Du haut du donjon d'AnguelBuorn, il scrutait le lointain.
L'ennemi
était là. Les vaisseaux de débarquement se découpaient devant l'ombre
de l'île des morts. Leurs voiles blanches et noires faisaient un damier
sinistre sur le gris de la mer.
Son
visage, buriné par le vent, était couvert de fines rides évoquant les
runes des anciens. Il hocha la tête. Depuis le temps qu'il guettait leur
arrivée, il se dit qu'aujourd'hui son destin venait de se sceller.
Aux
temps anciens, AnguelBuorn avait connu la gloire, forteresse jamais
prise, elle avait été le berceau de rois fameux, des guerriers dont le
nom faisait encore frémir. Mais les temps anciens avaient fini avec la
dynastie en place. Le cœur du royaume battait plus à l'Est, dans des
régions plus hospitalières. Les rois avaient consolidé l'héritage des
fondateurs et en s'éloignant des origines, la cour avait pris des goûts
de raffinements inconnus dans ce coin du monde. Bangüel était né ici,
dernier descendant de la noblesse locale, on lui avait assigné la garde
des côtes d'AnguelBuorn. Plus qu'une promotion, cela avait été un exil
pour le punir de sa rudesse. Moins brillant en compagnie que le reste de
sa famille, surtout moins policé, il aimait ces côtes sauvages et
semi-désertes. Le peuple qui habitait la terre sauvage de Buorn était
pauvre comme sa terre, mais fier comme personne.
Il
alluma le feu d'alerte pour prévenir la tour de guet des hauteurs de
Landerthorn, en espérant que le guetteur ne serait pas saoul comme à son
habitude et qu'il ferait comme lui pour que, de relais en relais, la
capitale soit prévenue. Après un dernier regard vers la mer et le danger
qui approchait, Bangüel descendit en maugréant.
« Une escouade, qu'est-ce qu'ils veulent que je foute avec une escouade !»
Des
siècles de paix avaient donné l'illusion de l'absence du danger. La
dernière rencontre avec les hordes du Landayeur avait été une victoire
retentissante grâce à la tempête qui avait drossé la plupart de leurs
navires sur les récifs. Après cette victoire facile, les différents rois
et régents avaient pris pour habitude de ne pas remplacer les
effectifs. L'argent coulait à flot dans la capitale mais pas dans la
terre de Buorn. Avec cent hommes, Bangüel aurait pu défendre le donjon,
avec quinze, il se dit qu'il allait essayer de mourir avec honneur.
Quand
il arriva dans la cour, les hommes préparaient leurs armes. Bangüel
regarda autour de lui. Se sachant condamné, il voulait regarder encore
une fois ces murs qu'il aimait. Anguelbuorn avait été une grande
citadelle. Le premier des rois, Anguelbhorn surnommé "l'Ange des
débuts", était parti d'ici avec mille hommes pour unifier les petits
royaumes alentours. Sa statue de pierre surveillait la route à coté de
la poterne d'entrée. De cette première enceinte, Bangüel, qui avait
fouillé tous les coins et les recoins d’Anguelbuorn,
n'avait retrouvé que quelques petits arcs voûtés de pierre noire.
Devant le succès de "l'Ange des débuts", la forteresse avait pris de
l'ampleur jusqu'à être une véritable ville capable d'abriter les dix
mille hommes du dernier des grands rois. Celui-ci aussi avait été
surnommé l'Ange en raison de sa beauté mais on lui avait accolé le feu
car il partait au combat revêtu d'une armure étincelante comme le
soleil. Il était le héros qui avait exterminé les hordes de Landayeur
lors de l'invasion des royaumes du Sud. Cet exploit avait fait de lui le
roi incontesté de toute cette partie du monde. "L'Ange de feu" avait
délaissé Anguelbuorn pour les bords plus cléments du lac de Combayara
vers l'Est. Son départ avait été le premier signe de la déchéance de la
grande forteresse. Depuis des siècles, les réparations se limitaient à
abattre les murs trop abîmés pour rafistoler le donjon. Depuis que
Bangüel avait pris le commandement, il y a maintenant bien longtemps, la
garnison avait encore fondu. La vieillesse et les fièvres avaient eu
raison de sa troupe. Toutes ses demandes de renfort étaient restées sans
réponse. Il y voyait l'incurie de l'administration et la volonté des
nobles de la cour de se venger.
Un homme descendit des remparts en courant :
« Dans une heure, les diables de Landayeur auront débarqué ! »
- Et dans deux heures nous serons morts », ajouta une voix.
Bangüel
se retourna vivement pour voir qui avait parlé, mais tous ses hommes
semblaient absorbés dans l'ajustement de leurs armes.
Il prit la parole :
« Réfléchissez
au lieu de dire n'importe quoi. Depuis l'effondrement du rempart du
port, seules les barcasses de pêche peuvent encore entrer ou sortir. Ces
vaisseaux ne pourront atterrir que dans la crique de la galère. Pour en
sortir, il n'y a qu'un chemin, celui du défilé des Omfer, partout
ailleurs, ce ne sont que des falaises. A nous seize nous pouvons
maintenir une armée en attendant les renforts. Le feu est allumé,
Landerthorn va pouvoir prévenir Banthorn, Landguel et Guelthorn, qui
vont eux aussi alerter plus loin. À marches forcées, les premiers
renforts peuvent être là dans deux jours. Quatre hommes peuvent tenir le
défilé des Omfer. Nous sommes seize et nous nous disons descendants
d'Anguelbhorn "l'Ange des débuts", ce ne sont pas ces "même pas" hommes
de Landayeur qui vont nous faire reculer !
- Regardez, le feu de Landerthorn brûle », hurla le sergent.
Toute la troupe se tourna vers le mont du Landerthorn pour regarder la fumée noire s'élever.
Bangüel dit :
« En route, il faut que nous y soyons avant eux ! »
Les
quinze hommes sortirent au pas par le pont-levis. Bangüel resta un
instant à contempler les vestiges de son existence passée. Il songeait
aux dizaines de vaisseaux qui arrivaient. Dans une heure les premiers
débarqueraient. A raison de soixante à quatre-vingts hommes par bateau,
c'est plus de trois à cinq mille hommes qui allaient monter à l'assaut
du défilé des Omfer. Même si on ne pouvait avancer à plus de trois de
front, la tâche lui semblait impossible. Il soupira, s'avança sur le
pont-levis et mit la main sur la cuisse de la statue de "l'Ange des
débuts".
«
Tu vois, l'Ancien, nous allons nous battre pour l'honneur, mais nous
périrons parce qu'ils sont plus nombreux, plus forts, plus jeunes. »
Il
regardait ses hommes qui s'éloignaient vers le chemin du défilé des
Omfer. Comme lui, ils avaient choisi leurs plus belles armures et leurs
meilleures armes. Bangüel avait retrouvé une armure richement ornée dans
ses fouilles et l'avait revêtue.
S'adressant à la statue, il dit :
« Tu
ne trouves pas que j'ai fière allure, on dirait "l'Ange de feu" partant
pour le combat. Ah! S'il pouvait être là avec ses compagnons pour nous
aider ! Mais nul ne pourra dire que Bangüel d'AnguelBuorn n'a pas fait
son devoir jusqu'au bout ! »
En disant cela, il dégaina l'antique épée :
« Je jure par mes aïeux de vaincre ou de mourir ! Puissent les Anciens me venir en aide au moment du combat ! »
Cette prière faite, il tapa la cuisse de la statue et se mit en devoir de rattraper ses hommes.
Il
y avait une bonne demi-heure de marche jusqu'à l'endroit le plus
propice du défilé. Quand ils y arrivèrent, ils virent les voiles noires
et blanches à quelques centaines de pas au large. On entendait les
ordres de manœuvre des premiers bateaux.
Bangüel
mit ses quatre archers en position, en hauteur pour couvrir la plage,
puis avec ses chevaliers, à trois de front, ils se préparèrent au
combat.
Quand
les Landyeurs les aperçurent en haut de la plage, ils hurlèrent leur
désir de mort. Le premier bateau s'échoua et les soldats débarquèrent en
courant et en hurlant.
Le
premier choc fut violent, mais les Landyeurs se gênaient. Obligés de ne
combattre qu'à trois, leur nombre n’était pas un atout. Les archers,
bien à l'abri, gênaient le débarquement des autres mais la plage se
remplissait de Landyeurs ivres de combat. Bangüel avait établi un
roulement pour ses chevaliers. Le sergent fut le premier à tomber, trop
blessé pour combattre, on l'appuya sur un rocher. Le combat ne
s'arrêtait pas, chaque Landyeur blessé était immédiatement remplacé. Les
morts restaient sur place, jusqu'à ce qu'on puisse les tirer en arrière
pour dégager la place. Des bateaux, on avait sorti des protections qui
permettaient aux archers de Landayeur de s'abriter et de tirer sur les
Buornais. La journée s'avançait et le combat continuait. Ils ne furent
plus que quatorze, puis treize à la mort du premier archer, puis douze
quand le jeune Darman de Langduel se fit tuer. Les plus vieux
fatiguaient trop vite et se firent blesser. Le nombre de combattants
d'AnguelBuorn était réduit à trois à la tombée de la nuit. Sur la plage,
le campement s'installait. Les landyeurs venaient voir le combat,
commentaient, pariaient. Bangüel entendait tout cela la rage au cœur.
Son bras n'en pouvait plus de manier l'épée. Son armure cabossée le
gênait, son sang coulait déjà par des blessures superficielles. Avec
Batendal son lieutenant et Iiwin le mercenaire, ils formaient le trio
final. Les trois Landyeurs rompirent le combat. Épuisés, les trois
hommes virent la foule des ennemis reculer. Trois géants arrivèrent,
suivis par la troupe d'élite reconnaissable à ses trophées pendus à la
ceinture. Le reste des Landyeurs regardaient la scène vingt pas en
arrière.
« Je crois que c'est la fin maintenant, dit Iiwin.
- Nous les aurons retenus une journée, seize contre cinq mille, notre épopée fera une belle chanson de geste », dit Batendal.
À
cinq pas devant eux, les géants s'arrêtèrent. Un homme s'avança. Son
armure de cuir richement orné le désignait comme le chef. D'une voix
hésitante et gutturale, le Landyeur leur dit dans le parler courant :
« Rendez-vous
et votre mort sera douce ! Combattez et vos cris retentiront pendant
des jours sous les doigts des maîtres de la mort !
- De quoi parle-t-il ? demanda Iiwin.
- Les
maîtres de la mort sont leurs prêtres et leur dieu aime la torture »,
répondit Bangüel à mi-voix. Il fit un pas en avant et hurla :
« Par
la force des Anciens qui ont forgé cette épée, par la foi en la
victoire qui m'habite, je vous défie », puis se retournant vers le
défilé des Omfer, il cria : « Anciens, soyez ma force et mon aide ! »
A
peine ces paroles furent-elles prononcées qu'une bourrasque souffla,
éteignant les torches et les feux. Dans la nuit noire du monde de Buorn
une lumière prit naissance dans le défilé des Omfer au-delà du dernier
tournant. Un bruit de métal se fit entendre, puis un autre. Bientôt ce
fut comme si un incendie éclairait le défilé, le bruit comme celui d'une
charge de cavalerie. Bangüel, Batendal et Iiwin se regardèrent sans
comprendre. Ce ne pouvait être les renforts. Sur le visage des
Landyeurs, la haine avait fait place à la crainte. C'est alors
qu'apparut le premier cavalier brillant avec éclat. Batendal reconnut le
visage : c'était celui de la statue de "l'Ange des débuts". Puis un
autre cavalier apparut semblant sortir de la paroi rocheuse, puis des
centaines de cavaliers se ruèrent dans une charge frénétique. Voir ainsi
chevaux et chevaliers sortir de la pierre fut aussi dévastateur pour
les Landyeurs que la charge elle-même. La mêlée fut bientôt générale.
Devant le trio sidéré, les vagues de cavaliers se succédaient sans
s'arrêter. Quand la lune se leva, plus un Landyeur n'était vivant sur la
plage. La mer était devenue rouge sang. C'est depuis ce jour que ce
golfe a pris le nom de mer de sang de Bangüel. Les cavaliers couraient
sur mer comme sur terre ferme, coulant les navires qui tentaient de
fuir.
Appuyé sur son épée, Bangüel regardait sans comprendre. "L'Ange des débuts" s'approcha au pas et démonta.
« Salut à toi, Bangüel d'AnguelBuorn ! » dit-il dans la vieille langue de Buorn.
Mettant un genou à terre, Bangüel répondit :
« Honneur au roi Anguelbhorn et gloire à son règne !
- Tu connais la langue ancienne. Il y a bien longtemps qu'elle n'est plus employée pourtant.
-
J'ai déchiffré les runes dans les souterrains de la citadelle, Ô mon
roi ! Gloire te soit rendue pour être venu à mon secours. Je ne suis que
ton humble serviteur.
- Tu me plais, Bangüel d'AnguelBuorn ! »
Un autre cavalier s'approcha. Batendal et Iiwin avaient mis genoux à terre et courbés le front.
« Voilà bien longtemps que je n'avais combattu sur la terre de Buorn », dit le nouvel arrivant.
Bangüel
n'en croyait pas ses yeux. Il avait devant lui les modèles des deux
statues. Les deux rois discutèrent entre eux puis Anguelbhorn se tourna
vers Bangüel.
« Ta
bravoure a fait merveilles aujourd'hui, Bangüel d'AnguelBuorn. Tu es
porteur des runes sacrées sur ton visage. Ton pouvoir est grand car à
celui qui est ainsi marqué, le temps et les puissances ne peuvent rien
refuser. Cette marque, nous aussi nous la portions. Si tu nous appelles
nous viendrons. Mais apprends à connaître ton pouvoir car à en abuser,
tu pourrais tomber dans la nuit du mal. Un mage très ancien du nom
d'Arthenorn viendra t'en dire plus si tu l'invoques. »
Les cavaliers repartaient s'enfonçant dans la pierre. Anguelbhorn remonta sur son cheval.
« Par cette victoire, tu mérites de changer de nom. Sois TaatBangüelBuorn ! »
Sur ces paroles, l'apparition de l'ancien roi s'affaiblit et disparut.
Dans le silence revenu, Iiwin et Batendal se relevèrent.
« Que veux dire TaatBangüelBuorn ? demanda Batendal.
-
C'est de la langue ancienne. En parler courant, cela peut se traduire
par Bangüel, Prince-Roi de la terre de Buorn », dit le sergent.
L'aube se levait. Bangüel ne sentait plus ses muscles. Il fit le compte de ses troupes.
Sur
seize combattants arrivés dans le défilé des Omfer, il ne restait
qu'eux trois debout. En regardant les blessures de son sergent, Bangüel
sut qu'il survivrait mais qu'il ne pourrait plus jamais marcher sans
aide. Sur les quatre archers, trois étaient morts, les arbalètes de
Landayeur étaient des armes redoutables, réputées pour leur précision.
Le dernier n'avait qu'un carreau dans l'épaule, il était redescendu seul
et s'était assis à côté du sergent. Les autres étaient morts ou
agonisants, les blessures trop nombreuses ou trop graves ne laissaient
aucun espoir. Iiwin soutenait la tête de Manduel. La mort n'avait pas
fait son œuvre mais Iiwin pensa qu'elle ne tarderait pas. Batendal
s'occupait du benjamin de la troupe. C'est lui qui l'avait recruté lors
d'un de ses rares séjours dans son village natal.
«Tu diras à ma mère que je me suis bien battu, et que nous avons gagné !
- Ne t'en fais pas, Minental, lui dit Batendal, tu lui raconteras toi-même tes exploits quand tu seras de retour au pays.
- Je sais que je vais mourir, Batendal, mais je meurs content car j'ai vu des merveilles. »
Bangüel se releva.
« Arthenorn! ARTHENORN ! cria-t-il.
- Ne crie pas comme cela, dit une voix dans son dos, je ne suis pas sourd. »
Bangüel se retourna pour découvrir un vieil homme en vêtements de cour.
« Arthenorn. Pour te servir ! lui dit-il.
- Tu es mage. Peux-tu les guérir ? »
Arthenorn
leva son bâton, des éclairs en jaillirent, frappant tour à tour les
quatre blessés. Les plaies s'arrêtèrent de saigner, des couleurs
réapparurent sur leurs visages.
« Le reste viendra avec le temps, dit le mage, maintenant allez vous reposer, les autres questions peuvent attendre. »
Bangüel voulut dire quelque chose mais il n'y avait plus personne devant lui.
Avec l'aide de l'archer, le sergent se mit debout. Manduel et Minental, bien que très faibles, se redressaient.
Il
leur fallut une bonne heure pour rejoindre la citadelle. Là, chacun se
laissa tomber sur la première couche venue et bientôt, il n'y eut plus
que le bruit des respirations.
Ce
fut un bruit de chevaux piaffant et le cliquetis des armes qui réveilla
Bangüel. Il tenta de se lever mais retomba, tous ses muscles refusant
de fonctionner. Bougeant avec peine, il se traîna jusqu'à la cour,
l'épée à la main. Devant ses yeux, nul ennemi, mais les troupes du
Général Prince Antayana, comme le proclamaient leurs uniformes.
« Qui es-tu et quel est cet accoutrement ? demanda le commandant de la troupe.
- Je suis Bangüel d'AnguelBuorn, Prince Commandant de cette place ! Quel est ton nom ?
- Mon
nom est Yanab de Linta, commandant de l'avant-garde de l'armée du
Général Prince Antayana. J'ai pour mission de me renseigner sur
l'origine du feu d'alerte et de préparer l'arrivée de l'armée.
-
C'est moi qui ai allumé le feu, mais il n'y a plus de danger. Les
Landyeurs sont morts. L'invasion n'aura pas lieu. Envoie des hommes sur
la plage de la crique de la galère, ils te diront. »
Yanab fit un signe et une escouade partit au galop sur la piste du défilé des Omfer.
« Où sont tes troupes ? demanda Yanab.
- Nous ne sommes plus que sept rescapés. Les autres sont morts dans la bataille d'hier. Rentrons, que je te fasse le récit. »
Sur
ces paroles Bangüel fit demi-tour et alla s'asseoir. Il entendit les
ordres donné par Yanab pour établir le camp et les bruits de la troupe
mettant pied à terre. Bangüel détachait les lanières de son armure quand
Yanab ouvrit la porte.
Bangüel prit un pichet et servit deux verres de vin.
« Buvons à la paix. »
Yanab prit le verre, jeta un regard curieux vers Bangüel et le vida d'un trait :
« A la paix ! Raconte-moi ce qu’il s'est passé », dit Yanab
Bangüel, tout en retirant son armure, lui fit récit des événements des deux derniers jours.
Yanab
écoutait en posant des questions précises sur tel ou tel détail. En
l'écoutant raconter l'intervention des Anciens, Yanab ne fit aucun
commentaire et son visage n'exprima aucun sentiment. Ses seuls
commentaires furent techniques.
« Après une telle défaite, nous devrions être tranquilles un moment, mais il y a trop peu d'homme pour garder cette côte. »
Sur
ces paroles, il sortit. Bangüel le suivit. Yanab discutait avec ses
officiers pendant que les hommes investissaient le casernement. Batendal
arriva en boitant.
« Cela fait des années qu’ Anguelbuorn n'a pas vu autant de troupes et aussi bien équipées.
- Ne sois pas amer, lui dit Bangüel, ils n'auraient pas fait mieux que nous à Omfer. Comment vont les autres ?
- Ils sont aussi courbatus que toi et moi, mais leurs plaies sont cicatrisées, répondit Batendal.
- Que va-t-il se passer maintenant ? »
Bangüel haussa les épaules en disant :
« Je
ne sais pas. Soit nous serons des héros, soit ils nous considéreront
comme des magiciens, et depuis que le roi Soustherne III a eu des
problèmes avec un mage, ce n'est pas une position enviable. Mais allons
manger, je meurs de faim. »
Bangüel, Batendal et Iiwin étaient à table quand Yanab se fit annoncer.
« J'ai
été voir par moi-même la plage. C'est un immense charnier que les
crabes ont à peine entamé. Votre récit est par trop étrange, j'ai envoyé
des messagers au Général Prince. J'aurai des instructions demain.
- Bien, dit Bangüel, en attendant partagez notre repas et parlez-nous de Combayara. »
Yanab
prit place autour de la table. La femme du village de pêcheurs, qui
assurait l'intendance, lui mit une assiette de ragoût de poissons sous
le nez et posa de nouveaux pichets de vin sur la table. Tout en
mangeant, Yanab raconta la capitale et les intrigues connues ou
supposées. Comment la reine faisait le jeu des royaumes du Sud alors
que le frère du roi intriguait pour avoir plus de pouvoir dans l'Est,
sur les hauts plateaux, avant les monts de la désolation. Il parla de la
vie de la cour et du voyage du Général Prince dans les provinces de
l'Ouest. La province de Buorn n'était qu'une petite étape, les villes du
Nord avec leurs richesses étaient le but final de cette tournée
d'inspection. Le feu d'alerte l'avait rejoint alors qu'il allait partir
pour Glocksdam, la grande ville de pêche aux centaines de bateaux.
Puis
le vin aidant, les souvenirs devinrent anecdotes et ce n'est que bien
plus tard alors que les étoiles brillaient déjà que tous allèrent se
coucher.
Le
messager revint le lendemain soir. Yanab déchiffra le message. Bangüel
et ses hommes mangeaient quand il entra. Le silence se fit dans la
salle.
« Le
Général Prince Antayana me donne l'ordre de vous faire escorter jusqu'à
lui et me nomme commandant de la citadelle d'AnguelBuorn en attendant
les décisions du roi. »
Yanab regarda Bangüel dans les yeux.
« Je suis désolé ! Je sais ce qu'AnguelBuorn représente pour vous. »
Et il sortit.
Tous les regards se tournèrent vers Bangüel.
Batendal prit la parole :
« Qu'est-ce que cela veut dire ? »
Avant que Bangüel ait répondu, Iiwin s'exclama :
« Le Général Prince veut voir les phénomènes de foire !
- C'est
peut-être plus compliqué que cela, dit Bangüel, avant de se décider,
Antayana veut savoir. Si nous pouvons servir ses ambitions cela pourra
aller, mais nous ne sommes que des pions sur son échiquier. »
Un lieutenant entra :
« Le commandant Yanab demande si vous pouvez partir demain à l'aube.
-
Dites au commandant que nous serons prêts », dit Bangüel, puis
s'adressant aux autres : « Préparez vos bagages pour une longue route,
j'ai peur que nous ne soyons pas de retour à Anguelbuorn avant
longtemps. »
L'aube
pâle se leva sur la citadelle. Les troupes de Yanab s'étaient mises en
grande tenue. Quand Bangüel et ses compagnons sortirent, Yanab fit
présenter les armes.
Ce fut la dernière vision de la citadelle que Bangüel voulut garder.
Les sept compagnons et les dix soldats de l'escorte s'éloignèrent au petit trot dans la brume qui montait de la terre.
Il
y avait Bangüel d'AnguelBuorn, Batendal son lieutenant, Iiwin le
mercenaire qui lui était dévoué jusqu'à la mort depuis la campagne
contre les forces du Baalthoroc, puis venait le sergent Tenbagf qui
avait servi sous les ordres du père de Bangüel, avec Manduel et
Mintendal qui considérait Batendal comme son modèle, fermant la marche,
toujours silencieux, l'archer ThotBorn, issu du désert froid de Isbuorn
au Nord du pays de Buorn, aiguisait ses pointes de flèches. Derrière
eux, en rang par deux, l'escorte de Yanab commandée par un lieutenant.
Buorn
était un grand pays mais dont la terre était trop pauvre pour supporter
beaucoup de population. Traditionnellement les Buornais émigraient vers
des contrées plus riches pour se louer comme serviteurs ou comme
soldats. La rigueur de la vie sur leur sol natal les rendait
particulièrement résistants et appréciés dans toutes les armées.
Le
voyage n'était pas très long, une semaine tout au plus. Les routes
étaient sûres dans cette partie du monde, et les relais pour les
messagers du roi toutes les dix lieues, permettaient un acheminement
rapide des messages et maintenaient une présence garantissant l'ordre.
La
brume s'épaississait au fur et à mesure qu'ils s'enfonçaient dans le
pays et qu'ils s'éloignaient de la côte. Elle se changea en brouillard
quand ils descendirent vers la vallée de l'Osburn, un des deux fleuves
du pays de Buorn.
Le
bruit des sabots était étouffé. La visibilité était faible. Une dizaine
de mètres tout au plus. Le groupe serra les rangs. Le lieutenant vint à
la hauteur de Bangüel.
« Où est votre archer ? demanda-t-il.
- Ne vous inquiétez pas. ThotBorn va souvent marauder autour du chemin. Il nous sert d'éclaireur et de pisteur.
- Mes ordres sont formels, vous devez rester ensemble, reprit le lieutenant.
- Dois-je considérer que nous sommes prisonniers ? demanda Bangüel.
- Non, non, dit précipitamment le lieutenant, je ne voudrais pas avoir des ennuis à mon arrivée devant le Général Prince.
- Je
peux vous garantir que ThotBorn sera de retour bien avant. S'il s'est
éloigné, c'est qu'il a senti quelque chose d'anormal. »
Le
lieutenant reprit sa place devant ses hommes sans ajouter d'autre
parole. À la manière dont il dirigeait son cheval, Bangüel le sentait
nerveux. Il se fit plus attentif à l'environnement. Perdu dans ses
pensées, il n'avait pas entendu ThotBorn s'éloigner.
Hormis
le bruit des chevaux et celui du fleuve, il n'entendait rien. Les
oiseaux ne chantaient pas. Il ne dit rien mais se redressa sur son
cheval et prépara ses armes au cas où. Batendal et Iiwin le
remarquèrent. Tout aussi discrètement, ils enlevèrent les lanières de
sécurité pour pouvoir dégager les armes plus vite. Derrière eux,
habitués par les longs entraînements, Tenbagf, Mintendal et Manduel se
préparèrent aussi.
Ils
suivaient un chemin en pente douce qui rejoignait le fleuve quelques
lieues plus loin au gué. La forêt bruissait doucement, mais le groupe se
sentait nerveux. ThotBorn était parti depuis plus d'une heure, la
visibilité ne s'arrangeait pas. Soudain, un rugissement jaillit de la
droite, un bruit de course précipitée et une ombre énorme passa non loin
d'eux faisant réagir violemment les chevaux.
« Qu'est-ce que c'était ? demanda Mintendal.
- J'ai cru voir un ours », répondit Iiwin.
Ils
avaient fait halte, les épées avaient jailli des fourreaux. Un bruit de
sabot se rapprocha et ThotBorn émergea du brouillard.
«
Le pays n'est pas sain. Les signes de la forêt sont clairs, quelque
chose se prépare. J'ai vu des traces étranges qui se dirigeaient vers
l'Est comme nous. Elles ont deux jours. »
Le lieutenant s'était rapproché. En entendant cela, il demanda :
« Des Landyeurs ?
-
Non, ce qu’il est passé là n'est pas humain, dit ThotBorn. Même l'ours
que j'ai dérangé en revenant, avait peur. Ce qui avance devant nous ne
s'encombre pas de chemin. Mon père m'a parlé de races comme celles-là.
Le père du père de son père les avait vues à l'époque des guerres avec
les semi-mondes, quand les demi-esprits avaient tenté de prendre pied
sur notre terre.
- Un demi-esprit aurait débarqué avec les Landyeurs ? Je croyais que tout cela n'était que légende, dit le lieutenant.
- Il semblerait que les légendes revivent depuis quelques jours », remarqua Bangüel.
Il remit son épée au fourreau.
« ThotBorn, tu repars en éclaireur, nous suivons tes signes. »
ThotBorn fit faire demi-tour à son cheval.
« Attendez ! dit le lieutenant, j'aimerais lui adjoindre un de mes hommes. »
Bangüel lui adressa un regard de reproche et dit :
« Comme il vous plaira, mais je ne veux pas qu'il soit une gêne !
- Tinamal, allez avec lui. Laissez votre armure ! »
L'homme retira son armure ne gardant que sa côte de maille, il la donna à ses compagnons. Puis ThotBorn et lui s'en allèrent.
La
progression reprit. Chacun réfléchissait aux paroles de ThotBorn. Un
demi-esprit était un ennemi redoutable. Les armes conventionnelles ne
pouvaient presque rien sur lui. Les mages présentaient ces êtres comme
des esprits qui auraient une partie physique ou tout au moins capables
d'interagir avec le monde des humains. Certains mages avaient le pouvoir
de les combattre. Les soldats ne pouvaient que blesser ce qui les
retenait dans le monde et les obligeait à se réfugier dans le monde des
esprits. Les chansons de geste qui racontaient la guerre avec les
semi-mondes, avaient immortalisé quelques héros mais se lamentaient sur
les morts qui avaient été très nombreux.
La
matinée passa et vers midi, ils furent au gué. Le brouillard se levait
un peu, mais la forêt restait silencieuse. Les signes des deux
éclaireurs étaient visibles sur la piste pour Bangüel. Il n'y avait pas
de danger et ils progressaient normalement. Ils s'arrêtèrent pour
manger. La tension des hommes et des bêtes étaient presque palpable. La
pause fut courte, ils reprirent la route rapidement.
Le
soleil pâle, à travers le brouillard avait fait son apparition,
réchauffant les uns et les autres. Ils remontaient vers Landerthorn.
Toujours sur le qui- vive, ils mirent les chevaux au petit trot.
L'après-midi
s'avança sans histoire, sans alerte. La confiance revenait petit à
petit. Les conversations avaient repris dans le groupe. Et si les armes
étaient prêtes, les soldats se laissaient un peu aller.
« Là ! Devant ! » cria quelqu'un.
ThotBorn était sur la route, les attendant. Son arc au repos montrait l'absence de danger.
Bangüel vint à sa hauteur avec le lieutenant.
« Venez voir », dit ThotBorn.
Faisant
faire demi-tour à son cheval, il les conduisit dans un petit défilé sur
la droite de la route. Ils débouchèrent dans une vallée ombragée, au
centre une ferme en ruine. En s'approchant, ils virent Tinamal et des
fermiers.
Le
corps de ferme, la grange n'étaient que des ruines fumant encore, le
bétail gisait par terre, mort, éclaté comme si une gigantesque masse
avait fait éclater les corps des bêtes.
« Ils
ont eu de la chance, dit ThotBorn, ils étaient partis cueillir des
baies, quand c'est arrivé. Le père a vu, les autres étaient encore loin
derrière. »
L'homme
était assis sur un tronc, la tête entre les mains. Sa femme, derrière,
tenait les enfants serrés contre elle. Des larmes coulaient sur ses
joues.
« Salut, homme de Buorn, je suis Bangüel d'AnguelBuorn. Que s'est-il passé ?
-
Salut à toi, Bangüel d'AnguelBuorn, je suis de la maison de Landerthorn
et maître ici, enfin jusqu'à hier. Nous étions partis dans la montée
là-bas derrière la ferme pour aller cueillir les baies. Quand le bruit a
éclaté. C'était comme si une armée s'acharnait sur la ferme, mais nous
n'avions rien entendu arriver. J'ai lâché mes paniers et j'ai couru avec
mon bâton. C'est au dernier tournant que j'ai vu la chose qui repartait
vers l'Est. C'était énorme, noir avec de multiples bras. Cela
traversait les arbres sans les toucher. Dans une de ses mains, il y
avait la Noireaude, c'était ma meilleure vache. Elle meuglait de
terreur. La chose l'a envoyée en l'air et elle est retombée sur les
ruines de la maison. Et depuis, nous nous cachons de peur que cela ne
revienne. »
Bangüel jeta un regard interrogateur à ThotBorn.
« Il n'y a plus de danger, dit celui-ci, le demi-esprit a continué sa route. Ce qu'il cherche est à l'Est.
- Passons la nuit ici, dit Bangüel, cela les rassurera et nous pourrons les aider. »
Les
uns s'occupèrent du camp pour la nuit et les autres se mirent à l'œuvre
pour sauver ce qui pouvait l'être. Si les trois vaches étaient mortes,
le petit bétail avait réussi à se sauver. C'est ainsi que Mintendal et
quelques autres revinrent en poussant devant eux quelques chèvres et les
moutons. D'autres avaient redressé ce qu'ils pouvaient de la grange
pour faire un abri. Quand vint le moment d'aller dormir, la vallée avait
retrouvé un aspect un peu moins désolé.
Les chevaliers se réveillèrent avec les chants des oiseaux. La nature avait retrouvé son rythme habituel.
Bangüel s'éloigna un peu du campement.
« Arthenorn ! Arthenorn ! » appela-t-il à mi-voix.
Le mage apparut devant lui.
« Salut à toi, Bangüel d'AnguelBuorn. Que veux-tu?
- J'aimerais comprendre ce qu’il se passe. Peux-tu m'expliquer ?
- Je
ne sais pas tout, dit le mage, ce qui arrive aujourd'hui bouleverse
aussi le plan du monde des Anciens dans lequel je suis. Des forces
considérables sont à l'œuvre, mais je ne les connais pas.
- Comment lutter contre une telle horreur ? demanda Bangüel.
- Un
demi-esprit est un être plus qu'ancien, qui a été créé à une époque que
tu ne peux concevoir. Il faut une magie puissante pour le tuer. Dans
ton époque, personne ne la possède, même moi, je ne la maîtrisais pas
entièrement quand j'étais vivant, mais tu as, à ton flanc, une épée
forgée dans le fer et le feu des âges primordiaux. Elle peut faire fuir
un demi-esprit.
- Mais je l'ai trouvée à la citadelle dans une cave abandonnée. Comment une telle arme a pu être abandonnée ainsi ?
- Il
est des choses qui me sont cachées, mais cette arme a accompagné les
deux grands rois d'Anguelbuorn et quelques héros maintenant oubliés. Je
sais qu'elle est connue sous le nom de " l'épée d'avant les temps ", en
parler ancien cela se dit HoutKa. La magie dont elle est porteuse est
grande, nul n'en connaît vraiment l'étendue. Rentre au camp maintenant,
le lieutenant de Yanab de Linta s'énerve. »
Quand Bangüel arriva près du campement, Batendal avait à demi tiré l'épée face au lieutenant dont les hommes se regroupaient.
« Cela suffit ! » ordonna Bangüel.
Les deux hommes se tournèrent vers lui.
« Où étiez-vous, Prince Commandant ? demanda le lieutenant.
- Tes
ordres sont de nous conduire au Général Prince Antayana. Qu'il soit
fait ainsi sans tarder. Vus les événements dont nous avons été témoins,
il nous faut le rejoindre au plus vite. Nous partons tout de suite et
nous irons à marche forcée. »
Batendal
remit son épée au fourreau et ramassa ses affaires. Les autres
l'imitèrent. Une heure plus tard, la troupe chevauchait vers le nord-est
pour rejoindre le Général Prince avant que celui-ci ne quitte le pays
de Buorn.
La course fut monotone, mais les repos rares. En moins de cinq jours, ils furent en vue du camp du Général Prince.
Celui-ci
campait auprès du fleuve du Nord. Les bateaux de Glocksdam étaient à
quai, prêts à embarquer le Général Prince et sa suite pour la suite de
sa tournée d'inspection. Ils éviteraient ainsi les plaines du Nord du
pays de Buorn, le désert d'Isbuorn. Ces plaines étaient toujours
parcourues par un vent froid issu de la mer des glaces, alors que
Glocksdam, pourtant plus septentrionale, était plus agréable à vivre en
raison des courants chauds qui la baignaient.
Une
patrouille les arrêta. Après les salutations d'usage, le lieutenant
montra son ordre de mission. On les accompagna jusqu'à la place centrale
du campement. Si le Général Prince était en voyage d'inspection avec
ses troupes, il n'avait pas renoncé au luxe de la cour. Les tentes qu'il
occupait, étaient fastueuses et tranchaient par rapport aux autres
tentes fonctionnelles de ses soldats.
On
introduisit Bangüel dans l'antichambre du Général Prince. Il percevait
des bruits de conversation dans la pièce voisine mais n'en comprenait
pas les paroles. Deux gardes faisaient entrer et sortir les visiteurs.
Il y avait essentiellement des militaires, venant prendre leurs ordres
ou venant faire leur rapport. Une heure passa, puis une autre. Le
passage n’en diminuait pas. Le soir arrivait. Enfin un homme s'approcha
de lui.
« Es-tu Bangüel d'AnguelBuorn ? »
Bangüel hocha la tête.
« Viens,
suis-moi. Je suis le secrétaire particulier du Général Prince. Il
aimerait que tu me fasses un récit des évènements avant de te voir. »
Un
des gardes souleva une tenture sur le côté sur un signe du secrétaire.
Ils traversèrent quelques pièces, se rapprochèrent d'une source de
musique et de rire. Ils entrèrent dans un espace réduit en montant
quelques marches.
Devant l'air étonné de Bangüel, le secrétaire expliqua :
« Mon bureau est dans un chariot, cela me permet de rester opérationnel quelles que soient les circonstances.
Le
récit de tes compagnons et du lieutenant de Yanab est étrange. Mais la
vérité est là. Es-tu un mage ou bien possèdes-tu un don ?
- Je
ne suis ni mage, ni sorcier, et le seul don que je possède est celui de
la science des armes que m’a léguée ma famille. Ce qui arrive n'est pas
de ma volonté. Mon visage y serait pour quelque chose. Mais je ne sais
rien de plus. »
Le secrétaire reprit :
« Bien, fais-moi un récit de cette période. »
Bangüel lui raconta la vie d'AnguelBuorn et le combat.
« Est-ce vrai qu'une des apparitions t'a appelé TaatBangüelBuorn ?
- C'est vrai, le roi Anguelbhorn m'a donné ce nom. Ou son fantôme, mais je ne réclame pas ce titre ! »
- Tu
fais bien, car Prince Roi de la terre de Buorn pourrait être un titre
bien lourd à porter pour toi face au roi Soustherne. Le Général Prince
donne une fête ce soir avant d'embarquer, mais je pense qu'il te verra
avant. »
Le
secrétaire conduisit Bangüel dans une autre pièce. Il y avait une table
dressée, quelques sièges et un garde à chaque porte. Ils se mirent au
garde à vous quand ils entrèrent.
« La nouvelle de ta victoire se répand, dit le secrétaire, méfie-toi des
jaloux ! »
Il quitta la pièce sans autre commentaire.
« Vous pouvez mangez, Prince Commandant Bangüel, dit un des gardes.
- Repos, mes amis ! » dit Bangüel.
Puis s'asseyant, il se mit à réfléchir pendant qu'il mangeait.
La
nuit était tombée, la table débarrassée, un brasero donnait un peu de
lumière. Bangüel attendait. Il se dit qu'il avait fait cela toute sa
vie. Jeune, il attendait de grandir, à la citadelle, il attendait
l'ennemi et maintenant c'est son avenir qui lui semblait incertain.
Les
souvenirs remontèrent à sa mémoire. Cadet de la famille, doué pour les
armes, son père l'avait surentraîné. Peu doué pour la diplomatie, trop
direct pour la cour et ses intrigues, il n'avait réussi à monter en
grade que parce que sa famille avait acheté ses brevets. Il était
conscient d'avoir été une pièce dans la stratégie de son père pour se
rapprocher du pouvoir. Il avait tout gâché par son attitude
intransigeante, par sa fierté rebelle à reconnaître quand il devait
céder même s'il avait raison. Un duel de trop, trop bien gagné, l'avait
contraint à l'exil aux yeux de sa famille. Bangüel avait vécu ce retour à
la citadelle comme une joie. Nommé Prince Commandant de la région, il
se voyait le successeur des grands rois. Mais les années avaient passé,
les unes après les autres, avec cette lenteur désespérante des gens qui
attendent et ne voient rien venir. Oublié du pouvoir central, Prince
Commandant sans armée et sans moyen, il pensait que ses prières
réclamant simplement la mort au combat, allaient être exaucées. Et voilà
que la réalité de sa vie dépassait ses plus folles espérances : Prince
Roi de Buorn.
Il
en était là de ses pensées quand les gardes se mirent au garde à vous.
Il eut juste le temps de les imiter que le Général Prince entrait.
C'était
un presque géant. Plus grand et plus large que tous les hommes de
Buorn, revêtu de son armure, il était l'archétype du héros. Quelques
batailles bien menées dans le Sud, lui avaient donné une réputation de
bon stratège et d'excellent combattant.
« Voilà
le héros de Buorn, dit-il, bienvenu à toi, Prince Commandant Bangüel
d'AnguelBuorn, vainqueur de horde de Landayeur. Tu seras mon invité
d'honneur ce soir. »
Se retournant vers sa suite, il dit :
« Laissez-nous ! »
Tous sortirent, même les gardes. Restés seuls, Antayana défit son casque de cérémonie et s'assit
« Assieds-toi,
Bangüel. Sache que mon cœur se réjouit de la victoire sur les
Landyeurs, mais beaucoup de choses peuvent arriver. J'ai adressé un
message au roi, relatant tes exploits, mais aussi l'alertant sur ce
qu’il se passe. Tu gagnes par la nécromancie... »
À ces mots, Bangüel se leva d'un bond renversant son siège.
« Assieds-toi
! ordonna Antayana. Je vois que ces années d'exil ne t'ont pas changé.
Tu es toujours aussi prompt à réagir. Je sais que tu n'es pas un
nécromancien et que ce qui est arrivé n'est pas de ta volonté, puisque
tu en as fait le récit. Mais des esprits étroits pourraient y voir la
marque de la plus noire des magies. Le roi n'est pas toujours très bien
conseillé dans ce domaine. Il faut qu'il t'entende pour savoir que tu
dis vrai. J'ai donc décidé de t'envoyer à Combayara. Cela permettra
aussi de l'alerter sur ce demi-esprit. Les rapports, qui arrivent
toujours, montrent qu'il continue sa progression vers l'Est.
- Te
voilà porteur de nouvelles propres à inquiéter le roi, mais il faut
qu'il sache, dit le Général Prince en se levant et en remettant son
casque. La cour vit dans l'illusion de la sécurité. Ce qu’il se passe
ici pourrait être fatal pour sa tranquillité. Mais ce soir faisons la
fête ! »
Bangüel
lui emboîta le pas. Respectueusement, la suite se reforma derrière les
deux hommes. Quand ils débouchèrent sur la place devant la tente du
Général Prince, une haie d'honneur était formée. Un cri retentissant
jaillit des toutes les poitrines.
« Vive Bangüel d'AnguelBuorn ! Vive le vainqueur de Buorn ! Vive le Général Prince Antayana ! »
Ils
avancèrent entre deux rangées de soldats en grande tenue au garde à
vous, hurlant pour fêter la victoire. Ils approchèrent du chapiteau
monté près de l'embarcadère. Les trompettes retentirent à leurs entrées
pendant que les vivats jaillissaient de la bouche de tous les
participants.
Toujours
à la suite du Général Prince, Bangüel s'avança vers l'estrade où
trônaient deux fauteuils. Ils prirent place chacun devant un siège.
L'hymne des combattants retentit. Tous se mirent au garde à vous et
reprirent les paroles à la gloire des guerriers du royaume, puis vint
l'hymne du roi.
Quand le silence revint, le Général Prince s'avança au bord de l'estrade.
« Peuple
de Buorn, amis des villes du Nord et vous tous du grand Royaume,
réjouissez-vous car la victoire a été grande. Des Hordes de Landayeur
venaient pour piller et pour tuer. C'est par la force d'un seul homme,
béni des dieux assurément, que la victoire est venue. Morte est la
menace, morts sont les ennemis. Acclamez le Prince Commandant Bangüel
d'AnguelBuorn, illustre descendant des grands rois de Buorn ! »
L'ovation fit trembler le chapiteau. Les serviteurs se pressaient pour donner une coupe à chacun.
Le Général Prince reprit :
« Buvons à la victoire, à notre héros et au roi ! »
Tous burent ensemble, puis les vivats reprirent et le vin se mit à couler à flot.
Quand
il se réveilla, Bangüel ne se souvenait plus très bien de ce qu’il
s'était passé. Il avait rencontré trop de monde. Obligé de boire avec
chaque groupe, de raconter son histoire encore et encore, il avait
hérité d'une gueule de bois carabinée.
Batendal entra.
« Ah ! Tu es réveillé. Viens dès que possible, le Général Prince veut te voir avant son départ. »
Bangüel se prépara. Il ne se souvenait pas s'être couché. Des serviteurs amenèrent de l'eau pour sa toilette et de quoi manger.
« Où sont mes armes ? » demanda-t-il.
Le majordome fit un signe. Un groupe de jeunes écuyers entra portant son matériel et son épée.
Bangüel
prit HoutKa. Il la tira du fourreau et en apprécia le fil. Il
ressentait dans le métal comme une pulsation qui lui éclaircit les
idées.
Quand
il fut prêt, on le conduisit dans l'antichambre du Général Prince.
Depuis la veille les changements étaient évidents. Presque toutes les
tentes étaient pliées, au loin on voyait l'embarquement qui allait bon
train.
Bangüel se retrouva avec ses compagnons. A peine arrivé, le secrétaire surgit et les introduisit devant Antayana.
« Avec
tes hommes, va directement à la capitale, dit le Général Prince, voici
une lettre d'introduction. Les rapports te concernant sont déjà dans les
mains du roi. Ne t'attarde pas en route, le demi-esprit continue sa
course vers l'Est. Les rapports de ce matin font état du massacre d'un
village. »
Le Général Prince se leva, prit deux coupes pleines, en tendit une à Bangüel.
« Buvons à cette rencontre qui m'a permis de rencontrer le vainqueur des Landyeurs. »
Puis regardant Bangüel dans les yeux, il dit :
« À ta victoire TaatBangüelBuorn ! » et il vida sa coupe d'un trait.
Tous ensemble, ils vidèrent leurs verres.
« Que les Anciens soient avec toi, Prince Commandant Bangüel. »
C'est ainsi que les salua la sentinelle quand le groupe quitta le camp.
Le
voyage vers Combayara se déroula sans ennui. Ils allaient dans une
campagne de plus en plus peuplée, avec de nombreux relais et de
nombreuses auberges. Lors de leurs arrêts dans les casernes du relais
des messagers royaux, ils entendirent parler des massacres perpétrés par
le demi-esprit. Les commentaires allaient bon train mais personne ne
s'affolait. Tout cela ne semblait pas pouvoir atteindre la sérénité
ambiante. Une bonne chasse au monstre donnerait du sport et permettrait
de purger le monde de cette horreur.
Bangüel
et ses compagnons étaient partout bien accueillis. Ils étaient les
héros qui avaient sauvé le royaume et le reste ne comptait plus. Bangüel
s’était fatigué rapidement de cette gloire qu’il jugeait factice.
L’existence du demi-esprit l’inquiétait encore plus que la réaction du
roi. Depuis qu’il avait quitté le campement du Général Prince, il
n’avait pas réussi à s’isoler une fois pour appeler Arthenorn. De sa
mémoire avaient surgi des bribes de récits de légendes. Ils parlaient de
la guerre avec les semi-mondes et certaines légendes évoquaient les
temps primordiaux. Il aurait aimé avoir son conseil pour démêler le vrai
de l’embellissement propre aux contes et légendes.
Enfin,
Combayara apparut à leurs yeux. Bangüel fit halte. Ses compagnons le
rejoignirent. Il était toujours aussi ému devant la grande ville. Que
les rives de la mer étaient loin ! Son cheval piaffait, mais il
regardait sous lui s’étaler les splendeurs du royaume. Sur la colline,
au centre de la plaine, le palais royal. Il avait perdu son aspect
austère de citadelle pour prendre celui de demeure d’apparat. Ce n’était
que matériaux précieux et audace d’architecte. Aux pieds de la colline,
il y avait le quartier des nobles. Ils rivalisaient de luxe et
d’imagination pour plaire au roi. Là aussi, on ne voyait que dorure et
brillance des pierres nobles. En descendant vers le lac, il y avait le
quartier marchand et le port. C’est là aussi que se cachait toute une
faune de brigands et d’escrocs. Enfin, en périphérie vers la sortie du
lac, là où la terre devenait insalubre à cause des marais, il y avait
tous les refoulés, trop pauvres ou trop faibles pour vivre ailleurs.
La
troupe se remit en route pour rejoindre les hautes murailles qui
auraient dû protéger la ville. Mais là aussi les temps de paix avaient
fait délaisser l’entretien. Si de loin, elles pouvaient en imposer, de
près on voyait qu’elles étaient en mauvais état et trop encombrées de
maisons pour être d’une quelconque utilité.
Ils
arrivèrent à la porte de l’Ouest. Un garde leur fit signe de s’arrêter.
Bangüel lui donna le sauf-conduit remis par le Général Prince. L’ayant
parcouru, le garde courut le remettre à son chef de détachement.
Immédiatement, celui-ci fit rassembler ses hommes pour qu’ils présentent
les armes. Lui-même se mit au garde à vous et dit :
« Vous êtes attendus au palais. Allez-y directement ! Ordre du roi ! »
Quelques passants regardaient la scène avec curiosité. Un des gardes dit à un ouvrier qui le questionnait :
« C’est Bangüel d’AnguelBuorn, le vainqueur des hordes de Landayeur. »
Aussitôt un frémissement parcourut le groupe des spectateurs qui vint se ranger de part et d’autre de la rue en criant :
« Vive Bangüel d’AnguelBuorn ! Vive le héros de Buorn ! »
Rameutée
par les cris, la foule se massa sur le chemin que devaient emprunter
Bangüel et sa troupe. C’est ainsi qu’ils arrivèrent au palais.
Sur
sa terrasse, au milieu des parterres de plantes rares, le roi
Soustherne regardait la foule hurlante qui accompagnait la petite
troupe.
« La foule me semble bien excitée ce soir !
- C’est en l’honneur de Bangüel d’AnguelBuorn qui arrive, déclara l’homme qui s’approchait.
- Ah ! Cangsiou, renseigne-moi. Qui est-ce ? Qu’est-ce que tes services de renseignements ont sur lui ?
- Et
bien Majesté, il y a peu à dire de lui. Il a été envoyé au fin fond du
royaume après ses altercations répétées avec vos fils et avec ceux des
Princes Pères du royaume. Il sait se battre et n’a pas d’appui même dans
sa famille. Son emportement a fait échouer bien des manœuvres de son
père. Je pense qu’il va quand même essayer de l’utiliser maintenant
qu’il est auréolé de gloire.
- A propos de gloire, en sait-on plus sur sa victoire ?
- Non
Majesté. Il a réellement vaincu les hordes de Landayeur. Les paysans
du coin et ses hommes confirment sa version de la charge. Mais nul ne
sait vraiment qui ils étaient. Seuls Bangüel et ses hommes parlent des
grands rois Anciens et d’un mage.
- Tu sais que j’ai horreur des magiciens. En est-il un ?
- A priori non, Majesté.
- Et les membres de sa famille, dans quels complots trempent-ils ?
- C’est
un petit clan sans grande fortune, avec peu d’appui. Leur nom est leur
seul vrai soutien. Ils usent et abusent de pouvoir se dire descendants
des grands rois. La victoire du fils va les aider à asseoir leur
réputation. Bartengüel, père du Bangüel est plutôt proche de votre
frère. Il verrait avec plaisir se développer l’Est pour que
s’affaiblisse le royaume au centre. Il pourrait alors soit être dans les
proches du roi, si votre frère avait la couronne, soit tenter de rendre
le Buorn indépendant.
- Je le croyais trop vieux pour ses jeux !
- Il est vieux, Majesté, mais a toujours autant soif de pouvoir ! »
Les cris devinrent plus forts et bientôt, sur la place du palais, les ovations éclatèrent.
« Mon
cher Cangsiou, il ne faut pas que ce Bangüel devienne une menace.
D’autant plus qu’il pourrait vouloir devenir TaatBangüelBuorn. »
Bartengüel
attendait son fils. Vieillard à la chevelure blanche et au port altier,
il s’était posté en haut des escaliers de la cour d’honneur. La
progression des cris le renseignait sur l’avancée de Bangüel. Cette
victoire inattendue, lui ouvrait des perspectives grandioses. En
manœuvrant bien, il pourrait faire de son fils l’égal des grands rois.
Ou, au pire, bénéficier de l’image de vainqueur pour asseoir sa position
au plus près du pouvoir. Il n’aimait pas le roi actuel. Soustherne
était trop timoré, trop indécis pour faire un grand roi. Son frère lui
plaisait plus. Celui-ci vouait aux Hauts plateaux de l’Est et encore
plus au mont de la Désolation, un amour dévorant. Il les désirait pour
lui, pour en faire le centre du royaume. Si Bartengüel le soutenait
presque ouvertement, c’était parce qu’il y avait entre eux cette
connivence pour la terre. Bartengüel aimait Buorn. Il aurait voulu lui
rendre la gloire passée. Mais il savait aussi que les puissants du
royaume n’étaient pas là. C’est la reine qui avait leur oreille. Femme
du Sud, elle favorisait ouvertement ces provinces peuplées et riches. La
plus grande partie de la noblesse riche venait du Sud et soutenait le
parti de la reine. En homme qui se qualifiait de pragmatique,
Bartengüel, en secret, travaillait pour elle.
Derrière
le patriarche du clan, se tenaient les autres enfants, tous étaient en
grande tenue. Il fallait accueillir le héros. Détaché sur la droite, un
peu plus bas, le chef du protocole attendait l’entrée de Bangüel et de
sa troupe. Il avait reçu des ordres précis pour les honorer.
Lors
de son entrée dans la cour d’honneur du palais, Bangüel ressentit un
sentiment d’irréalité. Il n’arrivait pas à croire ce qu’il voyait. Les
hérauts sonnèrent de la trompe. Des fleurs furent jetées sous les sabots
des chevaux. Son père, qui l’avait traité durement quand il avait été
renvoyé dans le Buorn, qui n’était jamais venu le voir, se dressait
devant lui. S’il voyait des représentants de toutes les factions de la
cour, le roi n’était pas là.
Le petit matin se levait. Batendal marchait au côté de Bangüel dans les jardins inférieurs.
« Quelle fête ! dit-il
- Je
ne m’attendais pas à quelque chose d’aussi grandiose, dit Bangüel. Mon
père qui me tombe dans les bras après toutes ses années, le roi qui me
décore de la grande croix des princes, la reine qui me fait dire qu’elle
ne serait pas insensible à mon charme, et le frère du roi qui m’appelle
« son ami », sans parler de tous les nobles qui ont tenu à m’exprimer
leur admiration, tout cela me semble trop beau pour être vrai. Quand je
les vois s’agiter comme cela je pense aux crabes.
- Te voilà bien dur, ce matin, lui répondit Batendal.
- Sûrement
mais cette victoire déstabilise la situation politique. Je le sens. Il
me faudra, et il vous faudra être prudents. Combayara peut être aussi
dangereuse que le défilé des Omfer.
- Je te trouve bien pessimiste, Bangüel. Après tout ne sommes-nous pas les héros de la victoire ? »
« Alors Cangsiou, que penses-tu de ce Bangüel ?
-
Il a vieilli et ne s’emporte plus comme au temps de sa jeunesse. Sa
victoire ne le satisfait pas. Il désire autre chose. Il met en avant son
histoire de demi-esprit, mais je le soupçonne de vouloir cacher son
appétit de pouvoir. Son père, lui, perd toute prudence. Il conspire
presque ouvertement avec votre frère. Lui utilise cette histoire de
demi-esprit se dirigeant vers l’Est sans résistance comme une faute de
votre part.
- Que dit mon frère de tant de sollicitude ?
-
Votre frère, Majesté, se méfie. L’arrivée de Bangüel comme vainqueur,
le rend prudent. Il envoie ses émissaires voir ce qui est vrai et ce qui
est faux. Il contacte ses alliés. Un messager est parti vers le Nord
avec un message pour le Prince Général Antayana. Mes informateurs me
disent qu’il serait capable de soutenir Bangüel.
- Ce
Bangüel commence à me chauffer les oreilles. Je trouve qu’on en parle
beaucoup trop. Il faudrait le rendre inoffensif. Enivre-le de fêtes et
de réjouissances, si besoin, élimine-le et renseigne-toi mieux sur le
Prince Général.
- Tout de suite, Majesté, » dit Cangsiou en sortant.
« Un mois, tout un mois perdu à faire les idiots, et à jouer les singes savants pour ces messieurs de la cour.
- Calme-toi,
Bangüel, dit Batendal, les années à AnguelBuorn ne t’ont pas calmé.
Profite donc de ce qu’il se passe, la guerre reviendra bien assez
vite !
- Non,
Batendal, je suis d’accord avec Bangüel, dit Iiwin, on nous promène de
fêtes en fêtes, comme des animaux savants, en plus habillés comme des
clowns avec ces ridicules dagues qui ne peuvent servir que de
cure-dents. Parmi les autres mercenaires, les bruits courent que Bangüel
n’est pas aimé par le roi. Sa disparition ne le rendrait pas
malheureux. On ne m’a pas parlé de contrat sur sa tête, mais je me
demande si ce tonneau, l’autre jour, était vraiment un accident.
- Tu
es toujours aussi méfiant Iiwin, dit Batendal, tu les a vus ces
portefaix. Si le tonneau s’est décroché, c’est à cause de leur
maladresse. D’ailleurs leur patron nous a fait porter un tonnelet de
liqueur des braves pour nous dédommager de notre peur.
- Je
sais, dit Bangüel, mais plus j’y pense et plus je me dis que leur
maladresse était bien ciblée. Ils ne se sont mis à commencer le
déchargement que lorsque nous étions passés et que nous ne pouvions voir
ce qu’ils faisaient. Sans cette porte pourrie qui a cédé, l’un de nous,
au moins, aurait été salement amoché. Un demi-esprit se promène en
liberté et sous prétexte qu’aucune nouvelle alarmante n’arrive de l’Est,
rien ne se fait.
- Tout
n’est pas négatif, dit Batendal, tu as retrouvé ton père, ta famille
et ton rang. La reine, le frère du roi s’enorgueillissent de t’avoir à
leur table.
-
Ne joue pas les naïfs, Batendal. Si les grands princes m’invitent,
c’est pour mieux contrôler ce qu’il se passe. Mon père est devenu comme
fou. Il se voit déjà père du roi, régnant à ma place pendant que je
ferai la guerre pour reconquérir le royaume comme le fit « l’Ange de
lumière ». Je sens le mal qui plane et cela n’intéresse personne. »
Ils
s’arrêtèrent devant une porte finement sculptée. Deux gardes d’apparat
examinaient les invitations de ceux qui se présentaient à la porte. Ils
se mirent au garde à vous, une trompe sonna et une voix annonça :
« Bangüel d’AnguelBuorn, prince commandant vainqueur, héros du royaume … »
- Tu vois, Iiwin, ils recommencent leurs conneries », dit-il à mi-voix.
De
nouveau la fête avait duré toute la nuit. Un obscur Prince du Sud avait
voulu fêter à son tour la victoire. Le protocole de la cour obligeait
le vainqueur à se rendre à toute fête donnée en son honneur. Ne pas y
aller aurait été une insulte. Bangüel essayait de boire le moins
possible, mais Batendal aimait ses moments de laisser-aller. Iiwin,
comme toujours, s’était fait discret. Sa condition de mercenaire le
rendait moins noble. Il en profitait pour se renseigner et pour
surveiller. La plupart des convives étaient ivres morts. Les serviteurs
les ramassaient et les hissaient dans des carrosses pour les ramener
chez eux. Bangüel tenait encore debout. Il soutenait Batendal qui
s’était mis à brailler son répertoire de chansons de corps de garde.
Le
petit jour se levait. Le palais était assez éloigné du centre. Le plus
court était de traverser les rues commerçantes, de longer le port et de
remonter par la grande avenue du Palais. Bangüel se dit que c’était
faisable, mais que la prochaine fois, il demanderait un carrosse pour le
retour. Ils se mirent en route. Batendal était encore plus déchaîné que
d’habitude. Iiwin, le prudent, marchait quelques pas en arrière. Ils
s’enfoncèrent dans le quartier marchand.
Grâce
à la marche, Batendal se tut. Il était trop essoufflé pour chanter et
avancer. Il ne faisait plus que marmonner entre ses dents des choses
incompréhensibles. Bangüel le soutenait pour qu’il avance à peu près
droit. Ils arrivèrent ainsi au bord du port.
« Faut que je pisse ! » hurla Batendal.
Lâchant
Bangüel, il se dirigea vers le quai entre deux bateaux. Prenant appui
sur un ponton, il commença dans un grand bruit d’eau à se soulager.
Bangüel se mit à rire en voyant l’air étonné d’un marin, puis il prit
conscience des bruits de pas autour de lui. Se retournant, il vit un
groupe d’hommes armés se déployer autour d’eux.
« Tu ne peux pas savoir ce que ça fait du bien ! continua Batendal. Je n’aurais jamais atteint le palais. »
Bangüel
dégaina sa dague. En face, ils sortirent des épées. Il regarda autour
de lui. Le marin avait disparu, Iiwin n’était pas visible, probablement
caché prêt à aider, à moins qu’il ne se soit fait égorger. Batendal ne
serait d’aucune aide. Il continuait à discourir tout en urinant.
Le plus grand s’avança d’un pas :
« Alors héros, on va voir si tu fais aussi bien qu’au défilé des Omfer !
- Qu’est-ce que vous voulez ? dit Bangüel.
- Ta
peau ! Tu fanfaronnes mais tu n’es qu’un sale Buornais qui gêne. On va
faire ce que les Landyeurs n’ont pas été capables de faire. »
Un homme attaqua sur le côté. Par réflexe, Bangüel esquiva et lui planta la dague dans le cou, tout en s’emparant de son épée.
« C’est
gentil de me donner une arme plutôt que ce dure-dent, dit Bangüel. Elle
ne vaut pas Houtka, mais vous n’êtes pas si nombreux.
-
Ah, Ah, Ah ! Tu crois que la mort de cet imbécile change quelque
chose ? Je ne veux pas décevoir celui qui me paye. Tu ne t’échapperas
pas », dit l’homme en faisant un geste du bras.
À son signal, les hommes s’écartèrent et des archers apparurent.
« Tu verras que sans armures, les flèches de Combayara valent bien les arbalètes de Landayeur.
- Tuez-le ! aboya l’homme en se reculant d’un pas.
- À moi, les anciens ! cria Bangüel, à moi Houtka ! »
Il
y eut un éclair silencieux. Bangüel sentit une chaleur l’entourer. Son
armure brillait sur son corps et dans sa main, Houtka était là.
Tout
autour de la troupe, des cavaliers se tenaient raides sur leurs
chevaux. Leurs lances, baissées, interdisaient tout repli aux tueurs.
Une
volée de flèches issue de la mer transperça le groupe des archers. Un
homme à pied, armé de pied en cap, s’avança. Il marchait l’épée à la
main, l’écu en position de combat.
« Tu
es un homme intéressant, TaatBangüelBuorn ! On ne s’ennuie pas à te
suivre. J’aime les beaux combats et trente hommes contre nous deux me
semble un duel presque équilibré.
- Salut à toi, ô roi Anguelbhorn ! dit Bangüel en mettant un genou à terre.
- Relève-toi, TaatBangüelBuorn, ici nous sommes égaux. »
Devant
ces chevaliers en armes, ces cavaliers surgis de nulle part et les
morts étalés devant eux, les truands survivants jetèrent leurs armes et
se mirent à implorer grâce.
« Tuez-moi tous ces lâches ! dit le roi.
- Attendez, ô roi Anguelbhorn ! Je voudrais savoir qui les envoie. »
Les
cavaliers firent mouvement. De leurs lances, ils poussèrent les hommes
vers l’eau. Ceux qui voulaient s’échapper furent cloués au sol. Un
groupe avait isolé le chef et le rabattait vers Bangüel.
« Pour qui travailles-tu ? demanda Bangüel.
- Aurai-je la vie sauve si je parle ? demanda l’homme.
- Parle, ou je t’emmène au royaume des morts tout vif, » dit le roi Anguelbhorn.
L’homme pâlit et sa respiration se fit haletante. Il tomba à genoux, les deux mains sur la gorge.
« Tu
sens ce que je peux faire ? dit le roi. Alors parle maintenant ou je
te garde pour mes jeux là où les lâches de ton espèce n’ont que ce
qu’ils méritent. »
Toujours à genoux, l’homme se tourna vers Bangüel.
« On
m’a proposé beaucoup d’argent pour te tuer. Celui qui est venu fait
partie de la police secrète, mais il lui arrive de travailler pour
d’autres. Il s’appelle Camaya, et je dois lui rendre compte de ma
mission tout à l’heure à la taverne du Chien Rouge.
- Très bien, dit Bangüel, tu vas m’y conduire. »
Il
y eu des hurlements quand les cavaliers poussèrent la bande dans l’eau
du port. Mais personne ne se montra sauf Iiwin qui s’avança soutenu par
deux archers des anciens.
« Nous l’avons trouvé assommé dans la ruelle là-bas.
- Je vois que nos amis sont intervenus, dit Iiwin.
-
Oui, mais la suite sera pour nous. Ramasse de quoi t’équiper, nous
allons voir un ami de ce monsieur, dit Bangüel en montrant l’homme par
terre.
- Où est Batendal ? » demanda Iiwin.
Ils se retournèrent pour le chercher et le trouvèrent endormi le long du quai, la tête sur un rouleau de cordage.
Le roi Anguelbhorn se mit à rire :
« En voilà un qui ne s’en fait pas ! »
Redevenant sérieux, il se tourna vers Bangüel :
« Méfie-toi.
Arthenorn me disait que des forces puissantes sont à l’œuvre près du
roi. Elles ne te sont pas favorables. Ce pauvre Soustherne ne sait pas
ce qu’il se prépare autour de lui. Ses jours sont probablement comptés.
Nous serons là pour t’aider mais reste sur tes gardes, un coup en
traître n’est jamais exclu. A bientôt TaatBangüelBuorn ! »
Cela
dit, il remonta sur le cheval que lui présentait un des cavaliers des
Anciens et ils s’enfoncèrent dans la nuit, s’effaçant comme une brume
qui s’effiloche.
Iiwin
s’était enveloppé dans un manteau récupéré par terre et avait remplacé
sa dague par une solide épée. Bangüel avait réveillé Batendal qui se
révéla être en moins mauvaise forme qu’il ne pensait.
Tenant l’homme en respect avec une dague, ils quittèrent le port pour aller à l’auberge du Chien Rouge.
« Ce
n’est pas la peine de me menacer, dit l’homme, après ce que je viens
de voir, je sais ce que j’ai à faire. J’ai trop peur de revoir ce
fantôme. Laissez-moi parler. Faites comme si vous étiez mes hommes.
- Range ta dague Iiwin, dit Bangüel, je lui fais juste assez confiance pour croire ce qu’il dit.
- Moi pas, dit Iiwin, un geste mal intentionné et je l’embroche. »
À
l’auberge, la salle était basse et fumeuse. L’homme prit une table dans
un coin sombre après avoir salué le patron d’un geste de la main.
Celui-ci s’approcha avec quatre chopes de bières.
« As-tu vu Camaya ? demanda l’homme au patron.
- Il est passé tout à l’heure. Mais il reviendra vers nonenuit, il avait à faire.
- Amène de la liqueur de Sanbaya, nous avons encore à faire. »
Le patron repartit vers son comptoir.
« Qu’est-ce que de la liqueur de Sanbaya ? demanda Iiwin.
- C’est un extrait de plantes qui revitalise. Cela nous fera du bien, mais surtout à Batendal, » répondit Bangüel.
Nonenuit était passée. La liqueur de Sanbaya les avait remontés mais aussi énervés.
« Ne soyez pas si nerveux, dit l’homme, Camaya vient toujours. »
La
porte s’ouvrit. Une dizaine d’hommes en armes entra. La moitié se mit
au comptoir, l’autre moitié se mit à une table pendant qu’un homme
s’avança vers leur table. Il releva son capuchon.
« Alors Kraoclou, as-tu fait le travail ?
- Pourquoi tant d’hommes aujourd’hui, Camaya ? demanda-t-il.
- Les choses changent. Au palais, Cangsiou vient d’aider le frère du roi à prendre le pouvoir. Mais as-tu rempli ton contrat ?
- Non,
l’homme est beaucoup plus dangereux que tu ne m’as dit. Il m’a tué la
moitié de mes hommes avec ses amis. Puis il a eu des renforts et je me
suis enfui.
- Imbécile ! dit Camaya, mais ce n’est pas grave, Cangsiou va réparer cela rapidement. »
Camaya se retourna, fit quelques pas :
« Ah ! Pour ton argent, n’y compte pas trop ! »
Il se dirigea vers la porte :
« Tuez-les ! » dit-il à ses hommes en sortant.
Dégainant
leurs épées, ils s’approchèrent de la table de Bangüel. Rejetant les
vieilles hardes qu’ils avaient sur le dos, ils se ruèrent au combat,
Kraoclou se rangeant à leur côté.
Si
l’engagement fut intense, les hommes de main de Camaya n’avaient pas la
valeur pour se battre contre des hommes surentraînés comme eux.
Dès le dernier éliminé, Bangüel dit :
« Allons vite au palais. Je crains le pire pour le roi. Kraoclou, tu as su nous aider. Que ta vie te soit rendue !
- J’ai
entendu sur le port et j’ai senti la puissance. Je retourne dans mes
montagnes refaire le trappeur. Je ne tiens pas à me retrouver au pouvoir
de ce roi, » dit Kraoclou.
En
approchant du palais, ils virent toutes les lumières allumées et une
grande agitation. Toujours enveloppés des capes récupérées, ils
s’approchèrent discrètement sans se faire arrêter. Tous les cavaliers,
tous les carrosses étaient contrôlés.
« N’allez pas plus loin, Prince Commandant, » dit une voix.
Ils s’immobilisèrent, la main sur la garde de l’épée.
Thotborn sortit du recoin d’ombre dans lequel il était dissimulé.
« Le
roi est mort. Assassiné. Le frère du roi vous accuse et prend le
pouvoir avec l’aide de Cangsiou. Votre père a été arrêté, ainsi que tous
ceux de votre famille. Depuis hier soir, je sentais quelque chose. J’ai
fait sortir les autres dans la nuit, avant que tout ne soit bouclé. Ils
vous attendent près des marais avec des montures. Je vais me renseigner
encore et je vous suivrai. »
À ce moment, le gong d’alerte tinta.
« Vite, dit Thotborn, La troupe va être sur le pied de guerre ! »
Se séparant, ils partirent en courant.
« Trois jours que l’on chevauche vers le Sud à bride abattue, tu ne crois pas que cela suffit ? demanda Iiwin.
- Je veux être sûr que personne ne sait où nous sommes, » dit Bangüel.
Tous
habillés de vieilles nippes, ils avaient l’air de bandits en chasse.
Les rares autres voyageurs qu’ils avaient aperçus s’étaient enfuis.
« Il nous faut des informations, dit Batendal, on ne peut pas faire de plans sans savoir.
- Tu
as raison, Batendal. Je ne connais pas bien la région. Iiwin, sais-tu
s’il existe un lieu discret par ici ? demanda Bangüel.
-
A la fin de la journée, nous devrions atteindre une discrète petite
vallée. Elle est suffisamment éloignée de tout pour que nous y soyons
tranquilles. »
Faisant
de nombreux détours pour brouiller les pistes, ils continuèrent en
silence, toujours aux aguets. Thotborn et le sergent Tenbagf étaient en
éclaireurs.
Sur le soir, le sergent revint près des cinq autres.
« Nous avons trouvé l’entrée de la vallée, mais elle ne semble pas vide, dit Tenbagf, Thotborn est resté pour observer. »
Avec
encore plus de discrétion, ils se rapprochèrent. Laissant leurs
montures derrière un tertre, Bangüel et Iiwin rejoignirent Thotborn.
À
plat ventre, caché derrière des fougères, il observait une scène en
contrebas. Se glissant à côté de lui, Bangüel découvrit ce qu’il se
passait. De lourds chariots tirés par des bœufs avançaient vers la
passe. Des hommes en armes les escortaient.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Bangüel à mi-voix.
- Une
bande de pillards a fait de cette vallée sa base de repli. Ils ont un
gros butin aujourd’hui. Avec la mort du roi et les événements, la troupe
basée à Lombaya est partie vers le Nord et vers l’Ouest à notre
recherche. Les quelques forces de police n’ont pu empêcher les désordres
et les pillages. Ils rentrent d’un coup de main aux environs de
Lombaya, un monastère si j’ai bien compris.
- Quelles sont leurs forces ?
- Une trentaine d’hommes en armes à cheval, une bonne dizaine d’archers et des femmes.
- Cela
ne vaut pas le coup de se battre, essayons de discuter. Ils pourraient
nous vendre des vivres pour la suite du voyage, dit Iiwin.
- Je peux tenter le coup. J’ai pas mal voyagé au Sud quand j’étais jeune.
- D’accord, dit Bangüel, mais attends la nuit, Thotborn t’appuiera et nous resterons en retrait. »
Iiwin
et Thotborn restèrent à leur poste d’observation pendant que Bangüel
redescendait vers les autres. Il les mit au courant de la situation.
Sans bruit, ils se préparèrent et attendirent.
La nuit était bien noire quand Iiwin et Thotborn redescendirent.
Discutant
à voix basse, ils mirent au point les derniers détails de la manœuvre
en cas de problème. Puis Iiwin, tenant son cheval par la bride, prit le
chemin de la passe. Thotborn, toujours silencieux, s’enfonça dans le
sous-bois.
Ils entendirent la sentinelle qui cria : « Halte ».
De
leur poste d’observation, ils virent Iiwin parler avec quelqu’un.
Celui-ci s’éloigna pour revenir bientôt avec un autre homme qui semblait
être le chef. La discussion durait. Iiwin faisait force gestes pour
s’expliquer. L’homme en face ne semblait pas d’accord et secouait la
tête en signe de dénégation.
Bangüel dégaina Houtka, imité par les autres. Tenbagf arma l’arbalète qu’il avait récupérée au défilé des Omfer.
La
discussion s’envenimait. Des bribes de paroles leurs arrivaient. Le ton
montait de plus en plus. Soudain Iiwin tourna les talons en disant :
« Puisque tu le prends comme cela, je m’en vais. »
L’homme commença à dégainer son épée.
« Tu connais ce repaire, et tu penses pouvoir partir comme cela ? »
Il
n’avait pas fini sa phrase qu’une flèche lui transperçait la gorge. La
sentinelle n’eut pas le temps de réagir qu’un carreau la frappait en
plein front.
Accélérant le pas, Iiwin revint.
« Ne restons pas ici, les autres vont rappliquer. »
Montant à cheval, ils se joignirent aux autres qui déjà, s’en allaient.
Ils s’éloignèrent rapidement essayant de brouiller leur piste.
Bangüel demanda à Iiwin :
« Que s’est-il passé là-bas ?
- Tout
allait bien au départ et puis j’ai mentionné les événements de la
capitale. Il a compris qui nous étions, cela lui faisait peur. Ils sont
plus nombreux que nous le pensions. Il y a des grottes dans la vallée
avec d’autres hommes. Je pense qu’ils vont nous donner la chasse.
- Pour la discrétion, c’est raté ! » dit Bangüel.
Ils
voyagèrent une bonne partie de la nuit, ne se reposant que durant
quelques heures sur le petit matin. Ils purent tuer du gibier en
traversant une forêt.
Bangüel
avait décidé de contourner la capitale par l’Est et de remonter ensuite
au Nord. Si tout se passait bien, il pensait pouvoir embarquer sur le
fleuve Atya ce qui leur ferait gagner plusieurs jours de voyage vers le
Nord.
Le cinquième jour après la mort du roi, Thotborn revint vers le groupe.
« Ils
nous suivent ! dit-il, vingt hommes bien armés, avec un excellent
pisteur. Nous aurons du mal à les semer. Ils ont un jour de retard sur
nous.
- C’est peu ! dit Batendal.
- Ce
n’est surtout pas discret, dit Bangüel. Dans deux jours nous arriverons
au bord de l’Atya. La ville est assez mal famée pour qu’on ne nous
remarque pas. Enfin, j’espère ! »
C’est
après quatre jours de voyage et sous une pluie fine et glacée qu’ils
arrivèrent à la ville du bord de l’Atya. Elle n’avait pas d’autre nom.
Ceux qui y vivaient disaient : « La Ville. ». Elle était à une journée
de marche de Combayara. On y retrouvait ceux qui avaient été refoulés de
la capitale et qui venaient trafiquer plus ou moins légalement. Le roi
Soustherne, de son vivant, l’avait tolérée parce qu’il avait, disait-on,
des intérêts dans quelques unes des plus juteuses affaires.
S’étant
étendues sans contrôle et sans vraie administration, les rues n’étaient
qu’un cloaque avec cette pluie qui tombait sans discontinuer depuis
presque deux jours. Ils aspiraient à un lieu chaud et sec pour se
reposer. Les rues étaient quasi désertes et le seul chariot qu’ils
virent était embourbé.
Découvrant
une auberge qui semblait moins louche que les autres, ils s’arrêtèrent.
L’aubergiste s’empressa de les servir et fit conduire leurs chevaux à
l’écurie.
Ils se retrouvèrent près de la cheminée devant un bon feu et un repas chaud.
Bangüel dit :
« J’espère
que nous avons réussi à semer nos poursuivants. Je me vois mal me
battre dans cette ville. Trop de choses peuvent arriver.
- Leur
pisteur est peut-être bon, mais Thotborn nous a tellement fait tourner
et retourner qu’ils ne pourront jamais nous suivre, dit Batendal.
- Demain,
il faudra aller sur les quais pour trouver un bateau. Nous ne sommes
pas loin de Combayara et je ne voudrais pas qu’on nous reconnaisse.
- J’irai avec Tenbagf. Il connaît assez bien les marins et les bateaux, dit Batendal.
- D’accord
et pendant ce temps nous, ici, essaierons de prévoir le ravitaillement.
Une fois dans le Nord, nous aurons beaucoup de mal à trouver quelque
chose. Il nous faudra bien deux à trois semaines pour atteindre le mont
de la désolation.
- Faut-il prévoir d’emmener les chevaux, Prince Commandant ? demanda Tenbagf.
- Ne m’appelle pas comme cela, tu vas nous faire repérer ! »
Bangüel
regarda autour de lui, mais si l’aubergiste était assez près, comme il
était en grande discussion avec un client, il ne devait pas avoir fait
attention à leur conversation.
Après le repas la conversation se fit plus rare et tous allèrent se coucher.
C’est
en rentrant que Bangüel se fit surprendre. Il avait négocié toute la
matinée pour essayer d’obtenir du ravitaillement et des renseignements.
Mais dès qu’il parlait des évènements de la capitale ou du demi-esprit,
tous ses interlocuteurs se fermaient et lui demandaient de partir. Il
avait à peine poussé la porte de l’auberge que cinq hommes l’avaient
immobilisé. Contrairement à ce que pensait Batendal, le groupe de
bandits les avait suivit jusqu’ici. Attaché sur une chaise, il avait un
couteau sur la gorge. Autour de lui, ses compagnons étaient dans la même
situation. Il ne manquait que Batendal et Tenbagf.
« Plus
que deux et nous pourrons venger ceux que vous avez tués. Tu verras,
dit l’homme qui tenait le couteau à Bangüel, tu verras que sans
atteindre les sommets des Landyeurs, nous avons quelques tortures
intéressantes pour les gens comme toi ! »
Attaché et bâillonné, Bangüel assista impuissant à la capture de ses deux derniers hommes.
Le
feu ronflait dans la cheminée, éclairant la pièce de lueurs
tremblotantes. Ils étaient sept attachés sur un siège. Ils étaient
vingt, autour, le visage fermé.
« Nous
allons vous couper les cordes vocales ! Après nous pourrons prendre
notre temps pour vous faire payer la mort de Lindawi, » fit celui qui
dirigeait le groupe.
Pendant ce temps, trois hommes mettaient des fers à rougir dans la cheminée.
Bangüel
allait appeler les Anciens à l’aide quand la porte vola en éclats, puis
toutes les fenêtres semblèrent exploser. Une volée de flèches précises
et meurtrières faucha les bandits debout. Des hommes jaillirent dans la
pièce et achevèrent le travail des archers. En quelques minutes tout fut
réglé. Les vingt truands gisaient par terre, et les soldats se
dirigèrent vers les prisonniers.
« Yanab ! s’exclama Bangüel, en voyant entrer le lieutenant.
- J’ai ordre de vous conduire sous bonne garde au Général Prince Antayana, dit celui-ci.
- Emmenez-les sans les délier, le Général Prince les attend ».
Ils
furent détachés de leurs sièges, mais ils gardèrent les mains liées
dans le dos. En sortant, ils virent que l’auberge avait été cernée par
plus d’une centaine d’hommes. Ceux-ci se mirent en deux colonnes pendant
qu’on les faisait avancer au milieu. Se retournant, Bangüel vit
l’aubergiste recevoir une bourse du lieutenant Yanab.
Ils
traversèrent la ville sous escorte pour rejoindre le campement du
général prince. Les chariots commençaient juste à arriver. Une simple
tente servait de quartier général. On sépara Bangüel de ses compagnons
et on le conduisit devant Antayana.
« Honneur
à TaatBangüelBuorn ! dit le Général Prince Antayana, c’est ainsi que je
devrais t’appeler si je n’étais un fidèle serviteur du roi, du nouveau
roi Norlock. »
Bangüel et Antayana étaient seuls dans la tente.
Ce
dernier se pencha vers Bangüel et lui dit en chuchotant : « Ne t’étonne
pas de ce que tu entendras ou de ce que tu verras, je te ferai parvenir
des instructions plus tard. »
Puis faisant quelques pas, il reprit sur un ton normal :
« Depuis
que tu as assassiné ce pauvre roi Soustherne, les choses ont bien
changé. Le frère du roi s’est porté au secours du royaume. La reine
elle-même a accepté de le prendre pour époux, reconnaissant par là que
son premier époux n’était pas digne d’un royaume tel que celui-ci. Pour
montrer ma loyauté, j’ai, moi-même, proposé de te chasser et de te
capturer. J’aurais bien aimé te châtier de mes mains pour ton forfait,
mais notre nouveau roi, béni soit-il, veut se venger. Je vais donc
t’envoyer à lui avec Houtka. Cette arme le fascine et je pense qu’elle
le servira admirablement. »
Un homme entra. Bangüel reconnut le secrétaire du Général Prince.
« Ah,
te voilà ! Tu vas préparer un convoi pour conduire ses traîtres à la
capitale. Prévois une belle escorte, je ne veux pas qu’ils puissent
échapper à la vengeance du roi !
- Bien, Général Prince !
- Qu’on le charge de chaînes et qu’on l’enferme ! »
Des
soldats entraînèrent Bangüel. Ils l’amenèrent à côté de ses compagnons
qu’on enchaînait par les chevilles, les uns avec les autres. Puis on les
poussa dans un enclos fait de pieux.
« Appelle les Anciens qu’ils nous sortent de là ! dit Iiwin.
-
Non, je préfère attendre, je ne veux pas verser le sang de ces soldats.
Il faut que j’aie d’autres informations », répondit Bangüel.
Le
temps s’écoula lentement. Les chaînes les gênaient dans leurs
mouvements. Ils ne pouvaient ni se lever ni se déplacer sans que tout le
groupe bouge. Vers le matin, on leur amena un brouet peu appétissant.
Les gardes avaient les armes à la main, et seul un serviteur s’approcha
d’eux pour distribuer les écuelles.
Vers
le milieu de l’après-midi, on les fit sortir. Toujours enchaînés, ils
furent encadrés par une vingtaine de soldats. Ils passèrent devant la
tente de Général Prince qui resta invisible. Le détachement prit la
route de la capitale. Ils marchèrent cinq heures avant la nuit. Ils
s’étaient éloignés de la rive pour prendre une route à travers la forêt.
La progression avait été difficile. La chaîne qui les reliait tous, les
gênait pour avancer vite. Quand la lumière fut trop faible, le
lieutenant ordonna la halte. Un pieu fut passé dans un des anneaux de la
chaîne et enfoncé à grands coups de masse dans le sol. Sans un mot, un
serviteur leur fit passer la même nourriture que la veille.
« Ils ne vont pas nous laisser sans même une couverture ! dit Batendal.
- Si,
répondit Iiwin, ce sont des soldats du palais tous dévoués à
Cangsiou. Antayana nous a bien eus. Il va rentrer en grâce auprès du
roi.
- Essayez de dormir, dit Bangüel, à cette allure nous en avons pour plusieurs jours de voyage. »
Après
une nuit passée à grelotter et un simple morceau de pain, ils furent
remis en route. Le temps était maussade et froid. Les soldats ne
parlaient pas ou peu. Le lieutenant était nerveux et essayait de forcer
l’allure. Mais quand ils allaient trop vite, ils s’emmêlaient et c’était
la chute.
Encore
une fois, ils tombèrent. Le lieutenant ordonna une halte. Alors qu’ils
se démêlaient, Thotborn dit dans un souffle à Bangüel :
« Nous sommes suivis par des gens armés ! »
Le
lieutenant n’avait rien remarqué et fut le premier à mourir lors de
l’attaque. Les autres soldats subirent le même sort ou s’enfuirent.
« Kraoclou ! dit Bangüel.
- La
vie est étrange. Aujourd’hui c’est moi qui te rends la tienne. Mais
j’agis sur ordre. Ne restons pas ici. Quelqu’un veut te voir. »
On
brisa la chaîne et tous s’enfoncèrent dans la forêt. Kraoclou guidait
la troupe avec efficacité, par des chemins à peine visible. À toutes les
demandes de Bangüel, il avait répondu :
« Tu verras. »
Ils marchèrent ainsi une demi-journée. Ils firent halte dans une clairière. On leur prépara un repas chaud autour d’un feu.
« Maintenant, nous attendons, dit Kraoclou. Tiens, Bangüel, ceci est à toi. »
Bangüel
fut ému de revoir Houtka. D’un seul geste, il fit sauter l’anneau de
fer qu’on avait scellé sur sa cheville droite et il libéra les autres.
Le soir tombait quand un bruit de chevaux se fit entendre. Le Général Prince Antayana fit son apparition.
« Tu as bien travaillé, » dit-il à Kraoclou.
Puis
se tournant vers Bangüel, il lui dit : « Viens avec moi,
TaatBangüelBuorn, je vais t’expliquer. Depuis notre dernière rencontre,
beaucoup de choses ont changé. C’est Cangsiou qui a tué le roi, il mène
ce pauvre Norlock comme un toutou. Le demi-esprit est maintenant dans le
Nord Est. Il y a fait des ravages et s’installe en asservissant hommes
et bêtes. C’est lui qui dirige Cangsiou. Il le possède et Cangsiou
manipule toute la cour comme un montreur de marionnettes. Je sais que je
ne peux rien faire. Mon armée est prête à me suivre au combat mais je
sais que si je suis un bon général, je ne suis pas prédestiné comme toi.
J’ai connu Kraoclou quand il était trappeur. Son séjour dans la pègre
de Combayara a été une erreur. La rencontre avec les morts l’a
transformé. Il m’a rapporté tout ce qu’il s’est passé. Bien sûr, je ne
peux pas me dresser ouvertement contre le roi. Cela tournerait à la
guerre civile pour le plus grand bonheur du demi-esprit. L’ennemi est là
au Nord Est, pas au palais. Il faut que tu ailles le combattre.
Officiellement, je partirai à ta poursuite, mais sur place, je te
servirai car tu es le vrai successeur d’Anguelbhorn et de « l’Ange de
feu ». Sans toi, nous ne pourrons que nous soumettre. Toi seul peux te
dresser avec l’aide des Anciens pour nous sauver de cette créature. »
Le
Général Prince était un homme organisé. Bangüel et sa troupe, renforcée
de Kraoclou, bénéficiait de la logistique mise en place pour le
ravitaillement de l’armée. Ils chevauchaient facilement de relais en
relais. Les lettres de mission de l’armée d’Antayana ouvraient toutes
les portes dans ces régions. Kraoclou et Thotborn chevauchaient en tête.
Une complicité certaine était née entre eux. Iiwin continuait à se
méfier du gaillard. Il ne pouvait oublier les quais de Combayara.
C’est
au bout de trois semaines de marche forcée qu’ils atteignirent les
pieds des monts de la désolation. Le relais qu’ils voyaient était situé
dans une petite dépression. Derrière, les collines s’élevaient
graduellement pour devenir des montagnes à l’aspect redoutable. On était
en milieu de journée et Bangüel avait envisagé de continuer jusqu’au
relais après le premier col.
« Vous
n’y pensez pas, Monseigneur, lui dit l’aubergiste, plus personne ne va
par là. J’ai vu passer des gens qui fuyaient mais maintenant plus
personne n’en vient. L’autre jour, le colporteur qui pourtant n’a pas
froid aux yeux, est revenu sans entrer dans le relais du col. Là-haut
tout n’est que désolation et violence. Il y a des pendus et des écorchés
vifs tout autour de relais qui a été fortifié. Il a tellement eu peur
qu’il en a souillé son pantalon. Il est redescendu en courant.
- Tu es resté, toi, lui dit Iiwin.
- Toute ma fortune est cette auberge, répondit-il. Et puis j’ai des ordres
d’ Antayana ! Je dois vous fournir tout ce que vous me demanderez. »
Ils
démontèrent et rentrèrent dans la salle principale. L’aubergiste se
démenait pour apporter tout le nécessaire. Son seul aide était un
vieillard.
« Ne
vous étonnez pas, Monseigneur. Ma famille et mes servantes sont parties
vers un lieu sûr. Il ne reste que mon père et moi. Depuis des semaines
cela suffit largement à la tâche.
- Que peux-tu me dire sur ce qu’il se passe là haut ? demanda Bangüel.
- Les
nouvelles sont rares, mais j’ai compris qu’une armée s’organisait.
Quelques femmes qui fuyaient m’ont fait un récit étrange. Un être
épouvantable arrive et soumet tout et toute chose à sa volonté. La
moindre résistance est brisée avec un maximum de cruauté. Ces pauvres
femmes ont vu leurs maris être démembrés tout vif. Depuis la mort du
roi, on ne le voit plus, mais toute une organisation se met en place.
Ils fortifient toute la zone frontière plus au Nord. Antayana m’a
demandé de vous faciliter le voyage mais je ne sais pas que vous donner.
- Nous
allons d’abord nous reposer puis nous essaierons de nous infiltrer sans
nous faire remarquer. Il faut que je rencontre ce demi-esprit, » dit
Bangüel.
En entendant cela, le vieillard pâlit : « Un demi-esprit ici, alors nous sommes perdus !
- Qu’as-tu, vieil homme ? demanda Bangüel.
-
La légende du Nord dit que quand un demi-esprit prendra pied dans la
montagne alors tout sera perdu, la Force Noire reviendra et se répandra
sur le monde.
- Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? dit Batendal.
-
La Force Noire est comme un dieu. Elle fut enchaînée sous les monts de
la désolation dans les temps d’avant les temps par les dieux eux-mêmes.
Sa simple présence suffit à rendre la terre peu fertile et le climat
rigoureux. La magie qui la tient captive est puissante mais pas assez
pour la détruire. Nos légendes parlent d’elle comme la fille dénaturée
du dieu de la mort. Si son père tient son rôle dans l’ordre du monde,
elle n’est que destruction et malheur. C’est elle qui aurait fait naître
les demi-esprits. »
Minental prit la parole :
« Le
sage du village nous a raconté une légende semblable. Les demi- esprits
rêvent de lui rendre gloire et puissance. Partout où règne le mal, ils
peuvent venir. Les Landyeurs savent les invoquer puisque c’est déjà par
eux qu’ils étaient venus faire la guerre ici. Heureusement, jamais ils
n’ont réussi à aller sur cette terre. Quelque chose les a arrêtés avant.
Nul ne sait qui ou quoi. Le sage raconte qu’ils ont disparu une nuit de
combat dans un grand éclair et que leurs troupes humaines furent
vaincues par nos soldats.
- Il nous faut agir avant que cette Force Noire ne soit libérée, dit Bangüel. Mais reposons-nous. Nous aviserons demain. »
Le
lendemain, Thotborn et Kraoclou partirent en reconnaissance. En les
attendant, les autres préparèrent le matériel pour une expédition en
terrain ennemi.
Ils rentrèrent deux jours plus tard, alors que l’inquiétude commençait à ronger le groupe.
« La
terre est vraiment pauvre. Il est difficile de se déplacer sans se
faire remarquer. Il y a des groupes armés qui patrouillent partout. Avec
beaucoup de précautions, nous nous sommes glissés derrière le relais du
col. L’aubergiste a raison, on voit les restes de pendus. Le soir venu,
ils ont torturé un homme. Nous l’avons entendu crier toute la nuit. Le
lendemain, nous avons continué vers l’intérieur. Les patrouilles
semblent moins nombreuses, mais il faut rester prudent. »
Thotborn finissait de parler quand un cavalier arriva.
« Yanab ! Que fais-tu ici ? demanda Bangüel.
- Dans
une semaine l’armée du Général Prince sera là. Officiellement, il vous
poursuit. Il m’envoie vous dire qu’il a reçu des ordres du roi pour
s’arrêter ici. Il ne doit pas dépasser le relais du col. Cela l’étonne
et il craint qu’un piège ne vous soit tendu.
- De mieux en mieux ! dit Iiwin. On dirait que Cangsiou veut nous pousser dans les pattes de ce demi-esprit.
- Je suis d’accord avec toi, mais on n’a pas le choix, dit Batendal.
- Bien, nous partirons demain à l’aube, » dit Bangüel.
Le
jour était pâle quand ils se mirent en route. Le ciel gris était froid.
Ils étaient huit silhouettes marchant en file indienne. Ils portaient
chacun un sac à dos. Ils avaient laissé les chevaux pour plus de
discrétion sur les conseils de Thotborn. Ils mirent une journée pour se
retrouver derrière le relais du col. Ils avaient marché une partie de la
nuit sans rien entendre, à la seule lumière d’un quartier de lune
descendante. Après quelques heures de sommeil, ils étaient repartis dans
un paysage désolé où n’existaient que des arbres rabougris et une
maigre végétation. Ils avaient réussi à éviter les patrouilles qui
semblaient cantonnées sur la route. Ils marchaient à flanc de montagne
sur des sentiers qui n’étaient que des traces de gibier. Les paroles
étaient rares. Ils sentaient le poids de la peur venir sur leurs
épaules.
Plus
les jours passaient et plus le pays devenait désolé. Un soir, alors
qu’ils campaient, pas très loin d’un camp militaire, ils avaient entendu
les hurlements d’un homme torturé. Le lendemain, la trace qu’ils
suivaient les amena devant les restes encore chauds d’un écorché vif.
C’est Mintendal qui craqua le premier. Il tomba à genou, ne pouvant
retenir ses pleurs devant ce spectacle.
« On
ne peut pas continuer comme cela, dit Iiwin, il y a trop de peurs qui
rôdent. J’en ressens les effets. C’est comme un sort qu’on nous a jeté.
- Je vais appeler Arthenorn, » dit Bangüel.
Il s’éloigna du groupe et bientôt le mage apparut devant lui.
« Tu sens ce qu’il se passe ici, nous sommes tous effrayés, dit Bangüel.
- Ici,
vous êtes dans un pays de mort. Je vois les ondes d’angoisse qui
coulent du Nord et qui attaquent vos esprits. Déjà les plus jeunes et
les plus faibles craquent. L’ennemi est ce demi-esprit. Il m’est caché
car sa puissance est trop grande pour moi. Je vais essayer de vous
protéger, mais je ne pourrai pas étendre mon sort à tous. Certains
doivent renoncer, » dit Arthenorn.
Bangüel
prit chacun à part et renvoya Mintendal avec Manduel. Il leur donna
l’ordre de rôder aux confins du pays pour préparer leur retour et
prendre contact avec le Général Prince. Après leur départ, Arthenorn
jeta un sort sur les six hommes qui restaient. Ils sentirent la peur se
faire refouler. Elle n’avait pas disparu mais leur était devenue comme
extérieure.
Ils
reprirent leur voyage vers le Nord. Le pays devenait nauséabond. Même
l’eau des ruisseaux sentait la pourriture. Comme les vivres
s’épuisaient, ils devaient chasser les quelques bêtes qui vivaient là.
Le goût en était atroce. À chaque bouchée, Batendal sentait son estomac
protester. Au bout de deux jours, il fut pris de vomissements et de
diarrhées. C’est lui qui insista pour qu’on le laisse repartir. Bangüel
donna l’ordre au sergent Tenbagf de l’aider sur le chemin du retour.
Cela
faisait maintenant trois semaines qu’ils marchaient vers le Nord
multipliant les détours pour éviter les postes de gardes et les villes.
Le froid était vif, l’air empuanti en permanence comme s’ils marchaient à
côté d’une charogne. La fatigue se faisait sentir. Ils n’avaient plus
de provision ou presque. Ce qu’ils chassaient suffisait à peine à les
nourrir. Kraoclou et Thotborn marchaient devant comme toujours. Bangüel
et Iiwin suivaient, une dizaine de mètres derrière. C’est ce qui les
sauva.
Alors
qu’ils passaient dans une petite gorge, un éboulement se produisit.
Thotborn fut pris dessous. Kraoclou n’eut que le temps de se protéger
sous un surplomb. Bangüel et Iiwin se collèrent contre la paroi, ce qui
les mit hors de portée des flèches qui s’abattirent sur eux. Il y eut
des hurlements et des êtres velus armés de gourdins chargèrent. Bangüel
appela les Anciens à l’aide. La bataille fut rude malgré tout.
Quand tout danger fut écarté, le roi Anguelbhorn s’approcha des corps étendus par terre :
« Des
velus ! Voilà qui est étrange. Arthenorn ne m’avait pas dit qu’il en
existait encore. Je pensais que les derniers avaient été décimés lors de
la guerre des demi-mondes. Il y a de magie dans l’air de ce pays, et la
plus noire des magies pour susciter à nouveau des êtres aussi vils.
- J’ai cru ne jamais vous voir ! dit Bangüel. J’appelais mais personne ne répondait. Pourquoi ?
- Parce
que la magie du demi-esprit est forte, très forte et que la force des
Anciens faiblit dans cette contrée qui est sous sa domination, dit
Arthenorn qui arrivait. J’ai peur de ne pouvoir beaucoup t’aider quand
tu seras près de l’ennemi. »
On dégagea Thotborn. Il était vivant mais avait un bras cassé.
Kraoclou avait de multiples blessures sans gravité mais il en souffrait beaucoup.
Le
roi Anguelbhorn décida de rester avec eux quelque temps et de les aider
à rejoindre un pays civilisé. Bangüel et Iiwin repartirent seuls.
Ils
s’enfonçaient dans les monts de la désolation. La neige recouvrait
tout, mais elle était sale. Malgré le froid, l’air sentait mauvais. Ils
n’étaient que deux silhouettes perdues sur un flanc de montagne
enneigée. L’angoisse venait battre contre eux, comme l’eau de la mer au
pied des falaises. Heureusement, le sort jeté par Arthenorn les
protégeait encore. Ils avançaient malgré tout. Une semaine après la
bataille avec les velus, ils atteignirent un plateau.
Le
vent était glacial, il faisait très sombre. Des nuages noirs couraient
dans le ciel. Le chemin qu'ils suivaient surplombait le col principal
avec la route. Une tour noire gardait l'entrée.
« Nous sommes trop visibles, dit Iiwin, pour traverser ce champ de neige. Il faut attendre le soir. »
Ils posèrent leurs sacs à dos et cachés derrière des rochers, ils observèrent l'étendue devant eux.
Au
loin, à une dizaine de kilomètres, on voyait une ville. Son
architecture était aussi déchirée que les monts qui l'entouraient. Faite
avec la pierre noire des montagnes, elle faisait une tache noire sur le
fond de neige blanche. Construite sur une colline au-dessus du plateau,
elle s'élevait en degré. À son sommet, il y avait un château fort. Si
toute la ville était noire, le château était pire, il semblait boire le
peu de lumière qu'il y avait. Faisant contraste avec ces ténèbres, les
fenêtres rougeoyaient comme si de la lave courait derrière.
« Il va nous falloir marcher de nuit pour approcher sans se faire repérer, dit Bangüel.
- Reposons-nous, il nous reste trois heures avant que la nuit couvre nos pas. »
Ils
s'installèrent à l'abri du vent, mangèrent un peu. Iiwin avait choisi
une place pour surveiller la tour, quand à Bangüel son regard ne
quittait pas le château.
Bientôt
un son retentit. C'était une plainte longue et forte qui venait de la
ville. Aussitôt, de la tour, des silhouettes jaillirent en armes.
« Un cor de Landgar! », dit Bangüel.
La plainte se mua en une sorte de mélodie.
« Les montagnards s'en servent pour communiquer, » ajouta-t-il.
En
bas, une quinzaine de gardes écoutaient. Puis, du sommet de la tour, on
sonna du cor. Il y eut comme un dialogue et tout cessa. Quelqu'un
sortit de la tour et montra la direction des rochers où Bangüel et Iiwin
étaient cachés. Les gardes s'élancèrent. La pente était forte. La neige
rendait le sol glissant, mais ils avançaient vite.
Iiwin dit:
« Ce sont des velus! À quinze contre deux, il vaut mieux éviter le combat. »
Attrapant leurs affaires, ils partirent en essayant de se dissimuler à leurs regards.
Le sentier courait à flanc de montagne. Ils progressaient facilement, mais ne voyaient rien qui puisse retarder leurs ennemis.
Le cor de Landgar sonna encore.
Une réponse vint du haut de la montagne. Ils virent d'autres velus s'élancer à travers les pentes pour leur couper la route.
Laissant
leurs sacs, ils se mirent à courir. Emportés par leur élan, quelques
velus ne purent s'arrêter sur le chemin. On entendit leurs cris quand
ils tombèrent dans le ravin en contrebas. Les autres les prirent en
chasse.
Bangüel
et Iiwin savaient qu'ils ne pourraient s'échapper sans combattre. Les
velus étaient plus rapides et plus résistants qu'eux à la course sur la
neige. Au détour du chemin, ils trouvèrent une grotte. S’arrêtant
devant, ils se préparèrent au combat.
Un premier groupe arriva très vite, trop vite pour manœuvrer et éviter les passes précises et meurtrières des deux combattants.
Le gros de la troupe arriva. Il y avait une vingtaine de velus, équipés de lances et d'arbalètes.
Un premier carreau manqua Bangüel de peu et s'enfonça dans l'obscurité de la grotte.
Les
autres préparèrent leurs armes. Bangüel et Iiwin levèrent leurs
boucliers, se préparant au pire. Un hurlement jaillit derrière eux. Par
réflexe, ils se jetèrent sur les côtés, juste à temps pour ne pas être
renversé par un ours blanc de la montagne. Il faisait bien une tonne et
se précipitait sur ceux qui l'avaient réveillé. Les carreaux jaillirent
des arbalètes, ne faisant que rendre la bête plus furieuse. Il massacra
allègrement les cinq premiers velus de ses griffes de trente
centimètres, puis se dressa de toute sa hauteur pour hurler sa rage.
Agile et rapide malgré sa masse, il mit hors de combat quinze gardes,
les autres préférèrent la fuite.
Iiwin
avait entraîné Bangüel vers l’intérieur de la grotte. Ils s’enfoncèrent
de plus en plus loin tout en entendant le combat de l’ours avec de
nouvelles troupes de velus qui arrivaient.
« Il va succomber sous le nombre, dit Bangüel, et nous allons être coincés ici.
- Non, dit Iiwin, ne sens-tu pas ce courant d’air ? Cette grotte a une autre sortie. »
Ils
buttèrent contre le fond de la cavité. À tâtons, ils cherchèrent le
passage. Bangüel poussa un cri lorsqu’il bascula en avant dans un étroit
conduit. Il glissa plus qu’il ne tomba. Derrière lui, Iiwin se
précipita.
« Un groupe de velus est entré pendant que les autres s’occupent de l’ours, » dit-il.
Dans
le noir, ils se mirent à avancer simplement guidé par le petit souffle
de l’air. Le couloir montait et descendait sans qu’ils puissent le
prévoir. Leurs chutes furent nombreuses, mais jamais graves. Ils
marchaient depuis bientôt une heure quand Bangüel proposa de s’arrêter. À
tâtons, ils s’installèrent sur une corniche en surplomb.
« Je ne comprends pas où nous sommes, chuchota Bangüel.
- Si mon sens de l’orientation ne me joue pas des tours, nous allons dans la bonne direction, » répondit Iiwin sur le même ton.
Un
raclement les fit se taire. En silence, ils montèrent plus haut dans un
couloir secondaire qui donnait sur le surplomb où ils se reposaient. Un
autre bruit se fit entendre. Une troupe avançait, déjà les reflets des
torches étaient visibles.
Des
petits cailloux roulèrent en contre bas. Quelque chose bougeait dans la
galerie qu’ils avaient quittée, mais le rebord de pierre les empêchait
de voir. Les velus apparurent, éclairant les lieux. Ils étaient dans une
grande salle souterraine. La lueur des torches ne perçait pas
l’obscurité assez loin pour en voir le bout. Iiwin et Bangüel
surplombaient la scène sans la voir. Des velus, de plus en plus
nombreux, se précipitaient dans la salle. C’est alors que retentit le
premier cri. Un velu hurla de douleur et de peur. Un combat s’engagea
sous leurs pieds. Les velus luttaient comme ils pouvaient contre quelque
chose qui les paniquait.
Iiwin
progressait dans la galerie suivi par Bangüel. Les bruits de combat
étaient derrière eux. Un peu plus loin, le couloir qu’ils suivaient,
s’incurva vers la gauche. Après une demi-heure de contorsions diverses,
ils se retrouvèrent de l’autre côté de la salle. Des velus se battaient
contre une sorte de crabe aux pinces multiples. De nombreux corps
jonchaient le sol et des torches tombées, éclairaient la scène.
Ils
regardèrent le combat quelques minutes. Voyant les velus en mauvaise
posture, en tout cas incapables de les suivre, Bangüel donna le signal
du départ. Iiwin se remit en route, se fiant à son instinct pour choisir
parmi les différentes directions. Ils se trompèrent quelques fois, mais
arrivèrent à l’air libre en pleine nuit. Le passage par les grottes
leur avait fait perdre beaucoup de temps et gagner trois kilomètres.
À
la faible lumière d’une lune voilée, ils descendirent vers le fond de
la vallée. À mi-pente, ils croisèrent une route. Bangüel et Iiwin
échangèrent un regard et s’engagèrent en direction de la ville.
Quand
l’aube apparut, ils avaient presque rejoint la ville après avoir évité
quelques postes de garde. Une nouvelle sonnerie du cor de Landgar les
avait immobilisés jusqu'à ce qu’ils soient sûrs que rien ne bougeait
autour d’eux.
Ils
cherchèrent refuge dans une ruine pour la journée, n’osant se risquer
si près de la ville en plein jour. Bangüel trouva un étroit passage dans
la maçonnerie. Ils se glissèrent dedans. En rampant un peu, ils
atteignirent un espace plus grand, en fait un vide entre deux murs
surplombant la route. Ils purent s’allonger dans une relative sécurité.
Ils pouvaient voir sans être vus.
Ils
firent l’inventaire de ce qu’il restait de leurs affaires. Ils avaient
leurs armes, un peu de nourriture dans une musette, très peu d’eau. Ils
mangèrent un peu, en regardant les premiers mouvements sur la route. Des
coursiers passaient dans les deux sens.
« Tu as vu, Iiwin ? Ce sont tous des velus.
- Oui,
je crains qu’il n’y ait pas d’humain là où nous allons. Je vais prendre
le premier tour de garde et je te réveillerai au milieu de la
journée. »
Bangüel
dormit mal. Entre les sonneries du cor et de nombreux bruits de pas sur
la route toute proche, il fut souvent réveillé. Il prit son tour de
garde pendant qu'Iiwin essayait de se reposer.
Au
retour de la nuit, ils furent mis en éveil par des bruits de chariots.
Sous leurs yeux, ils virent défiler plusieurs attelages traînant des
cages aux barreaux de brume dans lesquelles ils reconnurent les soldats
Anciens tels qu'ils les avaient déjà vus. Ils regardèrent passer,
impuissants, une longue cohorte de ces prisons pleines de ceux qui les
avaient aidés.
Puis
le silence se fit enfin. Bangüel et Iiwin était désespérés. Ils ne
voyaient pas comment ils pourraient entrer dans l’enceinte de la ville,
ni que faire pour ces Anciens prisonniers de ces cages de brume. La
neige se remit à tomber et le froid devint plus vif. Ils passèrent la
nuit ainsi, luttant contre la faim, dormant par courtes périodes,
faisant des rêves peuplés de velus en armes.
Un
deuxième jour prit naissance. De nouveau des portes de la ville
s’écoula un flot de velus en armes, vaguement en rang, partant à la
guerre avec armes et bagages. Bangüel et Iiwin avaient perdu le compte
des troupes qui étaient passées devant eux. Vers le milieu du jour, un
groupe s’arrêta devant la ruine pour se reposer et manger. Bangüel et
Iiwin n’osaient plus bouger. Le moindre bruit, avec des velus à quelques
dizaines de centimètres d’eux, pouvait leur être fatal. Le gros de la
troupe ne s’occupait pas des ordres, ils exhibaient la nourriture et la
mangeaient gloutonnement sans s’occuper de quoique ce soit. Dans leur
trou, ils sentirent leurs estomacs se contracter sous l’odeur de la
viande que tenaient les velus. Une rixe éclata, dans la cour de la
maison en ruine. Un grand velu, ayant sur la tête un casque de
commandement, s’interposa entre les combattants. Si certains
s’éloignèrent, trois ou quatre velus continuaient à se battre en eux.
Dégainant son arme, un cimeterre, le gradé, en décapita deux d’un seul
geste. Les autres firent silence et réintégrèrent le rang. Quand la
troupe reprit la route, il resta deux cadavres de velu dans la cour de
la maison en ruine.
Bangüel
et Iiwin se glissèrent hors de leur cachette à la nuit, alors que le
calme était revenu. Un brouillard froid montait lentement, enveloppant
tout de son flou de discrétion.
Ils
dépouillèrent les deux cadavres pour s'en faire des camouflages. Ils
s'en affublèrent et ainsi revêtus des dépouilles, ils s'approchèrent de
la ville. Le brouillard devint de plus en plus épais. La visibilité
n'était plus que de quelques mètres. En approchant des remparts, ils ne
voyaient plus qu'à une coudée. C'est presque à tâtons qu'ils arrivèrent
près de la poterne d'entrée. Ils entendirent sans les voir, les gardes
qui patrouillaient sur le seuil de la porte fortifiée. La nuit et la
brume rendaient la progression à la fois difficile et sécurisante.
Bangüel et Iiwin vivaient une impression d'irréalité. Tout cela semblait
trop facile.
Devant
eux, deux auréoles de lumière. C’était tout ce qu’ils voyaient des
postes de garde. Ils avancèrent avec prudence. Les gardes marchaient
d’un côté à l’autre de la rue. Ils entendaient simplement leurs pas et
voyaient l’ombre du soldat quand il arrivait au bout de son parcours.
Ils observèrent en silence le manège des sentinelles. Devant leur grande
régularité, ils décidèrent de passer en courant au moment opportun.
Bondissant
en silence, ils se mirent à courir. Ils avaient presque réussi quand
ils furent brutalement arrêtés par une corde tendue au milieu du
passage. La heurtant de toute la vitesse de leur course, celle-ci se
tendit. Bangüel et Iiwin se retrouvèrent par terre dans un grand fracas.
Il y eut un instant de silence. Puis on entendit la course des gardes
qui se précipitaient ainsi que celle de Bangüel et d’Iiwin qui fuyaient
vers la ville. Des arbalètes tirèrent au jugé. Un garde derrière eux
s’écroula en criant et Iiwin prit un carreau dans l’épaule droite.
Cachés
par la brume, ils firent un arrêt dans un recoin. L’escouade passa
devant eux sans les voir et continua sa course sans s’apercevoir qu’il
n’y avait plus personne devant.
Bangüel regardait la plaie d’Iiwin quand un cor sonna. Un autre répondit dans le lointain, puis un troisième.
« Je
crois que nous sommes repérés, dit Bangüel, en arrachant le trait de
l’arbalète. La plaie n’a pas l’air profonde. Tu seras gêné. J’espère
simplement que la pointe n’était pas empoisonnée.
- Ne restons pas là, dit Iiwin, le brouillard est pour nous. Mais il ne durera pas éternellement.
- Viens ! Le château est par là », ajouta-t-il.
Ils
reprirent leur progression. De partout des sonneries de cors
résonnaient et se répondaient. De temps à autre le grand cor de Landgar
se joignait aux autres. Son souffle puissant leur servait pour se
diriger.
Ils
ne comptèrent pas le nombre de fois où ils durent s’embusquer pour ne
pas se retrouver face à une patrouille. Iiwin avait raison. Ils
n’entendaient aucune parole humaine. Ce n’était que cris et hurlements
de velus. Chaque fois qu’une escouade arrivait trop près d’eux, ils la
fuyaient, utilisant du mieux possible les ruelles alentours.
Ils se rapprochaient du château. Ils n’allaient pas en ligne droite bien sûr, mais le son du cor de Landgar se rapprochait.
« Je
trouve curieux qu’à chaque fois qu’une patrouille approche, nous
trouvions une issue qui nous fasse avancer, dit Bangüel. Je soupçonne
un piège.
- Oui, dit Iiwin, mais nous n’avons pas le choix. »
Petit
à petit le brouillard se levait. La visibilité devenait meilleure. Avec
le lever du jour, ils purent distinguer les ombres des soldats qui
allaient et venaient à leur recherche. Leur progression s’en trouva
fortement ralentie. Ils devaient chercher des abris et non plus se
contenter de rester accroupis sans bouger. La lumière augmentant, ils se
trouvèrent un abri dans une des nombreuses ruines de la ville.
Sans
cesse des groupes de velus patrouillaient. Vers le milieu de matinée,
ils entendirent des chariots montant de la ville basse vers le château.
Ils pensèrent à leurs amis anciens. Etait-ce de nouvelles cages pleines
de prisonniers ? De temps à autre, un estomac faisait du bruit. Depuis
deux jours, ils n’avaient presque rien mangé. La journée fut longue.
La
nuit venue, il y avait moins de gardes dehors. Ils en profitèrent pour
sortir et chercher à se rapprocher du château. Ils n’avaient pas fait
trois pas qu’un cor sonna, puis un autre. Le cor de Landgar participait
aux échanges. Comme la nuit précédente, des patrouilles se mirent en
chasse.
Ils
tentèrent de les éviter mais sans succès. Fuyant devant les velus qui
arrivaient, ils se retrouvèrent gibiers. Les gardes ne semblaient pas
pressés de les rattraper. Bangüel avait plutôt l’impression qu’ils les
rabattaient comme à la chasse.
Bientôt,
ils longèrent le haut mur d’enceinte du château. Leurs poursuivants les
poussaient vers le pont-levis. Au détour d’une maison appuyée contre
les remparts, ils bousculèrent un velu qui pissait. Iiwin attrapa
Bangüel par le bras pour lui montrer une porte basse dans la muraille.
Le velu avait dû sortir par là. Ils s’engouffrèrent dans le passage. Ils
fermèrent le vantail juste sous le nez de ceux qui les chassaient.
C’était une de ces portes solides avec des renforts en acier et des
barres de blocage. Ils firent jouer toutes les sécurités. Derrière, des
coups pleuvaient sur le bois. Ils ne prirent pas le temps de se reposer
et partirent en courant le long de l’étroit couloir. Ce n’est qu’après
avoir trouvé un recoin caché derrière une tenture qu’ils firent une
pause pour reprendre leur souffle.
Ils
haletaient encore quand un rire les fit sursauter. C’était un rire
méchant, un rire de victoire qui arrivait des entrailles du château en
se répercutant de couloir en couloir.
« Je crois que nous sommes attendus ! dit Bangüel.
- Rien
n’est perdu avant la fin, disait mon maître, dans les arènes de
l’école, répondit Iiwin. Nous avons la force des Anciens avec nous. Un
demi-esprit est peut être redoutable, mais nos compagnons sont encore
les plus forts !
- Je
crains de te décevoir, dit Bangüel, dans ce lieu, nous ne pourrons
probablement compter que sur nous. Les Anciens semblent sans pouvoir
ici. N’as-tu pas vu les chariots qui passaient chargés de leurs âmes ?
Mais avançons. Dans ce recoin, nous ne pouvons rien. »
Avec
mille précautions, ils progressèrent dans les couloirs. Ceux-ci étaient
sombres, glissants. Plus ils avançaient et plus leurs cœurs prenaient
peur. L’angoisse les habitait. Bientôt chaque pas devint une victoire.
Iiwin dit :
« Je crois que mon esprit va exploser sous la pression ! »
Bangüel répondit :
« Ne pense qu’au prochain pas. Il n’est pas plus dangereux que celui que tu viens de faire ! »
Au
détour d’un couloir, leurs réflexes de combattant leur sauvèrent la
vie. Des velus qui patrouillaient les prirent pour cible. Dans le
combat, Bangüel et Iiwin sentirent la peur se dissoudre. Houtka faisait
merveille et Bangüel se demandait si elle ne se battait pas toute seule.
Après leur victoire, ils se sentirent mieux. La peur rôdait, mais n’avait plus de prise sur eux.
Ils
arrivèrent dans une galerie. Avec beaucoup de précautions, ils jetèrent
un coup d’œil vers le bas. Dans une lumière rouge sang, ils
découvrirent toutes les âmes des Anciens enchaînées, ainsi que leurs
compagnons. Thotborn, Kraoclou, Tenbagf. Manduel et Mintendal étaient
garrottés au mur. Ils avaient été torturés et semblaient inconscients.
Une voix s’éleva :
« Avancez, avancez ! Venez vous joindre à nous ! » puis le rire éclata, sortant de la bouche du demi-esprit.
Au même moment derrière eux, une centaine de velus prit position.
« Qu’on me les amène vivants ! », cria le demi-esprit.
Le combat fut rude, mais trop de bras se tendaient. Ils tombèrent sous le nombre.
Quand
Bangüel reprit connaissance, il était attaché au milieu de la salle.
Autour de lui, ses compagnons étaient attachés, et les âmes des Anciens
étaient enchaînées.
« Voilà
notre invité qui revient à lui. », dit le demi-esprit, cela aurait
manqué de piquant que tu ne vives pas pleinement cette scène ! »
Il éclata de rire et poursuivit :
« Tu
vois, tu vas être le premier humain à nourrir la Nforce. Ta misérable
vie va servir à lui faire reprendre pied sur ce monde. Pauvre mortel
sans intelligence ! Tu ne sais même pas ta puissance. Houtka pouvait me
tuer, mais entre les mains de la Nforce, elle deviendra reine des armes
et son âme d’acier sera nourrie des flots de sang de ses victimes. »
Le
demi-esprit se remit à rire. Bangüel voyait Houtka plantée devant lui.
Plus loin, sur le mu,r d’étranges hiéroglyphes avaient été tracés. Des
velus s’agitaient en tous sens. Ils alimentaient des brasiers sur
lesquels brûlaient des charognes. L’odeur devenait lourde et atroce. Les
âmes des Anciens s’agitaient. Leurs lèvres remuaient mais aucun son ne
sortait. De sa démarche pesante, le demi-esprit vint devant le mur et se
mit à psalmodier. Un mince ruban de fumée noire se matérialisa entre
les pierres. Bangüel sentit l’horreur monter dans la salle. Ses
compagnons hurlèrent et s’évanouirent. Le ruban devint serpent et ondula
vers le premier Ancien qui disparut à son contact. Une bouffée de
terreur absolue submergea l’esprit de Bangüel, cri silencieux de cet
être qui disparaissait. Un autre suivit, puis encore un. À chaque fois,
le même cri silencieux, la même terreur abjecte.
Le demi-esprit revint vers Bangüel :
« Vas-y ! Appelle les Anciens à ton aide ! Nous verrons bien qui sera le plus fort. »
À
chaque victime, le serpent de la Nforce prenait de la consistance. Sous
l’impact répété de cris d’horreur, Bangüel se raidit et hurla :
«À moi, Anciens, soyez ma force et mon aide ! »
Rien ne se produisit.
Le demi-esprit hurla de rire et dit :
« Essaie encore, car bientôt la Nforce viendra se nourrir de toi. Et grâce à cela, elle contrôlera parfaitement Houtka ! »
Bangüel voulait crier encore, mais sa conscience vacillait sous les coups de la terreur montant du mur.
Une
lumière blanche prit naissance au milieu de la pièce. Elle contrastait
singulièrement avec le rouge des feux et le noir de la Nforce qui avait
maintenant la taille d’un éléphant. Au milieu se matérialisèrent, les
grands rois, Arthenorn et une armée d’Anciens.
Ils furent accueillis par le rire du demi-esprit :
« Regardez, Maître, voilà de la nourriture pour vous, de la force pour vous faire grandir ».
Les
velus s’étaient précipités et la bataille avait commencé quand une voix
sourde comme un tremblement de terre jaillit du corps noir de la
Nforce :
« Arrière, tous, laissez les moi ! »
De
son corps, jaillirent des éclats sombres qui décimèrent les rangs des
Anciens. Chaque fois qu’un éclair noir touchait sa cible, l’âme de
l’Ancien se retrouvait enchaînée. Arthenorn fut réduit à l’impuissance.
Les rois résistaient mieux, leurs épées cassant les projectiles de la
Nforce.
Bangüel
avait à peine conscience de la bataille. Il ne voyait que le corps de
la Nforce qui grossissait et qui se rapprochait de lui.
« Au secours ! » hurla-t-il, vous tous, Hommes des runes, au secours ! »
Un
grand silence se fit soudain. Les lumières vacillèrent. Une porte de
lumière blanche s’ouvrit à double battant. Des hommes auréolés d’or et
d’argent se ruèrent dans la salle. Se mêlant immédiatement à la
bataille, ils détruisirent de leurs armes bon nombre de chaînes. Les
velus refluaient. Le demi-esprit luttait pied à pied avec un homme de
grand pouvoir puisqu’il devait reculer vers la Nforce.
Bangüel
sentit ses bras se libérer. Un combattant au visage marqué comme le
sien venait de briser ses liens. Se saisissant de Houtka, il courut sus
au demi-esprit. Lorsqu’il le frappa, le demi-esprit hurla de douleur et
plongea vers le corps plus que noir qui continuait à grossir de la
Nforce.
Il
y eut un frémissement dans l’air. Les armes cessèrent de
s’entrechoquer. La lumière blanche qui gagnait en intensité vibra. Les
brasiers rouges reprirent vigueur. Dans un grondement de fin du monde,
le grand mur de la salle s’effondra.
« Enfin libre ! » hurla la Nforce.
De
son corps des pseudopodes se détachaient devenant des demi-esprits. La
bataille reprit de plus belle. Déployant sa puissance, la Nforce
entreprit de réduire ses adversaires. Elle isola Bangüel dans une arène
de noirs prolongements.
« Tu
vas me donner Houtka et sa puissance, pauvre misérable Homme des runes.
Et les dieux eux-mêmes ne pourront plus rien contre moi. »
Levant son arme, Bangüel hurla :
« Par la puissance qui a forgé Houtka, par delà les temps et au-delà des temps, plutôt la mort que de t’appartenir !
-
Pauvre fou, tes mots sont sans valeur en ma présence », répliqua la
Nforce qui entreprit de darder Bangüel de ses éclairs de noirceur pure.
Esquivant
et détruisant tous les projectiles de son adversaire, Bangüel haletait.
Il avait conscience qu’autour d’eux la bataille cessait. La Nforce et
ses demi-esprits maîtrisaient la situation.
Un
éclat le toucha au talon. Il sentit le froid paralyser son pied et
remonter lentement vers le haut. Sentant sa fin proche, il tourna Houtka
vers lui, pour se la plonger dans le cœur. Il la regarda une dernière
fois. Ses yeux suivirent les runes tracées.
« On dirait les rides de mon visage », pensa-t-il.
Il mit Houtka face à lui, son reflet se superposa aux runes gravées. Et le monde cessa d’exister.
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Quand Bangüel reprit conscience, autour de lui rien ne semblait avoir changé, mais maintenant il savait.
Ouvrant
la bouche, il dit les runes sacrées de la Puissance première. Un océan
de lumière blanche emplit la salle. La silhouette d’un homme se dessina,
lumière dans la lumière. Son visage était comme le soleil de midi.
Aucun regard ne pouvait se porter sur lui. Il dit une parole, fit un
geste. Les Anciens et les Hommes des runes furent libres. Il dit un mot.
Les velus et les demi-esprits disparurent.
Il fit un geste. La Nforce s’ouvrit pour laisser passage à Bangüel. Celui-ci s’approcha de l’être de lumière.
Se
prosternant, il dit les runes du salut primordial. L’être leva la main,
dit une phrase. Bangüel sentit son corps rajeunir, il vit Houtka
briller comme une étoile.
L’être
se tourna vers la Nforce. Écartant les bras, il dit les trois runes que
nul ne peut prononcer hormis lui. La Nforce se mit à trembler de tout
son corps et fut comme aspirée par la lumière.
Puis l’être de lumière disparut.
L’enchantement cessa. Seul l’air vibrait scandant : « TaatBangüelBuorn,TaatBangüelBuorn, TaatBangüelBuorn… »
Petit
à petit, tous ceux qui étaient présents reprirent conscience et vinrent
rendre hommage à Bangüel en mettant genou à terre.
Ce fut Arthenorn qui fut le premier à le saluer :
« Honneur à TaatBangüelBuorn et gloire à son règne ! »
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