dimanche 31 janvier 2021

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...99

Kaja était épuisé. Il n’avait qu’un besoin, celui de dormir. Il fit un signe au chef du détachement qui avait eu pour mission de garder le lieu de la cérémonie.
   - Que personne ne rentre dans le périmètre de la magie sauf le baron Vixelle ! Mais avant qu’il vienne me voir. Immédiatement !
   - Je suis là, Majesté.
Vixelle était resté à proximité pendant toute la cérémonie. Il avait entendu les chants, surveillé les tambours extérieurs pour qu’ils soient en phase avec celui de Habanéra.
   - Bien, Baron. Vous allez rentrer là-dedans et vous seul. Vous avez déjà pratiqué cette magie, vous savez ce qui vous attend. Il faut aider le baron Lagerberti à sortir. Conduisez-le à sa tente et qu’il y reste.
   -  À vos ordres, Majesté.
Kaja n’en pouvait plus. Son épuisement était total.
   - Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, Baron.
   - Habanéra a fait surgir des êtres du monde des esprits.
   - Sa magie est épuisante.
   - Vous êtes vivant, Majesté et vous n’avez pas changé. J’ai vu Habanéra vieillir à chaque incantation. Son aide en est mort, mais lui avait le contrôle des esprits captifs.
   - Habanéra n’est plus, les aides encagoulés non plus. Qui a le contrôle ?
   - Nul ne le sait, Majesté. Seul Habanéra savait.
L’aide de camp de Kaja se tenait en retrait. Quand il vit les jambes de Kaja se mettre à trembler, il vint le soutenir pour l’accompagner à sa tente. Tout autour, les soldats étaient sans voix. Kaja savait que cela ne durerait pas. Bientôt les bruits allaient courir. Il n’y pouvait rien. Il sombra dans le sommeil dès que son dos eut touché son lit.
Vixelle pénétra par la fente que le roi avait faite. L’odeur des herbes était encore plus prégnante qu’en dehors des toiles. La fumée disparaissait comme absorbée par la terre. Il vit les vêtements vides de son prêtre et, à côté, une silhouette voûtée. Il ne reconnut pas le baron dans ce visage de grand vieillard. Il s’approcha néanmoins et l’aida à se mettre debout. Lagerberti tremblait sur ses jambes. Pour faire les quelques pas qui les séparaient de la toile fendue, Vixelle porta ce petit être maigrelet comme on porte un enfant. Quand les autres barons et les soldats les virent sortir, le silence se fit encore plus profond. Vixelle vit les regards atterrés tout autour de lui. Les serviteurs de Lagerberti qui s’étaient approchés, déchargèrent Vixelle de son fardeau et, avec d’infinies précautions, partirent vers sa tente.
Dans le camp, entre les murs d'eau, des récits de ce qu’il s'était passé, se mirent à circuler. Lagerberti avait raconté ce qu'il avait vu et ressenti. Son fils, bien que jeune, l'avait accompagné à la guerre. Il était à son chevet, écoutant ce vieillard qu'il reconnaissait à peine. Lagerberti avait parlé, parlé, parlé de sa voix chevrotante jusqu'à n'en plus pouvoir. Il s'était alors endormi. C'est le majordome de Lagerberti qui fit remarquer au fils que son père avait cessé de respirer :
   - Le Baron est mort. Vive le baron !
Lagerberti fils se releva, essuya une larme et quitta la tente. À l’extérieur, ses soldats crièrent :
   - VIVE LE BARON !
Il regagna sa propre tente. C’est là que défilèrent les amis et autres barons pour rendre un dernier hommage au Baron décédé et se présenter au fils. Le jeune Lagerberti, recevait comme il pouvait tous ses pairs. Très choqué par le récit de son père, il en distillait des éléments à chacune de ces rencontres.
Les discussions allaient bon train dans tout le camp, alimentées par tout ce qui avait été dit et entendu, ici où là. Pour tous, Youlba en personne était venue. Si on plaignait Lagerberti et les autres, on se réjouissait de savoir que la déesse viendrait accompagner les combattants. Les rebelles étaient foutus.

Riak était inquiète. Tout se passait bien, pourtant son esprit était troublé. Les léopards des neiges étaient eux-mêmes nerveux. Ils déambulaient en tournant en rond dans la tente.
   - Dame Riak, vos gros chats sont aussi troublés que vous.
Riak regarda Mitaou. Elle sentait son calme et l’admirait. Riak savait que sa servante lui faisait une confiance totale. Elle aurait aimé avoir la même confiance, mais elle sentait des forces en jeu. Les guetteurs étaient venus prévenir que des tambours sonnaient dans le camp ennemi. Riak, qui avait remarqué la nervosité des fauves, comprit que, ce qui la dérangeait intérieurement et qui dérangeait les fauves, était ce qui se passait là-bas. Elle décida d’aller voir.
Quand elle arriva au mur d’eau, elle fut déçue de ne rien voir. Les tambours battaient. Riak resta un moment à écouter. Leur rythme était oppressant. L’air autour d’elle semblait vibrer. Au-dessus du camp, une fumée s’élevait, montant tout droit. Elle sentit son médaillon se mettre à vibrer au son des battements. Devant elle, la colonne de fumée devint noire de colère. Elle comprit alors qu’ils faisaient de la magie. Leur fameux arbre sacré ne suffisait pas. Elle connut l’inquiétude de savoir ce que cela pouvait faire. Son médaillon battait comme un cœur. Elle restait là, devant le mur d’eau. Les léopards tournaient autour d’elle en grondant. Même les jeunes imitaient leurs parents. Leurs grondements ressemblaient encore beaucoup à un ronronnement, mais à leur démarche chaloupée et à leurs têtes basses, aux babines retroussées, on les sentait prêts au combat.
Le bruit cessa d’un coup en même temps qu’un éclair illuminait l’intérieur de la colonne de fumée. Le médaillon s’arrêta tout aussi brusquement.
Le silence qui suivit était plus angoissant encore. Les oiseaux avaient cessé de chanter, et même le vent semblait se retenir de souffler. Riak prit une grande respiration et souffla doucement. Ce qui était venu, était reparti. Elle s’interrogea sur ce que les seigneurs avaient fait. Autour d’elle, les guetteurs regardaient tout autour d’eux comme étonnés que le monde soit comme avant. Les choses reprirent doucement leur cours. Riak prit conscience du bruit de l’eau, puis de la brise, du bruit que faisaient les hommes autour d’elle, puis les oiseaux se remirent à gazouiller. Les seigneurs avaient-ils échoué à convoquer une force maléfique ? La pleine lune serait là dans la nuit. Demain, dès que possible, elle lancerait l’attaque. Les événements se précipitaient. Elle repartit lentement vers le camp, accompagnée des léopards des neiges. Les cabrioles des jeunes, qui avaient recommencé leurs jeux, la firent sourire.
Cela ne dura que le temps de sa marche. À son arrivée à sa tente, les mille sollicitations de sa fonction vinrent l’accabler. Les hommes savaient que le combat était pour le lendemain. Chacun affutait ses armes ou se préparait au choc. Les uns tremblaient d’avance. Les autres étaient mutiques. Certains ne pouvaient s'empêcher de parler pendant que d’autres se réfugiaient dans le sommeil.
Riak dina avec le général et tous les chefs de groupe. L’heure était grave et aucun n’avait le cœur à rire. La bataille du lendemain allait être décisive. Ils se séparèrent bien avant l’heure de Lex. Mitaou attendait Riak. Elle aussi était sur le pied de guerre. Toute son escouade était prête et Riak ne put s’empêcher de rire en voyant la tête déterminée de sa servante. Mitaou ne lui laissa pas le choix. Un bain chaud attendait Riak de pied ferme. Autour d’elle, de nombreuses femmes faisaient des allées et venues pour le service, sous les ordres d’une Mitaou, véritable chorégraphe de ce ballet. Riak se laissa faire. Le bain la détendit. Les herbes qui le parfumaient lui firent un peu tourner la tête mais elle sentait son corps abandonner toutes les tensions. Une masseuse se mit en devoir de lui extirper les derniers reliquats de contractures et ce fut une Riak toute molle qui s’allongea sur son lit.  
Elle se réveilla avant que l’étoile de Lex ne soit couchée. Elle goûta quelques instants la sérénité du silence. Comme chaque fois qu’elle se réveillait, les léopards des neiges se matérialisaient dans la pièce. Ils vinrent se frotter contre elle chacun leur tour, recevant une caresse à laquelle ils répondaient en ronronnant. Sans bruit, Riak se leva. D’ici peu, le camp allait s’éveiller. Les hommes allaient s’agiter et se préparer pour monter à l’assaut. Elle pensa que beaucoup ne reviendraient pas ce soir. Elle avait avec elle plus d’hommes que l’armée des seigneurs. Cela lui donnait théoriquement un avantage. Pourtant, elle doutait de leurs qualités aux combats. Elle espérait que l’ost serait plus composé de mal-entraînés, plus habitués au confort de leurs vies qu’au champ d’entraînement. Elle se rapprocha de la tenture qui fermait la fenêtre. Elle la souleva doucement pour voir où était l’étoile de Lex. Elle vit les bayagas. Elle les vit arriver autour de sa tente. Aujourd’hui, même invisibles, les bayagas allaient les accompagner. Et puis son esprit repartit vers les seigneurs et le combat qui approchait. Il y avait les régiments de chocs du roi, les gaylers si elle se rappelait leur surnom. On les décrivait comme aussi redoutables que les buveurs de sang. Et puis il y avait le roi. Ce baron Sink et son arme magique. C’est avec lui qu’elle avait rendez-vous. Elle était la seule à pouvoir lui tenir tête et le vaincre. Si elle le tuait, elle gagnait. S’il la tuait, c’en serait fini de la rébellion et de la reconquête du pays. Elle soupira. À cet instant les guetteurs de la nuit donnèrent le signal du réveil.

   - Sa majesté dort !
L’aide de camp et les gayelers bloquaient le passage vers la tente de Kaja. Il était tombé sur son lit, à plat dos, tenant toujours son épée qui scintillait d’un bleu acier. Personne n’avait osé le toucher depuis sa sortie du périmètre de magie. La mort du baron Lagerberti et des autres dans l’enclos de toile, le peu qu’avaient raconté Vixelle et le grand baron avant de mourir alimentait les rumeurs les plus folles. L’aide de camp avait dû rassurer le conseil des barons. Le roi n’était pas mort. Il était toujours endormi et n’avait pas pris une ride. C’est dans cet état d’esprit de confusion que sonnèrent les cors d’alerte.
Le centre de l’attention se déplaça. Tous coururent aux remparts. Du haut de la tour de guet on voyait sortir du bois une armée disparate avec, à sa tête, la sorcière aux cheveux blancs. Le conseil des barons avait pris place sur sa plateforme.
   - Ils n’ont même pas de pont, dit un des barons. Ils ne passeront même pas leur fossé.
   - Regardez, s’exclama un autre, le mur !
Le mur d’eau, qui faisait deux hauteurs d’hommes, s’élevait comme une vague gigantesque dont le haut retombait en cataracte bruyante. La crête d’eau s’abattait sur le no man's land entre le fossé et les remparts.
   - On ne voit plus rien !
   - Ça se rapproche !
Les barons du conseil regardèrent avec étonnement le haut du mur d’eau s’avancer vers eux dans un impossible mouvement. Bénalki ! Seule une déesse pouvait maintenir autant d’eau dans cette posture impossible. Le haut de la vague se déversait sur le sol en se rapprochant des fossés. L’eau détrempait le sol et s’écoulait en large ruisseau. Bientôt, les remparts eux-mêmes furent touchés par cette vague devenue presque horizontale. L’eau s’écroula sur les défenseurs les détrempant.
Le soleil se leva entre deux bandes de nuages. Sa lumière fit briller l’eau. Ce fut comme un signal. Brutalement toute l’eau se prit en glace, une glace rugueuse et irrégulière. Les hommes mouillés gelèrent instantanément. Les barons du conseil, épargnés par la vague sur leur plateforme, virent leurs soldats se débattre contre la gangue de glace et de froid qui venaient de les emprisonner. Ils regardaient le spectacle avec horreur quand une clameur leur fit tourner la tête. L’ennemi arrivait. Les rebelles, utilisant la glace comme un gigantesque pont, montaient à l’assaut. Les soldats valides firent face. Les gayelers, qui étaient restés en réserve pour le combat au sol, se précipitèrent dans les escaliers. Le premier choc fut terrible. Une marée de rebelles en armes déferlait. À sa tête, la sorcière blanche et ses fauves tranchaient dans la masse des soldats comme le boucher tranchait le lard. Les gayelers lui donnèrent un peu plus de mal sans l’arrêter. Elle atteignit la cour, près de l’entrée du camp, quand le tonnerre retentit et qu’un éclair bleu claquait dans l’air. Une bourrasque chargée d’énormes nuages d’un noir menaçant se précipita au-dessus du camp dans un tourbillonnement de mauvais aloi. Dans la confusion des combats qui se déroulaient entre les tentes, on vit la silhouette du roi brandissant Émoque se précipiter sur la silhouette blanche qui se figea pour lui faire face. Les léopards dégagèrent à coup de crocs et de griffes un espace autour de la reine des rebelles. Les deux souverains se précipitèrent l’un vers l’autre. Le bruit devint infernal, fait de cris, de cliquetis, de hurlements de rage ou de douleur dans cet engagement général. Les gayelers avaient commencé à repousser les rebelles dans leur secteur et avaient pris pied sur le tablier de glace ; de l’autre côté du camp, les rebelles continuaient à se déverser dans l’enceinte ravageant ce qui s’y trouvait. Entre les deux, se déroulait une danse-mort entre Riak et Kaja. La rapidité de l’une rencontrait la force de l’autre. Curieusement, les léopards ne participaient pas à ce combat. Ils attaquaient tout ce qui rentrait dans le cercle qu’ils avaient délimité.
La bourrasque devint tourbillon, faisant voler tout ce qui trainait d’assez léger dans le camp. Malgré les coups de vent, les combattants ne cessaient pas. L’eau avait transformé le sol en gadoue. Les tenues des uns et des autres se fondaient dans un uniforme mélange de boue et de sang dans lequel s’effondraient les blessés et les morts. Le maelstrom de nuages, aussi noir que la nuit, déversa des trombes d’eau sur le champ de bataille. Les coups de Riak se terminaient dans un bruit de métal torturé quand son arme rencontrait Émoque. Ceux de Kaja soulevaient des gerbes d’eau quand ils touchaient la terre, là où s’était tenue Riak. Kaja admira sa rapidité et remercia Émoque, Youlba et l’Arbre Sacré pour l’aide qu’il recevait. Sans elle, il n’aurait jamais réussi à parer les coups trop rapides de son adversaire. Elle l’avait juste éraflé au niveau d’un mollet. Kaja avait réussi à la toucher, ou plutôt à toucher son épée. Riak était tombée à terre sous la violence du coup mais s’était déjà relevée quand Kaja avait voulu porter l’estocade. La chevelure tachée de boue, comme ses habits, elle s’était mise hors de portée de Émoque. Après ce coup, elle était entrée dans un combat tournoyant dont les multiples attaques ne permettaient pas à Kaja de reprendre l’initiative.
Jirzérou, tout de blanc, luttait comme il pouvait. Moins rapide que Riak, il suivait avec la deuxième vague sur le tablier de glace. Il avait vu le maelstrom s’installer au-dessus du camp en se centrant sur une enceinte de toile. Des trombes d’eau s’en étaient échappées, détrempant tout. Mais une eau tiède qui fit fondre la glace sur laquelle il marchait. Le tablier de glace céda alors qu’il allait atteindre la zone de combat. En face de lui, les gayelers qui avaient repoussé la première vague d’assaut, tombèrent dans le no man’s land devant les remparts. JIrzérou plus habile, s’était retrouvé debout tout de suite au milieu de corps entremêlés. Il se sentait choqué. Il lui fallut quelques instants pour retrouver tous ses esprits et récupérer une arme. Des gayelers se relevaient aussi. Le combat reprit au milieu des blessés que la chute avait faits et sous une pluie battante gênant la vue et détrempant le sol. Jirzérou eut une pensée pour Riak et Bénalki. Sa déesse avait créé le pont de glace, il en était sûr. L’orage qui les frappait était l’œuvre de Youlba. Elle seule pouvait montrer une telle colère. Après, il n'eut plus le temps de penser. Il lui fallait sauver sa vie.
Riak tournait autour de Kaja, tentant de multiples attaques. Toutes rencontraient l’épée aux reflets bleutés du roi des seigneurs. Riak se demanda quel enchantement l’avait créée. Non loin d’eux, les éclairs pleuvaient. Des toiles brûlaient. L’œil de ce cyclone était centré sur cette zone. Elle n’eut pas le temps d’y penser plus. Son adversaire venait de lui ébranler le bras jusqu’à l’épaule, d’un coup de sa lourde épée.
Le grand prêtre du camp avait réuni tous les prêtres présents quand il avait entendu les cors d’alerte. Ils avaient pénétré dans l’enceinte du rituel. Les restes du dessin de l’Arbre Sacré l’avaient inspiré. Il s’était allongé là où avait été dessiné le tronc et avait mis une branche aux feuilles d’argent sur son cœur. Les autres l’avaient imité. Maintenant la représentation de l’Arbre Sacré était faite de silhouettes humaines à la poitrine couverte de feuilles argentées. Le Maelstrom était venu se centrer au-dessus d’eux, faisant régner le calme au lieu du vent et le sec, au lieu des trombes d’eau. Le grand prêtre s’était détendu. C’était bien Youlba qui se manifestait. Quand les premiers éclairs frappèrent le sol de l’enclos, il eut peur. Cela ne dura pas. Il comprit rapidement qu’ils frappaient en périphérie du dessin, respectant ainsi les prêtres. L’air prit une odeur acide et les toiles s’enflammèrent. Ils furent bientôt dans un cercle de feu alimenté par les nombreuses chutes de la foudre.
Riak et Kaja glissaient comme les autres dans la boue. Les léopards des neiges faisaient exception au marron boueux qui tachaient tous et tout en gardant leur fourrure immaculée.
Quand le tablier de glace s’effondra, Kaja ne put s’empêcher de défier Riak :
   - Tu pensais ta déesse puissante ! Tu pensais qu’elle te donnerait la victoire ! Et bien regarde L’Arbre Sacré et la déesse Youlba ont réduit à néant tes espoirs !
   - Tu parles trop, lui répliqua Riak qui venait de lui érafler le mollet.
La colère l’habitait. Toutes ses frappes rencontraient cette épée bleutée qui semblait se nourrir de l’éclat des éclairs.  
Sur ce sol d’alluvions, l’eau creusait des rigoles et des ruisseaux. Les poteaux mal plantés tombèrent les premiers, effondrant les tentes. Au milieu des combats, on voyait fuir les serviteurs et les ribaudes. Ils tentaient comme ils pouvaient de sauver leur peau. Autour d’eux les toiles s’affalèrent dans la boue, emprisonnant parfois l’une ou l’autre personne. La pluie continuait à tomber à seau. Riak sentait ses vêtements lui coller à la peau et gêner ses mouvements. La tunique de Kaja se tenait mieux mais gorgée d’eau, elle limitait ses actions par son poids.
Quand les remparts tombèrent, la base minée par l’eau, Riak et Kaja arrêtèrent le combat en entendant le bruit, le temps de comprendre et reprirent leur danse de mort. Elle les amena vers les ruines de la porte et de la tour. Ils s’affrontèrent tout en piétinant sur des morts ou des blessés agonisant dans la boue. Ceux qui étaient encore debout continuaient à se battre. La confusion était totale. La boue et le sang rendaient indiscernables les uniformes. Tout le monde pataugeait dans un bruit de fin du monde couvert par le tonnerre de la colère de Youlba. Bénalki avait tenté de recréer le tablier de glace. Elle n’était parvenue à recréer que des passerelles que la pluie avait emportées.
Jirzérou, forcé de reculer devant un gayeler, butta dans un corps et s’étala sur le sol devenu liquide. Il tenta de parer le coup fatal qui ne vint pas. Un autre combattant avait abattu sa masse d’armes sur le casque du gayeler. Jirzérou se releva péniblement. Il n’avait plus d’adversaire. Autour de lui, les combats continuaient. L’eau s’écoulait en bouillonnant vers le fossé. Tout en participant aux combats des autres, assommant l’un, égorgeant le deuxième, Jirzérou se retrouva près de la zone que Riak avait fait isoler. L’eau avait décapé le terrain découvrant une roche sombre comme une terre brûlée. Même là les hommes s’entretuaient. Il se retrouva pris dans de nouveaux combats. Il faisait face à un adversaire coriace qui, bien que couvert de sang, se battait avec efficacité. Les deux furent pris au dépourvu quand la terre se mit à trembler. Tous s’arrêtèrent, regardant autour d’eux pour comprendre ce qu’il se passait. La terre se soulevait. La roche sombre émergeait. Elle dépassa bientôt la taille d’un homme. Jirzérou et son adversaire regardaient grandir ce rocher, captivés par cette paroi qui les dépassait de plus en plus. Quand elle eut atteint deux fois une hauteur d’homme, tout s’arrêta. Il y eut un silence rompu par les bruits des combats qui, plus loin, continuaient. L’énorme rocher qui était sorti de terre ressemblait à un pain de sucre plus sombre que la boue environnante. Jirzérou allait reprendre son combat quand de nouveau, la roche se remit en mouvement. Jirzérou se recula. Ça se dépliait, et cela ressemblait de plus en plus à un géant. Le corps trapu, les bras touchant le sol, une tête massive et sans cou aux orbites encore plus noires que le reste, le géant tourna sur lui-même comme pour voir ce qu’il se passait. Jirzérou, tétanisé, ne bougea plus. Autour de lui, les autres, qui avaient vu se lever l’être de pierre, commençaient à fuir. Les bras du géant se mirent en mouvement. Ses poings s’abattirent sur les fuyards, les écrasant comme un homme écraserait une fourmi. Jirzérou toujours immobile sentit le vent du poing quand il le frôla pour écraser son adversaire. Un mur de glace se dressa immédiatement entre lui et le géant. Celui-ci tapait sur tout ce qui bougeait de l’autre côté. Quand il se retourna vers le mur, il le tâta et se mit à le détruire, tapant à coups redoublés. Jirzérou en profita pour fuir loin de ce monstre. La déesse venait de lui en offrir l’occasion. Le géant n’avait pas fini de détruire le mur de glace qu’une gangue de glace remontait le long de ses jambes. Elle venait du fossé que Riak avait fait creuser. Le géant plongea, les mains dans le sol et arracha une masse de terre qu’il jeta dans l’eau. Cela obstrua le fossé sur sa droite. Il recommença sur sa gauche. Une fois coupé du reste de l’eau, la glace se fragmenta et tomba aux pieds de l’être de pierre. Il se mit à bouger. Chacun de ses pas faisait trembler la terre. Il marcha vers le camp des seigneurs, écrasant tout ce qui bougeait sur son passage. Les éclairs cessèrent de tomber sur l’enceinte magique, pour venir frapper le géant.
Riak et Kaja rompirent le combat. Juste à côté d’eux, le bruit terrifiant des impacts de foudre leur fit découvrir le monstre qui arrivait vers eux. Ils le virent attraper les éclairs comme on attrape des cordes. La pierre qui le composait se chargea de reflets de feu. Il se pencha pour arracher au sol un bloc de la taille d’une petite maison et il le lança dans la maelstrom au milieu des éclairs. Il y eut une immense explosion qui souffla les nuages faisant cesser la pluie d’eau pour la remplacer par une pluie de pierres et de sable. La terre, qu’il avait lancée, s’était fragmentée et retombait sur tout ce qui se trouvait en dessous.
Riak n’en croyait pas ses yeux.
   - Mais… qu’est-ce que c’est ?
Ce fut Kaja qui lui répondit en avouant son ignorance. Il n’avait jamais rencontré un tel être sur terre, ni même entendu parler de son existence.
   - Les géants de pierre, ça n’existe pas !
   - Mais pourtant c’est là !
   - Aucune légende n’en parle !
Le géant s’attaquait maintenant aux remparts encore debout et aux hommes qui se trouvaient autour sans faire de différence entre seigneurs et rebelles. Écrasés ou martelés, les combattants se faisaient plus rares dans le sillage de l’être de pierre. Riak et Kaja se précipitèrent à sa poursuite. Riak évita sans peine les poings et les pieds du géant. Ses coups lui semblaient dérisoires. À chaque frappe, elle ressentait les vibrations se répercuter dans son épaule. Les fauves eux-mêmes avaient beau sauter aussi haut qu’ils pouvaient, leurs griffes et leurs crocs ne pouvaient rien contre la pierre. Kaja arriva en retard sur Riak. Il frappa avec son arme qui sonna comme un gong sans faire le moindre mal au géant qui se débarrassa de son assaillant d’un simple mouvement du pied envoyant bouler Kaja dans la boue à plusieurs mètres de là. Méthodiquement le géant broya tout ce qu’il rencontrait dans le camp des seigneurs. Riak rencontra Costané qui, courant plié en deux, évitait un bras de pierre qui le frôlait.
   - Faites sonner la retraite ! Ce monstre va massacrer tout le monde…
Kaja, qui s’était relevé couvert de boue, se rapprocha du lieu que détruisait le géant. Il vit Riak non loin, de dos. L’occasion était trop belle. Il leva son épée. Quand il l’abattit, elle sonna sur la pierre du bras du géant qui faisait demi-tour. Riak se retourna en entendant le bruit et attaqua à son tour. Leur combat reprit au milieu des jambes du géant qui se mit en devoir de les écraser.
Pendant qu’ils se battaient à trois, les autres se sauvaient. La sonnerie du repli sonnait. Les gayelers comme les rebelles se replièrent vers le bois de l’autre côté du fossé vers le camp des rebelles.
Riak n’en pouvait plus. Le géant se moquait de ses coups et l’épée du baron Sink passait de plus en plus près. De son côté Kaja souffrait. Deux fois le géant l’avait envoyé bouler. Bien que Èmoque ait encaissé le coup et que la boue ait amorti son vol plané, Kaja sentait les contusions. Il décida de décrocher. Il aurait peut-être la chance que la sorcière se fasse tuer par le géant. Cela arrangerait bien ses affaires. Il profita des virevoltes de son adversaire pour s’éloigner. Il lui fallait retrouver son armée ou ce qu’il en restait.
Riak resta seule face au géant. Il ignorait les léopards des neiges qui, manifestement, ne pouvaient rien contre lui. Riak sembla devenir sa cible. Il réagissait quand l’épée le piquait mais était indifférent aux coups de taille. Riak ne sentait plus son bras et pourtant elle continuait le combat pour protéger les siens. Elle avait analysé les réactions du monstre. Il s’attaquait à tout ce qui bougeait à chaque fois qu’elle et le roi des seigneurs stoppaient leurs attaques. D’ailleurs où était-il passé ? Elle s'aperçut qu’elle était seule pour le combattre. Bénalki semblait impuissante tant la glace et l’eau le laissaient indifférent. Youlba n’avait pas plus de résultat. Ses éclairs et ses orages lui donnaient simplement plus d’énergie et de vitesse.
La fatigue la fit ralentir et le géant en profita. Elle fut projetée en arrière. Le coup lui avait coupé le souffle et si la boue atténua sa chute, elle se retrouva assommée.
Riak était hors de son corps. Elle le voyait allongé par terre, les bras en croix, la chevelure éparse dans la boue. Les léopards des neiges l’entouraient. Le géant avait entrepris de détruire tout ce qui restait debout du camp des seigneurs et s’était désintéressé d’elle. Elle se sentait flotter dans une sorte de brume entre deux mondes. En pensée, elle s'interrogea sur la nature de cet être de pierre. Elle fut surprise de voir avancer vers elle, tout aussi fantomatique, Koubaye lui-même. Il la rassura. Jirzérou allait venir la chercher. Quant au géant de pierre, il lui apprit que c’était un Rmanit. Devant l’étonnement de Riak, il précisa qu’on les appelait aussi “faiseurs de monde”. Ils étaient les ouvriers du dieu des dieux, le constructeur du monde qui seul avait le pouvoir de les détruire. Celui-ci était demeuré dans la terre depuis la naissance du monde. La guerre des déesses avait réveillé cet antique serviteur qui, perdu, ne savait que remettre à plat, au sens propre du terme, tout ce qu’il rencontrait.

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