natckin, lui-même déambulait parmi la
foule, profitant d'un orchestre ou d'un verre de malch noir;
profitant surtout de l'absence de Tasmi. Il avait donné l'ordre à
ce dernier de s'éloigner de lui le temps de la fête des rencontres
et pour une fois, il avait obéi. Au bout de quelques arrêts, il
avait les idées moins claires et trouvaient les femmes belles.
Rinca négociait âprement. Dans sa
maison, il y avait beaucoup de veuves. Dans d'autres, il y avait des
jeunes hommes seuls. S'il voulait reconstituer les effectifs de sa
maison, il lui fallait accueillir et non voir partir.
Chountic, à côté le soutenait dans
ses négociations tout en vidant force verres. Sealminc était
derrière lui. Elle aurait préféré aller faire le tour de la
ville, mais son époux refusait qu'elle bouge. Elle n'était pas la
seule femme de chef à être présente, mais elle était la seule à ne
pas avoir le droit de se mêler de la conversation. Quand une
servante passa avec du Sicha, elle en récupéra une cruche,
améliorant systématiquement le malch noir de son mari. Quand il
commença à dodeliner de la tête, elle le cala sur la table sous le
regard goguenard des autres et elle partit.
Malgré les directives et les ordres,
les guerriers blancs qui patrouillaient, profitaient de l'ambiance
pour boire un peu et parfois danser. Les konsylis n'étaient pas les
derniers. De temps à autre, un guerrier disparaissait au bras d'une
habitante. Qunienka avait bien donné les ordres mais il régnait un
climat de légèreté, de fête et d'insouciance. Il espérait
seulement que rien de fâcheux n'arriverait.
Kalgar, accompagné de Talmab en milmac
blanc, tenait sa place à la table des chefs de maison. De temps à
autre, il se penchait vers elle pour lui murmurer quelque chose à
l'oreille. Talmab rougissait jusqu'aux oreilles mais lui répondait
par un grand sourire. Il buvait peu et répondait aux demandes des
uns et des autres. Il y avait surtout les pères qui voulaient placer
un fils ou une fille en apprentissage. Il y eut aussi la surprise de
voir arriver Qunienka, accompagné de Muoucht. Il s'assit devant
Kalgar qui lui lança un regard étonné. Les autres froncèrent les
sourcils. On acceptait que les guerriers se promènent dans la ville.
On acceptait le dieu dragon car plus fort que leurs totems, mais le
voir s'asseoir là fit interrompre toutes les conversations. Qunienka
avait bien conscience de la tension qu'il venait de faire naître. Il
posa sur la table le pot qu'il tenait à la main. Il fit un signe à
Kalgar l'invitant à tendre son verre. Celui-ci n'osa pas refuser.
Chan qui n'était pas loin se vit aussi inviter. Il s'approcha de
Qunienka qui lui versa un peu du contenu de la cruche et se servit
lui-même.
- Gro (Chez nous les forgerons sont
honorés les jours de fêtes. Aujourd'hui c'est la fête, mon prince
veut que notre tradition soit respectée).
Muoucht traduisit. La tension retomba.
- Puno (Buvons à la beauté du travail
du métal.).
Qunienka vida son verre.
- Buvons au dieu dragon qui créa la
première forge.
Kalgar vida son verre. La boisson était
pétillante, un peu âpre, plus sucrée que du malch noir mais moins
forte que la Sicha.
- Buvons à la paix, dit Chan avant de
vider le sien.
Qunienka montra à nouveau la cruche.
Kalgar et Chan tendirent leurs verres. Les autres échanges reprirent
lentement, les négociations n'attendaient pas. Muoucht s'assit
aussi. La conversation s'engagea sur le métier de forgeron, les
armes, la manière de faire de belles armes, la nécessité d'un bon
feu, de pierres qui brûlent...
Pendant ce temps Chountic affalé sur
sa table ronflait.
Sealminc profitait de la fête des
rencontres. Elle avait goûté le jus de lamboy. Cela lui avait plu.
Elle avait repris un deuxième verre. Au troisième, elle était gaie
et pensait à danser. Quand elle arriva sur la place près de la
fontaine, elle entendit le groupe qui entamait le vieil air du
bachkam enchanté. Les souvenirs affluèrent à sa mémoire. Combien
de fois, elle avait rêvé sur cet air de trouver le maître charmant
qui l'emmènerait dans sa maison où elle aurait régné pour le
bonheur de tous. Elle voulut danser. Elle s'avança vers le centre de
l'espace. Elle rencontra un regard. Elle tendit la main. Elle se
retrouva à suivre la musique de tout son corps. La tête lui
tournait un peu mais elle gardait le rythme.
Son corps se lova contre un autre corps
qui ne dit pas non. Les pas succédaient aux pas et se rapprochaient
de la grange voisine. La tête lui tournait trop, elle se laissa
tomber sur le foin sans lâcher les bras qui la tenaient. Le reste
fut comme dans ses rêves, douceurs et joies.
Qunienka était resté un bon moment
dans la Maison Commune. Ses connaissances du travail du métal
dépassaient la moyenne. Kalgar était content. Il allait pouvoir
expérimenter le pouvoir des pierres qui brûlent. Il avait déjà
des idées de ce qu'il pourrait faire, de comment il pourrait
améliorer l'acier qu'il utilisait. Les outils seraient plus solides,
mais les armes aussi. Kalgar n'avait aucune expérience de la guerre.
Chaque fois qu'il avait participé aux patrouilles de défense de la
ville, il avait lutté contre des malfaisants comme une meute de
loups. Il avait vu les morts de la bataille et entendu les récits de
Sstanch sur ses guerres. Ça ne lui donnait pas une expérience du
combat. Il se rappelait sa première épée. Sstanch avait beaucoup
ri en la voyant. Il avait conseillé Kalgar sur ce qui était
nécessaire pour qu'elle soit efficace. Ce qui avait le plus étonné
Sstanch, était que le forgeron avait bien compris et si la deuxième
épée manquait d'équilibre, la troisième était un bel objet.
Quand il avait vu Qunienka discuter avec Kalgar, Sstanch s'était
rapproché doucement pour finir par se mêler à la conversation.
Quand Qunienka s'était levé pour partir, il manquait d'assurance.
Sstanch pensa qu'il ne valait guère mieux. Seul Kalgar semblait
encore complètement lucide. Le milieu de la journée était passé
quand Talmab amena de quoi manger. Ils parlèrent tous les trois tout
en mangeant. Après le repas Sstanch qui tenait un peu mieux debout,
décida d'aller faire un tour en ville. Kalgar, comme tous les chefs
de maison, ne pouvait bouger de la Maison Commune. Il profita de
l'arrivée d'un groupe de musiciens pour faire danser sa femme. L'air
qu'ils jouaient était langoureux. Il la serra fort. Elle lui glissa
à l'oreille que maintenant que la fête des rencontres était
passée, ils pourraient peut-être donner un petit frère à leur
fille. Kalgar tout à son bonheur, ne fit pas attention à Sealminc
qui revenait vers Chountic. Celui-ci ronflait toujours. Elle le
secoua.
- Vous devriez manger!
- Hum....
Elle le secoua un peu plus fort. Posant
devant lui une écuelle avec le brouet de machpe qu'elle avait fait
préparer.
- A boire ! dit-il en tapant son
gobelet sur la table.
Elle lui servit du malch noir. Il le
vida d'un trait.
- Encore !
- Vous ne croyez pas que cela suffit.
- Je suis le maître, alors à boire !
Chan regardait la scène en hochant la
tête. Plus il vieillissait et plus il devenait acariâtre. Il pensa
à Sealminc. Il se rappela la jeune femme joyeuse qu'il avait connue
dans la maison de la femme du frère de sa femme. C'était une maison
pauvre qui avait de mauvaises terres et les grottes de machpes les
moins fertiles. C'était aussi une maison riche en enfants qu'il
fallait placer. Le mariage de Sealminc avait permis, grâce à la
dote payée par le futur, de faire vivre la famille, pas de devenir
riche. Ce que ne savait pas Chan, c'est qu'elle avait parlé ou
essayé de parler avec le chef de sa maison de naissance pour casser
le mariage. Tout cela s'était fait par allusions et mots couverts.
La réponse était simple, même si on avait voulu payer, on n'en
avait pas les moyens. II fallait serrer les dents et faire son
devoir.
Puis son attention fut attirée par la
musique qui se jouait. Il fut nostalgique d'entendre cet air. Lui
revint en mémoire son père qui avait toujours raconté comment il
avait dansé sa première danse avec sa mère sur cette sérénade.
Dans la salle commune les négociations
de mariage, ou d'apprentissage prenaient fin. Les premiers chefs de
maison s'approchèrent du Maître de ville, le sortant de sa rêverie
pour qu'il inscrive sur le mur ce qui venait de se conclure.
Natckin était sur un nuage. Il l'avait
tenue dans ses bras. Il avait dansé avec elle. Elle l'avait entraîné
dans la grange. Il n'arrivait pas à y croire. Les sorciers n'avaient
pas de famille au sens habituel du terme. Le temple était leur
famille. Ils ne prenaient pas femme, mais ne devaient pas pour autant
être chastes. Il existait dans la ville des femmes réputées pour
leur accueil. En général, les sorciers recouraient à leurs
services. Veuves ou séparées, elles vivaient des cadeaux qu'on leur
faisait. Si la violence contre elles était interdite, elles n'en
étaient pas bien vues pour autant. Il existait quelques histoires de
liaisons entre sorcier et habitante, mais le sentiment de réprobation
était fort. Ces histoires servaient surtout de bases au conteur pour
faire ses contes dramatiques. Lors de la fête des rencontres, les
échanges plus ou moins furtifs étaient nombreux. Ils servaient
surtout de soupape à la pression sociale. Natckin n'avait pas le
sentiment d'avoir vécu cela. Il faut dire qu'il était amoureux
d'elle depuis longtemps. Bien sûr la relation était impossible
entre un maître sorcier et une femme de chef de maison. Jusque là
rien ne s'était passé. Il avait toujours eu l'impression qu'elle le
regardait autrement que les autres. Il se demandait si ce sentiment
n'était pas le reflet de ce qu'il pensait. Il ne pouvait pas le voir
sans la trouver belle. Il y avait toujours en lui la bouffée de
regret que la vie soit ce qu'elle était et qu'ils n'aient jamais pu
se rencontrer librement. Maintenant qu'il avait goûté aux plaisirs
de son corps, son cœur était enflammé. Il était prêt à fuir
avec elle, loin de son monstre de mari. Il lui faudrait la revoir. Il
ne pouvait pas vivre sans cet espoir. Sa raison protestait. Il avait
un rôle à jouer. On comptait sur lui et ses pouvoirs. D'un autre
côté que serait la vie sans elle? Si Natckin était sur un nuage,
c'était un nuage d'orage.
Quiloma avait fait quelques pas autour
de la maison de la Solvette, en s'appuyant sur un de ses guerriers.
Il voulait voir de ses yeux, les joueurs de musique et l'ambiance
dans la ville. Il était rentré fatigué. La Solvette l'avait obligé
au repos avant de lui donner à manger. Elle l'avait servi à table
et s'était assise avec lui.
- Vautre faite est courieuse, dit
Quiloma.
- Vre (Vous n'avez pas une fête
semblable ?) répondit-elle.
- Tza (Il n'y a pas de laisser aller
comme cela. J'ai vu des gens s'isoler en couple).
- Oui, personne ne dira rien car tout
le monde peut profiter de la fête.
- Sat (N'y aura-t-il pas de punitions
pour ces gens-là?).
- Non, nos règles l'interdisent.
- Vos règles sont courieuses.
Le repas continua en silence.
L'après-midi tira en longueur.
Qunienka passa deux fois pour faire un rapport. Malgré le désordre
extérieur, tout se passait bien. Il n'y avait eu que quelques cris
d'hostilité à signaler.
- Parle, tu as quelque chose à dire,
dit Quiloma.
- Oui, mon Prince, c'est au sujet des
hommes.
- Que se passe-t-il ? Tu m'as dit qu'il
n'y avait pas eu de gestes agressifs.
- Non, mon Prince, ce serait plutôt le
contraire. De nombreux soldats ont bénéficié des faveurs des
habitantes.
- Est-ce que cela a entraîné des
troubles?
- Non, mon Prince, mais nos règles
l'interdisent...
- Oui, mais pas celles de ce village.
Ils n'ont pas fait de scandale, alors, nous allons faire comme si
rien ne s'était passé d'anormal.
Quiloma vit sourire la Solvette qui
passait derrière. Il était toujours étonné de sa compréhension
de leurs paroles. Elle ne parlait pas vraiment leur langue mais avait
le savoir. Cela le déstabilisait, dans son pays, les marabouts
n'étaient que des hommes. Dans ce village, elle avait un rôle à
part. Les sorciers ne semblaient pas l'aimer, mais les villageaois
avaient besoin de son savoir.
Qunienka le quitta. Il annonça son
passage le lendemain. Après son départ, le silence s'installa dans
la maison. Les autres blessés ou malades étaient rentrés chez eux.
Il n'y avait que le bruit du crépitement du feu. Quiloma sentit la
fatigue arriver. Il était resté tendu toute la journée. Une fête
peut toujours dégénérer. Maintenant que la nuit était tombée, il
pouvait y avoir des ennuis mais pas de mouvements de grande ampleur.
La cérémonie avait bien changé les choses. Il alla s'allonger et
sombra bientôt dans un sommeil agité.
Quand il ouvrit les yeux, la Solvette
était penchée sur lui, lui appliquant une compresse mouillée sur
le front. Il lui prit les deux mains. Elle le regarda dans les yeux.
Doucement il l'attira vers lui, elle ne résista pas. Quand leurs
lèvres se touchèrent, il pensa que sa vie allait devenir
compliquée.
80
La première pluie fut fêtée comme il
se doit. Elle annonçait la saison du travail dans les champs, la fin
du confinement. L'année se déroulait normalement malgré les
évènements. Le vieux maître-sorcier avait agi avec les dieux pour
que renaisse le temps lors de la fête de la longue nuit. Malgré sa
disparition et celle de son successeur, la fête des rencontres avait
eu lieu et avec elle, les espoirs de fécondité. D'anciennes
alliances avaient disparu, de nouvelles avaient été scellées. Les
couples avaient le devoir de se reproduire pour que les enfants
arrivent avec le début de la saison des champs verts. La fête de la
première pluie était moins grande que celle des rencontres. Son
rôle était surtout la reconnaissance que la semence avait germé.
On comptait les ventres devenus ronds. Il y avait ceux qu'on
attendait, ceux qui étonnaient et ceux qui alimentaient les
conversations.
Parmi ceux-là, il y avait celui de la
Solvette. Les vieux racontaient que déjà du temps de sa mère, ça
avait été comme cela. On ne savait pas qui était le père de la
Solvette. Les rumeurs avaient été bon train. Comme la Solvette
ressemblait surtout à sa mère, les ragots ne s'étaient pas
concentrés sur un nom. Bien sûr comme aujourd'hui, on avait bien
regardé qui fréquentait la maison en bas de la ville près du cours
d'eau. Des noms avaient circulé sans qu'une certitude n'émerge. Le
père ne s'était jamais vanté de son exploit. Avec la Solvette, les
plus cités étaient Bartone qu'elle avait gardé bien longtemps et
ce prince étranger qui marchait encore bien mal et qui continuait à
venir se faire soigner par elle. On parlait aussi de Bislac, de
Bistasio et de quelques autres sans trop y croire. Mais si elle
faisait comme sa mère, personne ne saurait vraiment. Les commères
guettaient, les autres vivaient leur vie, surtout la Solvette.
Si Chountic se rengorgeait devant les
autres, il gardait une certaine amertume à voir s'arrondir le ventre
de sa femme. D'abord, il n'avait pas de souvenir. C'est vrai qu'il
avait beaucoup, beaucoup bu à la fête des rencontres, mais de là à
oublier... Il s'interrogeait. Ses relations avec Sealminc étaient
assez tendues. Elle faisait son devoir mais pas plus. Quand ils
partageaient la même couche, il trouvait qu'elle manquait d'entrain.
Leurs étreintes étaient brèves et plutôt tristes. Depuis qu'elle
se savait enceinte, elle lui refusait tout contact. Elle pouvait. Ça
le rendait de mauvaise humeur mais la tradition était pour elle. De
plus elle virait bigote. Sous prétexte de mettre les esprits de son
côté, elle allait au nouveau temple régulièrement faire des
offrandes et prier. Chountic espérait que cela allait lui passer.
En attendant, il passait ses nerfs et ses envies avec la jeune
servante de la maison de Bartone qu'il avait recueillie. Celle-ci
trop heureuse de ne pas rester dehors en hiver, acceptait de jouer le
rôle de suppléante de grossesse.
Car Bartone avait cessé de vivre. Les
guerriers ne l'avait même pas tué. Enfermé dans sa geôle, il
attendait que le prince décide de son sort. Le jour de son retour
parmi les siens, le prince avait demandé à rencontrer Bartone. Le
konsyli était revenu en courant. Il s'était jeté aux pieds de
Quiloma en demandant pardon. Ce dernier avait compris que son
prisonnier était mort. Il était allé voir par lui-même. Les
choses étaient comme le konsyli avait décrit. Bartone gisait livide
dans la mare de sang qu'il avait vomi.
- Le Dieu Dragon a décidé, déclara
Quiloma. Qu'on rende le corps aux villageois.
Il en avait parlé avec la Solvette. Il
ne savait toujours pas comment se comporter avec elle. Elle était
trop différente des femmes de son pays. Là-bas, un prince de son
rang n'avait que l'embarras du choix. Partager sa couche et se faire
féconder par lui était un tel honneur que beaucoup le recherchait.
Avec la Solvette, rien de tout cela. Elle décidait si oui ou si non.
Une fois, où il avait été trop pressant, elle l'avait congédié
d'une bourrasque. Elle était marabout avant tout. Il avait payé
pour s'en souvenir. Pour autant, quand elle était dans ses bras, il
vivait d'intenses moments de bonheur qui semblaient partagés. Elle
restait une énigme pour lui. L'enfant à naître serait de lui. Il
ne pouvait en douter. D'ailleurs elle ne le niait pas, mais elle
refusait qu'il donne son avis sur la suite. Cette liberté dont elle
faisait preuve n'était pas coutumière dans le village. Il s'était
renseigné. Elle était à part sur tous les plans. Ses hommes
approuvaient sa conduite. Il le voyait dans leurs yeux. Elle avait
une aura de mystère et de puissance. Pour eux, elle avait été
séduite par leur prince. Lui en était moins sûr.
Pour Bartone, elle ne semblait pas
étonnée de sa fin. La blessure du flanc avait été profonde. Les
armes des soldats étaient très affûtées et coupaient fort bien.
Elle pensait qu'il avait pu saigner à nouveau et en mourir. Elle
avait écarté le sujet d'un revers de la main, tout en se
rapprochant de lui.
- Les charcs me racontent des choses.
- Que se passe-t-il?
- Leur esprit ne fonctionne pas comme
le nôtre, mais un nouveau prédateur est arrivé dans la région. Un
grand, très grand oiseau qui chasse les clachs. Si gros qu'ils
n'osent l'attaquer. Si tu as des informations, j'aimerais les avoir.
Une telle bête m'est inconnue et me semble menacer l'équilibre de
la nature.
Il lui avait promis. Il n'avait pas pu
l'interroger plus. Elle avait des moyens délicieux de le faire
taire.
Natckin brûlait intérieurement. C'est
lui qui avait soufflé à Sealminc de venir le rejoindre et comment
faire. Il vivait dans un grand sentiment de culpabilité. Qu'il soit
le père de l'enfant de Sealminc n'était pas une faute si la
conception remontait à la fête des rencontres. Par contre, leurs
rencontres sous couvert de religion, était et un crime et un
blasphème. Chaque jour, il pensait qu'il fallait rompre mais n'en
trouvait pas la force. Quand Sealminc était là, la passion le
dévorait, les dévorait tant, que toute rupture était impossible.
Ils vivaient sans penser à demain, trop heureux des instants volés
à leurs vies respectives. Au nouveau temple, tout le monde était
gentil avec Sealminc, ce qui la mettait mal à l'aise. Elle avait
l'impression de vivre dans le mensonge en venant comme cela.
Tasmi était de plus en plus
impressionné par Natckin. Il était exclu des rencontres entre son
maître et la maîtresse de la maison Chountic comme il appelait
Sealminc. Natckin lui avait expliqué qu'il n'avait pas le niveau
d'initiation nécessaire pour ce genre de rencontres entre un
religieux et une femme de l'extérieur du temple. Tasmi n'avait pas
insisté. Ils les voyaient s'isoler. Il lui semblait qu'une drôle de
flamme brûlait dans les yeux du couple. Natckin lui en avait donné
la raison. La fréquentation des esprits à ce niveau d'initiation
était particulièrement exaltante. Tasmi avait alors demandé quand
il pourrait avoir ce genre d'expérience. Pour toute réponse,
Natckin l'entraînait dans des exercices d'ascèse pour le fortifier
et le faire progresser. Tasmi s'appliquait de son mieux à faire ce
que Natckin lui demandait. Au fur et à mesure que passaient les
lunaisons, il se sentait se transformer. Le monde devenait plus
transparent sous ses yeux. Des ombres apparaissaient. Au début ce
fut en périphérie de sa vision et puis au moment de la fête de la
première pluie, il les vit en face de lui. Ce fut un choc de
rencontrer l'ombre de Barton en face de lui. Il avait continué sa
marche et avait senti une légère gêne à son avancée. Il n'avait
pas osé en parler avec Natckin. Il le voyait différemment, comme si
autour de lui brillaient des ombres colorées. D'ailleurs tous ceux
qu'il croisait avaient des ombres de diverses couleurs. Tasmi
ressentait ces couleurs comme des émotions. Quand il regardait
Tonlen, il voyait de l'or et du bleu. Quand il regardait Natckin, il
découvrait une palette complète et changeante. Il en était
perturbé. La dame de la maison Chountic partageait de nombreuses
couleurs avec Natckin surtout quand ils étaient ensemble ou plus
précisément quand ils ressortaient de leur isolement. Tasmi aurait
bien voulu voir Kyll. Seul le Maître Sorcier aurait pu lui
expliquer.
Kalgar frappait avec entrain la barre
de métal qu'il travaillait. Non seulement la première pluie
annonçait le travail des champs et donc le travail des outils à
réparer ou à renouveler, mais elle montrait à tous que les esprits
ne lui en voulaient pas d'avoir fait un hors saison, puisque de
nouveau Talmab portait des espoirs de vie. Il voyait bien les
commères y aller de leurs commentaires sur son passage. Elles qui
jugeaient et jaugeaient toutes choses dans ce village, devaient
reconnaître que, de mémoire d'homme, c'était la première fois
qu'une telle chose arrivait. Deux enfants dans le même cycle des
saisons, cela ne s'était jamais vu, ou bien alors à l'époque de
Hut le fondateur avant que celui-ci n'édicte la règle qui
commandait de ne pas faire d'enfant avant la fête des rencontres. Il
trempait la barre dans un seau plein de neige quand il vit Tasmi. Il
n'avait pas une haute opinion de lui. Il avait appris que Kyll
l'avait adjoint à Natckin. En privé, il s'en était beaucoup amusé,
tellement il lui avait semblé évident que le maître sorcier en
agissant de la sorte, se préservait des ambitions de son second.
Depuis, Kalgar avait perdu ses certitudes. Tout ce qui était arrivé
avait amené Tasmi aux premiers rangs de la hiérarchie du nouveau
temple. Même Natckin ne le traitait plus pareil. Chaque fois que
Kalgar regardait Tasmi, il avait cette impression de voir un benêt.
Aujourd'hui encore, en le voyant avancer dans la rue en semblant
demander pardon aux courants d'air, il ne pouvait s'empêcher de
penser que ce pauvre garçon n'était pas bien fini.
Tasmi était loin de penser qu'il était
ainsi un sujet d'attraction pour ceux qui le croisaient. Il se vivait
encore et toujours comme un individu sans intérêt. Chaque marque
d'attention le bouleversait, c'est tout juste s'il y croyait.
Pourtant depuis quelques temps, il ressentait bien dans le regard des
autres un sentiment étrange pour lui. Dans les palettes qu'il voyait
autour des gens, la tonalité était plutôt verte avec parfois des
stries rouges, rien de bien agréable à regarder. La neige fondait
petit à petit. Ce n'était pas encore la boue, mais l'eau s'écoulait
maintenant régulièrement en rigoles dans la ville. Ce n'était pas
les difficultés de marcher sur ce sol mouvant qui gênait le plus
Tasmi, mais la rencontre avec tous les esprits. Il en était arrivé
à pouvoir les toucher. Si Natckin s'améliorait en faisant les
exercices, Tasmi décuplait ses capacités. Il ne quittait plus le
monde des esprits. Non seulement, il les voyait plus distinctement
que le monde réel mais maintenant, il pouvait les toucher. Il était
très perturbé par ce fait. Il pensait que Kyll ne l'avait pas gâté
contrairement à sa première impression. Il se trouvait face à des
responsabilités auxquelles il n'avait jamais pensé. Il avait le
sentiment que fréquenter les maîtres, les esprits, les grands de la
ville était trop compliqué pour lui. De nouveau il se heurta à
Barton le Vieux. Il pensa :
- Qu'est-ce que vous voulez?
- Viens avec moi. Quelqu'un veut te
voir.
Tasmi eut peur. Qu'est-ce qui allait
encore lui arriver?
- Ne tremble pas, jeune Tasmi. Tu ne
risques rien. Je ne suis que le messager de celui qui m'envoie.
- Mais Monsieur Barton, je ne comprends
plus ce qui se passe.
- Viens.
Tasmi, conditionné par son éducation,
n'osa pas dire non. Il se mit à suivre le spectre de Barton. Ceux
qui le virent passer pensèrent qu'il devenait fou. Il avançait la
main en avant comme s'il tenait quelqu'un et semblant parler tout
seul.
Ils s'engagèrent dans les grottes,
s'enfonçant de plus en plus profondément. Devant lui le fantôme de
Barton se dirigeait sans difficulté. Tasmi s'aperçut que lui aussi
voyait dans ces passages obscurs même sans torche. Ils étaient dans
une région qu'il ne connaissait pas. Barton s'arrêta. Sa pensée
était claire, il fallait attendre ici que vienne celui qui devait
venir.
Bientôt il y eut comme une lumière qui
arriva par l'autre extrémité du tunnel. Tasmi se protégea les
yeux, mais sa main n'arrêtait pas cette lumière. Au centre il y
avait comme une ombre plus dense d'or pur.
- Merci d'être venu, Sorcier Tasmi.
Kyll, c'était la voix de Kyll. Tasmi
mit genou à terre devant le Maître Sorcier.
- Maître, vous m'avez tant manqué !
- Lève-toi ! Tu n'es plus un apprenti.
Ton pouvoir est grand, même si tu ne le sais pas encore.
- Maître, rentrez-vous avec moi?
- Non, je ne peux encore. Les esprits
m'ont fait sortir pour une tâche qui ne s'est pas encore accomplie.
Mais je ne suis pas ici pour parler de ce que je fais mais pour
t'enseigner ce que tu dois savoir pour bien servir le Temple. Maître
Natckin sait organiser et doit continuer. Seul toi peux l'aider à
remplir son rôle. Les esprits m'ont montré sa relation avec
Sealminc. L'amour qui existe entre eux est à protéger.
- Ils sont amoureux !!! C'est cela
qu'ils font quand ils s'isolent !!! Mais, mais, mais...
- Non, Tasmi, je te répète, cet amour
est à protéger. Les esprits les ont jugés et les ont trouvés
justes.
Maître Chountic porte le mauvais sort.
Sans cet amour et l'enfant à naître, l'avenir de l'enfant accueilli
serait compromis et cet enfant est vital pour notre avenir. Sealminc
sans Natckin, ne peut que mourir. C'est toute la ville qui a besoin
d'eux. Tu seras mon intermédiaire avec les maîtres restés en
ville. Je vais t'apprendre. Maître Natckin t'a fait faire des
exercices qui vont t'être utiles maintenant. Assieds-toi et ouvre
ton esprit.
Dans le passage obscur aux yeux
humains, l'esprit de Barton vit l'aura de Kyll envelopper celle
beaucoup plus tremblotante de Tasmi.
81
Quiloma pestait contre la boue partout
présente. Ses hommes pataugeaient, mal à l'aise dans cette chaleur.
Les lunes étaient passées, la pluie venait et revenait sans cesse.
La neige fondait, laissant apparaitre la terre. Les habitants du
village commençaient les travaux extérieurs. Ils remontaient les
murets qui en avaient besoin, réparaient les terrasses. Quelques
troupeaux avaient fait leur apparition dans les champs les plus bas.
Quiloma se déplaçait encore avec difficulté. Cette chasse au
Crammplac avait été plus éprouvante qu'il ne le craignait. Il
aurait préféré être mort que de rester encore handicapé comme il
l'était. Il sentait aussi qu'une partie de lui se révoltait contre
l'idée de la mort. La Solvette continuait à occuper ses pensées.
Sans ses remèdes et sa tendresse, il ne serait pas aussi bien. Son
ventre très rond, laissait augurer que la naissance ne tarderait
pas. Quand il lui avait dit qu'il espérait un fils, elle avait souri
en lui expliquant que ce serait une fille parce que telle était la
tradition des marabouts d'ici. Comme si cela ne suffisait pas à ses
ennuis, il n'avait pas de nouvelle du Prince Majeur. Il gérait la
situation comme il pouvait. Cela ne le contentait pas. Il souhaitait
des ordres. Ses soldats lors d'une chasse pour avoir de la viande,
avaient vu le juvénile. C'était lui, à n'en pas douter dont les
charcs parlaient. Il était loin de sa maturité, mais il était déjà
impressionnant. Malgré ses difficultés Quiloma avait participé à
d'autres chasses. Il l'avait vu aussi. Il était déjà grand. Un
aussi beau spécimen devait avoir vécu plusieurs fois la saison sans
nuit. Quiloma avait été étonné de le voir rater un clach, comme
un bébé. Une pensée fugace lui traversa l'esprit, mais il la
repoussa comme impossible. Vu sa taille, il ne pouvait pas être un
bébé, sinon il avait sous les yeux un futur géant. Quand il était
parti de la capitale, personne ne parlait de dragon vivant.
Maintenant il en avait un sous les yeux en permanence ou presque. Il
avait envoyé un messager au Prince Majeur pour le prévenir. Aucune
réponse n'était venue. Maintenant que la saison pluvieuse avançait,
le dragon volait de plus en plus fréquemment près du village. Les
villageois avaient paniqué la première fois, puis leurs sorciers
avaient dit quelque chose. Tout le monde s'était calmé et avait
repris ses activités. Il restait méfiant quand même. Ces
villageois étaient potentiellement un danger, d'autant plus grand
que ses hommes commençaient à pactiser avec eux. Sans le dragon, il
serait reparti avec sa phalange. Ils n'étaient pas adaptés à la
chaleur, ni à une situation d'occupation. Leur équipement ne
supporterait pas les températures des terres chaudes. Il allait, là
aussi, devoir prendre des initiatives. Il ne pouvait pas laisser un
dragon sans personne pour le servir en cas de besoin. Il se
remémorait les règles qui régissaient les relations entre les
dragons et les hommes. Un juvénile ne pouvait être la réincarnation
du Dieu Dragon. Mais était-ce un dragon libre ou un dragon lié? La
réponse était de la plus haute importance. Il en avait fait part au
Prince Majeur. Il ne comprenait pas pourquoi ce dernier n'avait pas
répondu. La question était cruciale pour lui aussi. En attendant,
il surveillait. Des patrouilles essayaient de repérer sa grotte. Un
dragon avait toujours un trésor. Il était plus prudent de savoir où
pour ne pas y aller et empêcher les fâcheux de s'en approcher. Il
n'était pas bon de mettre un dragon en colère.
Chez Chountic, le malch noir coulait à
flot. Pour une fois, elle avait fait un bébé qui ressemblait à
quelque chose. Il n'était pas chétif, mais bien membré. Dans la
brume de son ivresse, il le voyait déjà lui succéder. Ce n'est pas
l'aîné, ce minus souffreteux qui pourrait tenir la maison, quant au
deuxième, ce Brtanef, on ne savait même pas d'où il venait. Et
puis, il ne se sentait pas à l'aise en sa présence. Chountic était
tellement content qu'il avait même accordé à sa femme le droit de
faire venir un sorcier pour faire les rites de protection à la
maison. Quand il avait vu arriver le Maître Natckin, il avait été
flatté. Tout le monde serait obligé de reconnaître sa valeur
puisque les sorciers lui envoyaient leur maître pour officier.
Chountic ne doutait pas que si le maître sorcier Kyll avait été
là, c'est lui qui serait venu.
Sealminc était heureuse. Cet enfant
était un rêve incarné. Depuis des lunes, elle était libérée de
l'intimité de son mari. Elle n'avait aucune envie de reprendre des
relations avec cet homme brutal et toujours plein de malch. Natckin,
lui, était plein d'attention à son égard. Il était celui qui
avait réveillé ses premiers émois de jeune fille. Après la vie
les avait séparés, chacun avait suivi sa route. Ils étaient
maintenant tous les deux dans la classe dominante de la ville. Leur
situation restait quand même fragile. Sealminc devait donner une
descendance à Chountic et Natckin suivre les règles des sorciers.
Par eux-mêmes, ils ne possédaient rien. Depuis la fête des
rencontres, ils étaient riches de leur relation mais fragiles de
leur secret. Au temple, tout se passait bien. Les sorciers l'avaient
adoptée, au point qu'elle avait le sentiment de leur soutien et de
leur discrétion. Chez elle, la prudence était de mise. Son cœur
s'était affolé quand elle avait vu Natckin arriver pour la
cérémonie de protection. Elle n'avait pas osé en rêver.
Malheureusement, cette visite était comme un glaive à double
tranchant. Le bonheur de se voir était contrebalancé par la
difficulté à cacher leurs émois. Après la visite du maître
sorcier et sa rencontre avec Sealminc, les serviteurs ne doutèrent
pas. C'est Miatisca qui pensa qu'elle avait peut-être un moyen de
progresser dans la vie. Elle subissait le maître depuis le début de
la grossesse. La tradition permettait au mari de prendre une servante
de couche jusqu'au retour du sang chez sa femme. Mais parfois, le
maître gardait la servante de couche pour en faire son épouse.
Miatisca se voyait bien dans ce rôle.
Kalgar entendait annoncer les
naissances autour de lui mais aussi parfois les déceptions d'un
enfant mort-né, ou d'une grossesse qui n'aboutissait pas. Il
tremblait intérieurement pour Talmab. Deux grossesses si rapprochées
étaient une bénédiction des dieux mais une épreuve pour la mère.
Il ne disait rien, ne montrait rien mais multipliait les offrandes
devant son autel dans la forge pour que tout se passe bien. La
grossesse lui semblait longue et Talmab bien fatiguée. Il avait pris
une servante de la maison de Bartone pour aider sa femme et pour la
sauver de la mendicité. Si la forge était son domaine, il était
toujours un peu mal à l'aise dans la maison. Talmab sentait bien que
son époux s'inquiétait, même si comme d'habitude, il ne disait
rien. Elle multipliait les gestes de tendresse dans l'espoir de le
rassurer. Bien que fatigante, la grossesse se passait bien. Et puis,
Kalgar en engageant Cifalt l'avait bien soulagée. Efficace et douce,
elle savait bien la décharger des travaux de la maison. Quand le
travail commença, ce fut elle qui l'aida le plus efficacement en
gérant le grand gaillard paniqué qu'était devenu Kalgar.
Chan notait au fur et à mesure les
naissances. Il dessinait les symboles sur le mur pour que la mémoire
en soit conservée. Chaque naissance donnait lieu à une petite
réjouissance. Il savait bien que ce qu'on attendait maintenant,
était la fête de la dernière neige. Quand toutes les rues seraient
débarrassées de l'hiver, les sorciers prépareraient un grand
rituel pour la nomination des enfants qui avaient survécu à leur
premier hiver et qui étaient sevrés.
82
Kyll serrait dans ses bras le
crammplac. Celui-ci repartait vers les régions froides. S'il était
le maître des terres glacées, sa trop chaude fourrure lui rendait
déjà la vie difficile alors que Cotban n'était pas encore arrivé
avec toute sa fougue sur les terres de la montagne.
- Tu me reverras au prochain hiver si
cela est nécessaire, Kyllstatstat. Je suis déjà resté trop
longtemps. La neige a déjà beaucoup fondu.
- Je sais, Stamscoïa. Il est toujours
triste de quitter un ami. D'autant plus que je ne sais toujours pas
pourquoi je suis venu ici. Ton arrivée m'a fait croire que la
réponse allait m'être révélée, mais rien ne se passe comme je le
pensais.
- Celui qui n'a pas de nom a demandé
mon aide. Je la lui ai accordée. Maintenant, il me faut partir mais
Rrling est là.
Rhinaphytia, Nomenjaari et Iarango
regardaient les adieux. Avec le recul de la neige, ils avaient réussi
à mieux se déplacer. Ils savaient atteindre l'entrée des grottes
de machpes de ce côté-ci. Ils avaient envisagé d'aller jusqu'à la
ville pour récupérer des provisions et rendre compte de ce qu'il se
passait ici. Kyll n'avait pas jugé la démarche prudente et l'avait
interdite. Iarango n'avait pas bien compris et se disait qu'il
passerait peut-être outre les conseils de Kyll. Il rêvait surtout
d'une nourriture un peu plus diversifiée et d'un peu de malch noir.
Rhinaphytia lui donna un coup de coude et lui montra Kyll s'éloignant
avec le Crammplac vers le col de l'homme mort.
- Il ferait mieux de ne pas passer par
le col. Sinon, il va être vu des hommes de la ville et surtout des
guerriers blancs.
- Je ne crois pas que Stamscoïa fasse
cette erreur. Il est toujours passé par les bois et les barres
rocheuses.
Kyll se retourna vers ses compagnons et
leur fit un signe qui voulait dire qu'il allait revenir.
- Bon voilà qu'il lui fait un bout de
conduite, dit Nomenjaari. Je crois que je peux laisser tomber les
préparatifs du rite, il ne le fera pas tout de suite.
Les deux amis marchaient lentement en
montant vers la crête. Kyll avait pensé accompagner son compagnon
défenseur jusqu'au pied de la falaise. Bientôt, ils sortirent du
bois. Devant eux, la prairie était encore enneigée, mais déjà les
touffes d'herbes jaunies les plus hautes apparaissaient. Kyll ne fut
pas surpris de voir une meute de loups noirs. La grande louve au
regard de feu s'avança. Kyll n'entendit pas de son mais comprit la
salutation qu'ils échangeaient. Ayant ainsi agi, elle et les siens
repartirent en forêt. Le Crammplac les regarda un moment. Qaund le
dernier loup eut disparu dans les bois, il donna un dernier petit
coup de tête amical à Kyll et entreprit de gravir la falaise
rocheuse. Kyll contempla toujours avec autant d'étonnement Stamscoïa
en action. Déjà celui-ci atteignait la première plateforme. Il
tourna la tête, fit un geste de la patte et d'un dernier coup de
rein se hissa sur la prairie d'au-dessus.
Ce fut un chambardement. Il y eut des
cris, des bruits de course, de sabots tapant sur des roches. Un clach
apparut, courut quelques foulées en l'air comme s'il volait puis se
mit à tomber. Kyll se jeta en arrière vers la falaise pour ne pas
prendre le clach sur la tête. Il n'atteignit pas le sol. Une ombre
immense semblant surgir de nulle part venait de le recouvrir. Ce que
vit Kyll, le laissa sans voix.
C'est comme un rocher qui volait.
C'était gros, noir, anguleux. En entendant le claquement d'une
mâchoire, son esprit comprit que la bête qu'il voyait était encore
plus grosse que Stamscoïa. Elle tenait sans effort un clach dans sa
gueule, tout en volant. Il n'avait même pas peur, il était trop
surpris. Il fit un geste. Aussitôt un œil jaune à la pupille
fendue se fixa sur lui. L'énorme bête vint atterrir, presque avec
grâce sur la prairie devant lui. Sans le quitter des yeux, elle
entreprit de manger le clach. Kyll remarqua la taille des griffes, la
longueur des dents. Il pensait avoir vu le maximum avec l'armement du
crammplac poilu, mais il devait reconnaître que là, il ne devait
pas exister sur terre de crocs plus gros ou de griffes plus acérées.
Ces dernières avaient la taille d'une dague. Kyll resta appuyé sur
la paroi. Il ne vit pas Stamscoïa regarder par-dessus le rebord,
esquisser la grimace qui lui servait de sourire et repartir le cœur
léger vers les siens.
- Tu es qui, être debout?
Dans son état de surprise, Kyll ne
tiqua même pas d'entendre parler l'assemblage de crocs, de griffes
et de carapace qu'il avait devant lui.
- Je suis Kyll.
- Qui est kyll?
- Je suis le maître sorcier de la
ville.
- Est-ce pour cela que tes pensées
sont claires?
- Je parle aux esprits.
- Je ne suis pas un esprit et pourtant
tu me parles.
- Je parle aussi aux animaux. Stamscoïa
me comprenait.
- Je ne suis pas un animal et pourtant
tu me parles.
- Qui es-tu?
- Moi.
- C'est court pour te désigner.
- Pour le moment, cela me suffit. J'ai
rencontré un être debout dont les pensées sont aussi claires que
les tiennes. Il m'a dit qu'un jour, je désirerais avoir un nom. Mais
pour le moment, je n'en ai pas, je suis moi et cela me suffit.
- Tu es un bon chasseur.
- Oui, j'ai vu le crammplac monter la
falaise. Quand les quatre pattes qui broutent paniquent, ils font
n'importe quoi. Il n'y a plus qu'à les attraper.
- Tu aimes le clach?
- Qu'est-ce qu'un clach?
- Ce que tu as mangé.
- Ah! Le quatre pattes qui broute avait
un nom. C'était un des animaux à qui tu parles?
- Non.
- Je n'ai donc pas mangé ton ami. Tous
les quatre pattes qui broutent ont un nom?
- Non, ceux qui sont comme moi, appelle
les quatre pattes qui broutent des clachs.
- Alors celui que j'ai mangé n'avait
pas de nom?
- Non, c'était juste un clach.
- Je comprends, être debout Kyll.
L'esprit de Kyll s'était remis à
penser. « Moi » ne semblait pas vouloir le manger, ni le
tuer. Cet être énorme ne se considérait pas comme un animal. Cette
grandeur, ses griffes et ses crocs lui évoquaient un souvenir. Il ne
se souvenait pas lequel. Cela avait à voir avec le temple. Il fit
défiler dans sa mémoire tous les visages en commençant par son
vieux maître. Comme un voile qui se déchire, le souvenir revint à
sa conscience. Tasmi lui avait décrit « Moi » en lui
parlant de l'esprit du Dieu Dragon. Manifestement, il n'avait pas un
esprit en face de lui. « Moi » était un dragon en chair
et en os, ou plutôt en griffes et en crocs.
- Es-tu un dragon? demanda Kyll.
- Oui, je le suis.
- Veux-tu que je te donne un nom?
- Non, être debout Kyll. Je ne le
désire pas. Pour le moment je suis Moi et cela me suffit.
Le dragon détourna la tête, comme
s'il avait entendu quelque chose. De deux puissants coups d'aile, il
prit son envol. Kyll en fut plaqué contre la falaise. Le temps qu'il
rouvre les yeux qu'il avait fermés sous la force du souffle, et
qu'il se redresse, plus rien ne laissait penser qu'il avait vu un
dragon. La neige devant lui était toute piétinée mais un troupeau
de clachs aurait fait la même chose. Il pensa qu'il vivait des
choses curieuses. Il regardait le ciel tout en avançant vers la
grotte de la médiation. C'est pourquoi il ne les vit pas, les loups
gris. Quand il s'en aperçut, il était cerné et au milieu de la
partie dégagée. Prudents les loups n'avaient pas attaqué tout de
suite, ils l'avaient d'abord entouré. La peur lui tordit les boyaux.
Stamscoïa était loin maintenant et la grotte lui semblait hors de
portée. Il n'avait que le bâton qu'il avait coupé pour s'aider à
marcher. Il le prit à deux mains tout en tournant sur lui-même en
se demandant d'où viendrait le premier assaut. Son cœur battait à
tout rompre. Le temps semblait arrêté.
Les loups ne comprirent que trop tard
l'origine de vent qui venait de se lever. Le dragon en avait écrasé
deux et égorgé un troisième. Les autres préférèrent fuir que
d'affronter un tel ennemi.
- Quand on a aussi peu de griffes que
toi, la distraction peut coûter cher, être debout Kyll.
Le dragon avala le loup qu'il venait
d'occire. Kyll regardait autour de lui sans comprendre. Il se voyait
mourrir et tout était fini. Il y avait un côté irréel à la
situation.
- Je n'aime pas cette chair. Elle n'a
pas bon goût. Je préfère le clach.
- Merci de ton aide, dit Kyll
- Je ne t'ai pas aidé. J'avais encore
une question à te poser.
- Parle, je t'écoute.
- Tu es curieux, être debout Kyll. Tu
nommes les choses mais tu ne sais pas te défendre. Comment nommes-tu
ces choses aigres que je mange.
- Des loups. Est-ce ta question?
- Non, mais tu me donnes envie de
savoir le nom des choses. Peut-être me donneras-tu envie d'avoir un
nom.
Kyll ne répondit rien. Le dragon
mâchouillait le deuxième loup.
- Non, vraiment, je n'aime pas le goût
des loups. Ils pourraient faire un effort pour avoir meilleur goût.
- Connais-tu le goût que tu as?
- Non.
- Eux, non plus.
- Ce que tu dis est vrai, être debout
Kyll. Ton savoir est grand !
- Quelle est ta question?
- Tu sembles bien pressé, être debout
Kyll. Les questions viennent en leur temps.
Le dragon tourna la tête vers les
bois.
- Tes amis sont là. Je les sens
derrière les arbres.
Kyll regarda vers la lisière de la
forêt. Il ne vit rien.
- Je reviendrai te voir. Tout n'est pas
dit entre nous. Garde ce bâton. Il sera notre relais.
Kyll se retrouva assis par terre quand
le grand saurien décolla. Il était à peine parti, que Kyll vit ses
amis sortir du bois, qui avec une massue, qui avec un couteau, qui
avec une épée.
- Qu'est-ce que c'était? demanda
Nomenjaari
- Je n'avais jamais vu cela! c'est
énorme! déclara Rhinaphytia.
- Tu n'as rien? s'inquiéta Iaryango.
Kyll se releva, regarda le point noir
qui s'éloignait dans le ciel.
- C'est un dragon. Un vrai dragon, pas
un esprit. Tasmi m'a communiqué sa vision de l'esprit du Dieu
Dragon. Je ne pensais pas rencontrer un tel être. S'il revient, et
il reviendra n'essayez pas de vous battre, je pense que nous ne
risquons rien.
En silence les quatre amis se
dirigèrent vers la grotte de la médiation.
83
Quiloma avait des ordres. Mais cela ne
l'arrangeait pas tout en lui convenant. La guerre dans le monde blanc
se passait mal. Le messager n'avait pas dit cela, mais c'est ce que
Quiloma avait compris. Le peuple Gowaï ne rendait pas les armes. Le
Prince Majeur, en cette saison du jour sans fin, ne pouvait pas
mobiliser toutes les ressources du pays. Il devait aussi prévoir les
artisans pour la chasse, les récoltes et toutes ces choses
indispensables qui se faisaient en cette période. Les phalanges des
princes dixièmes avaient été battues. C'est ce qui ressortait du
premier ordre de renvoyer la moitié de la phalange pour « compléter
la victoire », avait dit la Voix du Prince Majeur. Quiloma
avait entendu « pour boucher les trous ». Qunienka allait
devoir partir avec dix mains de guerriers. Quiloma avait ordre de
rester là pour surveiller, et si possible apprivoiser le dragon pour
le Prince Majeur. Cela le laissait en position de faiblesse. Avec les
morts et les blessés, dont lui, il n'avait pas assez de force pour
tenir le village face à une révolte, ou face à une attaque venue
de l'extérieur. Il en avait discuté avec Qunienka. Celui-ci lui
avait fait remarquer que vu le nombre de nouveaux-nés aux yeux
allongés dans le village, il y avait peu à craindre. Bien sûr, ils
restaient quelques exaltés prêts à se battre, mais même les
prêtres ne demandaient plus le retour dans le temple. Ils avaient
adapté la maison Andrysio à leurs rites. Leur panthéon local avait
adopté le Dieu Dragon comme dieu des dieux. De plus le dragon vivant
qui volait dans la région suffisait à renforcer cette idée.
Quiloma en avait convenu. Homme prudent, il avait prévu de faire de
l'ancien temple, une forteresse. Il fallait aussi qu'il adapte
l'armement et les tenues des hommes à une vie sans neige. La
question de l'apprivoisement du dragon le laissait dubitatif. Il
avait fréquenté assez de marabouts pour savoir que les dragons, hé
bien sont les dragons, des êtres libres par essence, à la force
suffisante pour ne pas se laisser dicter leur conduite et à l'esprit
différent des humains. Celui qui volait dans la région était
jeune, voire très jeune. Peut-être pouvait-on le rendre docile ? Il
fallait aussi qu'il ne soit pas un dragon lié. Quiloma ne pouvait
s'empêcher de rapprocher les deux faits. L'enfant qui avait disparu
ici, avait précédé de peu le dragon. Quant à l'anneau, il était
dans la région. Et cela aussi intéressait le Prince Majeur. Il lui
fallait cet anneau pour en finir avec le Gowaï. Quiloma avait quand
même une petite idée. Ses hommes avaient vu le juvénile lors de
l'explosion. Si le dragon avait l'anneau, le Prince Majeur aurait
bien du mal à le récupérer. On ne touche pas au trésor d'un
dragon. Tout le monde savait cela. Exceptionnellement, les dragons
donnaient certains de leurs trésors, mais cela les liait au
receveur. Peut-être qu'un juvénile serait plus influençable?
Quiloma pouvait peut-être jouer sa propre partition. Si le dragon le
laissait manipuler l'anneau-roi alors son rang dans la hiérarchie
des princes le mettrait juste derrière le Prince Majeur. L'image de
Jorohery s'imposa dans son esprit. Il grimaça. S'il avait l'anneau,
il lui faudrait composer avec lui. Cela valait-il le coup?
Mais le plus important, même s'il ne
se le reconnaissait pas, était la Solvette. Une telle femme ! Il
n'avait jamais rencontré de femme comme elle. Dans son pays, les
femmes étaient des mères potentielles, la plupart du temps
discrètes pour ne pas dire soumises. Seuls les compagnes officielles
des princes avaient du répondant, un peu de répondant si on les
comparait à la Solvette. Elle était marabout, commandait aux charcs
et aux éléments. Non vraiment Quiloma ne voyait pas à qui la
comparer. Elle lui avait fait un enfant. Non, il ne pouvait pas dire
cela. Elle l'avait choisi pour être le père de l'enfant qu'elle
désirait. C'était une fille. Elle répondait au nom de Sabda, mais
dans le village tout le monde l'appelait la petite Solvette. Si elle
avait les yeux un peu allongés, elle avait le regard de sa mère.
Quiloma se sentait interpellé par ce petit bout de fille, lui qui
n'avait jamais prêté d'attention aux enfants qu'il avait essaimés
ça et là. Même s'il ne le reconnaissait pas, il aimait être avec
elles. Il ne savait pas que ses guerriers trouvaient la relation de
leur prince fort satisfaisante. Si la discipline et l'entraînement
ne s'étaient pas relâchés, ils trouvaient leur prince encore plus
attentif à leur sort. Cela rendait l'éloignement du pays plus
tolérable.
Quiloma fit la liste des partants avec
Qunienka. Cela lui serra le cœur de se séparer de ses hommes. Il
n'avait pas le choix. Ils devaient accompagner la voix du Prince
Majeur. S'il y eut quelques larmes au départ des guerriers, il y eut
beaucoup de sourires aussi. Avec neuf mains de guerriers, pourrait-il
remplir sa mission?
84
88
100
Natckin et les siens avaient beaucoup
de travail. Les parents défilaient à la maison Andrysio pour
proposer ou chercher un nom. A chaque fois, il fallait accomplir le
rite. Natckin ne s'occupait pas de tous les enfants. Il lui fallait
organiser le tour de chaque voyant pour confirmer ou pour proposer un
nouveau nom pour l'enfant qui avait fait tout un cycle de vie et
était encore vivant. Nés après la fête des rencontres de l'année
dernière, ils avaient montré leur force de vivre. Sevrés, ils
méritaient un nom public. Ils abandonnaient leur premier nom, celui
choisi par les parents, pour prendre celui de l'enfance. Ils allaient
le garder jusqu'à l'adolescence. A ce moment-là, un autre cycle
commencerait.
Quand Sealminc vint, Natckin
l'entendit. Les bruits portaient bien dans la maison Andrysio. Dans
sa cellule de repos, il eut de nouveau l'impression que son cœur
allait se rompre à battre aussi fort. Elle n'était malheureusement
pas seule. Chountic l'accompagnait. Il parlait avec le responsable de
l'accueil.
- Brtanef est un nom qui ne lui va pas.
Je voudrais un patronyme plus en accord avec cet enfant.
- Bien, Maître Chountic. Je préviens
le Maître Sorcier Natckin.
Le portier prit l'air important de
l'homme affairé et s'enfonça dans le couloir. Natckin profita du
temps que lui laissait cette requête pour se calmer.
- Maître Sorcier Natckin, dit le
portier en frappant à la porte. Le maître de la maison Chountic est
là.
- Je viens.
Natckin apparut sur le seuil suivi de
Tasmi. Il arriva près de la porte en évitant soigneusement le
regard de Sealminc. Il se concentra sur Chountic. Il nota l'œil
injecté, le teint bouffi de celui qui consommait trop de malch noir
ou de sicha. Chountic avait le verbe haut et tonitruant. Il voulait
s'imposer sans voir qu'il indisposait.
- Bonjour, Maître Chountic. C'est un
honneur de vous recevoir.
- Bonjour, bonjour, qu'avez-vous comme
nom pour cet enfant?
Natckin ne releva pas l'offense.
L'homme en face de lui malgré l'heure précoce, exhalait des relents
de malch noir mal digéré.
- Il va falloir faire un rite.
- Encore ! Le vieux maître sorcier
était plus efficace.
Natckin se dirigea vers la grange
devenue site divinatoire. En grommelant, Chountic lui emboîta le
pas, Sealminc suivit avec Brtanef dans les bras. Tasmi fermait la
marche.
Tonlen voyant le groupe, se joignit à
la procession. Pendant ce temps là, les autres se répandirent en
commentaires sur ce qu'il venait de se passer. Tasmi sentait ce qu'il
se passait. Depuis sa rencontre avec le Maître Sorcier Kyll, qui
plus que jamais était son inaccessible idole, Tasmi sentait ce que
les autres ressentaient. Chountic suait le mépris, les sorciers
exhalaient la colère. Sealminc et Natckin semblaient ne former
qu'une entité. Seul l'enfant lui demeurait curieusement étranger,
ou plutôt étrange et familier. Bien repu par sa dernière tétée,
il dormait dans les bras de Sealminc, mais son esprit renfermait une
part de mystère qui se refusait.
Bientôt, ils arrivèrent devant
l'autel au pied du Bachkam. Le rite du fils de la maison de Stoun
finissait. Natckin fit un signe discret à l'officiant pour lui dire
qu'il prenait la suite. Les servants firent signe à Chountic et
Sealminc de s'approcher. Pendant ce temps, l'officiant s'éloignait
lentement. Natckin et Tasmi avait commencé les rites d'ablutions
préliminaires. Ils se concentraient sur le rite à venir. C'était
un des rites majeurs. Moins démonstratif que les grands rites, il
était vital. Un mauvais nom pouvait se révéler une catastrophe.
Natckin restait persuadé que le rite du nom d'adulte de Chountic
avait été mal fait pour qu'il soit devenu ce qu'il était. L'enjeu
dans le cas de Brtanef était majeur pour lui mais aussi pour la
ville. Kyll avait été formel. Tasmi nota l'inhabituelle
concentration du maître sorcier Natckin. Il en fut heureux. Pour une
fois, peut-être pourrait-il rester en retrait sans intervenir pour
servir d'intermédiaire à Natckin. Les gestes et les déplacements
des uns et des autres s'enchaînaient dans une fluidité rassurante.
Chountic toujours grommelant, se
retrouva avec l'enfant dans les bras. Celui-ci faisait des bulles en
dormant. Sealminc en tant qu'épouse et mère se tenait derrière le
chef de la maison qui présentait son descendant. Chountic
s'impatientait et le faisait sentir. Natckin qui aspergeait l'autel,
s'interrompit et vint vers lui.
- Maître Chountic, il y a un problème.
Ce dernier sursauta.
- Quel problème?
- Un totem aussi puissant que le vôtre
risque d'être contrarié que vous ne soyez pas venu revêtu des
habits de votre clan.
Natckin savait que ce n'était pas une
nécessité pour le rite, mais l'attitude de Chountic l'exaspérait
et imaginer comment il pouvait traiter sa chère Sealminc le mettait
en colère.
Chountic avait pâli.
- Dois-je aller le chercher?
- Non, le mal est fait. Je vais
intercéder pour vous et les vôtres.
Il se retourna, se retenant de sourire
en voyant le changement de figure de Chountic.
Face au bachkam, il se concentra. Il
lui fallait s'ouvrir aux esprits pour recevoir le nom, le nouveau nom
de l'enfant. Ce patronyme l'accompagnerait sur les deux ou trois
prochains cycles de saisons qui le conduiraient de bébé vagissant à
jeune capable d'aider. Un homme vivait quinze ou vingt cycles de
saisons, guère plus. Le premier cycle correspondait à la prime
enfance. Le petit trop dépendant de sa mère, pas assuré de
survivre ne recevait qu'un nom familier donné par les parents. Puis
venait le temps de la communauté. S'il avait atteint le deuxième
âge, il pouvait recevoir les connaissances qui lui seraient
nécessaires pour après. Brtanef en était là. Natckin s'imprégna
de l'histoire de l'enfant, de l'histoire réelle pas de l'histoire
officielle. Les esprits l'avaient favorisé. Exposé, il avait
survécu grâce au miracle de la chaleur de la pierre qui bouge,
comme la fille hors saison de Kalgar qui avait reçu le nom de
Miasti, celle qui réjouit le cœur. Cet enfant était un survivant
au passé mystérieux, mais il était aussi celui qui avait été
donné pour remplacer celui qui était mort. Natckin sentit un totem
puissant. Tasmi à ses côtés frissonnait. Il murmura :
- Ils approchent...
- Qui ça ? demanda Natckin à mi-voix.
- Les totems...
Ce fut au tour de Natckin de
frissonner. Les totems venaient, pas un, mais tous. Vraiment, ils se
passaient des évènements extraordinaires. Il fut heureux que la
plupart des extérieurs soient partis. Il était sûr que cet enfant
avait à voir avec eux.
- Là ! dit Tasmi.
Natckin vit les ombres des formes
sortant du bachkam. L'ours vint en premier, suivi du loup. Chountic
et Sealminc, comme tous les assistants furent frappés par le
changement qui arriva. L'air sembla plus lourd, plus chargé de
présence, de puissance, comme un soir d'orage d'été juste avant la
foudre. L'enfant avait ouvert les yeux et regardait. Voyait-il?
Tasmi mit sa main sur l'épaule de
Natckin. Sa vue devint plus claire. Les totems se rangèrent en rond
dans la salle. L'ours vint se placer devant Chountic et hurla à sa
face. Chountic, insensible humain attaché à son plan de vie,
n'entendit et ne vit rien. Natckin et Tasmi avaient compris. Chountic
était maintenant rejeté de sa fonction par son totem. Le présage
était funeste. Puis le totem Ours se retourna vers le bachkam,
oscillant de droite et de gauche en grognant. Les autres totems
faisaient de même, chacun dans son langage. C'est alors qu'un halo
de lumière prit naissance. Le grand totem apparut : le Dragon
encore une fois.
L'immense ombre lumineuse s'arrêta
devant les sorciers. Son regard de feu se posa sur eux.
- Il est mien !
Puis tout disparut. Les deux sorciers
s'entreregardèrent. Jamais ils n'avaient vécu cela. Jamais un totem
n'avait revendiqué un enfant de cet âge.
- Tandrag est son nom. Ainsi en ont
décidé les totems!
En entendant les paroles de Natckin,
les participants semblèrent reprendre vie. Ceux qui avaient suspendu
leur respiration, inspirèrent bruyamment. Les autres échangèrent
des regards interrogateurs. Ce nom ne leur évoquait pas grand chose,
une idée de choix et de force mais aucune périphrase ne pouvait
traduire ce qu'évoquait ce nom.
La suite de la cérémonie se déroula
sans autre interruption. Quand vint le moment du départ, Chountic
remercia du bout des lèvres. Il semblait presque absent. Natckin y
vit l'action du totem Ours. Au moment de la séparation, Chountic
avait déjà fait trois pas hors de la maison Andrysio quand Sealminc
arriva à la porte. Elle put sans risque échanger un long regard
avec Natckin.
85
Les travaux des champs battaient leur
plein. Les hordes de Sioultac semblaient loin. Du haut de la tour,
Eéri voyait les habitants se démener dans la campagne. Il fallait
renforcer les terrasses, planter la première pousse. Il voyait des
dos courbés partout. Le prince neuvième les avait ré-équipés. Il
était maintenant habillé légèrement. Malgré cela, il trouvait
qu'il faisait bien chaud. Il avait gardé ses armes. Il avait essayé
les arcs longs et les lances locales, mais avait préféré
conserver, comme tous les autres, ses deux lances courtes. Depuis
qu'il était là, Eéri avait changé d'opinion. Il était arrivé
sûr de sa force et de son bon droit. Il était toujours sûr de sa
force, mais avait changé d'avis sur les villageois. Ils ne croyaient
pas ce que lui croyait, leurs dieux et leurs croyances étaient
différents mais au fond, il commençait à bien les aimer, surtout
Cilfrat. Il se rappelait son premier sourire lors de cette grande
fête un peu folle, comment elle l'avait entraîné dans un coin
paisible. Il n'avait pas compris ce qu'elle disait, mais très bien
ce qu'elle faisait. Il avait cru au départ à une exception dans sa
vie. Puis il s'était mis à la rencontrer partout, chez le forgeron,
chez les différents marchands, parfois simplement elle était là et
le regardait. Un soir avec les quelques mots qu'il savait de la
langue locale, il lui avait adressé la parole. Elle avait essayé de
répondre avec les quelques mots qu'elle croyait savoir dans la
langue des guerriers. Il avait été ému plus qu'il ne pensait par
sa présence. Ils s'étaient vus plus souvent. Son konsyli l'avait vu
et n'avait rien dit. Les gens du village ne semblaient pas hostiles à
ce qu'il la voit. Quant au forgeron, il avait toujours un sourire
quand il le voyait tourner autour de sa forge.
Eéri pensait à tout cela en guettant
du haut de la tour. Il avait pris le troisième quart, quand la
journée était la plus chaude. Cela lui libérerait la soirée pour
sa promenade en ville vers la forge. C'est son instinct plus que son
savoir qui lui fit remarquer ce nuage de poussière. La flèche à
empennage rouge et blanc vint se planter à une main de la tête de
Gara. Celui-ci la retira du bois et rentra dans le temple.
- Prince, des ennuis en perspective,
dit-il en montrant la flèche à Quiloma. Eéri vient d'envoyer une
flèche d'alerte.
Quiloma faisait des exercices avec les
guerriers sur la place intérieure. Sstanch avait obtenu d'y
participer une fois par semaine avec ses hommes. Il vit arriver Gara
avec la flèche et comme toujours fut étonné de la promptitude de
la réponse des guerriers. Deux mains d'hommes furent prêts dans
l'instant et les deux Konzylis vinrent aux ordres. Quiloma les précéda
au pas de course. Intérieurement, il sentit la colère monter en lui
quand il dut ralentir avant d'arriver à la tour. Il se força à
soutenir l'allure. Il monta à la tour, rejoignant Eéri.
- Mon prince, regardez !
Quiloma scruta l'horizon. Vers le
village de Tichcou, une colonne de poussière s'élevait près du
centre de la vallée.
- On dirait la trace d'une colonne en
marche.
Quiloma se retourna pour voir qui avait
parlé. Sstanch, la main en visière au-dessus des yeux, regardait au
loin. Sa fréquentation des guerriers blancs lui avait permis
d'apprendre les rudiments de la langue.
- Des soldats ? demanda le prince.
- Probablement avec des montures pour
faire une telle poussière.
- Il faut des renseignements, dit
Quiloma en redescendant.
Les mouvements des deux mains de
guerriers prêts à partir n'étaient pas passés inaperçus et des
habitants s'étaient approchés pour avoir des nouvelles.
Quiloma donna ses ordres et les deux
groupes partirent en petite foulée. Se tournant vers Sstanch, il dit
:
- Préviens ton chef que je veux le
rencontrer. Qu'il vienne à l'heure où le soleil se couche.
Puis Quiloma suivi de ses gardes partit
vers le bas du village.
Chan était inquiet. Sstanch lui avait
rapporté ce qu'il avait vu.
- Cela fait des saisons et des saisons
qu'on n'a vu personne monter de la plaine. La dernière fois, c'était
mon père qui les avait reçus. Nous sortions d'un long hiver où les
hordes de Sioultac nous avaient laminés. La troupe qui était arrivée,
n'avait pas bien fière allure. Il faut dire qu'il pleuvait depuis
des jours et des jours. Leur chef quand il a vu notre ville, n'est
pas resté plus de trois jours. Nous avons eu du mal à leur donner
de quoi refaire leurs réserves de route. Pour être précis, ils ne
nous ont pas vraiment demandé, ils ont exigé et pris ce qui leur
fallait. Nous avons été heureux de les voir partir. Il y a eu
beaucoup de morts cette saison-là faute de nourriture.
Sstanch debout, écoutait le maître de
ville qui buvait son malch dans la maison commune. Il était monté
de la plaine, il y a bien des saisons, suivant en cela Hut le
fondateur. Il avait été soldat et même sous-officier dans la
plaine. Il avait eu son content de batailles et de morts. Lors d'un
hiver alors qu'il rentrait dans ses foyers, il avait trouvé le
village ravagé par la guerre. Beaucoup des siens étaient morts. Il
avait compris que la paix ne serait pas pour eux avant longtemps. Il
avait alors convaincu toute la maisonnée de partir aux premiers
réchauffements avant que ne recommencent les campagnes guerrières.
C'est ainsi qu'ils étaient arrivés à la ville. On ne pouvait aller
plus loin. Le froid était encore trop intense. Les habitants avaient
besoin de main d'œuvre. Ils étaient restés, avaient fait souche,
adoptant les coutumes locales. Sstanch avait été remarqué pour sa
capacité à manier les armes et à se battre. On l'avait recruté
pour diriger les quatre hères qui servaient de milice. Ils avaient
rechigné à se mettre sous les ordres d'un étranger, mais comme
aucun d'eux ne savait le dixième de ce que savait Sstanch, ils
s'étaient soumis.
Ce que Sstanch avait vu, lui rappelait
trop les tours du guet en haut des donjons et les colonnes de
poussières annonciatrices de malheur. Il en avait fait part à Chan.
Celui-ci continuait son monologue.
- Il faut prévenir les maisons. II va
falloir cacher les provisions et les bêtes. Heureusement Cotban nous
est favorable cette année. Les pâturages éloignés sont dégagés.
Ils suffiront pour nourrir les bêtes le temps qu'ils resteront. Qu'a
dit le prince?
- Rien comme à son habitude. Il a
envoyé une dizaine d'hommes. Il faut trois jours pour descendre,
quatre pour remonter, plus le temps de voir sur place. Nous les
reverrons dans dix jours.
- Il faut aussi voir avec les sorciers.
Qu'est-ce que vont dire les esprits?
Quiloma arriva chez la Solvette. Il
ressentait toujours cette émotion au moment où il était devant la
porte. Il frappa. Ses gardes avait remarqué cette habitude chez leur
prince qui autrement entrait partout sans attendre. La Solvette vient
lui ouvrir. L'enfant dormait sur son ventre dans un repli de sa robe,
à moins que ce ne soit dans un châle habilement noué.
- Bonsoir, Solvette.
- Tremba, Quiloma.
Quiloma appréciait quand elle lui
parlait dans sa langue. Un sourire éclaira son visage.
- J'ai besoin de tes connaissances.
- Entre, je vais nous faire une
infusion pour nous aider à voir clair.
Quiloma avait découvert que la
Solvette connaissait des plantes qui l'aidaient à réfléchir et à
prendre de bonnes décisions.
Bislac, les voyant se diriger vers la
pièce du fond, prit sa béquille et se dirigea vers la porte, le
jako sur ses talons. Il pensa qu'il allait faire un tour du côté de
chez Kalgar. La forge et le métal fondu commençaient à lui
manquer.
Assis de chaque côté de la table, il
tenait leur bol fumant dans les mains.
- Eéri a vu. Votre homme de guerre a
compris. Une armée vient vers nous.
- J'ai entendu la nature porter la
nouvelle de cette perturbation. Ils ne respectent pas le pays qu'ils
traversent.
- Sais-tu combien ils sont?
- Non, tu sais que mon savoir n'est pas
de cet ordre. Ils se sentent forts. Ils veulent soumettre tout à
leur volonté. La nature n'aime pas cela.
- Il va falloir faire la guerre et mon
corps ne me donne plus satisfaction.
- Fais-tu les exercices que je t'ai
conseillés.
- Oui, deux fois par jour. Je suis plus
souple mais je ne suis plus capable de mener mes hommes comme avant.
- Je sens ta tristesse.
- Pire, suis-je encore digne d'être
prince?
En apprenant la nouvelle Natckin avait
convoqué Tonlen pour un rite divinatoire. A part Tasmi, et les
maîtres sorciers, tous les autres avaient été mis à l'écart.
Natckin ne voulait pas que des bruits affolants circulent. Il tenait
le centre du dispositif. Comme toujours Tasmi était un pas derrière
son épaule droite. Le rituel commença. Natckin ne pouvait ignorer
la peur des uns et des autres. Encore des étrangers, peut-être
moins étranges que les extérieurs. Lui-même ressentait la tension.
Le spimjac brûla. Son odeur apaisante lui fit retrouver un peu de
sérénité. Les piliers, comme on appelait les sorciers qui
entouraient l'officiant, commencèrent la mélopée de la divination.
Natckin et Tasmi utilisèrent leur souffle. Tonlen ne quittait pas la
scène des yeux.
Natckin sentit sa perception se
modifier. Le monde réel devint plus brumeux. Il eut le sentiment de
flotter au-dessus de lui-même. Il se retourna. Tasmi flottait,
brillante silhouette derrière lui. Il le vit s'éloigner guidé par
un esprit encore plus brillant qu'il ne reconnut pas. Il pensa le
prendre par l'épaule. Cela se fit. Il lui sembla voler au-dessus
d'un monde qu'il entrevoyait. Les ombres des montagnes devenaient
moins hautes. Ils se stabilisèrent au-dessus d'un groupe de points,
rouge et jaune, qui oscillaient. Il pensa aux guerriers blancs dont
Chan lui avait annoncé le départ vers Tichcou. Mais déjà leur
voyage reprenait. De nouveau des ombres floues défilèrent sous les
trois silhouettes lumineuses. Natckin ressentait un certain vertige à
aller aussi vite. Bientôt ils furent à la verticale d'un ensemble
de petites flammes multicolores. Il fut évident pour Natckin qu'il
était à Tichcou. A travers Tasmi, il sut que la peur habitait ce
lieu. De nouveau, il fut entraîné par ses compagnons. A travers la
brume de son regard, il vit la forêt et une troupe en marche, dont
les flammes vitales rouges et marron palpitaient au rythme des bêtes
qui les portaient. La peur aussi les habitait. Il pouvait en sentir
les palpitations. L'esprit guideur s'arrêta. Sa pensée s'imposa à
Tasmi et Natckin.
- Si comme eux vous palpitez de peur,
alors vous disparaîtrez !
La rupture du lien fut douloureuse.
Natckin reprit conscience. Il était soutenu par deux personnes,
Tasmi aussi. Il regarda vers Tonlen. Le voyant réveillé, celui-ci
s'approcha :
- La peur vous a accompagnés, mais les
esprits ont révélé qu'elle ne doit pas être notre compagne.
- Qu'ont-ils révélé de plus?
- Malheureusement rien.
86
Les habitants avaient emmené les
troupeaux vers les pâturages extérieurs. Sous la direction du
prince extérieur, ils s'étaient mis à renforcer la palissade par
endroit. Ils ne comprenaient pas pourquoi à tel endroit ou à tel
autre mais Sstanch approuvait, donc Chan approuvait. Les sorciers
avaient dit de ne pas avoir peur et de suivre les instructions. Les
habitants râlaient, un peu mais s’exécutaient. Les premiers
jours, tout se passa calmement. Puis il y eut la première attaque.
Un gardien de tiburs revint affolé. Il était à une journée de
marche de la ville. Il raconta comment le dragon avait emporté un
des tiburs et dispersé les autres. Il y eut des discussions sans fin
entre les chefs de maisons. Fallait-il prendre le risque de les
laisser dans les pâturages ou le risque de les ramener dans la ville
? Chacun y alla de ses arguments et de ses raisonnements. Ce fut le
prince des extérieurs qui trancha. Il fit venir le gardien. Avec
Muoucht, il l'interrogea. Il ne fut pas satisfait. Il avait bien
senti la peur de l'homme. Plus il l'interrogeait et plus l'homme
paniquait. Ses réponses devenaient confuses et sans valeur de
témoignage. Sstanch qui était présent, lui conseilla de demander à
la Solvette pour que l'homme soit moins effrayé.
- L'as-tu interrogé?
- Même pas, il avait trop besoin de
raconter sa rencontre.
La Solvette avait servi une tasse
d'infusion à Quiloma.
- Tu as mauvaise mine. Tu te fatigues
trop, dit-elle.
- Si une armée arrive, il faut que
nous soyons prêts. Mais parle-moi du dragon.
- Le gardien de tiburs était sur la
pâture de la combe verte. Il faut une journée de marche vers le
soleil couchant pour l'atteindre. Non loin de là, il y a la cascade
de la rivière Sianpô qui débouche d'une gorge inaccessible. Il a
cru que la montagne bougeait. En fait c'était le dragon. Celui-ci
volait assez haut. Pourtant le dragon a piqué vers lui dès qu'il
l'a vu. Le gardien s'est précipité à terre, croyant sa dernière
heure arrivée. Le dragon l'a survolé mais s'est attaqué à un
tibur, un jeune et l'a emporté dans les airs.
- Il a vu vers où il est reparti?
- Il pense qu'il volait vers les gorges
de la Sianpô. Il avait trop peur pour bien regarder, mais c'est par
là qu'allait le dragon.
- Il a peut-être son refuge par là.
Il faut que j'y envoie des hommes, dès que sera réglé ce qui nous
vient.
- Ce dragon est-il aussi important que
cela?
- Plus que cela. Il n'y a plus de
dragon depuis des saisons. Un dragon... Un dragon c'est la présence
du dieu Dragon sur terre. Si le dieu Dragon revient...
Les yeux de Quiloma brillaient de toute
la force de leur espérance. Il n'avait pas les mots pour décrire ce
qu'il attendait d'un tel avènement. La Solvette n'avait pas besoin
des mots pour comprendre ce qu'il ressentait. Elle vibrait en
résonance du frisson qui le parcourait.
- Veux-tu que je demande aux charcs
d'aller voir ce qui se passe dans cette vallée?
- Tu pourrais?
Le konsyli déploya ses hommes autour
du village de Tichcou. La bourgade était plus grande que celle d'où
il venait. Il avait repéré l'autre groupe sur l'autre versant de la
vallée. Ils avaient découvert un village qu'ils jugèrent
indéfendable. Les remparts n'étaient pas assez hauts, ni en bon
état. Méfiants, les groupes restèrent à l'affût à l'extérieur.
Ce n'est pas avec dix hommes qu'ils pouvaient investir une ville et
ils ne connaissaient pas les forces propres de la milice qui ne
devait pas manquer d'exister.
Une première nuit était passée. Une
agitation certaine régnait dans ce gros village. On montait des arcs
de fleurs coupées et de branches de résineux. Les guetteurs étaient
inattentifs à tout ce qui n'était pas sur la route. Les guerriers
blancs purent ainsi améliorer leur entraînement dans ce milieu qui
ne leur était pas habituel. Mlaqui était tout près de la route
quand il vit arriver le détachement de cavaliers. Ils étaient
richement vêtus. Mlaqui surplombait la route. Il était allongé sur
la mousse, sur le talus, la tête sous des fougères. Les bêtes
renâclèrent un peu en passant sous sa position. Les cavaliers
jetèrent des regards tout autour mais comme leurs montures ne
semblaient pas très inquiètes, ils restèrent en posture de repos.
Mlaqui compta les ennemis potentiels et examina leur équipement,
épée longue, lance longue, arcs longs mais des flèches mal
empennées, des sacoches posées sur la monture mais rien sur leur
dos. Il attendit que la colonne ait disparu après le tournant du
chemin pour bouger. Toujours aussi discrètement que possible, il
regagna le reste de son groupe.
- Alors Mlaqui ?
- Deux fois dix mains de cavaliers. Ils
sont négligents. Les harnachements ne sont pas tous complets. Ils
sont avachis sur leurs montures, trop confiants. Ils doivent avoir
l'habitude de la plaine où leurs bêtes sont des avantages, en
forêt, ce sera une autre histoire.
Ivoho prit la parole :
- Je les ai vus entrer dans le village.
Ils étaient sur le qui-vive. Je n'aimerais pas les combattre.
- On observe encore un jour et on
rentre faire un rapport.
Sur ces mots du Konsyli, chacun regagna
son poste d'observation.
La catastrophe eut lieu le lendemain.
Zothom s'était trop approché du
village. Il observait le camp des cavaliers quand il entendit le cri.
Un des guetteurs du village tendait le doigt dans sa direction en
hurlant. Immédiatement un autre guetteur banda son arc et tira.
Zothom dégagea à toute vitesse. La flèche se planta à l'endroit
qu'il venait de quitter. Deux cavaliers émergèrent sous l'arc de
fleurs et de branches en hurlant. Zothom n'avait pas besoin de
connaître la langue pour savoir qu'ils hurlaient sus à l'ennemi. Il
courait en sachant qu'il ne pourrait pas distancer les rapides
animaux. Des yeux, il cherchait la zone la plus dense du bois.
Malheureusement, il savait que derrière ce bois, il y avait des
champs et là il n'avait aucune chance. Bientôt, il entendit se
rapprocher le piétinement des sabots derrière lui. Une flèche
passa en sifflant à quelques coudées de sa tête. Une autre flèche
siffla. Un galop stoppa. Zothom se retourna et fit face. Un des
cavaliers tenait son cou. Un empennage en sortait, deux écorces
noires, une blanche. Zothom comprit, un guerrier de l'autre groupe
était dans le bois. L'autre cavalier baissa sa lance et chargea.
Zothom bougea comme face à un gowaï chargeant. Il ne fut pas tout à
fait assez rapide, la lance longue lui transperça le flanc, mais son
épée coupa les jarrets de la monture. Le cavalier fit un roulé
boulé et se releva en dégainant son épée. Une flèche noire et
blanche vint se planter dans sa cuisse. Il hésita mais en cassa le
bois et attaqua quand même. Zothom était tombé à terre,coincé
par la lance fichée dans le sol. Voyant l'autre hésiter, il coupa
la hampe. Il eut juste le temps de se mettre debout avant la première
attaque. Il para sans difficulté. Les deux adversaires se firent
face. Zothom dit :
- Bon cavalier mais mauvais guerrier !
L'autre lui répondit quelque chose
qu'il ne comprit pas. Levant son épée longue, il attaqua. La flèche
le cueillit en pleine course. Entrant par un œil, elle le bloqua
dans son élan. Il fit un dernier pas et s'effondra à genoux.
- Viens, on n'a de temps à perdre !
D'autres vont arriver!
Zothom se retourna pour voir Ivoho
descendre d'un arbre. Passant son bras sous celui de Zothom, ils
reprirent la direction des champs. En arrivant près d'un fossé dans
lequel courait un ruisseau, ils entendirent des cris et des
piétinements assez loin derrière eux.
- Ils ont trouvé les corps, murmura
Ivoho.
- Ils vont se mettre en chasse.
- Oui, mais la nuit va bientôt
arriver. Ce ruisseau va leur faire perdre nos traces.
Ils repartirent en silence. Non loin de
là, ils pouvaient voir des paysans debout s'interrogeant sur les
bruits qui agitaient le bois.
87
Les deux groupes avaient fait leur
jonction. Zothom était pâle mais tenait debout. Les deux konsylis
tinrent conseil. Avec un blessé, ils ne pourraient aller aussi vite
qu'ils le désiraient. Ils décidèrent d'envoyer Mlaqui en avance
pour prévenir le prince. Deux hommes partiraient avec Zothom par la
voie des crêtes, où les montures ne pouvaient pas aller. Les sept
autres allaient retarder la traque autant que possible. Tout
dépendait du nombre d'ennemis derrière eux. Profitant de la nuit
assez claire, ils se mirent en marche. Zothom fut bientôt hors de
vue.Endurant et rapide, si tout allait bien, il serait près du
prince dans trois jours. Ils avaient le temps de préparer les
pièges. Prudents, ils avaient reconnu les chemins en descendant.
L'officier ne décolérait pas. Deux
morts, il avait eu deux morts et pas un ennemi de tué. Des traces de
sang laissaient penser qu'il y avait eu un blessé. Le pisteur avait
parlé de deux traces. Ses cavaliers mis à mal par des piétons.
Cela le mettait en rage. Il ne pouvait laisser cela comme ça. Ses
ordres étaient clairs. Il était là pour faire régner l'ordre du
roi Yas. Après des années de guerres, il avait pacifié la plaine
sous son autorité. Maintenant, il avait décidé d'envoyer ses
troupes explorer et sécuriser les marges du royaume. Tzenk avait été
détaché avec deux cents hommes pour reconnaître cette vallée.
Pauvre et peuplée de paysans, plus préoccupés de survivre que de
se battre, ils avaient remonté la vallée sans rencontrer la moindre
résistance. Il avait entendu parler de Tichcou à plusieurs jours de
marche comme étant la capitale de la région. Il y a deux jours, ils
avaient rencontré des émissaires de ce gros bourg. Avec force
courbettes, ils avaient invité les guerriers du grand roi à venir
dans leur humble village pour s'y reposer. Tzenk avait souri devant
tant d'obséquiosité. Accompagné de cent cavaliers, il avait fait
route vers cette bourgade. Il devait juger si elle se prêtait mieux
que le plateau qu'il avait repéré pour mettre un fort. Pendant son
absence, les hommes restant devaient commencer les travaux pour un
fort. Il avait renvoyé le chef du village qui n'arrêtait pas de
s'excuser et de se disculper. Il avait failli le gifler. Il était
évident que l'attaque ne venait pas de ces mous. Ce n'est pas avec
leur ridicule milice de quinze hommes mal armés qu'ils auraient fait
cela. Non, il avait en face de lui des guerriers, des vrais,
entraînés, rapides et bien armés. Leurs flèches étaient
curieuses. Des empennages en écorce, alors que partout dans la
plaine et ici à Tichcou, ils utilisaient des plumes. Les légendes
parlaient d'hommes étranges venus du froid. Guerriers redoutables,
aux armes inhabituelles, ils avaient été surnommés les barbares
blancs. Il regardait pensivement les plumes en écorce noire et
blanche, un code de reconnaissance probablement. Leur forme vrillée
était curieuse. Il n'avait jamais vu cela. La pointe était
triangulaire, faite dans une matière noire et brillante. Les bords
tranchaient mieux que les meilleures pointes des armuriers du
royaume.
- Ils ne doivent pas être grands.
Tzenk se retourna pour regarder celui
qui avait parlé.
- Non, sergent, l'allonge est courte,
trop courte pour les gens d'ici et leurs grands arcs.
- Que fait-on? On part les traquer ?
- Oui, sergent. Les ordres du roi sont
formels. Il faut sécuriser la zone. Faites-moi venir quelqu'un qui
connaît bien la région. On va avoir ces barbares et leur faire
payer cher. Dites aussi aux hommes que nous partirons demain à
l'aube, cinq jours de vivre. On laisse vingt hommes ici.
Le sergent fit demi-tour après avoir
salué.
- Ah ! Sergent, envoyez aussi un
émissaire prévenir le reste de la troupe.
Une odeur chatouillait les narines du
dragon. Qu'elle était agréable cette odeur! Plus, c'était un appel
impérieux. Il se mit en vol. Sortant de la vallée, il trouva les
courants du vent. Il repéra la direction d'où venait cet effluve
merveilleux. Se laissant planer pour retarder le moment de la
rencontre, il contempla le paysage en dessous de lui. Il repéra
l'être debout Kyll. Celui-ci était assis sur un rocher semblant
dormir. Malgré l'envie pressante qui sollicitait son odorat, il
descendit.
Quand il se posa, Kyll lui jeta un
regard curieux.
- Ton esprit est là mais ton corps est
ailleurs, être debout Kyll.
- Je te vois aussi nettement. Je te
croyais dans le monde réel.
- J'y suis aussi.
- Ainsi un dragon est entre les deux
mondes.
- Non, être debout Kyll, je suis pas
entre les deux mondes, je suis dans les deux mondes. Où est ton
corps?
- Dans la caverne où j'habite, gardé
par mes amis.
- C'est une bonne chose, être debout
Kyll, comme cela tu ne risques rien avec les loups.
- As-tu toujours ta question?
- Oui, être debout Kyll. Dans la ville
d'où tu viens, y a-t-il eu des faits inhabituels?
- Un dragon est arrivé.
Kyll sursauta en entendant rire le
dragon.
- Tu dis de drôles de vérités, être
debout Kyll. Maintenant je sais, dit le dragon en prenant son envol.
- Que sais-tu ? hurla Kyll.
- Qu'il est chez vous, lui répondit le
dragon sans se retourner.
Mazoména et Ivoho venaient de finir le
piège. Ils étaient assez contents d'eux. Ils repartirent en petite
foulée. Le reste du groupe était plus loin en train de préparer
d'autres pièges. Ils avaient mis les tomcats. Ils n'avaient aucun
désir d'être pris pour des ennemis.
Tzenk et son détachement étaient
partis en chasse à l'ennemi. Les attaquants avaient dû venir de la
ville à trois jours de marche plus loin. Le maître de ville de
Tichcou lui avait décrit cette bourgade comme une ville pauvre à la
limite des terres désolées et froides. Elle avait un nom
imprononçable.
Les habitants y vivaient dans une
quasie autarcie d'élevage, d'un peu d'agriculture et de mapche ou de
quelque chose qui se prononçait comme cela. Il n'y avait pas
d'échanges avec eux ou très peu. En échange de quelques têtes de
bétails, ou de peaux de trappeurs, ils récupéraient ce qu'ils ne
pouvaient pas faire. Depuis des générations, à Tichcou, on
considérait que cette ville était un cul-de-sac pour ceux qui
fuyaient la vie.
Le chemin était assez bien tracé,
mais difficile pour les bêtes. Parfois étroit, il obligeait les
cavaliers à avancer un par un. Un premier groupe faisait office
d'éclaireurs. Tzenk et un sergent réglaient les détails de la
marche en tête du détachement principal quand il vit arriver un
cavalier
- Commandant ! Commandant ! Venez voir.
Tzenk éperonna sa monture. L'homme
avait fait volte-face et galopait dans l'autre sens. Après un
millier de pas environ, Tzenk vit ses hommes, l'arc bandé ou l'épée
à la main, en position de défense. Il démonta et l'arme à la
main, courut les rejoindre.
- Que se passe-t-il sergent ?
Celui-ci pour toute réponse lui montra
l'avant de la colonne. Il vit deux corps littéralement empalés,
suspendus au-dessus du chemin.
- Qu'est-ce...
- Nous avancions, mon commandant, avec
les précautions d'usage. Après un passage étroit, comme vous avez
vu, nous reprenions le petit trot dans cet espace plus large quand
c'est arrivé. Les pièges sont terriblement efficaces. Viant pistait
et ce n'est pas, enfin ce n'était pas un débutant. Il n'a rien
signalé avant de prendre l'épieu en travers du corps. Le sergent se
releva doucement.
- Les éclaireurs reviennent. Ils font
signe qu'il n'y a plus de danger.
Tzenk se releva en jurant. Il rengaina
son arme et alla voir le lieu du drame. Il observa en connaisseur le
piège.
- Ces salauds s'y connaissent,
jura-t-il entre ses dents.
Deux hommes de moins, quatre depuis
leur arrivée à Tichcou, alors qu'il n'y avait eu qu'un blessé par
chute avant ça. La chasse allait être beaucoup plus dangereuse
qu'il ne le pensait. Dans cet environnement, les montures n'étaient
pas vraiment un atout.
Il ordonna d'enterrer les hommes et de
continuer à pied. Il répartit les hommes en différents groupes
pour une avancée en ordre dispersé pour éviter d'autres pièges.
- Ils ne doivent pas être très
nombreux. Ils nous affaiblissent en évitant la confrontation.
Sergent, dès que vous avez réparti vos hommes, reprenez la
progression. Il nous les faut !
Le reste de la journée ne vit pas
d'autre victime mais plusieurs alertes. Une seule fut vraie. Sur le
chemin, personne n'avait rien remarqué. Ce furent les éclaireurs
qui marchaient dans les buissons du bord de la route qui mirent en
évidence les lianes du mécanisme. Le sergent laissa un homme et
continua. Le regroupement se fit le soir. Une clairière accueillit
hommes et bêtes. Tzenk doubla les sentinelles et imposa des postes
de garde. Les soldats pour une fois ne manifestèrent pas leur
mécontentement et allèrent couper les branches d'épineux pour
faire des sortes de guérites pour les gardes. Quand il y eut un
sifflement caractéristique d'une flèche, tout le camp fut en
alerte.
A la lueur de la lune, tout le monde se
mit en position de défense. On essaya de voir d'où venait
l'attaque. Des flèches partirent en direction de bruits plus ou
moins furtifs dans le sous-bois environnant. Tzenk comme les autres,
chercha l'ennemi. Le reste de la nuit fut long mais calme. Quand le
jour se leva, Tzenk fit le tour du camp. On lui signala deux blessés
par des flèches amies et on lui montra la flèche à empennage en
écorce plantée dans une de ses sacoches. De nouveau il jura. Les
légendes avaient raison. Ces barbares étaient des diables.
La colonne reprit sa progression, les
hommes toujours à l'affût malgré la fatigue, découvrirent assez
facilement deux pièges. Le troisième fut fatal au pied d'un
éclaireur. Occupé à chercher les pièges pour cavaliers, il ne vit
pas la fosse remplie de petits pieux acérés...
Tzenk sentit la tension monter encore
d'un cran dans son détachement. Il entendait certains décrire les
tortures qu'ils prévoyaient pour leur faire payer ça. Durant la
journée, ils détectèrent une dizaine de chausses-trappes. Le soir
tomba sans qu'il trouve un bon endroit pour s'arrêter. Avec la nuit,
la peur augmenta d'un cran. Pour le pisteur, les ennemis ne devaient
pas avoir beaucoup d'avance sur eux. Préparer des traquenards
demandait du temps. Cela voulait dire aussi, qu'ils ne fuyaient pas
mais se repliaient en bon ordre. Tzenk avait conscience de ce fait.
Les traces ne montraient pas une grosse troupe, une dizaine tout au
plus. Il était sûr de pouvoir en venir à bout. Une question
restait. Cela pouvait être une simple bande en razzia, mais cela
pouvait être aussi les éclaireurs d'une armée. Il en discutait
avec le lieutenant quand une des bêtes s'effondra dans un bruit
sourd. Une flèche vibrait encore entre ses deux yeux. Tous les feux
furent couverts, toutes les lumières éteintes. Dans le silence, on
entendit distinctement le sifflement de la flèche et le râle sourd
de l'homme quand il la reçut. Tzenk entendit plusieurs de ses hommes
tirer dans la direction d'où venait le trait. Rien ne se passa. Une
autre flèche vola. Il y eut un autre blessé.
- Ce n'est pas possible, mon commandant
! Il voit la nuit !
- Qu'on envoie une flèche enflammée !
Un des hommes fit ce que demandait le
commandant. Le trait de lumière partit et alla se planter dans un
tronc à cinquante pas de là. Alors qu'il volait, une autre flèche
vint en retour pour se planter dans le bras de l'archer.
- Là, dans l'arbre, une silhouette !
Aussitôt une dizaine de flèches
partirent dans cette direction. On entendit les chocs d'impact. Il y
eut des bruits de branches cassées, de feuillages remués. D'autres
flèches partirent mais l'obscurité avait englouti l'ombre entrevue.
D'autres flèches enflammées furent tirées, bientôt un cercle de
lumière vacillante entoura le bivouac.
- Heureusement que la forêt est
humide, continuez à tirer qu'il ne puisse pas recommencer.
Quand une flèche s'éteignait, une
autre était tirée. Tzenk fit un tour de quart pour les hommes.
Lui-même alla se reposer pendant que le lieutenant prenait la
première veille. Il entendit les cordes vibrer au départ des
flèches. C'est le cri qui le réveilla. Se levant d'un bond, il
regarda autour de lui. Le cercle de lumière était complet et
pourtant un de ses hommes venait de s'écrouler. Tzenk jura. Non
seulement, ils semblaient ne pas être gênés par le noir, mais en
plus leurs arcs dépassaient ceux de son armée. Tout le monde s'était
mis à couvert. Derrière le cercle de lumière, les feuillages
bougèrent, puis le silence se fit. Tous les cavaliers étaient aux
aguets. Le reste de la nuit fut long, très long.
Ivoho rejoignit le groupe sur le petit
matin.
- Ils n'auront pas beaucoup dormi cette
nuit.
- Toi non plus, dit son konsyli. Pars
en avant, va jusqu'à la barrière rocheuse, là repose-toi. Nous
allons les occuper pendant ce temps.
Ivoho partit au petit trot.
- Ils vont être fatigués, dit un
konsyli.
- Oui, mais nous arrivons sur le
premier plateau et là nous sommes désavantagés.
Le groupe avait repris sa progression.
La vallée s'élargissait en un espace presque plat. On avait là les
plus lointains pâturages du village. L'herbe y était belle. Des
vastes terrasses aménageaient l'espace. Les cavaliers retrouveraient
l'avantage des montures rapides. Pour les piétons qu'ils étaient,
la zone était dangereuse. Ils traversèrent une série de
plateformes. Il n'y avait pas beaucoup de possibilité d'arrêter une
charge, de nombreux passages joignaient chaque niveau.
Courant toujours, ils traversèrent un
bois et atteignirent une zone plus raide aux terrasses plus étroites.
Les murs étaient beaucoup plus hauts et ne pouvaient être franchis
par les cavaliers que par des rampes qui alternaient d'un côté et
de l'autre. Pour les marcheurs qu'ils étaient, des échelles de
pierre leur permettaient de gagner du temps. Ils décidèrent de
piéger les rampes du haut...
- Cette forêt ne finira-t-elle jamais?
En posant cette question le sergent
résumait l'état d'esprit des soldats. Obligés de marcher à pied,
fatigués par les veilles nocturnes, l'humeur de la troupe n'était
pas bonne. Il fallait progresser lentement pour éviter les pièges.
La moitié de la matinée était passée sans que le moindre piège
ne soit trouvé. Les éclaireurs signalèrent le changement de
topographie. Tzenk arriva au bord de la forêt. Manifestement, ils
arrivaient à proximité de la ville du haut. Ces terrasses n'étaient
pas naturelles. En pente douce avec des petits murets de soutènement,
elles devaient servir de pâtures ou de champs. Il n'y avait pas de
trace d'utilisation récente, mais à cette altitude, la neige
persistait encore en de nombreux endroits. Les paysans du coin
n'avaient pas dû encore venir ici. L'espace dégagé, l'absence de
possibilité de piège fit remonter le moral. Tzenk envoya des
éclaireurs vers le bois visible au loin. Lui-même attendit le gros
de la troupe.
Les cavaliers se remettaient en selle
quand un messager arriva.
- Ils sont là ! Ils sont là !
criait-il.
Tzenk sentit l'adrénaline monter dans
ses veines. Les éclaireurs avaient vu un petit groupe, cinq
personnes, sur l'autre groupe de terrasses. Ils semblaient en train
de creuser une fosse dans une des pentes de jonction.
- Allons-y mais en silence !
Le groupe avança rapidement. Les bêtes
et les hommes piaffaient. Ils arrivèrent au bois. Tzenk fit
installer sa troupe en ordre d'attaque. Il vit avec plaisir que
malgré la fatigue, ils n'avaient perdu ni leurs habitudes, ni leur
combativité. A travers les branchages, il voyait les cinq hommes
creusant le sol. Il vit dans leur dos les arcs courts, il vit le
faisceau des lances un peu en retrait.
Un éclaireur s'approcha de lui et
murmura:
- Je n'ai vu aucun autre ennemi...mais
on ne voit pas après la quatrième terrasse.
- Faites passer : que trente hommes
nous nettoient cette racaille.
Les trente premiers cavaliers se
préparèrent.
En entendant le bruit sourd des sabots
battant le sol, les cinq guerriers ennemis se redressèrent. Tzenk
admira l'entraînement. Il n'y eut aucune hésitation. D'un même
mouvement, ils prirent chacun leurs deux lances courtes et se
précipitèrent vers le mur de la terrasse suivante et...
l'escaladèrent.
C'est à ce moment qu'il repéra les
escaliers faits de pierres en saillie.
- Les archers, tirez !
Le groupe de vingt archers qui avait
pris position à l'orée du bois, tira une volée de flèches. Aucune
n'atteignit son but. Une deuxième volée suivit la première pendant
que les cavaliers se rapprochaient au galop. Le dernier à prendre
pied sur la terrasse supérieure trébucha sous l'impact et s'étala
une flèche dans la cuisse. Les quatre autres se mirent en position
et tirèrent sur le détachement qui passait en dessous de leur
position. Tzenk jura quand il vit trois hommes blessés et une bête
qui s'effondra entraînant son cavalier. Les guerriers ennemis
n'avaient pas attendu. Repartant vers la terrasse suivante, ils
escaladèrent les marches de pierre, aidant leur blessé qui continua
vers l'amont. La charge ne s'arrêta pas au bout de la terrasse, mais
prenant la pente, les bêtes lancées au galop continuèrent leur
progression dans l'autre sens sur la terrasse supérieure. Pendant ce
temps, les archers envoyaient volée de flèches sur volée de
flèches, mais la distance les rendait très imprécises. De nouveau,
il y eut quatre cavaliers mis hors de combat, un blessé et trois
chutes. Le scénario se reproduisit. Tzenk voyait le blessé monter
de terrasse en terrasse pendant que les quatre autres tiraient sur
les cavaliers. Au troisième passage, un des cavaliers, avait
délaissé sa lance et pris son arc. Il blessa un ennemi. Tzenk cria
sa joie. On voyait l'homme, une flèche dans le flanc, tenter de
rejoindre l'escalier suivant. La charge le cueillit alors qu'il avait
gravi deux marches. Tzenk entendit son cri d'agonie, et il vit
disparaître les autres. Au-dessus qu'y avait-il?
- A tous les hommes, chargez !
Tous les hommes éperonnèrent leurs
montures. Tzenk compta sept terrasses. Le premier groupe était sur
la quatrième quand lui était sur la première. Trop près des murs,
il ne voyait pas ce qu'il se passait au-dessus. Il poussait sa
monture au maximum de ses possibilités. Arrivé sur l'avant dernier
degré, il tira sur les rênes de toutes ses forces en voyant le
premier groupe d'attaque redescendant avec des blessés. Des hampes
de flèches sortaient des corps effondrés sur les encolures. Tzenk
compta une quinzaine de cavaliers. Il démonta quasiment au vol et
saisissant son arc, il escalada les marches de pierres saillantes
pour voir au-dessus. Les autres soldats firent de même sur les
différents escaliers répartis le long du mur des terrasses. Ils
découvrirent un long espace vide, au milieu duquel des montures
erraient sans cavaliers. Quelques corps étaient allongés par terre
hérissés de flèches. Il y avait trop de flèches pour quatre
hommes ou même pour dix.
C'est alors qu'il les vit.
Quiloma était heureux d'être arrivé
à temps. Dès que Mlaqui lui avait fait son rapport, il était parti
avec tous les hommes disponibles. C'est au pas de course avec une
double charge qu'ils avaient couvert le chemin qui descendait vers
Tichcou. Arrivés à la première barrière rocheuse, ils avaient
découvert les terrasses en contre-bas. Le chemin était abrupt et
les cavaliers ne pourraient pas le monter facilement. C'était un
endroit idéal pour installer une défense. Il commençait à faire
les préparatifs quand il vit arriver Ivoho. Avec ces nouvelles
informations, il changea de stratégie. Il laissa deux mains de
guerriers pour couvrir leur retraite éventuelle et avec le reste
descendit se positionner en bas de la barre rocheuse. Dans les
touffes de végétation basse, ils étaient quasiment invisibles. Il
vit arriver le blessé, il boitait bas avec une flèche dans la
cuisse. Puis ce furent trois de ses hommes, deux konsylis et Mazoména
courant à perdre haleine. La terrasse était large, très large,
trop large pour qu'ils distancent les montures qui venaient de faire
leur apparition à une des extrémités de la terrasse. Quiloma prit
son arc, immédiatement imité par les vingt guerriers. La charge fut
stoppée par une grêle de flèches aux pointes acérées avant
qu'elle ne puisse atteindre les trois fuyards. A la première volée,
ils s'étaient même arrêtés pour tirer à bout portant sur les
cavaliers surpris. Mazoména évita de peu une lance ennemie. D'un
même geste, il avait lâché son arc, tiré ses épées courtes et
coupé les jarrets de la bête. Dans le combat au corps à corps qui
l'opposa au cavalier tombé, il prit le dessus. Il l'achevait quand
Quiloma et une partie des guerriers sortirent pour pousser le cri de
guerre des guerriers du royaume du Dieu Dragon.
Quiloma vit les archers monter sur le
mur de la terrasse. En voyant Tzenk, il fut certain de voir leur
chef. L'uniforme chamarré se détachait du lot. A sa ceinture la
longue épée reflétait trop bien les rayons du soleil. La garde en
était manifestement ouvragée et décorée. Pour ses ennemis,
Quiloma ne présentait pas de signe visible. Son anneau au doigt et
les quelques traits de couleurs sur son uniforme couleur de forêt,
le rendait semblable aux autres. La situation était pour le moment
bloquée. Les arcs ne portaient pas assez loin, des piétons contre
des cavaliers n'avaient aucune chance, d'autant plus qu'ils n'étaient
que quatre mains de guerriers alors que Mlaqui avait parlé de deux
fois dix mains de cavaliers. Il fit un geste et tous regagnèrent
l'abri des arbustes.
Tzenk vit le mouvement. Ce petit homme
devait être le chef de la bande. Pour le moment la situation était
bloquée. Tzenk se doutait qu'il n'avait pas vu tous les hommes
cachés dans les buissons de l'autre côté de la terrasse. Il lui
fallait avancer mais vu la puissance de tir et la précision des
archers, il allait y avoir beaucoup de victimes. Il fit faire un
essai à ses archers. Des flèches furent tirées le plus loin
possible. Elles se plantèrent plus de vingt pas avant les buissons.
Tzenk vit un des guerriers d'en face sortir de son abri pour venir
chercher la flèche et la ramener à son chef. Bientôt, il vit un
archer s'avancer de vingt pas sur la terrasse herbeuse. Il visa
soigneusement, leva son arc et tira. La flèche vint se planter à
moins d'un pas devant lui.
- Nous défie-t-il, mon Commandant?
- Je ne sais pas, lieutenant. Mais
leurs arcs sont plus puissants que les nôtres. Nous ne pourrons pas
faire partir la charge de cette terrasse, il faudra commencer la
course dans la pente. Nous devrions pouvoir les charger avant la nuit
et nettoyer cette racaille. Je pense qu'ils se croient à l'abri dans
leurs buissons, mais nous allons leur montrer comment les tracks
chargent. Ils n'auront pas le temps de tirer plus de deux flèches
que nous serons sur eux. Faites préparer les hommes.
Quiloma vit l'officier disparaître
dans les escaliers vers la terrasse inférieure. Il fit le geste de
rassemblement. Les konsylis arrivèrent.
- S'ils tentent quelque chose, c'est
maintenant. Après la nuit sera trop proche. Leurs montures semblent
rapides. Il faudra tirer plus vite que d'habitude. Nous sommes quatre
mains, ils sont deux fois dix mains. Avec ceux que vous avez éliminés
nous allons nous battre à quatre contre un. Préparez-vous.
Se tournant vers le chemin, il fit
signe à Zothom.
- Préviens les deux mains restées
au-dessus. Si nous sommes vaincus, il leur faudra tenir le plus
longtemps possible et envoyer un message au Prince Majeur.
Il regarda Zothom, escalader le chemin
en boîtant. Ils n'avaient pas eu le temps de retirer la pointe de la
flèche de sa cuisse. Quiloma pensa à la Solvette. Il aurait bien
aimé continuer un bout de chemin avec elle. A quatre contre un, la
chance était faible. Reprenant sa place, il cria et tous les
guerriers reprirent en chœur:
- Pour la gloire du Dieu Dragon, qu'il
nous vienne en aide.
Tzenk entendit leur cri pendant qu'il
ajustait la selle de son tracks.
- Entendez comme ils tentent de cacher
leur peur. Sa majesté le roi Yas compte sur nous pour nettoyer cette
contrée. Faites-lui honneur!
Cent bouches crièrent leur envie de
tuer. Les tracks s'énervaient de l'ambiance. Ils allaient pouvoir
galoper et c'est tout ce qui comptait pour eux. Quand ces lourdes
bêtes se mettaient en action, la terre tremblait sous leurs sabots.
Tzenk savait qu'ils seraient à leur pleine vitesse avant d'avoir
parcouru la moitié de la terrasse. Il ajusta son armure, ses
jambières puis monta en selle. Dégainant son épée, il fit un
signe à sa troupe. Tous les hommes furent en selle en un instant.
Ils se rangèrent cinq par cinq pour se lancer dans la pente. Ils
savaient qu'ils se déploieraient pendant la charge. Quand Tzenk
abaissa son épée en hurlant l'ordre de charger, un grondement sourd
prit naissance.
Quiloma sut avant de les voir qu'une
charge arrivait. Il avait senti les vibrations du sol. Ce fut comme
un flot qui jaillit de la pente. Une première volée de flèches fut
tirée, pour aller loin. Elle ne fit pas beaucoup de dégâts. Les
archers n'attendirent pas de savoir ce qu'elle avait fait pour
envoyer la deuxième. La troisième serait en tir tendu pour stopper
le plus de bêtes. Avec un peu de chance il y aurait une quatrième
salve, et puis ce serait le combat rapproché.
Attrapant sa troisième flèche,
Quiloma l'encocha et arma. Son bras retomba.
L'odeur, la merveilleuse odeur se
rapprochait. Volant assez haut pour en suivre les effluves, le
dragon, de son œil perçant en vit l'origine. Un troupeau de clachs
comme disait l'être debout Kyll. Il plongea. Son arrivée sur la
pâture provoqua la panique dans le troupeau. Non, ce n'était pas
des clachs, ou alors des clachs des plaines. Il fut étonné de les
voir montés par des êtres debout. Lancées au galop, les lourdes
bêtes ne pensèrent qu'à une chose en voyant et en sentant le
dragon : fuir, fuir le plus vite et le plus loin possible. Le dragon
vit les hommes tenter de maintenir leur monture sans y parvenir. Déjà
la moitié des cavaliers était à terre, et les autres avaient fui.
Seul restait en selle celui qui tenait ce qui l'avait attiré. Le
dragon vit l'or de l'épée ainsi que la pierre qui l'ornait. Il ne
les vit pas vraiment, car l'être debout tenait la chose à deux
mains. Il en vit l'aura de son désir. D'un coup de patte, il
désarçonna le cavalier. Ce dernier fit un roulé-boulé et se mit
hors de portée. Le dragon, tout occupé par sa recherche, ne prêta
pas attention aux hommes qui arrivaient la lance à la main pour
défendre leur officier. Quand la première lance s'enfonça dans son
aile le dragon poussa un cri. Il tourna la tête et vit ces êtres
debout, tout de rouge auréolés, voulant sa mort. Il hurla sa colère
vis-à-vis d'eux. Ils insistèrent d'autres lances se plantèrent.
Bougeant frénétiquement les ailes, il déstabilisa la majorité de
ses agresseurs. L'homme à l'épée s'était remis debout. L'odeur,
l'odeur était là, à portée de lui. Le dragon sentit la rage
monter en lui. Il en fit son souffle brûlant. Ce fut sa première
flamme. Lui-même en fut surpris. Cette nuée ardente ne laissa
aucune chance aux hommes qui l'attaquaient. Il n'y eut plus sur la
terrasse que des morts, un dragon et un officier debout. Ce dernier
avait récupéré un des lourds boucliers de bois sur un tracks mort.
Il faisait face. Il savait qu'il n'avait aucune chance mais il
faisait face. Tous ses hommes étaient morts ou en fuite, en face de
lui un monstre de légende plein de rage. Il allait mourir mais pas
sans combattre. Il se précipita en avant en se disant qu'il risquait
moins le feu en étant contre la bête. Son épée s'abattit sur un
des doigts du dragon. Sous le choc, le dragon rentra une griffe, mais
explosa une partie du bouclier. L'autre partie disparut dans sa
gueule quand l'homme s'en servit pour se protéger. Un coup de griffe
le déchira dans le dos descendant jusqu'à sa cuisse. Tombant à
genoux, il leva une dernière fois son épée mais le dragon de son
autre patte le cloua au sol. Détachant l'épée de la main, il jouit
de la possession de ce nouveau trésor. Cette chose avait moins de
puissance que son anneau précieux, mais son odeur en était plus
qu'agréable. Il pensa que ces êtres debout qui avaient de l'or et
des pierres étaient peut-être une source pour compléter son
trésor. La douleur commença à se réveiller. Lui revint en mémoire
la douleur quand il avait conquis l'anneau. Trouver des trésors
devait-il être toujours douloureux? C'est à se moment qu'il les
remarqua. D'autres êtres debout sortaient des buissons, armés eux
aussi.
Le dragon gronda. Un être debout
s'avança. Il mit un genou en terre et levant les bras montra un
bâton rouge. Le dragon sentit un bâton de pouvoir. Manifestement,
il n'était pas entier et manquait de puissance, mais celui qui
l'avait fait savait ce qu'il faisait.
- Qui es-tu, être debout?
- Quiloma, prince neuvième du Grand
Royaume, détenteur d'un des fragments du Maître Bâton.
- Viens-tu du pays de l'être debout
Mandihi?
- Le marabout Mandihi est un grand
maître dans le Grand Royaume.
- Tu ne sens pas l'or, être debout
Quiloma. Pourtant j'en sens encore.
- Les hommes qui t'ont attaqué, maître
Dragon, en possèdent. Ils s'en servent comme monnaie.
- Ne recherches-tu pas l'or, être
debout Quiloma?
- Non, maître Dragon, mon peuple est
pauvre d'or mais riche du service auprès de ceux qui sont comme toi.
Désires-tu que nous soignons tes blessures?
- Sais-tu soigner les dragons?
- Notre peuple a cette connaissance et
il me l'a enseignée.
- Alors, être debout Quiloma,
j'accepte.
Quiloma s'approcha du dragon, il admira
sa couleur. Du rouge se glissait dans sa robe juvénile. Les flammes
qu'il avait produites, devaient être récentes. Le dragon n'était
pas mature mais il avait maintenant ses capacités d'adulte. Quiloma
fit signe à ses hommes de ramasser l'or qui pouvait rester sur les
combattants morts, ainsi que ce qui pouvait être utile. Pendant
qu'ils s'éloignaient avec quelques guerriers, il débarrassa les
ailes du dragon des pointes de lance qui y étaient fichées. L'œil
jaune les fixait. Sortant un baume de son sac à dos, Mlaqui
entreprit de masser les plaies. En entendant le sourd ronflement qui
sortait de la gorge du dragon, il s'arrêta. Quiloma lui fit un geste
impérieux. Mlaqui reprit son ouvrage en jetant des regards pas très
confiants vers le dragon qui fermait à moitié les yeux. A voix
basse, Quiloma lui dit :
- Il est content, il ronronne.
Cela ne dura pas, levant brusquement la
tête, il gronda :
- Je sens l'or et certains y touchent !
- Oui, maître Dragon, nous servons les
dragons depuis des générations. C'est pour cela qu'il n'y a pas
d'or chez nous, il vous est réservé. Comme le dit notre Règle,
nous allons collecter ce qui est trop petit pour le maître Dragon.
Vois celui qui tisse le panier qui te permettra de l'emporter jusqu'à
ton domaine.
- J'espère pour toi, être debout
Quiloma, sinon mon courroux sera grand.
- T'ai-je menti, maître Dragon?
- Pas encore, être debout Quiloma,
mais je reconnais que tes soins sont forts appréciables.
Le dragon se laissa faire sans pour
autant quitter des yeux, ceux qui récupéraient armes, bagages et or
sur les dépouilles.
- Là-bas, des êtres debout nous
regardent, dit le dragon.
Quiloma regarda vers l'extrémité de
la terrasse. Des têtes semblaient surgir du mur pour redisparaître.
- Ils ne reviendront pas, maître
Dragon. Pas tant que tu es là.
Les premiers guerriers revinrent
déposer des pièces d'or sous le museau du dragon. Celui-ci ne les
quittait pas des yeux. Sa haute stature dominait toute la terrasse.
Pendant que Mlaqui et Quiloma prenaient soin de ses ailes, les autres
rassemblaient les corps des morts en un seul tas.
- Nous avons fini, maître Dragon.
Notre Règle dit que les dragons brûlent le corps des ennemis morts.
Veux-tu procéder ainsi?
- N'y a-t-il plus d'or à récupérer ?
- Tout est dans le panier. Veux-tu que
je mette l'épée avec?
- Fais ce que tu dis, être debout
Quiloma, je vais me restaurer, ces clachs des plaines semblent
appétissants.
Sous le regard effaré du lieutenant de
Tzenk qui regardait, le dragon engloutit l'une après l'autre
plusieurs carcasses de tracks. Il le vit revenir vers les corps de
ses compagnons que les barbares avaient mis en tas. Il ne put retenir
un cri quand il vit que le souffle brûlant du monstre consumait les
dépouilles. Ne pouvant en supporter davantage, il donna l'ordre de
repli aux survivants. C'est de leur récit que les vieilles légendes
purent se nourrir pour reprendre force. Le roi Yas fit même venir le
lieutenant à sa cour pour avoir le rapport d'un témoin oculaire.
Ayant d'autres priorités qu'une vallée perdue, il n'envoya qu'une
petite troupe avec pour mission d'ériger un mur pour couper la route
aux barbares. C'est à cette époque que surgit à nouveau la légende
qui promettait gloire, puissance et royaume à celui qui serait
vainqueur du dragon. Dans la tête de nombreux chevaliers de la cour
du roi Yas, naquit le désir d'aller occire ce monstre.
Le temps était passé. La végétation
avait beaucoup poussé. En bas de la plus basse des terrasses, un
fort avait jailli. Les habitants de Tichcou, réquisitionnés pour
l'occasion, avaient peiné en charriant de la terre sous la garde des
soldats du roi. Une motte haute comme plusieurs hommes s'élevait au
pied des terrasses.
A deux portées de flèches, à peine
visibles dans la végétation, des guerriers du Grand Royaume,
observaient la scène. Portant des panières, les paysans avaient
construit une rampe de terre pour que les tracks puissent manœuvrer
rapidement. Cachés derrière les épineux, Mlaqui et Ivoho avaient
pour mission de planter ces arbustes que la Solvette avait montrés
au Prince, des stifcacs à épines géantes. Ces plantes robustes et
peu exigeantes quant au sol qui les accueillait étaient aussi
efficaces que des remparts. Le chemin, au-dessus des terrasses était
devenu depuis la bataille du dragon un labyrinthe composé de tiges
aussi dures que le métal et aux pointes acérées qu'aucune charge
ne pourrait passer. Ils n'étaient jamais plus de deux mains de
guerriers, observant les troupes ennemies, composées d'une dizaine
de mains de cavaliers et de leurs montures. Le chemin de Tichcou
avait été agrandi, balisé, maintenant un tracks pouvait le
parcourir en moins d'une demi-journée.
Mlaqui tapa sur l'épaule d'Ivoho et
lui fit signe de regarder. Une charge de deux mains de cavaliers
venait de partir du fort. Utilisant les rampes construites, elle
atteignit la terrasse supérieure avec un maximum de vitesse. Arrivés
à proximité de la montée rocheuse recouverte de stifacs, les
cavaliers lancèrent leurs javelots et repartirent aussi vite que
possible. Une flèche vola. Un homme tomba. Mlaqui et Ivoho
entendirent pleuvoir les javelots autour d'eux sans qu'un seul ne
traverse la barrière épineuse. Ils se replièrent. Le prince ne
voulait pas avoir de perte. Le scénario qu'ils venaient de voir
était bien connu. Quand le guetteur en haut de sa tour pensait voir
quelque chose, une charge partait, lançait les javelots et repartait
à bride abattue. Toujours attentif à ces moments-là, un archer se
faisait un devoir de répondre. Si aucun guerrier du Grand Royaume
n'avait été blessé, on ne comptait plus les cavaliers touchés.
Mlaqui s'immobilisa, d'un geste, il intima à Ivoho d'écouter. Il y
eut un sifflement et, à quelques pas devant eux, un « tchac »
puissant, trop puissant pour un arc. Courant jusque là, ils
découvrirent une flèche géante. Interloqués ils
s'entreregardèrent. Un sifflement leur fit reprendre la marche.
C'est le tronc qui encaissa le deuxième choc. Il se fendit en deux
sous l'impact. A l'abri derrière un rocher, ils observèrent la
tour. Tout en haut, ils virent un arc géant sur un support. Ils
virent les hommes le bander à l'aide de leviers.
- Il faut prévenir le prince !
Quiloma après avoir écouté le
rapport, s'était déplacé jusqu'à la vallée. Du haut d'un
promontoire, il observait le fort. On voyait la forme arrondie de
l'arc géant. Le guetteur s'agita. Quiloma était trop loin pour
comprendre ce qu'il disait. Il n'en avait pas besoin. Il savait.
Mlaqui était parti dans les haies d'épineux pour provoquer une
réaction. Il vit les tireurs s'affairer autour de l'arme. La flèche
fila vers le haut. Il en apprécia la vitesse et nota la courbe de
vol. Il la vit se planter. Il vit aussi la deuxième flèche partir.
Les cinq soldats qui servaient l'arc géant, savaient parfaitement ce
qu'ils avaient à faire. Il la vit se planter dangereusement près de
Mlaqui. Il siffla l'ordre de repli. Le guetteur fit alors des grands
gestes pour montrer sa direction. Aussitôt, l'arme pivota pour se
placer face à lui. Le trait jaillit. Quiloma regarda la flèche
arriver. Il était très loin, pourtant il la vit atteindre l'éboulis
dans lequel il se cachait. Lui-même se replia. Une ombre lui cacha
le soleil. Le dragon...
Il leva les yeux pour suivre la
silhouette qui volait assez haut. Il resta un moment à contempler le
vol gracieux, toujours aussi fascinant pour lui. C'est en baissant le
regard qu'il vit la flèche monter droit vers le dragon. Il eut peur,
juste un instant. Le dragon était trop haut, il ne pouvait être
atteint. La lourde flèche ralentit, bascula et retomba. Le grand
saurien ne sembla même pas s'en apercevoir, il continua son chemin
vers la plaine.
Chan réglait des problèmes de
voisinage, comme chaque année. Il fallait arbitrer les droits de
pâturages et de culture des différentes terrasses. Le prince
étranger lui avait fait savoir par Sstanch que les zones les plus
basses leur étaient interdites. Il n'avait pas posé de questions,
mais devait faire face au mécontentement des uns et des autres. Même
si elles étaient loin, ces terres fertiles allaient manquer. Le
début de la saison était un peu trop chaud et surtout sans pluie.
Si la sécheresse arrivait, on allait manquer de fourrage. Comme
toujours Rinca râlait appuyé par Chountic. C'était toujours la
même chose. Le maître de ville en favorisait certains et en
oubliait d'autres. Leurs tiburs valaient bien ceux des autres et
avaient besoin d'autant d'herbe. Sstanch les vit s'éloigner en
critiquant ouvertement. Il venait annoncer à Chan un nouveau passage
du dragon pas loin de la ville. Il semblait aller vers Tichcou. Ni
Chountic, ni Rinca ne se rappelèrent qui avait eu l'idée en
premier, mais c'était une bonne idée. Un homme bien entraîné
pouvait conduire un petit troupeau de tiburs vers Tichcou. La qualité
de leurs bêtes était bien connue des habitants. Cela permettrait
d'avoir des nouvelles et de l'argent. Ils rencontrèrent Bistasio,
qui depuis la mort de Bartone, n'avait plus de maître et vivait de
petits travaux à droite ou à gauche. Il fut rapidement d'accord
pour emmener une dizaine de tiburs par le chemin des crêtes pour les
vendre au marché de Tichcou et ramener argent et information.
Sans rien dire à personne, Bistasio
prit le chemin des pâtures orientales, où il réunit un petit
troupeau de tiburs en choisissant avec soins les bêtes qui allaient
pouvoir faire le voyage. Le tibur, bien qu'habitué à la montagne,
n'avait pas l'agilité des clachs. Le chemin qu'allait suivre
Bistasio portait le nom de chemin des crêtes. Un clach y aurait été
à l'aise, un homme devait faire attention et un tibur encore plus.
Bistasio avait pris sa décision quand Rinca lui avait laissé
entrevoir qu'il l'adouberait dans son clan s'il réussissait la
mission. Les bruits de la ville racontaient une bataille entre les
guerriers blancs et les gens venus de Tichcou. Le dragon y aurait
joué un rôle. Bistasio concevait le dragon un peu comme un loup, un
prédateur plus gros, plus fort mais un animal pas si différent du
tibur. Bistasio avait pris son meilleur snaff. Cette bête qu'il
avait dressé lui-même était le meilleur snaff de la région. Il
était capable de rassembler un troupeau de tiburs presque sans
ordre. Agé de deux hivers, il ne craignait pas de se confronter avec
les loups. Bistasio le siffla.
- Tsin, on y va.
Le snaff se mit à courir autour des
tiburs pour les mettre en marche. Bistasio voulait arriver au col du
passage avant la nuit. Une petite pâture pourrait l'accueillir avec
ses bêtes. Il avait déjà fait trois fois le trajet vers Tichcou
par la route des crêtes. Bartone avait parfois eu des besoins qu'il
n'aurait pu satisfaire à la ville et Tichcou lui avait offert un
choix plus intéressant. L'après-midi se passa sans souci. Le soir
tomba doucement. Il vit au loin la ville s'enfoncer dans la nuit. Il
préféra ne pas faire de feu. Il remit des mousses dans son pot pour
ne pas risquer de se trouver en panne de braise, mais il mangea
froid.
Quand le jour se leva, il regarda la
vallée suivante qui s'ouvrait devant lui. Encaissée, bordée de
falaises aux parois raides, elle était la première vraie difficulté
pour son troupeau. Le snaff dut insister en mordillant les jarrets de
tiburs pour qu'ils s'engagent sur le chemin en corniche. Bistasio
ouvrait la marche, tâtant le terrain quand il le trouvait trop
instable. En fait il progressa sans réelle difficulté à part le
vertige. Le bruit de l'eau bondissant dans la gorge sous ses pieds,
l'accompagnait. Lentement le chemin remonta vers les sommets. Il
atteignit en milieu de journée une plateforme à cheval sur une
crête. Arrivé là, Bistasio s'arrêta. Le chemin s'interrompait
presque. Il ne faisait plus qu'un demi-pied de large. Jamais un tibur
ne pourrait passer par là. Il siffla son snaff. Lui caressant la
tête, il lui donna l'ordre de garder le troupeau en l'empêchant de
repartir en arrière. Lui-même s'accrochant à la paroi, passa en
faisant rouler des cailloux dans le vide. Le bruit des pierres
tombant se répercuta longtemps en dessous de lui. Il marcha un
millier de pas avant de se retrouver dans un bois. Il sourit.
S'emparant de sa hache, il s'attaqua à un arbre. Quand il eut coupé
assez de branchages, il repartit en arrière tirant derrière lui les
branches. Il sua sang et eau pour les mettre en place. Il n'eut fini
qu'à la nuit. Il bivouaqua sur la plateforme à côté des tiburs,
préférant attendre le jour pour se lancer dans la traversée. Sa
nuit fut peuplée de cauchemars de tiburs chutant dans le vide. Le
soleil le réveilla, il tremblait dans le froid du matin. Quand Tsin
s'aperçut de son réveil, il vint chercher sa ration de caresses.
Tout en mangeant son gruau, Bistasio regarda les tiburs d'un air
songeur. Son rafistolage allait-il tenir sous le poids d'un tibur? Il
passa un lien de cuir autour du cou du premier tibur. Il avait choisi
le plus lourd, se disant que si celui-ci passait, tous les autres
pourraient suivre. Il siffla son snaff, lui donnant l'ordre de le
suivre. Il passa la partie qu'il avait réparée. Le lien de cuir se
tendit. Le tibur renâclait, se refusant à mettre les sabots sur cet
empilage de branches. Tsin gronda derrière lui sans le faire bouger.
Bistasio siffla des ordres. Tsin s'attaqua aux jarrets du tibur. Ce
dernier beugla et passa au galop. Bistasio prit peur en le voyant
arriver si vite. Il se colla contre la montagne pour le laisser
passer. Il n'essaya pas de le freiner courant derrière lui. Il ne
put le contrôler qu'à son entrée sous la futaie. Le sentant se
calmer, il le laissa là, repartant pour recommencer la manœuvre. La
journée passa comme cela. Les autres bêtes voyant que le mâle
dominant était passé, firent moins de difficulté pour s'engager
sur le pont de bois. Il revint pour la dernière fois, réfléchissant
à la manière de s'y prendre pour rassembler les tiburs qui
s'étaient dispersés dans le bois. Si une horde de loups traînait
par là, il allait perdre toutes ses bêtes. Il attacha la dernière
femelle. De nouveau, comme les autres, elle marqua un temps d'arrêt
devant l'enchevêtrement de branches et de feuillage. Tsin qui avait
bien compris la manœuvre gronda en lui mordillant le jarret droit.
Elle beugla un coup et s'élança sur les troncs. Glissant sur une
bouse, elle perdit son appui antérieur. Elle se récupéra en partie
en s'agitant posant les pattes d'une manière de plus en plus
désordonnée. Bistasio la vit perdre l'équilibre, glisser, et
chuter. Il n'eut même pas le temps de lacher le lien avant d'être
attiré vers le vide. Il tomba à son tour. S'étalant de tout son
long sur le chemin, il se cogna le menton sur le sol. Il perdit
connaissance. C'est Tsin qui le réveilla en le léchant. Se frottant
le menton, Bistasio regarda la gorge en dessous de lui. Il ne vit
rien qui ressemble à une carcasse de tibur. Jurant tout bas, il
descendit le chemin vers le bois accompagné de son snaff. Arrivé à
l'orée de la forêt, il le lança à la chasse aux tiburs pour les
rassembler. Il profita du temps libre qu'il avait pour faire du feu.
Ce soir, il mangerait chaud. Bon chasseur, il avait préparé des
collets qu'il avait posés plus tôt dans la journée. Il fut heureux
de voir qu'il y avait du gibier qui l'y attendait.
Au troisième jour, il traversa des
zones boisées entrecoupées d'éboulis où les tiburs renâclaient.
Vu sa vitesse, il se dit qu'il lui faudrait encore au moins deux fois
ce temps pour arriver à Tichcou. Il apprécia cette journée plus
calme. La nuit le surprit dans une petite combe. Il entrava ses bêtes
pour qu'elles ne se dispersent pas. Il entendit un hululement qui le
mit mal à l'aise. Si les loups se mêlaient à son voyage, l'issue
en devenait incertaine. Il repassa dans sa mémoire, le reste du
parcours. Après cette combe, il lui fallait remonter sur la crête
suivante, passer sur la pente nue du mont pelé et redescendre dans
la vallée de Tichcou en empruntant une trace plus qu'un chemin qui
descendait brutalement vers le fond de la vallée. Il dormit mal
encore une fois, se réveillant plusieurs fois. Il alimenta
régulièrement son feu. La nuit fut calme malgré ses craintes. Avec
le jour, il remonta vers la crête qui conduisait au mont pelé. Il
n'y avait pas vraiment de chemin mais les arbres assez espacés à
cet endroit lui permettaient de ne pas perdre ses repères et d'aller
dans la bonne direction. Il remarqua que les tiburs devenaient
nerveux et que Tsin devait les ramener de plus en plus souvent dans
la bonne direction. Il siffla des ordres à son snaff et partit en
avant. L'autre côté de la crête avait cet aspect pelé qui avait
donné son nom à la montagne. Le soleil y était brûlant. Il
observa longuement. Rien ne semblait bouger. Le vent venait face à
lui. Il se dit que c'était un signe favorable. S'il y avait une
meute de loups, elle ne les sentirait pas.
Au loin, il vit un mouvement. Il plissa
les yeux. Un troupeau, ça devait être un troupeau de clachs. Il
grimaça. Des loups chassaient-ils les clachs? L'idée ne
l'arrangeait pas. Il observa encore un moment. Le déplacement des
bêtes ne semblait pas hâtif. Il entendit les tiburs arriver
derrière lui. Leur souffle puissant signalait l'effort qu'ils
faisaient pour grimper. Bistasio les laissa un peu se reposer avant
d'entamer la traversée de la pente du mont pelé. Il en profita pour
sortir de ses musettes de quoi se restaurer. Il contempla le paysage.
Il n'était pas à l'aise. Le mont pelé avait mauvaise réputation.
Les légendes disaient qu'il avait existé une époque où le mont
pelé n'était pas désertique comme cela. Cela remontait à l'époque
des combats entre Cotban et Sioultac quand Wortra se mêlait encore
de ce qui se passait à la surface. Le mont pelé avait été le lieu
de la dernière grande bataille. La région ne ressemblait pas à ce
que Bistasio voyait devant ses yeux. Les légendes parlaient d'un
plateau boisé. Cotban chauffait de plus en plus la région,
jaunissant les feuilles avant leur temps. Les arbres en avaient alors
appelé à Sioultac. Celui-ci comme à son habitude, avait répondu
avec colère, lançant ses forces de nuages et de froid contre les
hommes noirs de Cotban qui colonisaient la région petit à petit. La
vague de froid avait fait beaucoup de morts. Les charcs eux-même,
n'arrivaient pas à faire disparaître tous ces corps. Cotban avait
répondu par un ouragan géant, Sioultac avait hurlé son blizzard.
La vie sur la terre devenait infernale. Wortra s'en mêla. Poussant
la terre devant lui, il fit monts et vallées coupant vents et
blizzards. La légende dit que c'est sur le mont pelé que se
concentrèrent ouragans et blizzards, lui arrachant sa couverture
d'arbres sans pour autant le réduire à néant. Il ne restait du sol
que cet amas de cailloux gris, chauffés à blanc face au soleil,
glacés comme la mort sur l'autre face.
Bistrasio rangea ses affaires, se leva
du tronc d'arbre tombé qui lui avait servi de siège et s'orienta
vers la pente chaude du mont pelé. Il resta en alerte en entendant
les tiburs renâcler à repartir dans cette direction. L'image des
loups lui traversa l'esprit. Il ne voyait rien d'anormal devant lui.
Le vent faible portait-il une odeur qu'il ne sentait pas mais à
laquelle les bêtes étaient sensibles? Tsin faisait son travail en
poussant les tiburs devant lui. Ils s'engagèrent avec peine sur la
pente de cailloux roulant qui composaient le flanc du mont pelé. Ils
gagnèrent une trace plus nette que les autres qui offrait une place
plus sure pour poser leur sabot. En ce début d'après-midi, la
chaleur était forte. Bistasio s'arrêta un instant, le temps de
quitter sa pelisse et de l'attacher sur ses musettes. Ce furent les
cris de Tsin qui lui firent lever la tête. Les tiburs refusaient
d'aller plus loin. Le grand mâle faisait face au snaff et baissait
la tête en tapant les pierres de ses antérieurs. Bistasio regarda
derrière eux sans rien voir d'anormal. La pente caillouteuse abrupte
filait en bas vers un quelconque précipice et prenait naissance en
haut au pied d'une falaise de roche friable percée de cavernes. Y
avait-il quelque chose là-haut? Bistasio se dirigea vers le troupeau
pour aller aider son snaff. Il avait à grand peine passé un licol
au grand mâle quand un bruit de cailloux roulant dans la pente le
fit se retourner. Des loups ! Il lâcha le licol pour prendre son
solide bâton pointu dans une main et son couteau dans l'autre. Les
tiburs, eux aussi, avaient repéré la meute. Faisant demi-tour dans
un grand bruit de cailloux ébranlés, ils partirent au galop. Le
snaff vint se ranger contre la jambe de son maître en découvrant
ses crocs.
- Non, Tsin, les tiburs, garde les
tiburs!
Le snaff lui jeta un coup d'œil et
partit à la suite du troupeau, laissant Bistasio faire face aux
loups. Ceux-ci avançaient avec précaution. La proie était à leur
portée. Il ne fallait pas se presser. Les cailloux pouvaient être
de redoutables ennemis. Bistasio recula. Se retournant parfois pour
voir le chemin qu'il suivait en marche arrière. Il avait fait ainsi
deux bonnes dizaines de pas en arrière quand il vit le grand loup
qui s'approchait de lui, s'arrêter et humer l'air. Il y eut un
moment de flottement dans la meute. Bistasio le mit à profit pour
continuer à s'éloigner, il se retourna même pour courir. Dans la
pente au-dessus de lui deux loups se mirent en mouvement pour
l'attraper. Les pierres se mirent à bouger. Le bruit s'amplifia au
fur et à mesure que plus de cailloux dévalaient la pente. Bistasio
entendant la cataracte de pierres se rapprocher de lui, sut qu'il ne
pourrait pas se sauver. Il planta ses deux pieds dans le sol et fit
face levant bien haut son bâton. Ce qu'il vit le laissa sans voix.
Les deux loups qui le pourchassaient étaient en flamme. Hurlant, ils
se roulèrent par terre, déclenchant une véritable avalanche. Le
pierrier se mit en mouvement. Bistasio fut entraîné vers le bas.
Tombant face contre terre, il tenta de planter son bâton et son
couteau. Le bâton ne résista pas et se cassa. Les pierres autour de
son couteau furent animées du même mouvement que les autres et
partirent dans la pente. Bistasio se sentit prendre de la vitesse. Au
loin, il vit les tiburs et Tsin parvenus à la limite de la forêt.
Un bref sentiment de soulagement le saisit en pensant à son snaff
qu'il avait recueilli tout petit pour l'élever. Bébé surnuméraire
et chétif, il n'aurait pas survécu sans son aide. Bistasio l'avait
nourri lui-même et lui avait appris tout ce qui en faisait le snaff
exceptionnel qu'il était aujourd'hui. Il revint à la réalité,
toujours allongé, il était transporté comme un frêle esquif sur
une mer de pierres en furie. Le bruit était assourdissant. Il pensa
à la barre rocheuse en dessous. Il allait aller s'écraser en bas.
La peur lui tenailla le ventre. Toujours plus vite, il se sentit
voler. Sentiment étrange qui lui aurait plu s'il ne signifiait sa
mort prochaine. Il ferma les yeux.
Une main géante le saisit. Ouvrant les
yeux, il vit l'ombre gigantesque au-dessus de lui. Ce qu'il avait
pris pour une main était en fait une serre gigantesque. Bistasio vit
le paysage d'en haut. Le mont pelé étendait ses pentes désolées
sous ses yeux. Les griffes qui l'entouraient, le pressaient sans
exagération. Il regarda cette patte couverte d'écailles rouges qui
semblaient aussi brillantes et dures que les pointes des flèches des
guerriers du froid. Le battement puissant des ailes du dragon les
emmena vers le haut du mont. Le dragon avec sa charge, atterrit avec
légèreté devant une grotte au-dessus du chemin que Bistasio et ses
tiburs avaient suivi. Bistasio se retrouva debout à l'entrée d'une
grande grotte.
- Je n'aime pas le goût des loups.
Bistasio regarda, sidéré, le dragon
qui nettoyait ses griffes. Sa voix était aussi douce que lui était
gros.
- As-tu un nom être debout?
- Je m'appelle Bistasio.
- Tous les êtres debout ont-ils un
nom, être debout Bistasio?
- Oui, enfin je crois, je n'ai connu
personne sans nom.
- Ta réponse est intéressante, être
debout Bistasio. Toutes les choses et tous les êtres ont-ils un nom?
- Non, par exemple, mon snaff a un nom,
les tiburs ont un nom, mais les clachs de la montagne, les loups, les
arbres n'ont pas de nom propre.
- Et moi, alors, être debout Bistasio,
quel nom me donnes-tu?
- Vous êtes un dragon.
- Est-ce un nom propre, être debout
Bistasio?
- Non.
- Alors pour toi, je suis comme un loup
ou un tibur.
- NON!
- Je sens ta peur, être debout
Bistasio. Dans le lieu où tu habites, tout le monde a-t-il un nom?
- Oui, dans la ville, tout le monde a
un nom.
- Des gens étrangers sont arrivés
avec la neige là où tu habites. Avaient-ils un nom?
- Oui, mais je ne le connaissais pas.
Le prince étranger le connaissait.
- Alors je pourrais avoir un nom que tu
ne connaîtrais pas.
- Oui, Maître dragon.
- Tu m'appelles maître, être debout
Bistasio. Est-ce un nom?
- Non, c'est parce que vous êtes au
moins aussi fort et aussi puissant que le maître de ville qui nous
dirige.
- L'enfant des étrangers avait-il un
nom?
- L'enfant est mort, Maître dragon.
- Ta parole est vraie et pourtant elle
contient le mensonge, être debout Bistasio.
Le dragon qui avait la tête à hauteur
du visage de Bistasio, se releva brusquement. Il se tourna vers
l'extérieur et souffla brutalement le feu dans la pente. Bistasio
sursauta et se mit à trembler. A discuter avec le dragon, il en
avait presque oublié le danger.
- Je n'aime vraiment pas ces loups, dit
le dragon en se retournant vers Bistasio. On parlait de mensonge,
être debout Bistasio.
Bistasio se sentit se liquéfier sous
l'œil couleur or du grand saurien. Il lui raconta tout ce qu'il
savait sur tout et tous.
89
Le roi Yas n'était pas content du
tout. Non seulement les pirates des grandes îles de la mer bleue
continuaient leur razzia dans la province sans que ses troupes
puissent les arrêter, non seulement son palais n'avançait pas en
raison de l'incompétence de l'architecte, mais voilà qu'on venait
lui rapporter des histoires de vols d'or et de pierres précieuses
dans la plaine de Shoufsi. Il marchait à grand pas dans la boue qui
aurait dû être un jardin devant un bâtiment à la façade
effondrée.
- Grand Roi, ce n'est pas de ma faute
si les pluies ont tout détrempé. Le mortier ne tient pas.
Plus habitué à vivre sous une tente
et à changer de lieu tous les jours, le roi Yas contemplait le
chantier.
- J'ai fait une erreur... Je t'ai fait
confiance.
Dégainant son épée, il le décapita.
Il y eut un mouvement de recul parmi certains courtisans qui le
suivaient. Le roi Yas avait annexé cette province, il y a peu. Le
roi local n'avait pas survécu aux combats, par contre beaucoup de
ses courtisans avaient trouvé toutes les qualités au roi vainqueur.
Seulement, ils déchantaient. Le roi Yas était violent, irascible et
ses proches fonctionnaient sur le même mode. Le petit royaume de
Tienne avait été englouti par la vague des armées du roi Tas.
Devant le choix de se soumettre ou de mourir, le choix avait été
souvent rapide. Seulement, les anciens courtisans de Tienne
découvraient qu'il ne suffisait pas de se soumettre pour survivre.
Le roi Yas avait décidé d'y faire sa capitale. Sa situation
centrale et la beauté de ses maisons l'avaient séduit.
Avec son armure de cuir renforcé, il
tranchait sur les nobles locaux en habits beaucoup moins martiaux.
- Toi, dit le roi Yas, en désignant un
des tailleurs de pierre.
L'homme se leva. Il ne salua pas, ne
baissa pas les yeux.
Un aide de camp se précipita pour le
soumettre, le roi Yas leva la main, l'arrêtant dans son élan.
- Tu me sembles bien fier, pour un
tailleur de pierre.
- Je viens du Karatkan.
Yas connaissait, cette ville royaume de
réputation. Un homme, une vie aurait pu être leur devise. Tous y
vivaient sur un pied d'égalité. Seule leur capacité dans la
maîtrise de leur art les distinguait les uns des autres. Fiers et
farouches, ils ne baissaient la tête devant personne
- Que penses-tu de cette construction?
- On ne fait pas un château dans une
mare.
- Qu'aurais-tu fait?
- Il y a, là-bas, à une demi-journée
de marche un bel endroit pour la pierre. J'aurais construit là.
- Alors, va et ne me déçois pas!
Le regard de l'homme brilla.
- Tu auras le château que tu mérites,
roi Yas.
Sans rien ajouter, il fit demi-tour.
Faisant signe à ses compagnons, ils ramassèrent leurs outils.
Le roi se tourna vers son grand
conseiller.
- Qu'on lui donne ce qu'il demande!
Quittant le chantier sans se retourner,
le roi Yas vit un cheval au galop qui arrivait. Il s'arrêta de
marcher le temps que le cavalier démonte.
Celui-ci se jeta aux pieds du roi.
- Relève-toi et parle. Que dit le
général?
Le messager se releva.
- Les pirates ont attaqué Toutkat, la
ville aux cent fontaines. Ils remontent vers le nord. Sans bateau,
nous ne pourrons jamais les combattre efficacement. Ils vont plus
vite que nous. Le général Lujàn vous demande des troupes pour
tenir la côte face à ces pirates de malheur.
- Pars et sois ma parole : dis-lui :
ton roi vient à ton aide.
Le messager salua, sauta à cheval et
au grand galop s'éloigna.
- Tïan, je pars avec la troupe. Fais
préparer mes affaires.
Le grand conseiller salua et s'éloigna
vers le camp du roi. Tout en marchant, le roi continua à recevoir
les différents ambassadeurs des peuples soumis. Il écouta les
compliments convenus des uns et des autres, accepta les tributs. Son
regard fut attiré par un hobereau, un petit chef à voir sa tenue, à
l'agitation contenue. Il pensa à un non-familier de la cour qui
voulait lui parler, ou à un assassin cherchant un moment favorable,
ce qui ne serait pas la première fois. Le dernier ambassadeur
partait quand l'homme s'approcha. D'un geste qui semblait naturel, le
roi mit la main sur la garde de son épée. Son geste déclencha la
mise en alerte de toute sa garde. L'homme continua à s'avancer sans
avoir l'air de remarquer ce qui se passait autour de lui. Voyant le
roi qui semblait partir, il s'élança. Il n'avait pas fait deux pas
qu'il fut plaqué au sol. Brutalement retourné, il fut désarmé et
se retrouva avec une épée sur la gorge.
- Qui t'envoie?
Le roi avait fait demi-tour et
regardait l'homme à terre
- C'est le lieutenant Hongüo qui m'a
dit que votre oreille serait attentive.
Le roi revit le visage ravagé du
lieutenant Hongüo quand celui-ci lui avait parlé de la fin de son
officier devant le dragon. Il fit un geste et ses gardes relevèrent
l'homme.
- Qui es-tu? demanda le roi.
- Je suis Aguege, maître de la terre
des eaux dormantes. Mon fief est à une semaine de marche de Tichcou,
où l'officier Tzenk rencontra le dragon. J'ai fait soumission à
votre majesté quand la plaine de Shoufsi résistait encore.
Un conseiller du roi lui glissa un mot
à l'oreille.
- Ah! C'est donc toi qui relèves les
tributs de la plaine.
- Oui, Majesté, dit Aguege soulagé de
se voir reconnu.
- Quelle est ta supplique?
- Je viens supplier votre majesté. Par
la faute du dragon, nous ne pourrons payer le tribut prévu.
- Parle !
- Nous avions rassemblé l'or promis.
Vous avez ma parole, Roi Yas. Le chariot était prêt à partir quand
le monstre nous a attaqués. Il a soufflé son feu sur les hommes et
les bêtes qui se sont enfuis. Les trois cavaliers de ta garde qui
venaient surveiller le transfert ont tenté d'empêcher ce vol. Ils
ont péri en combattant, l'épée à la main. J'ai ramené leurs
dépouilles jusqu'ici.
En disant cela, Aguege montra un
chariot plus loin sur le chemin. Le roi Yas fit un signe à un
lieutenant qui partit inspecter le chargement.
- Continue ton récit !
- Quand je suis arrivé sur les lieux,
le monstre s'était envolé avec le coffre dans ses griffes. Il
repartait vers la montagne. Je vous jure, Majesté que mon récit est
véridique, dit Aguege en s'agenouillant et en baissant la tête.
Le lieutenant revenait de son
inspection. Le roi lui fit signe.
- Ce sont bien des soldats de la garde.
Enfin ce qu'il en reste. Ils ont été salement brûlés. Leurs épées
ont disparu.
Sans lever la tête, le maître de la
terre des eaux dormantes reprit la parole.
- Le monstre les a prises. Il avait
commencé à battre des ailes quand il s'est mis à renifler comme un
chien sur une piste. Un archer a voulu tirer. La flèche ne l'a même
pas fait sursauter, mais lui a mis le feu à la maison d'où venait
le tir. Je l'ai vu gratter le sol pour récupérer les trois armes.
Il les a prises dans sa gueule et les a plantées dans le coffre.
C'est ce que m'a raconté mon régisseur qui a tout vu. Il tremblait
encore quand je l'ai interrogé.
- Ton récit concorde avec les autres.
Ce dragon devient une menace. Il est bon de s'en débarrasser.
Se tournant vers la cour, il cria :
- Jianme !
Un lieutenant sortit des rangs de la
garde royale. Il s'inclina devant le roi.
- A tes ordres, Mon Roi !
- Prends une compagnie et va,
ramène-moi la dépouille de ce dragon et l'or qu'il m'a pris. Venge
ceux qui furent tués.
Plantant là les deux hommes, le roi
Yas partit vers son campement.
90
Quiloma écoutait Ivoho lui faire son
rapport. Ils avaient bien travaillé. Toute la vallée était devenue
un piège après la barrière des épineux. Il savait que cela ne
suffirait pas à arrêter une armée. Il décida de piéger
efficacement la gorge de Cantichcou. C'était le seul endroit
possible pour le passage d'une armée. Quiloma avait envoyé une main
de guerriers faire la reconnaissance de la région. Ils avaient
cherché toutes les routes possibles pour descendre dans la vallée.
Jamais une armée ne pourrait passer par les chemins qu'ils avaient
découverts. Le chemin principal passait par la gorge de Cantichcou.
Les bêtes de somme pouvaient emprunter ce chemin à condition
d'avoir un pied assez sûr. La route des crêtes était certes
difficile, mais possible. Tous les autres chemins comportaient des
difficultés quasi insurmontables pour un petit groupe. Jamais une
armée ne passerait par ces endroits-là.
Quiloma savait que si l'attaque ne
venait pas rapidement, une partie des pièges ne serait plus
fonctionnelle. Il ne pouvait maintenir ses hommes dans une pression
constante pour les vérifier tous les jours. Il lui fallait quelque
chose de permanent qui résiste à une armée ou qui lui impose des
restrictions de passage suffisantes pour qu'il puisse contrôler
l'ennemi. Il ne pouvait compter sur le dragon. Celui-ci vivait sa
vie. Si son peuple était au service des dragons, les dragons
n'étaient pas à leur service. Il avait envoyé un konsyli et son
groupe chercher sa grotte refuge. Il leur avait donné les
indications reçues de la Solvette. Les charcs avaient rapporté
avoir vu le dragon dans la vallée sombre. C'était une série de
gorges profondes inaccessibles aux parois abruptes. Les guerriers de
Quiloma avaient essayé de pénétrer dedans sans y parvenir. Par
contre, ils avaient vu le dragon aller et venir en volant. La gorge
était trop sinueuse pour qu'on voie l'entrée de la grotte. Ils
avaient donc prospecté le haut des parois. La roche trop friable,
leur avait interdit de s'approcher assez pour voir dans la vallée.
Mlaqui était le responsable nommé par Quiloma pour s'occuper du
dragon. Il avait exploré tous les trous, toutes les cavités
s'ouvrant au sommet des parois. Il avait un doute sur une cheminée
naturelle qu'il avait explorée. Il avait dû arrêter son
exploration car elle devenait trop étroite. Pourtant un courant
d'air ascendant lui avait fait sentir une odeur qu'il connaissait,
celle du dragon. La grotte devait être en dessous pas très loin. Il
n'avait pas insisté. Il n'est jamais bon de
déranger un dragon chez lui.
La gorge de la Cantichcou ressemblait à
cela avec des parois abruptes creusées de cavités et une roche
assez friable qui en interdisait l'escalade. Seulement le fond en
était plus large. Un chemin longeait la rivière. Assez sinueuse,
elle se prêtait à une embuscade. Il fallait la préparer. Pour
Quiloma, il y avait une certaine urgence puisque la Solvette lui
avait confié sentir des forces de violence à l'œuvre contre la
région. Elle ne comprenait pas pourquoi. Quiloma lui avait alors
expliqué que les dragons avaient des rites bien à eux. Quand un
dragon prend la livrée qu'il gardera adulte, c'est-à-dire sa
couleur, avait-il précisé à la Solvette, il devait commencer à
amasser un trésor. Un dragon sans trésor ne trouvait jamais de
femelle. Quiloma pensait que les gens de la plaine ne supportaient
pas les raids du dragon et qu'ils avaient sûrement l'intention
d'intervenir pour les faire cesser, voire pour récupérer leurs
biens.
Quiloma réquisitionna des hommes de la
ville pour faire le travail. Dans les grottes à deux hauteurs
d'hommes, il avait fait installer des tas de charbon de bois qu'il
avait fait mélanger avec de la roche couleur herbe sèche. Il avait
fait des essais. Cela produisait beaucoup de fumée âcre et lourde.
Les vents soufflant le plus souvent vers la plaine, il pensait que
cela ferait fuir les ennemis. Il fit faire une chaîne avec les
brancards à machpes. Les gens de la ville de nouveau récriminèrent.
Deux jours aller, deux jours retour, cela faisait beaucoup de jours
perdus. Chan qui avait vu le massacre de la maison Andrysio, n'avait
qu'une peur : que cela recommence. Il s'appuyait sur les dires des
sorciers pour imposer d'obéir. Il organisa ainsi un tour de rôle
pour que personne ne soit trop lésé. Ce qui n'empêcha pas Rinca et
Chountic de venir se plaindre.
La première attaque vint avant que
tout ne soit prêt. Aidés par l'arc géant, des fantassins allèrent
jusqu'à la barrière d'épineux. Ils n'allèrent pas bien loin. Le
groupe de cinq qui montait la garde avait réagit rapidement en
faisant tomber des fagots de branches épineuses en travers des
passages. Dans leur rapport, ils insistèrent auprès du prince. Ils
n'avaient pas été très brillants. Heureusement que le bois de
stijcac était dur et qu'il avait émoussé les lames des fantassins.
Ils avaient pu tirer quelques flèches. L'arc géant était une
menace mortelle. Il était servi par des hommes compétents qui
savaient bien le régler. A chaque flèche à pointe noire tirée
répondait une flèche géante ce qui empêchait d'être efficace en
protection de la barrière naturelle.
- Combien? demanda Quiloma.
- Une main de jours, mon prince. Ce
sera le temps qu'il leur faudra pour passer la haie.
Quiloma grimaça. Le temps que le
konsyli vienne lui faire son rapport, il se passait dejà deux jours,
le temps de réagir et cela ferait deux jours de plus. Il envoya tous
les guerriers disponibles pour retarder l'avancée des troupes
ennemies et descendit voir le maître de ville pour qu'il
réquisitionne tous les hommes et les brancards pour emmener le
charbon de bois et la pierre jaune dans les grottes de la gorge de
Cantichcou.
Les hommes renâclèrent quand en
rentrant de leur journée de labeur, ils durent descendre dans les
grottes de machpes pour récupérer les brancards encore sales des
autres labeurs. Éclairés par des torches, Quiloma leur fit prendre
la route sans attendre. Les femmes furent elles-même réquisitionnées
pour porter les provisions. Ce fut une étrange procession. Le dragon
qui volait assez haut, descendit un peu pour voir cela. Dans la nuit
noire personne ne le remarqua. Tous regardaient où ils mettaient les
pieds. Un jour et demi fut nécessaire pour mener à bien la
descente. Même ivres de fatigue, ils travaillèrent à installer
leur charge dans les grottes selon les ordres. Quiloma les fit se
retirer juste à temps. Ses guerriers se repliaient en bon ordre.
Chaque Konsyli qui arrivait dans la gorge venait lui faire un
rapport. Quiloma était nerveux. Il avait préparé ses meilleurs
archers, des feux pour les flèches, mais se demandait si son piège
serait suffisant. Les rapports faisaient état de soldats aguerris
qui ne reculaient pas malgré les pertes. Aidés par l'arc géant,
ils avaient remporté leur première victoire en obligeant les
guerriers blancs à reculer. La troupe ennemie avançait lentement
mais avançait. Quelques hommes avaient été mis hors de combat par
les pièges mais globalement, ils n'avaient pas bien rempli leur
rôle. Les pisteurs de la plaine arrivaient souvent à les déjouer.
Quatre mains de guerriers avaient pris position derrière les grottes
piégées. Quiloma tenait la crête avec les autres hommes. Les
flèches se mirent à pleuvoir quand l'avant-garde ennemie arriva.
Ils reculèrent prestement.
- Lieutenant ! Lieutenant !
- Ici ! répondit Jianme.
L'homme se dirigea au pas de course
vers l'officier.
- Je pense que nous les avons fixés.
Nous venons d'essuyer une volée de flèches.
- Combien?
- Je dirais entre trente et quarante.
- Que disent les pisteurs?
- L'endroit est idéal pour un piège.
Les parois sont verticales et ils tiennent les crêtes. Il existe des
grottes qui pourraient nous servir si nous les atteignons, mais il y
a un groupe un peu plus haut dans la gorge.
Le lieutenant Jianme avait fait
mouvement vers l'entrée de la gorge. Il regarda le terrain devant
lui. La vallée assez large, se resserrait brutalement. Les pentes
devenaient parois et des barres rocheuses coupaient la vue vers le
haut.
- Continuez à les exciter. Qu'ils
gâchent un maximum de flèches.
Ayant donné ses ordres, il repartit
vers l'arrière. Le terrain n'était pas facile mais avec une
compagnie, il devait pouvoir en venir à bout. La barrière d'épineux
avait demandé surtout du temps pour se frayer un chemin. L'arc géant
avait bien rempli son office. Ils avaient essuyé assez peu de tir et
le corps transpercé qu'ils avaient trouvé en haut du passage avait
prouvé son efficacité. La suite de la progression avait été assez
facile. De nombreuses escarmouches entre l'avant-garde et des groupes
de quatre-cinq soldats mais rien de bien sérieux. Jianme avait
surtout peur d'une intervention du dragon. Il l'avait vu passer
au-dessus d'eux plusieurs fois sans que celui-ci ne fasse mine de
s'intéresser à ce qui se passait en bas. Le troisième jour, il
commençait à penser que Tzenk était mort par hasard. Le dragon
voulait de l'or et il en avait. Son épée était célèbre pour sa
garde et ses incrustations de pierres. Jianme avait obligé ses
hommes à poser leur or et comme personne n'avait de pierre
précieuse, il s'espérait à l'abri du monstre volant. Ses pisteurs
avaient bien joué leur rôle pour déjouer les pièges. Deux morts
seulement, c'était peu. Les traces de sang trouvé ça et là
étaient le signe que leurs flèches valaient bien celles de leur
ennemi. Tout blessé en face rendrait la tâche plus aisée.
Arrivé près du gros de la troupe, il
appela un sergent.
- Où est-il ?
- Les tracks ne sont pas des bêtes de
somme, ils n'aiment pas tirer les charges. Ils ont pris du retard.
- Quand arriveront-ils?
- Demain dans la journée!
- Trop long, je les veux à pied
d'œuvre demain matin. Pars et transmets mon ordre, qu'ils marchent
toute la nuit mais qu'ils soient là au lever du jour.
Le sergent salua, sauta sur son tracks
et partit au galop.
En attendant, Jianme donna l'ordre de
bivouaquer.
Quiloma avait donné l'ordre de ne
tirer qu'à coup sûr. Il voulait donner l'impression qu'ils allaient
manquer de flèches. Ce n'était pas le cas. Il avait obtenu de
Kalgar des pointes de métal de bonne qualité. Ses hommes ne les
aimaient pas car elles ne réagissaient pas comme leurs pointes
habituelles. Il avait intensifié leur entraînement au tir pour
compenser. Quand tomba la nuit, on comptait quelques blessés chez
les assaillants mais pas chez les défenseurs. La nuit était avancée
quand on le réveilla.
- Mon prince! Venez voir.
Quiloma vit les lueurs des torches dans
la nuit. Il entendit les bruits dans le camp adverse. Il grimaça en
pensant qu'ils avaient reçu des renforts. La bataille était loin
d'être gagnée, pensa-t-il. Il fallut attendre le petit matin pour
voir ce qu'il se passait.
L'arc géant trônait au milieu de la
vallée. Il était loin, trop loin pour les tireurs de la vallée.
Pour ceux des crêtes, avec l'aide de la différence de hauteur, ils
avaient une chance d'être à portée de tir.
-Ivoho, essaie!
Ivoho regarda longuement les positions
ennemies. Il vit les soldats décharger les lourdes flèches de l'arc
géant. Prenant son arc, il s'avança au bord de la falaise.
Encochant une flèche à bout de métal, il banda son arc. Il resta
indifférent aux bruits venant du camp ennemi. On l'avait vu. On
s'affairait pour viser avec l'arc géant. Ivoho décocha sa flèche
quelques instants avant que l'arc géant ne tire. Les deux traits se
croisèrent en vol. La lourde flèche fila droit sur le tireur qui
se replia . Elle se planta dans un tronc non loin de Quiloma. On
entendit un bruit évoquant le beuglement du macoca blessé. Quiloma
se précipita pour voir une de leurs bêtes de trait s'enfuir en
boitant. Bousculant des ennemis, Quiloma eut l'espoir un instant
qu'elle renverse l'arc géant. Malheureusement pour lui, un soldat la
détourna en la piquant avec une des grandes flèches. Il jura entre
ses dents. Ivoho avait bien visé mais la portée était
insuffisante. La bataille pour les gorges allait commencer.
Quiloma donna ses ordres et les
informations sur les positions ennemies par code gestuel. La première
attaque fut précédée par une pluie de flèches géantes sur la
falaise. Ils avaient choisi un tir parabolique qui ne permettait pas
de se mettre à l'abri. Quel que soit l'endroit du camp, on risquait
de recevoir un projectile. Le guetteur fut touché. Le tir tomba à
côté de lui. La lourde pointe de métal explosa la roche. Les
éclats le blessèrent au front et à l'oeil. Quiloma dut le faire
remplacer. Il ne voyait plus assez. Avant que son successeur ne soit
en place, ils entendirent les cris de ceux qui chargeaient. Tout se
précipita. Chacun connaissait son rôle. Protégés par de lourds
boucliers de bois, les ennemis s'avançaient sur le chemin. Les
guerriers blancs les plus en avant, posèrent leurs arcs et se
préparèrent au corps à corps en sortant leurs deux épées
courtes. Du haut de la falaise, les flèches se mirent à pleuvoir.
Jianme avait envoyé quelques dizaines
d'hommes pour voir le dispositif de défense de cette gorge. Passer
par la falaise était impossible. La roche en était pourrie. Il lui
fallait passer en force. Il était content d'avoir fait venir le
grand arc. Sa puissance allait être précieuse. La situation lui
évoquait un siège quand la première brèche est ouverte. Il ne
doutait pas de sa victoire. Il vit les archers, d'ailleurs pas très
nombreux, de chaque côté. Il nota la position du premier groupe des
défenseurs dans la gorge. Ils étaient derrière les rochers,
probablement dans une de ces grottes. Il vit les premiers combats et
la qualité des combattants. Il donna l'ordre de repli.
Quiloma fut étonné du retrait des
ennemis. Il avait pensé qu'ils passeraient en force. Ils avaient
sûrement une autre stratégie. Il fit le point, en haut, un blessé
qui pouvait se battre, en bas, un konsyli plus sérieusement touché
était hors de combat, ainsi que quelques autres moins atteints. Il
n'y avait pas de morts, pas encore. Le reste de la journée se passa
à attendre. Quiloma fit améliorer les défenses. Les ennemis
n'allaient pas attaquer avec le soleil de face. Il fit préparer ses
hommes pour le lever du jour.
La première grande flèche qui arriva,
ne surprit personne. Elles se mirent à tomber régulièrement. Tout
le monde se prépara au combat.
Jianme avait estimé le nombre de ses
ennemis à quelques dizaines. Sans remparts, ils ne pouvaient pas
tenir très longtemps. Le grand arc prépara le terrain.
Le premier groupe s'avança dans la
gorge. Les lourds boucliers devant et au-dessus les protégeaient des
flèches. Jianme avait fait préparer trente hommes. Comme un long
serpent cuirassé, il avançait vers sa proie. Le grand arc tirait
beaucoup mais pas assez vite pour empêcher l'action des jeteurs de
pierres. Heureusement pour les attaquants les parois de la gorge
n'étaient pas des remparts. De nombreuses pierres rebondissaient mal
et s'écrasaient dans le ruisseau sans toucher personne. Jianme fit
partir le deuxième groupe. Dès qu'ils se trouvèrent à l'entrée
de la gorge, ils posèrent des échelles pour atteindre le premier
niveau des grottes. Les défenseurs furent obligés de séparer leurs
forces en deux.
Quiloma jura en voyant ces espèces de
tiampos à plaques. On rencontrait ces animaux cuirassés dans le
désert de glace. Ornés de lourdes plaques résistantes, les tiampos
ne craignaient pas les épées. Accrochés à la glace, seul le feu
pouvait les arrêter. Avec deux groupes d'ennemis progressant en bas,
ses hommes ne tiendraient pas sans aide. Il décida d'enflammer le
premier bûcher. Il fit signe à deux archers sur l'autre berge. Les
deux hommes, côte à côte, tirèrent des flèches enflammées. Les
premières furent inefficaces. Ils recommencèrent. Tout occupés à
leur mission. Ils ne virent pas arriver la lourde flèche. Quiloma
vit ses hommes se faire embrocher. Ils restèrent un instant comme
figés puis lentement, ils basculèrent vers l'avant. Leur chute se
fit sans un cri pendant que le bruit des premiers combats montait du
fond de la gorge. Sans attendre, deux autres archers prirent leur
place, décochèrent et se replièrent avant l'arrivée de la grande
flèche. Le feu prit dans les branchages. Au départ, c'est à peine
si on voyait la fumée. Le deuxième groupe des attaquants
progressait juste en dessous. Quiloma ne voyant rien des foyers qui
débutaient, fit préparer les cordes de lianes pour venir en aide à
ceux qui combattaient en bas. Alors qu'on jetait la première,
l'odeur caractéristique de pourri se fit sentir. Bientôt, Quiloma
vit les volutes jaune-vert prendre du volume. Le bruit des combats
cessa. Les guetteurs signalèrent le repli des ennemis. Le vent était
favorable. Un gentil zéphyr courait dans la gorge. Quiloma eut un
rictus de satisfaction. Bientôt c'est tout le camp ennemi qui allait
être touché. Ses guerriers avaient comme ordre de se replier dès
que viendrait la fumée. Ils avaient confectionné des masques en
fibres végétales pour filtrer l'air.
Jianme enrageait. Il pleurait et
toussait depuis un bon moment. Cette fumée était un mystère. Il y
voyait la marque du dragon. Seul un souffle de ce monstre pouvait
exhaler une telle puanteur. Elle était sortie d'une grotte juste
au-dessus du deuxième groupe d'assaut. L'attaque se passait comme
prévue. Le premier groupe avait établi le contact. Les combats
étaient violents. Les longues épées et les boucliers avaient des
avantages mais rendaient la manœuvre difficile dans cette gorge
étroite. Les ennemis, ces infâmes serviteurs du démon, avec leurs
deux épées courtes et leur petite taille avaient l'avantage de la
mobilité. Alors que le deuxième groupe allait intervenir, les
forces infernales s'étaient manifestées. Jianme avait fait reculer
ses troupes jusqu'à avoir de l'air respirable. Il décida de
préparer un rite pour contrer cela.
Quiloma avait aussi fait reculer ses
hommes. Seul un guetteur restait pour surveiller l'ennemi. D'où il
était, Quiloma voyait que le feu ne s'épuisait pas comme il avait
pensé. Dans cet espace confiné qu'était la gorge de Cantichcou, la
chaleur augmentait. Les autres bûchers étaient trop près. Pendant
qu'il soignait les blessés, il vit un deuxième feu prendre puis
celui d'au-dessus. Bientôt toute la paroi fut couverte de flammes.
Ce qu'il se passa ensuite lui fut incompréhensible. Les légendes
racontèrent que dans les flammes était apparu le dieu Dragon.
Celui-ci avait alors fait exploser la roche provoquant le comblement
de la gorge.
Quiloma n'en croyait pas ses yeux. La
montagne avait ondulé comme si une main gigantesque l'avait modelée.
Une épaisse fumée noire s'échappait du tas de roches qui obstruait
la gorge. Le bruit, gigantesque, les avait quasiment rendus sourds.
Le guetteur revint plus vite que prévu. De ses oreilles coulait du
sang.
Dans le camp de Jianme, tout le monde
était à terre. Les fumées jaune-vert irrespirables avaient fait
exploser la falaise. Un vent de panique soufflait. Ils avaient vu
voler des roches qu'aucun humain n'aurait pu soulever. L'une d'elles
avait écrasé le grand arc comme s'il n'était que brindilles. Les
animaux avaient rompu leurs liens et avaient fui. Les hommes se
relevaient lentement, regardant autour d'eux comme s'ils voyaient le
monde pour la première fois. Jianme regardait la gorge de
Cantichcou. Une fumée épaisse et noire comme la nuit continuait à
s'échapper de l'éboulis. Le passage avait disparu. La rivière
s'asséchait.
91
Quiloma était allongé nu sur les
fourrures. La Solvette lui massait le dos à la lueur du feu. Dans la
grande pièce à côté, toutes les alcôves étaient occupées. Les
travaux des champs fournissaient quelques accidentés, mais la grosse
majorité était occupée par les guerriers blancs blessés au
combat. Le retour de la petite troupe s'était fait dans la
discrétion. Les deux brancards avaient directement pris la direction
de chez la Solvette. Quiloma avait sollicité ses services comme il
avait vu faire les gens de la ville. Elle avait souri à cette marque
de respect en songeant qu'il avait bien changé depuis son arrivée.
Le konsyli était mal en point. Plusieurs coups d'épée l'avaient
atteint. S'il s'en sortait, il ne pourrait plus marcher normalement.
Le deuxième homme avait presque perdu un bras. Devant la grimace de
la Solvette, Quiloma avait compris que l'amputation serait
nécessaire. La Solvette exigea de voir tous les blessés. Malgré
leurs armures de cuir renforcé de plaques de métal, tout le groupe
qui était au fond de la gorge était blessé. Le guetteur aux
tympans crevés intéressa beaucoup la Solvette. Quiloma attendit le
lendemain pour venir voir ses hommes. Le konsyli dormait. L'autre
blessé grave avait été amputé. Quant aux autres, les divers
pansements montraient que la Solvette avait beaucoup travaillé.
- Viens boire quelque chose. Tu vas me
raconter ce qu'il s'est passé.
Ils étaient passés dans la pièce
privée. La Solvette alla voir que l'enfant dormait. Quiloma s'était
assis lourdement sur le tabouret. Elle prit de l'eau chaude et revint
vers lui. Elle prépara le mélange de plantes et versa l'eau dans
les bois.
- Va-t-elle bien? demanda Quiloma en
désignant sa fille d'un geste de tête.
- Elle grandit vite et elle sait ce
qu'elle veut. Comment ton guetteur est-il devenu sourd?
Quiloma raconta le combat, ses
incertitudes, les raisons de déclencher le feu, son erreur d'avoir
cru qu'il pourrait contrôler les allumages des bûchers séparément.
Il parla du dieu Dragon qui avait dû intervenir pour boucher la
vallée. Pour lui c'était la seule explication. Il connaissait bien
ce mélange des deux pierres, la noire et la jaune. Il utilisait
régulièrement ce mélange soit en combat pour asphyxier un ennemi
dans un tunnel, soit pour repousser certaines bêtes sauvages.
Jamais, il n'avait vu cela.
La conversation se poursuivit un
moment. À un moment alors qu'il parlait de toutes les possibilités
d'actions pour l'avenir, il prit conscience d'un corps contre le sien
et d'une bouche qui le faisait taire.
Stanch rapportait à Chan ce qu'il
avait entendu. Ce dernier avait bien rencontré le prince à son
retour. Il ne lui avait pas dit grand chose. Stanch en avait su plus
en parlant avec les guerriers blancs.
- Leur nombre diminue. Si cela
continue, il n'y aura plus d'occupants.
- Oui, peut-être, mais que ferons-nous
si l'armée de la plaine monte jusqu'ici?
- On pourra leur expliquer.
- Non, le maître Sorcier est formel.
Il a eu une vision. Les soldats de la plaine massacrent d'abord et
s'expliquent après. Notre sort est lié aux guerriers blancs
maintenant. J'espère juste que le prince a raison quand il dit que
le chemin est fermé.
92
Jianme examinait la situation. Il ne
pouvait pas retourner voir le roi sur un échec. La paroi qu'il avait
devant lui demanderait des mois de travaux pour y faire un chemin,
sans compter le risque de réveiller les esprits mauvais. De plus il
avait entrevu des mouvements en haut. Il se doutait que son ennemi
avait laissé des hommes pour surveiller. Il envoya plusieurs
patrouilles pour chercher une autre route. Lui-même décida d'aller
explorer le lieu d'effondrement. Il s'approcha avec son groupe en
prenant toutes les précautions possibles, mais rien ne se passa. Si
des yeux les observaient, personne ne se manifesta. Il découvrit ce
qu'il restait de la vallée. Une grande dalle était venue comme une
porte barrer la vallée, des rochers de la taille d'une maison
bloquaient les espaces restants. De l'eau coulait un peu par en
dessous mais pas autant qu'à leur arrivée. Par contre de nouvelles
sources étaient apparues en hauteur. Jianme comprit que l'eau allait
s'accumuler derrière la paroi. Jusqu'à quand?
- Lieutenant ! Lieutenant !
Jianme se retourna. Un messager
arrivait au galop. Il démonta avant que sa bête ne fut arrêtée.
Il s'inclina et sans attendre se redressa :
- On a fait une prise, un homme du
village de là-haut.
- Raconte.
- Il est arrivé sans se faire
remarquer. Il conduisait un petit troupeau de bêtes de somme. C'est
le chef de Tichcou qui est venu nous prévenir.
- Mon tracks !
Les deux cavaliers repartirent au
galop.
Bistasio se demandait s'il avait bien
fait de se lancer dans cette aventure. Les évènements ne se
déroulaient pas comme prévus. Il était arrivé sans plus
d'encombres à Tichcou mais son interlocuteur n'avait pas joué le
jeu de la discrétion. Ses tiburs avaient été saisis et lui-même
était retenu sous bonne garde en attendant l'officier qui
commandait. De plus, ils parlaient une langue qu'il ne comprenait
pas. Habitué au parlé rocailleux des gens de la montagne, il
n'arrivait pas à suivre le phrasé chantant des hommes des plaines.
Quelques mots lui étaient compréhensibles mais cela ne suffisait
pas à suivre les conversations. Alors qu'il ressassait pour la
centième fois ces questions, un homme entra. Il était grand. Son
costume chamarré, son port hautain et les réactions du garde qui
s'était mis au garde-à-vous le désignaient comme le chef.
- Vous pouvez me détacher. Je ne vais
pas m'enfuir. Je suis là pour coopérer.
Le coup qu'il prit dans le ventre le
plia en deux et il tomba à genoux, le souffle coupé.
- Chanti...(Tu parleras quand on te le
dira.).
- Simati...(Vous n'auriez pas dû le
frapper, il était prêt à vous aider).
Celui qui venait de parler était le
chef de la ville de Tichcou.
- Cimap...(ça le rendra plus souple!)
dit le Lieutenant Jianme. Sialt...(Vous allez traduire).
Le chef de ville fronça les sourcils
mais n'ajouta rien. Il fit l'interprète pour l'interrogatoire. Il
sentit la haine de Jianme pour cet homme et tout ce qu'il
représentait. Les questions étaient courtes, incisives, orientées.
Les réponses de Bistasio étaient plus vagues, plus descriptives.
Petit à petit le lieutenant sembla prendre conscience des forces en
présence. Les guerriers blancs devinrent une réalité différente
des gens de la ville. Tout le monde n'était peut-être pas à mettre
dans le même panier. Les noms de Rinca et de Chountic vinrent se
mêler à la conversation. Puis les questions s'orientèrent sur le
chemin. Des tiburs avaient réussi le voyage, donc des tracks
pourraient passer. Bistasio expliqua que s'il avait pu passer avec
quelques bêtes, il n'en serait pas de même pour un corps d'armée
avec armes et bagages. Sur le chemin du haut, un seul homme pouvait
bloquer une colonne pendant des jours.
Jianme réfléchissait à tout ce qu'il
avait appris. Les guerriers du froid n'étaient pas nombreux. S'il
avait compris le bouseux, il n'y en avait qu'une cinquantaine tout au
plus. Avec sa compagnie, il était largement mieux doté. Il fallait
en savoir plus, mais il n'avait aucune confiance en Bisatsio. A moins
que celui-ci ne soit vraiment ce qu'il disait être, c'est-à-dire un
résistant à l'envahisseur venu du froid. Il décida de monter une
expédition par le chemin des crêtes.
93
La Solvette parcourait les champs et
les bois pour recueillir des plantes. Elle ne partait pas longtemps
laissant sa fille à la garde des animaux de la maison. La petite
poussait bien. En une saison, elle passait du statut de bébé
dépendant de sa mère à petit être presque autonome. Si tout se
passait bien, elle pouvait espérer connaître une vingtaine de
cycles de saison. La Solvette avait déjà connu sept cycles. Sa mère
lui avait dit qu'alors ce serait bon pour elle d'avoir une
descendance. Elle ne s'était pas posé la question d'un partenaire
avant cette saison. Et Quiloma était arrivé. Elle savait que les
réponses arrivaient en leur temps et qu'il ne servait à rien à
vouloir savoir avant. Elle différait des autres habitants qui se
tournaient vers les sorciers pour avoir des prédictions. Elle se
trouvait dans une clairière qu'elle aimait bien. Elle y trouvait ces
plantes rares dont les fleurs avaient des vertus guérisseuses. Elle
était à genoux en train de ramasser délicatement fleurs et
feuilles quand un grand vent se leva pour s'arrêter presque
aussitôt. Sans se presser elle se retourna.
- Bonjour, jeune dragon.
- Bonjour, être debout.
La Solvette garda le silence. Elle
regardait le dragon dans les yeux. Celui-ci la dominait de toute sa
taille.
- Ton aura est étrange, être debout.
- Mon nom est Solvette.
- Je sais ce nom mais il n'est pas
tien, être debout.
- Le mien fut oublié avec mon jeune
temps.
- Tu dis vrai, être debout. Dis-tu
toujours vrai?
- Si je répondais : « oui »,
tu ne me croirais pas.
Le rire du dragon fit rire la Solvette.
- Ta langue est agile être debout
Solvette. Tu es la seule à rire quand je suis là.
- Tu as parlé de mon aura, jeune
dragon. Que voulais-tu dire?
- Tu ressembles à l'être debout
Mandihi. Lui aussi irradiait cette couleur. Lui aussi était un
marabout. Il connaissait les secrets qui font guérir.
- T'a-t-il guéri?
- En quelque sorte, il m'a guéri d'une
partie de mon ignorance. C'est pour cela que je suis venu te voir.
- Qu'ignores-tu, jeune dragon?
- Encore trop de choses, être debout
Solvette, mais pour l'instant parle-moi des enfants qui ont été
sous la pierre qui bouge.
- Je suis étonnée que tu connaisses
cette histoire. Elle s'est passée avant que tu n'arrives. Qui te l'a
contée?
- J'ai rencontré l'être debout
Bistasio qui avait bien du souci avec les loups. Il m'a raconté
beaucoup de choses.
- Il y a peu à dire. Les sorciers ont
imposé la cérémonie de l'exposition et les enfants ont été
exposés.
- Je sais cela, être debout Solvette.
Mais qu'as-tu fait?
La Solvette vit la prunelle du dragon
virer au jaune brillant. « L'or fondu n'a pas de plus belle
couleur », pensa-t-elle.
- Mon savoir m'a permis d'aider les
enfants à ne pas avoir froid, enfin pour la fille. Je n'ai pas pu
faire grand chose pour le garçon.
- La pierre a-t-elle beaucoup chauffé?
- La neige avait fondu sur plusieurs
pas autour. Une meute de loups noirs en avait profité pour passer la
nuit au chaud.
- Des loups noirs, voilà une nouvelle
intéressante. Ressemblent-ils aux loups gris?
- Non, jeune dragon. Le loup noir est
plus grand, plus fort, plus rapide, il ne vit qu'en meute.
- Tes paroles sont pleines
d'enseignement pour moi. Sois remerciée, être debout Solvette.
Le dragon commença à bouger pour
partir.
- Attends, jeune dragon. Moi aussi j'ai
des questions pour toi.
Le dragon s'immobilisa, reposa ses
pattes avant, replia ses ailes et se retourna vers la Solvette.
- Tu es un être débout
extraordinaire, être debout Solvette. Tu sais rire quand je suis là
et tu oses poser des questions. Quelle est ta question?
- On dit dans les légendes que les
dragons sont Maîtres du feu.
- Les légendes disent vrai...
- Nous ne savons pas faire naître le
feu. Le prince venu du froid le sait. Il a juré de ne le révéler à
personne, pas même moi. Pourrais-tu m'enseigner?
- Je ne t'enseignerai pas ce que sait
le prince. Ce savoir est leur savoir.
La déception envahit le visage de la
Solvette. Elle regardait le grand saurien et elle eut l'impression
d'une moquerie dans son œil.
- Mais, mais, mais, n'es-tu pas maître
dans la connaissance des plantes ? reprit le dragon. As-tu déjà
regardé ce champignon qui pousse au pied des clams?
- Oui, je connais ce champignon, il
gâche le clams, n'est pas mangeable et donne des coliques aux bêtes
qui en consomment.
- Ah! Je reconnais là quelqu'un qui a
la connaissance, mais pas toute. Cueille-le, découpe-le en lamelles
et laisse-le tremper avec la poudre blanche de vos grottes. Quand il
sera bien sec, fais une étincelle avec un couteau et cette pierre
dure et sombre qu'on trouve à côté de ta maison, tu verras naître
ce que tu cherches.
- Sois remercié, jeune dragon. Puis-je
encore te demander un service?
- Parle être debout Solvette. Si cela
est en mon pouvoir j'y accéderai.
- J'aimerais que tu allumes un feu pour
moi dans cette clairière.
- Qu'il soit fait comme tu le
souhaites, être debout Solvette. Rassemble les pierres du foyer et
le bois, je mettrai la flamme en son sein.
La Solvette rassembla des pierres et
des branches comme l'avait demandé le dragon. Puis elle s'éloigna
un peu. Le grand saurien pencha la tête presque jusqu'à toucher le
sol et d'un tout petit jet de flammes, mit le feu au bois.
- Que tes jours soient heureux, être
debout Solvette.
- Que les tiens soient fructueux, jeune
dragon.
S'étant ainsi salués, ils se
quittèrent. La Solvette regarda le dragon s'éloigner vers la
plaine. Quiloma lui avait expliqué que le dragon, qui aimait l'or et
les pierres précieuses comme tous ceux de sa race, partait en chasse
dans la plaine pour en trouver. Elle pensa que cela ne le rendrait
pas heureux toute sa vie.
Elle sourit. Le dragon l'avait bien
aidée sans le vouloir. Elle était devenue dépositaire du secret du
feu comme Quiloma, mais elle avait maintenant un feu à sa
disposition. Elle était assez loin de la ville et elle allait
pouvoir faire ses expériences en paix.
Elle sortit de sa musette un peu de
cette pierre noire qu'elle avait demandée à Quiloma, elle y
mélangea un peu de la pierre jaune réduite en poudre qu'elle avait
déjà préparée. Elle les pétrit bien.
Faisant une petite cuvette dans le sol
sablonneux de la clairière, elle y déposa son mélange et y mit le
feu. Une fumée vert jaune âcre et piquante s'éleva du mélange qui
brûlait. Quiloma avait raison. L'odeur en était insupportable.
Elle recommença son essai en y
ajoutant de la poudre blanche qu'elle avait récupéré sur les
plateaux des brancards qu'utilisaient les ouvriers dans les grottes.
Cette poudre semblait naître des parois, elles-mêmes. On l'enlevait
régulièrement. Avec son pilon, elle malaxa longuement le mélange.
De nouveau, elle creusa une cuvette et y déposa un peu de sa
préparation. Elle eut à peine le temps de poser le brandon enflammé
dessus que tout avait brûlé avec un grand bruit et une fumée
blanche. Elle sursauta. C'était tellement violent qu'effectivement
cela pouvait être la cause de l'effondrement de la montagne. Décidée
à en avoir le cœur net, elle prépara une nouvelle cuvette, remit
de la poudre dedans, en répandit un peu autour et boucha le tout
avec une pierre. Saisissant une branche de résineux, elle l'enflamma
et la jeta sur le trou. Le bruit fut plus violent, la pierre vola au
loin. La Solvette regarda le résultat, abasourdie. Elle n'aurait
jamais imaginé une telle violence contenue dans d'aussi petites
choses. Quiloma avait raison de penser qu'il y avait de la puissance
des dieux dans ce mélange. Elle pensa qu'il valait mieux garder cela
secret. Les hommes étaient trop fous pour un tel savoir. Elle pensa
au dragon. Un tel maître du feu, connaissait-il ce secret? Elle
pensa que oui. Il lui avait conseillé de mélanger le champignon
avec la poudre des grottes, il devait savoir pour les autres pierres.
Profitant du feu, elle se fit cuire son
repas, tout en réfléchissant à tout ce qu'elle venait d'apprendre.
94
Bistasio guidait un groupe sur le
chemin des crêtes. Il n'était pas très rassuré par la tournure
que prenaient les évènements. Il n'avait pas eu le choix. Son
arrivée à Tichcou n'avait pas été aussi simple qu'il l'avait
espéré. Son contact sur place au lieu de garder le silence sur sa
présence, avait alerté les soldats. On lui avait confisqué ses
tiburs et il s'était retrouvé prisonnier. Il s'était fait frapper
sans en comprendre les raisons. Les soldats qu'il avait vus,
parlaient une langue chantante qu'il ne comprenait pas. Le maître de
la ville de Tichcou était arrivé avec le chef des troupes. On
l'avait interrogé longuement et pas toujours avec douceur. Il avait
raconté l'arrivée des soldats du froid, leur nombre, les divisions
dans la ville, il avait cité Chountic et Rinca et leur désir de se
venger des occupants. L'attitude du chef des soldats avait changé à
partir de ce moment-là. Les questions étaient devenues plus
techniques sur le chemin et la topographie du terrain. Après il y
avait une longue discussion dans la pièce d'à côté entre le
militaire en chef et ses sous-fifres. Quand il était revenu, on lui
avait traduit les ordres. Il allait conduire des soldats dans la
ville pour espionner et ils redescendraient rendre compte. Bistasio
avait dit l'impossibilité d'une telle chose. Les abords étaient
trop surveillés. Les soldats du froid ne seraient pas dupes. Il
fallait que la présence des soldats de la plaine soit naturelle pour
que tout se passe bien, c'est-à-dire qu'ils aient l'air de
serviteurs de Bistasio portant les marchandises qu'il avait eues en
échange de ses tiburs. La négociation avait été serrée, le chef
de ville ne voulait pas perdre les tiburs qu'il avait confisqués, ni
donner des produits en échange. C'est le militaire qui avait
tranché. Bistasio aurait ses marchandises. Le chef de ville avait
fait grise mine mais avait cédé. C'est ainsi que Bistasio guidait
cinq hommes sur le chemin des crêtes. Ils portaient tous une charge
de tissus, de métal ou d'objets qui manquaient dans la ville. Rinca
et Chountic seraient contents d'avoir cela à vendre. Les soldats qui
l'accompagnaient parlaient un peu la langue du cru, et avaient été
habillés comme les locaux. La seule différence était les armes
qu'ils portaient sous leurs habits. Le chemin fut rude avec les
charges. Bistasio les guida avec beaucoup de précautions si bien
qu'ils ne virent pas âme qui vive avant d'arriver sur les pâtures
orientales. La réparation du chemin de la gorge avait tenu. Les
soldats de la plaine parlaient entre eux dans leur langue. Bistasio
les fit taire. Ils étaient trop près de la ville pour prendre le
risque. Ils s'arrêtèrent avant le dernier col. La nuit serait assez
claire pour qu'ils puissent atteindre la ville sans se faire
remarquer. Bistasio leur avait expliqué qu'il allait les conduire
dans des grottes, où ils pourraient se cacher. Ils pénétrèrent
dans la ville par la porte près de la maison de la Solvette. Ils
étaient tous nerveux. Bistasio espérait qu'ils ne paniqueraient
pas. Si l'un d'entre eux sortait une arme, ce serait le massacre. Les
premières ruelles étaient vides. Avant de s'engager dans une autre
voie, Bistasio jetait un coup d'œil devant lui. Ils passèrent
devant la maison de la Solvette, sous le regard intéressé des
charcs qui, comme toujours, étaient posés sur les murs. Encore
deux, trois rues et ils seraient dans les grottes. Encore un
tournant...
- Bonsoir Bistasio.
- Bonsoir Cifralt, tu sors bien tard ce
soir.
- Oui, il me faut aller chez la
Solvette, les enfants de Kalgar en ont besoin.
- Je vois que tu es bien tombée chez
eux.
- Cela me change de la maison Andrysio.
Mais toi, que deviens-tu? Tu es avec des étrangers.
- J'ai fait une expédition jusqu'à
Tichcou et l'acheteur m'a prêté des serviteurs pour ramener les
marchandises. D'ailleurs je passerai voir Kalgar, j'ai du métal.
- Fais attention avec le bruit des
combats, les étrangers pourraient être mal vus.
- Ils repartent demain à la première
heure. Ce soir il est trop tard.
- A bientôt Bistasio.
- Au revoir Cifralt.
Il la regarda tourner au coin de la
rue. Il entendit alors les armes qui glissaient dans leurs fourreaux.
- Venez, leur dit-il.
Il les guida jusqu'à la zone des
grottes de l'ancienne maison Andrysio. Mal ventilées, elles avaient
été délaissées. Bistasio savait qu'ils y seraient tranquilles.
95
La pluie arriva. Il faisait chaud et
humide. Les lourds nuages noirs se vidaient sur les pentes, noyant
hommes et bêtes.
- Knam, knam, knam...
- Ne jure pas comme cela, Chountic, tu
vas indisposer les esprits.
- On voit bien que ce ne sont pas tes
terres qui sont sous l'eau.
- Attends, je suis comme les autres,
mes récoltes ne vont pas tenir leurs promesses. La saison des pluies
est en avance cette année et les esprits l'ont voulu abondante.
- Oui, mais être obligé de rentrer
les récoltes dans les grottes pour les faire sécher, on n'avait
jamais vu ça.
La discussion se poursuivit entre les
deux hommes qui descendaient la grande rue pour aller vers les
grottes. Tout encapuchonnés et recouverts de leur cape de pluie,
Chountic et son voisin baissaient la tête pour éviter la nouvelle
averse. Comme les autres, ils ne prêtèrent pas attention aux deux
hommes qu'ils croisèrent. Équipés comme eux, ils longeaient
l'autre bord de la rue pour éviter de patauger dans la boue. Cette
pluie arrangeait bien, Schtenkel et ses hommes. Elle avait commencé
le lendemain de leur arrivée dans la ville. Tombant par averses
violentes qui duraient la moitié de la journée, la pluie obligeait
tout le monde à se terrer. Schtenkel jubilait. Après la peur lors
de la rencontre de la femme le premier soir, ils avaient pu grâce à
la pluie, passer inaperçus. Il avait maintenant un plan de la ville
et de ses remparts. Il avait une idée exacte des forces dont
disposait le chef ennemi. Il avait même réussi à apprendre son
nom. C'était le prince Quiloma. Une ou deux fois, il avait craint
pour sa sécurité et celle de ses hommes. Les soldats du prince
étaient manifestement surentraînés. C'est la pluie qui en
redoublant les avait à chaque fois sauvés. Il faisait avec Bistasio
une dernière reconnaissance pour aller voir la vallée d'où
viendrait le dragon. Ils se dirigèrent vers la clairière de la
dislocation. C'est là qu'ils retrouvèrent les autres. Tous les six
se dirigèrent vers la rivière en gardant la même altitude.
Bistasio avait cru comprendre qu'une patrouille surveillait
systématiquement le repaire du dragon, mais il n'en était pas sûr.
Schtenkel faisait avancer ses hommes avec précaution. Il ne voulait
pas risquer la confrontation avec les soldats du froid. Ce furent
deux longues journées, s'arrêtant souvent pour essayer de repérer
des ennemis. La nuit avait été calme. Ils avaient repris leur
progression. Bistasio fit signe qu'ils approchaient de la vallée.
Schtenkel fit monter son groupe sur la ligne de crête. C'est là
qu'ils aperçurent le groupe de cinq à l'abri d'un auvent rocheux.
Ils avaient fait un feu et ne semblaient pas en alerte. Schtenkel
remarqua quand même que l'un d'eux guettait les environs. Il fit signe
à ses hommes de reculer. Ils firent demi-tour pour gagner l'autre
côté de la crête. Ils arrivaient en haut quand le soleil se
démasqua derrière les nuages. La lumière fut tout de suite très
violente. Bistasio jura. Ils étaient complètement éclairés. Si
les hommes de Quiloma étaient dans le coin, ils étaient des cibles
trop faciles. Ils se mirent à courir jusqu'à un bois voisin. Cachés
derrière les fûts des arbres, ils regardèrent le panorama. Au loin
un grand oiseau volait. Le dragon ! pensa Bistasio. Effectivement peu
après, ils virent passer en dessous d'eux le grand animal. Schtenkel
donna tout de suite l'ordre de départ. L'occasion était trop belle
de découvrir le repaire du monstre. Il devait y avoir des courants
porteurs car le dragon se mouvait lentement sans battre des ailes.
Ils purent ainsi le suivre pendant un bon moment. Le souffle devenait
court et les muscles durs quand ils le virent disparaître à leur
vue.
- Le repaire doit être quelque part là
dessous, dit Schtenkel. On va s'approcher discrètement pour en voir
plus.
Pendant que ses quatre compères
reprenaient leur souffle, Schtenkel et Bistasio s'approchèrent du
bord. Malheureusement, ils ne purent que constater qu'une corniche
quelques pieds plus bas cachait la vue. Si la grotte était là, il
faudrait être sur l'autre rive de la vallée pour la voir. Schtenkel
jugea qu'il en savait assez. Il ne se voyait pas faire encore tout un
détour de plusieurs jours pour atteindre la berge opposée. Il rampa
en arrière pour ne pas tomber et se redressa. Bistasio fit de même.
Ils avaient à peine fait quelques pas qu'un violent coup de vent les
renversa. En tombant Bistasio se fit la remarque que les soldats de
la plaine faisaient vraiment une drôle de tête.
Une voix venue de très haut les
interpella:
- Alors, êtres debout, que faites-vous
si près de chez moi ?
Schtenkel se retourna et tenta de fuir
à quatre pattes sur le dos. Cela fit rire le dragon.
- Tu n'es pas un être debout, tu es
juste un petit homme.
Un des soldats se rua sur le dragon en
hurlant, l'épée au point. Déployant le cou, celui-ci le happa et
l'envoya voler dans le vide de la vallée. Son cri se répercuta
longtemps avant de s'éteindre.
- Je reconnais votre odeur... Vous êtes
des petits hommes de la plaine. Votre odeur ressemble à celle des
loups gris et je n'aime pas les loups gris.
Les survivants étaient tétanisés.
Plus personne ne bougeait.
- Mais ça sent aussi l'or...
Le mufle du dragon s'approcha des
hommes.
- Toi, petit homme, tu possèdes de
l'or.
- Mais non, j'ai tout laissé à
Tichcou.
- Ah! Tu viens de ce village. Je sens
que je vais aller y faire un tour. Mais tu sens l'or... petit homme.
Tu as intérêt à trouver où tu le
caches...ou je vais perdre patience et aller le chercher moi-même.
En disant cela le grand saurien s'était
approché de Schtenkel. Celui-ci fouillait frénétiquement ses
poches sans rien trouver. La peur le faisait trembler. Ses pensées
tournaient en rond à toute vitesse. Ce n'était pas possible. Ce
qu'il vivait ne pouvait exister. Juste au moment où il allait perdre
espoir, ses doigts sentirent un corps dur dans la tunique.
- Là, là il y a une pièce dans la
doublure...
Schtenkel disait cela en tendant le
vêtement. Avant qu'il ait compris quoi que ce soit, le dragon avec
arraché le morceau d'un coup de crocs.
Schtenkel regarda sa tunique déchirée
et son bras, quelque chose n'allait pas. Et puis la douleur arriva et
le sang gicla. Sa main avait disparu. Il hurla. Bistasio qui était à
côté se retourna pour vomir. Un des hommes se précipita pour faire
un pansement.
- Je vais vous faire cadeau de votre
vie pour cette fois, petits hommes, mais ne revenez jamais. Quant à
toi, être debout Bistasio, évite ces gens-là.
Le dragon déploya ses ailes et dans un
déchaînement de bourrasques, prit son envol.
- Viens, Schtenkel, ne restons pas là.
Les guerriers du froid vont arriver.
Soutenant leur chef, les trois hommes
et Bistasio s'enfuirent vers les bois proches.
Le retour fut pénible. Schtenkel
délirait à moitié avec la fièvre qui l'habitait. Bistasio les
avaient laissés après le premier col. Il refusait d'aller plus
loin. Le passage du dragon au-dessus de leur tête avait renforcé sa
détermination. La pluie avait rendu les passages quasiment
infranchissables. Le chemin de la gorge fut un calvaire, aucun des
trois rescapés n'en sortit valide. C'est épuisés qu'ils arrivèrent
à Tichcou, couverts de plaies, de miasmes. Ils pensaient pourvoir se
reposer et se refaire une santé mais ils arrivèrent dans une
bourgade qui semblait avoir connu la guerre. Ils reconnurent à peine
Jianme qui n'avait plus de cheveux et dont le visage était brûlé.
Tichcou avait connu la fureur du dragon. Seules les pluies
diluviennes avaient sauvé les habitations et leurs occupants.
96
L'été tirait à sa fin, les pluies
avaient gonflé les rivières, rempli les lacs et il y avait eu assez
de soleil pour que les mijnas poussent bien. Si la salemje avait trop
pris d'eau, cette bonne récolte de mijnas balayait les inquiétudes
du début de saison. Il fallait rentrer les bottes, séparer les
grains. L'hiver s'annonçait moins mauvais que le cycle précédent.
On pourrait tenir jusqu'à la saison des machpes. Quelques esprits
chagrins évoquaient diverses catastrophes mais les sorciers étaient
rassurants. Tout n'était pas parfait mais pour l'instant les esprits
semblaient satisfaits. Les guerriers du froid s'acclimataient et pour
beaucoup entretenaient des relations fort amicales avec les
habitants. Les guerriers de la plaine étaient bloqués à Tichcou.
La contre-partie en était la fermeture de la route de Tichcou et sa
disparition sous le lac. Le dieu Dragon en avait décidé ainsi avait
dit le prince. Une routine s'installait doucement.
C'est alors qu'on signala des
étrangers. Un serviteur de la maison Sabosti, qui rentrait des
champs lointains, les avait vus. Eux aussi l'avaient repéré. Ils
avaient fui dans le bois proche. Ce fut le branle-bas de combat.
Quiloma mit ses hommes en alerte maximum. Quatre patrouilles
partirent immédiatement. Il convoqua Sstanch pour faire mettre la
milice en alerte. Calt se retrouva sur la tour de guet avec le cor,
prêt à donner l'alarme. Tous les hommes de la milice mirent leur
équipement à côté d'eux tout en continuant leurs activités.
- On a trouvé les traces, mon Prince.
Mais elles ont disparu dans le ruisseau. Une main de nos guerriers
est partie vers le bas et deux vers le haut dont celle avec Mlaqui.
Nous n'avons trouvé aucune trace.
- Mlaqui est-il rentré ?
- Non. Il a envoyé un signal, peut-être est-il sur une piste?
- Non. Il a envoyé un signal, peut-être est-il sur une piste?
Les jours suivants, les patrouilles
revinrent sans autre nouvelle. Au troisième jour, Mlaqui et sa main
de guerriers arriva. Mettant genou à terre devant le prince, il fit
son rapport :
- ... J'ai poussé vers le domaine du
dragon. Pour moi, soit les étrangers sont venus pour espionner la
ville, car ils ne sont que trois, soit ils sont venus pour le dragon.
Nous n'avons retrouvé aucune trace depuis la ville, par contre, j'ai
retrouvé quelque chose plus loin dans la gorge où coule le ruisseau
qu'ils ont emprunté. Leur pisteur est bon, mais je pense que leurs
pas les emmènent vers la gorge du dragon.
- Pourquoi es-tu rentré alors? Il
fallait poursuivre.
- Je sais, Mon Prince, mais nous
n'avions pas assez de vivres et j'ai pensé qu'il valait mieux que
vous soyez au courant. Le dragon est grand maintenant, il saura faire
face.
- J'entends, Mlaqui, mais ce dragon est
encore un juvénile même s'il a commencé à amasser son trésor. Il
manque d'expérience et peut encore succomber. Tu vas repartir avec
trois autres mains de guerriers pour faire la chasse à ces intrus.
Le lendemain, avant même que le soleil
soit levé, vingt guerriers partaient au petit trot vers l'antre du
dragon.
- Je crois que nous avons été
repérés, mon lieutenant.
Jianme regarda autour de lui.
- Par qui ?
- Là-bas sur le versant éclairé,
j'ai cru voir un homme.
- Gagnons la combe. Il y a un ruisseau
plus bas. Sthenkel, passe devant.
Les trois hommes se glissèrent sans
bruit dans le sous bois. Jianme sur le rapport de Sthenkel avait
compris que jamais une armée ne passerait. Quelques hommes bien
armés, bien entraînés avaient plus de chance d'en finir avec le
dragon qu'une escouade qui aurait à se battre contre les guerriers
du froid. Il avait divisé son groupe en deux après le passage du
chemin de la gorge. Avec les pluies, il était encore plus abîmé
que dans les souvenirs des éclaireurs. Sthenkel avait été
difficile à convaincre de retourner là où il avait perdu sa main.
Jianme ne lui avait pas vraiment laissé le choix. Soit il se pliait
aux ordres, soit les tortures l'attendaient comme tout rebelle au
roi. Quatre hommes se dirigeaient en suivant le premier itinéraire
de Sthenkel vers la gorge du dragon. Jianme, Sthenkel et Torétaro,
le pisteur devaient tenter une autre approche en passant sur l'autre
berge. C'est en traversant une pâture qu'ils s'étaient fait
repérer. En tout cas telle était la conviction de Torétaro. Jianme
le croyait sans peine. Sa réputation de pisteur était une légende.
Il était capable d'effacer une trace, de perdre des poursuivants
aussi bien qu'il savait retrouver les signes infimes que pouvait
avoir laissé la proie qu'il traquait. Son sens du terrain était
merveilleux. Juste avant le dernier col, ils avaient bifurqué. Le
groupe de quatre avait pris un chemin longeant la rivière et
Torétaro avait conduit Jianme vers l'endroit qu'il sentait comme le
plus favorable.
Mlaqui jurait. La pluie était revenue.
Elle n'avait pas duré, elle avait juste effacé ou brouillé les
pistes. Après avoir couru pendant une demi-journée, ils avaient
coupé la piste des intrus. Enfin, ce qu'il en restait. Mlaqui et
Eéri étaient penchés sur le quelques signes qui restaient.
-Par là, dit Eéri qui déjà
s'élançait. Il s'arrêta voyant que Mlaqui ne le suivait pas.
- Il y a quelque chose qui ne va pas?
- Je ne sais pas, dit Mlaqui. Quelque
chose cloche mais je ne vois pas quoi. Avançons, on fera le point
plus tard.
Ils se remirent en chasse. En
sous-bois, la piste n'était pas meilleure, les résineux ne
facilitaient pas la lecture. Il y avait trop d'aiguilles par terre et
pas assez de lumière. Ils arrivèrent à une bauge.
- Regarde-là Mlaqui, c'est net.
Mlaqui se pencha et examina les traces
avec attention, puis il fit le tour de la plaque de boue. Il se
baissa pour ramasser un champignon.
- Regarde ! dit-il en le brandissant.
Il a été cassé par un pied. Voilà ce qui me gêne, il y a quatre
traces et pas trois. La piste que j'ai suivie la première fois
n'indiquait que trois hommes. Il y a deux groupes...
Tous les hommes s'étaient rapprochés
pour mieux entendre la discussion des konsylis.
Mlaqui que Quiloma avait désigné pour
s'occuper du dragon, reprit la parole.
- On a deux attaques contre le
juvénile. Quatre hommes ici et les trois du ruisseau. Ceux-là ont
plus d'avance, il faut les poursuivre. Je vais rebrousser chemin et
reprendre la piste dans le ruisseau avec ma main de guerriers. Vous,
allez à leur poursuite et tuez-les.
Eéri rajouta :
- Je vais envoyer un message au prince.
- Très bonne idée!
Les guerriers se séparèrent. Trois
mains d'hommes partirent sur les traces des quatre intrus et Mlaqui
avec son groupe alla vers le ruisseau.
Jianme suivait Torétaro, Schtenkel
ouvrait la marche. Il hésitait souvent. Ce n'était pas le chemin
qu'il avait emprunté. Il avait besoin de se repérer. Régulièrement,
avec l'aide de Torétaro, il montait en hauteur sur un de ces grands
arbres fréquents dans cette région et dont les branches régulières
lui permettaient de monter malgré l'absence de sa main. Torétaro
comprenait de mieux en mieux où ils devaient aller. Jianme l'avait
fait venir exprès pour cette expédition. Même s'il était en
guerre loin d'ici le roi Yas prenait à cœur cette histoire et avait
envoyé son meilleur pisteur pour traquer le dragon. Même avec son
aide, le voyage allait être plus long que prévu. Régulièrement
Torétaro leur faisait faire des détours ou effaçait les traces.
Jianme aurait aimé aller plus vite. Ce dragon l'obsédait. Il rêvait
de le tailler en pièces. Les vieilles légendes parlaient d'un
endroit près d'une plaque ventrale comme du seul endroit possible
pour tuer un tel animal. Il ne doutait pas de réussir.
Eéri menait le train tambour battant.
Ils avaient quatre intrus à éliminer, sans compter peut-être sur
ceux que poursuivait Mlaqui. Il était incertain quant à leur
existence. Il ne comprenait pas pourquoi ils seraient venus en deux
groupes. Ceux qu'ils poursuivaient avaient trois jours de marche
d'avance, mais ils ne connaissaient pas le terrain. Les traces
prouvaient leurs erreurs. Ils avaient perdu une demi-journée dans
une combe qui finissait en cul-de-sac. A la vitesse à laquelle ils
allaient, Eéri pensa qu'ils pouvaient les rejoindre en moins de deux
jours.
Les quatre hommes bivouaquaient.
- Tu te vois affronter un dragon,
demanda l'un.
- Pas vraiment, quand on voit ce qu'il
a fait à Tichcou, on n'a pas trop envie.
- Oui, mais on n'a pas le choix...
- Les autres, tu crois...
- Oui, ils sont derrière, Jianme est
formel. On va les avoir sur le dos. Il reste à savoir à quelle
distance.
- Alors, on ferait mieux de repartir.
Dans la forêt sans chemin, ils avaient
choisi de suivre le cours d'eau. Selon Sthenkel, ils allaient arriver
à l'entrée d'une gorge et là, le chemin quitterait le bord de
l'eau pour aller vers le couchant et monter. Après en longeant le
bord, il leur faudrait trouver l'antre du dragon et le tuer.
Les quatre hommes marchaient vite mais
sans courir. Ils avaient conscience que leurs poursuivants
gagneraient du terrain car ils ne pouvaient pas effacer toutes leurs
traces. Eux ne cherchaient pas le chemin.
Les renseignements de Sthenkel étaient
exacts. Ils arrivèrent à l'entrée de la gorge. Ils commencèrent
la montée.
- Là, chuchota un des hommes en
montrant une direction derrière eux.
Les trois autres se retournèrent. Ils
virent des silhouettes courant au loin à travers une trouée dans la
végétation. Cela ne dura pas.
- J'ai compté plus d'une dizaine
d'hommes. Ils sont au plus à une pause de nous. Bon maintenant, on
sait où ils sont. Il va falloir se battre.
Dans une journée de marche des
guerriers de la plaine, on faisait quatre pauses régulièrement
réparties. Ils n'avaient pas beaucoup de temps pour se préparer et
le lieu n'était pas bon pour une embuscade. Ils reprirent leur
course en avant.
En arrivant en haut de la falaise, ils
repérèrent un passage qui leur sembla favorable. Ils n'avaient pas
beaucoup de temps pour se préparer, mais ils allaient tendre une
embuscade.
Kyll cherchait des baies et des fruits.
Comme toujours, il était assez distrait et ne faisait pas trop
attention à ce qui se passait autour de lui. Heureusement il y avait
Rhinaphytia qui l'accompagnait. Lui, avait une solide dague à la
ceinture et un épieu à la main. Kyll n'avait pris que son bâton.
Il se moquait gentiment de Rhinaphytia.
- Les esprits m'ont promis que je
vivrai jusqu'aux grands âges.
- Oui, je sais, Kyll mais un peu de
prudence est toujours une bonne chose. Rappelle-toi les loups!
- Cela m'a permis de rencontrer le
dragon. Ne t'inquiète pas tant Rhina, nous sommes en sécurité, je
ne sens pas de danger autour de moi.
Leur récolte progressait bien. La
pluie avait fait mûrir les fruits. Une courte averse, toujours très
drue en cette saison, leur imposa de se mettre à l'abri d'un
surplomb rocheux. Quand le soleil réapparut, ils reprirent leurs
paniers et quittèrent leur abri.
- Bonjour, être debout Kyll.
- Bonjour, jeune dragon.
Rhinaphytia avait sursauté en
entendant la voix. Il eut un mouvement de recul en voyant l'énorme
masse du dragon assise sur le surplomb qui les avait abrités.
- Je vois que tu n'as pas oublié le
bâton que je t'ai confié.
- J'ai commencé à le sculpter. Il me
plaît bien.
- Que graves-tu dessus?
- Je dessine dans le bois ce qui me
vient à l'esprit.
- Je vois, être debout Kyll. Cela lui
va bien.
- Est-il comme tu le désires?
- Le plus important, être debout Kyll,
est qu'il soit ce qu'il doit être.
- Tu ne m'as pas dit ce que tu voulais
que j'en fasse.
- Ton esprit est ouvert et tes pensées
sont claires. Tu fais ce qui doit être fait.
Rhinaphytia regardait Kyll et le dragon
alternativement. Il n'en croyait pas ses yeux. Tout cela le dépassait
complètement.
- Ton ami a raison d'être prudent,
être debout Kyll, dit le dragon en tournant la tête.
- Tu ressens quelque chose, jeune
dragon.
- Oui, être debout Kyll, le monde des
esprits est perturbé par la violence pas loin.
Le dragon se dressa sur ses pattes
arrière. Ainsi levé, il était immense. Il resta ainsi un moment
tournant la tête de droite et de gauche. Il se laissa retomber en
amortissant sa descente d'un coup de ses larges ailes.
- Je dois te quitter, être debout
Kyll. Je sens la violence près de ma caverne. Cela me déplaît.
- Va et fais, toi aussi, ce qui doit
être fait.
- Je reviendrai voir le bâton, être
debout Kyll. Garde-le bien.
Kyll tint à peine debout sous les
bourrasques créées par le décollage. Rhinaphytia se retrouva assis
par terre. Les deux hommes regardèrent le grand saurien s'élever
dans les airs.
- Je n'en reviens pas, Kyll ! Il est
énorme !
- Il est inquiet. Les esprits aussi.
Tout n'est pas écrit, Rhinaphytia. De son avenir dépend le nôtre.
Viens, rentrons.
L'embuscade avait réussi. Quatre
flèches, quatre guerriers hors de combat. Les autres avaient cherché
refuge un peu plus bas derrière des troncs d'arbres déracinés.
C'est alors que les soldats de la plaine avait fait tomber le grand
litmel qu'ils avaient trouvé en équilibre instable. Dans sa chute
le litmel avait entraîné d'autres arbres. Enchevêtrés dans des
branches, tous les guerriers du froid étaient morts ou blessés. Les
quatre hommes entonnèrent alors le chant de la victoire. Ils
n'avaient plus qu'à achever ceux qui bougeaient encore pour être
tranquilles à moins qu'ils les abandonnent comme cela.
Eéri entendit l'hymne chanté à
tue-tête par ses ennemis. Une jambe coincée sous un arbre, il pensa
qu'il allait mourir écrasé. Il n'osa pas appeler pour voir qui
était encore vivant. Curieusement, il n'avait pas mal. Il entendit
les ennemis parler entre eux. Raté, il avait échoué. Il pensa à
son prince qu'il avait trahi par ses actes. Ils auraient dû être
sur leurs gardes plus que cela. Un voile passa devant ses yeux. Sa
dernière pensée consciente fut pour Cilfrat. Dans un éclair de
lucidité, il comprit. Elle était enceinte. Avant de sombrer, il
pensa que jamais, il ne verrait...
Jianme, Schtenkel et Torétaro se
figèrent. Le chant qu'ils entendaient, était le chant de victoire.
Auraient-ils tué le dragon? A moins que ce ne soit des ennemis.
- Non, là, dit Jianme sur un air de
triomphe.
Les deux autres regardèrent. Au loin,
ils virent le dragon en vol.
- Ils ont battu les hommes du froid.
Allons, il nous faut arriver avant eux à l'antre de la bête.
Torétaro regarda Schtenkel en
entendant cela. Y aurait-il un peu de folie dans la tête de Jianme?
Ils étaient sur la berge opposée à
l'autre groupe. Jianme avait fait le pari que le chemin serait plus
facile par là. Schtenkel qui avait vu depuis le surplomb au-dessus
de la grotte, le relief de la gorge en doutait. Il gardait son avis
pour lui. Jianme n'aimait pas la contradiction.
- Je serais vous, petits hommes,
j'aurais chanté moins fort.
Comme un seul homme, ils se
retournèrent en entendant cette voix douce. Ils ne virent que la
bouche ouverte du dragon et ses grands yeux qui brillaient comme de
l'or fondu.
Le dragon regarda les quatre corps qui
achevaient de se consumer.
- C'est comme les loups gris, je n'aime
pas le goût de leurs pensées, dit-il à voix haute. Tu peux sortir,
être debout du froid. Toi et les tiens ne risquez rien.
Un guerrier se dégagea des branches du
litmel. Il portait des traces de griffure sur le visage et les bras,
ses vêtements étaient déchirés et il boîtait bas, mais il était
vivant.
- Quel est ton nom, être debout?
- Je suis Stamleb, de la phalange du
prince neuvième Quiloma, Seigneur Dragon.
- Je connais cet être debout. Tu
n'étais là lors du combat avec ceux qui montent des animaux.
- Non, j'étais de garde dans la ville.
- Bien, être debout Stamleb. Je pense
qu'il nous faut dégager ceux qui sont comme toi.
- Oui, Seigneur Dragon. Parle et
j'obéirai.
Quiloma sortait de chez la Solvette
quand un charc arriva en piaillant autant qu'il pouvait.
Il n'aimait toujours pas ces oiseaux
que la Solvette accueillait sans sourciller.
- Que dit-il?
- Il parle d'un immense charc qui vient
par ici.
- De quoi...?
- Je pense que le dragon vient nous
voir.
Tout le monde leva la tête et regarda
dans la direction d'où était venu le charc. Au loin un oiseau
immense battait des ailes. Il tenait dans ses serres quelque chose
qui ressemblait à une branche d'arbre.
- Il ne peut pas atterrir ici, dit
Quiloma. Vite à la porte du bas.
Tous les guerriers présents se mirent
à courir vers le pont qui enjambait le cours d'eau.
Plus le dragon se rapprochait et plus
il était évident qu'il transportait un arbre. La Solvette fut
admirative de sa puissance. Sabda se colla contre elle. Elle ouvrait
des grands yeux en pointant du doigt la masse sombre qui volait.
- Dagon ! Bôôô.
La Solvette lui passa la main dans les
cheveux en souriant.
- Oui, le dragon, il est beau. Quand il
sera adulte, il sera magnifique.
Battant des ailes en les cambrant, le
dragon posa son fardeau doucement dans le pré au pied de la porte du
bas. Puis il se posa derrière.
Dès que les bourrasques de son
atterrissage eurent cessé, les soldats de Quiloma se précipitèrent.
Quiloma se dirigea vers le dragon.
- Bonjour, Seigneur dragon. Tu nous
ramènes un bel arbre.
- Oui, être debout Quiloma. Il fut
beau, mais ses fruits seront amers pour toi. J'ai vengé les tiens
mais je vais aller me venger maintenant.
Ayant dit cela le dragon reprit son
envol.
Quiloma se protégea du vent. Voyant
que le dragon donnait de puissants coups d'ailes, il se retourna pour
voir ce qu'il avait déposé.
Un homme sortait des branchages, il en
aida d'autres qui comme lui s'étaient accrochés aux branches.
Quiloma reconnut ses guerriers. Ainsi c'était cela les fruits dont
le dragon parlait, des blessés. Se rapprochant rapidement, il
demanda :
- Que s'est-il passé?
Tombant genou à terre, le guerrier
baissa la tête, frappa sa poitrine et dit
- Nous avons failli, Mon Prince.
- Fais ton rapport, Stamleb.
L'homme raconta ce qu'il savait.
Pendant ce temps, les présents évacuaient les blessés vers la
maison de la Solvette qui les attendait.
Jianme piaffait à chaque arrêt.
Schtenkel et Torétaro perdaient trop de temps selon lui. Il
imaginait les autres arrivant avant lui à la grotte et cela le
faisait enrager. Les deux hommes en discutaient parfois à voix basse
en haut d'un arbre. Pour eux, le dragon rendait Jianme fou. Cela
faisait deux jours maintenant qu'ils avaient entendu le chant de
victoire sur l'autre rive. Ils n'avaient pas encore atteint la gorge
de l'antre du dragon. Torétaro était sur que personne ne les
suivait. S'ils avaient des poursuivants, ceux-ci étaient soit
perdus, soit sur le chemin de la grotte, parce qu'ils avaient deviné
où ils allaient.
Mlaqui jurait d'avoir perdu la trace.
Le gars qui menait les intrus était vraiment bon. Il devait être de
la région. Comme il était près d'un grand litmel, il décida de
monter pour se repérer. Le mieux était d'aller vers la grotte du
dragon et d'y attendre les ennemis. Ils seraient obligés d'y arriver
quel que soit leur chemin. S'accrochant aux branches, il commença
son ascension. Arrivé à mi-hauteur, son œil fut attiré par une
éraflure sur le tronc. Il devint attentif. Il monta plus doucement.
Il eut un sourire, ils étaient passés par là. Eux aussi avaient
besoin de se repérer. Arrivé en haut, il fit le tour du tronc et
remarqua les petits rameaux cassés. Ils avaient guetté là. Il prit
la même position. Effectivement, on devinait dans la rupture du
moutonnement de la forêt la position de la gorge. Ce litmel était
une bénédiction pour lui. Il dominait toute la forêt. Il fit le
tour de l'horizon. Il repéra les autres litmels qui dépassaient la
canopée. Voilà une bonne information, ces arbres étaient fort
pratiques. Il fronça les sourcils. Là-bas au loin, au sommet d'un
litmel, n'était-ce pas des silhouettes? Mlaqui s'immobilisa.
Sifflant doucement entre ses dents, il envoya à ses quatres
équipiers le message : ennemi repéré.
Il entendit en bas, le bruit des hommes
se rééquipant. Il continua son sifflement. Cela aurait pu passer
pour celui d'un oiseau, mais en entendant cela, les hommes au pied de
l'arbre arrêtèrent de bouger. Mlaqui observait. Les deux
silhouettes qui se découpaient sur le ciel de cette fin de journée
étaient à plus d'une journée de marche. Il les devina bouger et
descendre de leur perchoir. Il attendit un moment qu'elles aient
disparu avant d'entamer la descente. Sa décision était prise, il
irait vers la gorge. Les ennemis avaient trop d'avance. Retrouver
leurs traces serait une perte de temps. Arrivé en bas, il donna les
ordres. La nuit ne tarderait pas, mais on pouvait encore marcher un
moment et réfléchir à l'embuscade.
- Un homme...
- Non, je n'ai rien vu.
- Je sais Torétaro, mais tu étais
plus bas que moi. J'ai attendu et je l'ai vu bouger. Ils nous
poursuivent.
- Même s'ils nous ont vus, ils ne
pourront nous rattraper.
Jianme intervint dans la discussion des
deux hommes qui descendaient.
- On perd du temps. Les autres doivent
être devant.
- Le dragon est toujours vivant, mon
lieutenant, dit Schtenkel. Nous l'avons vu qui volait en portant un
arbre.
- Nous serons à la gorge dans combien
de temps?
- Deux ou trois jours si nous
continuons à cette vitesse.
- Alors, il va falloir aller plus vite.
Torétaro, on laisse tomber les précautions puisque l'ennemi est
loin.
Torétaro ne répondit pas et ramassa
ses affaires. Schtenkel fit de même. Jianme était déjà parti.
- Pas par là, mon lieutenant. Par là
! dit Torétaro en se mettant en marche.
Les trois hommes reprirent le petit
trot qui caractérisait leur progression. Jianme reprit son monologue
sur ce qu'il ferait quand il ramènerait la preuve qu'il avait tué
le dragon. Les deux autres avaient cessé de répondre. Il
n'entendait rien. Une espèce de fièvre intérieure le brûlait.
Pour eux la question était de savoir
comment survivre à cette expédition.
A la manière dont la Solvette
bougeait, Quiloma devinait sa colère. Il savait pourquoi. Il y avait
assez de malheur avec les accidents sans en rajouter avec la guerre.
Quiloma se dit qu'il avait bien changé depuis qu'il la connaissait.
Aujourd'hui, il lui donnait presque raison.
Sabda vint se jeter sur ses genoux
- Bôô, dagon, bôô !
- Oui, Sabda, il est beau !
Il souriait à sa fille. Une étrange
douceur l'envahissait chaque fois qu'il s'occupait d'elle. Il
sursauta quand la porte s'ouvrit à la volée.
- Où est-il ?
Quiloma se retourna pour voir qui était
cette furie qui entrait dans la maison. Il vit Cilfrat courant vers
la Solvette. Cette dernière la bloqua.
- Il vivra ! dit la Solvette en
cherchant le regard de Cilfrat
Cilfat lutta un peu avec la Solvette
pour passer en force puis elle se laissa aller à ses pleurs.
- J'ai entendu parler les hommes de
morts et de blessés.
- Il vivra, pour le moment il dort,
mais il vivra. Le père de ton enfant vivra.
Cilfrat arrêta de pleurer et regarda
la Solvette dans les yeux :
- Tu sais ?
- Oui, je sens sa vie en toi.
- Je vais faire un hors-saison.
- Oui, mais regarde Kalgar et Talmab.
Ils vont bien. Et puis pour les hommes du froid, la notion de
hors-saison n'existe pas.
- Je veux le voir.
- Oui, viens doucement, la plupart
dorment.
La Solvette conduisit Cilfrat vers un
coin de la grande pièce. Cilfrat marchait sur la pointe des pieds,
tout en silence. Tirant un rideau, elle découvrit Eéri, dormant.
Son visage était griffé, un bras était en écharpe. Le bas du
corps semblait étrange. Elle se retourna vers la Solvette d'un air
interrogatif.
- Ses jambes sont restées sous
l'arbre.
Cilfrat s'agenouilla à côté de la
paillasse et posa sa tête sur la poitrine d'Eéri.
La Solvette tira le rideau derrière
elle. Elle rejoignit la table où était Quiloma. Elle avait de la
colère dans les yeux.
- Oui, Solvette mais ce n'est pas
possible. La violence fait partie de notre monde. Remarchera-t-il ?
- Non, enfin pas normalement. J'ai dû
amputer ce qui était trop abîmé.
Mlaqui contemplait la gorge du dragon
depuis la berge opposée à celle qu'il connaissait. Ils avaient
rejoint le bord et longeait le canyon. La vue était dégagée vers
l'amont. On voyait l'entrée au loin de la caverne du dragon. De là
elle semblait inaccessible. Il pensa qu'il était nécessaire d'être
plus près pour mieux voir s'il n'existait pas une voie possible. Ils
reprirent leur marche. La discussion roulait sur la manière de
tendre un piège aux intrus.
Le dragon volait dans la nuit. Il se
laissa planer sur le vent assez fort qui poussait les nuages vers la
montagne. Demain, il pleuvrait. Il parcourait ainsi ce qu'il
considérait comme son domaine, prélevant un clach par-ci un tibur
par-là. Dans cette nuit sans lune, ombre parmi les ombres, il
repérait de son œil froid les points chauds qui palpitaient dans la
forêt. Il repéra sans peine les quatre guerriers du froid. Ils se
protégeaient du vent plus qu'ils ne se cachaient. Il sonda leurs
esprits. Il les sentit calmes et tendus vers la défense de son
territoire. Il ressentit le plaisir de ne pas se sentir seul. Son vol
lui fit survoler une zone plus dense, plus sombre. Il allait
s'éloigner porté par les ailes du vent quand il perçut une haine.
Virant sur les courants de l'air, il repassa au-dessus. S'ouvrant
complètement au plan des esprits, il vit les trois petites lueurs
des esprits des hommes. Deux étaient dans la peur mais s'en
cachaient, le troisième était rougeoyant de colère, de haine et de
détermination. Il se rappela ce que Mandihi lui avait dit. La
malédiction poursuivait celui qui chassait le dragon s'il n'était
l'élu. Une fièvre prenait le chasseur le rendant prêt à tout pour
atteindre sa proie. Ce fanatisme les rendait plus dangereux. Seule la
mort pouvait les arrêter. Le dragon sourit intérieurement. Il
allait leur réserver un accueil digne de leur folie.
Mlaqui descendait avec peine.
Heureusement des lianes récupérées dans un hallier voisin lui
facilitaient le parcours. Si l'une d'elles cassaient, il ferait un
grand saut. Il préféra ne pas y penser. Il n'avait pas le choix.
Les intrus passeraient forcément dans la gorge en bas, c'est là
qu'il aurait le plus de chance de dresser l'embuscade. Sa position de
Konsyli lui imposait d'ouvrir la marche. Il aimait bien cela. Le fond
de la gorge était tapissé d'un taillis touffus, au milieu la
rivière faisait un lac. La lumière du soleil n'arrivait pas encore
jusque là. Elle ne touchait l'eau qu'en plein midi l'été. Mlaqui
pensa que l'attente serait éprouvante dans le froid et l'humidité.
Il se dépêchait pourtant. La pluie n'allait pas tarder compliquant
la descente de ses compagnons. Arrivé en bas, il sécurisa la zone
d'arrivée en écartant des branches, en essayant de ne pas les
casser pour ne pas laisser de signe de son passage. Il siffla en
modulant un code de sécurité pour ses compagnons. Une chute de
graviers lui signala le départ d'un de ses hommes. Laissant la liane
bien accrochée, il partit en reconnaissance. Les traces animales
conduisaient vers le lac. Il suivit les passages. Arrivé près du
lac, il s'approcha du déversoir. L'eau y était rapide, froide mais
peu profonde. La traversée pourrait se faire sans trop de
difficulté.
- Un morceau de liane sera le bienvenu,
pensa-t-il tout haut.
- Je le pense aussi.
Mlaqui sursauta en entendant cette
voix. Il se retourna en dégainant. Devant lui, se tenait une série
de dents toutes plus impressionnantes les unes que les autres.
Il rengaina en mettant genou à terre.
- Je te salue, Seigneur Dragon.
- Je te salue, être debout Mlaqui, toi
qui sais si bien soigner les dragons.
La tête du dragon dépassait de l'eau,
surplombant l'homme. Mlaqui fut impressionné, il avait encore
grandi. Il était maintenant d'un rouge soutenu. Si les écailles
étaient encore fines, elles étaient déjà largement assez
résistantes pour faire face à un homme seul fut-il enragé.
- Toi et les tiens ne devriez pas
rester ici.
- Nous sommes venus t'aider, Seigneur
Dragon. Un homme en veut à ta vie.
- J'ai senti sa présence. J'ai aussi
senti la vôtre. Vois-tu la trace derrière toi, être debout Mlaqui?
Celui-ci se retourna pour regarder.
- Toi et les tiens allez la suivre.
Vous arriverez au pied de la montagne. Là il y a une grotte.
Reposez-vous.
- Bien, Seigneur Dragon.
Mlaqui siffla pour donner ses ordres à
ses hommes. Bientôt, il en vit arriver un, puis deux. Il se retourna
vers l'étendue d'eau. Il n'y avait plus rien. Dans la pénombre du
fond de la gorge, on ne distinguait rien dans cette eau sombre aux
reflets rouges. Il sourit et quand tous furent là, il les entraîna
vers la grotte dont lui avait parlé le dragon.
Les deux hommes étaient épuisés à
courir derrière Jianme. Il s'était réveillé il y a deux jours en
disant :
- Bon ça suffit de perdre du temps. On
va par où?
Torétaro lui avait indiqué la
direction.
- Alors on y va tout droit, avait-il
ajouté en prenant ses affaires sans attendre que ses compagnons
soient prêts.
Depuis, ils couraient derrière lui,
sans pause, presque sans dormir. Jianme n'écoutait plus rien.
Torétaro avait bien essayé de lui dire qu'on s'était éloigné de
la ligne droite, et même qu'on tournait en rond, il n'écoutait
plus. Il voulait tuer le dragon et le plus tôt serait le mieux.
Alors qu'ils pensaient qu'ils allaient s'écrouler de fatigue
à chaque pas, ils virent Jianme s'effondrer sur le sol. Comme il ne
bougeait plus, ils s'approchèrent. Il était tombé d'épuisement et
son casque avait heurté une racine. Schtenkel vérifia qu'il
respirait. Les deux hommes s'assirent et reprirent souffle.
- On est loin?
- Il nous a fait tourner en rond. Nous
sommes perdus. Il faudra que je remonte sur un arbre pour retrouver
la direction.
- En attendant qu'il se réveille,
reposons-nous. Deux jours à courir, je n'en peux plus.
Le matin trouva les trois hommes
endormis. La lumière du soleil réveilla Torétaro. Il regarda un
instant les deux autres hommes qui dormaient. Il se leva en silence.
Sans bruit, il s'éloigna.
Schtenkel se réveilla en entendant
crier un oiseau. S'il vit tout de suite Jianme, il ne trouva aucune
trace de Torétaro. Il jura entre ses dents. Ce salaud était parti
avec les provisions. Il alla jeter un coup d'œil à Jianme. Celui-ci
n'avait pas bougé. Tout équipé, il était tombé, tout équipé,
il dormait, seul son casque reposait à côté de lui. Et s'il ne se
réveillait pas? Schtenkel eut un moment de panique. Il secoua Jianme
qui grogna.
- Debout, mon lieutenant, il faut y
aller.
Jianme jeta un regard torve sur
Schtenkel. Puis un éclair de compréhension sembla passer dans ses
yeux.
- Je dors depuis combien de temps?
- Une journée, mon lieutenant.
- Alors ne perdons pas de temps,
allons-y.
Jianme se leva péniblement. Schtenkel
le soutint.
- Votre tête a tapé sur une branche
quand vous êtes tombé.
- Où est le guide?
- Il a dû partir en reconnaissance. Il
n'était pas là quand je me suis réveillé.
- Tu veux dire qu'il a fui, le lâche !
La gorge doit être vers le soleil couchant, allons-y.
Les deux hommes se mirent en marche. La
pluie se mit à tomber. La forêt était touffue dans cette partie.
De nombreux arbres tombés, de lianes et de ronciers gênaient la
progression. Quand le crépuscule arriva, ils commençaient à
désespérer d'arriver à la gorge. La pluie avait diminué
d'intensité mais persistait. Les deux hommes marchaient la tête
basse, complètement détrempés. Ils n'avaient rien mangé depuis
deux jours.
- La pluie ne va pas nous lâcher,
marchons tant que nous pouvons.
Dans la nuit presque noire, Schtenkel
glissa. Jianme entendant son cri, s'arrêta net. Il appela son
compagnon. Il n'eut pas de réponse. On ne voyait plus rien. Il tâta
le chemin avec son pied. Il fit un pas, puis un deuxième, au
troisième, il glissa dans la boue. La chute fut rude. Il se mit à
glisser dans une espèce de toboggan naturel. Des branches le
fouettaient au passage. Heureusement, son armure le protégeait. Sa
tête heurta quelque chose. Il perdit connaissance.
Schtenkel se sentit tiré. Il reprit
conscience, il avait froid, il avait mal. Ouvrant les yeux, il vit
d'abord le vert des arbres. Il entendit quelqu'un jurer. Il se mit à
grelotter.
- Tu pourrais faire un effort !
En entendant cette voix, son cerveau se
remis en marche. Il se rappela la nuit, la glissade, le choc. Il
poussa avec ses pieds. Il prit conscience qu'il était dans la boue
et quelqu'un le tirait par les aisselles. Après un dernier effort,
ils roulèrent l'un sur l'autre. En se dégageant, Schtenkel reconnut
Torétaro. Trop épuisé pour réagir violemment, Schtenkel lui dit :
- Tu nous as bien lâchés!
- C'est vous qui avez fait n'importe
quoi. J'ai emmené les bagages et les provisions pour ne pas nous
surcharger et j'ai trouvé une route simple pour aller vers l'antre
du dragon. Et quand je suis revenu vous aviez disparu.
- Tu aurais pu le dire !
- J'ai laissé un cairn messager, tu ne
l'as pas vu?
- Non, Jianme était trop pressé.
D'ailleurs où est-il?
- Enfoncé dans la boue lui aussi, un
peu plus loin. Il a eu de la chance, il est tombé sur le dos, sinon,
il se noyait.
Se remettant péniblement debout,
Schtenkel accompagna Torétaro. Ils trouvèrent Jianme comme prévu.
Son casque lui retombait sur le nez. Ils le tirèrent à deux de la
fange dans laquelle il baignait. Schtenkel lui enleva son casque,
vérifia qu'il respirait et se tourna vers Torétaro.
- Tu as une couverture?
- Comme les vôtres, trempée.
- On peut faire du feu ? Ou c'est trop
dangereux ?
- Vous avez atteint la vallée du
dragon loin en amont. Le vent nous est favorable. Je pense qu'on peut
essayer.
Après de multiples essais, ils eurent
la chance de trouver du bois flotté échoué depuis longtemps sous
un auvent de pierre creusé par la rivière. Sur un sol de sable, ils
purent enfin faire démarrer un feu. Ils ramenèrent Jianme à côté.
Schtenkel s'était rincé dans la rivière et se chauffait au feu en
faisant sécher ses affaires. Heureusement, l'air n'était pas trop
froid. Ils dévêtirent Jianme pour le réchauffer aussi. Les
couvertures, bien que mouillées, avaient été utilisées pour faire
des cloisons pour couper le vent.
A force d'alimenter le feu pour qu'il
ne fume pas trop, il commença à faire chaud dans l'espace ainsi
préservé. Schtenkel cessa de trembler quand il eut mangé. Torétaro
avait même réussi à attraper du poisson.
Jianme grogna. Ses compagnons l'avaient
recouvert de sable sec qu'ils avaient de surcroît chauffé avec les
pierres du foyer.
- Où suis-je ?
- Tout va bien, mon lieutenant. Nous
avons fait une chute mais tout va bien.
Il posa des yeux chargés
d'incompréhension sur les deux hommes.
- Schtenkel, qu'est-ce qui s'est passé?
- Pendant que Torétaro cherchait une
piste, nous nous sommes égarés. Je suis tombé et vous m'avez suivi
dans un cours d'eau mineur qui se jette dans la rivière. Cela a fait
comme un toboggan. Heureusement, Torétaro nous a retrouvés.
- Le dragon ?
- Pas de nouvelle, mon lieutenant.
- On va se reposer un peu et puis on
ira le tuer.
Jianme se rallongea et s'endormit.
Les deux hommes se regardèrent et
haussèrent les épaules.
- Repose-toi, je vais aller chasser.
S'il va bien nous repartirons demain.
Le jour se leva en haut. Dans le fond
de la gorge, la lumière ne pénétrait pas beaucoup. Le feu était
braise mais une douce chaleur régnait derrière les couvertures
étendues.
Torétaro cuisait du poisson. Schtenkel
rassemblait les affaires. Jianme s'équipait. Lentement, il mettait
sa tenue de combat.
- Tu dis que nous sommes dans la vallée
du dragon en amont de son antre.
- Oui, mon lieutenant, répondit
Torétaro. Une demi-journée de marche tout au plus.
- Nous partirons dès que nous aurons
le ventre plein. Il ne faut pas que je refasse les erreurs des jours
passés.
Schtenkel et Torétaro
s’entre-regardèrent. Si le discours était plus sensé, il était
prononcé par un homme au regard fou. Il leur laissa quand même le
temps de plier les affaires. La pluie avait cessé mais le vent
restait violent. Ils se mirent en route. Torétaro ouvrait la marche
et portait les bagages avec Schtenkel. Jianme l'arme au point
suivait. La progression fut aisée jusqu'au moment où la gorge se
resserra. Il n'y eut bientôt plus de place pour marcher hors de
l'eau. Torétaro fit une reconnaissance. Il fit passer les bagages en
les portant à bout de bras. Pendant ce temps, Schtenkel aidait
Jianme à se déshabiller. Ce dernier avait bien essayé de passer
comme cela mais il avait failli se noyer. Emporté par le poids de
son armure, il aurait coulé sans l'aide de Schtenkel. Arrivé à
l'extrémité du passage, il s'arrêta. Il y avait un petit déversoir
finissant dans une vasque. Mais son attention fut surtout retenue par
ce qu'il voyait. Immense et gigantesque, l'antre du dragon s'ouvrait
là-bas, droit devant lui. Il faillit se mettre à courir. Torétaro
le retint.
- Non, mon lieutenant. Si vous tombez
maintenant, vous ne pourrez plus combattre. Nous serons au pied de
son antre vers le milieu de l'après-midi.
Torétaro installa une liane pour aider
les deux autres à descendre. Après la vasque inférieure, il était
de nouveau possible de marcher à côté de l'eau. Jianme se
rééquipa. Il marchait le bouclier dans une main et l'épée dans
l'autre. Il avait pris la tête du convoi. Torétaro se tenait juste
derrière lui pour le guider. Ils eurent une alerte en voyant le
dragon voler vers sa caverne. Les trois hommes se cachèrent sous des
buissons.
- Nous a-t-il vus?
- Je ne crois pas, dit Torétaro. Nous
avons été rapides et il semblait rentrer dans son antre.
Jianme risqua un coup d'œil hors du
buisson. Le ciel était libre de toute présence. Il se remit en
marche bientôt rejoint par les deux autres. Il marchait plutôt
lentement, ne quittant pas l'ouverture de la caverne des yeux. Ils ne
virent pas le dragon.
La vallée s'élargissait en changeant
de direction. La grotte du dragon s'ouvrait dans ce tournant au beau
milieu d'une paroi rocheuse de quelques centaines de pas de haut.
L'espace dégagé devant permettait au dragon de manœuvrer pour
entrer et sortir.
- Bon choix, pensa Torétaro en
regardant la région. Le fond de la vallée était occupé par un
bois. Il pensa que cela faciliterait leur progression. Sous les
arbres, ils ne seraient pas visibles. Toujours à l'affût d'un
mouvement, ils commencèrent leur descente. L'approche se passait
bien. La rivière coulait au milieu du bois. Ils en suivaient le
cours. Un peu plus de mille pas plus loin, ils arrivèrent à une
lisière. Ils s'approchèrent doucement. Un rocher obstruait le cours
d'eau qui en faisait le tour. L'eau glissait sur la surface de la
pierre lui donnant des reflets aux multiples couleurs pour rejoindre
un lac. L'endroit respirait le calme. Les arbres faisaient comme un
écrin autour de l'eau couverte de petites lentilles vertes. Aucune
vague, aucune ride n'en troublait la surface. Seuls quelques arbres
tombés en brisaient la régularité. Torétaro sentait Jianme
impatient derrière.
- Alors ? demanda celui-ci.
- A priori tout est calme. Nous sommes
presque sous l'entrée de la grotte. Après le lac, il faudra se
rapprocher de la paroi. Je pense qu'il y a un chemin possible pour
l'atteindre. Je crains qu'il ne soit à découvert. Il faudra
peut-être attendre la nuit.
- Vous pourriez parler plus bas,
chuchota Schtenkel. Être aussi près du dragon me panique.
Jianme haussa les épaules, affermit sa
main sur la garde de son épée et commença à descendre pour
rejoindre le bord du lac.
De près les berges étaient plus
encombrées que ce que l'on devinait de loin. Ils enjambaient ou se
glissaient sous de multiples branches, ou troncs qui s'entremêlaient.
Arrivés au bout du lac, ils virent une petite plage où les animaux
devaient venir boire vu le nombre de traces dans la boue. Jianme vit
qu'un tronc couché traversait opportunément pour ne pas s'enfoncer
dans la boue. Tel un équilibriste, il s'y engagea.
Il atteignait la houppe de l'arbre. Les
branches partaient un peu dans tous les sens. Jianme posa la main sur
le bois à sa portée et chercha des yeux le meilleur chemin. Sur sa
droite, il partait vers un roncier, devant lui, plusieurs branches
barraient le passage et nécessitaient des acrobaties pour passer et
à gauche, on se retrouvait au-dessus de l'eau. C'est alors qu'il
regardait dans cette direction qu'il vit les lentilles d'eau remuer.
Un rocher rouge apparut, bientôt accompagné de deux disques dorés,
puis émergèrent des dents.
- Bonjour, petit homme. Je crois que tu
voulais me voir.
Jianme contempla la tête du dragon.
Elle avait la taille d'un jeune tracks. Elle continuait à s'élever
pour culminer plusieurs pieds au-dessus de lui. Jianme n'était pas à
main. Il se tenait à une branche de la main gauche et avait son épée
dans la droite, alors que le dragon était à gauche. Il regarda le
cou. Il y avait là la plaque sensible. Il en était sûr. Il
n'aurait droit qu'à un essai. Il calcula. Quatre ou cinq pas pour
atteindre le bout de la branche qui surplombait l'eau, puis
l'attaque. C'était serré mais jouable.
- Bonjour, dragon. Mon roi trouve que
tu lui voles beaucoup d'or.
- Lui-même ne le vole-t-il pas au
cours de ses combats?
- Le roi est le roi. C'est son droit,
reprit Jianme en pivotant.
- Et qui fixe ce droit, si ce n'est le
roi ?
- Non, les règles sont plus anciennes
que lui. Elles viennent des rois qui l'ont précédé.
Jianme avait fait un pas vers le
dragon.
- Alors ce sont des règles de rois
pour des rois. En quoi s'appliquent-elles à moi ?
- Le roi Yas gouverne ce monde et cette
région. Tu voles son bien.
Un pas supplémentaire, il ne lui en
restait plus que deux avant de pouvoir frapper. Le dragon ne bougeait
pas. Jianme sentit son cœur accélérer.
- Les dragons ont besoin d'or. C'est
leur loi. Je ne suis pas roi, les règles des rois ne sont pas faites
pour les dragons. Je ne crois pas que je vais lui rendre quoi que ce
soit.
- Je suis venu seul avec mes guides
pour négocier mais d'autres pourraient venir en nombre pour
reprendre ce qui est au roi.
Jianme avança encore une fois le pied
et transféra son poids pour préparer son attaque.
Le craquement fut sinistre. Schtenkel
et Torétaro assistèrent impuissants à la chute de Jianme. La
branche avait cassé sous son poids. Il lâcha son arme dans la chute
mais ne put se raccrocher aux branches. Il y eut un plaouffff et puis
le silence. Il ne resta qu'un rond clair dans les lentilles d'eau que
les trois protagonistes restants regardèrent un moment.
La tête du dragon se tourna vers eux.
- Vous avez de la chance, petits
hommes.
Les deux hommes n'osaient plus bouger.
Les prunelles jaunes qui les fixaient, les hypnotisaient.
- Je te reconnais, petit homme à la
doublure d'or, te revoilà sur mon chemin. L'être debout qui voit
les esprits, m'a demandé de t'épargner. Ton destin n'est pas fini.
Nous nous reverrons. Et toi petit homme qui lit la terre, ton combat
n'est pas le combat de ce roi qui veut des règles de roi. Si je te
revois, tu n'auras pas un meilleur sort que le petit homme qui n'a
pas flotté.
Le dragon bondit hors du lac et de
toute la puissance de ses ailes, il prit son envol. Sous le souffle,
les deux hommes se retrouvèrent assis. Ils regardèrent le ciel où
le dragon rapetissait et s'entre regardèrent. Ils étaient vivants.
ILS ÉTAIENT VIVANTS.
Ils éclatèrent d'un rire nerveux.
C'était fini. Soulagés, ils se relevèrent. Il ne restait plus qu'à
rentrer.
Torétaro plaqua Schtenkel qui eut un
regard étonné.
- Flèche, cria-t-il.
Le bruit mat d'un trait qui se plantait
dans l'arbre retentit au-dessus d'eux. Ils virent de l'autre côté
du lac des guerriers du froid. Torétaro et Schtenkel prirent la
fuite vers l'intérieur du bois.
97
On entendit le cri de Yas dans toute la
citadelle. Les dieux ne lui étaient pas favorables, hurlait-il.
Tous les conseillers essayaient de se
faire oublier. Il n'était pas bon d'essuyer la colère du roi.
L'armée du roi était arrivée à Smyle depuis deux jours. Les
habitants étaient à la fois soulagés de voir arriver les
militaires pour les protéger des pirates et inquiets d'en voir
autant avec le roi à leur tête. Il allait falloir les nourrir. Le
roi Yas était venu inspecter le port. On y voyait les lourds bateaux
de marchandises, quelques coques plus fines tranchaient au milieu de
ces ventres ronds. On montra au roi les chantiers d'où elles
venaient. Il se montra intéressé par cette visite. On le conduisit
devant le modèle qui était un bateau pirate pris à l'ennemi. Le
roi en apprécia la ligne. A la proue, une figure haute et
inquiétante, propre à terroriser les populations.
- Un gragon, majesté! Il s'agit d'un
animal mythique capable de voler et de cracher du feu.
- Dans les contrées montagneuses, il
parle de dragon, majesté, dit un des conseillers.
Le roi ne dit rien mais se renfrogna.
Autour de lui, les édiles de la ville firent grise mine. Avaient-ils
vexé sans le vouloir le roi Yas? Double faute, on ne doit pas vexer
un hôte et encore moins le roi.
La visite se continua sans autre
commentaire. Cela n'empêcha pas la fête d'être grandiose le soir.
C'est sous les nuages noirs d'une
matinée pluvieuse que furent annoncées les mauvaises nouvelles.
Le premier messager qui arriva,
apportait des nouvelles du général Lujàn. Si les pirates avaient,
un temps, été arrêtés par les hautes falaises au nord de la
ville, ils avaient réussi un contournement et encerclaient Toutkat.
Le second vint annoncer l'incendie du
palais de Tienne, pas de celui qui était en construction mais du
palais de l'ancien roi. Il n'avait pas résisté à une attaque par
le dragon. Celui-ci était arrivé dans la nuit noire. Il avait
détruit la moitié du château pour y trouver le trésor et avait
brûlé le reste. Les bijoux de la couronne s'étaient envolés au
sens propre du mot.
Le roi hurlait sa rage et sa colère.
La disparition de la couronne l'affectait mais les pirates étaient
plus urgents. L'armée n'eut pas le temps de finir d'arriver, ni même
de commencer à s'installer. Elle reçut l'ordre de repartir vers
Toutkat. Tous les bateaux furent réquisitionnés pour transporter
les troupes.
Le dragon ne perdait rien à attendre.
Le roi Yas venait de jurer sa perte.
98
Quiloma comptait ses forces. Avec la
défaite de l'arbre, il se retrouvait dans l'incapacité de mener à
bien ses missions. Il ne pouvait plus surveiller la vallée du
nouveau lac, les gorges de Cantichcou comme disaient les natifs, et
le chemin qu'avaient emprunté les agresseurs du Dragon, tout en
tenant la ville en sécurité.
Mlaqui avait fait son rapport. Si un
des hommes s'était noyé, le dragon avait laissé partir les deux
autres. Mlaqui ne savait pas pourquoi. Il les avait pourchassés.
Deux jours plus tard, il en avait complètement perdu la trace et
était rentré. Il n'avait pas réjoui Quiloma en lui faisant le
récit.
Trois à quatre mains d'hommes valides
sur les vingt du début, c'est tout ce qu'il restait. A la moindre
attaque, il serait battu. Heureusement la saison avançait. Avec de
la chance, les premières neiges seraient en avance et avec elles, il
espérait des renforts et des nouvelles.
En attendant, il convoqua Chan et
Sstanch.
La conversation se déroula dans la
langue de Quiloma. Sstanch avait fait beaucoup d'efforts pour
l'apprendre. Proche de Kalgar, il avait été souvent en contact avec
Cilfrat et avec Eéri. Cilfrat était douée pour apprendre. Sans
effort, elle avait appris de Eéri et maintenant, c'est elle qui
enseignait les gens de la ville dans le parler des gens du froid.
Chan était beaucoup plus hésitant. Son regard allait de Quiloma à
Sstanch pour avoir la traduction.
- Votre ville a bien évolué depuis
notre arrivée, dit Quiloma. Nos rapports ont mal débuté, pourtant
aujourd'hui vous êtes partie prenante de notre combat et de notre
royaume. Toi, chef de ville et tes sorciers vous nous soutenez.
- Votre venue, Prince, a, il est vrai,
bouleversé notre vie. Mais aujourd'hui, le peuple de la ville
reconnaît le bienfait de votre venue.
Chan s'exprimait avec des hésitations.
De temps à autre, il demandait à Sstanch la traduction d'un mot. Il
continua sur ce ton un moment. Quiloma l'interrompit.
- C'est un point de vue intéressant
sur le passé, mais aujourd'hui je vous ai fait venir pour discuter
d'avenir. L'ennemi est à notre porte. Il faut contrôler les
passages qui viennent de la vallée. Vous allez me fournir vingt
mains d'hommes.
Chan sursauta en entendant cela.
Trouver cent personnes pour en faire des soldats, allait faire la
révolution dans la ville.
- Nous sommes des paysans, prince
Quiloma. Peu d'entre nous savent manier les armes...
- J'ai vu lors de la première
bataille. Vous n'avez pas le choix. J'ai besoin d'hommes pour vous
défendre et défendre l'honneur du Dieu Dragon. Être les serviteurs
du dragon n'est pas chose aisée. Cela demande des sacrifices. Et vous
savez chef de ville que si vous n'êtes pas avec moi vous êtes
contre moi et je me battrai pour assurer la sécurité du dragon.
Les dernières paroles furent
prononcées sur un ton dur et sans réplique.
- Donnez-moi quelques jours, prince
pour vous trouver des volontaires. Seront-ils sous vos ordres?
- Non, pas directement, je vais nommer
votre maître d'armes konsyli, mais je fournirai les instructeurs.
Nous n'avons pas beaucoup de temps. Je vous donne ça de jours, dit
Quiloma en montrant deux doigts.
Chan se retira, alors que Sstanch fut
sommé de rester pour recevoir ses ordres. Il ne montra rien mais
intérieurement il jubilait. Il avait été reconnu par le Prince à
sa juste valeur.
Chan courut à la maison Andrysio. Il
en força presque la porte. Il voulait voir Natckin. La situation
était explosive. Il ne voyait pas les maîtres de maison donner des
hommes pour Quiloma.
- Vous voilà bien agité, Chef de
Ville.
Sans respecter le protocole, Chan vida
son sac. Natckin l'écouta sans l'interrompre. A la fin, il se tourna
vers Tasmi.
- Viens, faisons un rite. Les esprits
vont nous guider.
La nouvelle se répandit comme une
inondation entre les murs de la maison Andrysio. Le maître
officiant, Tonlen, distribua ses ordres avant de rejoindre le premier
disciple. Nul ne devait sortir ni répandre la nouvelle avant que les
esprits ne soient consultés.
Quand il entra dans le nouveau temple,
le bois de clams brûlait déjà. Natckin n'avait pas attendu. Il
avait commencé les exercices, comme toujours Tasmi sur ses talons.
La fumée revenait vers eux, les enveloppait dans ses volutes,
brouillant leurs contours. Tonlen rejoignit son poste. Se
concentrant, il enregistra tout ce qui se passait.
Tasmi cria et tomba en arrière, comme
tétanisé. Sa voix prit les intonations du maître sorcier :
- Oui, Premier disciple Natckin, les
ordres du prince sont bons. Ce matin, l'esprit du Dieu Dragon m'a
visité. Encore une fois nous sommes à une croisée des chemins. La
victoire de notre ville n'est pas assurée. L'esprit du Dieu Dragon
approuve Quiloma. Nous aurons besoin de force pour répondre aux
forces de destruction qui s'annoncent.
Tasmi eut un cri inarticulé. Des
disciples vinrent le chercher pour l'allonger sur une natte. Tonlen
s'apprêtait à descendre de son siège quand il entendit bouger
Natckin. Celui-ci s'éleva au-dessus du sol. Enveloppé de fumée, il
se mit à léviter en tournant lentement sur lui-même. Une voix
profonde, grave sortit de sa gorge :
- Écoutez tous, disciples des esprits.
Moi le Dieu Dragon j'appelle. Venez à moi, vous mes guerriers...
Tonlen sentit son corps attiré vers
cette forme vaporeuse qui entourait le premier disciple. Depuis
longtemps habitué à la rencontre des esprits et à la discipline de
maître de cérémonie, il se contrôla, ouvrant tous ses sens pour
enregistrer le moindre détail. C'est alors que la porte s'ouvrit à
la volée. Des disciples arrivaient, comme lui attiré par l'étrange
appel de l'esprit du Dieu Dragon. Ils avançaient comme hypnotisés,
répétant : « Graph ta cron ! Graph ta cron ! »
Il y en eut bientôt dix puis vingt,
puis arrivèrent des habitants en costume de travail. La salle des
cérémonies fut bientôt remplie pas un chœur chantant « Graph
ta cron ! Graph ta cron ! Graph ta cron! »
C'était une mélopée sourde, martelée
par cent bouches. L'air lui-même semblait chanter la gloire du dieu
dragon. Le premier rang se prosterna, puis le second et ainsi de
suite. Le son diminua jusqu'au murmure. Quand ils furent tous à
genoux, tête contre terre, Natckin se posa doucement au centre du
dispositif.
Tonlen inspira une grande goulée
d'air. Il était resté en apnée tout ce temps-là. Il regarda
autour de lui, ces hommes qui se relevaient, l'air un peu hébété?
Son regard croisa celui de Chan qui entrait dans la pièce. Il y lut
le même étonnement.
99
La mort de Jianme avait calmé les
ardeurs guerrières à Tichcou. Le sous-officier qui se retrouvait en
charge du commandement pensait que ce n'était pas son rôle de
prendre des initiatives. Schtenkel avait fait un récit propre à
marquer les esprits. Personne n'était là pour le contredire.
Torétaro n'était pas rentré avec lui. Dans son discours, il
disparaissait comme avalé par la forêt. La réalité était autre.
Torétaro avait pris le discours du dragon comme un avertissement. Il
avait décidé que le temps était venu pour lui de retrouver son
peuple et sa terre. Il avait semé les poursuivants après la vallée
du dragon, remit Schtenkel sur le bon chemin, un ruisseau qui
arrivait en aval de la ville dans la vallée de Tichcou. Il avait
alors donné l'accolade à Schtenkel en lui souhaitant toutes les
bénédictions du monde et s'était enfoncé dans la forêt. Dans son
rapport, Schtenkel le faisait disparaître avant la rencontre avec le
dragon, victime d'un mal mystérieux. Il ajoutait des détails comme
Torétaro quasi aveugle et presque sans force se faisant raconter le
paysage pour les aider à progresser malgré tout. C'est cette
version qui arriva au palais de pierre en construction à Tienne. Le
chambellan, qui avait vu le dragon à l'œuvre sur l'ancien palais,
n'eut aucun mal à le croire. Il envoya un messager au roi pour
demander des ordres. La légende de Jianme commença à se répandre.
On vit arriver à Tichcou des chevaliers de la haute caste de la
province de Flamtimo. Leurs épopées racontaient les hauts faits de
ceux qui devinrent des dieux. Dans ces épopées, il y avait la
chasse au dragon. Lourdement armés, hyper entraînés, ces
chevaliers qui savaient les autres exploits épiques impossibles en
ces temps, venaient tenter leur chance d'atteindre à la divinité.
Schtenkel qui coulait des jours assez paisibles en se faisant
rémunérer pour raconter son histoire, vit d'un mauvais œil leur
apparition. Dans l'auberge qui lui tenait lieu de maison, l'entrée
du premier chevalier fit son effet. Grand comme une montagne disaient
les gens, large comme une armoire, il devait se baisser pour passer
sous le linteau de pierre de la porte. Il se déplaçait dans un
bruit de ferraille.
- Tu eess SCHETNEKEL dit-il à moitié
hurlant.
Le vide se fit comme par magie autour
des deux hommes. La soirée déjà bien avancée et bien arrosée
rendait Schtenkel moins réactif. Il toisa l'homme :
- Pt'ête bien !
- Alorrrrrs, rraconteux !, dit le
chevalier en posant deux pièces d'or sur la table.
Schtenkel avala sa salive, hypnotisé
par l'or et commença son récit.
- Nooonnn, Toi as pas bien comprrris,
dit le chevalier en tapant sur la table. Toi venirrr, conduirrre moi.
Il attrapa Schtenkel par le cou et le
souleva. Ce dernier poussa un cri mais personne ne l'aida.
- Toi avoirrr beaucoup d'orrrr quand
drrragon morrrt...
Sans autre forme de procès, il sortit
de l'auberge en emportant Schtenkel comme un fagot.
Le temps fut rythmé par deux séries
d’évènements a priori indépendants. La météo se maintenait
entre le beau et la pluie. La température restait douce. Cela
permettait à Quiloma de pousser l'entraînement des recrues. Il
avait besoin d'eux pour gérer la deuxième série d’événements
qui était l'incursion de guerriers sur les territoires du dragon.
Le premier avait été repéré
facilement. Un gardien de tiburs l'avait, ou plutôt les avait vus se
diriger à travers le pierrier du mont Pelé. Il avait couru aussi
vite qu'il pouvait prévenir une patrouille qu'il avait heureusement
rencontrée juste au col. Il était tombé sur Sstanch qui conduisait
de jeunes recrues, deux mains de guerriers débutants. Ce dernier
grimaça en espérant que ce guerrier si grand, si impressionnant
décrit par le gardien de tiburs, n'était pas les prémices d'une
attaque. Il fit presser le pas, conscient que ces bleus avaient trop
peu d’entraînement pour tenir une cadence de course. Lui-même
partit avec un guerrier blanc en éclaireur pour voir les forces en
présence. Ils couraient à petites foulées quand la pluie se mit à
tomber. Comme toujours, ces averses détrempaient le sol, rendant le
chemin dangereux. Ils choisirent un pas de marche rapide pour ne pas
glisser. C'est juste à la sortie du bois avant la combe qui
conduisait au mont Pelé qu'ils virent l'ennemi. Il était en bien
mauvaise posture. Un homme était couché en travers du chemin,
accroché à un arbre d'une main et les pieds coincés comme ils
pouvaient par une mauvaise souche. Il retenait de son autre main un
guerrier en armure étincelante. Sstanch fut d'accord avec le gardien
de tiburs, ce guerrier était un géant. Alourdi par toute cette
ferraille, l'homme avait dû glisser. Le chemin en dévers avait fait
le reste. Il s'était manifestement accroché à son compagnon dans
sa chute. S'il lâchait, il glisserait de plusieurs centaines de
pieds sur l'herbe mouillée de la combe avant de tomber dans le
précipice plus bas. Sstanch se retourna vers Mlaqui avec un regard
interrogateur. Celui-ci dit en s'asseyant :
- Il suffit d'attendre.
Il y eut un claquement sec et le
guerrier géant commença à glisser semblant emporter la main de son
compagnon. Il n'eut pas un cri, pas une plainte, même quand il
bascula dans le vide.
- Allons chercher le rescapé, dit
Mlaqui en se relevant.
C'est ainsi que Schtenkel se retrouva
prisonnier. En le fouillant, Mlaqui comprit ce qu'il s'était passé.
Le chevalier, comme l'appelait Schtenkel, avait attrapé le crochet
qui servait de main à son guide. Malheureusement pour lui, la
lanière qui le fixait avait cassé. Après avoir vérifié que son
prisonnier n’avait pas d'arme, Mlaqui le mit en route d'une
bourrade dans le dos.
Il n'avait pas l'air bien dangereux
avec sa main en moins. Il tremblait de tous ses membres en tenant un
jargon incompréhensible pour Mlaqui.
- Il dit qu'il s'appelle Schtenkel. Il
implore notre pitié. Si on ne l'avait pas forcé, jamais il ne
serait venu.
- On va le ramener au Prince, il
décidera, répondit Mlaqui.
Le retour vers le col se fit
précautionneusement. Avec les rochers glissants, un faux pas et
c'était une chute de plusieurs centaines de pieds. Les deux hommes
furent obligés de soutenir Schtenkel dans certains passages. Sstanch
se dit qu'il avait eu peur, très peur. Il sentit en lui monter un
sentiment de pitié.
La pluie les rattrapa juste après le
col. Ils avaient récupéré le reste du groupe et marchait avec
Schtenkel au milieu des jeunes recrues qui essayaient de tenir un
semblant d'ordre. Ce fut une averse violente, avec des rafales de
vent. Stoïques, le convoi continua sa progression. Un bois proche
leur laissait espérer une relative protection. C'est alors qu'arriva
la grêle. Sstanch vit le danger.
- Courez, hurla-t-il.
Ce fut une débandade, mais ils étaient
à l'abri sous les sapins quand arrivèrent les gros grêlons. En
quelques instants la prairie qu'ils venaient de traverser fut
couverte de glace. Certains grêlons étaient gros comme un poing
d'enfant.
- On l'a échappé belle, dit un des
hommes.
- Le prisonnier ! Où est le prisonnier
?
Il fallut se rendre à l'évidence,
Schtenkel leur avait faussé compagnie. Mlaqui entra dans une rage
terrible. La pluie, la grêle et le piétinement des hommes avaient
effacé les traces. Il n'arrêtait pas de jurer tout en cherchant
autour du groupe s'il voyait quelque chose. A la fin de l'averse, il
repartit dans la prairie. Avec la couche de grêlons sur le sol et
les traces de courses de tous les hommes, il ne vit rien. Il alla au
bord du bois et commença à longer la lisière. Pendant ce temps
Sstanch remettait de l'ordre dans la troupe. Il distribua un certain
nombre de gifles pour les mettre en rang. Quand les dix hommes furent
alignés, il les fit manœuvrer. Mlaqui poussa un cri. Il avait
retrouvé la piste. Sstanch fit mettre la troupe au pas de course. Il
arriva à la lisière sur les pas de Mlaqui le premier, mais derrière
certains étaient tombés. Il ne les attendit pas. Tout le groupe
s'enfonça dans le bois pour poursuivre Schtenkel. La course était
soutenue car dans le sens de la pente. Ils s'arrêtèrent au bord du
ruisseau en voyant Mlaqui qui tournait en rond. De nouveau les traces
avaient disparu. Sstanch entendit Mlaqui jurer.
- Prends une main d'hommes et va vers
l'amont, je prends une main d'hommes et je vais vers l'aval. Celui
qui trouve des traces prévient l'autre.
Ils se séparèrent. Sstanch avançait
en fouillant du regard les berges à la recherche des traces du
fuyard. La nuit arrivait quand il repéra un indice. Sortant son
appeau, il siffla selon le code prévu. Il s'engagea dans le
sous-bois dense qui bordait le ruisseau. Il marchait lentement
cherchant la piste. La lumière baissa trop pour qu'il puisse
continuer. Il donna les ordres pour bivouaquer. Mlaqui arriva tard
dans la nuit. Les hommes qui l'accompagnaient s'effondrèrent sur
place, épuisés.
Quand le jour se leva, Mlaqui donna
l'ordre de retour.
- Il est trop loin pour que nous
puissions le rejoindre. Il vaut mieux rentrer prévenir le Prince.
Quiloma écouta avec attention ce que
lui rapportait Mlaqui. Il le remercia.
- Va te reposer, Mlaqui. Tu as bien
agi. Sstanch, tes hommes ont encore besoin d’entraînement. Il ne
faut pas les laisser au repos. Va !
Quiloma resta seul. Il se leva et
sortit. Il réfléchissait à ce qu'il devait faire. Ses pas le
conduisaient naturellement vers le bas de la ville et vers la
Solvette.
Schtenkel n'en revenait toujours pas.
Les dieux lui avaient été favorables. Il avait réussi à
s'échapper. Il avait commencé à suivre la pente pour mettre le
maximum d'espace entre lui et ses poursuivants. En rencontrant le
ruisseau, il avait décidé d'appliquer les recettes de Torétaro. Il
était parti vers l'amont alors que Tichcou était en aval. Il avait
tenu un bon pas pendant des heures ne s'arrêtant même pas la nuit.
Il savait qu'il laissait des traces mais il n'avait pas le choix. Le
jour suivant, il avait fait mille détours pour semer ses
poursuivants et épuisé, s'était endormi après être monté dans
un arbre.
Quand il se réveilla, il grimpa
jusqu'à la cime pour s'orienter tout en restant attentif aux bruits
de la forêt. Il trouva ses repères. Il avait bien couru les jours
précédents. Il reconnaissait un mont caractéristique. En allant
par là, en le contournant il trouverait la rivière qui le guiderait
jusqu'à la vallée de Tichcou. Il eut besoin de trois jours pour
faire ce trajet. S'il trouva quelques baies, c'est affamé qu'il se
présenta aux portes de la ville.
Il eut l'amère surprise de se faire
arrêter. Le successeur de Jianme venait d'arriver. Il avait décidé
de reprendre les choses en mains. Schtenkel était toujours
officiellement un soldat au service du roi et sa conduite n'en était
pas digne. On lui reprochait ses beuveries et les altercations qu'il
avait eues depuis son retour après la mort de Jianme. Quand il fut
présenté au nouveau lieutenant ce fut pour apprendre qu'il allait
passer en conseil de guerre pour désertion. Schtenkel fut effondré.
Il pensa que s'il avait survécu à la rencontre avec le dragon,
c'était pour finir exécuté par les siens. Il avait déjà assisté
à trop de conseils de guerre pour espérer une autre issue. Le roi
Yas tenait ses troupes d'une main de fer. Les jours passèrent gris
et sordides pour lui. Quand la porte s'ouvrit enfin, il était
résigné. C'est la mort qui l'attendait.
Schtenkel n'en revenait toujours pas.
Il était vivant et il courait les bois. Sans surprise après un
procès mené au pas de charge, il avait été condamné à mort.
C'est alors que s'était levé un prince à en juger par sa tenue. Il
avait demandé au lieutenant de surseoir à l'exécution le temps que
Schtenkel rende service aux chevaliers du Flamtimo pour tuer le
dragon.
Schtenkel menait une petite troupe. Ils
avaient décidé d'éviter le chemin des crêtes en passant par la
vallée débouchant en aval de Tichcou Deux chevaliers et leurs
serviteurs l'accompagnaient. Ils avaient été tirés au sort par le
prince de Flamtimo parmi tous les chevaliers présents. Le voyage fut
long mais se passa sans incident. Ils arrivèrent en vue de l'antre
du dragon sans avoir vu âme qui vive. Ils se mirent à la recherche
d'un abri. En amont de l'antre, ils découvrirent une petite grotte.
Profonde et étroite d'entrée, elle leurs sembla idéale pour faire
une base d'attente. Les chevaliers se félicitèrent. Les jours du
dragon étaient comptés. Pendant que les écuyers préparaient les
tenues de combat, les deux chevaliers firent un rite de divination à
base de dés pour choisir qui attaquerait en premier. En voyant le
sourire de Tlimp, Schtenkel sut qu'il avait gagné. L'attente dura
quelques jours. Tlimp observa longuement les allées et venues du
dragon. Un soir, il dit :
- C'est le bon jour, demain je serai
comme un dieu... Ou je serai mort.
Ses compagnons le virent partir dans la
pénombre du soir. Il voulait être en place quand rentrerait le
monstre. La nuit passa, puis la journée sans avoir de nouvelle ni de
Tlimp ni du dragon.
- J’attends jusqu'à demain et sans
nouvelle de Tlimp je tenterai ma chance, dit le deuxième chevalier.
La nuit passa. Avant l'aube, Schtenkel
et un écuyer sortirent pour aller relever les collets. Ils
revenaient chargés de gibier, discutant de ce qu'ils allaient en
faire. Si Schtenkel défendait la broche, son compagnon préférait
une cuisson à l'étouffée plus discrète. En approchant de la
falaise pour rejoindre la grotte, un bruit les inquiéta. Ils se
mirent à courir, tenant les pièces de gibier pour ne pas qu'elles
balancent. Ils mirent un instant à comprendre. Le dragon battant
vigoureusement des ailes, se maintenait en vol stationnaire devant
l'entrée du tunnel de pierre et soufflait son feu. Les deux hommes
s'arrêtèrent brusquement. Ce mouvement attira l'attention du grand
saurien qui se tourna vers eux. Quand la boule de feu les atteignit,
ils couraient aussi vite qu'ils pouvaient pour fuir dans la forêt.
Trop éparpillée par les arbres, la chaleur ne fit que leur roussir
le dos et les cheveux. Ce n'est qu'après plusieurs heures de course
qu'ils reprirent souffle.
- C'est pas possible! C'est pas
possible! disait le jeune écuyer.
- On est vivant, lui répondit
Schtenkel
Il fallut toute la journée pour que
l'adolescent se calme. À la nuit tombée, ils trouvèrent le courage
de faire le chemin inverse. Aux abords de la grotte, tout était
calme et silencieux. Schtenkel dit:
- Ne bouge pas, je vais voir. Crie et
fuis si tu vois le dragon.
Le jeune dont les genoux tremblaient,
hocha la tête. Il se positionna derrière un gros tronc et fit le
guet. Schtenkel s'approcha de l'entrée et après un dernier regard
vers le guetteur, il pénétra dans la grotte. L'écuyer le vit
ressortir très vite. Tombant à genoux, Schtenkel vomit. Il resta là
un moment puis se remit debout péniblement et revint vers son
compagnon.
- Ça pue trop là-dedans ... On ira
voir demain.
À Tichcou leur récit fit sensation.
Le prince de Flamtimo lui-même fut très impressionné. Deux
chevaliers morts ainsi que leurs aides, brûlés vifs au fond de leur
trou sans combat, cette vérité calma les ardeurs des plus timorés
mais pas de la majorité des candidats. Si le jeune écuyer fut
renvoyé dans sa famille, on ne laissa pas le choix à Schtenkel. Il
aurait une autre expédition à conduire avant les premières neiges.
Ils furent cinq volontaires qu'on ne put pas départager. Ils firent
tous le même lancé de dés et les dés donnèrent le même
résultat. Le prince de Flamtimo trancha, ils partiraient à cinq
mais pas tous ensemble. Il décida de les faire se suivre. Schtenkel
serait devant avec le frère de Tlimp, le solide Limpa, suivraient
les cousins Chemtimo, puis Tsiemch qui venait juste d'être adoubé
et Flamchi le vieux qui avait participé à tant de quêtes et de
batailles. Chaque chevalier était accompagné de cinq écuyers qui
portaient les armes et le ravitaillement. Schtenkel avait juste
obtenu de ne pas entrer dans la vallée du dragon. C'est sans joie
qu'il reprit la route des crêtes. Il aurait préféré reprendre la
route du bas, mais les vieux de Tichcou prévoyaient que la neige
serait bientôt là. Les chevaliers ne voulaient pas rater une
possibilité d'en finir avec le dragon. Si le roi Yas avait donné
son accord à la quête des chevaliers de Flamtimo, il avait annoncé
son intention de venir régler le problème lui-même, en cas
d'échec. Pour Schtenkel, tout avait mal commencé. Il avait vu
passer un animal au pelage noir qui avait traversé la route de
droite vers la gauche. Comme si cela ne suffisait pas comme mauvais
présage, il s'était aperçu qu'il avait emmêlé les cordelettes
qui retenaient ses armes. Essayant de se rassurer, il compta ses pas
pour traverser le pont de Tichcou. Toutes les sorcières vous le
diront, si vous montez et que vous descendez du pont avec le même
pied, alors vous conjurez le mauvais sort. Il était là attentif à
poser ses pieds sur les planches mal équarries qui formaient le pont
à cet endroit. Arrivant au bout, il rapetissa son pas pour que son
pied droit soit le premier à toucher terre. C'était sans compter
avec le vent. Une bourrasque le déstabilisa et pour ne pas tomber à
l'eau, il dut presque sautiller sur place. Il sentit une boule
prendre naissance dans son ventre quand il s'aperçut que son pied
gauche avait glissé de la planche le premier. Une bourrade dans le
dos, le fit avancer. Limpa qui descendait du pont à sa suite, lui
dit :
- Beeelle jourrrnée, pourrr une
chassse au drrragon !
Schtenkel lui jeta un regard torve et
entama la montée. Ses présages ne l'avaient jamais trompé. Le
voyage allait être un enfer.
Sstanch répéra les ennemis dès
qu'ils sortirent de la vallée de Tichcou. En tête marchait
Schtenkel. Il ne doutait de rien, pensa Sstanch. Revenir ainsi
voulait dire qu'il les mettait au défi de l'arrêter. Et bien, il
voulait la bagarre, il allait l'avoir. Rampant en arrière, Sstanch
se dégagea. Il avait avec lui deux mains d'hommes, bien sûr, ce
n'était que des jeunes recrues mais pour une fois, la chance lui
souriait. C'étaient les meilleurs archers. Il leur fit faire mouvement
pour se positionner près du pierrier du mont chauve. Quelques bonnes
volées de flèches feraient reculer les ennemis. Quand tous furent
en place, Sstanch reprit sa fonction de guetteur, à côté de lui,
son grand arc et cinq flèches. L'attente ne fut pas très longue. Il
vit arriver Schtenkel. Il le vit s'arrêter et mettre le nez ne l'air
comme s'il humait le vent. Subitement inquiet Sstanch se demanda
s'ils n'avaient pas été repérés. Il fut rassuré quand il vit
déboucher un de ces guerriers géants qui en voulait à leur dragon.
Il marchait devant cinq hommes portant des charges qui semblaient
bien lourdes. Un casque, une cotte de mailles et une épée longue
semblaient constituer son armement de voyage. Il le vit se retourner
pour apostropher Schtenkel et lui faire un grand signe du bras pour
le faire venir. Ce dernier répondit quelque chose en faisant le
geste de continuer le chemin. Sstanch espérait qu'il ne ferait pas
demi-tour. Ses hommes étaient prêts et voulaient tous montrer leur
adresse et leur bravoure. Le grand guerrier reprit sa progression. Il
avançait en regardant où il mettait les pieds. Ces pierres
roulantes avaient déjà été fatales pour un de ses compagnons.
Sstanch sursauta. Le premier guerrier allait bientôt arriver à
portée de tir quand il vit Schtenkel resté près de l'orée de la
forêt qui faisait des signes. Là-bas deux nouveaux chevaliers
émergeaient de la pénombre des bois. Comme le premier, ils
portaient cottes de mailles et épée. Ils avaient aussi des grands
arcs à la main. Sstanch pensa qu'ils étaient trop loin pour être
gênants. Il n'avait pas prévu que le grand guerrier ne serait pas
seul. Il se maudit intérieurement. Il allait décevoir le prince.
Chassant ces pensées, il se consacra à sa tâche actuelle. Il prit
son arc en silence. Il entendit les autres faire comme lui. Quand les
six premiers hommes furent à portée, il lâcha sa flèche qui alla
se planter dans la poitrine du chevalier. Elle fut suivie par une
volée de vingt traits qui tombèrent en pluie mortelle. Le chevalier
dégainant son épée hurla :
- Susss, susss à l'ennemi, en se
mettant à courir vers eux.
Une fois, les cinq volées de flèches
envoyées, Sstanch donna l'ordre de décrocher. Le grand guerrier
était à terre, ses serviteurs morts ou blessés, en tout cas hors
de combat. Quelques flèches venues de trop loin pour être précises
se plantèrent ici ou là. Les autres chevaliers agissaient mais trop
tard.
Quand les cousins Chemtimo arrivèrent
près de Limpa et de ses gens, ils avaient lancé quelques traits
vers les assaillants. Ils se savaient trop loin pour être précis
mais pensaient les mettre en fuite. Pendant qu'un des cousins
continua sa course vers les positions ennemies en lâchant des
flèches de manière irrégulière, l'autre s'arrêta près de Limpa
pour faire le point. Il avait pris plusieurs flèches. Si son
pourpoint de cuir était troué, sa cotte avait arrêté les flèches.
Sa blessure la plus sérieuse était un trait qui lui traversait la
jambe gauche sous le genou. Cette zone peu protégée pendant les
marches restaient à découvert. C'était une blessure fréquente
pendant les embuscades. La flèche avait traversé le mollet sans
toucher l'os. Si elle n'était pas empoisonnée, Limpa devrait s'en
remettre. Il ne pourrait plus se déplacer facilement pendant
quelques temps. Par contre ses écuyers étaient mal en point, un
était mort d'une flèche dans le cou, l'autre ne valait guère mieux
avec cet empennage qui dépassait de sa poitrine, le troisième avec
une plaie dans un bras et une flèche dans une cuisse, le quatrième
avait la main transpercée et fixée à sa charge par la flèche,
seul le dernier n'avait que des ecchymoses récoltées quand il
s'était jeté à terre. Le cousin Chemtimo fit signe que tout danger
était écarté pour le moment.
- Je vous l'avais bien dit qu'il ne
fallait pas passer par là, dit Schtenkel. Ce chemin est trop
dangereux.
- Ccce mot n'exissste pas dans notrrre
langue, lui répondit Limpa.
Il venait de casser le bois de la
flèche qu'il avait dans le mollet. Il tendit la pointe à Schtenkel.
- Elle ne sssemble pas empoisssonnée.
Toi qui connais ccces gens qu'en dis-tu?
- Je ne les connais pas. Ils sont mes
ennemis comme les vôtres.
Le vieux Flamchi s'occupa des écuyers
à terre, pendant que les autres récupéraient les charges et
rejoignaient le bois. Les serviteurs firent plusieurs voyages pour
transporter morts et blessés à l'abri du bois. Ils firent un cairn
pour les deux morts. Limpa accepta que celui qui avait deux blessures
regagne Tichcou. Les deux autres se répartirent la charge avec
Limpa. Celui-ci s'équipa de pied en cap, laissant les provisions aux
écuyers.
- Comme ccela, je ssserrrais prrrêt
pourrr la prrochaine fois!
Les chevaliers repartirent. L'ordre de
la colonne avait changé. Schtenkel était toujours devant avec les
cousins, suivaient Flamchi et Tsiemch, Limpa suivait comme il
pouvait. Il n'arriva au bivouac qu'à la nuit noire. Il ne se
plaignit pas, ne fit pas de remarque mais ne participa pas aux
conversations.
Sstanch avait félicité ses hommes.
Les ennemis bivouaquaient dans le bois. Les éclaireurs avaient fait
leur rapport. Au moins deux morts, un blessé trop grave pour
continuer et trois plus légers représentaient un beau tableau de
chasse. Il avait deux mains d'hommes pas très aguerris, en face
pratiquement six mains de soldats qui bien que chargés n'en étaient
pas moins redoutables. Avec les konsylis, il décida de faire des
pièges sur le chemin pour éliminer le maximum d'hommes sans risque.
Ils y passèrent la nuit. Quand le jour se leva, Sstanch conduisit sa
troupe de l'autre côté de la gorge et de son sentier. Il détruisit
la réparation que Bistasio avait faite. Ils passèrent le virage et
utilisèrent le rempart naturel pour préparer l'embuscade. L'attente
fut éprouvante pour les nerfs. Au moindre bruit sur le sentier, ils
se préparaient à tirer. Sstanch et les deux konsylis essayaient de
les calmer sans grand succès. Forts de leur première victoire, ils
voulaient en finir. Sstanch craignait que trop de témérité fasse
des victimes. C'est quand ils n'y croyaient plus qu'ils les virent
arriver. Trop pressé, le plus jeune tira, dévoilant sa position au
chevalier qui s'avançait sur le chemin. La flèche le toucha et
rebondit sur la lourde cuirasse de l'homme, sans lui faire le moindre
mal. Cette première flèche fut comme un signal pour les autres. Ils
oublièrent les consignes et vidèrent leur carquois sur cette
silhouette de métal qui était devant eux. Il fallut que Sstanch
hurle pour que les tirs s'arrêtent. Le chevalier était toujours
debout de l'autre côté de l'effondrement. Sstanch donna l'ordre par
signe de repli. Deux hommes n'obéirent pas. Ils grimaçaient de
douleur. Trop sûrs d'eux, ils s'étaient exposés et en payaient le
prix. Il monta à son poste d'observation. Il voyait la scène entre
les branches d'un buisson. S'il ne pouvait pas tirer, il ne pouvait
pas non plus être vu. Le chevalier n'avait pas attendu la fin de la
pluie de flèches sans riposter. Il n'avait pas beaucoup usé de
traits. Sûr de son immunité, il avait pris le temps de viser. L'arc
bandé, il semblait scruter le talus qui lui faisait face, prêt à
décocher. Derrière lui, une autre silhouette de métal fit son
apparition. Aussi bien armé, le deuxième chevalier se mit aussi en
position de tir. Sstanch jura. Il fit signe à un Konsyli.
- Reste-là et observe. J'organise le
repli vers le col.
Les cousins Chemtimo avaient pensé
qu'à la place des ennemis, ils auraient piégé le chemin. Ils
avançaient en prenant des précautions. Ils avaient comme Limpa,
revêtu leur armure de combat. La progression avait beaucoup perdu de
sa rapidité. Schtenkel donnait ses instructions et les cousins
exploraient le terrain avant l'arrivée des écuyers. Il n'avait eu
qu'un accident. Lors du bivouac, s'éloignant pour satisfaire un
besoin naturel, Flamchi avait fait jouer un piège. Il avait eu
beaucoup de chance, le mécanisme du piège avait mal marché. Les
pointes de bois acérées ne l'avaient pas touché avec assez de
force pour percer sa cotte de maille. Au bivouac, il l'avait vu
revenir plié en deux en se tenant les côtes. Ses écuyers avaient
couru pour le soutenir. Il les avait fermement repoussés. Ils
l'avaient aidé à retirer sa cotte de maille. Flamchi arborait de
superbes hématomes au point d'impact. Le lendemain la progression
avait repris avec le même luxe de précautions. Ils avaient atteint
le chemin de la gorge sans encombre. A chaque tournant, un chevalier
partait en avant jusqu'au virage suivant. Un des cousins était en
éclaireur quand il découvrit l'effondrement du chemin. Il s'était
à peine arrêté qu'une pluie de flèches était tombée.
Heureusement les agresseurs ne possédaient pas d'arme suffisamment
puissante pour le blesser. Son armure supportait les chocs sans
broncher. Il en profita pour utiliser son grand arc. Il tira peu,
quatre fois seulement avant la fuite des ennemis. Il estima qu'il
avait dû faire mouche au moins une fois sur deux. Quand son cousin
arriva, le calme revenait. Du bruit de l'autre côté du talus
laissait présager que les ennemis fuyaient. Leur mépris monta d'un
cran devant ses lâches qui refusaient un beau combat. Prudents, ils
restèrent un bon moment sans bouger prêts à la riposte. Rien ne
venait, rien ne se manifestait. Tsiemch arriva à son tour. Sans arc
et l'épée au fourreau, il amenait un solide tronc pour renforcer le
chemin. Les cousins sans cesser de guetter le laissèrent passer.
Flamchi vint à son tour. A eux deux, ils mirent en place un à un
les troncs qu'ils allaient chercher auprès des écuyers. Ils avaient
sécurisé une extrémité avec des liens accrochés aux rochers qui
surplombaient le chemin. Flamchi qui était le plus léger, s'entoura
la taille d'une corde et commença la traversée du pont qu'ils
avaient jeté sur ce qui restait du chemin. A part quelques frayeurs
dues aux mouvements des troncs, il arriva sans encombre de l'autre
côté. Il dégaina son épée, la posa à côté de lui et se mit en
devoir de tenir les troncs pendant que Tsiemch traversait. Les deux
cousins, l'arc bandé, restaient en couverture. Dès qu'ils furent
tous sur la terre ferme, Flamchi reprit son épée, et se mit en
garde prêt à défendre l'accès au pont. Pendant ce temps, avec des
cordages, Tsiemch sécurisa l'autre extrémité. Il traversa
plusieurs fois pour en tester la solidité. Quand tout fut prêt, il
fit signe aux autres chevaliers. Les deux cousins traversèrent.
Ensemble, ils se mirent en route vers le prochain virage. Le sentier
trop étroit ne permettait que le passage un par un. Flamchi jeta un
coup d'œil de l'autre côté. Il ne vit rien. L'épée haute, il
bondit passa le virage, immédiatement suivi par un cousin Chemtimo.
La flèche lui rentra sous le bras, au défaut de la cuirasse. Il
entendit le grand arc vibrer derrière lui avant que la douleur ne
devienne une réalité. Il vit une ombre qui s'enfuyait, une flèche
qui se plantait non loin de cette silhouette puis le monde devint
noir. Sienne Chemtimo multiplia les tirs sans réussir à atteindre
le fuyard. Son cousin qui arrivait, fit de même. Ils virent devant
eux, Flamchi tomber à genoux, puis basculer sur le côté. Avant
qu'ils n'aient pu intervenir, ils le virent basculer dans le vide. Il
y eut un silence suivi d'un « plouf » retentissant.
Au bivouac, Schtenkel récriminait:
- Je vous l'avais bien dit qu'il ne
fallait pas prendre ce chemin. Finalement, nous n'allons pas aller
plus vite et il y a déjà un mort.
- SILENCE !, répondit Sienne Chemtimo,
Flamchi est morrrt les arrrmes à la main. Son honneur est sauf. Nous
chanterrrons ssses louanges.
Les écuyers de Flamchi avaient été
répartis entre Limpa dont les traits tirés montraient que la
blessure était plus grave que ce qu'il disait et Tsiemch dont
l'équipe manquait d'expérience.
- Ton savoir est grand, être debout
Kyll. Ton bâton est bien gravé.
- J'ai laissé les esprits guider mes
doigts. Un esprit fort, très fort est venu récemment. Je ne l'ai
pas vu mais je l'ai senti pendant que je gravais. J'ai tracé cela
sous son emprise.
Kyll montra le haut de son bâton au
dragon. Des entrelacs sculptés le décoraient. Ils avaient un effet
quasi hypnotique, comme kyll l'avait remarqué. Ses compagnons ne
pouvaient pas les quitter des yeux. Kyll libérait leur attention
prisonnière en mettant la main sur les signes gravés. Il avait même
fabriqué un manchon de peau pour les recouvrir.
- C'est très bien, être debout Kyll.
Tu as fait ce qui devait être fait. Le jour venu, il recevra la
puissance.
- Que veux-tu dire, jeune dragon?
- L'être debout Mandihi m'a montré
les écrits sacrés des dragons. Il y est dit qu'un être debout de
grand savoir doit graver un bâton quand naît un dragon pour que ce
bâton soit puissance entre les mains de l'élu. Ne le perds pas,
être debout Kyll.
- Il ne me quittera pas, jeune dragon,
ne crains rien.
- Je ne crains pas, être debout Kyll !
- Je te sens moins attentif que lors de
nos autres rencontres. Serais-tu nerveux?
- Je ressens des présences néfastes.
- Les esprits m'en ont parlé. Ceux qui
viennent pour devenir des dieux sont néfastes, ceux qui viennent la
peur au ventre sont sans danger.
- Ton savoir est grand, être debout
Kyll. Je vois les esprits mais ils ne me parlent pas. Ils s'écartent
quand je passe.
Sstanch avait regroupé ses hommes
après le col. Le Konsyli resté en arrière, était arrivé en
petite foulée. Il admira l'entraînement du guerrier du froid. Ses
hommes étaient loin de tenir cette cadence.
- Vlr...(La mort en a entraîné un
dans ses griffes. Il reste quatre grands guerriers de métal, dont un
blessé, ainsi que quatre mains de seconds guerriers).
Sstanch admira la manière dont
parlaient les guerriers du froid. Il ne se vantait pas d'avoir tué
un ennemi. La mort ne les réjouissait pas. Elle faisait juste partie
de leur vie.
- Qui...(Le prince Quiloma doit être
prévenu) répondit-il, nous allons faire des défenses pour les
accueillir. Ils ne doivent pas atteindre la vallée du dragon.
Les deux konsylis hochèrent la tête.
Sstanch donna les ordres aux autres hommes. Deux furent envoyés à
la ville et tous les autres se mirent au travail pour préparer un
fortin pour se battre contre les hommes de métal.
Schtenkel insistait. Leur but n'était
pas de se battre avec les hommes de là-haut mais d'atteindre la
vallée du dragon. A la sortie de la gorge, il y avait une
possibilité difficile mais faisable sans les armures. La discussion
dura un bon moment. C'est Limpa qui emporta la décision. Sa blessure
lui faisait mal. Il tiendrait un combat, pas deux. Il voulait
affronter le dragon pas de vagues ennemis qui préféraient fuir
plutôt que de les affronter. S'il y avait de la gloire à gagner,
elle était dans la grotte du dragon pas face à ces guerriers de
second ordre. Ils envoyèrent quand même un des écuyers sans charge
en observation. Ils entamèrent la descente dans les arbres et les
rochers. Limpa dut se faire aider plusieurs fois. Sa jambe ne
répondait pas bien. La plaie était maintenant infectée. La peau
autour avait pris des teintes verdâtres du plus mauvais effet. Son
écuyer soigneur avait l'ordre de se taire. Limpa voulait affronter
le dragon même si c'était son dernier combat. Alors, il serrait les
dents et avançait. Sans l'armure, ils allaient plus vite. L'écuyer
éclaireur était parti avec un arc et un carquois bien plein. Il
avait pour rôle d'occuper les ennemis pendant au moins une journée
puis de rentrer à Tichcou. Quand il arriva à la sortie du bois, il
s'arrêta. Une prairie s'étendait devant lui. Schtenkel lui en avait
parlé. C'est là que la grêle avait surpris le groupe. Il chercha
de l'autre côté à voir la présence ennemie. Il lui fallut un bon
moment pour les repérer. Derrière des buissons, un mouvement lui
fit entrevoir le reflet de la lumière sur du métal. Il bénéficiait
de la lumière. A cette heure-ci le soleil éclairait l'orée
ennemie. A l'abri de l'ombre, il arma le grand arc. Habitué depuis
son enfance au maniement des armes, il se coucha sur le dos. Il prit
la corde à deux mains, avec les pieds stabilisa le corps de l'arc et
encocha une flèche. Il tendit au maximum de l'allonge de l'arme et
décocha. Il vit la flèche monter puis redescendre et disparaître
derrière les buissons. Il savait que cette technique de tir lui
permettait une portée inaccessible aux autres arcs. Il prépara une
autre flèche quand il vit le remue-ménage que la première avait
suscité.
Sstanch jura quand la flèche se planta
à dix pas de lui. Ils avaient été repérés. Les ennemis étaient
là et leurs arcs portaient loin, beaucoup plus loin que les leurs.
Il continua à jurer entre ses dents. Il n'avait pas assez d'hommes
pour les risquer en terrain découvert face à une dizaine d'arcs de
cette puissance.
- Restez couverts ! On va essayer de
repérer où ils sont.
Le temps passa un peu. Un homme bougea,
faisant remuer un buisson. La flèche ne tarda pas à se planter
dedans sans toucher personne.
- Knam, jura Sstanch entre ses dents, à
cause du soleil qu'il avait dans l'œil
Il avait vu à peu près d'où
partaient les traits. Il fit passer l'ordre de bouger à un homme au
bout du système de défense. De nouveau une flèche arriva. Il jura
à nouveau, ce n'était le même tireur. Il fit de nouveaux essais en
faisant bouger différents hommes. A chaque fois, l'arc chantait et
la flèche arrivait. Sstanch avait compté entre une et deux mains de
tireurs. Il allait continuer quand...
- Tsy... (Il n'y en a qu'un qui se
déplace) dit un konsyli. (l'arc chante pareil).
- Runt... (Quand le soleil sera en haut
du ciel, attaquez), dit le deuxième konsyli, (Je vais le
contourner).
Au petit trot, il partit. Pendant ce
temps Sstanch faisait bouger ses hommes. En face le tireur répliquait
régulièrement. A la moitié du jour, le groupe sortit en hurlant
pour charger la forêt. A mi-parcours, la moitié ne hurlait plus et
à l'orée du bois, tous étaient essoufflés sauf Sstanch et le
konsyli. Ils découvrirent un homme à terre. Une pointe dépassait
de sa poitrine. Derrière, le konsyli attendait accroupi, scrutant la
forêt. Quand Sstanch arriva, il se leva.
- Rtu... (Il est seul. J'ai regardé
partout. Les autres ne sont pas là. Ils ont dû trouver un autre
chemin).
- Dez... (Ils nous ont bloqués pendant
la moitié d'une journée. Cela devait être sa mission), répondit
Sstanch au konsyli qui avait éliminé l'ennemi. Puis se tournant
vers ses hommes, il expliqua la situation et donna l'ordre de se
mettre en marche vers la vallée du dragon. Il envoya deux nouveaux
messagers à Quiloma.
Si Schtenkel était dans le groupe de
tête, il n'était plus en tête. C'est Sienne Chemtimo qui menait le
train. Et il allait vite. Son cousin suivait sans difficulté ainsi
que leurs écuyers. Derrière, perdant lentement du terrain Tsiemch
serrait les dents pour ne pas se laisser distancer. Plus loin Limpa
marchait comme il pouvait, le plus souvent avec l'aide d'un écuyer.
Deux jours passèrent comme cela. Le groupe de tête laissait des
marques pour ceux qui suivaient. Tsiemch avait ramené son groupe
bien après la tombée de la nuit, mais Limpa n'avait pas rejoint.
Les cousins Chemtimo pensèrent qu'il avait préféré bivouaquer
dans la clairière qu'ils avaient traversée en milieu de journée.
La discussion tournait autour du temps qu'il restait pour atteindre
la grotte du dragon. Schtenkel parla de deux jours de marche si tout
allait bien. Même s'ils plaignaient Limpa, il sentit bien que les
cousins étaient heureux d'avoir un concurrent de moins dans cette
course à la gloire. Sienne qui dominait, serait le premier à tenter
sa chance. Fmine son cousin, l'aiderait dans cette conquête. Moins
grand et moins brillant, il ne se voyait pas les chances de remplir
cette mission. Tsiemch rêvait de gloire. Schtenkel ne l'en croyait
pas capable. Quant à Limpa, il pensait que sa blessure le tuerait
avant qu'il ne rencontre le dragon.
Il avait tort.
Limpa se tenait debout les armes à la
main. Ses écuyers avaient fui quand le dragon s'était posé dans la
clairière. La soirée avait à peu près bien commencé. Fatigué
par la marche Limpa s'était reposé pendant que ses serviteurs
préparaient le repas. Les plantes que son écuyer soigneur lui avait
fait prendre avaient calmé la douleur. Alors que la lune se levait,
voilé par les nuages, il avait décidé de tester ses différentes
armures pour choisir celle avec laquelle, il pourrait affronter le
monstre. Il avait ainsi revêtu son armure de parade. Très décorée,
elle protégeait moins mais pesait deux fois moins lourd que l'autre.
Si sa plaie n'empirait pas, il pourrait tenter de combattre ainsi.
Avec l'autre il aurait été trop lent. L'épée à la main, il
faisait des exercices quand brusquement la lumière avait baissé. Un
vent violent s'était levé. Une masse énorme occupait l'espace et
se posait dans la clairière. Si tous les écuyers prirent la fuite,
Limpa se mit le dos contre un arbre et leva sa garde. Devant lui se
tenait le monstre. Il s'aperçut que ses yeux où dansait le reflet
du feu, ressemblaient à des lacs d'or. Sa cuirasse faite de plaques,
lui rappela le vermeil. Il fut admiratif. Il sut qu'il livrerait là
son dernier combat.
- Tu viens cherrrcherrr la morrrt qui
t'est dûe, Monssstrrre, hurla-t-il.
- Et toi, petit homme, viens-tu
chercher une place de dieu?
Limpa fut étonné d'entendre le dragon
parler et encore plus de la douceur de sa voix.
- Je rrreviendrrrai dans mon pays avec
ta dépouille et je serrrai comme un dieu.
- Tu ne reverras pas ton pays, petit
homme. J'ai vu un être debout dont le savoir est grand. Je sais ta
blessure. Je sais ton orgueil. Je sais aussi ta droiture.
- Tu sssais bien des chossses,
monssstrrre, mais cela ne t'éviterrra pas la morrrt.
- Tes compagnons méritent le sort qui
sera le leur. Toi, aujourd'hui, tu as le choix. Pose ton arme,
rends-toi et tu auras la vie sauve, ou alors bats-toi et tu mourras
avec honneur et panache.
- Les chevaliers de Flamtimo ne se
rrrendent pas, monssstrrre, alorrrs .... SSSUSSS !
Limpa courut en avant... Il attaqua le
dragon aux pattes. Sa seule chance était d'être plus mobile et plus
vif que le dragon. De toutes ses forces, il abattit son épée qui
n'écorna même pas la griffe sur laquelle elle glissa. Le dragon le
repoussa de sa patte, déchirant sa cuisse au passage. Faisant fi de
la douleur, Limpa repartit à l'attaque, bouclier haut pour éviter
le souffle brûlant qui tomba sur lui, il toucha une patte, éclatant
une des plaques vermeilles qui protégeait la chair. Le dragon retira
sa patte mais d'un coup de gueule arracha le bouclier. Limpa recula à
nouveau. Un instant leurs regards se croisèrent. Il crut lire du
respect dans l'œil du dragon juste avant de se ruer à nouveau à
l'assaut. C'est de la patte droite que le dragon lui ouvrit le thorax
malgré l'armure. Limpa retomba à terre. La nuit se fit. Les
premiers flocons tombèrent.
Les cousins Chemtimo n'attendirent même
pas le lever du jour pour partir. L'aube pâlissait à peine quand
ils levèrent le camp. Tsiemch n'avait pas donné les ordres pour
cela et ses écuyers n'étaient pas prêts. Il hurla et tempêta mais
dut attendre la fin des préparatifs. Il faisait grand jour quand sa
compagnie s'ébranla. Il essaya de faire presser le pas sans grand
résultat. Heureusement la neige qui était tombée, gardait les
traces du passage des cousins. La journée fut longue et monotone.
Les corps étaient fatigués. La forêt semblait interminable. Ils
s'arrêtèrent en entendant les cris derrière eux. Les écuyers de
Limpa arrivaient sans armes ni bagages. Affolés, ils racontèrent la
fin du chevalier. Tsiemch les écouta jusqu'au bout et jura qu'il
mettrait fin à la vie de ce monstre responsable de la mort du grand
chevalier Limpa dont la geste était connue dans tout Flamtimo. Il en
profita pour répartir les charges sur plus d'épaules et pour faire
accélérer le mouvement. Tout en marchant, il se fit raconter
plusieurs fois le récit du combat. Le dragon l'avait pris en
traitre. Mal équipé, Limpa n'avait eu aucune chance. Heureusement
Tsiemch avait ce qu'il y a de mieux en armement et en armure.
Néanmoins, il pensait qu'il fallait mieux surprendre le dragon dans
son sommeil que de vouloir le combattre. Prudent, il décida de
revêtir son armure de combat. Cela le ralentirait mais il serait
paré pour toutes les mauvaises rencontres. Quand la nuit tomba, ils
n'avaient pas rejoint le groupe des cousins. Ils étaient à quelques
heures de marche derrière. Il donna les ordres pour le lendemain
matin. Avec la nuit la neige se remit à tomber, lentement,
doucement, sans bruit.
Alors que la lumière pâlissait à
peine, tout le camp s'activait. Malheureusement, les traces des
cousins avaient disparu sous la poudreuse. De nouveau Tsiemch entra
en colère. De son épée, il frappa les arbres pour se soulager. Il
rageait aussi contre les cousins qui n'avaient pas laissé de
balises. Il reconnaissait bien là, leur mauvaise foi et leur manque
au protocole. Ce n'était pas la première fois que Sienne ne
respectait pas l'honneur de la chevalerie. Il en était là de ses
réflexions quand un écuyer de Limpa cria en se jetant à terre :
- Le monssstrrre !
Tsiemch chercha du regard autour de
lui. Rien ! Il leva la tête à temps pour voir disparaître une
grande silhouette rouge.
- Il nous montrrre la route...
Suivons-le!
Tsiemch partit dans la direction du vol
du dragon. Ils marchèrent ainsi quelques centaines de pas avant de
trouver des traces des cousins. Il jubila intérieurement. Il allait
pouvoir remplir sa mission. Plus ils avançaient, plus la trace
devenait fraîche. A cet endroit, la forêt devenait moins dense.
Alors qu'ils atteignaient une crête, un écuyer repéra le groupe
des cousins plus loin en contrebas. Armés de pied en cap, le
bouclier au bras, ils avançaient avec précaution. Tsiemch pensa :
« La vallée du dragon ». Les écuyers s'équipèrent de
leur cotte de maille, lui prit son bouclier pour continuer. La
journée se passa sans autre incident. Ils eurent quelques frayeurs
en voyant passer et repasser le dragon au-dessus de leurs têtes,
mais bien cachés par la végétation, ils se sentaient invisibles.
Sstanch était heureux que Mlaqui soit
arrivé avec deux mains de guerriers du froid. Pour eux, l'arrivée
de la neige était un bon présage. Ils avaient pris position
au-dessus de la grotte du dragon quand les premiers flocons
tombèrent.
- Smi...(Ils devraient arriver par
l'autre versant), dit Mlaqui, (demain nous descendrons pour sécuriser
la vallée.)
- Quil...(Est-ce la volonté du prince
Quiloma?), demanda Sstanch.
- Tsi...(Oui, le dragon est jeune
encore. Notre avenir dépend de lui).
Ils n'avaient pas fini de parler que,
dans un grand déplacement d'air, le dragon se posa.
Si les guerriers du froid restèrent
impassibles, les autres reculèrent effrayés.
- Nsi...(Bonsoir, être debout qui
connaît les onguents.)
- Nsi...(Bonsoir, Seigneur Dragon),
répondit Mlaqui en mettant un genou à terre, imité par tous les
présents.
- Smo...(De petits hommes arrivent pour
me voler mon trésor, ou ma vie. Ma volonté est de les combattre
sans l'aide des êtres debouts)
- Quil...(Mon prince, le prince Quiloma
souhaiterait t'aider, Seigneur Dragon. C'est pour cela que je suis
là.).
- Tri...(Ma force et ma ruse devraient
suffire pour occire les trois porteurs de carapaces. Je vous laisse
leurs aides... mais qu'on ne touche pas à celui à qui j'ai coupé
la main.).
- Lte...( Si telle est ta volonté,
Seigneur Dragon, nous le ferons.).
- Nie...(Que la neige te soit
favorable, être debout Mlaqui, ainsi qu'à ceux qui t'accompagnent).
Ayant dit cela le dragon d'un puissant
coup d'ailes se jeta dans le vide.
Les cousins Chemtimo étaient heureux
dans leur grotte. Avec ses deux entrées, elle ne pourrait pas
devenir un piège. Ils avaient trouvé un passage tortueux et étroit
par où le plus jeune des écuyers avait une très bonne vue sur
l'entrée de la grotte du monstre.
- La neige est tombée deux fois, dit
Sienne.
- Oui, cela nous débarrrasssera des
deux autrrres, répondit Fmine.
- Limpa ? Il n'arrrrivera même pas
iccci. Tsiemch ne nous gênerrra pas. Il est trrrop nul. Je parrle de
la neige pourrr te dirrre que nous n'aurrrons pas d'autrrre chance.
Le plus tôt serrra le mieux.
A ce moment-là, l'écuyer guetteur
arriva tout excité:
- Le monssstrrre vient de rrrentrrrer
...
- Allonsss-y et finisssonsss-en ! dit
Fmine.
Un bruit venu de l'extérieur les fit
sursauter. L'épée à la main pour les chevaliers, l'arc prêt pour
les autres, ils guettèrent dans la pénombre du soir, cherchant à
voir qui en était la cause.
Un cri chuchoté se fit entendre.
Les cousins se regardèrent et Sienne
jura. Manifestement Tsiemch arrivait. Ils l'entendirent renouveler
son appel. Ils lui firent signe.
Ils se serrèrent dans la grotte. La
discussion s'orienta sur les nouvelles que Tsiemch apportait. Limpa
était mort au combat, valeureusement avaient précisé les écuyers.
Puis on parla du monstre qui attendait
tapi dans son antre. Sienne était d'avis d'y aller tout de suite,
Tsiemch préférait attendre. Fmine ne savait pas trop quoi penser.
Sienne emporta la décision en parlant du problème des guerriers
ennemis que allaient forcément arriver à moins qu'ils ne soient
déjà là. La nuit assez claire était un bon moment pour atteindre
la grotte.
C'est peu après que les trois
chevaliers se mirent en route. La neige luisait faiblement sous la
lune. Avec cette luminosité, ils n'auraient pas besoin de torche.
Malgré leurs équipements, les trois hommes se déplaçaient presque
sans bruit. Dans la grotte, l'écuyer guetteur avait repris sa
veille. Il avait intégré l'équipage de Sienne Chemtimo depuis peu
et espérait tirer des bénéfices de la victoire de son maître, car
il était certain de sa victoire. Ses collègues plus âgés étaient
confiants mais pas aveugles. Ils pensaient que même si le dragon
était mort, il y aurait les guerriers ennemis qui voudraient le
venger. Déjà, ils préparaient la retraite, faisant le tri entre ce
qui méritait d'être ramené et ce qui pouvait être abandonné,
s'il fallait se replier rapidement.
Les trois hommes marchaient en silence,
accompagnés du bruissement de la neige qu'on écrase. Ils virent un
feu au loin sur la rive au-dessus de la grotte du monstre. Les
guerriers ennemis étaient là. C'était à la fois une bonne et une
mauvaise nouvelle. Ce soir, ils étaient là-haut. Ils ne seraient
pas à les chercher. Demain ce serait une autre histoire. Schtenkel
n'avait pas eu le choix. Il marchait devant assez loin, en balisant
le terrain de ses traces. Habillé de blanc, il se coulait dans le
paysage, ombre blanche dans les ombres de la nuit. Il avançait la
peur au ventre. Sa mission était aussi d'avertir en cas de danger.
Il arriva au bord du lac sans avoir rencontré âme qui vive. Il
repensa au dragon qui avait surgi de l'eau. Il espérait que ce soir,
il n'avait pas quitté sa grotte. Un oiseau de nuit hulula. Il
sursauta. S'arrêtant, il scruta la nuit un moment. Comme rien ne
bougeait, il se remit en marche. Il atteignit la base de la falaise
de la grotte. Il chercha à droite et à gauche un passage. Longeant
la paroi, il arriva devant ce qui lui sembla être un chemin
possible. De nouveau, l'oiseau de nuit hulula. Schtenkel commença
son ascension. Il atteignit une plateforme. Il n'avait pas fait trois
pas que ... L'oiseau hulula à ses oreilles. Il se retourna
brusquement. Il sentait une présence. Il porta la main à son épée
pour la dégainer. Il n'arriva pas au bout de son geste. On venait de
lui jeter un grand sac sur la tête. Une corde le serra à la taille,
une autre autour de la tête l'empêchant de crier. Il se sentit
quitter terre.
Les trois chevaliers suivaient la piste
de Schtenkel. Ils lui avaient fait décrire le chemin. Sienne avait
tiqué quand Schtenkel avait expliqué ne pas avoir dépassé le lac.
Il lui avait quand même intimé l'ordre de partir en éclaireur. Ils
l'avaient suivi à distance. Arrivés au lac, ils eurent juste une
pensée pour le frère de Limpa. Ils ne s'arrêtèrent pas. Les
traces de Schtenkel étaient bien visibles malgré la faible lumière.
Ils s'engagèrent sous les frondaisons. De nouveau un oiseau de nuit
hulula. Ils l'avaient déjà entendu plusieurs fois. Craignant qu'il
n'alerte le dragon, ils se figèrent. Ils restèrent un long moment
comme cela. La lune se montra enfin entre les nuages. Fmine soupira
de contentement. Ils n'allaient pas être gênés par la neige pour
gravir la falaise. Une ombre volant sans bruit passa devant la lune.
Sienne la montra à ses compagnons. L'oiseau était parti, ils
pouvaient reprendre leur progression. Ils dégainèrent en silence.
Peut-être y avait-il des sentinelles. Schtenkel n'avait pas donné
signe de vie. Devant la falaise, ils suivirent ses traces. Elles
partaient vers la droite et semblaient bien régulières. En arrivant
à une plateforme, ils s'arrêtèrent. Schtenkel avait piétiné là.
Ils écoutèrent et scrutèrent les lieux. Il n'y avait pas d'autres
traces et ils voyaient ses pas repartir vers l'amont. Cela mit
Tsiemch mal à l'aise. Il fit un signe interrogatif à Sienne. Ce
dernier haussa les épaules et reprit sa progression en murmurant :
- S'il avait été attaqué, on
verrrait la trrraccce de ses agrrressssseurs !
Tsiemch se calma en voyant que le
chemin bien que raide et difficile, leur permettait de s'élever vers
l'antre du monstre. La lune éclairait parfaitement les lieux. Si
jamais il y avait des guetteurs bien placés, ils ne pouvaient passer
inaperçus. Sienne jura sourdement. Il s'arrêta et scruta autour de
lui. Ils attendirent que la lune se cache à nouveau derrière un
nuage pour repartir. Ils marchaient maintenant sur une corniche
étroite. Fmine qui avançait en tête, se retourna pour voir son
cousin. Celui-ci rengaina son épée et lui fit signe d'avancer.
Fmine fit de même. Il longea la paroi tout en s'assurant de bonnes
prises pour les mains. Au bout, le vent avait dipersé la neige. Les
traces avaient disparu. La lune de nouveau se dévoila. Il en fut
soulagé. Il voyait un espace plus dégagé plus loin où ils
allaient pouvoir se regrouper. Il parcourut la petite surface sans
trouver les traces de Schtenkel. Vu la paroi, il ne pouvait avoir
disparu. Fmine attendit son cousin. Il ne comprenait pas où était
le chemin. Celui-ci ne tarda pas. Il demanda à voix basse :
- Pourrrquoi tu n'avanccces pas ?
- Il n'y a plus de traccces !
Sienne haussa les épaules et commença
à faire le tour de l'espace. Son cousin avait raison, le vent avait
balayé la neige. Schtenkel n'avait laissé aucune empreinte sur ce
rocher. II sentit la colère bouillonner en lui. Pourtant ce n'était
pas le moment de se laisser aller à des gestes bruyants.
- Où a-t-il pu passser ? se
demanda-t-il.
- Je ne vois pas, répondit son cousin.
- Que se passe-t-il ? chuchota à son
tour Tsiemch qui venait d'arriver
- Il n'y a plus de chemin, répondit
Fmine. On ne voit pas où est passssé Ssschtenkel.
- Là ! s'exclama Sienne en montrant du
doigt une direction.
Il courut jusqu'à un tronc et
l'observa. C'était sûr. Il était parti en escaladant le tronc. A
la lumière de la lune, il examina l'arbre qui poussait là. Le tronc
était mince mais bien droit. Plaqué contre la falaise, il avait
poussé avec peu de ramure. En contrebas, les racines semblaient
plaquées contre le rocher. Sienne douta de leur solidité. En
regardant en haut, il crut apercevoir une silhouette qui lui faisait
signe. L'idée de grimper à un mât avec son armure de combat lui
déplut. Il ne voyait pas d'autres choix possibles. Il grimaça. Se
retournant vers les autres, il dit :
- Il est là-haut. On ne peut pas
monter à trrrois. Il faudrrra ssse sssuivrrre. Je passssse le
prrremier. Fmine, tu sssuivrrras.
La montée fut éprouvante. Malgré la
fraicheur de la nuit, il transpirait dans son armure. Heureusement,
les restes de branches donnaient des appuis bienvenus. Arrivé en
haut, il se laissa glisser sur le rocher. Il aurait voulu se reposer,
mais s'aperçut qu'il était à l'entrée de l'antre. Il chercha un
repli où se cacher. Il chercha Schtenkel des yeux, sans le trouver.
La lune n'éclairait plus. Les nuages de plus en plus épais
cachaient sa lumière. Il entendit du bruit venant de l'arbre. Il se
risqua jusqu'au bord pour récupérer son cousin. Une fois réunis, à
tâtons, ils s'enfoncèrent dans la grotte.
Non loin de là, un œil jaune
s'entrouvrit.
Tsiemch hahanalt. Il se hissa avec
peine sur le bord. Le froid devenait plus vif, les nuages plus
présents. Il pensa que la neige revenait. Il essaya dans la pénombre
de comprendre où il était et où étaient les autres. L'oiseau de
nuit hulula à nouveau. Décidément, il n'aimait pas ces bêtes-là.
A travers une trouée dans les nuages, il eut un bref éclairage. Il
sursauta. Il était devant l'entrée de la caverne du dragon.
Instinctivement, il retint son souffle. Il écouta. Le vent
soufflait. Il entendait les bruits habituels de la nuit, sans plus.
Les cousins n'étaient pas en vue. Ils devaient être rentrés dans
la caverne pour tuer le monstre. Fidèle à sa décision, il essaya
de trouver un recoin pour se cacher et attendre le moment favorable
pour frapper le dragon quand il ne s'y attendrait pas. Il se mit
debout. Où pouvait se cacher la bête ? Il estima qu'elle
devait dormir sur ses trésors. Quand il l'aurait tué, il se promit
de se couronner de la couronne du roi Yas. Devenu comme un dieu, il
n'aurait aucun mal à se faire obéir de tous ces prétendus
puissants. Il avançait à tâtons tout en rêvant de gloire et de
puissance.
Dans la pénombre de la grotte, les
cousins cherchaient des yeux où pouvait traîner le monstre. Ils
virent le trésor.
- Là, la courrronne ! dit Fmine
en s'avançant vers elle.
- Arrrrrête-toi ! lui dit son
cousin. Tu es fou ! Il ne faut pas qu'il devine notre présence.
Fmine se bloqua.
- Cachons-nous, le drrragon n'est pas
là. Il doit y avoirrr d'autrrres sssalles.
Les deux cousins se cachèrent au fond
d'un boyau obscur. Un bruit les fit retenir leur respiration. Ils
restèrent tapis en retenant leur souffle. Le bruit se précisa. Ils
respirèrent. C'était des pas d'hommes. Ils sortirent de leur
cachette.
- Ne ressste pas là ! Il
pourrrrrrait arrrrrriver.
Tsiemch sursauta en les entendant. Il
se déplaça à tâtons. Une ombre plus sombre l'attira. Un tunnel
lui offrait son abri. Il chercha et trouva une place où il pourrait
attendre. Il mangea un morceau. Savoir qu'il allait se battre lui
ouvrait toujours l'appétit. Après, il s'installa du mieux qu'il
put. L'attente commença.
Les cousins ne disaient rien mais
trouvaient que le temps ne passait pas vite. Enfin la lumière se fit
un peu plus forte. Bien cachés, ils allaient pouvoir observer et
débusquer la bête.
Le dragon ouvrit les yeux avec l'aube.
Ces petits hommes puaient la suffisance et l'orgueil. Il avait laissé
le dernier chevalier s'enfoncer sous le porche de sa grotte. Ils
sentaient l'or et l'argent. Il se dit qu'il allait enrichir son
trésor. Il regarda la neige qui venait de se mettre à tomber. Quand
l'aube pâlissait, il se dit qu'il était temps de secouer la
poudreuse qu'il avait sur le dos. Il étendit sa perception
l'ensemble de l'espace de sa grotte. Il repéra les auras des intrus.
Les cousins étaient embusqués dans la salle principale. Le dernier
petit homme traînait dans un des couloirs latéraux. Il se mit en
marche.
L'écuyer guetteur cria.
- « Le drrragon ! »
Il recula rapidement dans le boyau
d'accès. Il arriva dans la salle principale.
- Il arrrrrrive ! Le drrragon, il
arrrrrrive !
Tout le monde se retourna vers lui.
- Calme-toi ! Qu'est-ccce que tu
dis ?
- Le drrragon, on le crrroyait endormi
dans sssa grrrotte et je viens de le voirrr rrrentrrrer.
Un des écuyers jura.
- Ccc'est lui qui va les
sssurprrrendrrre et pas le contrrrairrre.
- Comment peut-on les aider ?
demanda un autre.
- Le temps d'arrrrrriver et il
ssserrrrra trrrop tarrrd, ajouta un troisième.
- En plusss la neige va rrrendrrre les
déplacccements difficcciles.
La discussion devint générale.
Schtenkel sentit qu'on le posait à
terre. Quelqu’un l'avait hissé pendant un bon moment. A peine
posé, il avait senti des mains vérifier ses liens, son bâillon.
On l'avait fouillé sans ménagement mais sans violence. Il n'avait
plus d'épée ni de dague, ni son couteau. De nouveau, on le
transporta. Cela dura un moment assez long. Ceux qui le portaient ne
semblaient pas forcer. Il ne les entendait pas s'essouffler et
pourtant le rythme de déplacement était rapide et montant. Puis on
l'assit par terre. La chaleur d'un feu lui chauffait les genoux et le
devant du corps. Il ne comprenait pas les voix qu'il entendait. Il
pensa qu'il était de nouveau prisonnier. Aurait-il encore de la
chance comme la dernière fois ? On lui retira sa cagoule.
- Tu es vraiment où il ne faut pas,
Schtenkel !
Il reconnaissait l'homme comme étant
celui qui l'avait capturé. Il était de nouveau entre ses mains. Un
peu plus loin il vit des hommes aux yeux bridés et au parler
étrange. Il pensa qu'il devait être au bivouac qu'il avait vu
au-dessus de la caverne du dragon.
- Tesd...(Le dragon t'a marqué. Tu es
à lui.)
Schtenkel se tourna vers celui qui
parlait. Celui-là aussi était là la première fois.
Sstanch lui traduisit.
- Ça veut dire quoi que je suis au
dragon ?
- Le dragon a donné des ordres pour
toi, mais ils manquent de précision. Le konsyli que voici est chargé
de rencontrer le dragon et de lui faire préciser ce qu'on doit faire
de toi.
Le dragon se mit en colère. Un de ces
foutus petits hommes avait touché à son trésor. Il renifla la
couronne du roi Yas. Il reconnut l'odeur. Il allait leur faire payer,
surtout aux deux qui se croyaient à l'abri dans leur recoin. Le
troisième s'était caché avec la ferme intention de ne sortir que
plus tard quand il le croirait endormi. L'idiot n'avait même pas
pensé que sa bouffe sentait autant... « ça sent comme du loup
gris et il ose manger ça chez moi ! » pensa le dragon.
Celui-là ne perdait rien pour attendre. Les chevaliers l'avait
sous-estimé, tant pis pour eux. Il fit ce qu'ils attendaient. Il
grogna, racla le sol, griffa les rochers et … prépara son piège.
Les cousins Chemtimo s'étaient calés
au fond de leur abri en entendant le dragon rentrer. Ils comprirent
qu'il n'était pas dans la grotte à leur arrivée. Ils entendirent
ses déplacements. Pour faire autant de bruit, c'est qu'il était
maladroit à terre. Les raclements sur les pierres et les rochers qui
bougeaient, prenaient le sens d'une bête à l'étroit dans sa
tanière. Coincé, il serait d'autant plus facile à abattre qu'eux
seraient mobiles. Quand tout se calma, Sienne jeta un œil. Le dragon
était là, couché, lové sur son trésor. Ils voyaient son flanc, à
moins que ce ne soit une épaule. La tête reposait sur un rocher.
Les yeux étaient fermés. Il semblait dormir. Sienne fit signe à
son cousin de ne pas bouger. Ils avaient la journée devant eux. La
patience était leur alliée. La bête endormie ou somnolente serait
plus facile à circonvenir.
Tsiemch avait entendu le dragon bouger
dans la grotte. Le bruit était impressionnant. Il pensa qu'il avait
bien choisi. Ce tunnel était beaucoup trop étroit pour le monstre.
Il avait assez de provisions pour tenir quelques jours. Restait à
attendre que les cousins Chemtimo échouent.
Le dragon restait attentif aux esprits
des deux chevaliers. Il sentait leur impatience et leur volonté
d'attendre. Il sourit intérieurement. Ces petits hommes étaient
tellement prévisibles. Incapables de comprendre ce qu'était un
dragon, incapables d'écouter leurs corps qui suaient la peur, ils
allaient mourir. D'ailleurs il les entendit bouger. Bien sûr, ils se
faisaient discrets. Mais comment être discret quand on est bardé de
métal. Il perçut le glissement des épées qui sortaient du
fourreau. Il était sûr que le plus fanfaron des deux serait devant.
Il voulait trop la gloire pour laisser son allié de sang passer
devant.
Tsiemch avait enlevé son heaume.
Collant l'oreille à la paroi, il écoutait les bruits que lui
transmettait la roche. Il entendit le raclement léger que firent les
cousins quand ils se mirent debout. Délaissant la paroi, il se
rapprocha du centre du couloir. Il avait une vue partielle de la
grotte. Dans la lueur blafarde d'un jour neigeux, il voyait la masse
rouge sombre du dragon. Il jura intérieurement. Il ne s'attendait
pas à une aussi grosse bête. Il eut un doute, juste un léger doute
sur sa possibilité de le tuer. Les cousins devaient préparer leur
attaque. Il remit son heaume au cas où...
Sienne fit un pas. Le monstre respirait
tranquillement, inconscient de sa mort qui approchait. Sienne sourit.
En quelques pas, il pouvait être juste à hauteur de la plaque
fatale sur le poitrail de la bête. « En un coup d'épée ! »
pensa-t-il, « en un coup et s'en sera fini, je deviendrai comme
un dieu ! ». Il fit un autre pas, quand même prêt à se
jeter en arrière. Tout était tranquille. La neige à l'extérieur
étouffait les bruits. Le calme régnait dans cet abri. Au troisième
pas, il entendit le faible raclement des poulines de métal de son
cousin. Il s'immobilisa. Le bruit de la respiration du monstre
continua, régulier, ample.
Sienne estima qu'il était à six pas
de frapper. Il se baissa pour passer sous le rocher que
la bête avait dû déplacer en
rentrant. Cette arche naturelle le protégeait. Derrière, son cousin
fit aussi un pas de plus. Sienne prit appui sur la roche et jeta un
coup d’œil. Trois pas le séparaient de son but. Il allait avancer
le pied quand la respiration du dragon fit une pause. Il se recula
vivement heurtant une pierre de son talon. Celle-ci bougea, roula,
libérant un caillou plus gros qui se mit aussi en mouvement. Sienne
ne songea qu'au bruit. Cela allait réveiller le dragon. Il avança
la main pour tenir le caillou avant qu'il ne dévale la pente. Elle
fut écrasé par le rocher que le caillou calait. Sienne hurla sa
douleur. Son cousin essaya de lui porter secours, mais d'équilibre
instable en équilibre instable, les rochers s’effondrèrent sur
eux.
Tsiemch avait repéré Sienne au moment
où il sortait de sous ce gros rocher. Lui aussi avait entendu la
pause respiratoire. Instinctivement, il s'était reculé. En
entendant les rochers rouler, il refit un pas en avant. Avec horreur,
il vit les cousins Chemtimo se faire engloutir sous un amas de
roches. Il se recula avec vivacité. Le dragon allait se réveiller.
Il sursauta en entendant la voix.
- Alors petit homme, tu te crois à
l'abri.
Tsiemch tendit le cou pour voir qui
parlait ainsi. Il vit que la poussière était retombée. Du tas de
rochers dépassaient des membres revêtus d'armures. Il vit un bras
qui bougeait faiblement. Il essayait d'en voir plus quand un œil
jaune se montra au bout du conduit. Il se plaqua contre la pierre.
S'il avait pu, à cet instant précis, il se serait enfoui dedans.
- Je n'aime pas ceux qui en veulent à
mon trésor.
Le monstre parlait ! Tsiemch pensa
un instant qu'il délirait. Pourtant ce qu'il vivait était bien
réel.
- Tu es un voleur, mais en plus tu es
muet !
Devant l'insulte, Tsiemch se redressa :
- Je ne sssuis pas un voleurrr !
- Tu es pire alors, un tueur !
- Ccc'est toi monssstrrre, qui est
voleurrr et tueurrr !
Tsiemch fut déconcerté par le rire du
dragon.
- Même aux portes de la mort, ton
ridicule orgueil te tient. Alors si tu n'es ni tueur, ni voleur, qui
es-tu ?
- Je sssuis Tsssiemch, Chevalier de
Femtimo, adoubé parrr le prrrinccce en perrrsssonne. Mon rrrôle et
mon honneurrr sont de chasser les monssstrrres comme toi.
- Quelle grandeur d'âme, cher petit
homme chevalier. Tu es venu par pur altruisme jusqu'à mon domaine.
Que cela est beau.
- Trrremble drrragon, car même sssi je
ne rrréussssssis pas, d'autrrres viendrrront et te tuerrront pour
rrrendrrre ce que tu as volé à leurrrs prrroprrriétairrres et me
venger !
- Tu es bien présomptueux, petit
homme.
- Le rrroi Yasss lui-même viendrrra
avec son arrrmée, plus nombreuse que les arrrbrrres de la forrrêt,
pourrr te pourrrchasser.
- La neige arrive, petit homme et les
rois ont bien des soucis.
Tsiemch avait dégainé son épée
doucement pendant cet échange de paroles. Le couloir était dans le
noir. Il avait une chance de lui crever un œil. Il fonça en
hurlant.
L'œil qu'il visait s'effaça tellement
vite que Tsiemch en fut surpris. Emporté par son élan, il continua
sa course sur la roche du plancher de la caverne, cherchant des yeux
le dragon. Quand il le vit, c'est à peine s'il put infléchir sa
trajectoire. D'un coup de patte dans le thorax, il envoya Tsiemch
voler par dessus le bord de la grotte.
Les écuyers aussi lourdement armés
qu'ils pouvaient le virent planer un instant. Eux qui venaient pour
secourir leurs chevaliers assistèrent à l'écrasement de leur
maître dans la forêt en contrebas.
- Sus, tuons-le, cria un des écuyers.
- À morrrt ! cria un second.
- Attention, cria le troisième.
Une pluie de flèches s'abattit sur
eux. Ils battirent en retraite aussi rapidement qu'ils le pouvaient.
Leurs cottes de mailles ne valaient pas les armures de combat. Ils
laissèrent la moitié des leurs avant d'atteindre la protection de
la caverne qu'ils venaient de quitter. Derrière eux, des guerriers
aux yeux bridés donnaient la chasse.
101
Les enfants riaient aux éclats. La
neige était vraiment quelque chose de merveilleux. Quiloma ne put
s'empêcher de sourire. Sabda n'était pas la dernière à s'amuser
dans cette gigantesque bataille de boules de neige. Il reconnut aussi
Tandrag ainsi que les enfants de Kalgar. Il savait que cette première
neige ne durerait pas. Les enfants de ce premier printemps avaient
juste acquis assez d'autonomie pour aller jouer avec tous les autres.
La Solvette lui avait dit que c'était une bonne année pour la cité.
Il y avait à la fois assez de nourriture et assez de nouveaux bras.
Il repensait à la rencontre qu'il venait d'avoir...
- Oui, Mon Prince, nous avons suivi les
ordres.
- C'est le Seigneur Dragon lui-même
qui vous a dit cela ?
- Oui, Mon Prince. Le Seigneur Dragon
voulait qu'on laisse l'homme sans main en vie. Il a dit que son
destin était de conduire les siens à la mort et un autre à la vie.
- Le Seigneur Dragon dit des paroles
étranges, Mlaqui. Que voulait-il laisser entendre ?
Sstanch suivait avec difficulté cet
échange entre le prince et son konsyli. Il ne parlait pas encore
assez bien leur langue pour suivre tous les détails. Il avait
compris que Mlaqui racontait les derniers évènements. Le dragon
était revenu pour donner ses ordres. Sstanch trouvait encore cela
étrange. Avant la dernière saison des neiges, jamais il n'aurait pu
imaginer une telle rencontre. Il se pensait du bon côté avec un
allié dragon. Natckin l'avait refroidi dans son enthousiasme. Les
esprits étaient plus circonspects quant à l'avenir. Rien n'était
joué. Leurs oracles concernant le dragon étaient obscurs. Ce qui
était certain : la cité ne vivrait qu'en continuant ce chemin.
Le dragon avait encore des épreuves à passer. Quelqu'un devrait
faire Sangha avec le dragon mais nul n'avait compris si c'était un
habitant de la cité, un guerrier du froid ou un prince. Nul n'avait
compris non plus ce que voulait dire Sangha.
Sstanch revint au moment présent.
Mlaqui racontait la traque des seconds guerriers. Le dragon avait
demandé d'en laisser un en vie et de laisser Schtenkel sur ses
traces.
- D'autres guerriers de métal doivent
venir avant le grand guerrier. Telles furent les paroles du Seigneur
Dragon. La neige les tuera peut-être.
- Je ne crois pas Mlaqui. Il n'en est
pas encore tombé assez. C'est un heureux présage pour les habitants
du village. Elle veut dire la paix pour nous et surtout la
possibilité que les nôtres arrivent.
Se tournant vers Sstanch qui attendait
un genou à terre, Quiloma lui dit :
- Debout, maître d'armes de la cité.
Où en sont les dix mains d'hommes ?
- Ils progressent bien. Ils ont
beaucoup appris dans cette rencontre avec les chevaliers des plaines.
- Cela est bon. Cinq mains d'hommes
doivent être toujours prêtes au départ, jusqu'à l'arrivée des
renforts.
- Oui, prince Quiloma.
La conversation roula sur les
nécessités techniques de l'organisation. Quiloma aurait bien voulu
plus d'hommes. Un prince neuvième peut commander jusqu'à dix
phalanges, mais ici, il ne pouvait dégarnir les champs de leurs
bras. Le temps que les enfants arrivent à maturité, lui serait trop
vieux. Il avait déjà connu beaucoup d'hivers. Il ne pouvait
s'empêcher de penser à Sabda. S'il repartait dans son pays
devait-il l'emmener ? Il sut la réponse en se posant la
question. La Solvette ne voudrait pas et qui était-il pour se mettre
contre la Solvette ? Il sourit intérieurement. Quel destin
étrange que le sien. Parfaite machine à faire la guerre, il était
devenu sensible au sourire d'une enfant et de sa mère. Si Schtenkel
et le second guerrier arrivaient à Tichcou assez vite, peut-être y
aurait-il une nouvelle expédition. Il avait rencontré un... Il ne
savait pas trop bien. Il était parti sur la journée pour
s'entraîner avec une main d'hommes. En explorant un des versants de
la montagne où était la cité, ils étaient tombés sur un
campement. Avant, il aurait passé tout le monde au fil de l'épée
car aucun n'avait les yeux bridés, mais aujourd'hui avec le vécu de
cette dernière saison, il avait observé. Le chef de ce groupe
n'était pas un marabout, ni probablement un prêtre de la cité
quoique il leur ressemblait. Ce qui l'avait arrêté était le bâton.
Il connaissait ce type de bâton. Il en possédait un morceau dans
son étui rouge. Il donnait le feu et la légende lui prêtait la
puissance des dragons quand il était entier. L'homme avait pris le
temps de nettoyer son bâton avant de lui remettre un petit fourreau.
Quiloma sentit son regard se libérer. Était-il face à l'élu ?
Cela expliquerait la présence d'un
juvénile par ici. Pourtant la légende disait que l'élu serait de
son peuple. Quiloma ne savait que penser.
- Bonjour, prince Quiloma.
Quiloma sursauta en entendant son nom.
Cet homme qu'il n'avait jamais vu, regardait dans sa direction et
l'appelait. Il était pourtant sûr d'être invisible et de ne pas
avoir fait de bruit. D'ailleurs les compagnons de l'homme,
sursautèrent aussi en l'entendant parler. Ils se jetèrent sur des
armes. L'homme reprit la parole :
- Vous ne risquez rien, posez-vos armes
mes amis et toi, Iaryango, pose l'arc de Rhinaphytia, tu risques de
blesser quelqu'un.
Quiloma sortit à découvert. Il avait
sa lance à la main. Par gestes, il avait dit à ses hommes de ne pas
bouger.
- Dructa Quiloma ? (Sais-tu qui
est Quiloma?).
- Oui, je te connais prince Quiloma. Je
comprends même ta langue.
- Mru... (Qui es-tu, toi qui tiens un
bâton de puissance?)
- Juste un homme, prince Quiloma. Quant
à ce bâton, il n'a de puissance que les lignes qui y convergent.
- Stomr...(Que fais-tu ici, toi que je
n'ai jamais vu ?).
- Je suis le Maître Sorcier de la cité
que tu habites.
- Mro... (La mort serait une bonne
chose pour toi !).
- Je sais ce que tu penses de nos
coutumes et de nos croyances. Tu es venu, porté par les ailes du
bouleversement. Tu crois ton rôle important. Comme moi tu obéis à
d'autres dont les desseins te dépassent.
- Donne-moi une raison de ne pas te
tuer ? dit Quiloma dans la langue de Kyll.
- Je crois qu'elle passe, répondit
Kyll.
Une grande ombre les survola. Quiloma
leva la tête. Quand il redescendit les yeux, Kyll avait enlevé la
protection du bâton. Quiloma ne pouvait plus bouger les yeux. Son
regard était comme hypnotisé. Il suivait les courbes des
arabesques. Il les reconnaissait. Dans la caverne des dragons, il
avait vu les mêmes.
- Tu as une raison, maître sorcier. Je
ne peux que me soumettre.
Lentement, il sortit son étui et fit
glisser ce qu'il contenait dans sa main. Il en sentit la chaleur et
la puissance, ou plutôt le souvenir de la puissance. Il savait qu'il
n'avait en sa possession qu'un morceau du dernier bâton de puissance.
Un bâton plus vieux que les souvenirs des vivants, un bâton de
légende, celui du dernier roi dragon. La légende disait que même
un simple morceau brillerait en rencontrant le nouveau bâton. C'est
pourquoi les princes en avaient tous une parcelle. Cela faisait des
générations qu'on cherchait le nouveau roi dragon. Quiloma fut
déçu. Il n'y eut pas de réponse. Il n'était pas en face de l'élu,
mais en face de quelqu'un qui avait une relation privilégiée avec
le dragon, ou avec l'élu.
- Que sais-tu, maître sorcier ?
Je sais que tu n'es pas l'élu.
- Tu sais bien, prince Quiloma. Je ne
suis que Maître Sorcier. Les esprits m'ont parlé de toi. C'est
pourquoi le crammplac poilu t'a épargné.
- Si je suis vivant, c'est qu'il ne m'a
pas tué. La prédiction est facile, ironisa Quiloma.
- Sais-tu qu'il a chassé pour toi et
les tiens. Rappelle-toi le clach qui est tombé dans ton abri. Les
esprits ont demandé que tu vives. Le crammplac poilu a obéi.
Quiloma fut troublé. L'histoire de sa
chasse n'avait pas quitté le cercle des guerriers du froid. Elle
était un récit tabou puisque le roi dragon était intervenu.
- Que peux-tu encore me prédire,
maître sorcier?
- De ce que tu feras un jour naîtra
l'avenir. Si ton héroïsme est fort comme la vie alors naîtra la
vie du roi dragon, sinon, nous vivrons des temps noirs.
FIN DES PREMIÈRES SAISONS
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