dimanche 29 mai 2016

Les mondes noirs : 48

Elle n’était plus très loin du riek quand les hurlements reprirent. La nuit tombait. Ils lui semblèrent plus proches. Avant même d’entendre quelque chose, son instinct l’avait avertie. Le danger était proche. Elle dégaina ses armes et avança avec prudence. Elle renifla l’air chargé d’odeur de putréfaction à la recherche d’une flaveur inconnue. Elle sentit ce que charriait le vent. Une odeur musquée persistait sous la puanteur banale. Son esprit ne l’associa pas avec un animal ou une plante. Cela lui évoquait de plus vieux souvenirs.
“Impossible dans les mondes noirs”, pensa-t-elle. “Mon esprit me joue des tours!”
Entre deux hurlements, il lui sembla entendre comme des voix. Elle se figea, écoutant de tout son être. Le bruit était plus distinct quand les cris devenaient gargouillements. Des gens parlaient. Ennemis ou amis ? Elle s’avança sans bruit avec lenteur, attentive à tout. Cela venait du riek. Quand elle fut assez près, elle reconnut la voix. Chimla !
Rengainant son épée, elle se précipita vers le tronc.
Elle trouva Chimla près de Luzta. Elle lui tenait la tête et lui parlait doucement pour essayer de la faire boire. Salone était près des sacs et fouillait dedans.
Luzmil dégaina sa dague.
   - Attends, lui dit Chimla. Il ne vole rien, il cherche des herbes à fièvre.
   - Qu’il arrête !
Salone regarda Chimla qui lui fit un signe d’acquiescement. Il reposa doucement le sac sous le regard noir de Luzmil. Elle s’approcha des sacs et sortit d’une musette ce que voulait Chimla. Elle lui tendit en disant :
   - C’est ça que tu cherches.
   - Oui, on va les faire macérer dans de l’eau mais je crains que sans feu, ça manque d’efficacité.
Luzmil jeta un regard circulaire et demanda :
   - Où est Tordak ?
   - Tordak est mort, répondit Salone.
   - Comment ?
   - Il s’est fait piquer par une Assade. C’est ce que j’ai compris… On l’a vu… On l’a vu…
Chimla ne put poursuivre. Elle se dirigea vers le bord du trou qui permettait de monter et se mit à vomir. Luzmil regarda Salone d’un air étonné. Il semblait lui aussi mal à l’aise.
   - Et alors, interrogea Luzmil ?
D’une voix grave mais altérée, Salone se mit à parler sans regarder Luzmil.
   - On l’a vu mourir… C’était… c’était horrible. Il a pourri sur pied, si l’on peut dire. C’est arrivé peu après notre départ du matin… Il est tombé… Je crois que c’est là qu’il s’est blessé. On n’a pas vu de bête, on n’a rien vu… C’est en voyant la tache noire sur son doigt qu’il a parlé d’Assade. Il crevait de peur, rien qu’en disant ce nom…
Chimla était encore secouée de spasmes mais ne vomissait plus. Salone s’était arrêté quelques instants. Il respira bruyamment et reprit :
   - Quand il s’est amputé le doigt, comme lui j’ai cru que c’était fini, et puis à la pause, il a fallu couper plus haut… C’est toute la main qui était noire… Le soir au riek quand la nuit est tombée et que les hurlements ont commencé, lui aussi a commencé....
De nouveau Salone s’arrêta. Luzmil sentit qu’il avait la gorge serrée, comme si trop de choses lui passaient devant les yeux. Elle se dirigea vers le sac à dos de Luzta qui était toujours allongée inconsciente. Elle fouilla dedans et sortit une petite fiole en terre. Elle en fit sauter le bouchon et la tendit à Salone :
   - Bois, c’est fort mais ça remonte.
Salone la regarda d’un air étrange et but à même le goulot. Il s’étrangla à moitié et se mit à tousser.
   - C’est quoi ton truc ? C’est du feu !
   - Chez moi, on appelle cela du tarsla… Rien que des plantes qui ont macéré des jours et des jours… ça réveille un mort...
   - Tordak s'est mis geindre. Quand j'ai regardé sous les vêtements, toute l'épaule était noire. Heureusement pour lui, il a perdu connaissance très vite. Par la suite ça a commencé à couler… et à puer…
   - C'est comme s’il pourrissait sur pied...
Chimla, la voix rauque, venait de couper Salone.
   - On n'a pas pu… je n'ai pas pu supporter…  Quand le petit jour est arrivé, j’ai demandé à Salone de ne pas le laisser souffrir.
Ce dernier prit à nouveau une gorgée de tarsla… et reprit
   - Je me suis approché pour soulager ses souffrances… mais quand je l'ai touché…
Salone avala sa salive avant de continuer d'une voix étranglée :
   - C'est comme si j'avais touché un sac de viande pourrissante… Il ne bougeait plus, il ne respirait plus. Alors on a attrapé nos sacs et on a foutu le camp…
Chimla reprit la parole :
   - En chemin, on a croisé des scales… une meute. Ils couraient vers le riek qu’on venait de quitter. Nous, on a continué à suivre mon talisman. En arrivant ici, quand j’ai vu Luzta aussi mal, j’ai demandé à Salone de chercher des herbes à fièvre…
Luzmil ne put s’empêcher de penser à l’Assade qu’elle avait découpée.

mardi 24 mai 2016

Les mondes noirs : 47

Luzmil écoutait les hurlements. Elle s’en était rapprochée. Son instinct de chasseur lui disait qu’elle était sur la bonne voie. Cela la galvanisait. Luzta avait le corps épuisé d’avoir trop marché trop vite en portant trop lourd. Luzmil entendait son souffle bruyant alors qu’elle dormait. Si on pouvait appeler cela un sommeil. Luzta perdait conscience par moment et se réveillait brutalement quand les cris montaient dans les aigus. Luzmil pensa qu’elle n’avait pas fait assez attention à elle. Sans logistique, elle n’irait pas loin. Elle se sentait tiraillée entre son désir d’en finir au plus vite et son désir de prudence. Ils étaient partis nombreux et maintenant elles n’étaient plus que deux. Elle était persuadée que son savoir-faire, l’avait protégée de tous les méfaits de ces mondes noirs. Elle les dominait. Karabval ne pouvait être très loin et quel que soit le fauve qui hurlait comme cela, il ne se mettrait pas entre elle et sa proie. Elle se sentait prête à disputer son gibier avec un Gouam. Pourtant, Luzta était son point faible. Elle en avait conscience. Les provisions allaient s’épuiser. Les gourdes étaient presque vides. Dans un ou deux jours, il lui faudrait chasser et trouver de l’eau. Si elle avait bien vu quelques arbres à eau, elle se méfiait de toutes les plantes. Quant aux bêtes, elles étaient toutes dangereuses, de la plus petite à la plus grande. Sa dernière chasse n’avait fait que la conforter dans cette croyance. Si la viande de l’Assade était nourrissante, elle restait insuffisante pour leur permettre de durer très longtemps. Les scales empêchaient toutes provisions. Elle les avait entendus se disputer la viande de l’Assade, malgré les piquants et le venin. Étaient-ils immunisés contre ça ? Elle ne pourrait même pas en tuer un. Ils se déplaçaient toujours en meute. Elle n’aurait même pas le temps d’en dépecer un que les autres auraient attaqué sa carcasse, n’en laissant que des petits bouts d’os brisés. Les cris semblaient s’espacer. Lusmil décida que le mieux était de dormir.
A son réveil, Lusta dormait encore. Luzmil la regarda. Luzta transpirait malgré la fraîcheur. Luzmil fit la moue. Ce n’était pas bon signe. La fièvre dans les marais est rarement une bonne chose. Il était préférable de ne pas obliger Lusta à marcher et à se déplacer. Elle n’en aurait pas la force. Luzmil fit l”inventaire de leurs provisions. Elle pouvait prendre une des musettes et partir en reconnaissance autour du riek. Cela laisserait le temps à Luzta d’aller mieux. Luzmil prit avec elle une gourde qu’elle vida au cas où elle trouverait un arbre à eau. Il était impossible de dire combien de temps duraient les fièvres, ni même si Luzta survivrait. Il fallait faire de ce riek un camp de base et essayer de coincer Karabval à partir de là. Il ne devait pas être loin. C’est ce que lui disait son instinct. Elle disposa les affaires pour prévenir Luzta de ce qu’elle allait faire. Avant de descendre, elle regarda. Posés sur les aiguilles, les objets faisaient comme un rébus. Elle vérifia qu’il disait bien ce qu’elle voulait dire et descendit. Elle s’arrêta au bord du riek, là où le tapis d’aiguilles prenait fin. La brume était moins dense ce matin. Elle pouvait voir un peu plus loin. C’était la première fois, depuis qu’ils étaient entrés dans les mondes noirs, qu’elle voyait autant de paysage. Cela lui fit plaisir. La piste était pour elle, bien visible. Était-ce un oracle favorable ? Luzmil en douta. Pouvait-il y avoir quelque chose de favorable en ces lieux ? Elle se mit au petit trot. La gourde vide lui battait les flancs. Elle avait tout bu avant de partir et elle n’aurait rien d’autre avant de revenir. Sa musette était aussi légère. Luzmil avait pris la dernière galette, laissant les autres provisions dans le riek pour Luzta si elle se réveillait.
La pluie s’invita à la traque. Des grosses gouttes s’écrasèrent sur sa tête. Luzmil réajusta sa cape. Elle maugréa mais ne ralentit pas. Sa course maintenant faisait un bruit mouillé. Elle courait sur une sorte de mousse. C’est la première fois qu’elle voyait de la mousse aussi verte, un vert tendre comme elle n’en avait encore jamais vu dans ces mondes.
Elle s’arrêta.
Cela faisait comme un rond tranchant par sa couleur sur le paysage environnant. Elle remarqua une dépression au centre de cet espace. Elle sursauta. La forme était celle d’une homme allongé par terre, bras en croix. Elle examina l’anomalie sans en comprendre l’origine. Un bruit la fit se relever. Elle dégaina son épée. Une meute de scales se dirigeait vers elle. Ils étaient au moins une dizaine. Cela contraria Luzmil. Elle allait mourir là, bêtement, alors qu’elle approchait du but. De sa main gauche, elle dégagea sa dague. Elle vendrait chèrement sa peau. Bien campée sur ses deux jambes, elle était prête.
Les scales firent alors la seule chose à laquelle elle ne s’attendait pas. La meute se sépara en deux. Chaque partie fit le tour de la mousse vert tendre de son côté pour se rejoindre derrière. Luzmil les regarda s’éloigner toute surprise d’être encore en vie.
Pensive, elle rengaina dague et épée. La piste continuait bien droite. Elle la suivit. La fin de la journée approchait quand elle décida de retourner au riek. Elle avait rencontré un deuxième cercle de mousse vert tendre avec le même artefact en son centre, l’empreinte d’un homme allongé les bras en croix. Elle rentra au trot, espérant sans trop y croire que Luzta serait sur pied.

jeudi 19 mai 2016

Les mondes noirs : 46

Salone fermait la marche. Il avait un peu d’eau, si on pouvait appeler cela de l’eau, et un peu de nourriture. Tordak ouvrait la voie en pistant les traces des deux femmes. Il demandait son avis assez régulièrement à Chamli. Comme à chaque fois, elle s’arrêtait, se penchait en avant et donnait raison à Tordak. Ces arrêts étaient les bienvenus. Salone fatiguait. Il n’avait plus l’endurance de ses jeunes années. Il ne se rappelait plus la dernière fois qu’il avait ainsi passé des jours sans dormir assez et sans manger à sa faim. Le matin même il avait resserré les lanières de ses vêtements. Il flottait dedans. Il commençait à douter. Serait-il efficace en cas de combat ? La journée se passa sans vraie difficulté. La trace était facile à suivre. Chamli suffisamment fatiguée pour ne pas marcher vite permettait à Salone de tenir le rythme. Salone eut même la chance de découvrir un arbre à eau que Tordak, qui scrutait la piste, n’avait pas vu. Il fut donc le premier à se servir. Les deux autres en bénéficièrent aussi car il était beaucoup plus gros que le premier qu’ils avaient vu. C’est avec des gourdes pleines qu’ils reprirent la route. Il ne fallut pas longtemps à Salone pour comprendre que toute sa provision d’eau représentait du poids…
Quand ils arrivèrent près d’un riek le soir, Tordak dit :
   - La trace manque de fraîcheur…  Nous perdons du terrain sur elles.
   - Il est trop tard pour continuer, répliqua Chimla. Arrêtons-nous.
Salone approuva d’un mouvement de tête. Il était près du tronc.
   - D’ailleurs elles ont dû dormir là. Ce riek a été taillé.
Tordak s’approcha à son tour, regarda les marches taillées et les épines coupées.
   - On ne les rattrapera pas. Autant se reposer.
Ils s’installèrent pour la nuit. Chimla posa ses affaires près d’une branche maîtresse. Elle poussa un cri en voyant  une petite bête couverte de piquants. Elle se recula vivement. Salone dégaina sa dague et la fit tomber. Tordak, qui était de l’autre côté, s’était retourné vivement.
   - Regardez si vous en voyez d’autres… il y a peut-être la mère qui est pas loin…
   - Et c’est quoi, demanda Salone ?
   - Une Assade ! Les piquants contiennent assez de poison pour tuer n’importe quoi !
Salone et Chamli jetèrent des regards apeurés autour d’eux. Ils ne virent rien. La nuit tomba doucement et la lumière se mit à manquer. C’est à ce moment-là que revinrent les cris. Leur nuit ressembla à la précédente, longue et sans sommeil.
Avec la lumière, revint la pluie. Chimla soupira en entendant les premières gouttes. Le feuillage en aiguilles du riek avait cette particularité de guider l’eau sans la laisser traverser le rideau qu’il formait. Leurs affaires s’étaient égouttées depuis la dernière pluie, mais l’humidité s’était infiltrée partout. Ils mangèrent plus que frugalement presque sans échanger un mot. Leurs traits étaient tirés. La journée allait être longue.
Le temps que Salone se charge, Chimla et Tordak étaient déjà partis. Pour une fois Chimla ouvrait la marche. Tordak la suivait en regardant tout autour de lui. La pluie, petite bruine pénétrante, semblait le rendre nerveux. Salone ajustait ses sangles quand il vit Tordak trébucher et s’étaler dans la boue par terre. Cela le fit sourire involontairement. Il l’entendit jurer car son masque contre les scorpions volants avait volé plus loin. Tordak se précipita pour le récupérer. Même s’ils n’étaient pas très nombreux, ils restaient une menace de tous les jours. Salone le vit se pencher, fouiller dans les herbes et se relever en le réajustant.
Tordak avait eu peur. La chute lui avait fait perdre son masque et il avait entendu des bruissements inquiétants non loin de lui. Heureusement, il l’avait récupéré rapidement. C’est à peine s’il s’était un peu abîmé le doigt sur un piquant. Il frotta la goutte de sang qui perlait sur son pantalon et se mit en devoir de rattraper Chimla.
Ils marchèrent assez vite. La piste était facile à suivre. Sans la fatigue, Tordak était persuadé qu’ils auraient pu diminuer leur retard. Mais la fatigue était là. Tordak sentait ses muscles las. Bientôt le rythme baissa. Tordak voulait aller plus vite. Ses jambes ne répondaient pas à sa demande. Salone lui passa devant pour suivre Chimla qui avait pris la tête. Tordak eut un sursaut de rage de se faire ainsi doubler par Salone. Il sentit en lui l’énergie de la colère et se remit à marcher d’un bon pas. Cela ne dura pas. Les douleurs qui le gênaient, surtout au niveau des pieds qu’il avait en sang, comme les autres. Petit à petit la peur s’insinua dans son esprit. Ce qui arrivait n’était pas normal. Ils marchaient maintenant sur un sol plus herbeux où l’eau avait laissé la place à une sorte de prairie. Cela lui fit penser à une île. Tordak s’arrêta :
   - On va faire une pause !
Salone et Chimla se retournèrent. Leurs traits avachis répondirent pour eux. Ils firent demi-tour pour rejoindre Tordak qui venait de s’asseoir.
   - Je ne sais pas si on va les rattraper, dit Chimla. Cela semble plus facile aujourd’hui.
   - Si on dormait… ce serait plus facile, fit remarquer Salone en posant ses sacs.
Tordak ne dit rien. La tête lui tournait vaguement. Il avait presque la nausée. Il attrapa une musette qu’il avait posée un peu plus loin et sursauta. Une douleur lui traversa la main gauche. Il enleva son gant. Il découvrit sa main avec horreur. Une tache noire avait envahi son petit doigt. Il mit un instant à comprendre. En partant, il avait sucé la goutte de sang sur ce doigt. Qu’est-ce qui l’avait piqué ? Il regarda de près ce qui lui arrivait. Il n’y avait qu’un petit point banal. La peau était maintenant sombre sur plus de la moitié de son auriculaire. La tache occupait plus que la première phalange. Tordak réfléchit. Il ne devait pas se tromper, animal ou plante. Il se rappela la petite douleur quand il avait récupéré son masque. Il fut heureux de la porter. Les autres ne pouvaient pas voir trop de son visage. Une seule piqûre éliminait tous les serpents et autres rampants. Une plante?  Mais laquelle ? Il n’en connaissait pas qui faisait cela. La seule image qui lui venait à l’esprit était la mort de Niavet. Il avait mis la main sur une Assade et en moins d’une demi-journée, son corps était devenu complètement noir. Pourtant la seule Assade qu’il avait vue était un bébé qu’il avait vu tomber. S’il avait mis la main dessus, ce n’est pas une mais de multiples piqûres qui orneraient sa main. Et si malgré tout, il avait mis le doigt sur un piquant perdu…
Tordak avait peur. Plus il regardait son doigt et plus il avait l’impression que la tache grandissait. Pouvait-il prendre le risque ? Son mentor avait été clair. Le venin d’Assade était constamment mortel si on le laissait agir. Niavet aurait dû se couper la main tout de suite avait-il expliqué à ses apprentis. Son manque de courage avait entraîné sa mort. Tordak craignait la mort. C’est ce qu’il se disait en regardant son doigt. En y réfléchissant, il pensa qu’une belle mort au combat ne l'effrayait pas. Il ne voulait surtout pas mourir comme Niavet qui avait hurlé tant et plus. Il se mit à haïr les mondes noirs, cette mission, la dame de son clan et jusqu’à la reine. Il regarda une nouvelle fois son doigt. La tache semblait prête à dépasser la deuxième phalange. Tordak n’hésita pas. Il sortit sa dague et d’un geste brusque se trancha le petit doigt au ras de la paume. La douleur fut supportable et la plaie saigna peu.
Chimla le regardait. Tordak qui ne voyait que ses yeux, lui dit :
   - Je me suis fait piqué par une saloperie. C’est plus prudent.
   - Encore un truc des mondes noirs. Crois-tu que nous en sortirons ?
   - Au départ, j’y croyais… maintenant… je ne sais plus.
Salone intervint à ce moment-là :
   - Faut croire en sa chance… sinon, on est déjà mort.
Tordak se leva en ajoutant :
   - Salone a raison… On va s’en sortir. Allez ! En route !
Il avait entouré sa main d’un bandage et remis ses gants.
Ils marchèrent bien cette après-midi-là. Tordak avait pris la bonne décision. La piste était facile à suivre. Le sol était moins spongieux et il ne pleuvait pas. Tout cela confortait Tordak. Il avait bien fait. Il était préférable de vivre avec un doigt en moins que de pourrir sur pied. Salone, qui pour une fois ouvrait la marche, attrapa même un serpent. Il l’avait vu au dernier instant, juste avant de butter dedans. C’était un petit spécimen. Tordak lui confirma le caractère mangeable de la bête.
   - Le mieux est de le garder vivant. Ça évitera que les squales s’y intéressent. Juste une chose… ne lui mets pas la main dans la gueule… Les crocs venimeux sont au fond !
Salone l’avait enfourné dans un sac. Il en était rempli de joie. Il allait enfin manger. Cela le changerait des miettes dont il se nourrissait.
Ils arrivèrent à un riek avant le soir. La brume était moins dense. On voyait au moins à deux cents pas. Les autres ne s’étaient pas arrêtés. C’est ce que constata Salone quand il l’examina. Il proposa à Chimla de s’installer pour la nuit. Tordak était plus loin derrière. Chimla acquiesça, elle n’en pouvait plus. Salone prit sa dague et entreprit de couper les épines. Il en était à tailler les appuis pour monter quand Tordak arriva.
   - On va se reposer, lui dit-il. Et demain, ça ira mieux.
   - Oui, répondit Tordak. Demain, ça ira mieux.
Il y avait de la lassitude dans sa voix. Salone en conclut qu’il était maintenant aussi fatigué que lui et que la perte de son doigt était un rude coup.
Arrivé au niveau de l’encorbellement des branches, Salone eut le plaisir de découvrir un beau tapis d’aiguilles. Leur sommeil allait être confortable.
   - C’est bon, dit-il aux autres. Vous pouvez monter.
Chimla monta la première. Salone l’aida sur la fin pour qu’elle ne déchire pas ses sacs sur les autres branches. Quand vint le tour de Tordak, Salone l’entendit attraper la première prise et tomber lourdement en arrière sur le sol au pied du riek. Chimla se précipita en demandant ce qui arrivait et poussa un cri quand elle vit que Tordak gisait par terre. Celui-ci déjà se relevait en jurant. Elle le vit retirer son gant gauche. Ce fut à son tour de crier. Sa main gauche était toute noire.
Chimla donna un coup de coude à Salone :
   - Aide-le !
Devant le regard de Chimla, il ne répondit rien et se mit en devoir de secourir Tordak.
Quand ils furent tous les trois en haut, sans leurs masques et sans les gants, ils découvrirent avec effarement ce qu’étaient devenus la main et le poignet de Tordak.
   - J’vais crever comme Niavet… C’est sûr, j’vais crever comme Niavet !
Salone ne disait rien. Il avait estourbi son serpent qui s’était manifesté en remuant quand il l’avait posé sur le tapis d’aiguilles. Chimla essayait de savoir ce qu’il se passait, mais Tordak ne semblait rien entendre. Salone toucha le bras de Chimla :
   - Il faut qu’il boive le sang. C’est un remède souverain. On a toujours fait ça dans mon clan, dans les cas graves.
 Il trancha la tête du serpent qu’il jeta au pied du riek et offrit le sang qui coulait à Tordak. Celui-ci ne le vit même pas. Chimla prit le gobelet. Elle prit Tordak par les épaules et lui fit boire le contenu du gobelet. Cela sembla le ramener à la vie.
   - Faut couper tout… C’est ma seule chance.
Il se tourna alors vers Salone, l’attrapa de sa main valide et lui dit :
   - Tu vas le faire… N’est-ce pas que tu vas le faire ? Je t’ai sauvé la vie… Tu me dois ça.
Salone opina du chef :
   - Ça me semble juste.
Il dégaina son épée et ajouta :
   - A quel niveau ?
Chimla se détourna quand l’épée s’abattit sur le coude. Tordak ne poussa pas un cri. Il pressa immédiatement un tissu sur le moignon pour empêcher le saignement. Il ajouta pour Chimla, les dents serrées :
   - Bande bien, que ça appuie fort.
Pendant que Chimla finissait le pansement, Salone découpait le serpent. Il avait à nouveau rempli le gobelet qu’il donna une nouvelle fois à Tordak. Celui-ci but sans rien dire. Il mangea un peu de viande. Salone et Chimla se partagèrent le reste.
Alors que la nuit tombait, ce fut le silence qui s’installa sur le riek. Tordak s’était déjà endormi. Chimla et Salone communiquèrent par signes. Ils mangèrent tout ce qu’ils purent et jetèrent le reste.
Les scales ne furent pas long à arriver. Ils entendirent quelques claquements de mâchoire. Dans la semi-obscurité brumeuse qu’était la nuit dans les mondes noirs, Chimla s’interrogeait sur ce qui allait lui arriver si Tordak ne survivait pas à son amputation. C’est alors que montèrent les premiers cris.

samedi 14 mai 2016

Les mondes noirs : 45

Luzmil marchait l’arme à la main. Elle n’avait que faire de ces traînards qui n’avaient même d’eau. Ils voulaient en trouver, grand bien leur fasse ! Elle serait celle qui capturerait le voleur et le gloire serait pour elle. La piste était assez claire à ses yeux. Dans ce monde où tout semblait prêt à pourrir, elle avait repéré une trace un peu plus verte, un peu moins sale. Elle y avait même vu quelques timides fleurs. Luzta avait du mal à suivre le rythme mais cinq pas derrière, elle serrait les dents. Elles firent une courte pause sous un premier riek où Karabval ne s’était pas arrêté. Un autre riek les accueillit quand la lumière fut très basse. Luzmil eut de la peine à voir les prises pour monter. Quand elles furent allongées sur le matelas des aiguilles, Luzmil dit :
   - Le mieux est de dormir. Demain, il faudra se rapprocher de lui. 
Luzta acquiesça, déjà partie dans un demi-sommeil. 
Leur repos fut de courte durée. Un cri les réveilla, ou plutôt un hurlement. Luzmil fut tout de suite debout l’arme à la main. Luzta émergea plus difficilement.
   - Qui peut crier comme ça, demanda-t-elle ?
   - Chut, lui fit Luzmil.
Elle pencha la tête sur le côté, ferma les yeux et, tournant sur elle-même, se laissa porter par le son. Luzta la regarda faire. Le cri lui glaçait le sang. Même Karvach, le bourreau de la reine, n’avait pas le pouvoir de provoquer de tels cris. Quand Luzmil ouvrit les yeux, elle regarda sa servante et dit :
   - On ne risque rien. Je ne suis même pas sûre que ce soit un cri humain. Maintenant, il faut dormir.
Luzta fut rapidement jalouse de Luzmil. Elle entendit rapidement le souffle régulier de sa maîtresse, alors qu’elle n’arrivait pas à dormir. Le cri lui résonnait dans les oreilles, lui tordant les boyaux. Elle en écoutait les variations. Le cri montait dans les aigus, s'interrompait quelques instants et reprenait de plus belle. Elle s’assoupissait un moment et reprenait conscience violemment quand le hurlement atteignait des sommets.
Une des fois, elle vit Luzmil attentive, l'épée et la dague nues. Elle écoutait. Luzta murmurait :
   - Qu’est-ce qui se passe ?
   - Chut !!!
L'amazone écoutait la tête baissée. Luzta n'entendait que le cri et s'interrogeait sur la conduite de sa maîtresse. Elle fut surprise par le mouvement brusque de Luzmil. Elle abattit son épée sur une des branches, provoquant un couinement suraigu qui s’acheva dans un gargouillis immonde.
   - Saloperie, éructa Luzmil, Il croyait passer sans que je l’entende…
Du bout de son épée, elle souleva la bestiole tout en griffes et en piquants.
   - ...touche pas, c’est venimeux de partout.
   - C’est quoi ?
   - Je pense que c’est une Assadde.
   - Une quoi ?
   - Une Assadde ! Ma mentor savait les préparer… Je verrai demain à la lumière si je peux le découper.
   - Mais ça va pas attirer les squales ?
   - Si, mais ils ne monteront pas dans le riek. Maintenant dors !
   - Le cri m’en empêche.
   - Ferme ton esprit à ce cri, ajouta Luzmil en se recouchant.
Quelques instants plus tard,  Luzta entendit de nouveau le souffle régulier de sa maîtresse. Elle soupira, mit tout ce qu’elle pouvait sur sa tête pour étouffer le bruit et tenta de sommeiller. En dessous d’elle, les premiers claquement de mâchoires se firent entendre.
Luzta se réveilla avec mal à la tête. La douleur était lancinante. Elle regarda Luzmil qui déjeunait mais refusa d’un geste sa proposition. La moindre bouchée l’aurait fait vomir. Elle prépara lentement les affaires pendant que Luzmil s’affairait sur l’Assadde. Avec mille précautions, elle la découpa et la dépeça sans jamais la toucher.
   - Tu vois, Luzta, tout l’art consiste à enlever la peau sans toucher un seul piquant. Ils contiennent assez de venin pour te tuer. Le moindre frôlement et tu es morte.
Luzta avait fini de ranger les sacs avant que Luzmil n’ait fini d’œuvrer. Elle s’assit, prenant ses genoux entre ses bras, elle posa sa tête et ferma les yeux. Elle dut s’assoupir car Luzmil la secoua :
   - T’en veux un peu ?
Luzta releva la tête pour se trouver devant un morceau de viande sanguinolent.
   - C’est pas mauvais, mais dur à mâcher...
Luzta regarda un instant la viande, puis Luzmil et fut prise d’une intense nausée. Mettant la main devant sa bouche, elle se détourna pour vomir faisant non de la tête.
   - Tant pis, répliqua Luzmil qui ingurgita le morceau sans autre forme de procès.
Puis elle ajouta :
   - En route, on a un fugitif à attraper.
Avant de descendre, elle alla le plus loin possible sur le tapis d’aiguilles au milieu des branches de riek. En dessous, les scales claquaient des mâchoires. Elle jeta les restes de l’Assadde aussi loin qu’elle le put. Les animaux qui se chamaillaient en bas suivirent la piste. Elle les entendit grogner. Comment pouvaient-ils manger cette peau infestée de poison ?
Elle revint vers Luzta qui, bien que pâle, s’était redressée. Elle lui fit un petit signe d’invitation à se mettre en marche. Luzta répondit en faisant oui de la tête. Luzmil descendit la première. L’épée à la main, elle regarda les scales qui finissaient de nettoyer le sol. Ils levèrent la tête, la regardèrent de leurs petits yeux jaunes et s’éloignèrent.
   - C’est bon, dit-elle à Luzta, tu peux passer les sacs.
Quand elles fure: nt chargées, Luzmil, s’orienta. Elle trouva la trace et se mit à la suivre. Au bout de quelques pas, elle regarda que Luzta suivait, dégaina son épée et reprit sa quête.
Luzta ne pensait pas. Elle marchait. Posant un pied devant l’autre, elle comptait ses pas, quatre par quatre. Elle savait que si elle arrêtait, elle ne repartirait pas. Son corps fatigué supportait difficilement la nuit blanche qu’il venait de passer. Le seul point favorable était la fin des cris. Le silence s’était installé quand elles s’étaient mises en marche.
Luzta levait la tête tout les dix répétitions de quatre pas. Elle vérifiait qu’elle suivait toujours Luzmil et qu’elle ne se laissait pas distancer. Elle avait remarqué les coups d’œil en coin que lui jetait sa maîtresse. Elle était bien la première à faire attention à elle. Tous ses autres maîtres l’avaient traitée comme la dernière des choses. Elle ne voulait pas la décevoir.
Dans cet état second, les deux femmes marchaient vite. Le fugitif n’avait qu’à bien se tenir. Il ne ferait sûrement pas le poids devant Luzmil. Leurs pensées étaient tellement tournées vers leur but qu’elles en avaient oublié ceux qui les suivaient.

lundi 9 mai 2016

Les mondes noirs : 44

Tordak ne comprenait pas sur quoi se basait Luzmil. Il ne pouvait constater que sa réussite. Chimla confirmait tous ses choix. Il l’avait questionnée et avait eu pour toute réponse :
   - Mais tu ne sens pas… Là, regarde, on sent la force qui a laissé sa trace.
Avait-elle le pouvoir de sentir le butin que Karabval avait volé ? Tordak ne savait pas bien ce que Karabval avait dérobé. On lui avait parlé du cœur de l’Idole. La seule précision qu’il avait eue de la part de la dame du conseil lors du briefing, était de ne pas toucher ce qu’avait volé Karabval et de le ramener sans essayer de regarder ou de le sortir de son sac.
   - Garder toujours avec vous un sac… Grand comme ça, avait-elle ajouté en écartant un peu les mains pour en montrer la taille. Et mettez le cœur de l’Idole dedans. Rentrez victorieux et vous serez couvert de gloire et d’honneurs !
Ces dernières paroles avaient fait retentir des cris d'allégresse dans l’assemblée des mâles. 
Tordak y repensait en suivant l’amazone et sa servante. Où étaient-ils maintenant tous ces fiers guerriers ? Il préférait ne pas y penser. Luzmil semblait infatigable. Elle réduisait les pauses à leurs plus simples expressions. Son regard s’était rempli de reflets d’exaltation. Tout son être était tendu vers la chasse. Tordak pensa qu’il lui faudrait la tuer pour récupérer le butin. Salone devrait pouvoir l’aider et comme il n’était qu’un simple mâle, il ne poserait pas de problème. Restait Chimla. Même avec sa branche de riek, pourrait-elle s’occuper de Luzta ? Il ruminait ces pensées en suivant la servante de Luzmil, qui bien que pas très grande, était large d’épaules et semblait posséder une force peu commune.
C’est Salone qui le repéra le premier. L’arbre à eau était à la limite de la brume. Sa forme était heureusement bien reconnaissable. Salone qui souffrait de la soif, fut envahi de bonheur à l’idée de l’étancher. Il prévint Chimla et Tordak. Celui-ci se retourna pour regarder dans la direction indiquée. 
   - Luzmil ! Il y a un arbre à eau !
Sans se retourner, elle répondit :
   - On a de l’eau, vous nous rattraperez!
Et sans rien ajouter s’enfonça dans la brume. Tordak se posa un instant la question de poursuivre la traque ou d’aller chercher de l’eau. Sa gourde était plate. Sans en faire le plein, il ne tiendrait pas. Il haussa les épaules. Puis il fit signe à Chimla et à Salone. Ils allèrent vers l’arbre bouteille.
   - C’est très humide ici, fit remarquer Salone. Y aurait pas des nids de schka ?
   - T’as raison. Restons prudents.
Tordak se concentra sur ce qu’il foulait. Le sol était effectivement gorgé d’eau. Il ne remarqua rien de suspect, hormis quelques mouvements furtifs signalant la fuite de petits animaux. Arrivés près de l’arbre, ils en firent le tour pour l’examiner.
   - Et maintenant, comment fait-on demanda Chimla ?
   - Regarde, dit Tordak en s’approchant de l’arbre. Tu vois, le tronc est fait de feuilles qui s’imbriquent. L’eau est comme filtrée par en haut et elle s’accumule en bas.
Il avait préparé sa gourde et joignant le geste à la parole, il perça le bas du tronc. Un liquide un peu brun s’écoula. Il devint plus clair au fur et à mesure. Tordak mit sa gourde. Quand elle fut pleine, il laissa sa place à Chimla qui fit de même. Salone fut le dernier à pouvoir présenter sa gourde devant l’ouverture. L’arbre n’était pas bien gros. L’eau cessa de couler alors que sa gourde était encore à moitié vide. Il jura intérieurement, se promettant la prochaine fois de se servir avant les autres. Il avait compris comment faire. Il devait atteindre l’arbre avant les autres.
Le temps qu’il range sa provision d’eau, Chimla était déjà penchée à écouter son amulette. Sans elle, auraient-ils été capables de trouver un chemin ?
Salone fut rassuré quand ils retrouvèrent les traces des deux autres. Manifestement, elles marchaient tout droit. Ils eurent beau marcher vite, ils ne les rattrapaient pas. La lumière déclina sans qu’ils les revoient.
   - Il nous faut un riek, dit Salone.
   - La lumière baisse beaucoup, ajouta Chimla.
Tordak qui menait la marche, soupira.
   - Bien, on s’arrête dès qu’on en trouve un…
La nuit était presque tombée quand ils commencèrent à fouler des aiguilles de riek. Tous trois furent soulagés. Aucun d’eux n’avait envie de passer la nuit sans l’abri des épines. Des bruits étranges et inquiétants surgissaient non loin d’eux. C’est les armes à la main qu’ils se précipitèrent vers le tronc. Ils trouvèrent sans difficulté le passage pour monter. Tordak fut le dernier à escalader le tronc. Il fut déçu de ne trouver ni Luzmil, ni Luzta.
   - Elles n’ont quand même pas continué à marcher dans la nuit, fit remarquer Chimla.
   - Je ne pense pas, répondit Salone. Elles ont dû trouver un autre riek un peu plus loin.
   - On verra ça demain, ajouta Tordak qui émergeait entre les grosses branches. On a bien marché. On ferait bien de dormir.
Chimla en avait profité pour sortir sa gourde. La soif la tenaillait aussi. Elle but plus que de raison. Tordak lui fit remarquer. Elle râla pour la forme, tout en sachant qu’il disait la vérité. Les arbres à eau ne semblaient pas nombreux. Salone lui, buvait par petites gorgées en se rinçant bien la bouche. L’eau récupérée avait un goût de moisi et de bois, mais c’était de l’eau. Une fois sa gourde reposée, il s’allongea. Il était préférable pour lui de dormir. Il n’avait plus rien à manger.
Chimla et Tordak partagèrent quelques miettes de ce qui leur restait. Le silence fut bientôt total dans les branches du riek.
C’est alors qu’ils entendirent le cri. Quelqu’un hurlait dans la nuit. Quelqu’un hurlait sa douleur. Ils furent tous éveillés, les armes à la main. Quand le cri cessait quelques instants, c’était pour reprendre plus aigu, plus fort, impossible de dire si il venait d’un gosier d’homme ou de femme. Tous frissonnèrent. Ce cri réveillait leurs peurs et leurs angoisses.
La lumière du matin ne leur apporta pas le repos. Ils repartirent l’esprit lourd et le corps fatigué. Les cris avaient cessé. Ils repérèrent facilement les traces de  l’amazone et de sa servante. Elles correspondaient avec ce qu’indiquait l’amulette de Chimla. Salone suivait. Il traînait les pieds. Il essayait de rester vigilant. Parfois un bruit ou un mouvement le remettaient en alerte et le stimulaient. Cela lui permettait de se sentir mieux un peu de temps puis l’apathie revenait et la fatigue prenait le dessus. Il serrait les dents pour ne pas être le faible qui demande l’arrêt. Il espérait que Chimla le demanderait avant lui.
En milieu de matinée, ils atteignirent un autre riek. Les traces suivies y allaient. Luzmil et Luzta y avaient séjourné. C’est ce que déclara Tordak en redescendant. Il n’alla pas plus loin, Chimla dormait. Il fit signe à Salone :
   - On fait une pause, juste une petite pause.
En quelques instants, tous dormaient.

mercredi 4 mai 2016

Les mondes noirs : 43

Tordak avait profité du repos de la fin de journée au pied du riek pour examiner les environs. Il allait et venait. Luzmil s’était jointe à lui avant que la lumière ne soit trop faible. Elle avait retrouvé des indices laissant penser que Karabval était passé par là.
  - Regarde, lui avait-elle dit.
Tordak avait beau tourner son regard dans la direction, il ne remarquait rien.
   - Que vois-tu ?
   - Il y a comme une trace là, une sorte de chemin. Rien de très net, pourtant j’ai l’impression que le sol est moins sombre par là. On verra demain. Ce soir, on ne peut pas s’y aventurer.
Tordak soupira.
   - Non, on ne se promène pas la nuit dans les mondes noirs.
Tordak avait un peu traîné encore dans le coin, essayant de comprendre ce que Luzmil avait vu. Pour lui le sol, les herbes, les bosquets, tout avait le même aspect, quelle que soit la direction. À quoi était-elle sensible ? Il rejoint le riek avant que la lumière ne manque. Les autres étaient déjà montés. La place y était comptée. L’arbre était encore jeune et n’avait pas pris l’ampleur qui leur aurait permis d’être, sinon à l’aise, tout du moins plus confortable. Salone et Luzta avaient élargi autant que possible l’espace en coupant les épines sur les branches inclinées. Ils avaient attaché les sacs. Luzta était même allée chercher des aiguilles au sol pour améliorer le couchage. Ils mangèrent en silence, chacun sortant ce qui lui restait. Salone secoua sa gourde et but les dernières gorgées. Tordak le regarda faire. Il sortit aussi sa provision d’eau. Même en se rationnant, il ne durerait pas longtemps.
   - Demain, il faudra aussi trouver de l’eau à boire. Certains arbres renferment un suc buvable.
   - Oui, ceux qui ont une forme renflée au pied. Je n’en ai pas encore vu, répondit Luzmil.
   - On ne tiendra pas plus de deux jours avec ce qu’il nous reste.
La nuit fut agitée. Des bruits de combat se firent entendre autour du riek. Puis se furent les scales qui les dérangèrent.
Au petit matin, Salone était déjà réveillé. Il avait faim, il avait soif. Il regarda avec envie les sacs de Luzta. Il bougea un peu, et calcula s’il pouvait atteindre celui qui contenait de l’eau. Lentement, il se dressa sur son coude. Son esprit se tendait vers le but, la gourde. Sous lui les aiguilles bruissaient à peine. Il commença un lent mouvement de rotation. Après le charivari de la nuit, les autres dormaient. Il était maintenant bien tourné. Il allait avancer le bras quand il vit les yeux de Luzmil à moitié ouverts. Il changea son mouvement en un petit salut tout en jurant intérieurement pour cet échec. Puis, il prit son sac. Il vit alors le mouvement de Luzmil pour reposer sa dague. Il jura une nouvelle fois intérieurement. Il avait toujours jugé les amazones inférieures aux mâles. Aujourd’hui, il se posait la question. Elle avait bien de la chance d’avoir encore sa servante et ses sacs. Puis il pensa que si elle n’avait pas aidé Luzta celle-ci aurait disparu comme avait disparu son propre serviteur. Cette pensée le perturba. Cela heurtait tout ce qu’on lui avait appris.
Il descendit du riek. Assis sur le tapis d'aiguilles à la limite de la protection des branches, il regarda autour. Il repéra rapidement le lieu du combat nocturne. Les herbes y étaient écrasées. Il s'approcha avec précaution pour examiner le sol. Les scales étaient passés par là. Il ne restait que quelques débris d'os. Il revint vers le riek. Il eut une impression de mouvement à la limite de son champ visuel. Il tourna vivement la tête vers la droite, repérant un mouvement dans l’herbe. Les autres entendirent son cri de victoire quand il planta son épée dans le corps du serpent. Il le ramena immédiatement sous le riek et le dépeça dans la foulée. Il jeta au loin les viscères et découpa la chair. Il avait à peine fini que des scales arrivaient. Ils n’étaient pas très nombreux. Pendant qu’il mangeait la viande crue, il les observa. Il était prêt à défendre sa nourriture, l’épée à la main. Les scales durent le comprendre. Ils n’approchèrent pas du riek. Derrière lui, Tordak descendait, les autres allaient suivre :
   - Ils n’approcheront pas, dit-il à Salone. Ils sentent ta détermination et vont voir que nous sommes plusieurs.
Salone se décontracta. Il planta son épée non loin et utilisa ses deux mains pour avaler le plus possible de nourriture avant le départ.
Ce fut au tour de Luzmil de descendre et de réceptionner les sacs que lui fit passer Luzta. Chimla arriva la dernière. Elle avait les yeux cernés et les traits tirés. Sa nuit ne l’avait pas reposée. Elle s’approcha du bord du tapis d’aiguilles. Luzmil scrutait déjà le terrain.
   - Le combat de cette nuit a effacé les marques, dit-elle sans regarder Chimla.
Cette dernière se pencha un peu en avant. Le sac contenant l’amulette se balança un peu au bout de son cordon.
   - Par là, dit Chimla en désignant un arbuste à la limite de la brume.
   - Ton amulette est puissante, fit remarquer Luzmil. Elle est de ton clan ?
   - Oui, elle est de mon clan.
Elle n’ajouta rien et se mit en marche derrière Tordak. Autour du riek, les herbes avaient été écrasées par les combattants de la nuit, leur facilitant la marche. Arrivés près de l’arbuste, le sol changea. Il devint, encore une fois, spongieux et humide. De nouveau Chimla s’était arrêtée pour laisser son amulette montrer la route. Luzmil regarda le terrain devant elle. Avant que Chimla ne parle, elle avait désigné une direction.
   - Il est passé par là, affirma-t-elle !
Derrière elle, Chimla confirma.
   - Oui, l’amulette dit pareil !
Avant que Tordak ne se soit remis en route, Luzmil était repartie, Luzta cinq pas derrière elle.
   - Elle a l’air bien pressée, l’amazone, fit remarquer Salone !
   - Elle est en chasse, lui répondit Tordak. Elle a trouvé la piste.
   - Alors ne traînons pas, dit Salone, si nous voulons participer à la capture.