dimanche 15 août 2021

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...103

Les Rmanits progressaient lentement mais régulièrement. Derrière eux, il ne restait rien de ce qui avait fait la vie de cette terre. Les gens fuyaient devant ce danger. Un troisième Rmanit avaient rejoint les deux premiers. Maintenant la largeur qu'ils dégageaient, faisait plus de cinquante pas.
Le hameau d’essarteurs avait été mis en alerte par le bruit qui se rapprochait. Deux hommes aux épaules larges et sachant manier la hache étaient partis en reconnaissance. Avec leurs familles, ils étaient venus là pour se défricher un terrain où vivre tranquille et surtout loin de la guerre qui s’annonçait. Tout avait bien commencé. Ils avaient dégagé deux arpents et, avec les premiers troncs, avaient construit une cabane commune. Chaque famille avait son petit espace délimité par des roseaux séchés trouvés dans une mare voisine. En attendant de mieux, ils s’accomodaient de cette promiscuité plus agréable sous un toit que sous une tente. Ils n’avaient laissé aucune trace derrière eux et se retrouvaient isolés de tout et de tous, pensant que le monde les oublierait. Le bruit lointain ne les avait pas alertés. Leurs cognées le couvraient sans difficulté. Il avait continué la nuit. Tosir s’était inquiété, mais il s’inquiétait toujours, pensaient les autres. Le lendemain soir, le bruit avait pris de l’importance. Tosir ne fut plus le seul à s’inquiéter. Le lendemain, Tosir et Reyer, la hache sur l’épaule, partaient vers ce qui créait ce tintamarre. Ils n’eurent pas à marcher longtemps pour être assourdis. Prudemment, ils firent une pause. Tosir, le plus agile, décida de monter dans un arbre. À son arrivée en haut, il vit la fumée. La forêt semblait en feu. Pourtant, le bruit n'était pas celui d’une forêt en feu. Il y avait autre chose. Il rejoignit Reyer et lui expliqua ce qu’il avait vu. Ils décidèrent de contourner le feu. Le soir venu, ils se retrouvèrent près de la source de ce terrible tintamarre. Dans la lumière du soleil couchant, ils découvrirent les trois grandes silhouettes malaxant la terre, écrasant les arbres, faisant fondre la pierre. Les coulées de lave enflammaient des troncs verts que les autres géants réduisaient en débris qu’ils enfouissaient sous la terre. Tosir connut la terreur. Sidéré par ce qu’il voyait, il fallut que Reyer le secoue pour qu’il bouge.
   - Vite, il faut les prévenir !
Tosir suivit Reyer comme un zombie, oubliant même sa hache. Malgré la nuit, ils coururent de toutes leurs forces ne s’arrêtant que brièvement pour reprendre leur souffle. À leur arrivée au hameau, ils se mirent à hurler pour alerter. Rapidement, ce fut la panique. Les femmes prirent l’initiative et chacun se retrouva avec une tâche à accomplir le plus vite possible. Avant midi, ils étaient partis. Déjà le vent portait des odeurs de fumée. À Tosir, qui pleurait sa hache, on avait confié les quelques bêtes de la communauté. On l’avait fait partir tout de suite parce que les bêtes avançaient lentement. Il fut ainsi le premier à rencontrer les gayelers. Il eut peur. Ce n’était qu’un petit détachement cependant Tosir voyait en eux les anges de la mort. Pourtant ils ne firent pas un geste de menace. Mieux, leurs armes étaient au fourreau. Le chef lui demanda s’il avait vu des géants et s’il y avait d’autres personnes dans ce coin de forêt. Tosir raconta ses mésaventures. Il n’avait pas fini de parler qu’arrivaient certains de ses compagnons. Eux ne savaient rien, à part le bruit et l’odeur. Mais sur les dires de Tosir et de Reyer, ils avaient cru. Les gayelers avaient des ordres. Ils devaient faire évacuer devant les Rmanits, de gré ou de force.
Plus loin, au village de Millod, les rebelles, aux ordres de la reine blanche, tentaient la même démarche. Les policiers présents n’étaient qu’une poignée. Si les habitants avaient manifesté leur joie de voir les soldats de la Reine, ils ne comprenaient pas la nécessité de quitter leur village. Les termes de géants et de mort n’entamaient pas leur scepticisme. Ils attendaient des libérateurs pas des messages de la catastrophe. Ceux qui pensaient que les rebelles n’étaient qu’une bande de pillards tentant de vider le village pour pouvoir le vider, avaient préparé des armes, prêts à défendre le peu qu’ils avaient. Leur désarroi augmenta encore quand ils virent un détachement de Gayelers venir et tenir le même discours. Tarpaz, qui rentrait des champs, s’approcha. Tout le village le connaissait. Il n’était pas le chef déclaré mais il avait le Savoir. Quand il eut écouté les soldats de la Reine, il déclara haut et fort :
   - Moi, je pars. Je préfère attendre la fin du monde un peu plus loin, un peu plus tard.
Et Tarpaz partit vers sa maison, sa femme et ses enfants lui emboitèrent le pas. Ce fut comme un signal. Les gens se dispersèrent, se demandant comment ils allaient pouvoir sauver le maximum d’affaires.
À Clébiande, les gayelers, qui avaient entrepris de faire de la ville le mur contre lequel allait se briser l’élan des rebelles, eurent la surprise de voir arriver leur roi accompagné de rebelles. Plus étonnant encore, la sorcière blanche, accompagnée de ses léopards, marchait à côté de lui. Surpris par leur arrivée soudaine, le commandant de la place et les autorités de la ville se précipitèrent pour se présenter devant le roi. Ce fut la bousculade pour arriver le premier au lieu que Kaja avait investi. Le gouverneur gourmandait encore ses serviteurs pour leur manque de discernement et de réaction, quand il entra dans la salle de réception de son propre palais. Kaja avait donné des ordres, et les gayelers présents apportaient déjà ce qui lui était nécessaire. Le gouverneur marqua un temps d’arrêt à la porte. Dans cette grande pièce d’apparat brillant de toutes ces décorations d’or et d’argent, Kaja, en tenue de combat, dénotait. Mais de cela le gouverneur s’en serait accommodé. Ce qui lui avait bloqué dans la gorge les compliments qu’il préparait était la présence incongrue de la sorcière blanche, assise sur une simple chaise, entourée de deux léopards blancs. Nul besoin de siège particulier pour qu’elle trône comme une reine. Le commandant de la place arriva sur ces entrefaits et marqua le même temps d’arrêt. Partagé entre son désir de débarrasser le monde de la sorcière blanche et celui de ne pas déplaire à son souverain, il ne savait que faire. La situation était trop irréelle pour lui. Kaja les remarqua et leur fit signe d’approcher. Son geste sembla remettre le temps en mouvement. Le gouverneur et le commandant avancèrent avec toute la dignité nécessaire à leur rang. Ils furent doublés par un officier de police qui s’affranchit de toutes les règles en passant devant eux. Ils atteignirent le comble de l’étonnement en voyant Kaja sourire à la vue de ce manque de respect.
    - Ah ! Selvag, vous êtes là ! Nous allons pouvoir travailler. La situation a beaucoup évolué. Les Rmanits  ont commencé à dévaster la terre.
   - Ce sont ces monstres dont parlent les rapports ?
   - Oui, mais plus que des monstres que nous pourrions arrêter, ce sont des avatars du dieu des dieux. Aujourd’hui, ils sont trois. Issus de la terre, ils reviennent détruire notre monde. Aucun homme n’a pouvoir sur eux. Émoque, elle-même, ne peut rien. La reine blanche n’a pas plus de pouvoir.
Selvag se tourna vers Riak et la salua d’un mouvement de tête. Riak lui rendit son salut. Elle se sentait mal à l’aise dans ce palais en présence de tous ces seigneurs qui la haïssaient. Elle voyait des têtes apparaître et disparaître aussitôt. Serviteurs ou soldats, ils venaient voir l’impensable de leurs yeux. Elle avait les mains posées sur la tête de ses léopards des neiges dont le ronronnement prenait de l’ampleur. Kaja et Selvag continuaient à échanger des informations. Des gayelers apportaient du mobilier transformant la salle de réception en poste de commandement opérationnel. Tous regardaient plus ou moins directement Riak. Personne ne faisait attention aux gens qui l’accompagnaient. Riak voyait combien Kaja avait l'habitude du commandement. Il donna ses directives à Selvag. Puis il reçut le gouverneur et le commandant.
   - Clébiande est perdue si nous ne pouvons les arrêter. Ils seront là d’ici quelques jours.
   - Clébiande perdue ? C’est impossible, nos fortifications sont puissantes et nos hommes valeureux.
   - Je ne mets pas ce fait en doute, Colonel, mais en face de nous, ce ne sont pas les rebelles. Ce sont des Rmanits. La reine blanche et moi avons fait la trêve pour les combattre. Vous mettrez vos hommes à la disposition du gouverneur pour faire évacuer la ville.
   - BIen, Majesté !
Kaja le congédia. Le colonel, après un dernier salut et un dernier regard à Riak, quitta la pièce à grandes enjambées.
   - Vous avez entendu, Gouverneur. La ville ne tiendra pas devant ces monstres d’avant le temps. Il vous faut faire évacuer Clébiande. Le colonel viendra appuyer vos gardes.
Le gouverneur acquiesça de la tête. Puis il demanda des explications. À côté de lui, son secrétaire qui n’était pas un seigneur, notait ce qui était important non sans dévorer des yeux Riak. La discussion semblait s’éterniser. Le gouverneur avait besoin de temps. Riak se leva brusquement. Elle s’approcha de Kaja et du gouverneur qui la regardèrent, interloqués.
   - Vous n’allez pas nous faire perdre notre temps ! Si vous ne vous en sentez pas capables, on peut demander à votre secrétaire de faire votre travail !
Le gouverneur devint gris pendant que Kaja souriait. Riak était vraiment étonnante. Kaja la vit se tourner vers le secrétaire :
   - Tu t’appelles Gomard, fils de Monn, n’est-ce pas !
   - Oui, ma reine.
   - Ce que demande le roi est faisable, n’est-ce pas !
   - Oui, ma reine.
   - Alors va dire à mon peuple que leur reine veut leur salut et qu’ils doivent fuir aujourd’hui.
   - Oui, ma reine.
   - Alors va !
Le secrétaire regarda le gouverneur qui était rouge comme une pivoine. Ce dernier fit un petit signe de tête sans rien dire. Les deux léopards lui tournaient autour en feulant doucement.  
   - Voyez, Gouverneur, reprit Kaja. On ne s’oppose pas, on coopère. Je donne le même ordre que la reine. Allez !
Toutes ses allées et venues avaient pris du temps, le jour s’avançait quand un messager s'approcha de Kaja. Il salua et au lieu de donner son message comme il aurait dû, il regarda Riak.
   - Parle, dit Kaja !
   - Bien, Majesté. Le colonel Selvag vous prévient que nous risquons une émeute. Le peuple se rassemble en masse devant le palais.
Kaja regarda Riak :
   - Voilà les ennuis !
Riak eut un grand sourire :
   - Mon peuple veut me voir, je vais lui parler !
Elle se retourna vers Jirzérou et Résal. Elle remarqua que Koubaye avait disparu. Elle pensa qu’il était parti voir les grands savoirs.
   - Venez avec moi. La reine doit avoir une suite.
Quand elle atteignit la terrasse qui surplombait la place, elle vit la foule, une foule bigarrée, bruyante, mais armée de fourches, de faux ou d’autres instruments. Autour, le gayelers avaient pris position. Quand elle apparut accompagnée du Tréïbénalki et d’un Tréïben, ce fut un hurlement d’ovations. Les deux léopards, en sautant sur la rambarde, eurent le même effet. Elle laissa la clameur enfler. Cela dura de longs instants. Kaja comprit alors combien il avait sous-estimé la situation. Le peuple entier la reconnaissait. Ce n’était pas une guerre contre des rebelles. C’était une guerre contre un peuple prêt à mourir pour Riak. Il admira sa prestance. Elle leva le bras pour réclamer le silence mais les clameurs reprirent de plus belle. Kaja intervint alors. Il prit place à côté de Riak. Derrière lui, impeccablement alignés, les gayelers de sa garde personnelle. Son apparition fit taire le peuple et crier de joie les gayelers. Kaja fit un geste et la clameur de ses troupes stoppa net.
Il recula alors d’un pas en disant :
   - Vas-y, Riak. Tu peux parler.
Riak se lança dans un discours aussi peu protocolaire que ses manières. Le peuple fit silence en l’entendant. Elle était leur reine et voulait qu’ils vivent prospères et en paix. Pourtant, elle apportait de mauvaises nouvelles. La mort marchait vers eux. Elle n’avait rien à voir avec les seigneurs. Tout le monde devait s’écarter de cette menace. Le temps était à l’union pour faire face.
Le peuple sentit l’abattement tomber sur lui. Il se voyait libérer leur ville et la reine annonçait la catastrophe.
Quand arriva la fin de son discours, Riak fit un pas en arrière pour prendre la main de Kaja et, l’obligeant à s’avancer, elle jura devant tous que, ensemble ils vaincraient, ou ensemble ils mourraient.
Sur le balcon, Kaja fit bonne figure, mais dès qu’ils furent rentrés dans la salle de réception, il interpella Riak :
   - Qu’est-ce que c’est que cette folie de déclarer que nous vaincrons ou que nous mourrons !
   - Parce que tu peux envisager de survivre si ton peuple meurt ?
Kaja en resta interloqué.
   - D’ailleurs, reprit Riak, si nous voulons que la suite se passe bien, il faut faire venir tous ceux qui ont un pouvoir, qu’ils soient barons ou nobles du peuple.
   - Mais c’est impossible, nous n’aurons jamais le temps.
   - Le Sachant m’a dit que nous l’aurons. Je m’en occupe.
Kaja regarda Riak et s’interrogeant sur ce qu’elle allait faire. Avant qu’il ne put ouvrir la bouche pour redire quelque chose, un messager arriva.
   - Majesté, les Rmanits semblent ne plus beaucoup avancer. Ils sont face à la roche noire de Vorès.
   - Qu’est-ce que c’est ?
   - C’est une colline à deux jours d’ici. Elle est faite d’une pierre toute noire. Rien ne pousse dessus et personne n’a jamais pu l’entamer. Selon vos ordres, les nouvelles arriveront toutes les demi-journées.
Kaja se tourna vers Riak :
    - Il semble que ton sachant ait raison. On va avoir du temps.  
Riak s’était assise sur la chaise. Kaja remarqua juste que les léopards n’étaient plus là. Il oublia ce détail dans la succession des problèmes à régler.  Riak elle-même se retrouva prise dans le jeu du pouvoir. La peur s’était installée à Clébiande.
Les deux jours qui suivirent se ressemblèrent. Les messagers arrivaient, porteurs de nouvelles qui faisaient alterner espoir et crainte. Un Ramnit faisait fondre la roche noire, ouvrant la voie aux deux autres. Ils avançaient doucement, mais ils avançaient. Dans Clébiande, les chariots emportaient choses et gens vers la sécurité.
Dans la salle de réception, Riak et Kaja s’étaient organisés. Chacun avait installé son gouvernement comme il pouvait. Les grands marcheurs étaient mis à contribution. Ils arrivaient et repartaient comme un troupeau en transhumance.
Quand on annonça à Kaja l’arrivée du baron Janga, il jeta un regard étonné vers la porte. Le baron entra sans laisser le temps au serviteur de le précéder. Il salua tout en avançant, montrant ainsi qu’il se considérait sur un pied d’égalité avec Kaja. Pour lui, sa longue lignée de noblesse et sa parenté proche avec l’ancien roi l’autorisait à se conduire comme un égal.
   - C’est impossible, baron Sink !
Kaja le regarda du haut en bas et fit un geste pour arrêter les gayelers qui déjà convergeaient vers Janga.
   - N'exagérez pas, Baron Janga !
Janga jeta un coup d'œil autour de lui. Il vit les gardes se rapprocher. Il mit un genou à terre et se releva rapidement :
   - Loin de moi l’idée de manquer de respect, majesté. Ce que j’ai vu est épouvantable.
Le regard de Kaja devint interrogatif.
   - C’est une catastrophe ! Ces…
Janga fut interrompu par l’annonce de l’arrivée d’un autre des grands barons du royaume. Kaja fit de nouveau face à la porte. Le baron Carson entrait lui aussi en courant aussi vite que ses vieilles jambes le portaient. Appuyé sur sa canne, il claudiquait à moitié, soutenu par un de ses serviteurs. Janga eut la mimique de celui qui mâche du citron. Kaja allait prendre la parole quand on lui annonça encore une arrivée. S'interrogeant de plus en plus, il fit se rapprocher janga et Carson :
   - Asseyons-nous !
Il fit signe au nouvel arrivant de s'approcher.
   - Comment êtes-vous arrivés là ?
Janga prit la parole, le temps que Carson se racle la gorge.
   - J'étais dans mon palais à la capitale quand, brusquement, deux fauves blancs sont apparus. Ils m'ont sauté dessus avant que je puisse appeler à l'aide… et je me suis retrouvé dans une tranchée  où des monstres de pierre jouaient avec de la roche en fusion, comme des enfants qui jouent avec de l’eau...
   - Je… dirais… mrrrr... la même chose que le baron Janga… mrrr…  pour une fois, coupa Carson.
   - Moi aussi, dit le nouvel arrivant.
Kaja jeta un coup d'œil vers Riak. Elle avait fait installer des paravents pour séparer la salle. Il voyait bien quelques mouvements sans pouvoir deviner exactement ce qu’il se passait. Ce que lui racontait tous ces grands barons représentant les conseils dirigeants du pays avec leurs différentes tendances, désignait la reine blanche comme la responsable de ces arrivées intempestives. Qu’avait-elle manigancé ? Dès qu’il pourrait, il devait la rencontrer.
Tout au long de la journée arrivèrent les autres conseillers et ministres, et tous racontaient la même histoire. Il fallut déployer des efforts de logistique pour loger tous ces hauts personnages. Plusieurs fois, Kaja dut faire preuve d’autoritarisme. La guerre occupait le terrain. Si celle avec les rebelles était suspendue, celle contre les Rmanits devait être encore organisée. Quand le majordome vint annoncer à Kaja que le repas allait être servi, il finissait un briefing avec ses hommes. Ce qu’il redoutait arrivait. Les géants primitifs finissaient de traverser la roche noire de Vorès. Dans deux jours, trois jours au plus, ils atteindraient Clébiande.
Il marcha d’un pas vif vers la salle des banquets. Les barons ministres et conseillers le suivaient. Quand il pénétra dans la salle, il s’arrêta un instant. Il regarda l’installation. Les tables avaient été dressées par groupe. Devant lui, une table formant un L qui avait le nombre de sièges nécessaires pour les conseillers, derrière plus petite, rectangulaire se dressait celle des ministres, vers le fond, déjà entourée de convives qu’il reconnut pour être les nobles du peuple, une autre tablée. Son regard se posa alors sur la table d’honneur. Mise sur une estrade, elle n’avait été dressée que pour deux personnes. 
Le voyant arrêté, le majordome s’approcha de Kaja et lui demanda l’air inquiet :
   - J’ai suivi les instructions de cette reine blanche… Ai-je bien fait ?
Kaja le rassura. Il allait pouvoir lui dire ce qu’il pensait, entre quatre yeux. Il se dirigea vers l’estrade. Bien sûr, cette Riak n’était pas là. Allait-elle se faire attendre ?
Il s’était à peine retourné pour faire face à la salle qu’elle entrait. Il en eut le souffle coupé. Il l’avait laissée en tenue de combat, il la retrouvait en reine, habillée comme une reine même si elle avait l’épée à la ceinture. Elle avançait d’un pas assuré, accompagné de ses deux fauves aussi blancs que sa robe. Tous les regards se tournèrent vers elle.
Riak sentit que tous la dévisageaient. Elle avait demandé à Tchibaou de ramener Mitaou. Comme toujours, l’ancienne novice, devenue maîtresse dans l’art de prendre soin de Riak, s’était surpassée. Elle avait habillé Riak d’une robe blanche à traîne dont le décolleté descendait jusqu’au pendentif incrusté dans sa chair, le mettant à l’honneur. Restée discrètement à la porte, Mitaou exultait. Tous ces regards étonnés fixés sur sa maîtresse étaient sa récompense. Elle nota que le prince Khanane en restait bouche bée, lui qu’on disait tiède soutien de la reine.
Kaja se surprit à penser qu’elle était belle. Il attendit que Riak soit assise pour s’asseoir lui-même.
   - Vous… Tu es royale. Avec tous ces invités-surprises que tes léopards ont ramenés, j’ai manqué de temps pour me préparer.
   - Rien de tel pour faire consensus que de montrer ce qui est, répondit Riak avec un grand sourire.
Kaja fit la grimace.
   - J’ai de mauvaises nouvelles. Les Ramnits ont presque passé la roche noire de Vorès.
   - J’ai vu. La roche avait fondu et s’est écoulée dans la vallée en contrebas, La forêt brûlait. Tes Gayelers ont eu chaud, pour ne pas dire très chaud, quand toute cette lave les a encerclés.
Kaja eut un regard étonné. Riak lui fit un grand sourire.
   - J’étais là-bas cet après-midi. J’ai vu. Le troisième Rmanit faisait fondre la pierre comme de la neige au soleil. Tes gayelers surveillaient les géants. Mais la roche fondue a subitement débordé et dévalé vers eux.
Riak s’interrompit le temps de laisser les serviteurs poser les victuailles. Elle reprit son récit. Kaja apprit comment elle avait sauvé ses gardes grâce à ses fauves en les transportant tous loin de la zone dangereuse. Même s’il garda le sourire tout le temps du récit, Kaja se sentit en dette vis à vis de Riak. Cela lui déplaisait. Ça allait compliquer la suite. Comment se battre contre quelqu’un à qui vous devez des vies ?
Le repas se continua sur un ton plus léger. Les vins et les mets succulents les rendirent un peu euphoriques. À la fin du dîner, ils en étaient à penser qu’il était fort dommage qu’ils soient ennemis.  

Clébiande ressemblait à une ville morte. Riak avait eu un message de Koubaye lui demandant de le rejoindre avec Sink à l’entrée de la ville, près de la porte du nord. On appelait ainsi le départ de la route qui longeait le fleuve et rejoignait le royaume de Tisréal. C’était aussi la route de Cannfou. Les murailles étaient hautes et fortes de plusieurs tours. Des gardes allaient et venaient. Riak admira l’épaisseur des remparts en passant la barbacane. La ville était à mi-pente. La route descendait pour atteindre un marais qu’elle contournait par l’est. Ils passèrent le pont-levis avec leurs suites. La journée était belle et, sans la colonne de fumée à l’horizon, leur déplacement aurait pris des allures de balade.
Koubaye attendait assis sur le parapet. Il regardait le paysage. Les deux léopards des neiges se précipitèrent vers lui. Il leva les bras juste à temps pour accueillir les deux têtes. Il se mit à les gratter derrière les oreilles provoquant des ronronnements que tous les présents entendirent. Riak se mit à sourire devant la scène.
   - Je suis ravie de te voir, dit-elle.
   - Ce panorama est superbe, tu ne trouves pas ?
Riak leva les yeux pour regarder devant elle. Elle ne trouvait pas le paysage particulier. Le marais s’étalait du fleuve aux abords de la colline où il venait disputer le terrain aux arbres et aux plantes bordant la route. Seule une roche solitaire se dressait au milieu.
   - C’est ce qui reste de la colline…
   - De la colline ?
   - Oui, reprit Koubaye pour Riak et Kaja qui venait d’arriver. Le fleuve, il y a longtemps, coulait en faisant le tour de la colline. Le temps a passé. Le fleuve a usé le sol petit à petit. Un jour, il n’est resté que cette roche et le fleuve a trouvé son lit actuel. Le marais n’est que la cicatrice de cette histoire.
   - Tout cela est bien beau, mais en quoi cela nous intéresse ?   
Koubaye se tourna vers Kaja qui venait de parler.
   - Il est important de connaître l’histoire pour aller vers l’avenir.
Kaja regarda Koubaye. Il avait devant lui, celui dont tous pensaient qu’il avait le savoir infini de toutes choses. Pourtant l’homme qu’il avait devant lui ne présentait rien de particulier. Il était habillé comme un paysan. Sa stature était quelconque et on ne pouvait même pas dire qu’il avait une aura particulière.
   - Les Rmanits, reprit Koubaye, pourraient être arrêtés. Cet endroit est le lieu idéal pour cela.
Koubaye marqua une pause pour regarder vers le marais. Puis il fixa Kaja droit dans les yeux. Celui-ci se troubla. Les yeux de Koubaye étaient devenus deux puits sans fond dans lesquels il se sentait aspiré. Kaja se cramponna à la première main qu’il put attraper pour ne pas tomber en avant.
   - La branche que vous portez, roi Sink, nous sera bien utile.
Kaja se sentit pris de vertiges. La main qu’il tenait, le retint.
   - Que savez-vous de ça ?
   - Les racines sont beaucoup plus profondes que vous ne croyez, roi Sink. Mais sa possession ne donne pas la victoire. Il faudra combattre. Vous allez y perdre beaucoup pour peut-être gagner. Êtes-vous prêt ?
Kaja dit d’une voix altérée :
   - Si je refuse de perdre, la mort est-elle assurée?
   - Vous connaissez la réponse, roi Sink. La reine a déjà répondu.
   - Et les dieux, demanda Kaja ?
   - Les Rmanits ne sont pas leurs sujets. Plus vieux qu’eux, ils sont agis par une magie que les dieux eux-mêmes ne maîtrisent pas.
   - Et nous pourrions les tuer !
   - Les hommes sont sans magie, roi Sink. Ce qu’ils font parfois, n’est que la pâle copie de la magie des dieux. Ils leur manquent la puissance et les savoirs des mondes divins. Les Rmanits, eux, sont immortels. La magie qui les anime est tellement ancienne que même les dieux en sont ignorants. Mon savoir ne couvre pas l’avenir mais je sais que nous avons la puissance tous ensemble de peut-être pouvoir les arrêter.  

 

samedi 12 juin 2021

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...102

Les jours suivants se ressemblèrent. Riak et Sink se retrouvaient pour lutter contre le géant. Ils luttaient avec lui pendant quelques heures et repartaient vers leurs camps respectifs après avoir fait le constat qu'ils n'avaient trouvé aucune solution radicale. Leurs troupes se côtoyaient parfois. Les regards de haine avaient disparu. Seule restait la méfiance.
Le Rmanit, après avoir reculé pour se battre contre ses adversaires, reprenait son avancée en recreusant ce qu'il avait déjà terrassé.
Ce jour-là, ils trouvèrent le géant creusant encore plus profond le sillon qu'il avait déjà creusé. Ils virent avec horreur qu'il s'était arrêté d'avancer pour dégager quelque chose dans le sol et que ce quelque chose ressemblait à un deuxième Rmanit.
Ils attaquèrent sans attendre. Un géant était déjà de trop, deux représentaient le début de la fin du monde. Leurs espoirs de le faire bouger furent vains. Le Rmanit ne reculait pas, n'avançait pas. Tout en virevoltant autour, Riak interpella Sink :
   - Il en a trouvé un autre !
   - Un... C'est compliqué… mais deux, on va être impuissants…
La main du géant passa si près d’eux qu’elle les frôla. Riak et Sink firent un vol plané pour se retrouver entassés au bord de la trouée du géant. Un peu étourdie, Riak ne bougea pas tout de suite. Elle se sentait curieusement bien. La tête de Sink avait rencontré une pierre. Son casque l’avait protégé, mais il était assommé. Riak reprit doucement ses esprits. Elle se releva et s'aperçut que Sink avait amorti sa chute. Elle était debout l’arme à la main, faisant jouer ses muscles pour les étirer après le choc. Elle pensa que le corps de son ennemi l’avait protégée. Il était là inconscient devant elle, à sa merci. Ses hommes étaient loin, incapables de le défendre. Elle avait son arme à la main et… ne pouvait s’en servir. Une part d’elle voulait en finir tandis qu’une autre ne pouvait se résoudre à tuer l’homme inconscient à ses pieds. La première part disait, avec raison, qu’il était le roi des seigneurs et que sa mort signerait sa victoire, mais l’autre rétorquait qu’il l’avait épargnée quand elle était avec les novices et qu’il n’y avait aucune gloire à tuer un ennemi à terre et d’ailleurs était-ce un ennemi ? Son médaillon ne la brûlait pas quand il approchait. Peut-être… Pourtant lors de la bataille, il avait essayé de la tuer. Elle se pencha vers Sink et l’examina. Elle l’avait pensé plus vieux. Dans l’abandon de l’inconscience, il lui sembla jeune.
Elle fut tirée de sa rêverie par un grondement sourd accompagné par un tremblement du sol. Elle se retourna. Devant elle, un deuxième Rmanit se levait. Riak se sentit découragée. Le Ramnit les avait envoyés dans la tranchée qu’il avait déjà creusée plusieurs fois. Ils étaient sur le chemin des deux Rmanit. Elle regarda autour d’elle. La chaussée du géant était encadrée par deux falaises hautes comme trois hommes. Riak savait que ses soldats devaient faire mouvement pour venir la chercher, tout comme les gayelers n’allaient pas tarder à se montrer. En les attendant, les deux géants s’étaient maintenant dressés. Ils s’immobilisèrent un instant. Le plus ancien plongea les mains dans la terre dans un grand bruit pendant que le nouveau venu, aux reflets rouges, fit la même chose en silence. Ce silence inquiéta Riak. Il n’était pas normal. Elle commença à s’inquiéter quand des lueurs rougeâtres apparurent. Son inquiétude vira à la panique quand elle comprit que ce nouveau Rmanit faisait fondre la roche devant lui. La roche fondue forma un ruisseau s’écoulant en suivant la pente tout en gagnant en taille et en puissance. Riak n’eut pas besoin de réfléchir pour savoir qu’elle et Sink étaient sur le chemin de cette mort brûlante. Elle regarda vers Sink toujours inconscient. La chance lui souriait. Ces créatures allaient débarrasser le monde du roi des seigneurs sans qu’elle n’en soit la cause. Elle allait appeler Tchitoua et s’en aller, laissant les géants faire leur œuvre de mort. Une pensée lui traversa l’esprit. Qui méritait une telle mort ? Elle hésita.

Koubaye vit se tendre les fils dans les navettes de Rma, le tisseur du temps. L’heure était aux choix. Il avait vu Rma prendre un nouveau fil primitif et l’introduire dans la trame du tissu du temps. D’autres navettes de ces mêmes fils existaient. Le monde était à la croisée des chemins d’avenir. Rma lança ses navettes pour faire un nouveau rang. Les fils se tendirent encore plus. Alors il sut que le choix était aussi le sien. Dans l’atelier de Rma, il était spectateur. Un autre chemin existait. Le prendrait-il ? Quand la navette de Riak revint dans la main de Rma, Koubaye savait ce qu’il avait choisi. Il prononça alors le mot que nulle gorge du temps ne peut prononcer. Il savait qu’on ne prononce pas impunément ce mot qui est le nom du dieu des dieux. En prononçant ce nom, il entrait dans la dimension qui est hors du temps et hors de l’espace. Il devint le “un qui est dans le tout, le tout qui est dans le un”. Son regard devint infini, sa connaissance devint infinie. Les univers étaient devant lui et lui avait accès au tout. Il partagea le savoir et vit tous les dessins possibles des avenirs possibles. Il sut que Rma n’était pas le seul tisseur de temps, d’autres existaient dans d’autres temps, d’autres univers. Il se concentra sur son univers natal, sur son monde natal, sur son pays natal. Il vit tous les avenirs possibles. Il vit la nécessité de nouer les fils pour choisir un avenir. Il sut le choix du dieu des dieux de laisser le choix aux hommes. Il sut que Riak poserait un choix et que ce choix engagerait l’avenir. Hors du temps, hors de l’espace, face à tous les choix possibles, il sut son impuissance à choisir pour elle. Ses choix étaient ailleurs. Pouvait-il aider Riak ? Il pensa que la question était mal posée. Il pouvait aider Riak. La question était : “ Comment ?”. Les dessins d’avenir se révélaient infinis. Riak avait un pouvoir dont il ne disposait pas. Elle pouvait choisir à chaque instant de sa vie. Le savoir était maintenant pour Koubaye comme un fardeau qui le paralysait. Savoir tous les avenirs revenait à ne rien pouvoir faire car tous étaient un mélange de joies éphémères et de peines durables. Il prit la décision pour son avenir. Rester hors du temps et hors de l’espace baigné de savoir lui sembla ne plus correspondre à son désir. Il entrevit dans les milliers de futur, un possible pour les hommes. Il lui fallait s’engager à rentrer dans le monde du temps et de l’espace, en accepter joies et peines. Il sut le sourire du dieu des dieux quand il choisit de retourner dans la salle du lac souterrain où Résal l’attendait. Il vit l’atelier de Rma. Des milliers de fils attendaient, parmi eux, de nombreux fils de Rmanit. Dans les possibles, existait une recréation du monde où les hommes n’auraient plus de place. Koubaye ne se laissa pas envahir par le doute. Il avait choisi. Maintenant, le temps qu’il réintégrait, était le temps de l’action.
Résal sursauta quand Koubaye bougea. Il s’était installé dans la salle avec l’accord des grands savoirs du mont des vents. Depuis il attendait. La joie l’envahit. Son maître revenait. Koubaye était faible et marchait avec difficulté. Résal lui tendit une galette et de l'eau. Koubaye mangea et but avec un plaisir évident.
   - Merci, dit-il à Résal.
Ce dernier bafouilla une réponse où se mêlaient les mots de devoir et d'espérance. Koubaye lui sourit pendant qu'il le regardait s'emmêler dans une tirade confuse. Il reprit la parole :
   - Ton fil est solide, Résal. Rma l’utilisera longtemps. Le temps présent est le temps du changement. Rockbrice est maintenant un grand chef. Des rois sont morts et d’autres se sont révélés. Mais rien n’est acquis. Le monde peut encore basculer. Les Rmanit ressurgissent et avec eux l'anéantissement pour un monde remis à neuf. Riak a besoin de moi, de nous.  
   - Que doit-on faire ?
   - Manger… et attendre !
Résal fut déçu par la réponse. De nouveau Koubaye se mit à rire.
   - Tu aurais préféré de l’action, n’est pas ?
Résal acquiesça en hochant la tête.
   - Ne t’inquiète pas cela viendra bien assez tôt.
Koubaye, après le repas, se remit à méditer au bord du lac. Résal, voyant cela, partit vers l’extérieur. Il allait porter la nouvelle de retour du Sachant. Il fallait aussi des provisions puisque Koubaye voulait rester dans cette salle souterraine.Il avait laissé des branches de feuluit et pensait qu’il lui faudrait au moins une journée pour faire l’aller-retour si ce n’est deux. Koubaye l’avait à moitié rassuré en lui disant qu’il lui fallait attendre la décision de Riak.
Comme à chaque fois, il dut attendre quelques minutes avant de sortir à la lumière. Il cligna des yeux au bord de la cascade pour se protéger du soleil du matin qui éclairait frontalement la paroi rocheuse. Il avait installé une corde pour circuler. Arrivé au pied de la cascade, il reprit sa respiration. Il avait devant lui une longue ascension. Il voulait faire vite craignant que Koubaye ne disparaisse à nouveau. Là-haut, les grands-savoirs allaient encore lui poser mille questions. Il prit sa décision. Il allait se faire discret. Un simple passage aux intendances, sans perdre de ce temps, qui lui semblait précieux, à donner des explications à des gens aux savoirs immenses mais à la compréhension lente. Il attaqua la montée avec la joie de celui qui a pris la bonne décision. Sur le chemin qui montait en lacet jusqu’à l’entrée officielle du Mont des Vents, il ne rencontra personne. Quand il arriva un peu en dessous du porche principal, gardé par deux serviteurs, il quitta le sentier pour une trace à peine visible. Il ne voulait pas que l’on annonce son arrivée. Ces sbires gardiens avaient la voix forte et criaient à pleins poumons le nom des nouveaux arrivants. Ils pouvaient aussi, le cas échéant, faire tomber dans le ravin les quelques solives qui servaient de pont-levis et fermer les lourds vantaux d’un portail millénaire. Résal les entendit discuter entre eux en passant en contrebas. Il suivait une trace plus qu’un chemin et dut utiliser ses mains plus d’une fois. Il avança comme cela un bon moment, contournant le Mont des Vents. Il arriva enfin à une fenêtre donnant vers l’ouest. Elle était juste assez grande pour qu’il s’y glisse. Il se retrouva dans une pièce encombrée de denrées en réserve. Avec discrétion, il se servit dans les différentes caves chargeant son sac de tout ce qui lui était nécessaire. Le retour fut beaucoup plus difficile. Chargé comme il l’était, il se sentait déséquilibré. Le sac le tirait en arrière. Plusieurs fois, il crut tomber. Seule sa souplesse et sa force lui sauvèrent la vie. La descente se révéla heureusement plus rapide. Quand il arriva au pied de la cascade, le soleil déclinait. Il était au milieu de sa montée, se hissant sur la corde quand la terre trembla. L’eau, qui coulait à côté de lui, sembla onduler un instant puis la chute se tarit. Résal eut peur et se plaqua contre la paroi. Un instant plus tard, tout redevenait normal. Il termina son ascension la peur au ventre. Il fut soulagé de voir qu’un rocher avait glissé. L’eau s’étalait derrière, formant une mare. Il pensa que bientôt, la vasque ainsi formée allait déborder. Il se glissa par l’ouverture sombre d’où venait le ruisseau. Il retrouva la fraicheur, l’humidité et le noir. Il alluma une branche de feu-luit et accéléra le pas. Il glissa une fois ou l’autre mais, avant que dehors le soleil ne soit couché, il arriva dans la salle où une lueur bleutée lui dévoila la silhouette de Koubaye. Il fut soulagé de le voir bouger. Et puis, il découvrit d’autres silhouettes. L’ombre de deux grands félins luisait d’un blanc laiteux. Résal sursauta en entendant Koubaye prononcer le nom de Riak.
   - … Riak ! Maintenant tu as posé un choix !
   - Je ne pouvais pas le laisser mourir ainsi !
   - Bien sûr que si, tu en avais le pouvoir.
   - Non, je n’avais pas le choix. Je ne suis pas une seigneur ! Si je l’avais laissé, je n’aurais pas valu mieux qu’eux !
La voix de Riak était chargée d’une colère contenue.
   - Pourtant ta haine des seigneurs est grande.
   - Oui ! Mais pas envers lui.
   - Je sais. À Cannfou, il n’a rien dit. Ce jour-là, tu es devenue double. Cette ombre noire qui t’accompagne est née à cet instant, une part de haine et de violence, comme un double sombre de la Dame Blanche. C’était son choix. Cela t’a changée. Aujourd’hui ton choix vient aussi de changer l’avenir, comme le choix de Résal tout à l’heure ! N’est-ce pas, Résal ?
Résal qui s’était immobilisé s’avança vers Koubaye tout en dévorant Riak des yeux.
   - Oui, Résal, c’est bien Riak, Bébénalki et reine du Royaume de Landlau.
En entendant cela, Résal mit genou à terre :
   - Majesté !
Riak regarda le nouveau venu avec un regard interrogateur. Koubaye fit un geste comme pour écarter la question.
    - Il te sera un excellent gouverneur des Tréïbens, si tu gagnes la guerre. Mais il y a plus important à gérer tout de suite. Lui ne risque rien.
Résal suivit du regard le geste de Koubaye et découvrit une autre silhouette allongée au sol. Il n’osa interroger Koubaye. Comme ni Riak, ni Koubaye ne s'intéressaient à lui, il se releva. Koubaye avait commencé un récit. Il expliquait comment le dieu des dieux avait choisi de préparer la terre pour ses créatures divines. Les Ramnit étaient ses outils. Ils avaient terraformé cette planète pour que les dieux puissent y jouer. Quand tout fut prêt, il enterra les Ramnit et donna ses premiers fils à Rma, le tisseur de temps. Il suscita l'existence de Thra, de Youlba et des autres dieux premiers. Chaque dieu, à sa manière, interféra avec ce monde pour se créer des serviteurs et gagner en pouvoir sur les autres dieux. Aujourd’hui les Rmanit ressortaient de leur gangue. Riak et Kaja en connaissaient deux. Demain, leurs rangs allaient se densifier. À terme, la terre deviendrait informe et vide, prête pour une nouvelle histoire.
Riak cria d’étonnement et de colère en entendant cela. La silhouette à ses pieds bougea. Résal vit une de ses mains venir frotter la tête, tout en regardant autour de lui.
   - Où suis-je ?
   - Au Mont des vents, Baron Sink.
Ce fut au tour de Résal de retenir un cri d’étonnement. L’ennemi était là, devant lui, devant Koubaye, et son maître  continuait à parler.
Kaja s’assit. Émoque reposait à son côté. Il regarda autour de lui. Encore sonné, il réagit avec lenteur. Riak, debout, le dévisageait. Elle avait mis son épée au fourreau. Dans cette pâle lumière bleutée, assis par terre, il n’avait rien d’un personnage arrogant. Il semblait tellement fragile à cet instant qu’elle se sentit émue. Kaja reprit la parole avec une certaine lenteur :
   - Mais comment je suis arrivé là ?
   - Riak, la reine blanche, vous a amené ici. Votre mort était assurée. Elle a choisi de vous sauver la vie, comme vous avez choisi un jour de ne rien dire devant une jeune novice aux cheveux blancs.
Kaja enregistra ce que disait Koubaye.
   - Les Rmanit vont gagner ?
   - C’est dans l’ordre des possibles, Baron Sink, mais ce n’est pas sûr. Riak et vous êtes des grains de sable dans les rouages du monde. Vos décisions peuvent changer le dessin de ce que tisse Rma.
   - Je ne comprends pas. Nous n’avons pas le pouvoir face à ces géants destructeurs.
   - C’est exact, baron Sink. Seuls vous ne pouvez rien. Mais vous n’êtes pas seuls.
L’étonnement se lut sur les visages de Riak et Kaja.
   - Mais qui… ?
   - Les dieux sont vos alliés dans cette affaire. Si les Rmanit ramènent la terre à un monde informe et vide, ils n’auront plus d’adorateurs…
   - J’ai vu ce que donne la magie qui contraint les dieux.
   - Oui, Baron Sink. C’est même cela qui a réveillé le Rmanit. Vous avez dépassé les limites et déclenché l’apocalypse. Mais aujourd’hui, vous n’aurez pas à contraindre les dieux. Les Rmanits réveillent la peur y compris dans le monde des Dieux.
Riak intervint :
   - Et que doit-on faire ?
   - Choisir ! Choisir de s’allier ou rester seuls. Là est votre choix et ce choix contraindra le monde. Que vous choisissiez une voie ou l’autre, vous connaîtrez le malheur. Mais une seule est porteuse d’un espoir de vie, l’autre ne sera qu’une longue fuite.
   - Un espoir ?
   - Oui, Riak, un espoir. Rma n’a pas tissé l’avenir. À ses pieds, tous les fils sont déjà dans les navettes. Pourtant le dessin n’est pas sur la trame. Il attend.
   - Mais qu’est-ce qu’il attend, demanda Kaja ?
   - Vos choix.
Riak et Kaja se regardèrent. Kaja s’était mis debout. Il rengaina Émoque sous le regard attentif des léopards des neiges.
   - Il semble que nous soyons liés malgré nous…
Kaja hésita avant de reprendre.
   - … Comment dois-je vous appeler ?
   - Mon nom est Riak.
   - Le mien est Kaja.
Résal fut troublé de les voir ainsi face-à-face. Il n’en voyait dans le sombre de la grotte que deux ombres. Pourtant il ressentait la tension entre les deux souverains. L’eau noire et immobile du lac, reflétant les branches de feuluit se mit à vibrer. La Pierre de Bénalki se mit aussi en mouvement. Les quatre humains regardèrent cette pierre s’agiter dans un cliquetis rapide. Koubaye la quitta des yeux pour reprendre la parole :
   - La Pierre de la déesse parle pour elle. Elle tremble comme tremble la déesse. Voilà le premier signe que les dieux peuvent faire corps avec vous face à cette menace.
À ce moment-là, Kaja poussa un cri et se démena en fouillant dans son habit sous sa cotte de maille pour extirper une feuille brillante et argentée. Il la jeta au sol :
   - Elle brûle !
   - Et voilà la réponse de Thra, reprit Koubaye.
La feuille de l'Arbre Sacré de Kaja, toute étincelante, toucha le sol. La dalle de granit se mit à son tour en vibration. Au point de contact, un tourbillon se forma. De la poussière de granit s’éleva en trombe pendant que la feuille de plus en plus brillante s’enfonçait dans le sol créant un entonnoir de plus en plus large. Kaja dut reculer, puis Riak à son tour fit de même. Koubaye ne bougea pas. Quant à l’excavation, elle grandit jusqu'à arriver à ses pieds d’un côté et au bord de l’eau de l’autre. D’un coup une vague se précipita dans le fond de l’entonnoir entraînant la Pierre de Bénalki. La trombe de poussière se changea en colonne de vapeur surchauffée sifflante et tourbillonnante. Puis ce fut le silence et la fin de la lumière argentée.  Koubaye se pencha, plongea la main dans l’eau redevenue calme. Il chercha un instant au fond de l’entonnoir et ressortit la feuille de L’Arbre Sacré et la pierre de Bénalki.
   - Voici les signes que vous adressent les dieux...
Koubaye n’avait pas fini de parler qu’on entendit gronder le tonnerre dans le lointain des couloirs.
   - … et voici la réponse de Youbla.
Il se tourna vers Riak :
   - Fais nous sortir d’ici immédiatement, la puissance de Youbla arrive !
   - Titchoua !
Ils se retrouvèrent tous sur la falaise à côté du ruisseau venant de la grotte. Un violent orage s’en donnait à cœur joie, associant trombes d’eau, rafales de vent, éclairs et tonnerre. Ils furent immédiatement trempés de la tête aux pieds, abasourdis par le spectacle grandiose du déchaînement des forces du ciel. Ils virent le ruisseau enfler au point d’occuper toute la surface du porche de la grotte. Résal n’avait jamais vu une telle montée des eaux à une telle vitesse. S’ils étaient restés à l’intérieur, ils se seraient noyés. Hurlant pour couvrir le bruit, Koubaye s’adressa à Riak et à Kaja :
   - Voici la Pierre et la Feuille ! Quel est votre choix ?
Ils tendirent la main et prirent qui la Feuille, qui la Pierre. Koubaye se mit à sourire. Rma pouvait retisser le temps.

 

mardi 4 mai 2021

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...101

Riak recevait ses espions en présence du général. Ses informateurs venaient lui rendre compte de ce qui se passait dans tout le pays ainsi que le pays des seigneurs. Elle apprit avec soulagement que, complètement désorganisé par la grande vague qui avait englouti le roi et toute son armée, le gouvernement provisoire, mené par un général gayeler, ne songeait pas à envoyer des renforts soutenir le roi Sink. La ville sainte était sous contrôle et, comme les prêtres s’étaient ralliés à Sink, le général des gayelers n’avait pas d'opposition systématisée en face de lui. Toutes les familles nobles avaient vu disparaître leurs chefs de file en même temps que le roi. Quelques fils cadets tentaient bien de renforcer le pouvoir de leur famille sans y arriver vraiment. Tous ceux qui détenaient quelques pouvoirs avaient été rassemblés dans la ville sainte. Quand l’un d’eux devenait trop turbulent, un détachement de Gayelers le ramenait à la raison manu militari. Le procédé, bien que violent, s’était révélé efficace.
Les Oh’m’en relayaient les messages efficacement et colportaient les nouvelles de tout le pays. Le calme  régnait, mais un calme tendu, pouvant exploser à tout moment. L’armée des seigneurs faisait mouvement vers Clébiande, avec pour ordre de s’y retrancher et de préparer la bataille suivante. Seuls les deux régiments de gayelers, enfin ce qu’il en restait, étaient dans les environs.
   - Quelles sont leurs intentions ?
   - Un charbonnier les a vus combattre le géant.
   - Ils combattent le Rmanit ?
   - Oui, ma reine. Enfin, leur chef combat, les soldats regardent et surveillent les environs.
   - Il faut que je voie cela !
Comme toujours, Riak fut retenue par de multiples tâches. Elle ne put quitter le camp qu'après le repas de midi. Elle retrouva ses éclaireurs. Ils l’attendaient sur une petite butte couverte d’un bois dense. Par une trouée, on voyait le Rmanit s’appliquant à retourner la terre.
   - Où sont les seigneurs ?
   - Sink s’est fait blackbouler par le Rmanit. Ils l’ont récupéré. Zont bien essayé de s’occuper du géant mais ça a raté.
Riak écouta le rapport de l’éclaireur. Il lui décrivit avec détails, les essais des seigneurs pour combattre le Rmanit et surtout leurs échecs. Seul Sink avait assez de pouvoir pour l’arrêter. Les autres étaient complètement inefficaces.
   - Et là, je ne vois personne !
   - Ils sont repartis, ma reine. Sink semblait sonné.
   - Les nôtres sont où ?
   - On les attend, ma reine.
   - Bien, allons voir ce Rmanit !
Riak descendit de la butte en petite foulée suivie des léopards. Elle arriva sur la trouée. Le géant pelletait de ses larges mains, lui tournant le dos. Riak dégaina son arme et accéléra. Elle atteignit le Rmanit à pleine vitesse. Les éclaireurs qui la suivaient de loin, la virent sauter sur la cuisse, le bras puis le dos du géant tout en donnant des coups d’estoc. Celui-ci réagit en se redressant et en tentant de ses mains pleines de terre de se débarrasser de cet indésirable. Les pierres, les plantes et le limon volèrent plus ou moins loin sans atteindre Riak qui était déjà descendue lui tapant sur les pieds. Le géant se mit à danser sur place, autant pour éviter les coups que pour écraser son agresseur. Les éclaireurs prirent position autour des protagonistes, surveillant les alentours, ne pouvant s’empêcher de regarder leur reine qui semblait voler autour du Rmanit.
Ils virent des mouvements dans les bois, sur une colline plus lointaine. Les seigneurs avaient aussi leurs éclaireurs qui venaient voir ce qu’il se passait. Ils ne les perdirent pas de vue. Les seigneurs ne tentèrent pas de s’approcher. Le chef des éclaireurs jeta un coup d’œil vers Riak. Il la vit comme une mouche autour du Rmanit, l'empêchant de faire ce qu’il avait à faire. Le géant, depuis l’intervention de Riak, n’avait pas avancé d’un pas. Il piétinait sur place, creusant la terre qu’il avait terrassée de ses larges pieds.
Le soleil avança dans le ciel. Riak sentit petit à petit qu’elle ralentissait. Sa course devenait moins rapide et ses coups d’estoc moins puissants. Les mains du Rmanit passaient de plus en plus près d’elle. Elle continua malgré tout. Le soir approchait quand un des doigts du géant la toucha. Riak, la légère, fit un vol plané d’une dizaine de pas. Elle le termina par un roulé-boulé. Elle se retrouva debout mais essoufflée. Elle se pencha en avant pour reprendre son souffle. Immédiatement, le Rmanit avait repris son activité, creusant le sol à pleines mains. .
Un détachement arriva à ce moment-là. Il y eut des mouvements du côté des seigneurs. On vit bouger les feuilles et les jeunes arbres. Riak fit un geste pour leur interdire de courir sus à l’ennemi. Face aux gayelers, elle ne voulait pas risquer ses troupes. Ses hommes se rapprochèrent d’elle. Elle leur montra le Rmanit et entre deux respirations, elle leur dit :
   - Essayez de l’arrêter !
Les soldats partirent à l’assaut du géant qui avec ses flèches, qui avec sa lance, qui avec son épée. Riak regarda le spectacle. Ce fut affligeant. Le Ramnit continuait son travail de terrassement comme si les hommes à ses pieds n’existaient pas. Rien ne semblait le toucher. Les flèches rebondissaient comme sur un rocher. Les lanciers piquaient de toutes leurs forces. On entendait le bruit du métal frapper le géant. Ce furent les épéistes qui payèrent leur proximité. Le Rmanit bougea pour avancer vers une nouvelle zone. Comme un humain ignorant les fourmis, il écrasa deux soldats dans son mouvement. D’autres, plus éloignés, furent blessés par les grands mouvements qu’il faisait en déracinant les arbres. Devant l’inefficacité de ses soldats, Riak donna l’ordre de repli. Elle repartit à l’assaut maintenant qu’elle était reposée. Devant sa rage, le Ramnit dut s’arrêter. Ses gestes amples passaient et repassaient toujours derrière la silhouette floue qu’était devenue Riak. Les soldats eurent bientôt l’impression de voir deux reines, une blanche à la chevelure blanche flottant au vent, et une ombre noire encore plus floue. À elles deux, elles formaient comme un nuage de guêpes autour du Rmanit. Il gesticulait sans pouvoir s’en débarrasser.
De nouveau Riak eut besoin de repos. Elle revint vers ses hommes qui avaient pris position autour. Elle jura entre ses dents. Si elle avait bloqué le Rmanit, elle ne l'avait en rien blessé. Le capitaine s'approcha de Riak qui semblait épuisée.   
   - Allez-vous bien, ma Reine ?
   - Oui… Capitaine… Je me repose… et j’y retourne…
Riak prit quelques respirations avant de reprendre.
   - Ne restez pas à découvert… Prenez une position défendable… L’ennemi est… peut-être à côté…
À côté du souffle de Riak, on entendait le bruit de la terre remuée et de la végétation broyée. Pour la troisième fois Riak repartit à l'assaut. Elle se sentait comme un taon zonzonnant autour d’un cheval. Pour la troisième fois, le Rmanit cessa de retourner la terre pour tenter de se débarrasser de cette chose importune qui lui tournait autour. La fatigue arriva plus vite et Riak fut plusieurs fois déstabilisée par le souffle des mains du géant passant au ras de sa tête. Elle avait aussi conscience de cette ombre aussi noire qu’elle était blanche qui la suivait dans tous ses gestes. Elle rompit le combat quand elle vit l’ombre de la main du Rmanit bousculer son double d’ombre, l’envoyant bouler au loin. Quand elle se fut éloignée, elle chercha la silhouette noire, sans la voir. Où avait-elle disparu ?
Quelques soldats s’approchèrent d’elle pendant qu’elle reprenait son souffle. Ils ne l’avaient pas encore rejointe quand une  cavalcade de gayelers chargea en hurlant. Les soldats se mirent à courir vers leur reine, conscients de la trop grande distance. Riak semblait immobile respirant la bouche grande ouverte. Elle se sentait fatiguée par ses rencontres avec le Rmanit. Il lui fallait s’économiser. Elle regarda les chevaux charger. Le premier approcha, lancé à pleine vitesse, faisant vibrer le sol. Le gayeler qui le montait pointait sa lance vers Riak. Décalé derrière, un deuxième cavalier, un peu moins rapide, le suivait. Le premier gayeler pointa sa lance sur la poitrine de Riak qui ne bougeait pas et semblait tétanisé. Il se mit à hurler pour encourager son cheval. Et puis tout alla très vite. Riak bougea à la dernière seconde. Elle tapa sur la lance tout en se dégageant. Le gayeler, surpris, planta sa lance dans le sol. Bloqué en plein élan, il fut désarçonné. Riak, qui avait évité la lance par un mouvement tournant, se retrouva face au deuxième cheval. Elle continua son action en roulant au sol. L’épée siffla au-dessus de sa tête. La rapidité de Riak lui permit de se retrouver de l’autre côté du cheval. Elle trancha les pattes de l’animal qui s'effondra avec son cavalier. Les suivants, qui arrivaient en ordre dispersé, n’eurent pas plus de chance. Quand ses soldats arrivèrent, ils purent achever les ennemis, tous déjà hors de combat.
Ils se replièrent rapidement sans se faire accrocher par le seigneur. En rentrant au camp, Riak convoqua son conseil. Elle leur expliqua que les gayelers étaient dans la région. Il fallait prendre des mesures de sauvegarde et rester en alerte.
   - Je m’occuperai du Rmanit, mais pendant ce temps, il faudra tenir les seigneurs à distance.
   - Ne pourrait-on pas laisser le Rmanit faire ce qu’il a à faire et ne nous occuper que des seigneurs ?
   - Non, Paskini. Laisser le Rmanit faire et on arrive au chaos. Il se dirige vers Clébiande. Et s’il en déterrait d’autres ?
La perspective de voir d’autres géants fit frissonner, même les plus courageux.
Le lendemain, quand Riak approcha du Ramnit, elle fut atterrée par les progrès de Rmanit. Il ne s’était pas arrêté de la nuit. Il n’avait manifestement pas besoin de repos. Un éclaireur lui attrapa le bras, mit un doigt devant sa bouche pour réclamer le silence et lui fit signe de le suivre. Riak se glissa derrière lui entre des arbustes qui la dépassaient de peu. Devant, son éclaireur marchait courbé. Il s’arrêta au bord du bosquet. Il fit de nouveau un signe pour réclamer le silence. Avec beaucoup de douceur, il écarta les branches et montra à Riak des gayelers qui s’étaient mis en position de combat. Riak remarqua tout de suite la silhouette du roi. Il avançait l’épée à la main vers le Rmanit. Elle l’observa quand il lança son attaque sur le géant. Elle vit que, si ses déplacements étaient moins rapides, Sink frappait avec force et obligeait le Rmanit à s’arrêter.
Riak fit signe à son éclaireur. Ils se replièrent en silence et rejoignirent les autres. C’est en chuchotant qu’elle donna ses ordres. Elle ne voulait pas de la confrontation. Elle fit attendre ses hommes. Les éclaireurs eurent pour mission d’observer l’ennemi et de venir faire régulièrement un rapport.
La matinée se déroula avant que n’arrive la nouvelle de leur repli. Riak refit le trajet jusqu’au bord du bosquet. Elle vit Sink qui accompagnait ses gayelers. Il était essoufflé et son épée était au fourreau. Son attention se tourna alors vers le géant. Il n’avait quasiment pas bougé depuis le matin. Tranquillement, il se tourna vers le front de la zone déboisée. Elle le vit replonger les mains dans la terre et se mettre à la malaxer.
Ils attendirent un moment avant de s'avancer sur le terrain fraîchement retourné. Les archers prirent position pour sécuriser l'accès, puis ce fut les lanciers qui se mirent en embuscade.
Riak attendit que tous ses hommes soient en place. Les éclaireurs partirent sur les traces des seigneurs. Riak s'avança vers le Rmanit. Elle l'interpella. Le géant resta de pierre. Comme la veille, elle mit sa vitesse au service de son attaque. Le Rmanit se mit en position pour se débarrasser de cet être importun.
Ce fut un nouveau duel entre eux deux. Ni l'un ni l'autre ne gagna. Le géant, dès que Riak rompait le combat, reprenait son terrassement. Il avait entamé une colline et l'arasait. Riak et lui se battaient dans une sorte de couloir, très large. Lee Rmanit broyait la pierre comme on écrase du sable. Il ouvrait une saignée dans la roche de la colline. Il avait utilisé des blocs de pierre pour tenter de se débarrasser de  Riak sans jamais la toucher. Les soldats et les gayelers un peu plus loin avaient vu voler ces rochers de la taille d’un cheval. Riak ne s'arrêta que lorsqu’elle fut épuisée. Le Rmanit semblait inépuisable. Il ne dormait pas, ne mangeait pas. Il ne faisait qu’avancer dans une direction vers un but inconnu.
Les jours suivants se ressemblèrent. Riak s’épuisait à ces combats sans issue. Le Rmanit atteindrait sûrement Clébiande d’ici une dizaine de jours. La ville ne pourrait rien contre ce géant. Cela désespérait Riak. Il lui fallait trouver une solution.
Ce jour-là, elle était arrivée plus tôt. Le Rmanit creusait une nouvelle tranchée dans une colline. Elle décida de le prendre de haut. Elle arriva par le sommet de la colline. Elle le surplombait. Le géant ne ragardait pas vers elle, alors qu’elle était sur son chemin. Elle vit qu’il s’agitait sur place. C’est alors qu’elle remarqua Sink. Il bloquait le Rmanit par ses coups d’épée. Elle la voyait briller d’un éclat bleuté à chacun de ses impacts. Elle attaqua avec l’intention d’en finir. Ce jour était un jour favorable, elle le sentait. Son arrivée déconcentra le géant. Sink profita de sa distraction pour porter un coup violent qui résonna comme une sonnerie de cloche. Le Ramnit fit un bond en arrière. Quand Riak atteignit le sol, elle porta un coup qui aurait dû être mortel. L’épée de Sink para le coup mais le mouvement l’envoya à terre. Le pied du Ramnit s’abaissa vers lui comme une masse. Là encore, l’épée était là. Le choc entre l’arme et le pied fut sonore, bloquant le mouvement du géant qui vibra. Entre Riak qui tournait autour de lui, rapide comme un éclair et Sink dont l’épée le blessait, il dut reculer pour la première fois depuis qu’il s’était levé de terre.  
Ce fut un combat étrange. Chacun se battait contre les deux autres. Quand les armes de Riak et de Sink se rencontraient, elles sonnaient, claires comme des cymbales. Le son des pieds ou des mains du Rmanit sur la terre, pour écraser l’un ou l’autre, faisait vibrer la terre. Les soldats de Riak et les gayelers qui se tenaient de part et d’autre du combat en ressentaient les effets. Ils étaient sur les bords de la tranchée creusée par le Ramnit et dominaient la scène. Leurs ordres étaient clairs. Ils ne devaient pas engager le combat, juste se défendre en cas d’attaque. Ils se déplaçaient en suivant les combattants. De pas en pas, de virevolte en volte-face, ils remontaient vers Cannfou. Riak décrocha la première. Elle n’en pouvait plus. D’un dernier saut, elle se retrouva sur le bord de la tranchée. Un soldat lui prit la main et l’aida à se stabiliser à distance du combat. Elle regarda en arrière. Sink évita de peu la main du Rmanit. Il lui fit un geste, comme un salut. Mais avait-elle bien compris ?
Elle le vit aussi rompre le combat peu après et rejoindre les gayelers. Le Ramnit se retourna et simplement, mettant les mains dans la terre, il recommença son terrassement. Il retournait la tranchée qu’il avait faite comme s’il la voyait pour la première fois.
Quand elle arriva le lendemain, Riak découvrit le Ramnit non loin de la veille. Il avait passé son temps à refaire ce qu’il avait fait. Il n’avait pratiquement pas progressé. Riak le trouva sur son front de taille, réduisant la colline en gravier. Il jetait des tonnes de pierres et de roches sur les côtés. Elle se positionna un peu en arrière. Elle commençait à comprendre que seul un instinct guidait cet être étrange revenu du fond des temps. Elle n’en comprenait pas le but. Elle comprenait simplement que cet instinct l’emmenait vers on ne savait où et que, quoi qu’elle fasse, il continuerait. Elle allait lui sauter dessus quand elle vit des mouvements de l’autre côté de la tranchée. Sink apparut. Riak attendit de voir ce qu’il allait se passer. Pendant que le Ramnit, toujours insensible à ce qui se passait autour de lui, broyait la roche dans un vacarme épouvantable, les deux souverains se firent face. Sink dégaina Émoque et salua Riak. Étonnée, elle dégaina sa propre arme et lui rendit son salut. Sink sourit et lui fit un signe d’invite, comme on invite une partenaire au bal. Riak fit oui de la tête. Ensemble, ils sautèrent sur le Ramnit. Le combat du jour ressembla à celui de la veille. De nouveau le Ramnit recula pour les poursuivre. La différence vint de Sink, il ne tenta aucun geste contre Riak. Elle fit comme lui, se concentrant sur le Ramnit. Dégagés de la nécessité de se protéger l’un de l’autre, ils purent ramener le Ramnit plus loin que la veille. Quand Riak rompit le combat, ils avaient atteint une région plate entre les collines. Sink la suivit. Elle fit signe à ses soldats de rester loin et fit face à Sink. Tout aussi essoufflé qu’elle, il s’arrêta à trois pas et rengaina son épée. Prudente, Riak garda la sienne en main tout en sachant qu’elle ne pourrait soutenir un combat longtemps. Pendant ce temps, le Ramnit avait repris son activité, repartant dans la direction de Clébiande.
   - Quand on est seul à l’attaquer, il s’arrête !
   - Exact, répondit Riak.
   - À deux, on l’a fait reculer.
   - Oui, acquiesça Riak, se demandant où il voulait en venir.
   - On ne peut pas le laisser se promener dans le royaume comme cela. Il détruit tout et, en dehors de nous, personne ne semble pouvoir agir.
   - Encore exact.
   - Je propose une trêve.
   - Une trêve ?  
   - Oui, il faut arrêter ce destructeur avant qu’il ne fasse plus de dégâts. Seul, je n’ai pas de solution et je n’ai pas l’impression que vous en ayez plus. À deux, on a fait mieux que seul.
   - Que proposez-vous ?
   - Une trêve, comme je disais, une trêve le temps de se débarrasser du destructeur. Trouvons un moyen d’en finir avec lui et en attendant que cela arrive, liguons-nous pour le faire reculer.
La discussion se poursuivit le temps de trouver un accord sur la manière de le faire. Riak rejoignit les siens pendant que Sink repartait vers ses gayelers. Quand elle eut rejoint la ligne de ses soldats, elle vit Jirzérou débander son arc. Il grommelait son manque de confiance dans les seigneurs. Riak le rassura. Elle n'avait pas senti battre son médaillon alors qu'elle était juste à côté de son ennemi.

mercredi 31 mars 2021

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...100

Au petit matin, les éclaireurs découvrirent la zone du camp et des combats complètement bouleversée. Ils venaient voir s’il était possible de ramasser les morts pour leur donner une sépulture. Ce fut la surprise la plus complète. Tout était arasé. Il ne restait rien qu’une île au milieu du fleuve, une île sans végétation, sans arbre. Les bords du fleuve étaient dans le même état. Ils avancèrent à découvert sur cette terre nue. Là-bas, au loin, on entendait les mêmes bruits qui avaient traversé la nuit. Les éclaireurs avancèrent en bordure de la zone terrassée. Ils approchèrent petit à petit du géant. Ils le virent mettre les mains dans la terre et tout retourner. Les arbres, les plantes et tout ce qui était dessus étaient broyés et réduits en une sorte de compost que le Rmanit enfouissait. Après son passage, la terre était informe et vide.
Ils s’approchèrent avec beaucoup de prudence. Le géant avait longé le fleuve vers l’amont. Il avait terrassé une bande de la largeur du camp sur la rive sud et sur près d’une demi-journée de marche. Ils s’aplatirent au sol en entendant un autre groupe non loin d’eux. En écartant un peu les branches, ils virent une patrouille de seigneurs. Nettement moins discrets qu’eux, ils avançaient sous le couvert des arbres qui restaient de la forêt. Bientôt les deux groupes se suivirent dans leur progression vers le géant. Les éclaireurs virent les seigneurs approcher du Rmanit. Ils furent bientôt à une centaine de pas de la zone où œuvrait le géant. Celui-ci s’était attaqué à un grand bouquet de chênes, arrachant les troncs pluri-centenaires comme on désherbe son jardin. Quand un des seigneurs s’étala de tout son long dans un bruit de ferraille, le Rmanit se redressa, regardant dans la direction du bruit. D’un geste brusque, il jeta le chêne qu’il tenait en main. L’arbre et toute sa ramure vint s’écraser sur le groupe des seigneurs avec fracas. Le Rmanit n’avait pas attendu le résultat de son action, il avait repris son activité, broyant consciencieusement l’arbre qu’il venait d’arracher comme on détruit une brindille. Les éclaireurs firent retraite avec célérité et discrétion. Dès qu’ils purent, ils se mirent à courir pour rejoindre le camp. Ils en avaient vu assez.
Riak se réveilla avec difficulté. Elle avait mal partout. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait encore fatiguée au réveil. Mitaou, dès qu’elle l’entendit, fit entrer son armée de petites mains qui s’occupèrent de leur reine avec célérité et efficacité. Riak apprécia les efforts de la masseuse qui lui redonna le confort  de bouger sans douleur. Pendant que la reine se préparait, derrière un rideau, passaient les conseillers, les messagers et tous ceux qui avaient des informations à lui donner. Quand arrivèrent les éclaireurs, Riak était prête. Elle écouta avec attention le récit qu’ils lui firent. Elle nota que le Rmanit avait réagi avec violence à la présence des seigneurs. Contrairement à certains de ses conseillers, elle ne croyait pas que le Rmanit était un allié du mouvement de libération. Cet être était ancien, trop ancien pour prendre une cause plutôt qu’une autre. Comme lui avait dit Koubaye dans son coma, le Rmanit ne faisait que ce qu’il savait faire, remettre le monde dans sa position d’origine. Si le dieu des dieux était son créateur, peut-être que la grande prêtresse ou Lascetra sauraient lui en dire plus.
Riak claqua des doigts. Tchibaou arriva immédiatement en ronronnant, suivi avec un peu de retard par sa femelle et ses petits. Ils commencèrent par une cérémonie de salutations faite de frottements, de ronronnements et de demandes de caresses. Riak prit son temps pour les accueillir. Puis elle se releva et elle dit :
   - La grande prêtresse !
Comme à chaque transportation, elle ressentit ce petit vertige avant de se retrouver dans le temple de Cannfou. Il y régnait une impression de calme malgré le mouvement. L’office du matin venait de se finir et les nonnes se dépêchaient d’aller au réfectoire. Riak provoqua une confusion qui attira les nonnes gardiennes. Dès qu’elles virent Riak, elles mirent genoux à terre, imitées par toutes les présentes. Un grand silence se fit. La grande prêtresse sortait de la salle de cérémonie. Elle aussi s’inclina profondément pour saluer la reine. Riak, toujours aussi peu protocolaire, s’avança directement vers elle :
   - Levez-vous et allons là où nous serons tranquilles !
   - Suivez-moi, dit la grande prêtresse en se relevant.
Elle lança un regard interrogateur vers ses suivantes. Riak approuva de la tête et toutes les quatre partirent vers la pièce qu’on avait réservée pour la grande prêtresse. Si la pièce était grande, elle était austère.
Dès que mère Algrave eut fermé la porte, Riak prit la parole :
   - Que savez-vous des Rmanit ?
Les trois prêtresses ouvrirent de grands yeux, s'entre regardèrent avant que la grande prêtresse ne prenne la parole.
   - Le nom évoque les temps d’avant le temps. Rma est créé avant le temps et c’est lui qui a été chargé par le dieu des dieux, le dieu primordial de tisser la trame du temps. Avec Rma, d’autres ont été créés, les Rmanit en font partie comme les autres Rmaquelquechoses.
   - Et ils sont nombreux ?
   - Nul homme ne le sait, les temps sont trop anciens pour nos mémoires. Les dieux doivent savoir mais nul ne les interroge, ils disent ce qu’ils veulent bien quand ils veulent bien.  
Riak fut déçue de la réponse. Elle enchaîna quelques banalités et repartit chercher Lascetra. Peut-être aurait-il des réponses ?
Elle le trouva entouré d’autres grands savoirs. Tous sursautèrent à l’arrivée de Riak et de ses fauves. Ils se levèrent brusquement pour la saluer.
   - Ma Reine, que puis-je ...?
   - J’ai des questions…
Tous les grands savoirs s’éclipsèrent laissant la reine et Lascetra seuls dans la pièce.
   - Qu’est-ce qu’un Rmanit ?
Lascetra fut surpris par la question.
   - Vous avez rencontré un Rmanit ? Ce n’est pas possible. Les dieux eux-mêmes ne les ont pas connus.
Riak raconta à Lascetra la journée de la veille et l’arrivée du géant et des dégâts qu’il avait faits.
   - Vous avez réveillé un Rmanit ! Je n’en crois pas mes oreilles. Le dieu des dieux les a créés pour l’aider dans son œuvre de création. Il est le seul à connaître leur nature.
   - Comment les détruit-on ? Les léopards n’ont rien pu !
   - Nul ne le sait, ma Reine. Quand le dieu des dieux a créé les dieux, il ne leur a pas révélé son secret. Quand ils sont nés, il ne restait que Rma le tisseur de temps.
   - Ce n’est pas possible ! On ne peut pas le laisser détruire le monde !
Lascetra eut un regard empli  de crainte et de compassion. Pour la première fois de sa vie, son savoir était inutile. Il ne connaissait pas l’important secret des Rmanit. Il ne savait pas comment les arrêter. avec presque des sanglots, il avoua :
   - Je ne sais pas, Ma Reine. Je ne sais pas.
Riak était plus que déçue. Elle n’aurait jamais cru cela possible. Celui qui portait le savoir le plus abouti ne connaissait pas la réponse. Koubaye lui manqua terriblement en cet instant. Où était-il pour qu’elle ne sente plus sa présence comme avant ? Qu’était-il devenu ? Était-il de nouveau sous la montagne dans ce lieu improbable que lui avait décrit Résal ?  Elle ne savait pas quoi faire. Elle détourna la conversation en interrogeant Lascetra sur les affaires du “royaume”, comme elle désignait avec une certaine ironie la petite partie de territoire qu’elle contrôlait. Elle sentit que son interlocuteur  retrouvait son équilibre. Il lui fit un rapport de ce qui se passait au sein du gouvernement et des problèmes qu’ils rencontraient. Elle l’écouta d’une oreille distraite tout en réfléchissant à ce qu’elle allait pouvoir faire. Comme il se perdait dans ce qu’elle pensait être des détails, elle l'interrompit en l’assurant de sa confiance. Elle s'éclipsa dès qu’elle put.
Elle demanda à Tchibaou de la conduire sur les traces du Rmanit. Elle se retrouva sur un terrain nu et aplani. Non loin d’elle,  lui tournant le dos, le géant continuait sa besogne en terrassant la terre, broyant et enfouissant tout ce qui se trouvait dessus. Elle remarqua les seigneurs non loin de là. Elle entendit leurs cris quand ils la remarquèrent. Le Rmanit entendit lui aussi et, immédiatement, se mit à réagir. En trois pas, il fut sur eux et les écrasa proprement. Riak n’avait pas attendu. Ses fauves l’avaient transportée en avant de la trace. Dans le bosquet encore debout, Riak observa ce qu’avait fait le géant. Comme elle le pensait, la trace était droite, traçant une ligne depuis le lieu de son réveil. Elle fit demi-tour et courut droit devant elle. À la mi-journée, elle arriva à un village, ou plutôt à un hameau. Il y avait là quelques pauvres masures. Les quelques habitants furent effrayés par son arrivée. Mal habillées, les femmes mirent derrière elles les enfants pour les protéger. Riak remarqua qu’elles cachaient leurs mains derrière leur dos. Elle en déduisit qu’elles devaient serrer un couteau, prêtes à se défendre.
   - Je ne vous veux pas de mal, annonça-t-elle. Je viens vous prévenir du danger.
   - Que veux-tu, sorcière aux cheveux blancs ? Fous le camp ! T’as rien à foutre ici !
Riak haussa les épaules. Elle désigna la direction d’où elle venait :
   - Le mal viendra de là ! Un géant arrive et il dévaste tout.
Riak lut une totale incompréhension dans le regard de ses interlocutrices. Un homme arriva en courant une hache à la main. Derrière lui un gamin le suivait en haletant. En hurlant, il attaqua Riak sans attendre. Elle évita sans peine la charge du forcené. Quand il recommença toujours criant, elle le fit tomber à terre et lui colla l’épée sur la gorge. Elle mit le pied sur la main qui tenait la hache. À ce moment-là, les léopards sortirent des buissons, terrorisant les gens présents. Les gamins hurlèrent de terreur, s’accrochant aux jambes de leurs mères quand les jeunes léopards s’approchèrent. Les femmes sortirent les couteaux et  menacèrent les fauves en tremblant. Riak cria :
   - ÇA SUFFIT !
Le cri de Riak figea la scène. Elle se tourna vers l’homme à terre :
   - La mort arrive vers vous ! Tu comprends ?
L’homme fit oui de la tête. Riak retira son épée. Il se releva en laissant la hache au sol. Les léopards s’écartèrent du groupe en grondant, comme à regret. Elle n’attendit pas de savoir ce qu’ils allaient faire. Elle repartit au pas de course. Elle s’aperçut que la route du Rmanit longeait le fleuve. Il semblait remonter vers l’amont. Riak pensa à Clébiande. Elle eut peur pour la ville. Si on ne pouvait l’arrêter, il fallait protéger les populations Elle regarda le fleuve au bord duquel elle s’était arrêtée. Elle en était séparée par quelques arbustes. Les bateaux allaient et venaient sans hâte. Ignoraient-ils le danger ? Elle s’approcha un peu de la berge et se laissa voir. Immédiatement, une barque se dérouta. Les rameurs semblaient mettre toute leur énergie à rejoindre le bord. Elle les attendit. Dès qu’il fut à portée de voix, le chef de bord mit un genou sur le pont en disant :
   - Bébénalki ?
   - Je suis !
Dans un ensemble parfait, les rameurs freinèrent la barque pour qu’elle vienne atterrir en douceur près de Riak.
   - Quelles sont les nouvelles sur le fleuve ?
Riak posa la question tout en montant à bord. La capitaine lui tendit une main qu’elle dédaigna, préférant bondir seule. Elle ne lui laissa pas l’occasion de répondre, se retournant vers la berge, elle cria aux léopards de l’attendre en amont près du Rmanit. Elle reposa sa question au marin.
   - On a vu passer la vague et comment la déesse a détruit nos ennemis. La nouvelle du combat est arrivée à Clébiande et je remonte voir ce qu’il se passe pour le compte des chefs. On a entendu parler d’un géant de pierre détruisant tout. Les nouvelles sont contradictoires. Certains disent qu’il est au service des seigneurs, d’autres à votre service, Bébénalki. Le peuple des tréïbens voudrait savoir.
   - Il n’est ni pour nous, ni contre nous. Il est, et nul ne peut en dire plus. Il détruit tout sur son chemin. Il faut annoncer le danger. Maintenant remontez-moi au-dessus du géant. La guerre avec les seigneurs n’est pas finie.
   - Les cris-paroles disent que beaucoup sont morts.
   - Oui, beaucoup sont morts, mais beaucoup de nos braves sont morts aussi. Ils ont perdu la bataille mais pas encore la guerre.
Le capitaine fit un geste et ses rameurs se mirent en devoir de faire bouger la barque. Ils reculèrent rapidement. Sans se faire prier, les rameurs forcèrent sur les avirons, trop fiers de transporter la Bébénalki. N’ayant pas à encourager ses marins, le capitaine cria des paroles-cris qui furent relayées de barges en bateaux. Bientôt tout le peuple des tréïbens connaîtrait les nouvelles et la présence de l’envoyée de la déesse à son bord.
Riak, debout à la proue, les cheveux au vent, regardait vers l’avant, guettant la haute silhouette du géant. Elle découvrit le Rmanit de loin. Il s’agitait. Ses grands gestes balayaient autour de lui, comme un homme chassant les insectes. Derrière elle, l'ahanement des rameurs en plein effort. La barque semblait voler sur l’eau, aidée par le courant rapide dans cette partie du fleuve. Bientôt, elle vit le Rmanit entouré d’hommes le harcelant. À leurs uniformes, elle reconnut des seigneurs. Elle regarda le capitaine et, par gestes, lui fit signe d’avancer. Elle se fit débarquer en aval au bord de la zone dégagée par le géant. Il lui fallait régler ce problème avant de s’occuper des seigneurs. Le Rmanit se dirigeait vers Clébiande. Riak devait sauver son peuple.

Kaja avait passé une très mauvaise nuit, comme les autres. Leur bivouac avait été particulièrement inconfortable. Ils avaient manqué de tout. Heureusement des fidèles avaient traversé le fleuve pour aller chercher des provisions et des tentes. À la première heure, il avait envoyé des éclaireurs surveiller le géant. Ils étaient revenus affolés, racontant comment il leur avait lancé un arbre. Kaja avait eu une idée. Avec toutes les cordes qu’ils avaient trouvées, ils allaient le piéger et l’attacher. L’approche avait pris du temps. Le géant, tout occupé à sa tâche de terrassement, ne les avait pas entendu venir. Ils avaient agi le plus vite possible mais les cordes s’étaient vite révélées trop courtes et trop fragiles. Au total, l’expédition s’était révélée être un fiasco. Le moral de ses troupes avait plongé dans un abîme qui semblait sans fond. De retour au bivouac, Kaja se maudit de sa précipitation. Son idée était peut-être bonne, mais il fallait des cordes plus longues et plus solides… et plus d’hommes. Le géant avait quitté le lieu du combat. Il aurait dû y penser et s’occuper en premier des rebelles avant de chercher à l’arrêter. Dans la bataille, les rebelles avaient probablement perdu plus d’hommes que lui, mais leur camp était intact. Clébiande n’était pas loin. Kaja considéra que la ville et ses forts représentaient un lieu idéal pour se regrouper et s’y réfugier. Il envoya des coursiers porter ses ordres aux barons survivants. Lui pourrait se mettre en route, accompagné de ses gayelers, dès le lendemain. À marches forcées, ils pouvaient rejoindre Clébiande en deux jours. Il fallait se regrouper, récupérer des troupes et régler le sort de cette sorcière aux cheveux blancs si le géant ne le faisait pas d’ici-là. La sorcière avait réveillé ce fils de la terre. Kaja ne savait pas ce qu’il était, ni comment le détruire. Il en était réduit aux suppositions. Pour être aussi dur, il était en pierre. Pour être aussi fort, il avait un dieu pour créateur. L’Arbre Sacré, qui plongeait ses racines au cœur du cœur de la terre, lui inspirerait la solution. Il en était là de ses réflexions quand il entendit un des gayelers se plaindre. Kaja prêta l’oreille. Les paroles étaient indistinctes.
C’est au cours d’une réunion avec ses officiers qu’un lieutenant fit la remarque :
   - Les hommes pensent que l'on fuit devant l’ennemi.
Kaja lui fit préciser. Il comprit alors que pour la majorité de son armée, partir signait la défaite. Malgré les morts et les blessés, il fallait combattre et en finir avec la rébellion et le géant suscité par la sorcière.
Les officiers étaient partagés. Se regrouper à Clébiande était l’option la plus sûre, mais cela pourrait permettre à la sorcière de présenter la bataille de la veille comme une défaite. Si se battre voulait dire encore beaucoup de morts et de blessés, cela voulait dire aussi que le roi ne lâchait rien de son royaume. Le géant était vécu comme une punition des dieux.
Kaja y pensa une bonne partie de la nuit. Avant de finir par s’endormir, il lui sembla impossible de laisser le possible bénéfice d’une victoire à cette soi-disant reine. Il allait combattre le géant et le vaincre et puis elle subirait le même sort. Cette pensée le détendit assez pour qu’il s’endorme.
Au petit matin, il changea ses ordres. Les Barons survivants et leurs hommes allaient rejoindre Clébiande. Là, ils se prépareraient à la prochaine bataille. En attendant, avec ses gayelers, il allait combattre le géant.
Il mit du temps à rejoindre le lieu du combat. Le géant avait bien avancé dans la nuit. Sa trace était facile à suivre. Le monstre de pierre allait tout droit. Sous la lumière naissante, il détruisait un hameau avec lenteur, mais efficacité. Ceux qui habitaient là, dans ce qui était une forêt, devaient être des charbonniers. Il en vit un de loin qui observait la destruction des pauvres masures. Il vit l’homme lever un poing vengeur vers le géant et s’en aller en courant quand le géant fit un pas en avant. Comment allait-il attaquer cette masse de pierre ?
Il fit mettre ses hommes en protection autour du hameau à moitié détruit. Le géant était indifférent à leur présence. Il continuait à malaxer de ses mains immenses la terre et tout ce qu'elle portait. Sa silhouette ne ressemblait pas à celle d'un homme. Ses jambes courtes et ses bras trop longs évoquaient davantage certains petits singes. Son torse avait la largeur de certaines tours. Ses mains étaient particulières. Grandes, massives, épaisses, on les sentait faites pour creuser et broyer. Kaja attaqua le géant par derrière. Il tapa avec Émoque là où un homme aurait eu son talon d’Achille. Il ressentit douloureusement le choc dans son bras. Le géant se figea sur place. Les mains encore pleines de terre, il se tourna vers Kaja. Il chercha ce qui l’avait frappé. Kaja n’avait pas attendu la réaction pour se précipiter de l’autre côté. Il avait frappé l’autre cheville provoquant un autre choc violent dans son épaule. Le géant laissa tomber ce qu’il portait, tentant de saisir celui qui l’avait frappé. Kaja le trouva moins rapide que dans la bataille. Lui manquait-il les éclairs de Youlba ?
Sans s'appesantir, il revint à la charge, encore et encore. Le géant tournait sur lui-même pour tenter de bloquer son agresseur. Sa relative lenteur le desservait. Kaja attaquait déjà par ailleurs. Cela dura un moment mais bientôt les coups d'Émoque manquèrent de puissance. Kaja sentit son rythme baisser. Il continua néanmoins malgré la fatigue de ses muscles. Il continua jusqu’à ce coup qui le laissa effondré sans souffle. Le géant l’avait simplement touché. Respirant à peine avec peine, il vit l’être de pierre se détourner et reprendre son activité destructrice. Les gayelers qui l’accompagnaient, et qui avaient pris position tout autour, vinrent le relever. Leurs mouvements leur attirèrent la fureur du géant. Ils coururent se mettre à l’abri en portant leur roi. Le géant reprit son activité. S’il ne se pressait pas, ses larges mains déblayaient une quantité considérable de terrain. Les gayelers tentèrent de lutter contre lui. Leurs coups étaient inefficaces. Le géant semblait ne pas les sentir. De temps à autre, quand il déracinait un arbre, il s’en servait comme d’un chasse-mouches pour éloigner ses agresseurs.

dimanche 31 janvier 2021

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...99

Kaja était épuisé. Il n’avait qu’un besoin, celui de dormir. Il fit un signe au chef du détachement qui avait eu pour mission de garder le lieu de la cérémonie.
   - Que personne ne rentre dans le périmètre de la magie sauf le baron Vixelle ! Mais avant qu’il vienne me voir. Immédiatement !
   - Je suis là, Majesté.
Vixelle était resté à proximité pendant toute la cérémonie. Il avait entendu les chants, surveillé les tambours extérieurs pour qu’ils soient en phase avec celui de Habanéra.
   - Bien, Baron. Vous allez rentrer là-dedans et vous seul. Vous avez déjà pratiqué cette magie, vous savez ce qui vous attend. Il faut aider le baron Lagerberti à sortir. Conduisez-le à sa tente et qu’il y reste.
   -  À vos ordres, Majesté.
Kaja n’en pouvait plus. Son épuisement était total.
   - Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, Baron.
   - Habanéra a fait surgir des êtres du monde des esprits.
   - Sa magie est épuisante.
   - Vous êtes vivant, Majesté et vous n’avez pas changé. J’ai vu Habanéra vieillir à chaque incantation. Son aide en est mort, mais lui avait le contrôle des esprits captifs.
   - Habanéra n’est plus, les aides encagoulés non plus. Qui a le contrôle ?
   - Nul ne le sait, Majesté. Seul Habanéra savait.
L’aide de camp de Kaja se tenait en retrait. Quand il vit les jambes de Kaja se mettre à trembler, il vint le soutenir pour l’accompagner à sa tente. Tout autour, les soldats étaient sans voix. Kaja savait que cela ne durerait pas. Bientôt les bruits allaient courir. Il n’y pouvait rien. Il sombra dans le sommeil dès que son dos eut touché son lit.
Vixelle pénétra par la fente que le roi avait faite. L’odeur des herbes était encore plus prégnante qu’en dehors des toiles. La fumée disparaissait comme absorbée par la terre. Il vit les vêtements vides de son prêtre et, à côté, une silhouette voûtée. Il ne reconnut pas le baron dans ce visage de grand vieillard. Il s’approcha néanmoins et l’aida à se mettre debout. Lagerberti tremblait sur ses jambes. Pour faire les quelques pas qui les séparaient de la toile fendue, Vixelle porta ce petit être maigrelet comme on porte un enfant. Quand les autres barons et les soldats les virent sortir, le silence se fit encore plus profond. Vixelle vit les regards atterrés tout autour de lui. Les serviteurs de Lagerberti qui s’étaient approchés, déchargèrent Vixelle de son fardeau et, avec d’infinies précautions, partirent vers sa tente.
Dans le camp, entre les murs d'eau, des récits de ce qu’il s'était passé, se mirent à circuler. Lagerberti avait raconté ce qu'il avait vu et ressenti. Son fils, bien que jeune, l'avait accompagné à la guerre. Il était à son chevet, écoutant ce vieillard qu'il reconnaissait à peine. Lagerberti avait parlé, parlé, parlé de sa voix chevrotante jusqu'à n'en plus pouvoir. Il s'était alors endormi. C'est le majordome de Lagerberti qui fit remarquer au fils que son père avait cessé de respirer :
   - Le Baron est mort. Vive le baron !
Lagerberti fils se releva, essuya une larme et quitta la tente. À l’extérieur, ses soldats crièrent :
   - VIVE LE BARON !
Il regagna sa propre tente. C’est là que défilèrent les amis et autres barons pour rendre un dernier hommage au Baron décédé et se présenter au fils. Le jeune Lagerberti, recevait comme il pouvait tous ses pairs. Très choqué par le récit de son père, il en distillait des éléments à chacune de ces rencontres.
Les discussions allaient bon train dans tout le camp, alimentées par tout ce qui avait été dit et entendu, ici où là. Pour tous, Youlba en personne était venue. Si on plaignait Lagerberti et les autres, on se réjouissait de savoir que la déesse viendrait accompagner les combattants. Les rebelles étaient foutus.

Riak était inquiète. Tout se passait bien, pourtant son esprit était troublé. Les léopards des neiges étaient eux-mêmes nerveux. Ils déambulaient en tournant en rond dans la tente.
   - Dame Riak, vos gros chats sont aussi troublés que vous.
Riak regarda Mitaou. Elle sentait son calme et l’admirait. Riak savait que sa servante lui faisait une confiance totale. Elle aurait aimé avoir la même confiance, mais elle sentait des forces en jeu. Les guetteurs étaient venus prévenir que des tambours sonnaient dans le camp ennemi. Riak, qui avait remarqué la nervosité des fauves, comprit que, ce qui la dérangeait intérieurement et qui dérangeait les fauves, était ce qui se passait là-bas. Elle décida d’aller voir.
Quand elle arriva au mur d’eau, elle fut déçue de ne rien voir. Les tambours battaient. Riak resta un moment à écouter. Leur rythme était oppressant. L’air autour d’elle semblait vibrer. Au-dessus du camp, une fumée s’élevait, montant tout droit. Elle sentit son médaillon se mettre à vibrer au son des battements. Devant elle, la colonne de fumée devint noire de colère. Elle comprit alors qu’ils faisaient de la magie. Leur fameux arbre sacré ne suffisait pas. Elle connut l’inquiétude de savoir ce que cela pouvait faire. Son médaillon battait comme un cœur. Elle restait là, devant le mur d’eau. Les léopards tournaient autour d’elle en grondant. Même les jeunes imitaient leurs parents. Leurs grondements ressemblaient encore beaucoup à un ronronnement, mais à leur démarche chaloupée et à leurs têtes basses, aux babines retroussées, on les sentait prêts au combat.
Le bruit cessa d’un coup en même temps qu’un éclair illuminait l’intérieur de la colonne de fumée. Le médaillon s’arrêta tout aussi brusquement.
Le silence qui suivit était plus angoissant encore. Les oiseaux avaient cessé de chanter, et même le vent semblait se retenir de souffler. Riak prit une grande respiration et souffla doucement. Ce qui était venu, était reparti. Elle s’interrogea sur ce que les seigneurs avaient fait. Autour d’elle, les guetteurs regardaient tout autour d’eux comme étonnés que le monde soit comme avant. Les choses reprirent doucement leur cours. Riak prit conscience du bruit de l’eau, puis de la brise, du bruit que faisaient les hommes autour d’elle, puis les oiseaux se remirent à gazouiller. Les seigneurs avaient-ils échoué à convoquer une force maléfique ? La pleine lune serait là dans la nuit. Demain, dès que possible, elle lancerait l’attaque. Les événements se précipitaient. Elle repartit lentement vers le camp, accompagnée des léopards des neiges. Les cabrioles des jeunes, qui avaient recommencé leurs jeux, la firent sourire.
Cela ne dura que le temps de sa marche. À son arrivée à sa tente, les mille sollicitations de sa fonction vinrent l’accabler. Les hommes savaient que le combat était pour le lendemain. Chacun affutait ses armes ou se préparait au choc. Les uns tremblaient d’avance. Les autres étaient mutiques. Certains ne pouvaient s'empêcher de parler pendant que d’autres se réfugiaient dans le sommeil.
Riak dina avec le général et tous les chefs de groupe. L’heure était grave et aucun n’avait le cœur à rire. La bataille du lendemain allait être décisive. Ils se séparèrent bien avant l’heure de Lex. Mitaou attendait Riak. Elle aussi était sur le pied de guerre. Toute son escouade était prête et Riak ne put s’empêcher de rire en voyant la tête déterminée de sa servante. Mitaou ne lui laissa pas le choix. Un bain chaud attendait Riak de pied ferme. Autour d’elle, de nombreuses femmes faisaient des allées et venues pour le service, sous les ordres d’une Mitaou, véritable chorégraphe de ce ballet. Riak se laissa faire. Le bain la détendit. Les herbes qui le parfumaient lui firent un peu tourner la tête mais elle sentait son corps abandonner toutes les tensions. Une masseuse se mit en devoir de lui extirper les derniers reliquats de contractures et ce fut une Riak toute molle qui s’allongea sur son lit.  
Elle se réveilla avant que l’étoile de Lex ne soit couchée. Elle goûta quelques instants la sérénité du silence. Comme chaque fois qu’elle se réveillait, les léopards des neiges se matérialisaient dans la pièce. Ils vinrent se frotter contre elle chacun leur tour, recevant une caresse à laquelle ils répondaient en ronronnant. Sans bruit, Riak se leva. D’ici peu, le camp allait s’éveiller. Les hommes allaient s’agiter et se préparer pour monter à l’assaut. Elle pensa que beaucoup ne reviendraient pas ce soir. Elle avait avec elle plus d’hommes que l’armée des seigneurs. Cela lui donnait théoriquement un avantage. Pourtant, elle doutait de leurs qualités aux combats. Elle espérait que l’ost serait plus composé de mal-entraînés, plus habitués au confort de leurs vies qu’au champ d’entraînement. Elle se rapprocha de la tenture qui fermait la fenêtre. Elle la souleva doucement pour voir où était l’étoile de Lex. Elle vit les bayagas. Elle les vit arriver autour de sa tente. Aujourd’hui, même invisibles, les bayagas allaient les accompagner. Et puis son esprit repartit vers les seigneurs et le combat qui approchait. Il y avait les régiments de chocs du roi, les gaylers si elle se rappelait leur surnom. On les décrivait comme aussi redoutables que les buveurs de sang. Et puis il y avait le roi. Ce baron Sink et son arme magique. C’est avec lui qu’elle avait rendez-vous. Elle était la seule à pouvoir lui tenir tête et le vaincre. Si elle le tuait, elle gagnait. S’il la tuait, c’en serait fini de la rébellion et de la reconquête du pays. Elle soupira. À cet instant les guetteurs de la nuit donnèrent le signal du réveil.

   - Sa majesté dort !
L’aide de camp et les gayelers bloquaient le passage vers la tente de Kaja. Il était tombé sur son lit, à plat dos, tenant toujours son épée qui scintillait d’un bleu acier. Personne n’avait osé le toucher depuis sa sortie du périmètre de magie. La mort du baron Lagerberti et des autres dans l’enclos de toile, le peu qu’avaient raconté Vixelle et le grand baron avant de mourir alimentait les rumeurs les plus folles. L’aide de camp avait dû rassurer le conseil des barons. Le roi n’était pas mort. Il était toujours endormi et n’avait pas pris une ride. C’est dans cet état d’esprit de confusion que sonnèrent les cors d’alerte.
Le centre de l’attention se déplaça. Tous coururent aux remparts. Du haut de la tour de guet on voyait sortir du bois une armée disparate avec, à sa tête, la sorcière aux cheveux blancs. Le conseil des barons avait pris place sur sa plateforme.
   - Ils n’ont même pas de pont, dit un des barons. Ils ne passeront même pas leur fossé.
   - Regardez, s’exclama un autre, le mur !
Le mur d’eau, qui faisait deux hauteurs d’hommes, s’élevait comme une vague gigantesque dont le haut retombait en cataracte bruyante. La crête d’eau s’abattait sur le no man's land entre le fossé et les remparts.
   - On ne voit plus rien !
   - Ça se rapproche !
Les barons du conseil regardèrent avec étonnement le haut du mur d’eau s’avancer vers eux dans un impossible mouvement. Bénalki ! Seule une déesse pouvait maintenir autant d’eau dans cette posture impossible. Le haut de la vague se déversait sur le sol en se rapprochant des fossés. L’eau détrempait le sol et s’écoulait en large ruisseau. Bientôt, les remparts eux-mêmes furent touchés par cette vague devenue presque horizontale. L’eau s’écroula sur les défenseurs les détrempant.
Le soleil se leva entre deux bandes de nuages. Sa lumière fit briller l’eau. Ce fut comme un signal. Brutalement toute l’eau se prit en glace, une glace rugueuse et irrégulière. Les hommes mouillés gelèrent instantanément. Les barons du conseil, épargnés par la vague sur leur plateforme, virent leurs soldats se débattre contre la gangue de glace et de froid qui venaient de les emprisonner. Ils regardaient le spectacle avec horreur quand une clameur leur fit tourner la tête. L’ennemi arrivait. Les rebelles, utilisant la glace comme un gigantesque pont, montaient à l’assaut. Les soldats valides firent face. Les gayelers, qui étaient restés en réserve pour le combat au sol, se précipitèrent dans les escaliers. Le premier choc fut terrible. Une marée de rebelles en armes déferlait. À sa tête, la sorcière blanche et ses fauves tranchaient dans la masse des soldats comme le boucher tranchait le lard. Les gayelers lui donnèrent un peu plus de mal sans l’arrêter. Elle atteignit la cour, près de l’entrée du camp, quand le tonnerre retentit et qu’un éclair bleu claquait dans l’air. Une bourrasque chargée d’énormes nuages d’un noir menaçant se précipita au-dessus du camp dans un tourbillonnement de mauvais aloi. Dans la confusion des combats qui se déroulaient entre les tentes, on vit la silhouette du roi brandissant Émoque se précipiter sur la silhouette blanche qui se figea pour lui faire face. Les léopards dégagèrent à coup de crocs et de griffes un espace autour de la reine des rebelles. Les deux souverains se précipitèrent l’un vers l’autre. Le bruit devint infernal, fait de cris, de cliquetis, de hurlements de rage ou de douleur dans cet engagement général. Les gayelers avaient commencé à repousser les rebelles dans leur secteur et avaient pris pied sur le tablier de glace ; de l’autre côté du camp, les rebelles continuaient à se déverser dans l’enceinte ravageant ce qui s’y trouvait. Entre les deux, se déroulait une danse-mort entre Riak et Kaja. La rapidité de l’une rencontrait la force de l’autre. Curieusement, les léopards ne participaient pas à ce combat. Ils attaquaient tout ce qui rentrait dans le cercle qu’ils avaient délimité.
La bourrasque devint tourbillon, faisant voler tout ce qui trainait d’assez léger dans le camp. Malgré les coups de vent, les combattants ne cessaient pas. L’eau avait transformé le sol en gadoue. Les tenues des uns et des autres se fondaient dans un uniforme mélange de boue et de sang dans lequel s’effondraient les blessés et les morts. Le maelstrom de nuages, aussi noir que la nuit, déversa des trombes d’eau sur le champ de bataille. Les coups de Riak se terminaient dans un bruit de métal torturé quand son arme rencontrait Émoque. Ceux de Kaja soulevaient des gerbes d’eau quand ils touchaient la terre, là où s’était tenue Riak. Kaja admira sa rapidité et remercia Émoque, Youlba et l’Arbre Sacré pour l’aide qu’il recevait. Sans elle, il n’aurait jamais réussi à parer les coups trop rapides de son adversaire. Elle l’avait juste éraflé au niveau d’un mollet. Kaja avait réussi à la toucher, ou plutôt à toucher son épée. Riak était tombée à terre sous la violence du coup mais s’était déjà relevée quand Kaja avait voulu porter l’estocade. La chevelure tachée de boue, comme ses habits, elle s’était mise hors de portée de Émoque. Après ce coup, elle était entrée dans un combat tournoyant dont les multiples attaques ne permettaient pas à Kaja de reprendre l’initiative.
Jirzérou, tout de blanc, luttait comme il pouvait. Moins rapide que Riak, il suivait avec la deuxième vague sur le tablier de glace. Il avait vu le maelstrom s’installer au-dessus du camp en se centrant sur une enceinte de toile. Des trombes d’eau s’en étaient échappées, détrempant tout. Mais une eau tiède qui fit fondre la glace sur laquelle il marchait. Le tablier de glace céda alors qu’il allait atteindre la zone de combat. En face de lui, les gayelers qui avaient repoussé la première vague d’assaut, tombèrent dans le no man’s land devant les remparts. JIrzérou plus habile, s’était retrouvé debout tout de suite au milieu de corps entremêlés. Il se sentait choqué. Il lui fallut quelques instants pour retrouver tous ses esprits et récupérer une arme. Des gayelers se relevaient aussi. Le combat reprit au milieu des blessés que la chute avait faits et sous une pluie battante gênant la vue et détrempant le sol. Jirzérou eut une pensée pour Riak et Bénalki. Sa déesse avait créé le pont de glace, il en était sûr. L’orage qui les frappait était l’œuvre de Youlba. Elle seule pouvait montrer une telle colère. Après, il n'eut plus le temps de penser. Il lui fallait sauver sa vie.
Riak tournait autour de Kaja, tentant de multiples attaques. Toutes rencontraient l’épée aux reflets bleutés du roi des seigneurs. Riak se demanda quel enchantement l’avait créée. Non loin d’eux, les éclairs pleuvaient. Des toiles brûlaient. L’œil de ce cyclone était centré sur cette zone. Elle n’eut pas le temps d’y penser plus. Son adversaire venait de lui ébranler le bras jusqu’à l’épaule, d’un coup de sa lourde épée.
Le grand prêtre du camp avait réuni tous les prêtres présents quand il avait entendu les cors d’alerte. Ils avaient pénétré dans l’enceinte du rituel. Les restes du dessin de l’Arbre Sacré l’avaient inspiré. Il s’était allongé là où avait été dessiné le tronc et avait mis une branche aux feuilles d’argent sur son cœur. Les autres l’avaient imité. Maintenant la représentation de l’Arbre Sacré était faite de silhouettes humaines à la poitrine couverte de feuilles argentées. Le Maelstrom était venu se centrer au-dessus d’eux, faisant régner le calme au lieu du vent et le sec, au lieu des trombes d’eau. Le grand prêtre s’était détendu. C’était bien Youlba qui se manifestait. Quand les premiers éclairs frappèrent le sol de l’enclos, il eut peur. Cela ne dura pas. Il comprit rapidement qu’ils frappaient en périphérie du dessin, respectant ainsi les prêtres. L’air prit une odeur acide et les toiles s’enflammèrent. Ils furent bientôt dans un cercle de feu alimenté par les nombreuses chutes de la foudre.
Riak et Kaja glissaient comme les autres dans la boue. Les léopards des neiges faisaient exception au marron boueux qui tachaient tous et tout en gardant leur fourrure immaculée.
Quand le tablier de glace s’effondra, Kaja ne put s’empêcher de défier Riak :
   - Tu pensais ta déesse puissante ! Tu pensais qu’elle te donnerait la victoire ! Et bien regarde L’Arbre Sacré et la déesse Youlba ont réduit à néant tes espoirs !
   - Tu parles trop, lui répliqua Riak qui venait de lui érafler le mollet.
La colère l’habitait. Toutes ses frappes rencontraient cette épée bleutée qui semblait se nourrir de l’éclat des éclairs.  
Sur ce sol d’alluvions, l’eau creusait des rigoles et des ruisseaux. Les poteaux mal plantés tombèrent les premiers, effondrant les tentes. Au milieu des combats, on voyait fuir les serviteurs et les ribaudes. Ils tentaient comme ils pouvaient de sauver leur peau. Autour d’eux les toiles s’affalèrent dans la boue, emprisonnant parfois l’une ou l’autre personne. La pluie continuait à tomber à seau. Riak sentait ses vêtements lui coller à la peau et gêner ses mouvements. La tunique de Kaja se tenait mieux mais gorgée d’eau, elle limitait ses actions par son poids.
Quand les remparts tombèrent, la base minée par l’eau, Riak et Kaja arrêtèrent le combat en entendant le bruit, le temps de comprendre et reprirent leur danse de mort. Elle les amena vers les ruines de la porte et de la tour. Ils s’affrontèrent tout en piétinant sur des morts ou des blessés agonisant dans la boue. Ceux qui étaient encore debout continuaient à se battre. La confusion était totale. La boue et le sang rendaient indiscernables les uniformes. Tout le monde pataugeait dans un bruit de fin du monde couvert par le tonnerre de la colère de Youlba. Bénalki avait tenté de recréer le tablier de glace. Elle n’était parvenue à recréer que des passerelles que la pluie avait emportées.
Jirzérou, forcé de reculer devant un gayeler, butta dans un corps et s’étala sur le sol devenu liquide. Il tenta de parer le coup fatal qui ne vint pas. Un autre combattant avait abattu sa masse d’armes sur le casque du gayeler. Jirzérou se releva péniblement. Il n’avait plus d’adversaire. Autour de lui, les combats continuaient. L’eau s’écoulait en bouillonnant vers le fossé. Tout en participant aux combats des autres, assommant l’un, égorgeant le deuxième, Jirzérou se retrouva près de la zone que Riak avait fait isoler. L’eau avait décapé le terrain découvrant une roche sombre comme une terre brûlée. Même là les hommes s’entretuaient. Il se retrouva pris dans de nouveaux combats. Il faisait face à un adversaire coriace qui, bien que couvert de sang, se battait avec efficacité. Les deux furent pris au dépourvu quand la terre se mit à trembler. Tous s’arrêtèrent, regardant autour d’eux pour comprendre ce qu’il se passait. La terre se soulevait. La roche sombre émergeait. Elle dépassa bientôt la taille d’un homme. Jirzérou et son adversaire regardaient grandir ce rocher, captivés par cette paroi qui les dépassait de plus en plus. Quand elle eut atteint deux fois une hauteur d’homme, tout s’arrêta. Il y eut un silence rompu par les bruits des combats qui, plus loin, continuaient. L’énorme rocher qui était sorti de terre ressemblait à un pain de sucre plus sombre que la boue environnante. Jirzérou allait reprendre son combat quand de nouveau, la roche se remit en mouvement. Jirzérou se recula. Ça se dépliait, et cela ressemblait de plus en plus à un géant. Le corps trapu, les bras touchant le sol, une tête massive et sans cou aux orbites encore plus noires que le reste, le géant tourna sur lui-même comme pour voir ce qu’il se passait. Jirzérou, tétanisé, ne bougea plus. Autour de lui, les autres, qui avaient vu se lever l’être de pierre, commençaient à fuir. Les bras du géant se mirent en mouvement. Ses poings s’abattirent sur les fuyards, les écrasant comme un homme écraserait une fourmi. Jirzérou toujours immobile sentit le vent du poing quand il le frôla pour écraser son adversaire. Un mur de glace se dressa immédiatement entre lui et le géant. Celui-ci tapait sur tout ce qui bougeait de l’autre côté. Quand il se retourna vers le mur, il le tâta et se mit à le détruire, tapant à coups redoublés. Jirzérou en profita pour fuir loin de ce monstre. La déesse venait de lui en offrir l’occasion. Le géant n’avait pas fini de détruire le mur de glace qu’une gangue de glace remontait le long de ses jambes. Elle venait du fossé que Riak avait fait creuser. Le géant plongea, les mains dans le sol et arracha une masse de terre qu’il jeta dans l’eau. Cela obstrua le fossé sur sa droite. Il recommença sur sa gauche. Une fois coupé du reste de l’eau, la glace se fragmenta et tomba aux pieds de l’être de pierre. Il se mit à bouger. Chacun de ses pas faisait trembler la terre. Il marcha vers le camp des seigneurs, écrasant tout ce qui bougeait sur son passage. Les éclairs cessèrent de tomber sur l’enceinte magique, pour venir frapper le géant.
Riak et Kaja rompirent le combat. Juste à côté d’eux, le bruit terrifiant des impacts de foudre leur fit découvrir le monstre qui arrivait vers eux. Ils le virent attraper les éclairs comme on attrape des cordes. La pierre qui le composait se chargea de reflets de feu. Il se pencha pour arracher au sol un bloc de la taille d’une petite maison et il le lança dans la maelstrom au milieu des éclairs. Il y eut une immense explosion qui souffla les nuages faisant cesser la pluie d’eau pour la remplacer par une pluie de pierres et de sable. La terre, qu’il avait lancée, s’était fragmentée et retombait sur tout ce qui se trouvait en dessous.
Riak n’en croyait pas ses yeux.
   - Mais… qu’est-ce que c’est ?
Ce fut Kaja qui lui répondit en avouant son ignorance. Il n’avait jamais rencontré un tel être sur terre, ni même entendu parler de son existence.
   - Les géants de pierre, ça n’existe pas !
   - Mais pourtant c’est là !
   - Aucune légende n’en parle !
Le géant s’attaquait maintenant aux remparts encore debout et aux hommes qui se trouvaient autour sans faire de différence entre seigneurs et rebelles. Écrasés ou martelés, les combattants se faisaient plus rares dans le sillage de l’être de pierre. Riak et Kaja se précipitèrent à sa poursuite. Riak évita sans peine les poings et les pieds du géant. Ses coups lui semblaient dérisoires. À chaque frappe, elle ressentait les vibrations se répercuter dans son épaule. Les fauves eux-mêmes avaient beau sauter aussi haut qu’ils pouvaient, leurs griffes et leurs crocs ne pouvaient rien contre la pierre. Kaja arriva en retard sur Riak. Il frappa avec son arme qui sonna comme un gong sans faire le moindre mal au géant qui se débarrassa de son assaillant d’un simple mouvement du pied envoyant bouler Kaja dans la boue à plusieurs mètres de là. Méthodiquement le géant broya tout ce qu’il rencontrait dans le camp des seigneurs. Riak rencontra Costané qui, courant plié en deux, évitait un bras de pierre qui le frôlait.
   - Faites sonner la retraite ! Ce monstre va massacrer tout le monde…
Kaja, qui s’était relevé couvert de boue, se rapprocha du lieu que détruisait le géant. Il vit Riak non loin, de dos. L’occasion était trop belle. Il leva son épée. Quand il l’abattit, elle sonna sur la pierre du bras du géant qui faisait demi-tour. Riak se retourna en entendant le bruit et attaqua à son tour. Leur combat reprit au milieu des jambes du géant qui se mit en devoir de les écraser.
Pendant qu’ils se battaient à trois, les autres se sauvaient. La sonnerie du repli sonnait. Les gayelers comme les rebelles se replièrent vers le bois de l’autre côté du fossé vers le camp des rebelles.
Riak n’en pouvait plus. Le géant se moquait de ses coups et l’épée du baron Sink passait de plus en plus près. De son côté Kaja souffrait. Deux fois le géant l’avait envoyé bouler. Bien que Èmoque ait encaissé le coup et que la boue ait amorti son vol plané, Kaja sentait les contusions. Il décida de décrocher. Il aurait peut-être la chance que la sorcière se fasse tuer par le géant. Cela arrangerait bien ses affaires. Il profita des virevoltes de son adversaire pour s’éloigner. Il lui fallait retrouver son armée ou ce qu’il en restait.
Riak resta seule face au géant. Il ignorait les léopards des neiges qui, manifestement, ne pouvaient rien contre lui. Riak sembla devenir sa cible. Il réagissait quand l’épée le piquait mais était indifférent aux coups de taille. Riak ne sentait plus son bras et pourtant elle continuait le combat pour protéger les siens. Elle avait analysé les réactions du monstre. Il s’attaquait à tout ce qui bougeait à chaque fois qu’elle et le roi des seigneurs stoppaient leurs attaques. D’ailleurs où était-il passé ? Elle s'aperçut qu’elle était seule pour le combattre. Bénalki semblait impuissante tant la glace et l’eau le laissaient indifférent. Youlba n’avait pas plus de résultat. Ses éclairs et ses orages lui donnaient simplement plus d’énergie et de vitesse.
La fatigue la fit ralentir et le géant en profita. Elle fut projetée en arrière. Le coup lui avait coupé le souffle et si la boue atténua sa chute, elle se retrouva assommée.
Riak était hors de son corps. Elle le voyait allongé par terre, les bras en croix, la chevelure éparse dans la boue. Les léopards des neiges l’entouraient. Le géant avait entrepris de détruire tout ce qui restait debout du camp des seigneurs et s’était désintéressé d’elle. Elle se sentait flotter dans une sorte de brume entre deux mondes. En pensée, elle s'interrogea sur la nature de cet être de pierre. Elle fut surprise de voir avancer vers elle, tout aussi fantomatique, Koubaye lui-même. Il la rassura. Jirzérou allait venir la chercher. Quant au géant de pierre, il lui apprit que c’était un Rmanit. Devant l’étonnement de Riak, il précisa qu’on les appelait aussi “faiseurs de monde”. Ils étaient les ouvriers du dieu des dieux, le constructeur du monde qui seul avait le pouvoir de les détruire. Celui-ci était demeuré dans la terre depuis la naissance du monde. La guerre des déesses avait réveillé cet antique serviteur qui, perdu, ne savait que remettre à plat, au sens propre du terme, tout ce qu’il rencontrait.