Césure

Sans le petit bruit régulier de métal frottant sur de la pierre, je ne l'aurais même pas remarqué. Le brouillard était dense ce matin-là. On ne voyait pas à deux mètres. Seules les tours de la cathédrale émergeaient de la grisaille, là-haut. Au ras du sol, ma connaissance des lieux me permettait de me déplacer sans risque. Je savais où étaient les lampadaires et autres obstacles. Comme chaque matin, je me dépêchais. Je savais que je me levais trop juste pour aller au travail. La pensée de revoir mon chef me démotivait. Tout occupé à chercher le prochain poteau, j'évitais de penser aux remarques perfides qui m'attendaient pour ne pas avoir terminé le travail sur le dossier d'accréditation hier. C'est alors que j'avais remarqué le son. Je pris conscience de sa présence avançant sur la place du parvis. Ce raclement de métal sur la pierre était incongru. La seule image qui me vint à l'esprit, fut celle de cet indien dans un western, frottant son couteau sur une pierre avant de torturer son prisonnier. Comme je tâtonnais pour trouver la première marche du grand escalier de la cathédrale, je remarquais que le bruit devenait plus net. Quand mon pied heurta la pierre, je faillis tomber trop occupé à scruter le brouillard pour chercher l'origine de ce raclement. Je jurais  tout en essayant de retrouver mon équilibre.
Le raclement cessa sur le champ.
- Ici!
Je fus surpris par ce chuchotement grave venu du haut des marches. Même si seulement cinq à six mètres me séparaient du haut du parvis, je ne distinguais rien. J'hésitais quelques instants.
- Ici !, reprit la voix, les gouilles peuvent venir...
Il y avait une telle impériosité dans cette voix que je gravis les degrés. Arrivé à mi-pente, je vis une silhouette. Une marche de plus me permit de distinguer la main tendue dans ma direction. Je fis les  deux enjambées qui m'en séparaient, ma main se tendant vers cette autre main que je devinais. Je fus saisi, tiré et je me retrouvais collé contre un des piliers du porche.
J'allais protester quand une main sur ma bouche m'intima le silence. J'allais râler de plus belle quand je sentis l'autre présence. C'était énorme et ça puait. Ça fit trembler le sol en passant. Je pris pour une bénédiction de ne voir que des remous dans le brouillard. La main qui me bâillonnait, quitta la bouche. Je pus détailler celui qui m'avait entraîné là. Petit mais avec des épaules plus larges que les miennes, il était habillé de vêtements couleur pierre. Je n'avais jamais vu personne avec de tels vêtements. Est-ce que je devenais fou ?
- Inconscient, tu te promènes sans arme ici !
Le ton était chargé de reproches que je ne comprenais pas. Je n'avais jamais eu d'arme et je n'en avais jamais eu besoin. La police était là pour ça. En le regardant mieux, je vis qu'il portait une épée au côté  et divers poignards accrochés à différents endroits de son corps. Sa main droite serrait une dague comme j'en avais vue dans les musées sur la chasse.
Je me défendis :
- Que voulez-vous que je fasse d'une arme pour aller au bureau ? C'est vous qui êtes inconscient de vous promener en ville avec un tel attirail...
- Tu es encore plus bête que je ne pensais ! Tu sors quand il y a un brouillard du diable sans même un canif. Tu cherches la mort ?
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
Il allait commencer une phrase quand les cloches sonnèrent la demi. J'allais être en retard !
Je lui en fis la remarque, cherchant déjà l'excuse à présenter à Monsieur Lormeur, mon chef. Je ne me voyais pas raconter que j'avais rencontré un drôle de type dans le brouillard en train d'aiguiser une dague sur le parvis de la cathédrale...
Il ne me laissa pas le temps de continuer ma diatribe.
- Tais-toi ! On n'a plus le temps !
- Le temps de qu.....
Ma phrase testa en suspens. Ouvrant une vieille porte que je n'avais jamais remarquée, il me poussa à l'intérieur.
Il la referma tout aussi brusquement. De nouveau j'allais ouvrir la bouche pour protester quand j'entendis des grognements derrière le montant de bois. Il se mit à trembler comme si une patte géante le secouait.
- Tu préfèrerais être de l'autre côté ? me demanda celui qui m'avait entraîné.
- Où sommes-nous ? demandais-je.
- L'escalier est en général sûr, mais ne traînons pas. Des fois il y rôde de petites gouilles !
Je lui pris le bras avant qu'il n'ait le temps de monter :
- Qu'est-ce que des gouilles ?
- C'est le nom que vous leur donnez.
- Pour moi, des gouilles, ce sont des poches d'eau sale !
- Ah ! Vous les connaissez pourtant. Mais avançons... L'immobilité peut être mortelle.
Il se mit à grimper l'escalier en colimaçon sa dague à la main. Bon gré mal gré, je le suivis. Les marches étaient inégales et usées. Le manque de lumière m'obligeait à faire très attention à mes pieds. De temps à autre, nous nous arrêtions sans que je comprenne pourquoi. Puis il reprenait son ascension. Plusieurs fois j'essayais de dire quelque chose. À chacune de mes tentatives, il me faisait signe de me taire, semblant guetter quelque chose. Brutalement, il repartait. Ne me laissant que le choix de le suivre.
De temps à autre nous arrivions à un palier. Un ou plusieurs couloirs s'enfonçaient dans une pénombre inquiétante. À chaque fois il négociait le passage avec force précautions. Comme rien ne se passait, je trouvais tout cela très exagéré. Je suivais en maugréant de plus en plus. Si la surprise fut totale, pour moi, mon compagnon réagit avec la rapidité d'une longue habitude. Sa dague crissa en glissant sur le revêtement de son agresseur. Sous le coup, l'ombre sembla rebondir sur le mur et vola vers moi. Sans réfléchir, je fis un grand geste frappant la sombre silhouette avec ma sacoche. Le bruit de verre cassé m'apprit que mon ordinateur venait d'exploser dans le choc. J'en ressentis une violente douleur dans l'épaule gauche. Malgré cela je regardais la silhouette étalée en travers des marches. C'était un être difforme avec des ailes tronquées et des griffes impressionnantes. Elle bougeait encore. Me tournant vers mon compagnon de route, je l'interrogeais du regard. Il fit un geste éloquent de la main sur le cou. Cela me fit horreur et je lui en fis part...
- Tu préfères qu'elle te saigne, cette gouille ? me répondit-il en attrapant son agresseur avec la ferme intention de l'égorger.
C'est alors que je détaillais l'étrange créature qui était devant nous. Cet aspect, ces formes...
- Mais c'est une gargouille ! m'écriais-je.
- C'est ce que je t'ai dit : C'est une gouille! Et une des pires. C'est une gouille du nord. On la reconnaît à sa carapace verte !
Il disait cela tout en la découpant, séparant la tête du corps.
- T'as un joli coup... Je ne te croyais pas capable... Après tout, tu n'es qu'un humain !
Ayant dit cela, il lança la tête dans l'escalier. On l'entendit rebondir avec fracas.
- Ne restons pas là, ses copines vont rappliquer. Viens, ya un refuge pas loin !
Il s'élança dans un des couloirs. Je lui emboîtais le pas, lâchant ma sacoche de bureau, persuadé que mon ordinateur était hors service. Derrière nous, s'éleva une sombre lamentation.

- Qu'est-ce que tu nous ramènes, le soldat ?
Celui qui avait parlé était un haut gaillard à la tête de travers. Il avait une couleur de peau plus claire que les autres. Tous regardèrent dans notre direction. Nous venions de déboucher dans une salle voûtée quand mon compagnon se fit interpellé ainsi.
- J'ai trouvé ce pèlerin sur les marches du parvis...
- Toi ne sais pas encore que tu n'as pas le droit d'y aller !
Un moine tonsuré s'était approché pour faire des reproches au soldat.
- Écoute, Cénobite, c'est quand même pas de ma faute si c'est le seul endroit où je peux aiguiser mes armes. Tu sais pourtant que les autres pierres ne valent rien pour ça !
- Suffit, tous les deux, on va pas faire venir le vieillard pour vous faire tenir tranquille !
Il se tourna vers moi :
- Raconte, nous t'écoutons.
- Mais qu'est-ce que vous voulez que je vous raconte ??? m'écriais-je.
- Mais ton histoire….
Je m’exécutais de mauvaise grâce. Quand j'en arrivais à la rencontre avec la gargouille, tous les présents poussèrent des cris.
- Vous avez rencontré une gouille du nord et vous êtes encore vivants ! s'exclama une voix.
Leur surprise m'étonna. Nous nous étions seulement débarrassés d'un agresseur.
- Et il l'a tuée avec quoi, le pèlerin ? demanda un autre.
- Il avait comme une besace et il l'a estourbi avec ! répondit mon guide.  Alors je l'ai décapitée et j'ai envoyé bouler son crâne dans l'escalier.
- Tu n'aurais pas dû,  lui dit le grand gaillard à la tête de travers.
- Depuis le temps qu'elles nous cherchent et bien aujourd'hui, elles m'ont trouvé ! répondit le soldat.
- Ce n'est pas pour cela que je te dis ça. Je suis d'accord avec toi. Je sais bien qu'on la reverra un jour. Même décapitées, les gouilles, ça meurt jamais complètement. Mais maintenant, elles bloquent la route.
- Et alors ?
- Et alors ? ET ALORS ? Tu vas le faire sortir comment ton pèlerin ?
Mon guide resta sans voix.
- Comment ça ? demandais-je d'une voix mal assurée.
- Qu'est-ce que tu crois, pèlerin ? Tu es entré mais il faut pouvoir ressortir.
J'avoue que cet aspect des choses ne m'avait pas encore effleuré. Pourtant, je commençais à comprendre ce qui m'arrivait. Si "le soldat"  m'était inconnu, j'avais déjà remarqué "grand gaillard". Il faut dire qu'une tête penchée est un détail troublant. J'avais eu l'explication un jour, par hasard. J'étais passé sur le parvis comme je le fais tous les jours. Un groupe de retraités écoutait un guide devant le grand portail. Ce dernier était un homme moderne équipé d'un haut-parleur. Sa voix portait au moins jusqu'au milieu de la place. Pendant que je me dépêchais de rejoindre le bureau, j'avais entendu ses explications sur le pilier central de la porte. Le personnage sculpté avait la tête penchée pour signifier l'effort de porter la pierre du linteau mais il avait le sourire car il accomplissait une tâche de service : il était le peuple qui soutient l'Église. D'autres détails suivaient. J'en perdis le fil dans un concert de klaxons en arrivant à l'autre bout de la place.
En regardant ceux qui étaient présents je reconnus d'autres personnages du portail. Ce satané brouillard devait être magique puisqu'il m'avait fait entrer dans le monde où les gargouilles font la guerre aux personnages du portail et où les choses ne se passaient pas comme on le pensait.
J'en étais là de mes pensées quand un petit personnage avec d'immenses oreilles arriva.
- Les gouilles... Les gouilles... Elles arrivent!
Je regardais le soldat l'air interrogatif.
- On peut lui faire confiance... C'est un panotii...
- Un quoi ?
- Un panotii !
Devant mon incompréhension, le soldat soupira :
- T'as un bon coup de massue, mais tu ne connais rien à rien...
Prenant un ton patient, il entreprit de m'expliquer ce qu'était un panotii. Aux confins de son monde, vivaient toutes sortes de gens étranges. Les panotii en faisaient partie. Il s'agissait comme j'avais pu le voir, de petits êtres aux oreilles tellement grandes qu'elles leur servaient de manteau. Cette difformité avait un avantage. Ils entendaient tout, les bonnes et les mauvaises nouvelles, de très très loin, et même du bout de la terre. Donc si un panotii te disait que les gouilles du nord arrivaient, c'est que les gouilles du nord arrivaient. Il me disait cela sur un ton exalté. On allait en découdre une bonne fois pour toute.
Les autres semblaient beaucoup plus circonspects. On se mit à discuter beaucoup pour savoir quoi faire. À part le soldat qui voulait se battre, les autres préféraient en appeler aux armées du ciel. Le grand gaillard s'approcha de moi :
- Tout ceci ne te regarde pas, me dit-il. Tu vas suivre ce couloir. Au bout tu raconteras ton histoire. Peut-être que quelqu'un saura comment tu peux sortir.
Je le remerciai, dis "au revoir" au soldat qui m'écouta d'une oreille distraite et je m'engageai dans ce passage qui me sembla bien sombre.
Je posais un pas après l'autre. Le sol était très inégal et j'étais déjà tombé plusieurs fois. De nouveau, je me demandais comment un couloir aussi long pouvait tenir dans un bâtiment. Il y faisait tellement sombre que je ne voyais pas les difficultés du chemin. J'oscillais entre un excès de confiance et peur de poser le pied. Le temps me parut long. J'entendais de plus en plus loin le bruit des discussions des personnages du portail. Devant le silence régnait.

Je commençais à désespérer de trouver le bout du tunnel quand j'entrevis une lueur.  J'accélérais le pas, profitant de la lumière, pour suivre les sinuosités du tunnel. Bientôt je rencontrais une autre étrange créature au corps serpentiforme. J'avais beau ne rien savoir selon le soldat, je savais quand même que le serpent est une bête maléfique sur les églises. Quand il me vit, son visage prit un air triste et contrarié.
- Ah, noble étranger ! Quel plaisir de vous rencontrer !
Je répondais par un sec bonjour.
- Je vous comprends, reprit l'être en face de moi. Mais si vous saviez quel est mon triste sort, alors que je n'ai que des bonnes intentions. Le Monde est injuste. Je suis sûr que vous-même vous avez déjà été victime de telles vilenies.
Je ne pus qu'approuver. Rien qu'au bureau, je vivais injustice sur injustice.
- J'ai tenté de corriger ce qui pouvait l'être. Mais les gens se sont mépris, surtout certains. Vous savez bien tous ces gens qui croient tout savoir mieux que les autres.
Ça aussi je voyais bien. Je commençais à me poser des questions sur tout ce que j'avais entendu. Qui était vraiment cet être serpentiforme ?
Nous discutions au milieu du tunnel juste éclairés par la lumière qu'il irradiait. Sa voix était assez douce, légèrement traînante. J'aurais pu continuer à l'écouter un bon moment. Il s'excusa de son manque de temps et s'éloigna de moi.
Je me retrouvais dans le noir. Mon moral était en baisse. Je ne savais pas quoi faire. C'est vrai que le chasseur était le grand fautif de l'histoire. Pourquoi m'avait-il entraîné dans cette histoire ?
Brusquement je fus ébloui. Me protégeant les yeux, je devinais une silhouette de géant.
- QUI ES-TU, PÈLERIN ? tonitrua une voix.
Je me collais contre la paroi, me demandant comment échapper à un tel être.
-Je,..., je cherche la sortie.
- LA SORTIE ? D'OÙ SORS-TU ?
-J'étais avec le soldat et puis ya un panotii qui a dit que les gouilles du nord arrivaient, alors le grand gaillard, celui qui a une tête penchée, m'a fait partir.
- LES GOUILLES DU NORD ARRIVENT ! JE VAIS ALLER LES RAMENER À LEUR PLACE !
La silhouette immense se mit en mouvement. Je poussais un soupir de soulagement quand la lumière cessa de m'éblouir. Comme je me tenais appuyé sur le mur, je décidais de m'éloigner du lieu de la rencontre. Une main bien posée sur le mur, je fis quelques pas. Le sol inégal m'inquiétait. Je tâtais du pied la solidité du prochain appui quand surgit une nouvelle fois, le géant à l'épée flamboyante.
- TU NE M'AS PAS DIT, PÈLERIN, SI TU AVAIS RENCONTRÉ QUELQU'UN AVANT MOI ? Pour me parler, il s'était rapproché. Je m'aperçus que c'était un chevalier sur son destrier. Son épée à double tranchant, émettait une forte lumière. J'en avais mal aux yeux, à nouveau.
Je n'avais pas très envie de dénoncer cet être avec qui j'avais échangé quelques mots et qui m'avait si bien compris. Le chevalier dut sentir mon hésitation car il reprit :
- TOI, TU AS RENCONTRÉ LE MAÎTRE DU MENSONGE ET IL A PRESQUE RÉUSSI À TE SÉDUIRE... VERS OÙ EST-IL PARTI ?
Instinctivement, je fis un mouvement de tête comme pour jeter un coup d'œil dans la direction du départ de l'être serpentiforme.
La lumière devint plus forte. C'était son épée qui semblait jeter des flammes. Elle était pointée derrière moi dans la direction qu'avait prise l'être serpentiforme. Mon cheval se cabra. Le chevalier le maîtrisa :
- IL CROYAIT M'ÉCHAPPER GRÂCE AU BROUILLARD DU DIABLE... SUS !
Et il éperonna sa monture.
- Quel votre nom ? lui demandais-je.
Il était déjà au triple galop quand il me cria :
- GEORGES !
Sa lumière mit du temps à s'éteindre. J'en profitais pour avancer rapidement. Quand le noir fut de nouveau complet, je fis une petite pause.

Je ne sais pas combien de temps je restais assis dans le noir. Il y eut comme une étincelle. Puis ce fut une puis deux, puis trois petites flammèches qui se mirent à tourner autour de moi. Elles changèrent de couleur tout en accomplissant un ballet compliqué. Cela avait un aspect joyeux et séduisant. Bientôt, j'entendis un chant dont je ne comprenais pas les paroles. On aurait dit une sorte de comptine. Cela me rappelait mes années d'enfance et les chansons joyeuses de l'école. Je me mis à fredonner l'air.
Les trois feux follets cessèrent leur sarabande.
- Ah ! Mais il chante, dit une première voix
- Et même sans fausse note, dit une deuxième voix
- Il pourrait jouer avec nous, dit la troisième voix.
Les flammèches reprirent leur danse endiablée.
- Promenons-nous dans les bois,
Pendant que le diable n'y est pas,
Si le diable y était,
Ils nous emmèneraient.
Je restais sans voix. Où était le loup de mon enfance ?
- Ah ! Mais il ne joue pas, dit la première voix.
- C'est très contrariant !, dit la deuxième voix.
- Ça mérite une leçon !, dit la troisième voix.
Je fus soudain cerné de flammes qui me touchaient aux mains ou au visage. À chaque fois c'était la même sensation cuisante. J'avais l'impression d'avoir frotté ma peau avec des poignées d'orties.
Je criais:
- ÇA SUFFIT ! ARRÊTEZ !
Rien n'y faisait. Je me levais, me mettant à courir dans la relative obscurité. Les flammèches me poursuivaient, leur luminosité trop faible ne me permettait pas d'éviter les irrégularités du tunnel. Je tombais plusieurs fois provoquant leur hilarité. Je me mis à courir comme on court pour éviter un essaim de guêpes. Je heurtais violemment le haut du tunnel. Je perdis conscience accompagné par des rires sardoniques.
Ploc, ploc, ploc !
Ce furent des gouttes d'eau qui me réveillèrent. J'ouvris les yeux. Un homme penché sur moi versait goutte à goutte de l'eau qu'il avait dans une gourde accrochée à son bâton.
- Ça va mieux ? Vous avez dû prendre un sacré coup... Vous avez une belle bosse.
La voix était grave et posée. L'homme pourrait une grande cape et un vaste couvre-chef.
Je me redressais sur un coude. Une faible lumière venait d'une lanterne.
- Qui êtes-vous ? demandais-je, rendu méfiant par ma précédente rencontre.
- Je suis un voyageur qui voyage, mais je pourrais être un pèlerin qui pèlerine. Ça dépend où vous me voyez.
Son discours était plus qu'étrange.
- Mais ne restons pas ici, poursuivit-il. J'ai croisé des feux follets. Ces diablotins sont toujours prêts à faire une vilénie. Pouvez-vous marcher ?
Je fis signe que oui et je me mis debout. Plus exactement, j'essayais. Je me retrouvais assis par terre, les yeux emplis d'étoiles.
L'homme me soutint lors de la deuxième tentative.
- Je vais vous installer sur mon âne.
Joignant le geste à la parole, je me trouvais juché sur un bât agrémenté de coussins. La bête était placide et se mit en route dès que mon sauveteur la sollicita.
Ma monture avançait en balançant doucement. Je somnolais pendant que nous avancions. Le voyageur marchait du même pas régulier, s’éclairant de son fanal. Autour de nous la nuit était toujours aussi intense et seule sa lumière en dispersait un peu la noirceur.
Je perdis encore une fois la notion du temps. Quand je me réveillais, nous approchions d’une zone où régnait une sorte d’aube. Si j’essayais de fixer la scène je voyais bien l’espèce de bâtisse au centre mais plus j’en éloignais mon regard et plus tout devenait flou et sombre.
- Nous arrivons.
Sur ces mots, il fit avancer son âne jusqu’à la porte de ce qui se révéla être un abri de pierres sèches.
Toujours aussi prévenant, il s’avança vers moi pour m’aider à descendre.
- Vous êtes assez vaillant ? m’interrogea-t-il tout en m’aidant à mettre pied à terre. À ce moment-là, un homme vêtu d’un drap enroulé autour de lui sortit. Quand je vis le drapé du tissu, je pensais à ces statues vues au musée. Je ne savais plus si elles étaient grecques ou romaines. Elles représentaient des hommes habillés comme cela…
- Bonjour, dit l’homme. Je vous attendais, le corbeau m’a amené trois pains.
Si mon compagnon ne dit rien, je manifestais ma surprise. N’osant rien dire, j’emboîtais le pas à mon guide. La pièce était petite mais propre. Dans un coin, une banquette de pierre couverte de peaux de moutons devait servir de lit. Quelques cases contenaient l’indispensable, une lampe à huile qui nous dispensait sa lumière, un plat contenant effectivement trois pains, une cruche avec de l’eau.
- Ne sois pas surpris, dit l’homme qui nous accueillait. Les corbeaux me ravitaillent chaque jour. Ils m’amènent un pain. Aujourd’hui, ils m’en ont déposé trois. Je me suis donc préparé à votre venue.
Il me disait cela sur un ton d’évidence. Intérieurement, je restais stupéfait.
Il sortit d’une case plus profonde, plus fraîche, un saladier rempli de verdure qu’il posa au centre de la pièce sur une petite table. Il me tendit le seul tabouret, invita le voyageur à se poser sur la banquette et lui, s’assit simplement à terre. Le repas commença en silence. Le voyageur fut le premier à parler :
-Je ne vais pas pouvoir rester. Il me faut continuer mon voyage. Puis-je vous le confier ? demanda-t-il à notre hôte tout en me désignant du doigt.
- Ma maison est une maison ouverte, répondit l’homme drapé.
- Si besoin, je vous dédommagerai quand je repasserai, dit le voyageur.
- J’ai quitté le monde, il y a bien longtemps, répondit l’homme drapé tout en rompant le pain. J’ai tout laissé là-bas. Ici j’ai trouvé la paix et la sérénité. J’accueille ceux qui viennent. Va par le monde faire ce qui doit être fait. Les corbeaux et moi-même veillerons sur lui.
Sans ce mal de tête qui me broyait les tempes, j’aurais protesté. J’étais assez grand pour m'occuper de moi. L’homme drapé avait repris la parole et racontait sa vie d’avant. Il avait été chef dans son pays, et un jour en avait eu assez de tous ces plaisirs qui ne le satisfaisaient jamais, de tous ces gens qui le flattaient et faisaient comme un écran à la vérité. Il avait alors entendu parler de l’ermite Antoine, là-bas dans un pays lointain. Il avait alors tout quitté pour trouver cet homme qu’on lui avait décrit comme bienheureux. Antoine l’avait accueilli comme un fils. Il l’avait aidé pendant les premiers temps. Ils avaient construit une première borie pour qu’il y habite. Antoine l’avait guidé dans ses premiers pas lorsque méditer était encore un combat. Ils avaient vécu plusieurs saisons ensemble. D’autres étaient venus, cherchant aussi ce bonheur qui ne passait pas. Quand ils furent nombreux, Paul car tel était son nom, demanda la permission de partir plus loin, seul. C’est ainsi que maintenant, il vivait loin de tout et de tous dans cet abri, ravitaillé par les corbeaux.
En entendant cela j’ouvrais de grands yeux emplis de curiosité. Mais le silence semblait de nouveau avoir étendu son manteau sur la pièce. Nous avons fini le repas en silence. Je ressentis alors une grande fatigue. Paul, l’ermite, me fit signe de prendre place sur les peaux de moutons. Je ne me fis pas prier et je m’endormis rapidement.
Je fus réveillé par un croassement. Je me levais. Paul, l’ermite était déjà en méditation. Après avoir posé un pain, le corbeau venait de redécoller. Je regardais sa silhouette disparaître dans la pénombre au loin. Autour de moi régnait une lueur comme on en rencontre à l’aube. Si je n’avais plus mal au crâne, j’avais faim. L’idée me vint de manger le pain que venait apporter le corbeau. J’en ressentis de la honte. Je ne pouvais pas faire cela à cet homme qui m’avait accueilli. Je contemplais Paul l’ermite toujours aussi immobile, le regard vers un point au loin. Seul le lent mouvement de sa respiration permettait de savoir qu’il était en vie.
Je décidais d’attendre. Le corbeau allait peut-être ramener un deuxième pain. Le temps s’étira en longueur. Si Paul, l’ermite, semblait taillé dans la pierre, j’avais déjà changé de position de nombreuses fois. Je ne pouvais pas rester là à attendre je ne sais quoi. Un mouvement au loin attira mon attention. Pour m’occuper, je décidais d’aller voir ce que c’était et revenir après. Je m’éloignais en essayant de ne pas faire de bruit.

J’avais vu une ombre qui volait. La forme ne m’avait évoqué aucun animal connu. Pourtant les oiseaux m'intéressaient, surtout les plus gros. Je m’avançais doucement. Ce monde inconnu recelait tant de choses curieuses que je marchais avec précaution comme dans ce jeu vidéo, dont j’ai oublié le nom. L’ennemi pouvait être partout et il fallait le détruire avant que lui ne le fasse. Je tentais de me souvenir des consignes pour durer. Pas après pas, j’avançais. J’avais rejoint un monde d’arbres minéraux aux feuillages immobiles et tarabiscotés. Un premier bruit me mit en alerte. Ce fut comme un raclement de pierre sur pierre. Frénétiquement je regardais partout autour de moi. Alors que je scrutais les ombres sur ma droite, un ombre passa sur ma gauche. C’était gros, trop gros pour me rassurer. Je voulus regagner la hutte de Paul, l’ermite, mais un arbre de pierre ressemble à un arbre de pierre. La lumière était trop chiche pour que je découvre le lointain. Je me collais contre un tronc. Il était froid et lisse. J’entendis le flap flap d’un battement d’ailes. Je m’en éloignais le plus possible, essayant de laisser un écran entre lui et moi. Un autre raclement eut lieu sur ma droite, aussitôt suivi d’un bruit de vol lourd sur ma gauche. L’angoisse me prit. Ils étaient au moins deux. Je me reprochais d’avoir quitté l’abri de l’ermite. De nouveau je me collais contre un tronc. J’en fis lentement le tour sans rien voir. Je me sentais épié. L’endroit me semblait de plus en plus dangereux. Un peu plus loin, il me semblait voir un tronc double, à moins que ce ne soit une arche de pierre. Je ne m’interrogeais pas plus. Là-bas serait plus sûr qu’ici. Je m’élançais en courant pour y arriver plus vite. Je n’avais qu’une dizaine de pas à faire.
Je fus cloué au sol avant d’en avoir fait trois. Je sentis dans mon dos, à travers le tissu de mon costume, des griffes acérées et tout le poids d’un animal. Le souffle coupé je restais coi.
Je sentis du poids venir appuyer sur mes fesses, pendant que deux griffes puissantes semblaient tâter le haut de mon dos.
Ma vision était limitée. J’avais la joue appuyée au sol, incapable de bouger pour voir ce qui m’avait pris pour siège.
J’eus un haut le cœur quand je vis la tête d’un aigle descendre à mon niveau :
- Qu’est-c’est ça ? dit une voix aiguë.
On entendit un bruit d’ailes et comme une pierre tombant sur le sol.
La bête à tête d’aigle qui était sur mon dos, se redressant brutalement, (et) poussa un cri, comme un cri d’aigle.
- CCCC’est à moi !, siffla-t-il.
L’autre créature battit des ailes et piailla elle aussi :
- C’est assez gros, c’est partageable !
- CCCC’est à moi !
- J’l’avais vu avant  toi ! siffla l’autre.
- CCCC’est à moi ! CCCC’est moi qui l’ai pris.
Placé comme j’étais, je ne voyais aucun des deux protagonistes. La peur m’avait envahi. Je n’allais quand même pas finir en pâtée pour monstres !
Celui qui était sur mon dos, bougea brutalement, battant des ailes à son tour en piaillant. L’autre fit de même. J’espérais un combat pour pouvoir m’échapper.
- Une énigme ! siffla le deuxième, ça mérite une énigme.
Celui qui m’écrasait en partie, répliqua :
- Ça mérite pas, cccc’est à moi !
- Défi, répliqua le deuxième.
De nouveaux les deux monstres battirent des ailes en paillant. Cela eut l’avantage de me décharger d’une partie du poids. Quand tout se calma, seule une patte griffue me clouait au sol.
- Pose, dit mon tortionnaire.
- Nul ne sait d'où je viens,
nul ne sait où je vais,
et pourtant tout le monde entend ma voix
L'instant est mon domaine,
Qu'il soit premier ou dernier,
c'est dans la faiblesse que réside ma force.
La patte sur mon dos se crispa. Manifestement, la réponse n’était pas immédiate.
- Alors ? dit le deuxième.
- Ne sois pas si pressé !, répondit celui qui me tenait.
La pression sur mon dos devint moins forte, je pus alors tourner la tête. J’eus un hoquet de surprise. Des bêtes comme cela ne pouvaient exister. Si la tête et les pattes avant évoquaient un aigle, le train arrière était celui d’un lion quant aux ailes, même un condor n’en possédait pas de si grandes.
- Alors ? répéta le deuxième.
- Laisse encore du temps !
- Tu ne sais pas ! reprit le deuxième en s’avançant vers moi.
Déjà la patte qui me plaquait au sol se faisait moins lourde. J’en profitais pour sauter sur mes pieds et crier :
- MOI, JE SAIS !
Les deux bêtes me jetèrent un regard soupçonneux.
- Si je réponds, je me gagne moi-même, dis-je.
- Tout doux, l’ami. Si tu réponds, tu dois poser une énigme. Si nous ne trouvons pas, alors tu gagnes, mais pas avant. Quelle est la réponse ?
- La réponse est : le souffle. Quand le vent souffle nul ne sait d’où il vient, nul ne sait où il va mais tout le monde l’entend.
- Exact ! répondit le poseur d’énigme, et la suite ?
- A l’instant du premier souffle ou au moment du dernier, tout le monde est là à faire ma volonté malgré ma faiblesse.
Celui qui m’avait capturé émit un genre de grognement :
- Et ton énigme ?
Trop heureux d’avoir trouvé la solution, je n’avais pas pensé à une autre question. Il me fallait trouver et vite, sinon ils allaient me régler mon sort. Je cherchais mais la peur semblait me vider le cerveau. L’impatience des deux monstres devenait évidente. Alors que l’un d’eux semblait vouloir agir, l’énigme me revient à la mémoire :
- Je peux le prendre mais pas le garder
Je peux le perdre, mais pas le ramasser
Je peux le passer mais pas le prêter
Je peux le tuer mais pas le voir mourir...
Qui suis-je ?
- Je sais, dit tout de suite mon tortionnaire.
Je sentis mon sang se glacer. J’étais perdu.
- Tu es une proie. Je t’ai pris mais pas gardé.
- Tu es stupide, dit l’autre. Si tu tues ta proie, tu la vois morte.
Ils recommencèrent à se disputer. Le premier se jeta sur le deuxième. Les coups de griffes et les plumes volèrent. J’en profitais pour filer. Je me glissais de colonne en colonne jusqu’à ce que le bruit de leur dispute devienne inaudible.
Là, je m’arrêtais. Je m’assis par terre avec un grand soupir. J’étais encore vivant. Après le soulagement, vint la question de ma sortie de cet endroit. Je ne savais plus du tout où pouvait être l’ermite. J’en étais là de mes interrogations quand deux têtes surgirent devant moi, me faisant me plaquer contre la pierre.
- Alors, on pensait partir sans donner la solution, dit l’un des monstres.
- Mais peut-être qu’elle n’en a pas, dit l’autre en faisant claquer son bec tout près de mon visage.
- La solution existe, bien sûr, dis-je avec véhémence. Mais si je vous réponds, me laisserez-vous partir ?
- Si tu n’as pas triché… commença l’un des montres.
- Prendras-tu le temps ? demanda une voix grave qui les fit se retourner.
Sorti de je ne sais où, un cavalier venait de surgir. Son cheval était blanc. Il tenait un grand arc bandé dont la flèche enflammée nous visait.

- C’est le temps maintenant, il ne s’agit pas de le perdre, ajouta un autre cavalier, tout aussi impressionnant.  Il était rouge feu et ses cheveux semblaient être des flammes. Son cheval était de braises et son épée flamboyait.
- Le temps passé qui nous amène au temps fixé, dit un troisième cavalier tenant ferme une balance alors que son cheval noir se cabrait en hennissant.
C’était trop pour les monstres qui fuirent à tire-d’aile à l’arrivée du quatrième cavalier dont la grande faux était un incendie à elle toute seule. Il mit pied à terre. Il faisait deux fois ma taille. Il était blême.
Je me mis à trembler quand il s’avança vers moi. Il posa le manche de sa faux à terre, éclairant la scène de lumières dansantes. Malgré tout ce feu, je tremblais de froid. Il se pencha vers moi :
- Le temps de la fin… et tu parlais de tuer, me dit-il d’une voix aux échos caverneux.
Il se pencha encore plus. Je commençais à glisser, mes jambes ne me supportant plus. Il m’attrapa par le cou, me plaquant contre la pierre. Son visage s’approcha comme pour me scruter. De près, je remarquais que les traits de sa figure étaient composés de milliers de visages hurlant de peur.
- Oui, j’ai pouvoir de prendre la vie où qu’elle soit quand vient le temps. Ton temps est-il venu ?
Ses yeux noirs devant les miens étaient deux puits sans fond où j’allais sombrer quand le premier cavalier dit :
- Il est marqué. Regarde son front.
La pression du regard se relâcha. Le cavalier blême examina les plaies que je m’étais fait me tapant la tête contre les murs quand je fuyais.
- Son temps n’est pas encore arrivé, dit le cavalier blême en remontant sur son cheval. Allons le monde nous attend.
Je le vis disparaître au grand galop suivi du cavalier noir et du cavalier de feu. Ne resta que le blanc dont le cheval piaffait.
- Le temps est venu pour toi de te mettre en route.
Il tira sa flèche de feu.
- Va ! Suis-la ! Deviens !
Il éperonna son cheval qui n’attendait que cela pour partir au triple galop.
Bientôt, le silence revint. Mais pas la nuit. La flèche tirée, était là comme suspendue en l’air, immobile, répandant sa lumière dansante dans la nuit où je me trouvais. Quand je m’avançais pour comprendre ce phénomène, elle s’éloigna. Je fis un bond en avant, elle aussi restant ainsi juste hors de ma portée.
Je fis plusieurs tentatives pour l’attraper sans jamais y parvenir. Lassé de mes vains efforts, je décidais de suivre sa direction.

Ce fut une longue marche. J’étais resté longtemps sur le qui-vive. Je voyais des ombres fuir devant la flèche de feu. J’avais fini par comprendre que ce qui fuyait avait plus peur que moi. Cela m’avait curieusement rassuré. Je marchais maintenant comme un automate. J’avançais régulièrement suivant la direction sans plus me poser de question, la tête vide.
Je repris conscience quand on me bouscula. Un jeune garçon courait en riant aux éclats. Je m’arrêtais. La flèche s’était plantée au-dessus d’un abri vers lequel se précipitait l’enfant en pagne. Je regardais autour de moi, d’autres jeunes arrivaient. Comme le premier, ils rayonnaient de joie.
Je scrutais l’abri. Je n’y vis que des silhouettes à peine éclairées par le feu de la flèche qui faisait comme une étoile dans la nuit.
Je m’approchais. Ceux qui m’avaient précédé chantaient leur joie à pleine voix. Je me retrouvais au dernier rang des spectateurs. Sous un simple auvent, une femme allongée, tenait dans ses bras un bébé.
J’eus l’impression d’avoir déjà vu cette scène quelque part. Les souvenirs de ma vie semblaient s’effacer. Je me posais la question de la réalité du monde. Le monde réel était-il avant ou après que j’ai franchi la porte ?
- Moi aussi, je me poserais la question de savoir si tout cela est bien raisonnable.
Je me tournais vers le personnage qui avait parlé. Il était plus grand que ceux qui s’agitaient joyeusement tout autour. Un capuchon lui cachait en partie le visage.
- Vous avez déjà vu un roi naître dans un endroit pareil ?
En disant cela, il ôta sa capuche. Son visage était plus jeune que ne le laissait penser sa voix. Je ne pouvais que lui donner raison.
- Ça ne fait pas sérieux, répondis-je
Le visage de mon interlocuteur s’éclaira :
- Ah ! Enfin quelqu’un de sensé dans ce monde de fous.
Je me sentis flatté par le compliment. L’homme me prit par le bras et m’entraîna. Je me laissais faire. Il se mit à deviser sur la royauté et sur les devoirs des rois.
- Un roi qui se mêle au peuple, ce n’est plus un roi, c’est un copain. Comment voulez-vous donner des ordres ? Donnez-vous des ordres à vos copains ?
- Bien sûr que non ! répliquais-je
- Vous voyez bien, reprit-il, comme vous n’accepteriez pas d’ordre de vos amis. Vous les voyez vous dire : “fais ceci !” ou “fais cela”. C’est déjà assez dur de supporter les chefs, n’est-ce pas?
Je répondis de nouveau oui. Nous nous étions éloignés des autres et de leurs cris. Je pensais à la vie d’avant et aux difficultés avec le chef, avec les chefs. Pendant ce temps mon nouvel ami parlait, parlait. Il ne s’arrêta même pas quand nous arrivâmes devant une porte, sombre et noire. J’eus un mouvement de recul…
- Ce n’est rien, il faut une porte pour nous protéger de tous ces fous. Mais entrez, vous verrez…
Disant cela, il entrouvrit la porte. Je vis une lumière chaude et dorée
- Vous êtes mon invité…
Je me laissais conduire par la main. Quand je passais le seuil, la chaleur m’envahit. Depuis que j’avais passé la première porte, c’était bien la première fois que j’avais chaud. Nous fîmes quelques pas. La chaleur augmenta. Mon affable ami ne souriait plus, ces traits semblaient fondre, révélant de hideuses cicatrices agrémentées de bubons suintants. J’arrachais ma main de la sienne, ou plutôt de ses griffes.
- Que crois-tu, misérable ? hurla le démon aux cheveux écarlates en me poursuivant alors que je fuyais à toutes jambes vers la porte.
Je me cramponnais à la poignée, la secouant en tous sens, sans la faire bouger d’un iota. Derrière moi, le rire qui jaillit me glaça le sang.
- Tu as passé librement la porte, tu es à moi ! me déclara-t-il en s'approchant tranquillement.
Je cherchais frénétiquement à droite et à gauche si je voyais une issue. Je m’élançais croyant voir une possible voie de sortie, je ne réussis qu’à me taper contre un mur. J’étais comme une souris dans le vivarium d’un boa. Je finis par m'effondrer dans un coin en murmurant :
- Mon dieu ! Mon dieu !
Le rire sardonique qui jaillit de l’être qui déjà se délectait de ma peur, me glaça le sang.
- Bien, dit une petite voix derrière moi, le mieux est que tu me donnes la main.
Je me retournais, dans la pénombre, une petite silhouette me tendait la main. Je la saisis comme un noyé s’empare d’une bouée.
Il y eut un hurlement de dépit derrière moi. Le monstre frappa le sol, le faisant trembler.
- Ne restons pas là, il souffre à chaque fois quand je lui retire ses proies.
La voix avait des accents de tristesse en me disant cela.
- Vous le plaignez !
- Bien sûr… Il fut un temps où nous étions amis…
Le personnage fit un geste. Une galerie s’ouvrit devant nous. En deux pas, nous y étions. Pendant que le passage se refermait, le hurlement se mua en jurons.
Je tenais toujours la petite main fraîche qui m’avait saisi.
- Qui êtes-vous ?
- Juste un psychopompe qui passait au bon moment… me répondit-il.
Je fis une grimace, moi qui avais dit que jamais je n’irai voir de psycho-machin-chose, voilà que j’étais redevable à l’un d’entre eux.
Le rire qui jaillit était frais comme une cascade.
- Vous ne me devez rien, dit-il comme s’il lisait dans mes pensées. Votre chemin est assez long comme cela. Je ne fais que ce que je sais faire, simplement.
Le temps passa. L’ange psychopompe marchait régulièrement. Je me mis presque à somnoler tout en avançant. Je ne sais pas combien dura ce moment.
Brutalement, il s’arrêta. Penchant la tête d’un côté, il se mit à écouter. J’ouvris tout grand mes oreilles. Seul le silence vint les remplir.
- Qu’est-ce…
L’ange m'interrompit d’un doigt sur la bouche. Sa posture d’intense concentration dura encore quelques instants.
- Il me faut vous quitter. IL me dit que quelqu’un d’autre a besoin de moi.
L’ange avait mis tellement d’emphase dans son “IL” que je pensais à mon patron. La secrétaire du service employait exactement le même ton.
- Je vais te laisser aller tout seul au bout. Tu vas continuer un moment. Tu ne risques rien, le passage est sécurisé. Au bout, tu trouveras les portes du ciel. Il te fera entrer.
Ce deuxième “il” était dit sans fioriture, un autre ange psychopompe ? J’en étais encore à m’interroger que mon guide était déjà parti. Je ne lui avais même pas demandé son nom. Je repris ma marche un peu dépité.
Maintenant que j’étais seul, je détaillais un peu plus l’endroit où je me trouvais. Le sol était régulier, d’un dallage grossier, les murs étaient de pierres appareillées avec désordre, par contre impossible de savoir d’où venait la lumière. Elle était, un point c’est tout.
Je me remis en marche, sans enthousiasme. Depuis que j’avais passé cette porte, je ne comprenais plus rien. J’essayais de faire le point. Avant, avant… avant… j’étais… j’étais… des images venaient en désordre. Je voyais un bureau, une terrasse. Je ressentais que je n’aimais pas le premier mais me plaisais sur la seconde. J’eus envie de la revoir. Un verre de boisson fraîche m’attendait, il y avait du plaisir. Ici, j’étais… j’étais… étais-je encore dans la basilique ? Et puis où me conduisait vraiment ce couloir ? Qui était ce “il” qui me ferait entrer ? D’ailleurs entrer où ? Les paroles du psychopompe me revinrent en mémoire… : “Au bout tu trouveras les portes du ciel”. C’est ce qu’il avait dit : “...les portes du ciel”. Donc “il” serait Saint Pierre avec ses clés. Mais c’était pour les morts !
Cette idée me glaça le sang. Je ne voulais pas être mort. Plus j’avançais et plus cette idée de passer les portes du ciel m’inquiétait. Il fallait que je trouve un moyen pour me sortir de là…
Le couloir se prolongeait interminable. Il fallait que je trouve une sortie. Une frénésie me prit. Je me mis à courir. Il devenait urgent de trouver une issue.
Dans ma hâte, j'accélérais et accélérais encore. Autour de moi, les murs devenaient flous. Je savais sans savoir pourquoi je le savais, que le voyage était encore long. J’allais si vite que je ne vis pas le muret. Je butais dedans et me retrouvais en vol plané. Mon atterrissage fut rude. Heureusement des plantes avaient amorti ma chute. Je me relevais pestant contre tout cela, regardant autour de moi pour me situer.

J’étais dans une sorte de friche. J'entr'aperçus une silhouette de sanglier qui fuyait. Mon arrivée brutale lui avait fait peur. Une fois debout, je dépassais les plantes qui se révélèrent être des pieds de vigne. Elle avait été dévastée et les bêtes sauvages l’avaient envahie. Je m’avançais vers la porte que je devinais un peu plus loin. Ce qui avait dû être un jardin était devenu un roncier dans lequel je peinais pour avancer. Il me fallut un temps infini pour traverser les différents rangs de la plantation. J’atteignis enfin le bord du muret. Une trace de bête me permit de rejoindre ce qui avait été la porte. Un peu plus loin, je vis une silhouette courbée au pied d’un arbre. On voyait une sorte de houe se soulever et retomber périodiquement avec un bruit mat. Je m’approchais.
Un homme débarrassait le sol des mauvaises herbes. Il se releva en m’entendant arriver. Il posa son instrument à terre, s’appuya sur le manche en s’épongeant le front. Quand je fus près de lui, il me salua.
- Sois le bienvenu, étranger.
- Bonjour, répondis-je.
Si le visage était avenant, ma crainte était réelle. Dans ce monde étrange, comment reconnaître un démon ? Je ne voulais pas revivre ce que je venais de passer.
- C’est un bel arbre, dis-je, pour meubler le silence.
- Oui, il a bien poussé, mais il ne donne pas de fruit. Mon maître à son dernier passage était mécontent. Il voulait le couper.
L’homme ne semblait pas dangereux, il avait un parler rocailleux comme le sol sur lequel nous étions.
- J’ai beaucoup peiné pour le faire pousser, alors j’ai pris sa défense.
- Et alors ?
- Le maître m’a laissé encore un an. Je vais finir de préparer la terre puis je mettrai du fumier au pied. Il devrait donner du fruit. Sinon, je ne pourrai éviter de le couper. Ce n’est pas la peine qu’il épuise le sol. Le maître a raison.
Je désignais la vigne non loin :
- Et le maître de cette vigne, ne gâche-t-il pas une bonne terre ?
L’homme regarda un moment vers l’enclos. Il eut un regard de tristesse.
- C’est une bien triste histoire.
Il me fit signe de le suivre. Il alla un peu plus loin s’asseoir. Sortant du pain et de l’eau d’une musette, il m’invita à prendre place à côté de lui.
- Il y a quelques années, j’ai vu arriver le propriétaire de cette terre. Il a fait planter de la vigne et l’a mise en fermage. Il habitait loin d’ici et il est reparti. Ses fermiers ont travaillé dur pour que la vigne soit belle et donne du fruit. Quand est venu le temps de la vendange, personne n’est venu réclamer son dû. Ils ont continué à exploiter sans ménager leurs efforts. Ils ont vendu la récolte en leur nom. Cela a duré deux ou trois ans. Puis un automne est arrivé un étranger, comme toi. Mais lui avait des lettres de mission. Il venait chercher ce qui était dû au maître.
- Ça n’a pas dû leur faire plaisir à vos voisins !
- Pour sûr ! Ils avaient tout dépensé pour eux. Je n’ai jamais revu cet homme. Ils m’ont dit qu’il était reparti chez le maître. Au début je les ai crus. Mais… mais ils avaient changé. Ils ne parlaient plus comme des fermiers qui doivent un fermage. L’année d’après, quand un nouveau serviteur est venu réclamer pour le maître, il a aussi disparu. Je n’ai rien dit. Faut dire que j’avais rien vu. Mais l’année d’après, quand est arrivé ce jeune bien habillé comme un monsieur de la ville, je me suis caché et j’ai observé. Ils l’ont eu par surprise d’un coup de gourdin sur le crâne. Je l’ai vu s’effondrer comme je vous vois. Je ne suis pas sorti de ma cachette… Je ne voulais pas finir comme lui…
L’homme s’interrompit un moment comme s’il était perdu dans ses pensées.
- Qui était ce jeune ? demandais-je
- C’était le fils du maître. Ah ! S’ils pensaient se débarrasser du propriétaire en tuant ses serviteurs et son fils, ils se sont lourdement trompés. Quand j’ai vu arriver la troupe de gardes armés, je me suis enfui. Ils m’ont rattrapé comme ils les ont tous attrapés. Mon maître est intervenu pour moi. Il m’a fait raconter tout ce que je savais. Le propriétaire de la vigne est entré dans une colère comme j’en avais jamais vu. Ils ont tous été exécutés. Quant à la vigne… depuis, elle est abandonnée.
- L’histoire est triste, mais ces mécréants méritaient leur punition.
- Pour ça ! Oui ! Et plutôt trois fois qu’une.
L’homme continua son repas en silence.
- Va-t-elle rester comme cela ? demandais-je pour relancer la conversation.
- J’ai vu un nouveau fermier, il y a peu. Il s’occupe déjà d’une autre terre pour ce propriétaire. Son maître lui a donné celle-ci en fermage en plus de l’autre. Il a l’air courageux. Quand reviendra la saison, je pense qu’il ne ménagera pas sa peine…
La pluie se mit à tomber, doucement puis de plus en plus fort. L’eau ruisselait à présent sur le sol.
- Un vrai déluge, dis-je en parlant fort pour couvrir le bruit de l’eau.
L’homme sourit :
- C’est assez fréquent, mais ça ne dure pas. On va bientôt voir le signe.
- Quel signe ?
- Et bien, l’arc-en-ciel ! Tu ne connais pas cela.
Devant mon air ahuri, il poursuivit :
- Tu es bien un étranger. Tu ne sais pas que, quand paraît ce signe, la pluie s’arrête et le monde reprend vie. On dit même qu’au pied de l’arc-en-ciel, on y trouve ce qu’on cherche.
Il avait dit la fin avec l’air sentencieux de celui qui sait.
- Alors c’est là que je dois aller, dis-je en me levant.
L’arbre, un figuier à ce qu’il me semblait, ne nous offrait qu’une protection trop légère. La pluie maintenant nous dégoulinait dessus malgré le feuillage. Je commençais à m’éloigner.
- Que le ciel te soit favorable, me dit l’homme. Ce que tu cherches est là.
Il me montrait une direction. Effectivement, lentement apparaissaient les couleurs. Je me mis en marche après un dernier salut.
Ce pays était déroutant. La pluie ruisselait sur mon corps sans le mouiller. Elle courait à terre, suivant la pente du terrain. Je me fis la remarque que nous allions dans la même direction.
Bientôt les rigoles se fondirent en un ruisseau qui devint de plus en plus large. J'en suivis le cours. L'arc-en-ciel était toujours là, devant, comme une invitation à poursuivre. Je dus m'arrêter quand je me retrouvai face à la mer.

Elle était sombre et agitée. L'arc-en-ciel se détachait nettement sur le ciel que les nuages avaient rendu d'un gris profond. Son pied affleurait une petite île non loin.
J'explorais les environs du regard. Je vis un bateau.
Une évidence s'imposa à mon esprit. Je le mis à l'eau sans rien demander à personne.
Je passais avec difficultés les premières vagues qui déferlaient bruyamment sur la plage, remuant les galets. Je m'arc-boutais sur les avirons, faisant avancer la barque avec difficulté. Je m'encourageais en pensant que la progression serait plus facile un peu plus loin.
Une fois la barre passée, rien ne s'arrangea. Les vents étaient contraires. Je luttais, essayant de rejoindre l'autre rive. La violence des vagues était telle que la barque se remplissait. La colère m'envahit. Je me mis à jurer de plus en plus fort. Mes mouvements suivirent ma pensée. Ils devinrent désordonnés faisant chavirer la barque. J’eus à peine le temps de prendre une respiration qu’un monstre surgit des profondeurs. Ouvrant une gueule géante, il m’avala d’un coup. Le passage dans sa gorge me fit perdre le peu de conscience que je possédais encore.
- Alors, toi aussi tu as désobéi.
La voix qui résonnait à côté de moi était indubitablement humaine. Un homme me donnait des petites claques sur la joue pour me réveiller. Je tâtais tout autour de moi pour le rencontrer. Nous étions sur une planche flottant sur je ne savais pas quoi.
- Qui êtes-vous ? demandais-je
- Je suis un pauvre pécheur ayant refusé de faire ce que mon Maître demandait. j’ai voulu fuir…
Sa voix trahissait son émotion.
- J’ai pris le premier bateau qui partait loin, mais quand la tempête est arrivée… Les marins m’ont désigné comme le coupable…
Je me mis assis pour mieux écouter.
- Le sort m’avait désigné. La colère des flots était due à ma faute. Pour me la faire expier, ils m’ont jeté à la mer.
- Et le poisson vous a avalé…
- Oui, le poisson m’a avalé.
Il se tût. Comme lui, je gardais le silence. Que pouvions-nous faire dans cet estomac ?
- Avez-vous désobéi aussi ? me demanda-t-il.
- Je ne sais pas. J’étais sur une barque pour tenter de rejoindre le pied d’un arc-en-ciel quand j’ai chaviré.
- Et c’est tout ?
- Je ne comprends pas.
- Jamais les bêtes des profondeurs ne sortent pour si peu. Je suis prophète et j’ai refusé d’être celui qui porte la parole, surtout pour annoncer ruines et destruction.
Il me serra la main avec force entre ses mains.
- Je sais maintenant que j’ai eu tort. Ma fuite était une rupture. Loin de mon Maître, je ne suis rien. Sans son aide, je ne suis rien, je ne peux rien. Aujourd’hui des profondeurs, je crie vers Lui, espérant son salut. Et vous arrivez…
Me voir désigné comme un signe me mit mal à l’aise. Depuis le début, je me trouvais ballotté de lieu en évènement sans comprendre. Cette cathédrale était étrange. Était-ce de la magie ?
Mon étrange compagnon reprit son monologue.
- Il est maître de la vie et de la mort, maître des poissons et de l’abîme. S’il vous y précipite, si les vagues vous engloutissent, c’est que vous vous êtes éloignés de sa face. Moi, je me souviens de mon Maître et ma prière va jusqu’à lui…
J’écoutais ses paroles, sorte de litanie dont je ne comprenais pas tout. Je n’avais pas les clés pour le comprendre. Manifestement, mon compagnon me prenait pour un envoyé de son maître, pour celui qui ferait ce qui est bien pour qu’il s’en sorte. J’ignorais depuis combien de temps il était dans le ventre de ce poisson. Ce que je savais, c’est que je ne voulais pas y rester. Déjà, il me fallait de la lumière. Je fouillais par habitude dans mes poches à la recherche de quelque chose pour m’aider. Mes doigts se refermèrent sur le briquet que j’avais acheté la veille, si je pouvais désigner ainsi le jour précédant mon entrée dans les dédales de cette église. Je voulais m’en servir pour allumer mon barbecue. Je l’avais complètement oublié. L’idée me sembla tellement incongrue en ce lieu que je me mis à rire. Cela interrompit mon voisin qui discourait toujours sur la nécessité d’accomplir le vœu qu’il avait prononcé.
C’était un de ces briquets à allumage piezo électrique. Le mot m’avait toujours enchanté. Je le préférais au système de roue et de pierre qu’utilisaient les plus simples. Il y avait pour moi quelque chose de magique à appuyer sur un cristal et à en faire jaillir une étincelle. Je dus m’y reprendre en plusieurs fois pour faire jaillir la flamme. L’allumeur cliqueta plusieurs fois ne produisant que de brefs éclairs bleus. L’allumage me surprit presque. Cette petite flamme, jaillissant dans les ténèbres, fit pousser un cri de surprise à mon compagnon. Je le détaillais maintenant que je le voyais. Il était plus petit et plus râblé que moi, habillé d’une sorte de robe et le visage mangé par une barbe noire.
- Vous êtes capable de faire jaillir la lumière… Vous êtes un envoyé du Maître.
Je pris conscience qu’il ne disait pas Maître mais un nom curieux que je serais incapable de répéter. Je le traduisais par cette notion de Maître. Il fallait que ce soit un grand personnage pour inspirer un tel respect à ses serviteurs. Moi qui n’étais qu’un mécréant, je me promis de chercher s’il parlait de Dieu ou d’un autre ?
Autour de nous flottaient d’autres objets hétéroclites que je ne reconnus pas. Seule la planche où nous étions était assez grande pour nous porter. Je me baissais pour voir sur quoi nous flottions. L’odeur était agressive. Quand le briquet s’approcha de la surface, il y eut un petit “woouf” et une flammèche bleue prit naissance d’une tache noire. Je me reculais vivement, déstabilisant notre fragile esquif et nous précipitant dans le lac nauséabond. Lorsque nous refîmes surface, la flammèche était devenue incendie se déplaçant de tache noire en tache noire. J’eus peur de me faire brûler. Je plongeais à nouveau quand de violents mouvements m’entraînèrent sans que je puisse résister. De nouveau je perdis connaissance.
La fraîcheur de l’eau me réveilla. J’étais ballotté au gré des vagues sur une plage. Au loin une silhouette s’éloignait, criant :
- J’arrive Ninive.
Je me relevais péniblement, m’y reprenant à plusieurs fois pour éviter le ballottement des vagues qui me déséquilibrait.

Le poisson nous avait vomis sur une plage de sable blond au milieu de nulle part. Je me dirigeais vers la dune qui me barrait la vue. Je la gravis. J’étais au bord d’un désert. Le vent venait de la mer. Il était assez fort et soulevait des petits nuages me fouettant les jambes. Je lui tournais le dos et me laissais pousser vers l’intérieur. Quelques maigres pousses parsemaient le sable, s'accrochant au sol de toute la force de leurs racines. Je vis au loin, des formes qui m’évoquèrent un troupeau. Elles m’attirèrent. En m’approchant, je distinguais mieux. C’était du petit bétail. Leurs cris me parvinrent avant que je puisse les détailler. Un homme, surgi de nulle part, se dressa devant moi. Sa peau était sombre sans être noire. Il tenait une lance à la main. Je montrais mes mains vides en signe de paix.
Il me dit en me barrant la route :
- Attends !
Il émit un long sifflement. J’en déduis qu’il devait prévenir. Nous attendîmes un moment la réponse. En l’entendant, il me sourit :
- Va, le maître sera heureux de te voir. Sa tente est un peu plus loin.
Je repris ma marche. J’avais l’espoir d’arriver bientôt. Il fut déçu. Après une dune venait une colline qui précédait une autre dune. Un autre berger me vit. Il ne s’approcha pas. Simplement il tendit le bras vers là où je devais aller. Alors que je commençais à trouver le temps long, je vis, du haut d’une dune, le campement.
Alors que je descendais la dernière dune, un vieillard sortit de la tente près d’un arbre qui, bien que tordu, poussait vigoureusement. Le vieil homme avait son bâton à la main. Vu sa démarche, ce bâton était plus un signe de pouvoir qu’une aide à la marche. Il vint vers moi :
- Veuille ne pas passer loin de ton serviteur. Viens et repose-toi sous cet arbre. Tu pourras prendre un peu de pain et de repos avant de continuer plus loin.
Je me retrouvais assis sur des coussins posés sur un tapis au pied d’un chêne qui avait poussé là, malgré les difficultés. Quelqu’un m’avait lavé les pieds pour enlever la poussière du désert. Quelques dattes avaient été posées juste à côté de ma main. Le vieillard me faisait la conversation pendant que des serviteurs s’agitaient autour de nous. Le soir arriva avant que je n’ai pu repartir. Je vis arriver un chevreau rôti ainsi que des galettes. Je lui racontais mon périple. Le vieil homme, ses serviteurs et ses bergers m’écoutèrent avec attention, s’étonnant de l’étrangeté de mon récit. Les mots comme ordinateur ne leur disaient rien. Par contre les cavaliers ou les monstres leur semblèrent plus familier. Quand je parlais du signe sur mon front, le vieillard hocha la tête :
- Il te faudra marcher vers l’Horeb…
De sa main, il me montra une direction.
- … là, dans le souffle ténu, tu auras ce que tu cherches. Je te donnerai un guide car tu es étranger au pays.
Puis, il me raconta son histoire, comment il était parti de son pays, comment il avait prospéré en écoutant cette voix étrange qui lui parlait et comment il s’était séparé de son neveu quand leurs troupeaux étaient devenus trop nombreux pour la terre qu’ils foulaient. À ma question sur ce qu’était devenu son neveu, il me répondit :
- Il a levé les yeux et regardé le pays. Il a trouvé que la plaine et ses villes étaient riches et agréables à regarder. Il réside maintenant à Sodome.
Le nom résonna négativement en moi. Je fis la grimace. En me voyant ainsi réagir, le vieil homme reprit la parole :
- Le cri qui monte de Sodome est grand. Les pauvres y sont maltraités et l’étranger n’y est pas accueilli. Mon neveu ne connaît pas la paix que je connais près de mon arbre.
Il sembla, après avoir dit cela, s’enfoncer dans une méditation, les yeux fixés sur le feu. Je me retins de parler et fit de même.
Quand je sortis de cet état, le jour était levé. J’étais seul allongé sur le tapis. Je me dressais sur mon séant. Un homme s’approcha vivement.
- Mon nom est Sedma. Je suis envoyé par Abraham, mon maître, pour te guider jusqu’à l’Horeb.
Je me mis debout. À ce moment-là, le vieil homme sortit de sa tente. Sedma se précipita pour le saluer.
Après lui avoir rendu son salut, Abraham s’approcha de moi :
- Le soleil se lève pour toi aujourd’hui. Que tes pas soient bénis.

On amena un âne déjà chargé pour le voyage. Sedma prit la bride et après un dernier signe à son maître, il se mit en chemin. Je lui emboîtais le pas.
- Le prochain point d’eau est à deux jours, me dit mon guide, alors que nous allions redescendre une dune.
J'acquiesçais de la tête, levant les yeux pour voir la prochaine difficulté sur le chemin et jetant un coup d’œil en arrière. Dans le soleil, trois silhouettes avançaient vers le camp d’Abraham et le chêne de Mambré.
Notre marche était régulière. Nous étions au milieu de rien, sous un ciel sombre transpercé d’un pâle soleil. L’âne nous suivait la tête basse mais le pas sur. Mon guide évitait certaines zones.
- Mauvais sable ! me disait-il.
Le premier puits sembla surgir d’un horizon sans relief. Le lendemain ressembla à la veille et au jour d’avant, me laissant croire que le jour d’après serait pareil. Je marchais comme l’âne, la tête basse mais le pied moins sûr. Un point attira mon attention une des rares fois où je tentais de regarder au loin. Je le montrais à Sedma :
- As-tu vu ? Qu’est-ce ?
- J’ai vu. On dirait un voyageur et sa monture, à moins que ce ne soit le vent qui nous joue des tours.
Une impression étrange me serra le cœur. C’était une émotion forte, une attente anxieuse.
- Est-il dangereux ?
- Si c’est le vent, nous ne risquons rien.
Sa réponse ne fit qu’augmenter ma peur. Notre chemin se dirigeait vers cette forme au loin. Après quelques milliers de pas, il fut évident que cela venait vers nous. Le vent n’avait rien à voir dans l’histoire. Je tentais de détailler ce que je voyais sans pouvoir préciser.
- Ils sont plusieurs ?
- Je dirais deux, répondit Sedma. Un homme marche devant.
Les paroles de mon guide me permirent de préciser ce que je voyais. Oui, c’était bien un homme qui marchait devant. Sa silhouette carrée se prolongeait d’un solide bâton bougeant au rythme de sa marche. Il devait être grand. Derrière, je pariais pour un âne portant sa femme à moins que cette petite forme ne soit sa fille.
Notre rencontre eut lieu quand le soleil était au zénith. Après les salutations d’usage, nous partageâmes le sel et le pain. L’homme voyageait avec sa femme et son fils. Ils revenaient de la lointaine Égypte. Pendant que nous parlions, la femme installa le bivouac. Ses gestes étaient doux et précis. L’enfant la regardait jouant tranquillement. L’homme n’était pas bavard et la conversation avait tourné court. Je m’étais levé, supportant mal ce silence qui se prolongeait. Le vent soufflait par petites rafales. Je m’approchais de l’enfant pour voir son jeu. Il traçait des signes dans le sable. Je m'accroupis à côté de lui. Je commençais à suivre son doigt agile qui courait sur le sol traçant d'étranges figures qu'il effaçait pour en recommencer d'autres. Son père avait juste dit leur fuite devant la violence mortelle et aveugle d'un dirigeant obsédé par sa peur de perdre son pouvoir. Ayant appris sa mort, il revenait vers le pays de ses pères, sentant bien qu'il serait toujours un étranger dans un pays qui ne l'avait jamais attendu.
Les doigts de l'enfant virevoltaient au-dessus de la terre comme des hirondelles chassant dans la lumière du soir. Plus je le regardais, plus je devenais attentif. Même s'il n'avait pas dit un mot, ce que dessinait l'enfant me regardait.
J’y vis comme un visage aux yeux doux et accueillants. Je retrouvais mon âme d’enfant, m’émerveillant de chaque nouveauté dans un monde où pour moi, tout était nouveau. Chaque instant était magique. Je m’entendis rire de cette petite voix haut perchée que j’avais perdue depuis bien longtemps. De nouveaux traits apparurent. Un instant, rien qu’un instant j’eus peur. Ma gorge se serra au souvenir de ce mensonge qui avait fait tant de malheurs autour de moi. Ce ne fut pas le faciès terrifiant de ce vieil homme qui avait pris plaisir à m’humilier qui se dessina sous mes yeux, mais un visage de bonté et de tendresse dont le regard me rassura, m’enveloppa, me transforma.
Ce fut comme si une grande main ferme tenait la mienne et me guidait dans ce dédale où je m’étais perdu moi-même. Tout se brouilla autour de moi.

Quand ma vue se stabilisa j’étais sur une place. La tension était palpable. Une foule en colère bouillonnait autour de moi. Jeunes et vieux semblaient s’être rassemblés pour faire justice. J’entendis Des paroles sans tout comprendre. La Loi disait que… Sans comprendre précisément les mots, je comprenais parfaitement que, ce que disait la Loi, était terrible. On y parlait de mort en oubliant la vie. Je me frayais un chemin parmi ces braillards, évitant de les bousculer, choisissant les passages où les poings n’étaient pas fermés sur des pierres. Je me retrouvais au premier rang d’une sorte d’arène délimitée par la foule. Au centre de ce cercle improvisé, deux personnes se tenaient dans des attitudes différentes. Debout une femme, raide de peur, jetait des regards anxieux à tous les hommes qui formaient un mur vociférant l’entourant de toutes parts. Elle tentait par des gestes maladroits, d’ajuster une robe qu’elle n’avait manifestement pas eu le temps de mettre correctement. Devant elle, un homme se tenait accroupi. Il dessinait sur le sable. L’enchaînement des courbes faisait un tracé harmonieux que je reconnus tout de suite. L’enfant du désert avait bien grandi. Il avait cette même attitude, calme et sereine, ne défiant personne. Il semblait étranger à la scène.
Le premier cercle des participants criaient haut et fort son indignation devant cette femme prise en flagrant délit d’adultère. Ils recrachaient comme un venin cette loi qu’ils n’avaient pas digérée. Ils en appelaient aux pères de leurs pères pour punir ces turpitudes. Devant cette foule hostile la femme tenant sa robe déchirée, gardait la tête baissée. Je ne savais quoi dire ni que faire quand brusquement il se leva. À ses pieds, les dessins attirèrent mon regard et celui de la femme.
Un silence se fit, encore plus inquiétant que le tohu-bohu précédent. La femme jeta un regard circulaire chargé de peur et de défi. Je vis des mains blanchir en serrant plus fort les pierres ramassées.
Plusieurs hommes sortirent du rang pour porter leurs accusations. La tension monta encore d’un cran. Je compris le piège. Ce n’était pas elle qui était visée. Bien sûr, elle avait transgressé la loi et cette loi punissait de mort par lapidation ceux qui le faisaient. Le plus important était ailleurs. C’était un combat sans merci entre les accusateurs et l’homme qu’était devenu l’enfant du désert. Soit il disait de la laisser aller et c’est lui qu’on lapiderait pour trahir la Loi, soit il la condamnait et il serait en contradiction avec ses propres paroles.
L’homme se leva. Il regarda autour de lui non pas une foule mais des hommes, ses yeux accrochant un à un les regards. Comme tout le monde, je retins ma respiration...
- Que celui qui n’a jamais péché, lui jette la première pierre.
Se baissant, il se remit à dessiner sur le sol.
Je m’attendais à beaucoup de choses mais pas à cela, les autres non plus d’ailleurs. Il y eut un moment de flottement. Des regards interrogatifs furent échangés. Le temps fut comme suspendu. Puis on entendit le bruit d’un caillou tombant à terre. Je me tournais juste à temps pour voir une couronne de cheveux blancs s’éloigner. D’autres suivirent dans le silence. On était loin des vociférations. Chacun était maintenant seul avec sa propre conscience.
J’entendis sur ma droite quelqu’un murmurer :
- On va pas partir comme ça ?
Un grognement lui répondit. L’homme qui l’avait poussé se détourna pour s’éloigner.
Il y eut un cri de rage poussé par un colosse. Il jeta sa pierre avec une telle violence qu’elle s’enfonça dans la terre à ses pieds. Se retournant, il s’en alla presque en courant bousculant tout et tous sur son passage.
Pendant ce temps, celui dessinait semblant étrangement étranger à ce qui se passait. Ses doigts couraient, traçant des semblants de mots sur le sol sableux. Je m’éloignais aussi, doucement sur la pointe des pieds. Personne ne fit attention à moi… Pourtant j’eus la sensation qu’il ne me quittait pas des yeux.
J’errais encore dans la ville ne sachant vers où diriger mes pas quand survint la nuit. C’était une nuit profonde sans lumière pour guider mes pas. J’avançais à tâtons. Cela me rappela mes premiers pas dans la cathédrale. Je désespérais de retrouver une issue. De nombreuses questions se bousculaient dans ma tête, sur ma vie, mes actes, mais surtout revenait sans cesse la question du pourquoi j’étais là.
Le découragement me prit après plusieurs heurts dans des obstacles aussi invisibles qu'improbables dans ce néant. Je me couchais là contre le mur, appelant la mort puisque ma vie s’était enfuie, ne me voyant pas continuer ainsi de situations incroyables en rencontres sans à venir. 

Ce fut le choc qui me réveilla. Un homme avait butté sur mes jambes, s’étalant de tout son long sur le chemin. Je bondis sur mes pieds l’aidant à se relever. Il semblait à moitié assommé par le choc. Je le fis asseoir à côté de moi. Il se laissa faire. Le soleil était déjà haut dans le ciel. De nouvelles questions m’assaillirent. Comment avais-je pu dormir aussi longtemps ? Pourquoi ne m’avait-il pas vu ?
L’homme grommela quelque chose. J’en oubliais mes interrogations. Il jeta sur moi un regard incrédule et apeuré.
- Quel est ton nom ? lui demandais-je.
- Cléophas…
Il parut prêt à ajouter quelque chose sans qu’aucun son ne sortit de sa bouche.
- Tu n’es pas romain, me déclara-t-il.
Je fis non de la tête, étonné qu’on me pose cette question. Et puis je compris en le détaillant mieux. Le teint sombre et la barbe broussailleuse, je devais lui paraître étranger avec mes cheveux châtains et mon teint clair.
- Que faisais-tu là, par terre ?
- Je dormais.
Il se massa à nouveau la tête et tenta de se lever sans y parvenir.
- Il faut que je parte, dit-il dans un souffle.
Je l’aidais à se lever mais il titubait. Je lui passais un bras sous l’épaule et je me mis à marcher au même pas.
- Je t’accompagne, lui dis-je, je n’ai rien d’autre à faire.
Le soutenant à moitié, je me mis en avancer avec lui. Au bout d’une centaine de pas, il sembla aller mieux. Nous marchions lentement. L’homme semblait préoccupé. Ses regards inquiets lui montraient-ils des dangers ? Je ne savais quoi dire mais nous faisions de nombreux détours par de petites venelles.
- Je ne vois rien, lui dis-je, après que nos détours nous aient ramenés en arrière.
- Je sais que je tremble probablement pour rien, mais après ce qu’il s’est passé…
Mon regard se chargea d’interrogation.
- Qui est ton maître ? m’interpella-t-il.
- Je n’ai pas de maître ! protestais-je.
Il me regarda comme s’il ne me croyait pas.
- Tu es sûr que tu n’es pas romain? reprit-il.
- Je viens d’ailleurs… lui répondis-je.
- Tu dois dire vrai… tu n’as pas l’accent.
Il ajouta quelques mots en “us” et en “a” que je ne compris pas. Je répondis par un silencieux sourire.
- Alors tu n’es pas venu pour la Pâques ?
Moi qui n’avais jamais fêté Pâques, je fis non de la tête.
- Je suis ici par hasard. Mon pays est beaucoup plus loin. Et j’aimerais bien le retrouver, ajoutais-je à voix basse....
Comme nous approchions des portes de la ville, il redoubla de précautions. Il ne se détendit qu’une fois loin des gardes. Ma méconnaissance des us et coutumes lui avait rendu service. Les gardes s’étaient divertis à mes dépens, le regardant à peine.
Cléophas m’avait alors parlé des évènements, de l’arrestation de son mentor. J’avais reconnu sans peine la situation dont parlait toute la cathédrale. Je n’osais pas lui dire que je connaissais la suite, me bornant à commenter ses dires sur ce qui s’était passé .
Nous marchions depuis peu quand un homme se retrouva à notre hauteur, marchant du même pas.
- De quoi discutez-vous en marchant ? nous demanda-t-il
- Tu es bien le seul étranger résidant à Jérusalem qui ignore les événements de ces jours-ci, lui répondit Cléophas
- Quels événements ?
-Ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth, cet homme qui était un prophète puissant par ses actes et ses paroles devant Dieu et devant tout le peuple : comment les grands prêtres et nos chefs l’ont livré, ils l’ont fait condamner à mort et ils l’ont crucifié. Nous, nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël. Mais avec tout cela, voici déjà le troisième jour qui passe depuis que c’est arrivé. À vrai dire, des femmes de notre groupe nous ont remplis de stupeur. Quand, dès l’aurore, elles sont allées au tombeau,
elles n’ont pas trouvé son corps ; elles sont venues nous dire qu’elles avaient même eu une vision : des anges, qui disaient qu’il est vivant. Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ils ont trouvé les choses comme les femmes l’avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu.
Notre nouveau compagnon parut contrarié, nous reprochant de ne pas comprendre. Dans la clarté du soir, il nous parla d’une voix calme et tranquille nous expliquant les évènements à la lumière des textes anciens. Il cita des gens que je ne connaissais pas, d’autres dont j’avais vaguement entendu parler. À l’écouter tout avait une cohérence parfaite. Par moment pendant que Cléophas semblait digérer tout ce qu’il avait entendu, notre nouveau compagnon me parlait. Ma vie lui semblait connue et elle aussi semblait prendre sens à travers le récit qu’il en faisait.
Nous marchâmes ainsi jusqu’au soir. Cléophas avait repéré une auberge pour la nuit mais notre compagnon semblait vouloir aller plus loin.
- Reste avec nous, car le soir approche et déjà le jour baisse.
Je fus heureux de la remarque de Cléophas. C’était la première fois que je me sentais à ma place dans ce curieux monde. L’homme ne se fit pas plus prier et entra avec nous. Manifestement, Cléophas était connu dans l’auberge. On lui indiqua rapidement une table et on nous amena coupe et bols pour le repas. La servante posa le pain sur la table ainsi qu’un pichet de vin. Sans plus attendre notre compagnon prit du pain, dit une bénédiction et le rompit. Puis versant du vin dans une coupe, il dit une autre bénédiction et nous partagea le pain et le vin. Ce fut comme si un éclair emplissait la pièce. Aveuglé, je fermais les yeux.

Bip… Bip… Bip…
- Docteur ! Docteur ! Le malade du 15 se réveille !
Il y eut des bruits de pas précipités autour de moi. J’ouvris les yeux sur un plafond blanc. L’espace sonore était envahi de bip, d’ordres, de cris. Un visage passa dans mon champ de vision :
- Serrez-moi la main, si vous m’entendez !
Je pris conscience de mon corps. Ma main, où était ma main? Cela dura un instant d’éternité et puis je retrouvais toutes mes sensations. Une main serrait la mienne, je la serrais en retour. Une pulsation douloureuse me tapait dans le crâne.
- Qu’est-ce qui s’est passé ? demandais-je d’une voix que je reconnus à peine.
- On vous a retrouvé dans le brouillard. Vous avez reçu un morceau de gargouille sur la tête.
- Ah ! Et alors !
- Voilà trois jours que vous êtes dans le coma… mais maintenant cela va aller… reposez-vous. Je reviendrai tout à l’heure.
La main quitta ma main. Je sentais le poids de mon corps et sa raideur. Une gargouille… j’avais pris un morceau de gargouille sur la tête…. Cela me fit rire. Peut-être était-ce une gargouille du nord !       

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