vendredi 1 janvier 2021

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...98

    - Majesté ! Majesté !
Le soldat entra en courant dans la tente de Kaja. Il déjeunait tranquillement avant le conseil de guerre qui était prévu ce jour-là. Le messager salua brièvement et reprit :
   - Les rebelles attaquent sur le fleuve. Les barques sont déjà parties...
Il n’avait pas fini son rapport que Kaja avait attrapé Émoque et se dirigeait vers le port. Les hommes couraient vers les lourdes embarcations pendant que les barques à dix rameurs doublaient déjà la jetée. Kaja rejoignit le phare comme on appelait la tour de guet plantée au bord du fleuve. La dernière bataille avait tourné à son avantage grâce aux barges lourdement armées. La question d’aujourd’hui tournait autour de ce que les rebelles avaient inventé. Aucun guetteur n’avait vu passer de barge conduite par des treïbens en dehors des barges commerciales qui continuaient leur va-et-vient. Il vit de loin les premières barques se déployer. À bord, des mouvements prouvaient que les archers se préparaient au combat. Une embarcation dépassant toutes les autres attira le regard de Kaja. Il remarqua la chevelure blanche de la passagère qui se tenait sur la proue. Il jura. L’engagement allait être sérieux, leur reine était là. À ses pieds, les lourdes barges prenaient le large. Plus lentes que les barques, elles devenaient redoutables une fois lancées. Il reporta son regard vers les embarcations ennemies. Celle de la reine allait vite. Elle allait manifestement prendre place au premier rang. Kaja mit son espoir dans un de ses archers. Si elle disparaissait, la révolte ferait de même. Il avait fait enduire les pointes de purins. Une blessure et l’infection achèverait le blessé. La gangrène laissait peu de survivants. Il vit avec plaisir ses barques se déployer sur une ligne. Les arcs étaient prêts. La reine allait bientôt être à portée de tir. Derrière son embarcation, les autres barques se déployaient elles aussi. Kaja allait assister à une bataille d’archers. La barque de la reine freina brusquement. Il vit la reine frapper l’eau de son arme. Il esquissa un sourire qui se figea quand il vit les vagues que faisait naître la magie de la sorcière. Ses embarcations se renversèrent sous l’impact de ce mur d’eau qui coupait le fleuve. Kaja jura en le voyant s’étendre de part et d’autre. La magie de cette sorcière construisait un mur d’eau. Il descendit à toute vitesse. Il lui fallait découvrir jusqu’où cela allait et comment casser cet enchantement.
C’est en courant qu’il arriva au rempart terrestre. À son ordre, la porte fut ouverte. Il continua sa course pour découvrir la présence d’un mur d’eau moins haut que sur le fleuve mais bien présent dans le fossé creusé par la sorcière. Ses conseillers, moins lestes que lui, arrivèrent à leur tour. Ils regardèrent le spectacle. Il y eut un temps de silence puis ce fut la cacophonie. Kaja vit les premières flèches voler de part et d’autre. Les archers tiraient vers le haut pour que la flèche retombe de l’autre côté du mur. Si la précision était quasi nulle, il y avait un effet dissuasif. Il fallait se protéger de ces traits dont personne ne pouvait prévoir la trajectoire. Kaja, entre deux volées de flèches, courut d’un mantelet à l’autre pour aller voir le mur liquide de plus près. Certains de ses soldats avaient la malchance d’être blessés. Leurs camarades prenaient le risque d’aller les chercher et de les évacuer vers les remparts, à l’abri des flèches des rebelles. Kaja se déporta un peu pour laisser passer un groupe de sauvetage et se remit immédiatement à l’abri. Derrière lui, les barons de son conseil faisaient de même. Leur but était le dernier mantelet qu’ils avaient retourné face au fossé. Kaja voulait voir le phénomène de près. Il approchait de son but quand il se sentit violemment tiré par son ceinturon sur le côté, comme si Emoque était brusquement devenue très lourde. Il fit un pas de côté pour conserver son équilibre. Il entendit le bruit d’une flèche qui se planta dans le sol à l’endroit même où il aurait dû être. Il regarda vers le mur liquide pour voir qui avait tiré ce trait. C’est alors qu’il la vit. La sorcière était là, arrogante avec sa chevelure blanche, toujours suivie de cet être bizarre au corps recouvert d’enduit de pierre de lune.
   - Crois en ta magie, sorcière aux cheveux blancs. Elle ne me retiendra pas longtemps. La force de l’Arbre Sacré m’accompagne.
La sorcière aux cheveux blancs se mit à rire à gorge déployée.
   - Tu n’es qu’un homme et tu veux combattre une déesse ! Pauvre fou ! Si tu ne te rends pas aujourd’hui, la faim t’y obligera bien.
   - Tu te crois la plus forte… mais crois-tu ta déesse capable de tenir tête à Youlba ? Rira bien qui rira le dernier.
Cette maudite femme avait réussi à mettre Kaja en colère. Voilà qu’elle avait réussi à les enfermer dans ce camp. Il se retrouvait assiégé avec toutes ses  troupes. Il repartit en courant vers les remparts. Il fallait tenir un conseil. Combien de temps allaient-ils pouvoir tenir ? Tout dépendait de la quantité de vivres et de leur capacité à briser l'enchantement. Il lui faudrait convoquer les prêtres. Pouvait-on comme il l’avait soutenu à cette “reine” au regard de braise qu’il bénéficierait de l’aide de la déesse. Elle était la protectrice du royaume de Tisréal et était toujours intervenue aux moments cruciaux. Dès qu’il eut passé la porte, il donna ses ordres. Puis ses pensées revinrent aux évènements qui venaient d’arriver. Elle avait beaucoup de puissance et ne ressemblait plus à l’idée qu’il avait eue quand il l’avait vue la première fois parmi les novices. Il sentait en elle la femme dans toute sa puissance, sûre de son pouvoir. Pour la première fois, l’idée d’une défaite l’effleura. Jusque-là, il ne prenait pas trop au sérieux les possibilités de réussite de cette révolte. Il lui fallait trouver comment contrer sa magie. Les prêtres avaient peut-être la solution. De nouveau il sortit donner des ordres pour les convoquer.
Il mangea peu et vite, colligeant les informations au fur et à mesure de leurs arrivées. Il grimaçait à chaque fois. Elles n’étaient pas bonnes. Il avait demandé à tous de faire le point des réserves. Chaque baron était responsable de ses troupes et de leur approvisionnement. Si les Gayelers avaient vingt jours de réserves, certains petits barons n’avaient rien et achetaient la nourriture au jour le jour. Le siège allait devenir difficile. En rationnant tout le monde, les prévoyants comme les imprévoyants, ils pourraient tenir une demi-lunaison. Il était dans ces sombres pensées quand son aide de camp vint le prévenir : tous les prêtres avaient été réunis dans la grande tente. Kaja y alla en soupirant. Les religieux avaient peut-être un pouvoir à opposer à ce qui arrivait.
Quand il entra dans la tente, le brouhaha cessa. Kaja reconnaissait certaines silhouettes plus habituelles que d’autres. Rattachés aux baronnies, les prêtres en reflétaient le pouvoir et la richesse. Ceux qui étaient au service du roi portaient de beaux habits. En face d’eux, avec leurs tenues rapiécées et usées, certains ressemblaient plus à des mendiants. Kaja s’assit sur le trône. Les prêtres, debout, en face, écoutèrent son discours. Kaja leur dépeignit la réalité. Leurs mines s’allongeaient au fur et à mesure que Kaja parlait. Un prêtre s’avança vers le roi, le salua et sur un signe du roi, prit la parole :
   - Majesté, au nom de tous les prêtres ici présents, je peux vous jurer que nous allons mettre tout en œuvre pour briser l’enchantement avec l’aide de la magie de l’Arbre Sacré. Nous allons faire une grande cérémonie expiatoire…
Kaja fit un signe d’agacement :
   - Vous n’avez pas bien compris, je ne vous demande pas une cérémonie de prière mais un contre-sort.
Le prêtre mit genou à terre en se taisant. Kaja comprit qu’il n’avait rien à proposer. Il se leva. Ce n’était pas la peine qu’il perde son temps avec eux. Il y avait encore beaucoup de choses à organiser pour faire face à ce siège. Un mouvement attira son regard. Dans cette assemblée figée, une silhouette bougeait. Il vit s’avancer un vieux prêtre marchant en boitant.
   - Il y a peut-être une solution...
La voix était douce et contrastait avec la tenue générale de l’homme.
   - Qui es-tu ?
   - Je suis celui qui est au service du baron Vixelle. Mon nom est Habanéra. Non, ne cherchez pas, Majesté. Vous ne connaissez pas mon maître. Sa baronnie est toute petite et nous sommes plus proches des paysans que des seigneurs…
L’homme était arrivé au pied du trône. Sous sa crinière blanc sale, le regard était perçant.
   - Le baron Vixelle dirige un petit fief aux sources de la Suaho, dans les terres sauvages. Il est venu remplir son devoir, fort de ses trois soldats. Les oracles m’ont orienté. Je devais le suivre.
Kaja faillit trépigner d'impatience. Le prêtre parlait doucement en approchant du trône.
   - Nous sommes aux marges du royaume, côtoyant plus de sauvages que de civilisés. La vie y est rude. Les tribus font souvent appel à leurs mages. Ils possèdent une magie qui nous a presque exterminés. J’ai lutté avec des prières et des offrandes de feuilles de l’Arbre Sacré sans faire autre résultat que de faire reculer l’échéance de notre déchéance. Et puis, j’ai gagné la confiance d’un de leur mage et il m’a introduit dans leur magie et m’a initié aux pouvoirs des hautes terres de la Suaho. Là-haut, jamais nous n’avons ce qui nous est nécessaire. Soit les pluies inondent tout, détruisant tout et tous, soit la sécheresse fait périr plantes, bêtes et hommes.
   - En quoi cela va nous servir ?
   - J’y arrive, Majesté, j’y arrive. Il arrive que la nature soit clémente, ni trop sèche, ni trop humide. Cela arrive quand certains rites sont effectués. Le mage m’a appris les rites magiques qui contraignent les dieux eux-mêmes qui leur permettent de maîtriser l’eau…
En entendant cela, Kaja devint beaucoup plus attentif.
   - Des rites qui contraignent les dieux… et les dieux laissent faire ?
   - Les dieux ne peuvent s’y soustraire, mais il y a un prix à payer et il est parfois très lourd… De nombreux mages en sont morts ou sont restés estropiés…
Kaja regarda le prêtre tout en réfléchissant. Contraindre les dieux… si l’idée pouvait sembler séduisante, elle comportait aussi beaucoup de risques, les dieux sont rancuniers. Il donna l’ordre au vieux prêtre de l’accompagner pendant que les autres feraient une grande cérémonie d’intercession.
Suivi de Habanéra, Kaja se rendit à la tente des grands barons. L’humeur y était sombre et les débats houleux. Les pertes sur le fleuve étaient importantes. La création du mur d’eau avait renversé barges et barques provoquant de nombreux noyés. Certains barons avaient perdu la vie, d’autres se retrouvaient sans troupes. Ce fut le cas du baron Vixelle. Sa colère fit place à la stupeur quand il vit son prêtre avec le roi. Son silence appela le silence et, petit à petit, le brouhaha bruyant de la réunion s'éteignit. Kaja en profita pour rejoindre l’estrade sous le regard de tous. Habanéra qui s’était arrêté fut rappelé à l’ordre par la garde de Kaja. Le gayeler, qui le suivait, le poussa fermement pour qu’il suive le roi. Les grands barons firent de la place pour que le roi s’installe. Des questions fusaient de part et d’autre de la trajectoire de Kaja. L’inquiétude remplissait la tente. Kaja écouta le rapide rapport de ses conseillers. La colère occupait le cœur de tous les présents. Les nouvelles d’une possible pénurie dans moins d’une demi-lunaison s’était répandue dans tout le camp. La peur avait fait son apparition. La magie de la reine blanche les tenait dans ses rets. Kaja prit une grande inspiration. Que devait-il faire ?
   - Baron Sink ! ...
Kaja se tourna vers celui qui l’interpelait sans utiliser son titre. Il se retrouva face au baron Lagerberti. “Il ne manquait plus que ça !” pensa Kaja. Lagerberti était le chef de file de ceux qui auraient préféré un autre roi.
   -... Vous avez défié la sorcière et maintenant comment allez-vous rompre cet enchantement ?
Kaja connaissait déjà la suite de ses plaintes. Ce qui allait suivre ne serait que la répétition des discours qu’il avait déjà tenus. Il décida de lui couper la parole et de reprendre l’initiative :
   - Nous gardons le pouvoir, baron. Nos prêtres sauront casser cet enchantement.
Kaja sentit Habanéra se tendre à côté de lui au pied de l’estrade. Déjà tous les regards se braquaient sur lui. Il ne semblait pas prêt à jouer le rôle que Kaja voulait qu’il joue. Il ne le fit pas monter à côté de lui. L’important était qu’il pratique sa magie quand serait venu le bon moment.
Lagerberti se mit à rire jaune.
  - Et vous croyez que ce vieux machin va pouvoir réussir là où nos meilleurs intercesseurs ne voient pas de solution.
   - Sa magie vient des anciennes terres. Sa puissance est si grande que la sorcière n’y résistera pas. Mais comme je vois que vous doutez, je vous invite à vous joindre à nous pour sa réalisation.
En entendant parler des anciennes terres, Lagerberti devint pâle. La réputation de ces terres sauvages était terrible. On avait longtemps cru que les peuples qui les parcouraient avaient une fourrure aussi drue que celle des ours. La première vague de conquête avait fini dans le sang. On avait retrouvé les colons envoyés par le roi de Tisréal écorchés, démembrés et à moitié dévorés. Plusieurs générations étaient passées avant que l’on ose s’en approcher. Parfois un vagabond isolé y allait chercher fortune et disparaissait sans laisser de trace ou presque. L’ancêtre de Vixelle avait remonté la Suaho et avait construit un fortin sans le savoir à la limite des terres sauvages. Plusieurs morts furent nécessaires avant qu’ils ne comprennent où commençaient les terres anciennes habitées par d’invisibles habitants. D’autres générations passèrent avant qu’un contact ne s’établisse et qu’on découvre que des hommes, au caractère dur et à la peau tannée, se cachaient sous les peaux de bêtes entraperçues ici et là. Le temps passa encore avant que des échanges s’installent. Le pays était pauvre et les ancêtres du baron Vixelle ne firent pas fortune. Le pays les transforma et les rendit plus durs et plus forts. Leur fierté fut de vivre là où d’autres ne pouvaient pas. Le commerce des peaux avec les autochtones donna à la baronnie un peu d’aisance sans la sortir de son isolement. La mort rodait toujours. Le prêtre avait un rôle privilégié pour maintenir le mal à distance. Habanéra était le titulaire actuel de la charge. Il avait réussi à approcher et à partager la vie des peuples sauvages. Pour les autres barons, Vixelle et tout son clan partageaient la mauvaise réputation des terres anciennes.
Lagerberti n'osa pas refuser. Ne voulant pas passer pour un lâche, il fit taire la peur qui lui remuait le ventre. Habanéra se sentait aussi mal à l'aise. Il était devant le roi et sa cour et il allait devoir faire ses preuves. Kaja regarda autour de lui. Les présents baissaient les yeux les uns après les autres. Seul Vixelle restait debout et toisait l'assistance.
   - Nous avons peu de réserves, dit Kaja. Mais nous ne sommes pas sans armes. Nous n'allons pas attendre que la sorcière nous soumette… que chacun rejoigne ses troupes et préparez-les au combat. Nous allons faire changer la peur de camp !
Quand les barons se furent dispersés, il se tourna vers Habanéra.
   - Qu'est-ce qu'il faut pour le rite ?
Le vieux prêtre bafouilla un peu pour la réponse pendant que l'intendant du roi notait ses demandes. À la fin, ce dernier se tourna vers le roi et lui dit :
   - Je peux avoir tout cela pour ce soir…
Kaja regarda Habanéra d'un air interrogatif. Il lui répondit en hochant la tête en signe d'approbation.
   - On se retrouve au coucher du soleil, à ma tente.
L'après-midi fut rempli des mille sollicitations pratiques dues à la situation. Régulièrement, un garde venait rendre compte de l'état du mur d'eau. Comme le craignait Kaja, rien ne bougeait. Seuls les corps des noyés, rejetés sur le rivage, venaient rompre la routine.
Le soleil se couchait quand Kaja rejoignit la place centrale du camp où devait se dérouler la cérémonie magique. Il vit que le vieux prêtre avait installé tout un attirail de braseros, herbes et créé un dessin de sable coloré au sol. Kaja examina le dessin. Il reconnut le dessin symbolique de l’Arbre Sacré. Un grand brasero avait été placé sur la base du tronc et d’autres plus petits au bout des branches. À côté de chaque feu, se tenait un homme la tête couverte d’une cagoule. Lagerberti se tenait à côté du plus grand, l’air anxieux. Si tous les autres étaient cagoulés, lui avait le visage nu. Quand Kaja entra dans le cercle tracé par un sable vert, Habanéra s’approcha de Kaja.
   - Majesté, êtes vous prêt ?
   - Pourquoi toutes ces cagoules ?
   - Ceux qui les portent seront protégés… Quant aux autres, la magie les verra et utilisera leurs forces vitales… Vous me prenez pour un vieil homme, n’est-ce pas ! Mais je n’ai pas trente ans. La magie que nous allons convoquer est exigeante….
Kaja se tourna vers Lagerberti :
   -  Êtes-vous prêt à ça ?
   - Je suis prêt à donner ma vie pour mon pays.
Lagerberti avait dit cela d’une voix forte, trop forte selon Kaja. Cela cachait mal la peur que son teint blafard trahissait. Kaja se tourna vers Habanéra :
   - Je suis prêt !
Le prêtre fit un geste. Tout autour d’eux, des gens s’activèrent, redressant des piquets entre lesquels on avait tendu des toiles.
   - Pourquoi ?
En entendant la question, Habanéra se tourna vers Kaja :
   - Cela protégera le camp. Il est préférable que personne d’autre que nous ne voie cela.
   - Alors commençons !
   - Bien, Majesté, installez-vous là, dit-il en désignant la plus haute branche du dessin de l’Arbre Sacré.
Ayant dit cela, Habanéra mit des herbes dans le grand brasero. Une fumée se dégagea et au lieu de s’élever, elle se mit à descendre vers le sol comme le ferait de l’eau qui déborde. Le prêtre se mit à chanter une mélopée au rythme hypnotique. Il fit un geste et les assistants cagoulés mirent à leur tour des herbes dans les braseros. Les fumées, qui s’en écoulèrent, rejoignirent la nappe brumeuse qui recouvrait déjà le bas du dessin de l’arbre. Quand tout le sol fut recouvert de cette masse nuageuse, le sable vert se mit à luire. Le prêtre s’arrêta de chanter. Il leva les bras vers le ciel et commença un chant saccadé au rythme syncopé. La luminescence se mit au diapason du rythme, pulsant au son de la voix de l’officiant. Les encagoulés ajoutaient des herbes dans les braseros dès que faiblissait l’écoulement de fumée. Bientôt Kaja eut de la fumée jusqu'au milieu de la poitrine. Le prêtre frappait un tambourin tout en psalmodiant des paroles incompréhensibles aux présents. Derrière les toiles tendues tout autour d’eux servant tout à la fois à délimiter le périmètre sacré et à contenir les fumées, d’autres tambourins suivaient à contretemps le rythme de Habanéra. Kaja se sentit la tête lourde et l’esprit vide. Il remarqua dans la fumée des colonnes ou plutôt des volutes aux formes diverses. Il perdit la notion du temps et de l’espace. Le monde tournait autour de lui. Des formes inquiétantes rodaient dans ce monde de brouillard où il se déplaçait. Émoque se mit à vibrer. Kaja la sortit de son fourreau. Elle était d’un bleu éclatant dans cette brume à la lumière pulsatile passant par toute la gamme des verts. Une ombre plus grande se mit en mouvement entraînant la fumée. Son passage devenait tourbillons dans lesquels Kaja fut pris. Il n’y eut plus ni haut, ni bas, ni devant, ni derrière. La droite et la gauche avaient perdu toute signification. Le bruit du tambourin devint un tonnerre explosant dans l'éther. Tout le corps de Kaja s’emplissait de la vibration. Son cœur montait et descendait comme un métronome affolé. Émoque lui fit lever le bras comme dans un geste de désignation. La lumière bleue qui en émanait était le seul point de repère dans ce monde mouvant. Un tourbillon plus violent l’envoya tournoyer dans les remous de brouillard. L'être gigantesque qui venait d’arriver occupait presque tout l’espace. Sa colère dépassait tout ce qui est imaginable. La pulsation du tonnerre prit le rythme des tambours sonnant la charge. Le cœur de Kaja se mit à battre la chamade. Émoque changea de couleur. Elle rougeoyait, retrouvant les couleurs de la forge. Kaja se sentait tiré par elle dans le sillage de la colère incarnée prise dans le piège de Habanéra. Tout se mit à tourner de plus en plus vite. Une pensée surgit dans l’esprit de Kaja. Calme et tranquille, elle occupait tout ce qui restait de sa conscience. Comment ce qu’il se passait allait le conduire à la victoire ? La réponse fut évidente. Il cria pour couvrir le bruit :
   - DONNEZ-MOI LA VICTOIRE !
Tout s’arrêta brutalement. Dans ce monde incertain, Kaja vit un regard de feu le fixer. Les yeux étaient immenses et chargés d’une colère si grande qu’ils devinrent incendie. Kaja se sentit brûler. La douleur fut intense, insupportable, pulsant au rythme des tambours. Émoque vira au rouge presque blanc drainant la chaleur qui reflua du corps de Kaja comme la mer se retire, vague après vague. Les yeux fixaient Kaja. Il sut son mécontentement et il sut que le prix à payer serait élevé, très élevé. À ce moment-là, la voix d’Habanéra s’éleva, détournant le regard aux yeux immenses.
   - Qui que tu sois… d’où que tu viennes… Dieu ou démon… Je te lie par les paroles d’avant les paroles…
Le son qui suivit n’avait rien d’humain même s’il était poussé par une gorge humaine. Les yeux immenses se fermèrent, et ce fut un maelstrom dans le brouillard. Kaja se retrouva au sol, pantelant. La fumée se dispersait. Kaja n’avait pas lâché Émoque qui pulsait encore dans sa main. Elle était encore incandescente mais seulement rouge cerise… Il s’assit et regarda autour de lui. Si les braseros étaient encore en place, il n’y avait plus un seul humain debout. Kaja s’appuya sur Émoque pour se relever. Elle était devenue bleu étincelant. Tout le dessin au sol avait été barbouillé et on ne reconnaissait plus la silhouette de l’Arbre Sacré. Il s’approcha d’un brasero, à ses pieds, des vêtements et une cagoule. Kaja se pencha pour les examiner. Plus aucun corps ne les occupait. Il ne restait que des os en train de tomber en poussière. Il regarda vers les autres braseros. Il découvrit le même spectacle. Là où il y avait la base du tronc, il y avait deux silhouettes à genoux. Kaja s’en approcha avec difficulté. Il reconnut les habits de Lagerberti, mais ne reconnut le personnage. Les rares cheveux étaient d’un blanc sale, le visage aux mille rides avait la peau couverte de tavelures. Le vieillard tendit la main vers Kaja avant de s’effondrer au sol, inanimé. L’autre portait des habits de prêtre mais, sous les yeux de Kaja, il tomba en poussière, désertant des habits devenus inutiles.
Kaja se dirigea vers la toile la plus proche. Elle était solidement fixée au sol par des piquets. Utilisant Émoque, il la coupa pour se faire une porte. Le regard des soldats de l’autre côté était empreint de terreur et de respect.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire