mardi 14 mai 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...80

La traversée des canyons en hiver était impossible. Tout le monde le savait, sauf Koubaye. Résal lui répétait sans cesse qu’il allait mourir de froid. Ce qui faisait sourire Koubaye. Il lui rétorquait que de penser à la Bébénalki devrait lui réchauffer le cœur. Entre eux deux, cela devint une plaisanterie récurrente. Koubaye guidait. Il trouvait les passages souterrains et les endroits où abondait le bois mort. Il savait aussi trouver les animaux gelés qui leur servaient de provisions. Leur progression était lente et suivait un parcours chaotique. Koubaye avait assuré Résal de leur arrivée avant le printemps. Ils restaient parfois plusieurs jours au même endroit, soit pour se reposer, soit pour rester à l’abri quand Youlba déchaînait ses colères.
   - Moi qui n’avais jamais quitté le fleuve, je suis aux confins du monde, avait déclaré Résal, un soir.
   - Les canyons ne sont pas le bout du monde.
   - Et après que trouve-t-on ? Pour les treïbens, rien n’existe en dehors du fleuve et de ses rives. Le reste du monde est flou.
   - Si on continue vers le sud, on va arriver à l’autre extrémité des canyons et là commence un désert. Youlba s’y déchaîne en permanence. Rares sont ceux qui y vivent.  L’hiver y est glacial et l’été brûlant.

Selbag, encore couvert de sa chaude pelisse d’hiver, fit irruption dans le bureau de Kaja.
   - Ça se confirme, les buveurs de sang font mouvement.
   - Batogou a conscience qu’il ne va pas combattre que de simples rebelles mal armés et mal organisés.  Et nous que savons-nous ? Ou plutôt que sait-il de plus que nous ?
   - Tous nos informateurs sont sur les dents mais rien. Les troupes font mouvement. C’est tout ce que nous apprenons.
   - J’ai lu les rapports. J’ai compris qu’en dehors des troupes qui défendent la capitale, les autres vont être regroupées dans le fief du baron…
Kaja fouilla parmi les papiers pour retrouver un rapport. Il le parcourut des yeux.
   - Corte… c’est ça… au pied du mont des vents, le baron Corte va accueillir assez d’hommes pour écraser une rébellion dans un pays où il n’y a rien…
    - Pardon, mon colonel, mais on trouve les Oh’men et les tribus des montagnards. Dans les deux cas, ce sont de rudes gaillards. Si les Oh’men sont calmes et bien implantés partout avec leurs grands-marcheurs; les tribus de montagnards ne sont pas soumises et restent incontrôlées, ne payant ni tributs, ni taxes.
   - Ils ne sont qu’une poignée, cette terre est trop ingrate pour porter des milliers d’hommes. Ils sont au plus quelques centaines en comptant femmes et enfants. Pourquoi un bataillon là-bas ? Batogou voudrait-il détruire le mont des vents ?
   - Les ordres qu’ils reçoivent sont toujours incomplets. Le secret de la mission est très bien gardé. Des bruits courent, mon colonel. Ils tiennent autant du récit de bonne femme que du fantasme. On oscille entre une quête du pouvoir absolu et la recherche du plus grand des trésors…
   - Laissons cela. Qu’avons-nous de l’autre côté ? Solaire va bientôt compter plus de buveurs de sang que d’habitants. Trois bataillons complets pour éliminer quelques rebelles, ça ne tient pas debout. Qu’a-t-il trouvé ?
   - La “cheveux blancs” serait là-bas. Celle qui s’est échappée sur le fleuve grâce à un cheval magique serait à Nairav.
   - Ah ! Nairav. Là aussi fantasmes et rumeurs vont bon train. La grande prêtresse affirme qu’il n’y a que quelques dizaines de femmes gardant une relique.
   - Oui, nos indics ont pu vérifier. Elles semblent adorer une sorte de diadème de l’ancien royaume en attendant le retour du roi. Si on attaquait le monastère, il ne tiendrait pas une journée. Là aussi les canyons sont trop pauvres pour nourrir une grosse population. Plus loin, c’est le désert où ne vivent que des nomades. Comme les montagnards, ils sont peu nombreux sur un territoire immense.
   - La relique ! Tu as raison, Selbag ! Elles adorent une relique et attendent leur roi. La cheveux blancs s’est dirigée là-bas. Elles espèrent le retour du roi et Batogou semble d’accord avec elles. C’est une armée royale qu’il se prépare à combattre.
Selbag regarda Sink avec un air d’incrédulité.
   - En plein hiver, alors qu’il y gèle à pierre fendre, aucune armée ne pourrait y arriver.
   - Je suis d’accord avec toi, personne ne peut traverser les canyons en cette saison. Mais regarde, Nairav et le mont des vents sont les deux lieux les plus symboliques de leur religion, si on excepte la vallée là-haut au nord. Quelque chose se noue là !
Ils restèrent tous les deux pensifs un moment. Selbag ne savait que penser des intuitions de son chef. Kaja réfléchissait. Comme souvent, il mit la main dans sa tunique pour toucher la branche de l’arbre sacré qui poussait dans sa propriété. Le monde changeait. De nouvelles puissances arrivaient. Il le sentait. Il décida de suivre son instinct :
   - Selbag !
   - Oui, mon colonel ?
   - On se prépare à la guerre et à la révolte. Je veux que tous nos hommes soient au mieux de leur forme pour la fin de l’hiver. Mais on fait cela discrètement. Il faut augmenter les entraînements et les préparations. Je veux que chaque caserne soit comme une meute affamée, sur le qui-vive et prête à mordre !
Selvag s’empressa d'acquiescer. Pour l’instant, Kaja suivait la prophétie.

   - Les dernières troupes sont arrivées, mon général.
Batogou se retourna vers son adjoint.
   - Et les approvisionnements ?
   - Les convois arrivent petit à petit, mais on a eu des vols.
   - Des vols ?
   - Oui, dans une des granges, des sacs de provisions ont disparu.
   - Et bien, cherchez les voleurs et punissez-les.
   - Nous n’avons pas trouvé par où ils avaient pu passer.
Batogou eut un geste de colère.
   - Doublez la garde et réglez ce problème.
L’homme s'apprêta à sortir quand le général le rappella :
   - Faites-moi venir les chefs de divisions !
En les attendant, il se pencha sur la table où était tracée la carte de ce qu’on savait des canyons. Les trois hommes qui arrivèrent se disposèrent autour.
   - On dirait un labyrinthe… fit remarquer l’un d’eux.
   - C’est tout à fait ça, répondit le général. Ceux qui sont dedans le connaissent par cœur et en profitent. Mais nous allons les déloger. On est en hiver et il fait froid, je sais, mais il me faut le chemin de Nairav…
Les quatre hommes se penchèrent sur la carte et se mirent à poser des questions sur ce qui était sûr et sur ce qui ne l’était pas. Ils furent interrompu par l’aide de camp de Batogou :
   - Bonne nouvelle, mon général ! On a attrapé une des guides.
Devant l’air étonné de son chef, il précisa :
   - Les gens de Solaire la voient passer depuis des années. Elle conduit des groupes de nonnes réprouvées à Nairav. Un des gardes de la ville l’a reconnue…
Batogou eut un grand sourire :
   - Enfin ! Faites ce qu’il faut mais faites-la moi parler…

Gérère était atterré. Jobau avait dépassé les bornes. Cela tombait au plus mal. Un de ses meilleurs soutiens venait de faire défection. Reneur pouvait être fier de sa politique de séduction. Les grands barons se ralliaient à lui petit à petit. Dans son grand bureau, il essayait de contenir sa voix pour ne pas hurler sur son fils :
    - Mais rappelle-toi !
Jobau pleurnichait à moitié. Trop saoul cette nuit-là, la mémoire lui manquait. La seule chose dont il était sûr était de s’être réveillé à côté de la baronne Welda. Ça n’aurait été qu’une frasque de plus, grave évidemment, car on ne cocufie pas les grands barons comme cela, mais là…
   - Je vous jure par l'Arbre Sacré, père, je n’y suis pour rien.
   - Et tu penses qu’on va te croire ! Tu me dis que tu te réveilles à côté d’une femme baignant dans son sang et déjà raidie par la mort et tu crois que tes simples dénégations vont suffire !
Gérère tournait en rond comme dans une cage, essayant de se calmer et de retrouver son sang-froid. Jobau disait qu’il avait pu quitter la maison sans se faire voir, ce dont doutait son père. Cela ne pouvait être qu’un piège qu’on avait tendu à son fils pour l’atteindre lui. Sink allait intervenir. À ce niveau, le chef de la police ne pouvait qu’être au courant, d’ailleurs, il devait déjà l’être. Gérère connaissait sa loyauté mais savait aussi qu’il dirait la vérité, aussi difficile soit-elle. Et puis, il y avait le mari… Si la baronne Welda était la fille d’un grand baron, soutien puissant pour Gérère, son mari était le fils d’un autre grand baron dont la loyauté ne tenait que grâce à ce mariage. Si ces deux familles lui retiraient leur appui, Gérère serait en situation délicate.
Qu’avait-il fait aux dieux pour avoir un fils comme cela ? Jobau, lui, n’avait qu’une peur. Celle que le mari le défie en duel… L’homme était connu pour son adresse et sa rapidité dans le maniement des armes.

Reneur félicitait un homme qui s’éloigna par une porte dérobée quand ses plus proches conseillers entrèrent.
   - Tout marche à merveille, leur déclara-t-il. Les plans se déroulent comme prévu.
Les hommes s’assirent autour de la table et attendirent la suite. Reneur avant de les rejoindre fit sortir les gardes et les serviteurs. Quand ils furent seuls, il leur exposa l’avancement de ses projets. Comme ses conseillers le savaient, il voulait éliminer Gérère depuis  longtemps et avait enfin trouvé la possibilité avec ce meurtre. Il ne s’étendit pas sur les circonstances, tous les participants savaient qu’il était à l’origine des ennuis de Jobau. L’enquête avait commencé depuis quelques jours. Bien sûr, le chef de la police participait. Un baron demanda :
    - Sink ne risque-t-il pas de nous poser problème ? Il est fidèle à Gérère.
Reneur se mit à rire.
   - Sink est très occupé. Mahar ne le lâche pas…
Il y eut des rires gras autour de la table.
   - … Et puis il a lancé son espèce de challenge entre ses différentes unités…
   - J’en ai entendu parler mais qu’est-ce que c’est ?
   - C’est comme une compétition. Et ça nous arrange bien, elle occupe les policiers. Ils nous laissent le champ libre, même ici dans la capitale. Le peu de temps qu’il lui reste, Sink le passe à essayer de démêler l’affaire… Mais les témoins manquent ou disparaissent. L’important est que Gérère et Jobau soient déconsidérés aux yeux de tous les barons.
   - Et l’armée ?
   - Mon cher Massan, l’armée est à ma botte. Les généraux aiment l’argent et les honneurs. Ils ne bougeront pas, surtout si les buveurs de sang rentrent dans la danse.
   - Et Batogou, où en est-il ?
Reneur se tourna vers ce nouvel interlocuteur.
   - Gérère a accepté de financer sa campagne. Je pense qu’il a essayé de se débarrasser des buveurs de sang pour avancer ses pions contre moi. Mais j’ai été plus vite que lui. Maintenant, c’est lui qui est sur la défensive. Quant à Batogou, il va nous débarrasser des rebelles quels qu’ils soient. Il a laissé un bataillon dans la capitale, au cas où cela serait nécessaire. Il a un autre bataillon en route pour le mont des vents. Une fois qu’il aura écrasé toutes ces superstitions, alors nous aurons le champ libre pour que ce pays ressemble enfin à quelque chose de civilisé…

Mitaou aimait ce temps d'hiver. Les grosses chutes de neige avaient cessé. Malgré le froid intense, elle vivait dans un monde feutré où tout était calme… sauf Riak. Elle trépignait. L'inaction lui pesait chaque jour davantage. Suivre les rites ne la mettait pas en paix. Elle n'était vraiment pas faite pour cette vie. Malgré le froid et la neige, elle continuait à patrouiller dans les canyons. Elle avait besoin de mouvements comme d'autres ont besoin d'air. Souvent le matin, elle partait parcourant les grottes et les canyons. Elle passait voir Ubice et ses hommes qui semblaient hiberner la plupart du temps. La promiscuité et l'ennui les rendaient irascibles. Il y avait des bagarres et même des divisions. Riak y allait seule. Jirzérou, malade, restait dans les grottes. Il souffrait autant de fièvre que de ne pas pouvoir accompagner la Bébénalki dans ses déplacements. Elle lui avait intimé l’ordre de rester au chaud et de se gaver de cette plante au goût atroce censée le guérir. Elle partait des jours entiers au sud du monastère à la recherche des traces de ce messager annoncé par les prophéties.
Devant elle la neige était immaculée. L'air était cristallin et de petits cristaux de glace brûlaient dans le soleil. Riak avait l'esprit léger. Sa recherche ressemblait à une promenade. Elle était près d'un bosquet grignotant les biscuits qu'elle avait emportés le matin. Brusquement elle eut une notion de danger. Elle se releva brusquement, la dague à la main, cherchant autour d'elle. Tout était blanc sur blanc. Ce qui lui avait semblé idyllique prenait maintenant des allures inquiétantes. Son œil fut attiré vers la droite. Derrière le groupe d'arbres, quelque chose bougeait. Elle resta immobile. Le monde sembla se figer. Cela dura quelques instants. Elle le vit. Riak tint son souffle. À quelques pas d'elle, un léopard des neiges, tout de blanc revêtu, avançait avec précaution. Il ne semblait pas l'avoir repérée. Elle admirait sa démarche tout en souplesse et en puissance. L'animal tourna la tête vers elle et sembla la remarquer. Il s'arrêta un instant, leva le museau pour humer l'air. Il resta un moment immobile. Riak ne bougeait plus, osant à peine respirer. C'était extraordinaire. Devant elle se tenait le vivant totem de la royauté de Landlau. Rares étaient ceux qui l'avaient déjà vu. Le léopard lentement se mit en mouvement. Sans se presser, il se dirigea vers Riak. Comme deux petites balles de poils blancs, surgirent les petits. Si leurs démarches manquaient de précision, ils couraient dans tous les sens. L'un d'eux arriva le premier à la hauteur de Riak, et vint lui renifler les bottes. Il tourna la tête vers sa mère comme pour guetter son approbation. Cette dernière avançait d'un pas tranquille. Riak ne bougeait pas. La dague à la main, elle se sentait ridicule. Le deuxième petit arriva et entreprit de jouer avec les cordons du vêtement de Riak. Puis ce fut au tour de l'adulte de s'approcher. Le léopard se frotta contre elle comme l'aurait fait un chat, en ronronnant. Pour Riak, c'était incroyable. Personne ne voudrait la croire. Cela dura un temps qui lui parut très long, puis toute la famille reprit tranquillement sa route. Riak les regarda disparaître. Elle rangea sa dague.
   - Personne ne va me croire, dit-elle à haute voix comme pour se convaincre elle-même de la réalité de ce qu'elle venait de vivre.
   - Elle sait !
Riak sursauta en entendant cette voix. Elle se retourna brusquement dégainant sa dague, prête au combat. Elle interrogea :
   - Qui ?
Seul un rire lui répondit.