dimanche 30 novembre 2014

Ce que Lyanne ne savait pas, était que ses allées et venues n'étaient pas passées inaperçues. Certains gardes avaient remarqué la présence de ce curieux oiseau rouge. L'approche du jour de Bevaka et son apparition ne pouvaient être fortuites. Chacun y alla de son commentaire. Pour certains, le signe était favorable, pour d'autres, néfaste. Digrat fut prévenu par son ordonnance.
- Où a-t-il été aperçu ?
- On l'a vu près du donjon et près des appartements royaux, mon général. On le voit depuis l'arrivée de l'étranger. C'est peut-être quand même un homme-oiseau.
- Ils seraient revenus après tant et tant de cycles ? Surveillez et si vous voyez partir l'oiseau, allez voir dans sa chambre et qu'on vienne me faire un rapport.
- Bien, général. Les hommes sont inquiets. Cela les rassurera.
Sur les remparts, les gardes se mirent à plus surveiller l'intérieur du château que l'éventuelle venue d'un ennemi. Quand Lyanne se mit à la fenêtre, il fut étonné de voir tous les guetteurs tournés vers l'intérieur. Il se mit en retrait pour changer. Il s'envola. Il remarqua que plusieurs guetteurs se précipitaient vers les étages inférieurs. En s'éloignant, Lyanne eut un pressentiment. Plongeant sous les remparts, il fit plusieurs détours, passant hors de vue des guetteurs. Longeant le mur, il entra par la lucarne du lieu d’aisance, au moment où sa porte s’ouvrait. Il sortit du réduit pour découvrir les soldats qui entraient avec circonspection dans la chambre. Son apparition provoqua un mouvement de recul. 
- Que cherchez-vous ?
- Euh !!! On nous … on nous a signalé des bruits suspects…
Le gradé qui répondait, fit des signes de retrait à ses hommes. Il firent retraite rapidement.
- Je pensais que vous seriez tous à accueillir votre roi.
Le gradé marqua un temps d’arrêt :
- Notre roi ?
- Oui, je sens sa force toute proche.
Le gradé se retira tellement vite que cela fit rire Lyanne. Il l’imagina aller voir Digrat pour le prévenir. Il se mit à sa fenêtre. Au loin, il sentait une puissance qui approchait rapidement. La forteresse devint comme une fourmilière. Ce fut une onde de mouvement qui s’étendit vers l’extérieur. On entendit sonner une trompe au loin. Sur le donjon, la vigie répondit en sonnant à son tour un air inconnu de Lyanne. Immédiatement l’agitation augmenta. Plus personne ne regardait vers ses fenêtres, tous les hommes sur les remparts scrutaient le lointain. Lyanne en profita pour s’envoler, petite silhouette rouge aux yeux d’or sur le ciel noir des rejets du Frémiladur. Cette puissance l’intriguait et en même temps l’inquiétait. Il n’avait jamais ressenti cela. 
Il repéra la troupe qui approchait. Ils étaient montés sur des bêtes rapides qui ressemblaient au tracks mais en plus fins. Cinq personnes galopaient devant un groupe plus important composés de soldats. Lyanne se concentra sur les cavaliers de tête. Le premier tenait bien droit une lance avec un étendard. Derrière venait le roi. Lyanne n’avait aucun doute. Sa tenue était trop fière pour être celle d’un subalterne. Après lui venait, sa copie mais en plus jeune, en plus raide aussi. Là où le premier montrait de la prestance, le second se montrait hautain jusque dans sa monte. Fermant la marche de ce premier groupe, deux cavaliers, emmitouflés dans leurs manteaux. Le plus mince portait devant lui un écrin. Aux yeux de Lyanne, il brillait d’une pâle puissance. Le temps pressait. Dans quelques jours, l’écrin ne contiendrait plus qu’une relique. En repartant vers la forteresse, Lyanne était sûr que le jour de Bevaka était très proche.

 

dimanche 23 novembre 2014

Digrat regarda Lyanne puis tous les soldats à terre puis à nouveau Lyanne. Inconsciemment, il caressa son cou. Il n'avait jamais vu cela ni même pensé qu'il soit possible que ça lui arrive. Tout cela le dépassait. Cet homme semblait sorti tout droit des contes de son enfance, ceux auxquels les adultes continuent à croire tout en se disant que ce ne peut être vrai. Il se gratta la gorge. Lyanne attendait sa réaction. Digrat lui dit :
- Je n'ai pas l'autorité nécessaire pour te juger puisque tu es roi. Tu vas rester ici jusqu'à l'arrivée de mon roi. C'est lui qui te jugera.
- Bien, dit Lyanne. Puisque tu m'invites, j'accepte d'être ton hôte.
Lyanne alla chercher son bâton de pouvoir toujours planté au milieu de la pièce. Il le sortit du trou dans lequel il l'avait emboîté et dans le même mouvement l'encapuchonna. Aussitôt des gémissements se firent entendre. Les soldats se réveillèrent l'un après l'autre. Digrat donna des ordres. Personne ne fit de commentaires devant lui. Le récit enjolivé par les témoins, de ce qui s'était passé, alimenta beaucoup de rumeurs. On conduisit Lyanne dans la deuxième cour. Un escalier d'honneur menait aux appartements royaux. Ils les dépassèrent pour s'engager dans un autre escalier. Il les mena jusqu'au dernier étage. Là, le majordome lui fit découvrir les deux petites pièces qui seraient les siennes jusqu'au jour de Bevaka.
À la forteresse, la vie de Lyanne était faite d'attentes. On ne le traitait pas comme les prisonniers qu'il entendait crier ou gémir quand il déambulait dans la cour intérieure pendant sa promenade. Il faisait trop peur. On le traitait comme un hôte indésirable qu'on ne pouvait renvoyer. Sa porte n'était pas fermée à clé. Il y avait juste deux gardes devant. Lyanne avait une fois ouvert sa porte à l'improviste. Les deux soldats s'étaient immédiatement mis en position de défense. Lyanne avait senti leur peur. Ils étaient déjà vaincus avant que ne commence le combat. Il avait souri et avait refermé sans un mot. On lui amenait une nourriture frugale et on l'accompagnait dans la cour une fois par jour. Le reste du temps, il était censé être dans la chambre.
En fait, Lyanne profitait de ces périodes pour aller à l'extérieur. Il survola le Frémiladur qui fumait et crachait des morceaux de roches en feu. Tout autour la terre était noire striée de rouge. Lyanne s'y était posé. L'atmosphère était chargée de senteurs piquantes qu'aucun homme n'aurait supportées. Il sentait une énergie considérable en ce lieu. Il ne savait pas ce que le roi faisait exactement avec sa couronne mais il venait dans ce lieu chercher la puissance. Il y trouva aussi un passage vers les Montagnes Changeantes.
Il avait plusieurs fois rendu visite au Pays Blanc. La paix y régnait. Le prince-majeur, toujours lié par son serment, était un excellent administrateur. Personne n'osa l'interroger sur sa quête. Pourtant à chacune de ses visites, la même question flottait dans l'air : “quand reviendrait-il ?”
Une autre fois, il partit vers la forêt.
Ziepkaar et Sounka étaient réfugiés chez un vieil ermite qui y habitait une grotte. La meute semblait y avoir ses habitudes. Régulièrement, elle ramenait le produit de ses chasses. Ziepkaar éclata de joie en voyant arriver Lyanne. Il lui conta par le menu, tout ce que le vieil homme lui apprenait.
- Il me fait asseoir devant une bougie. Je dois la regarder sans cligner des yeux.
- Et tu apprends comme cela.
- Yabolo me parle tout doucement dans le creux de l'oreille pendant que je regarde la flamme. Quand il éteint la bougie, je m'aperçois que je sais plein de nouvelles choses.
Yabolo, le vieil homme était considéré comme un sage dans la région. Régulièrement on bravait la grande forêt et ses dangers pour venir lui demander conseil ou pour trancher un conflit sans avoir recours à la justice royale. Quand il vit arriver Lyanne, il commença  par le regarder longuement puis lui dit :
- Bienvenue à toi qui tiens le pouvoir dans ta main.
- D'où me connais-tu ?
- Ton aura est trop grande pour un homme et pas assez pour un dieu.
- Que vois-tu ?
- Je vois ce que les autres peinent à voir. Tes amis ont de la chance.
- J'ai entendu que tu enseignais Ziepkaar.
- Je lui enseigne peu de choses mais quand fertile est la terre, une petite pluie donne une grande récolte. N'oublie pas que les grands arbres ont été de petites pousses quand viendra le moment du voyage.
- Sois remercié pour ce que tu fais.
- Je ne fais que ce que je sais faire. Remercies-tu l'arbre d'être un arbre ?
Il avait rencontré Yabolo plusieurs fois. Il avait beaucoup appris aussi, sur le pays et sur son organisation. Le roi actuel était maintenant trop âgé pour être un guerrier convenable. Il sentait monter la puissance du royaume voisin. Il essayait d'éviter la guerre. Pourtant il la préparait en mettant son fils sur le trône. Yabolo ne l'aimait pas trop. Infatué de lui-même, superficiel, il confondait les parades avec la réalité des combats. Le vieux roi voulait profiter du jour de Bevaka pour qu'il en reçoive la puissance. Yabolo avait déclaré à Lyanne :
- On ne remplit pas un vase percé.

vendredi 14 novembre 2014

Lyanne retrouva la rigueur des guerriers blancs. Les déplacements et la vie durant les quelques jours que dura le voyage furent marqués de la même rigueur que celle qu'on lui avait enseignée. Jamais on ne le laissa seul. A tour de rôle, trois archers le surveillaient. Le gradé n'avait pas cherché à l'interroger plus. Il n'avait pas essayé de l'entraver ni de lui supprimer son marteau. Les soldats le traitaient bien tout en gardant leurs distances. Les chemins étaient bien entretenus et, pour ceux qu'ils empruntaient, étaient assez larges pour que trois hommes marchent de front. Ils traversèrent de petits villages assez pauvres. Les paysans saluaient bien bas quand ils en croisaient. Lyanne avait l'impression que le plus souvent les paysans cherchaient à éviter la rencontre.
Il pensa que le roi de ce pays gouvernait d'une main de fer.
Il remarqua que la patrouille ne suivait pas la route dont Katvia avait parlée. Elle devait avoir un itinéraire et ne changeait rien malgré sa présence.
Ce n'est que quelques jours plus tard que Lyanne vit la silhouette de la plus haute tour de la forteresse dans le soleil couchant.
Comme personne ne lui parlait, Lyanne ne demanda rien. Il estima qu'ils y seraient à la fin du prochain jour.
Le temps changea avec de lourds nuages qui montaient de la mer. Ils longeaient la mer sur une falaise couverte d'une herbe courte. Lyanne s'arrêta un instant et regarda.
Dominant la mer, il découvrit un grand château dont les pierres blanches tranchaient sur la falaise noire. Il était construit sur un promontoire dont la mer battait les pieds de ses vagues. Imprenable fut le premier mot qui lui vint à l'esprit. Un soldat interrompit le cours des ses pensées en lui faisant signe d'avancer. Lyanne reprit sa marche. L'arc à moitié bandé, le soldat lui emboîta le pas. C'était un archer redoutable. Lyanne l'avait vu chasser. D'une flèche, il était capable de toucher un oiseau en vol. C'était aussi le plus ancien.
Ils marchèrent ainsi jusqu'à la pause, longeant le bord. Si Lyanne avait l’œil attiré par la forteresse, il ne fut pas sans remarquer à la limite de son champ de vision, une ombre noire aussi rapide que fugace. Alors qu'il tournait la tête un peu brusquement pour mieux détailler l'ombre entr'aperçue, il vit l'archer regardant dans la  même direction. Il l'entendit jurer et le vit cracher par terre. Un des soldats lui demanda ce qui se passait. L'archer répondit :
- Qui croise la meute, croise la mort.
L'autre blêmit :
- T'as vu la meute ?
- Ça fait plusieurs fois que j'en vois l'ombre.
Le gradé qui avait entendu, intervint :
- Vous n'allez pas croire ces contes de gamins... Allez, en route !
La patrouille repartit sur le qui-vive. Chacun de ses membres scrutait tout autour.
Avec la nuit, les hommes devinrent nerveux. Aucun n'osa s'isoler sans prendre une torche. Quand ce fut au tour de Lyanne, on lui imposa de porter la torche pendant que l'archer le tenait en joue. Lyanne s'éloigna un peu, posa la torche, s'accroupit et...
Deux yeux jaunes apparurent un peu plus loin pour disparaître immédiatement. L'archer décocha sa flèche sans réfléchir, visant entre ces deux yeux tout en donnant l'alerte. Immédiatement, en soldats bien entraînés, ils furent prêts au combat. Un moment passa simplement troublé par le crépitement du feu et la lueur des torches.
Le gradé jura :
- Où est le prisonnier ?
Deux hommes envoyés en reconnaissance, firent le constat de sa disparition.

Alors que l'émoi secouait le camp, Lyanne retrouva avec plaisir, Hapsye.
- Tes amis vont bien, expliqua la louve. Ils sont inquiets.
- Allons les voir.
La louve partit au galop suivi de Lyanne volant.
Ziepkaar bondit de joie en le voyant arriver. Sounka fut plus mesuré mais visiblement soulagé.
- Les loups nous ont guidés, mais comme des loups.
Cela fit sourire Lyanne qui imagina très bien l'état d'esprit des humains quand claquaient les mâchoires des loups près de leurs mollets.
- Ils ont fini par nous prendre comme cavaliers. Là aussi j'ai eu très peur.
La louve alpha s'approcha. Elle avait la tête à la hauteur de la tête de Ziepkaar.
Pour Sounka, la louve émit une série de grondements et de ronronnements. Il fut étonné d'entendre Lyanne lui répondre.
- Non, Hapsye, ils ne peuvent pas te comprendre. Garde-les, protège-les. Je te ferai signe quand le moment sera venu. Je vais à la grande maison de pierres blanches.
La louve gronda.
- Oui, elle avait raison, celle qui avant toi, était alpha. C'est un lieu de puissance. Mais pour l'instant, il est au repos.
De nouveau la louve s'exprima.
- Bien, je vois comme tu vois. Cette forêt sera un très bon refuge.
Lyanne se tourna vers Sounka.
- Vous allez les accompagner à une journée d'ici. C'est un refuge sûr. Hapsye me parle d'une personne de paix qui y vit.
- Qu'est-ce qu'elle entend par là?
- Les loups noirs ne pensent pas comme les humains. Je ressens ce qu'elle me transmet. Là-bas vous serez à l'abri. Je vais repartir. Les soldats doivent être dans tous leurs états.
- Tu reviens quand Homme-oiseau ?
Ziepkaar tenait le manteau de Lyanne et le regardait d'un air implorant.
La louve gronda doucement.
- Oui, Hapsye, c'est un louveteau prometteur.
Lyanne regarda autour de lui. Il repéra un arbrisseau.
- Coupe-le Ziepkaar.
Le jeune garçon sortit son couteau et s'acharna sur le tronc. Quand il eut cédé, Lyanne lui dit :
- Grave-le. Regarde-le bien et grave-le. Si tu regardes avec beaucoup d'attention tu y verras l'oiseau qui est déjà dedans. Tu n'auras qu'à le révéler.
La lune se cacha derrière un nuage, plongeant le paysage dans le noir. Lyanne fit un signe à Hapsye et s'éloigna.
Il vola rapidement jusqu'au campement des soldats. Le feu brûlait toujours. La moitié des soldats était couchée. Les autres scrutaient la nuit. Lyanne les survola. Il en repéra deux qui patrouillaient autour du camp. Ils se dirigeaient vers un petit canyon. Lyanne décida de les y rejoindre. Ils étaient les yeux écarquillés dans le noir, immobiles attendant que la lune réapparaisse. Le bruit que fit Lyanne en se posant les alerta. Ils préparèrent leurs lances. Quand la lune se découvrit, Lyanne était devant eux.
Le gradé n'avait rien demandé à Lyanne. Il avait profité de l'aube naissante pour reprendre la route. Il fit presser le pas et réduire les pauses. Ce dont personne ne se plaignit. Ils couvrirent ainsi plus de la moitié de la distance qui les séparait de la forteresse. C'est le gradé lui-même accompagné de deux archers qui surveilla Lyanne cette nuit-là.
L'arrivée du jour fut un soulagement manifeste pour les soldats. Lyanne les sentit moins nerveux. C'est presque joyeux qu'ils se mirent en route. La marche bien que rapide était facile. Le soleil était à peine au- dessus de l'horizon quand ils atteignirent un petit sommet. La masse imposante de la forteresse se dressa non loin. Sur un signe du gradé, un soldat prit son cor et sonna. Il y eut un moment de silence et une réponse arriva. Elle fit sourire le gradé. Tous se remirent en route le cœur léger. En les voyant Lyanne évoqua les tracks sentant l'écurie.
Il regarda le chemin qui restait. On voyait  un plateau entre eux et la forteresse, entaillé par la vallée d'un cours d'eau. La terre était toujours aussi noire. Les plantes aux feuillages vert foncé tranchaient sur le sol noir du chemin. Quand ils approchèrent de cours d'eau, le chemin devint raide. Lyanne sentit les cailloux rouler sous ses pieds. Il redoubla d'attention s'aidant de son bâton pour se stabiliser. Devant et derrière lui, il entendit les soldats prendre aussi leurs précautions.
Le tremblement de terre les prit par surprise. Lyanne se plaqua au sol dans les buissons du bord du chemin. Le temps qu'il regarde ce qui arrivait aux autres, la terre avait retrouvé sa stabilité. Il se releva sans mal. Tel ne fut pas le cas de tous les soldats. Certains étaient tombés dans le chemin et avaient dévalé entraînant les cailloux avec eux dans un grand tohu-bohu. Alors qu'il aidait un soldat à se relever, Lyanne reçut l'ordre du gradé de ne rien faire. L'homme qu'il venait d'aider, prit son arme et se mit en devoir d'obéir. Lyanne haussa les épaules et s'assit regardant ce que faisaient les autres. Il compta au moins trois blessés dont un qui ne pouvait pas marcher. Il vit aussi un soldat faire signe au gradé. Comme celui-ci ne réagissait pas assez vite, les signaux devinrent plus insistants. Alors que Lyanne regardait comment était soigné celui qui ne pouvait plus marcher. Il entendit jurer le soldat qui le gardait. Celui-ci avait complètement oublié Lyanne et observait ce qui se passait en bas. Un corps était allongé sur le chemin. Le gradé venait de se relever. Son visage exprimait la tristesse. À un soldat qui remontait le garde demanda ce qui se passait. À écouter la réponse, Lyanne comprit que l'ancien était mort. Sa tête avait heurté une pierre alors qu'il dévalait la pente.
Quand la troupe reprit la marche, le silence régnait. Les échanges se faisaient en chuchotant. Lyanne entendit les commentaires des uns et des autres. L'ancien avait vu la meute. Sa mort était la suite logique. Ils remontèrent doucement la pente opposée. Deux soldats soutenaient le blessé à la jambe et tous les autres à l'exception de ceux qui le surveillaient, aidaient à porter le brancard du mort. En arrivant en haut, Lyanne découvrit une longue colonne de fumée grise s'élevant au-dessus des terres noires.  Un volcan était entré en éruption. La terre était en colère, et même très en colère. Un tremblement de terre et une éruption volcanique... Quels esprits ou quels dieux étaient dérangés pour qu'une telle réaction se produise ?
Se tournant de l'autre côté, Lyanne regarda la forteresse. Vue de plus près, elle impressionnait encore plus. Une rampe d'accès arrivait jusqu'à un village séparé des remparts par un fossé naturel large et profond.
Quand ils arrivèrent aux premières maisons, Lyanne comprit qu'ils arrivaient dans une caserne. Il y avait des militaires partout. Leur entrée fut remarquée. Un attroupement se fit autour d'eux. Un gradé distribua ses ordres, fit signe à trois hommes de le suivre et dit à Lyanne de continuer à avancer.
Ils remontèrent la voie principale sous le regard curieux des gens présents. Arrivés à une poterne, le gradé salua et se présenta au garde. Celui-ci écouta le gradé et lui fit signe de passer. Il fit aussi signe à Lyanne de se tenir dans un coin. Une escouade à l'uniforme différent, vint prendre position. Cinq hommes entourèrent Lyanne pendant que d'autres  faisaient une escorte au gradé.
Arrivés à la poterne suivante, on les fit passer par le petit pont-levis. C'était une simple planche en bois d'une largeur d'un pas. Il y eut un nouvel arrêt devant la herse que l'on souleva pour eux. Lyanne pensa que la région était stratégique pour qu'un roi entretienne une telle armée dans un tel endroit.
La forteresse était composée de plusieurs cours. Les pierres qui la composaient étaient grandes comme un homme. Dans cette première cour, le sol était le rocher noir qui avait été égalisé. Ils la traversèrent sans s'arrêter. Lyanne y retrouva ce que toute armée possède. Il repéra le forgeron qui se tenait sous un auvent. À l'oreille, il reconnut le travail précis. L'artisan faisait des petites pièces comme des pointes de flèches. On avait creusé un autre fossé pour séparer les deux enceintes. L'accès se faisait en haut d'un étroit escalier de pierre qui se terminait par une plateforme étroite sur laquelle reposait un autre pont-levis. Ils arrivèrent ainsi dans une petite cour au pavage de pierre blanche. Un homme descendait l'escalier d'honneur. Quand il les vit, il fit signe au gradé de le suivre et donna des ordres pour que Lyanne reste là sous bonne garde. Les soldats qui l'accompagnaient lui firent signe de se mettre dans un coin. Lyanne s'appuyant sur son bâton se cala contre le mur entre une porte et la bâtisse du puits.
Il sentait la pulsation du pouvoir dans le mur, un pouvoir contenu, retenu. Cet endroit n'avait pas de pouvoir personnel mais était l'endroit où un grand pouvoir pouvait s'exercer. Une impression à la fois familière et complètement étrangère lui venait quand il essayait de se représenter ce qu'il ressentait pulser dans ces pierres blanches.
L'attente dura un bon moment. Des gens allaient et venaient. Personne ne semblait lui prêter attention. Même les gardes discutaient entre eux. On vint les relever. Lyanne les entendit râler à propos du temps d'attente qui les mettait en retard pour la cantine, mais personne ne se préoccupa de savoir s'il avait mangé. Au milieu de l'après-midi, trois soldats sortirent d'une poterne. Le premier qui semblait être le chef vint prendre Lyanne en charge. Il renvoya les autres qui eurent l'air soulagé de ne pas rester plus longtemps. Se retournant, il dit à Lyanne :
- Suis-moi !
Sans attendre de confirmation, le soldat en tenue d'apparat repartit vers la poterne. Lyanne lui emboîta le pas. L'entrée avec ses deux portes successives était remarquablement bien défendue. Ils montèrent un escalier étroit aux marches inégales simplement éclairé de loin en loin par d'étroites fentes. Ils dépassèrent deux paliers aux lourdes portes pour atteindre le troisième niveau.
Là de nouveau, ils attendirent dans une pièce mal éclairée où plusieurs petits groupes faisaient comme eux. On dévisagea Lyanne à son arrivée. Au fond de la pièce une porte lui attira l'attention dès qu'elle s'ouvrit. Un militaire en sortit les bras chargés d'un plateau contenant les restes d'une collation. De nouveau, ils attendirent. Les autres groupes avaient repris leurs discussions. Au premier bruit que fit la porte, tous les présents se tournèrent dans un bel ensemble. Pour Lyanne, il n'y avait pas de doute. Derrière cette porte se tenait le centre du pouvoir.
Il vit sortir un homme de sa taille, habillé aussi d'un manteau et s'appuyant sur un bâton sculpté. Derrière lui sortit l'homme qu'il avait vu descendre l'escalier d'honneur.
- Soyez sans crainte. J'ai vu comme vous les signes. Mais bientôt c'est le jour de Bevaka.
Deux serviteurs s'avancèrent, s'inclinèrent et guidèrent l'homme au manteau vers un couloir que Lyanne n'avait pas remarqué.
L'autre homme, dont l'uniforme montrait la puissance, regarda tout autour de lui. Tous les présents s'agitèrent. Le regard de l'homme les survola sans s'arrêter. Quand il vit Lyanne, il fit un signe aux gardes qui le poussèrent dans le dos.  L'homme était déjà reparti. Lyanne lui emboîta le pas suivi des gardes, sous le regard interrogateur des différents groupes. Il passa dans le couloir sombre pour déboucher dans une salle de grande taille richement décorée. Au fond sur une estrade se tenait un trône. Sur la gauche était dressée une table. Les murs couverts de tapisseries. L'homme dirigea ses pas vers la table où il s'assit. À leur entrée les gardes mirent genoux à terre. Voyant que Lyanne ne le faisait pas, un soldat se releva précipitamment et se dirigea sur lui, tenant sa lance à deux mains à l'horizontale, prêts à frapper dans le dos. Ce fut rapide et brutal. Le soldat vola en arrière. Un morceau de sa lance se planta dans une poutre. L'autre explosa sur le mur. Et Lyanne réajusta son marteau.
Tous les soldats présents réagirent comme un seul homme. On entendit le bruit des armes sortant des fourreaux.
- SUFFIT !
Le silence se fit.
- Rangez vos armes.
L'homme qui était resté assis derrière la table, fit signe à Lyanne d'approcher :
- Les rapports te présentent comme un guerrier redoutable. Je vois qu'ils ont raison. Ils t'ont présenté comme un homme-oiseau. Je vois que tu en portes le manteau mais en es-tu un ?
- Je porte ce manteau depuis que je l'ai trouvé. Qu'est-ce qu'un homme-oiseau ?
- Tu portes ce manteau et tu ne sais pas ce que cela représente ! Qui es-tu ?
- On m'a donné beaucoup de noms dans ma vie. Mon vrai nom est mien, mais tu peux m'appeler Louny.
- Sais-tu qui je suis ? J'ai le pouvoir ici.
- Oui, j'ai senti cela. Tu as le pouvoir en ce lieu... Mais ailleurs ? Mon pouvoir est mien. Te crois-tu capable de me l'ôter ?
- Tu viens comme un voleur et tu me menaces !
- Tu me traites de voleur. Tu es dans l'erreur. Je suis un chemin.
- Tu étais sur un de nos bateaux avec deux  Cousmains. Pour moi, tu es comme eux. Tu mérites le sort des voleurs, comme les deux autres.
- Quel est-il ?
- En temps ordinaire, la mort.
Lyanne sourit. L'homme en face de lui se leva, menaçant.
- Tu me nargues !
- J'ai entendu ce que tu as dit... En temps ordinaire... J'en conclus qu'aujourd'hui est un autre temps et que la punition est autre.
- Tu raisonnes bien, Louny. Le sort qui t'attend est pire ! Tu finiras dans la gueule du Frémiladur.
- Parce que bientôt arrive le jour de Bevaka ?
- Comment connais-tu cela ?
- Je t'ai entendu en parler à celui qui me précédait dans cette salle.
- Tu ne sais rien et tu viens comme un voleur.
- Tu as vu les signes... J'en fais partie.
- Tu me troubles... Tu ne te conduis pas comme un Cousmain. Ils ne savent que voler et piller et aucun Cousmain ne s'est battu comme tu te bats.
L'homme se retourna vers la fenêtre qui donnait sur une autre cour. Le silence se fit. Lyanne sentait la présence des autres soldats. Si la lance était toujours plantée dans la poutre, on avait évacué le soldat qu'il avait assommé. Par contre d'autres étaient venus. Dans cette salle qui ressemblait à une salle du trône, il y avait au moins sept mains de soldats d'élite. Lyanne se mit à craindre d'être obligé de faire un massacre. L'homme à la fenêtre, avait les mains dans le dos. Il les tapait l'une dans l'autre. Lyanne sentait son indécision. Les mains s'arrêtèrent. L'homme se retourna.
Sa physionomie mit Lyanne en alerte.
- Je ne vais pas attendre le jour de Bevaka... Tu es un voleur.
Ce fut un signal. Les armes cliquetèrent. Avant que le premier soldat eut fait un pas, Lyanne avait décapuchonné son bâton de pouvoir, l'avait planté au centre de la pièce et était passé entre l'homme et la fenêtre. Toujours aussi rapidement, il avait pris la dague de l'homme et lui avait juste fait une estafilade sur la gorge.
L'homme s'était retourné. Il avait porté la main à sa gorge et l'avait ramenée ensanglantée. Il avait regardé ses soldats semblant immobiles et les yeux agrandis par la peur, avait demandé :
- Qui es-tu vraiment ?
- Avant de répondre à ta question, tu vas répondre aux miennes. Ici tu commandes. Quel est ton nom ?
- Je suis Digrat, de la famille des Elkaouït. Je suis gouverneur de la Grande Forteresse depuis cinq ans.
- Quels sont les signes ?
- Cela a commencé avec la Tempête Noire. Son arrivée annonce le changement de saison. Cette année, elle arrive tôt, beaucoup trop tôt. Après est venue l'éruption du Frémiladur. Je l'ai parfois vu fumer. Je n'avais jamais vu d'éruption. D'après les anciens, de mémoire d'hommes, on n'avait jamais vu le Frémiladur dans une telle colère. Pour finir, tu as senti, même la terre s'est mise à bouger.
- Qu'annoncent les signes ?
- Que le pouvoir va changer.
- Tu as le pouvoir ici. Qui a le pouvoir dans ce pays ?
- C'est le roi Logambo. Voila longtemps qu'il règne. Le jour de la Bevaka, il donnera ce pouvoir à son fils. La cérémonie se passe au bord du lac de feu du Frémiladur. Tout concordait... Et tu arrives et avec toi les loups noirs, eux que l'on n'avait pas vus depuis des années. La légende dit que c'est la reine Sela Donguai qui leur a dit de disparaître jusqu'à son appel.
Lyanne regarda vers les soldats. Ils venaient de terminer le premier pas. Ils bougeaient au ralenti par rapport à lui. Il avait encore le temps. Il se tourna vers Digrat.
- Quand a-t-elle régné ?
- Il y a bien longtemps. C'est elle qui restaura la dynastie après le règne calamiteux de son père. Ce fut une reine guerrière. Elle a conquis les territoires au levant du fleuve Tirbet jusqu'aux montagnes de la Lune. Si elle y fixa Tombgat, la capitale, elle a toujours gardé une armée d'élite ici. Car c'est ici que se joue le pouvoir. Tous les ans pour le jour de Bevaka, celui ou celle qui règne vient pour jeter sa couronne dans le lac de feu du Frémiladur. Le lac la rejette et le pouvoir est assuré pour un cycle.
- As-tu déjà assisté à la cérémonie ?
- Non, seule la famille royale va jusqu'au bord du lac de feu. Pour les autres, c'est la mort. C'est pour cela qu'on envoie les condamnés pour porter les offrandes.
- Maintenant sache que je suis roi dans mon pays et que je suis mon chemin. C'est la Tempête Noire et le Frémiladur, puisque tel est son nom qui m'ont conduit là où les gardiens nous ont trouvés. Je cherche la paix et veux éviter la guerre. Je sais me battre et je vais te donner le choix de la vie ou de la mort.
Lyanne se mit en mouvement. Même pour les yeux de Digrat qui voyait ses soldats bouger au ralenti, Lyanne devint comme le vent qui souffle en tempête.
Et brutalement tout redevint normal. Digrat vit tous les soldats présents s'effondrer assommés. Les serviteurs avaient subi le même sort. Seuls restaient debout Lyanne et lui.
Lyanne revint vers Digrat.
- Tes soldats vont se réveiller, mais pour la vie ou pour la mort ?

lundi 10 novembre 2014

La rencontre avec les militaires se fit à la fin de la matinée. La patrouille avait fière allure. Les uniformes étaient en bon état. L'armement comportait une épée, une lance ou un arc. Elle était forte d'une vingtaine d'hommes.
Lyanne admira la manœuvre. Quiloma aurait apprécié. Il resta au repos appuyé sur son bâton de pouvoir, enveloppé du manteau des hommes-oiseaux.
Un gradé s'avança vers Katvia. Les gardiens aux tenues boueuses et à la mine fatiguée faisaient triste figure.
- Les messagers parlaient de trois prisonniers. Où sont-ils?
- Nous avons été accrochés par les hommes des marais. Je n'avais pas assez d'hommes valides pour surveiller celui-là et les deux autres.
- Qu'est-ce qu'il a de particulier ?
- C'est le meilleur guerrier que j'ai jamais vu.
En entendant cela, le gradé fit un geste. Immédiatement cinq archers se mirent en position de tir. Lyanne les regarda faire sans bouger, comme si tout cela ne le concernait pas.
- Et les autres? demanda le gradé.
- Il y a un boiteux et un gamin. Eux sont des Cousmains, mais pas celui-là. Ils semblaient en adoration devant lui. Ils l'appelaient " homme-oiseau".
- Homme-oiseau dis-tu ?
- Oui, homme-oiseau.
Le gradé dégaina son épée et s'approcha de Lyanne toujours immobile.
- Tu as entendu ? Es-tu un vrai homme-oiseau ?
-  Les Cousmains l'ont cru et sont en vie. D'autres ont refusé de croire et sont morts, répondit Lyanne en le regardant dans les yeux.
Le gradé affermit sa prise sur l'épée, passa derrière Lyanne. Il s'arrêta un instant et continua son tour. Revenu devant Lyanne, il lui dit :
- Ce manteau n'est pas à toi. Toi aussi, tu es un voleur.
- Tu dis des vérités et des mensonges. Ce manteau reposait sur un homme mort depuis longtemps. Je l'ai ramassé.
- Voilà des générations qu'a disparu le dernier homme-oiseau et tu arrives ici avec son manteau.
- Mes pas ont suivi les signes.
- D'où viens-tu ?
- Je viens de très loin, là où la terre gèle et où le blanc domine.
- Tes paroles sont des énigmes pour moi. Mon chef t'interrogera. Tu vas venir avec nous. Donne-moi tes armes.
Lyanne eut un sourire :
- Je porte simplement un marteau de forge à la ceinture.
- Où sont les autres armes?
- Qu'en ferais-je ?
Le gradé eut un geste d'énervement :
- As-tu une épée ou autre chose ?
- Je te réponds par la négative. Ces choses-là me sont inutiles.
- Mes archers vont te suivre. Au moindre geste suspect, ils t'abattront.
Le gradé se tourna vers Katvia :
- Quant à toi, va faire ton rapport immédiatement.
Les gardiens saluèrent et partirent, l'air encore plus las.

mercredi 5 novembre 2014

Le lendemain matin, Lyanne se retrouva isolé. Sounka et Ziepkaar marchaient devant avec le guide. Les gardiens laissaient de l'espace entre eux et Lyanne qui suivait les premiers. On avait quitté les terres noires fertiles et dangereuses pour s'engager dans une lande encore marécageuse par endroit.
Il accueillit l'arrivée de la pluie comme une bénédiction. Chacun se couvrit d'une cape et marcha en regardant ses pieds.
Ils avancèrent ainsi sous un ciel bas et noir. Rapidement l'humidité les envahit. Les capes devenues lourdes, laissaient passer une partie de l'eau. Tout le monde marchait en silence. Seul le bruit des pas sur le sol détrempé troublait la pesanteur de l'atmosphère. Les bêtes elles-mêmes se terraient. Ils traversèrent à gué plusieurs ruisseaux qui enflaient au fur de la journée.
Katvia fit faire la pause du milieu du jour dans un bosquet d'arbres chétifs qu'on apercevait de loin dans cette lande. Il reprocha au guide la lenteur de leur progression. Ce dernier répliqua qu'en cette saison, l'eau envahissait beaucoup de bons chemins. Les détours étaient nombreux pour trouver des passages praticables. Katvia le somma d'aller plus vite. Le guide prit l'air contrarié. Le groupe s'était entassé sous plusieurs capes tendues comme des bâches entre les troncs tortueux. Le moral était bas.
La pause fut courte. Tout le monde reprit son cheminement silencieux à la queue leu leu. La pluie continuait forte et continue. Le guide malgré sa connaissance du milieu dut leur faire rebrousser chemin plusieurs fois. Katvia devint de plus en plus nerveux à chaque erreur. Devant un chenal intraversable, il perdit même son sang froid et frappa le guide l'envoyant rouler à terre. Ce dernier se releva en lui jetant un regard de haine pure qui s'effaça quand Katvia releva sa trique. Le guide rampa un peu plus loin et se releva en montrant un petit épaulement de terrain couvert de buissons. Il avança rapidement montrant un chemin. Il distança le groupe d'une trentaine de pas, monta d'un côté pour revenir sur ses pas et prendre une autre trace aussi peu marquée. Lyanne levant un peu les yeux pour regarder où aller, le vit arriver en haut, se retourner, leur faire signe de le suivre et disparaître entre les plantes. Quand il arriva en haut, il se heurta au gardien qui le précédait.
- Et maintenant... On va où ?
Lyanne regarda à son tour. Sous le rideau de pluie qui grisait l'horizon, le guide avait disparu. L'arrivée de Katvia ne rassura personne. Il tempêta, vitupéra, hurla au guide de revenir mais rien n'y fit. Ils se retrouvèrent seuls dans ce labyrinthe d'eau et de boue. Lyanne sentit la peur des hommes. Il entendit l'un ou l'autre chuchoter l'histoire des patrouilles perdues dans ces terres incertaines.
- On va tous crever.
Katvia se retourna violemment en exigeant de savoir qui avait dit cela sans obtenir de réponse.
Ce fut Ziepkaar qui interrompit ses vitupérations :
- Ben... Ya qu'a suivre le courant... On arrivera à la mer.
Le regard de Katvia fut le seul à s'illuminer. Les autres n'étaient pas plus rassurés par cette option que par celle d'attendre.
- On a des vivres pour trois jours. En se rationnant on peut tenir six. On va faire ce que dit l'enfant. Là on avisera.
Les visages se fermèrent mais aucun n'osa désobéir. Chacun se mit à scruter l'eau. Seul Lyanne regarda vers le ciel. Les nuages couraient encore nombreux. Il les sentait moins épais. Il espérait que la pluie cesse avec la fin du jour.
Sounka fut le premier à donner la direction. Katvia l'associa à un gardien et les envoya ouvrir la route. Lyanne se retrouva au milieu du groupe. L'avancée devint rapidement difficile. Ils devaient souvent marcher dans la boue ou dans la vase.
Quand la nuit arriva, ils n'avaient que très peu progressé. Katvia fit dresser un bivouac sur le seul espace à peu près plat qu'il trouva. Heureusement la pluie se transforma en crachin.
- On devrait faire du feu !
La remarque de Lyanne fit apparaître quelques sourires crispés.
- T'as qu'à essayer, toi qu'es si fort...
- J'ai repéré des herbes comme celles de mon pays. Je dois pouvoir les allumer malgré la pluie.
Katvia haussa les épaules en signe d'assentiment :
- Il ne faut pas aller trop loin...
Lyanne hocha la tête et s'éloigna d'une dizaine de pas. Il trouva une sorte de buisson bas qui lui évoqua le bois de la forge de Kalgar. Il en fit un tas.
- T'vas faire comment  ? T'as même pas de pot à feu !
- Écarte-toi, répondit Lyanne au gardien qui le surveillait. C'est un des secrets de mon peuple.
L'homme s'éloigna en grommelant. Lyanne se pencha, cachant aux autres ce qu'il faisait. Bientôt une fumée blanche s'éleva. Elle fut suivie du bruit du crépitement du petit bois qui s'enflamme.
Quand Lyanne se releva, un bon feu éclairait la nuit naissante.
Si les gardiens se précipitèrent pour se chauffer, Katvia regarda Lyanne qui allait voir Sounka, de plus en plus surpris.
Avec la nuit, arriva l'angoisse. Autour d'eux, ils entendaient des bruissements, des grognements. Ils firent un tour de garde sur l'ordre de Katvia qui les engueula de prêter l'oreille aux légendes de vieilles femmes. Il affirma péremptoire que le monstre des marais n'existait pas.
L'attaque eut lieu au milieu de la nuit. Une des deux sentinelles donna l'alerte avant de mourir. L'engagement fut violent. Ziepkaar hurla quand une lance se leva au-dessus de lui. Elle n'atteignit jamais son but. Une gueule énorme se referma sur la lance et son porteur, faisant craquer les os en un bruit écœurant. Un rugissement acheva de mettre en fuite les assaillants qui furent poursuivis par le monstre.
Le feu avait été dispersé pendant l'engagement. Le regroupement des gardiens prit du temps. Katvia fit l'appel : quatre noms ne répondirent pas. Puis il repéra ses trois prisonniers qui revenaient  avec des branches assez rougeoyantes pour redonner du feu.
- Vous n'êtes pas blessés ?
- Rien qu'une égratignure, répondit Sounka. La lance m'a raté de peu et puis le monstre est arrivé.
- Tu l'as vu ?
- C'était énorme. J'ai vu une gueule pleine de crocs.
- Moi aussi, j'l'ai vu. C'était gros comme une montagne, s'exclama Ziepkzaar.
- Et toi, tu ne dis rien, demanda Katvia en regardant Lyanne.
- J'en ai assommé un... Et puis c'est arrivé. J'ai entendu le bruit de ses mâchoires et la fuite des autres. Le temps que je me ressaisisse, tout était fini.
Les gardiens survivants firent des récits parfois contradictoires.
- Peut-être vont-ils revenir ?
- Je ne crois pas, dit Katvia. Mais nous allons veiller.
- Qui nous a attaqués ? demanda Lyanne. J'aime savoir qui je tue et pourquoi.
- Ce sont les hommes des marais. Le guide était l'un d'entre eux. Ces bâtards ont un sens de l'honneur particulier.
- Ils nous ont attaqués parce que vous l'avez frappé, si je comprends bien.
Katvia ne répondit rien. Il détourna la tête pour aller s'occuper des survivants.
Ziepkaar prit la main de Lyanne et l'attira vers lui. Lyanne se pencha pour entendre Ziepkaar lui murmurer à l'oreille :
- C'est toi qui nous a sauvés. Ya qu'toi pour faire ça.
Quand le jour se leva, la pluie avait cédé la place à un ciel bas et gris. Le vent s'était mis à souffler en rafales. Les gardiens passèrent la matinée à faire une sépulture pour leurs compagnons morts au combat. Pendant ce temps, Lyanne et ses deux compères explorèrent les environs. Ils trouvèrent plus d'une dizaine de corps morts. Affreusement mutilés, ils témoignaient de la violence de ce qui était arrivé.
- Regarde, des traces de pas, fit remarquer Sounka.
Lyanne se pencha pour les examiner.
- On dirait plutôt un animal.
Il fit quelques pas en suivant les traces.
- Ce sont des traces de loups...
- Mais elles sont énormes, s'exclama Ziepkaar.
- Oui, répondit Lyanne. La meute de loups noirs est passée par ici.
Quand les gardiens eurent terminé leur cérémonie, Lyanne fit part de la découverte à Katvia.
- Les loups sont passés. Ils ont trouvé le chemin. Si nous les suivons, nous passerons.
- Mon pisteur est mort, répondit Katvia. Il vaut mieux aller vers la mer.
- Je sais suivre la piste qu'un autre a tracée.
Katvia le regarda curieusement. Il sembla peser le pour et le contre.
- Bon, on va te faire confiance... dit-il enfin.
Ils se mirent en route. Lyanne était devant. Devant ses yeux d'or, la piste était évidente. Il marchait vite. Quand vint le soir, ils s'installèrent sur un petit tertre. De nouveau Lyanne alluma le feu. Ils firent cuire des tubercules qu'ils avaient ramassés lors d'une pause.
Katvia semblait nerveux. Il fit signe à Lyanne de venir le voir.
- La piste des loups est une bonne piste. Nous avons bien progressé. Si demain nous marchons aussi bien, nous devrions sortir d'ici. Alors je devrais te remettre aux militaires, puisque tu es un voleur de bateau.
- Oui, tel est ton devoir.
Katvia remua sur son siège.
- Je pensais que si demain quand nous serons près de la sortie des marais, vous vous enfuyiez... Je n'aurais pas les hommes pour vous poursuivre...
- Je comprends... Mais je suis venu de très loin pour trouver cette terre. Alors fais ton devoir. Tu diras ce qui s'est passé.
- Les militaires ne sont pas les gardiens. Ils sont très durs. Tout le monde tremble devant eux. Seule la reine ou le roi ont autorité.
- J'entends... Je vais réfléchir.
Lyanne resta en silence. Katvia l'interrogea au bout d'un moment :
- Tu avais quelque chose à me dire ?
- Oui. Des hommes nous ont suivis. J'ai vu leurs silhouettes. Ils sont très discrets. Je les sens. Je crains une autre attaque.
Katvia jura plusieurs fois.
- À combien les estimes-tu ?
- Je dirais deux fois comme hier.
Après une nouvelle bordée de jurons, Katvia remercia Lyanne.
- Nous allons nous mettre en position de défense. Nous vendrons chèrement nos vies.
- Laisse-moi aller repérer avant de bouger. Cela rendra la défense plus facile.
Katvia acquiesça et commença à donner des ordres.
Lyanne s'éloigna du campement tranquillement comme quelqu'un qui va se soulager. Une fois accroupi, il se déplaça sans bruit devenant ombre dans le crépuscule. Il contourna les hommes des marais et se présenta à eux en arrivant dans leur dos.
Le premier qui le vit attaqua en hurlant et se retrouva immédiatement assommé aux pieds de Lyanne. Deux autres subirent le même sort avant que s'avance un homme.
- Qui es-tu, toi qui sais te battre ?
- Je viens en paix vous proposer de vous laisser la vie.
- Tu es seul... Nous sommes nombreux.
- Tu as vu ce qui est arrivé. Je peux faire pire. Je peux appeler le monstre qui est venu hier soir et pas un de vous ne survivra.
Lyanne entendit murmurer ses interlocuteurs.
- J'entends tes paroles, homme qui sait se battre. L'honneur a été bafoué. Seul le sang peut laver l'offense. Tu n'es pas celui qui nous a insultés. Pars, nous ne combattrons pas. Reste, tu deviendras notre ennemi.
- Alors nous allons nous combattre.
Lyanne n'avait pas fini de parler que tous l'attaquèrent.
Dans la nuit, le combat fut violent. Les hommes des marais luttèrent bravement mais ils ne faisaient pas le poids devant Lyanne. Les deux derniers qui tentèrent de s'enfuir ne virent même pas la mort arriver.
De retour au campement, il répondit à Katvia qui l'interrogeait :
- Ils sont dans l'incapacité de se battre. Nous pourrons dormir tranquille.
- Mais tous ces cris et ces bruits de combat ?
- Ils ont rencontré un ennemi plus fort qu'eux.

Comme l'avait annoncé Lyanne, la nuit fut tranquille. Le vent avait dispersé une grandeur partie des nuages. Ils se remirent en route avec un certain entrain.  La perspective de sortir vivant de ce lieu de mort les stimulait. Alors qu'il passait un ruisseau en milieu d'après-midi, Lyanne remarqua que Katvia et ses hommes étaient maintenant loin derrière. Il se tourna vers Sounka et Ziepkaar :
- Sounka, vois-tu ces traces ? Elles vous conduiront en lieu sûr. Les loups noirs seront vos amis.
Il interrompit Ziepkaar qui voulait dire quelque chose.
- Le moment est venu de se séparer. Nous nous reverrons bientôt.
Lyanne les regarda partir.
Quand Katvia arriva, il demanda :
- Où sont les autres ?
- Ils sont plus loin sur le chemin. Ici la terre est ferme. Bientôt tu trouveras tes repères.
Lyanne se remit en marche. S'appuyant sur son bâton, il monta une marche de pierre. Il vit les traces légères des pas de Ziepkaar et celles un peu plus nettes de Sounka. Elles devenaient indiscernables sur la dalle rocheuse sur laquelle il s'engagea. Plus loin, il vit sur sa gauche les traces de rochers en rochers. Regardant à droite, il découvrit un chemin bien tracé. Se retournant, il le vit longer la marche de pierre et s'éloigner vers les marais. Il s'arrêta, regarda Katvia et lui dit :
- Ce chemin semble conduire vers les tiens.
- Tu as choisi...
- Oui. J'irai au bout de ma quête.