jeudi 31 octobre 2013

Lyanne courait au milieu des siens. La chasse était lancée. Cette histoire de glace l'inquiétait. Il pensait être le seul à savoir faire ce type de glace. Souvent lors de son règne un roi-dragon construisait un nouveau palais. Il lui fallait réaliser seul toute une partie des murs. Une fois cette ossature faite, les artisans pouvaient faire les autres murs ou décorations. Ils avaient aussi le pouvoir de reprendre les anciennes configurations pour les changer en fonction des nouveaux occupants. Seuls les murs premiers étaient intouchables. C'est ce qu'avaient fait les ambassadeurs du Pays de Pomiès, Chioula avait continué cette tradition. C'était dans la logique.
Le Prince-Majeur était gardé dans le palais de dernier roi-dragon. Après ce que lui avait fait subir Jorohery, il était dans un coma. Il lui arrivait parfois de réagir un peu, par exemple quand Lyanne venait le voir. Le reste du temps, il ressemblait à une poupée de son. Pour Lyanne, l'évidence était dans un enlèvement. Restait à comprendre comment il transportait le corps et quelle était la puissance en œuvre pour pouvoir toucher aux murs premiers du palais d'un roi-dragon.
Ils étaient arrivés très vite sur le lieu du combat. Dans ces collines aux passages multiples et parfois étroits, il était facile de dresser une embuscade. La région devait son nom au sable gris que le vent poussait depuis le désert glacé jusqu'à cette région de collines aux formes torturées. Lyanne examina les corps des ennemis tués.
- Des hommes sans foi ni loi, dit-il à Yaé. Leur armement par contre est intéressant. Il est trop bon pour être le leur.
- Il y a eu un vol d'armes dans un fort sur la frontière. Je l'ai appris il y a peu, répondit Yaé. La piste est bien froide et avec le vent de sable, je ne sais pas si nous retrouverons des traces après la vallée sèche. C'est là que nous les avons perdus.
Ils reprirent leur course. De loin en loin des mains d'hommes de la phalange noire les attendaient. Ils atteignirent la vallée sèche au deuxième jour. Le vent y soufflait en rafales violentes.
- Aucune trace ne résiste à cela, dit Yaé.
- Effectivement, répondit Lyanne. Je pense que tu as cherché autant que tu pouvais.
Yaé acquiesça en remuant la tête.
- J'ai envoyé des hommes partout où existait un passage. Ils n'ont rien trouvé.
- Bien. Attends ici.
Il fit un geste-ordre à sa phalange pour qu'elle se mette aussi en attente. Puis, prenant sa forme de dragon, il décolla.
Vu de haut le paysage était aussi désolé. Il regarda la vallée sèche étendre ses ramures sous ses ailes. Il changea son regard, laissant ses perceptions devenir plus riches, plus aiguës. Le paysage perdit de sa netteté tout en gagnant en profondeur. Des traces apparurent, plus ou moins nettes. Lyanne analysa les différentes pistes et en isola une. C'était la piste d'un groupe assez important. Elle remontait à quelques jours. Il la suivit du regard. Si elle arrivait comme eux de la direction de la Blanche, la piste quittait le milieu de vallée pour
prendre un petit affluent et remonter vers le désert. Il compta au moins trois à quatre mains de personnes. Il remarqua un détail qui l'intrigua. Une des traces était plus profonde que celles des autres. Était-ce celle
du porteur du Prince-majeur? Il suivit leur progression jusqu'au sommet d'un mamelon aux portes du désert. Vu de haut, il crut voir un passage. Quand il réajusta son regard avec la simple réalité, il s'aperçut qu'il y avait un reste de bâtiment. Même si le vent avait tout balayé, il savait où il devait aller.
Lyanne avait pris la tête des deux phalanges trottant d'un pas rapide. Derrière lui, parfaitement alignées, les deux colonnes soutenaient le rythme. Yaé avait déjà fait explorer cet endroit sans rien y trouver. Un jour complet fut nécessaire pour y arriver.
- La nuit tombe. Faites le camp ici. Bouyalma, tu prendras le début de la nuit. Prince noir, ta phalange s'occupera de la deuxième partie. Gardez vos armes à portée de mains. Nous sommes dans un lieu dangereux.
- D'un côté c'est le désert et de l'autre les terres sont vides, fit remarquer Bouyalma.
- Les choses et les lieux sont parfois différents de ce que l'on voit. Je perçois la menace sur cette terre. Allons voir là-haut, dit Lyanne.
Il fit se déployer ceux qui n'étaient pas occupés à monter le camp. Ils fouillèrent les abords rocheux. Le vent soulevait des petits nuages de sable qui venaient griffer les jambes.
- Là, hurla un homme en montrant quelque chose à ses pieds. Une trace !
Lyanne vint voir. À l'abri d'un rocher il trouva une empreinte de pas, profonde et large.
- Elle ne date pas de très longtemps, dit Yaé. Elle semble être pointée vers le sommet.
- Allons voir, dit Lyanne en sortant son marteau de combat.
Tous les autres l'imitèrent. C'est armés que le groupe de guerriers se rapprocha des ruines. Attentifs au terrain, ils trouvèrent d'autres traces. Si certaines étaient peu profondes, ils en trouvèrent plusieurs différentes, plus grandes, plus larges.
- Voilà, Prince-noir, dit Lyanne en les désignant. Ce que je cherche est ce qui a fait ces traces.
- Ce qui est curieux, dit Bouyalma, c'est qu'il semble ne pas être monté directement mais avoir fait le tour à mi-pente.
- Effectivement, répondit Lyanne. Pourquoi ?
D'un geste-ordre, il bloqua ses troupes qui firent comme un rempart humain hérissé d'épées. Lyanne, Yaé et Bouyalma se mirent à faire un cercle autour de cette petite colline, les yeux scrutant le sol à la recherche d'indices.
- Ici, dit Bouyalma. Ils se sont arrêtés.
- Ils se sont mis à l'abri du vent, déclara Yaé.
- Peut-être, dit Lyanne, ou alors ils cherchaient autre chose.
Penché en avant, il scrutait le tas de rochers qui les isolait du vent. Entre les pierres, s'étaient formés des creux de différentes tailles. Malgré la pénombre, Lyanne examinait chacun d'eux.
- Les traces les plus profondes montrent que ça s'est arrêté là, devant cette anfractuosité. Elles sont plus appuyées sur l'avant, ça s'est penché par là.
Il fouilla du regard les différents trous devant lui.
- Ici, dit-il en désignant un espace triangulaire entre les roches. Il y avait quelque chose de posé.
Il avança la main vers le trou et sentit la présence.
- Attention, murmura-t-il.
Il prit son bâton et l'avança vers l'entrée. Un mouvement vif le fit sursauter, lui faisant reculer le bâton de pouvoir. Au bout un serpent avait mordu le capuchon de peau qui en recouvrait l'extrémité.
- Un syrinyx argenté ! s'exclama Yaé.
- Oui, répondit Lyanne. Un gardien.
Il éloigna le reptile qui se contorsionnait, incapable semblait-il de lâcher sa prise. Il fouilla l'antre du serpent sans rien trouver. Il se releva perplexe. S'approchant du syrinyx, il l'examina. Il se sentait en parenté avec lui.
- Dragons et serpents sont cousins, pensa-t-il.
De ses yeux d'or, il fixa les yeux verts. L'animal cessa de se contorsionner comme hypnotisé. Lentement Lyanne le détacha du capuchon du bâton de pouvoir. Le serpent semblait sans vie quand brutalement, il
eut comme un spasme et mordit Lyanne au poignet.
Yaé et Bouyalma furent bousculés et se retrouvèrent sur les fesses, surpris par la transformation tout aussi brusque de Lyanne en dragon. Le syrinyx était bloqué sous la patte du dragon qu'il mordait. Ses crocs sur les écailles rouges faisaient un bruit aigu qui déchira les oreilles des deux hommes à terre.
Les deux hommes à terre regardaient avec horreur. Le venin du Syrinyx tuait, tout le monde le savait. Le dragon rouge tourna la tête vers eux.
- Sortez de la peur ! Les dragons sont insensibles au venin. C'est le serpent qui y perd sa vie.
Lyanne reprit sa forme humaine. Le reptile atone, formait une série de boucles dans la main de roi-dragon.
- Celui-là va nous servir. Suivez-moi.
Se dirigeant vers le sommet, il s'approcha des ruines. Des pans de murs plus ou moins debout délimitaient des espaces dont on pouvait penser qu'ils correspondaient à des pièces. Lyanne se remémora ce qu'il avait vu pendant son vol. Il avança au milieu des décombres, évitant des pierres qui traînaient à terre. Délaissant des passages faciles, il semblait suivre un chemin. Il aboutit à ce qui pouvait correspondre à une salle d'assez grande taille. Trois murs tenaient encore debout, tous plus abîmés les uns que les autres. Il s'approcha du plus haut. La pierre grise présentait des reliefs étranges comme si elle avait été taillée. Il passa sa main libre sur la surface bosselée, en suivit des contours. Yaé et Bouyalma se tenaient en retrait, l'arme au poing. Autour les guerriers assuraient une veille, prêts à en découdre. Le soleil bas sur l'horizon, passa sous une frange de nuages, éclairant d'une lueur pourpre la pierre. Lyanne sursauta. Il venait de comprendre. Dans le dernier rayon du soleil, il incrusta le syrinyx argenté dans les méandres de la pierre. Sous le regard médusé des deux princes, il disparut.
Lyanne flottait. Il y avait en lui la satisfaction d'avoir compris. Le syrinyx était la clé. Le mur était la porte. Sans le serpent, on se heurtait au mur sans pouvoir passer. Il songea : « Bien ! Et maintenant ? ». Il était homme-dragon. Il se sentait planer. Le monde autour de lui semblait surtout fait de brume. Il se laissa descendre. Le sol était irrégulier et presque noir. Il atterrit. 
Une brume froide et collante traînait partout rendant la visibilité mauvaise. Il sentait une puissance autour de lui, comme une pression qui l'enserrait de toutes parts. Sa respiration en devenait difficile. Si ses yeux ne voyaient pas assez loin, il avait d'autres sens. Il se mit à les écouter. Il y avait comme une pulsation quelque part. Il se concentra sur ses sensations. La douleur le prit par surprise. Il bondit pour se soustraire à cette flamme qui le touchait. Son cri ébranla l'air. Il lâcha le syrinyx qui sembla reprendre vie en touchant le sol. Il enregistra ce détail tout en battant vigoureusement des ailes. Sans jamais l'avoir vécu, il savait. Ce qui l'avait touché était la flamme d'un autre dragon. S'il avait rêvé de ce moment, il ne l'avait jamais envisagé comme cela. Son instinct notait tout cela. Le feu qui lui avait cuit certaines de ses écailles était vert, d'un vert foncé presque noir, comme ce monde. Il eut peur. S'il était dans le monde de son agresseur, avait-il une chance de sortir du piège ?
Une autre flamme le prit par en dessous. De nouveau, il joua des ailes. Il se dit qu'encore une fois, il avait eu de la chance, il avait évité que les délicates membranes ailaires ne soient touchées. Son adversaire semblait rapide pour lancer son feu ainsi d'endroits éloignés, rapide et discret. Il ne l'entendait pas. Un autre jet brûlant l'obligea à faire un virage brutal, puis un autre. La panique commençait à le gagner. Non seulement, il ne le voyait pas, il ne l'entendait pas, mais il ne le sentait pas. Qu'est-ce que cela voulait dire ?  Il se sentait comme un jouet entre les mains de quelqu'un, mais un jouet qui ne saurait pas comment jouer. Ses écailles changeaient de teintes devenant moins écarlates, plus sombres. S'il continuait ainsi, il allait perdre ses protections et se retrouver nu face au feu. Son instinct, seul son instinct semblait lui éviter le pire. Son instinct ? Son instinct ! Il cessa de penser comme un homme pour réfléchir comme un dragon. La puissance jaillit en lui :
- Enfin, tu comprends !, hurla de joie son esprit dragon.
Et les deux ailes repliées, il tomba comme une pierre pendant qu'une langue de feu se perdait là-haut, où il n'était plus. Il cracha une flamme rouge. La brume prit des teintes rougeoyantes. Il entraperçut une ombre plus haut qui virait sur la droite. Il rugit et se précipita à sa poursuite mais la brume se referma.
Se lançant tomber à terre, il écouta la brume, le vent, ses impressions. Il pensa : « Là ! » et sans attendre cracha une longue flamme rouge qui embrassa le paysage. L'ombre se précisa. Il reconnut un dragon vert presque noir que le feu lécha. Il entendit le glapissement qu'il poussa. Avant que Lyanne n'ait bougé l'autre avait disparu. Il se déplaça en crabe, toujours à l'affût. Il décolla juste un peu trop tard pour éviter le déluge de feu. La douleur le fouetta. Son aile droite répondait un peu moins bien. Il n'eut pas le temps d'approfondir. Il fit un écart pour éviter l'autre. Emporté par sa vitesse, le dragon sombre le dépassa. Lyanne le prit en chasse soufflant une flamme d'un rouge orangé chargée de toute sa colère. Il vit l'aile de son ennemi s’embraser. Celui-ci la replia contre lui pour étouffer les flammes. Lyanne pour le suivre se laissa aussi tomber, n'ouvrant ses ailes que pour ne pas s'écraser. L'autre avait disparu. Cela le perturba. Comment pouvait-il ainsi être là puis ailleurs aussi vite ? Il redécolla et monta, monta cherchant la limite de la brume. L'autre ne tarderait pas. Il le sentait. Le tout était de savoir d'où il jaillirait.
Ce fut la catastrophe. Un courant ascendant violent se fit sentir. L'aspirant vers le haut, au point qu'il dut se mettre sur le dos pour freiner la montée. Il sentit l'autre et se mit en boule pour éviter le feu. La flamme lécha ses écailles, mais de trop loin pour être dangereux. Dès que possible, il se redéploya crachant à son tour un souffle dévastateur. Alors que le feu de son ennemi semblait étouffer la lumière, le rougeoiement de son souffle faisait des flaques plus claires s'étalant doucement. Lyanne fut déstabilisé. S'étant mis en boule, il pensait redescendre alors qu'il avait continué à monter. Il cracha à nouveau le feu vers le haut pour voir ce qui l'aspirait  ainsi. Lyanne se crut un instant devenu fou. Il était en train de tomber vers le sol à grande vitesse. Il déploya sa voilure freinant douloureusement. Le contact avec le sol fut violent. Il resta un moment étourdi, tout en pensant qu'il devait se bouger pour éviter que l'autre n'en profite. Il força ses paupières à s'ouvrir malgré cette sensation d'étourdissement qui l'avait envahi. La brume autour de lui était moins dense. Ses flammes semblaient l'avoir un peu dissipée. Son corps lui faisait mal un peu partout. Il avait besoin de repos pour guérir. Il se força à se mettre sur ses pattes. Il fallait qu'il comprenne ce qui lui arrivait et où il était.
De nouveau, il sentit la morsure du feu sur son dos. Il rugit en faisant face. L'autre était là.
Lyanne tenta de cracher le feu. Ce fut pitoyable. Toute son énergie servait à réparer les dégâts de cet atterrissage désastreux. Comment avait-il pu se laisser avoir et ne pas voir son erreur ? Prendre le haut pour le bas et le bas pour le haut allait lui coûter cher. Devant lui, un grand dragon vert sombre avançait sûr de sa puissance, crachant un feu sombre que ses quelques flammes rouges ne sauraient arrêter bien longtemps. Lyanne voyait dans les prunelles de son agresseur la jubilation de sentir la victoire proche.
- Tu croyais t'être débarrassé de moi ! Pauvre idiot !
Lyanne hurla sous la morsure du feu qui noircissait ses écailles. Il ne pouvait pas déployer ses ailes sans risquer qu'elles soient immédiatement carbonisées. Marcher lui faisait mal. Cracher du feu lui était difficile. Encore un peu et l'autre serait assez près pour détruire son armure naturelle et ce serait la fin. Ne pouvant cracher efficacement le chaud, il lança un souffle bleu et froid sur son adversaire.
Ce dernier se mit à rire.
- Et tu crois m'arrêter avec cela !
Penchant la tête, il souffla une tornade de feu. Sous la douleur, Lyanne, sans réfléchir, reprit sa forme humaine. Devenu trop petit, il vit le souffle brûlant passer au-dessus de lui. Il planta son bâton dans le sol tout en le décapuchonnant.
Le grand saurien vert se rapprochait à toute vitesse. Quand il fut proche, il souffla un déluge de flammes pour en finir.
Lyanne vit arriver ce mur incandescent. Tenant le bâton de pouvoir à deux mains, il savait qu'il n'aurait pas le temps de fuir. Son corps de dragon souffrait. S'il avait eu le temps, il se serait réparé. Maintenant c'était au corps d'homme d'encaisser l'assaut.
- Maintenant, hurla-t-il quand les premières flammes furent à deux pas.
Le bâton de pouvoir sembla prendre vie. Ce fut comme un bouclier doré qui se déploya, réfléchissant les ondes de chaleur vers le dragon vert. Lentement les volutes dorées qui repoussaient les flammes grandirent s'incurvant vers l'ennemi. Lyanne vit passer l'incompréhension, puis la panique dans le regard de l'autre. Ce dernier ne cessait de cracher le feu, mais ses yeux cherchaient déjà une issue pour fuir.
- Attrape, hurla Lyanne.
Avant qu'il n'ait fini de déployer ses ailes, un réseau de lumière dorée l'encageait. L'autre essaya de fuir mais sans y parvenir. Il tenta même de mordre ces étranges barreaux de lumière sans succès.
Lyanne s'assit alors et se mit à rire, à rire à gorge déployée. Vivant, il était vivant. Il allait enfin pouvoir régler ce dernier compte avec...
- Nanter, roi-dragon félon, tu croyais que j'ignorais ta présence, déclara-t-il. Je savais que Jorohery était un morceau de toi, sans être le tout. Ainsi tu étais aussi dans le Prince-Majeur. Ton piège était puissant mais c'est trop tard.
- Tu crois cela, coassa Nanter. Je t'ai amené là où je voulais. Dans ce monde-boule, tu es prisonnier. Moi seul en connais la sortie.
Lyanne regarda autour de lui. La brume se dissipait, comme si l'or des volutes l'absorbait. Bien qu'irrégulier, autour d'eux on devinait un grand espace clos. Nanter ricana.
- Tu fais moins le malin, maintenant. Tu crois me tenir prisonnier, alors que c'est moi qui te bloque.
- Non, Nanter. Les choses sont différentes de tes paroles. Le Dieu-Dragon, au nom béni, m'a fait une révélation. Le pouvoir est mien. Le bâton de pouvoir en est l'insigne et le porteur.
- Ici tu ne peux rien pour sortir. Moi seul en connais le secret.
- Je te l'ai dit, Nanter, roi-dragon félon. Le mal va perdre la porte qu'il avait avec toi. Tu vas redevenir ce que tu aurais dû être depuis longtemps, un souvenir.
- Alors tu es prêt à rester ici jusqu'à la fin des temps.
- Si tel est le prix pour débarrasser le monde de toi, j'y consens sans y croire. Le Dieu-Dragon a encore besoin de moi.
- Jeune présomptueux, ici, il est sans pouvoir.
Lyanne se mit à rire.
- D'où crois-tu que le bâton tire son pouvoir ?
Nanter ne répondit rien.
Lyanne se remit debout. Il reprit en main le bâton de pouvoir.
- Graph ta Cron !...
Nanter se recroquevilla en hurlant :
- NON !
Lyanne continua sa litanie. Il y avait le serment au Dieu-dragon, la parole du Shanga et d'anciennes paroles de pouvoir qu'il avait lues sans savoir qu'il les retiendrait dans la grotte aux dragons.
Le dragon vert sembla se réduire dans le filet de lumière qui rapetissait. Nanter se mit à supplier. Sa voix devint de plus en plus faible. Bientôt, le filet atteint la taille d'un homme. Lyanne se taisait. Il avait fait ce qu'il devait. Nanter venait de perdre sa dernière attache à ce monde. Il comprenait mieux ce qu'il ressentait en allant visiter le Prince-Majeur. Celui-ci, tout à son ambition, s'était laissé piéger par Nanter-Jorohery, au point d'en devenir une marionnette. Lyanne entendit un gémissement venir de la forme allongée entourée de fils de lumière. Il mit la main sur son bâton de pouvoir :
- Libère-le, dit-il.
Ce fut comme une corolle qui s'ouvrit. Il découvrit un homme, nu, couché. Il le regarda, songea que ce monde clos était un bon endroit pour un premier contact avec le Prince-Majeur dont l'ambition était à l'origine de la mort des siens. Il s'aperçut qu'il ne pouvait le haïr. Son père, sa mère... Dans son esprit, il n'y avait pas d'image associée, pas de sentiment non plus, hormis la sensation d'un immense gâchis et une nostalgie de ce qui apu être. Il soupira. Sans ce passé, il ne serait pas celui qu'il était. Il ne pouvait réécrire l'histoire, il pouvait seulement tracer son sillon dans l'avenir. Reposant son regard sur la silhouette par terre, il en sonda l'esprit.
Il trouva sans difficulté le nom de Louny. Doucement le Prince-Majeur s'éveillait à la conscience. Lyanne sentait ses idées revenir. Se déplacer dans son esprit était aussi difficile que de se déplacer dans l'eau. Il sentait une résistance. Pourtant, il lui fallait ce deuxième nom s'il voulait pouvoir lui faire prêter serment. Plus le Prince-majeur approchait de la conscience et plus Lyanne rencontrait de difficultés.
- Où suis-je ?
- Dans un monde clos, répondit Lyanne.
Le Prince-Majeur s'assit et regarda vers Lyanne, puis autour de lui.
 - On ne voit rien, dit-il.
Tellement habitué à voir la nuit, Lyanne n'avait pas remarqué que ce monde manquait de lumière. Il posa la main sur le bâton de pouvoir. Doucement il se mit à luire, créant une bulle éclairée autour d'eux.
- Je pensais bien que c'était vous, remarqua le Prince-Majeur en regardant Lyanne. Personne d'autre n'aurait pu me délivrer de Nanter.
Lyanne garda le silence pendant que son interlocuteur regardait autour de lui. Doucement la lumière diffusait éclairant de plus en plus loin.
- C'est presque comme quand le jour se lève, commenta le Prince-Majeur. Quand Nanter m'a possédé, j'ai perdu toute volonté et toute liberté. Je me suis trouvé enfermé en moi-même, observant ce que faisait mon corps...
Lyanne regarda cet homme nu, les yeux dans le vague, parlant d'une voix calme.
- J'ai tempêté, hurlé autant que j'ai pu. Tout cela sans aucun effet. Une autre volonté écrasait la mienne. Je me suis réfugié au plus profond de moi-même. Si la colère grondait en moi, je la savais maintenant impuissante. J'ai connu la solitude, la plus profonde des solitudes, coupé de tout et de tous. Il m'a fallu du temps pour arrêter de souffrir. J'ai commencé à réfléchir, à observer ce qui se passait. J'ai cherché mais je n'ai pas trouvé d'autre responsable que moi. Ce désir de puissance qui m'habitait. Je l'ai laissé faire. Je l'ai même entretenu au lieu de chercher à servir le Dieu-Dragon. Aujourd'hui, je le vois bien. J'habillais cela de beaux discours, mais je ne servais que moi et encore, la partie la plus instinctive. Le temps a passé. C'est long une journée emplie de vide. Il en passe des pensées dans la tête. J'ai voulu mourir mais je n'en avais pas plus le pouvoir que de reprendre le contrôle des choses. Alors j'ai utilisé mon défaut pour en faire une arme. Le désir de puissance m'avait conduit à la catastrophe car je l'avais laissé faire, maintenant, il allait me servir. Je l'ai développé avec un but précis : bloquer les actes de Nanter. Je n'avais pas de pouvoir sur Jorohery mais j'ai réussi à bloquer ce corps qui n'était plus tout à fait le mien. Nous avons lutté pied à pied. Je me suis arque-bouté et Nanter a dû céder du terrain. Pas autant que je voulais mais assez pour que je ne fasse plus un geste. Et puis je vous ai vu. Je n'ai eu aucun doute. Vous étiez bien le roi-dragon. Même sans le bâton de pouvoir, j'aurais senti que vous aviez fait Shanga. Vous avez sondé ce corps allongé. J'ai senti Nanter se mettre sur la défensive. J'ai essayé de bouger mais sans y arriver. Nanter avait peur. Il s'est mis à tout bloquer. Il a compris que sa personnalité humaine avait disparu. Seule restait sa partie dragon. La guerre de position a repris. Nous voulions tous les deux diriger le corps. Le temps a passé sans que rien ne bouge. Chacune de vos visites était suivie par une période de combat plus intense pour prendre plus de contrôle sur le corps. J'ai connu des moments exaltants pour des petites victoires comme la commande d'une paupière ou bien d'un doigt. Cela ne suffisait ni à l'un ni à l'autre. À chaque fois nous finissions épuisés. Et puis est arrivé ce jour où vous êtes entré comme un vainqueur. Nanter l'a senti. Sa peur a été décuplée. C'est là qu'il a pris la décision de fuir. Son attitude a changé. Il m'a fait un discours sur vos intentions par rapport à moi et sur ce qu'il pouvait faire pour moi. Il a essayé de me convaincre que j'aurais un royaume si je l'aidais. Cela m'a semblé une bonne occasion d'en finir avec cette situation. Vous aviez le pouvoir et Nanter n'en avait plus que l'illusion. Je suis resté sur ma position tout en le laissant contrôler plus de muscles. Des nostalgiques de Jorohery sont intervenus. Je ne sais comment ils ont compris que c'était le moment, mais ils sont arrivés au bon moment. Ils ont fait fondre la glace pour fuir et Nanter a refait le mur en disant qu'il effaçait les traces. Les autres l'ont cru... Moi, je savais bien que vous verriez cette glace et que vous comprendriez. C'est une fois sur la colline que j'ai perdu le contrôle, brutalement. Il a mis le serpent contre le mur et tout a basculé. Il était redevenu dragon. Mais la suite, vous la connaissez puisque nous sommes là.
Le Prince-Majeur regarda Lyanne un moment, comme s'il attendait une réponse. Ne voyant rien venir, il reprit :
- J'ai été orgueilleux et le Dieu-Dragon m'a puni. C'est justice. Aujourd'hui, je dois vous rendre des comptes. Vous êtes le roi-dragon. Ce que j'avais à faire, je ne l'ai pas fait. Ce que vous déciderez, je m'y soumettrai.
Le Prince-Majeur se mit à genoux :
- Je suis Akto Louny. Votre père était mon frère, votre mère une princesse. Je ne suis rien. Je vous l'offre.
Lyanne se mit debout. Le Prince-Majeur avait livré son nom. Il était à sa merci, prêt à tout y compris à mourir. Intérieurement, Lyanne eut un sourire, puisqu'il était prêt alors...
- Bien, tu connais les serments et la force des engagements. Tu vas chanter pour moi ton chant le plus profond. Veux-tu payer ta dette ?
Akto Louny fit « Oui » de la tête.
- Bien, tu deviendras serviteur.
- Vous me laissez vivre ? dit Akto en levant la tête.
- Tu me fais don de ta vie, je ferai de toi celui qui sera au service de tous. À côté de toi, même un esclave aura plus de liberté. Maintenant chante !
Akto Louny, Prince-Majeur, nu et à genoux, se mit à chanter les sonorités rauques du chant du serment. Il le savait, ce qu'il faisait là le liait corps et âme à Lyanne, roi-dragon, élu du Dieu-Dragon et cela lui sembla juste.
L'avenir pouvait lui réserver le pire des sorts, il se savait en paix avec lui.


jeudi 24 octobre 2013

L'invitation surprit Lyanne. Il avait presque oublié qu'elle devait venir. Il était très occupé par les affaires du royaume comme disaient les gens autour de lui. C'est tout juste s'il avait le temps d'aller chasser. Il avait maintenant autour de lui une équipe en qui il commençait à faire confiance. Il y avait d'abord Monocarana. Il était droit et juste dans tout ce qu'il faisait, juste un peu trop paternaliste à pérorer sur tout et n'importe quoi. Pour l'armée, il pouvait compter sur un prince-deuxième Nyagorot. En face se dressait Vrestre qui avait étendu son influence sur de nombreux autres princes. Il aurait probablement renversé le Prince-majeur si celui-ci était resté au pouvoir. Aujourd'hui face au roi-dragon, il temporisait. Pour toute l'intendance, Lyanne se reposait sur un jeune prince-dixième de sa famille, Dranne. Ce dernier en plus de la dévotion envers son roi-dragon, avait un sens inné de l'organisation. Il avait déjoué les pièges de Jorohery et réinstallé une autorité au service du royaume. Dans un cercle plus large, Lyanne avait sélectionné des conseillers et des adjoints. Cette organisation commençait à porter ses fruits. Les gens semblaient avoir compris que même si l'hiver était rude, tous feraient des efforts et personne ne serait sacrifié pour qu'une caste dirigeante vive dans l'opulence.
L'invitation était écrite sur du vélin. En le touchant, Lyanne sentit l'odeur de Chioula. C'est elle qui avait couché les mots sur le parchemin. Il en fut ému. Dans une main de jours, il la reverrait. Il s'interrogea sur les sentiments de la princesse. Il la sentait sincère mais ne pouvait pas répondre. Ce qu'il sentait ressemblait à un vaste océan aux multiples courants sur lequel soufflerait la tempête. Cela le laissa perplexe. Il avait un peu l'impression de contempler son monde intérieur.
Les jours passèrent d'autant plus vite qu'il fut sollicité pour une disparition au palais. Le prince-majeur qui était gardé jour et nuit, avait disparu. Les gardes en poste étaient à genoux alignés face au mur. Le prince-dixième Yaé les avait consignés comme cela pour qu'ils ne se suicident pas. Les guerriers de la phalange noire patrouillaient partout à la recherche d'éléments pour expliquer ce qui s'était passé. Quand Lyanne arriva, tous se mirent au garde-à-vous. Yaé s'avança :
- Je ne comprends pas, Majesté. Les gardes sont formels. Le Prince-majeur était toujours aussi immobile. Seuls ses yeux bougeaient un peu.
- J'avais vu cela, répondit Lyanne.
Il regarda les gardes. Il ressentait leur honte d'avoir failli. Ils auraient préféré être morts. Il les interrogea. Ils répondirent tous avec sincérité mais ne trouva rien de nouveau. Il entra dans la chambre du Prince-majeur. Il renifla. L'air avait comme une senteur de grands espaces, étrange dans cette pièce toujours fermée. Il regarda sans rien voir. Yaé était juste derrière lui.
- Il n'y a rien. J'ai fouillé et n'ai trouvé aucun passage.
Lyanne regarda à son tour les murs. Il y avait quelque chose d'étrange ici aussi. Il passa ses mains sur les cloisons de glace.
- Ici ! dit-il.
Yaé palpa à son tour la paroi.
- Je ne sens rien.
- La glace ici n'est pas identique. Cela ne se voit pas, mais je le sens, dit Lyanne. Celui qui a enlevé le prince-majeur a de grands pouvoirs. Il a su refaire le mur à l'identique.
- Mais pourquoi l'enlever ?
- C'est bien là la question. Vous allez faire le tour du palais. Si je sens bien, vous trouverez la trace d'un convoi. Suivez-là et venez me faire un rapport.
Lyanne se serait bien lancé à la poursuite de ceux qui avaient enlevé le Prince-Majeur. Il regrettait d'être obligé de rester. Non ce n'était pas le terme. Partir lui aurait permis d'éviter la confrontation avec Chioula. Dans deux jours, ils seraient à nouveau face à face. Pourrait-il lui parler en privé et savoir enfin quels étaient ses sentiments?
Yaé et ses hommes ne réapparurent que le lendemain. Dans son rapport il n'oublia rien, ni les difficultés à trouver la trace, ni leur joie une fois repérée. Tout s'était bien passé jusqu'à la région des Monticules gris. Là, ils étaient tombés dans une embuscade. Yaé était furieux. Il avait perdu deux guerriers. Même s'ils en avaient tué deux mains, il était furieux de s'être fait avoir.
- Nous étions trop près et je ne m'en(voyer) suis pas aperçu.
- Je mènerais la chasse, Yaé, vaillant prince noir. Nous partirons dans deux jours. Mobilise ta phalange et envoie déjà quatre mains d'hommes en éclaireurs. Surtout qu'ils restent à distance sans intervenir. Tu auras ta vengeance, Prince noir, mais je veux des réponses avant.
- Ce sont des fidèles de Jorohery qui n'ont pas accepté la défaite et qui cherche un symbole pour fomenter une révolte.
- Peut-être, Prince noir, peut-être. Les hommes ignorent la manière de faire la glace des murs. Il y a autre chose. C'est cet "autre chose" que je veux.
Yaé inclina la tête pour saluer et partit faire les préparatifs. Par bien des égards il rappelait à Lyanne un autre prince. Sa pensée se dirigea vers la ville et tous ceux qui y demeuraient. Que devenaient-ils ? Cela réveilla en lui comme une inquiétude. Il pensa qu'après ses succès, il allait traverser une période défavorable. Et son esprit revint vers Chioula. Il se chargeait d'appréhension. La fête était pour le soir. Elle durerait probablement toute la nuit. Déjà toute la Blanche en parlait. Apparemment les gens de Pomiès avaient dépensé sans compter. Les bruits du palais la qualifiait de somptueuse avant même qu'elle n'ait eu lieu. Lyanne décida d'y répondre en arrivant en grande pompe. Toute la phalange Louny en grande tenue, l'accompagnerait. Lui-même irait paré des atours de cérémonie dignes des rois-dragon sous forme humaine. Protocolairement il ferait ainsi un grand honneur aux gens de Pomiès et à leur ambassadrice. Pourvu qu'elle y soit sensible !
La foule s'était massée à la sortie du palais. Le bruit avait couru que le roi-dragon allait traverser la ville pour aller voir l'Ambassadrice comme on nommait Chioula. De mémoire d'homme, jamais aucune femme n'avait atteint un tel niveau dans la hiérarchie politique.
Lyanne était vêtu tout de rouge et d'or. Sa phalange était en uniforme rouge et blanc. Elle formait un arc de cercle devant l'entrée du palais. L'apparition de Lyanne déclencha une ovation qui se répandit dans toute la ville. Voir le roi-dragon était un plaisir rare. Lyanne s'arrêta en haut des marches pour saluer. Les cris augmentèrent. La phalange manoeuvra pour se mettre en position de marche. Ce fut comme un navire fendant les flots. Lyanne en était le centre. Devant, une escouade écartait les sujets trop présents.
Chioula sut que le roi-dragon arrivait en écoutant la progression des cris de la foule. Elle se prépara à accueillir son roi.
Quand Lyanne vit le palais où il allait, il repensa à ce roi-dragon qui avait agi par amour. Peut-être les choses étaient-elles plus faciles en ce temps-là? Il vit Chioula qui l'attendait en haut des marches. La garde d'honneur était au garde à vous. Il eut le temps  de détailler Chioula. Sa robe avait l'exacte couleur des murs du palais. Elle avait noué ses cheveux pour en faire un édifice compliqué mais qui mettait en valeur ce regard profond qui l'avait tant touché la première fois.
La phalange Louny fit sa jonction avec la garde d'honneur. Comme  dans un ballet bien réglé, les guerriers firent mouvement pour mettre Lyanne en valeur. Un prince-neuvième de sa famille s'avança portant le coffret à présents. Il monta derrière lui. Lyanne l'avait affecté sur les conseils de Monocarana aux relations avec les gens de Pomiès. Prince sans phalange, Lisabao s'était senti reconnu et récompensé pour son action pendant la période "Jorohery". Chaque jour il passait au Palais de l'ambassadrice pour l'aider dans son installation. C'est lui qui avait reçu la délicate mission de choisir les cadeaux de bienvenue pour Chioula. Lyanne, trop préoccupé par le reste de ses activités, lui avait donné carte blanche. Il avait vaguement écouté Lisaboa quand  celui-ci avait fait son briefing. Quand il arriva en haut des marches, la musique entonna l'hymne du roi-dragon. Tout avait été prévu minutieusement par les chefs du protocole. À la fin de l'hymne, Lyanne devait s'avancer, faire face à la foule et écouter les compliments de l'ambassadrice. À son tour, il disait quelques mots et venait l'échange des cadeaux. Lyanne ayant déjà reçu l'or des mains du père de Chioula, il reçut symboliquement un coffret en bois précieux rehaussé de métal brillant. À chaque geste, les regards de Chioula et de Lyanne se croisaient. Si Lyanne recherchait le contact, Chioula semblait le fuir, ne donnant à voir qu'un regard éteint dans un visage souriant. Lyanne se sentit profondément peiné. S'il avait ressenti un petit intérêt chez Chioula quand elle s'était agenouillée pour le saluer, elle avait rapidement construit un mur d'indifférence que Lyanne ne pouvait ou ne voulait pas percer. Lorsque vînt son tour de présenter ses présents, il se tourna pour faire signe à Lisabao. Ce dernier ne vit pas le geste-ordre de Lyanne tout occupé qu'il était à jeter des regards amoureux à Chioula. Cela aurait amusé Lyanne si en regardant Chioula il n'avait vu dans ses yeux une douceur et une complicité alors qu'elle les avait posés sur Lisabao. Il sentit monter en lui un sentiment de colère. La pensée seconde fut l'incompréhension. Chioula ne lui devait rien. Il se demanda ce que Lisabao avait de plus que lui. Il les regarda avec un oeil neuf. Lisabao physiquement lui ressemblait mais il n'avait pas fait Shanga. Jamais il ne serait un homme dragon. Pour Chioula, jamais elle ne pourrait l'identifier avec celui qui avait martyrisé son peuple. S'il ressentait de la colère, il ressentait aussi une grande peine.
- Donne les présents, dit-il d'une voix dure.
Lisabao bafouilla des excuses et s'exécuta. Lyanne s'en voulut de ce ton de voix. Chioula le regarda d'un air étonné. Il reprit la cérémonie sur un ton neutre. Quand Chioula eut terminé les remerciements, elle fit un signe pour inviter Lyanne à entrer. Il précéda Chioula comme le voulait le protocole et Lisabao leur emboita le pas... Ce qui n'était pas prévu. Lyanne vit la mine catastrophée des chefs du protocole qui veillaient dans l'ombre. Il sentit leur désir d'intervenir. Il le devança en se tournant vers le prince-neuvième :
- Lisabao, marche avec nous. Tu as bien oeuvré pour le royaume.
Il sentit le soulagement de Chioula qui avait comme lui, vu la gaffe de son amoureux. Elle se tourna vers lui, lui fit pour la première fois un vrai sourire également et lui dit :
- Puis-je m'appuyer sur vous, Majesté.
Lyanne lui rendit son sourire et proposa son bras :
- En douteriez-vous, Princesse?
Chioula éclata d'un rire franc en posant son bras sur celui de Lyanne.
Le lendemain matin, alors qu'il se préparait au départ, il pensait encore à l'excellente soirée qu'il avait passée. En acceptant Lisabao à la table du roi et de l'ambassadrice, il lui avait donné une caution devant toute la cour. Il pensait bien qu'en agissant ainsi, il officialisait leur relation. Dans la tradition, cela avait valeur de promesse de mariage. Un serviteur vint interrompre le cours de ses pensées :
-  Majesté, une servante de l'ambassadrice voudrait vous parler.
Lyanne congédia ses conseillers pour faire entrer la messagère.
Kolong entra, s'inclina et attendit que Lyanne se manifeste.
- Que viens-tu faire aujourd'hui?
- Ma maîtresse m'a envoyée pour te remercier.
Kolong s'avança avec un petit sac à la main et le remit cérémonieusement à Lyanne. Il le reçut avec beaucoup de déférence. Il l'ouvrit. Dedans il découvrit un petit bout de quelque chose d'allongé qui lui évoqua le serpent des glaces mais marron clair. Il jeta un regard interrogatif à Kolong.
- La princesse Chioula a décidé, en dépit des traditions de vous confier son calib.
Lyanne comprit en un éclair l'importance de la démarche. Les gens de Pomiès avaient des coutumes particulières. Le cordon ombilical des nouveaux-nés était gardé. Il symbolisait l'attachement à une terre. Une fois devenu adulte, lors d'une cérémonie particulière, l'enfant devenu grand le remettait à celui qui deviendrait son chef de clan. Cela traduisait son engagement envers le clan en contre-partie de quoi le jeune recevait aide et assistance. Pour les filles, il n'y avait pas de cérémonie publique. Traditionnellement, la jeune fille bonne à marier la remettait à son époux. La veille, alors que la réception se déroulait du mieux possible, Lyanne avait pu sentir la profondeur du sentiment entre Chioula et Lisabao. Il en avait ressenti un pincement au coeur, presque de l'envie. Ces deux-là étaient faits l'un pour l'autre. Il le leur avait dit en ajoutant qu'il approuverait cette union, si tel était leur désir. Il souriait en pensant à la lumière qu'il avait vue briller dans leurs regards quand il eut fini de parler.
Il ferma le petit sac, regarda Kolong et lui dit :
- A-t-elle dit pourquoi ?
- Elle a dit que vous comprendriez et que le prince Lisabao est d'accord.
- Alors dis-lui que toujours elle sera comme une fille de mon peuple, comme une princesse-neuvième aux yeux de tous. Je garderai son calib comme s'il était mon trésor, partout où j'irai, il ira. Maintenant, va. Sois la messagère zélée que tu es et sois sans crainte, elle vivra le bonheur.

jeudi 17 octobre 2013

Si la cérémonie avait été belle, la suite du voyage s'était révélée morose. Les gens de Pomiès tremblaient de peur sur le chemin qu'ils trouvaient trop étroit. Le moindre écart d'un macoca leur tirait des cris d'alarme. Chioula restait dans son traîneau. Lyanne marchait devant. Avec les guerriers blancs, il ouvrait le chemin. Ses yeux habitués à voir ce que les autres ne voyaient pas, il remarqua les monstres qui se déplaçaient autour d'eux. Sa présence avec son bâton de pouvoir les tenait plus éloignés qu'à l'accoutumée. Bien reposés les macocas avaient tenu le rythme. Ils étaient arrivés à la zone de repos en temps et en heure. Lyanne avait regardé le soleil se coucher, assis sur un rocher. Il avait espéré sans vraiment y croire que Chioula viendrait. Elle s'était retirée rapidement dans une des casemates. Kolong lui avait servi son dîner tout en interdisant à tous de venir la déranger. Le chef du détachement avait assuré l'intendance. Il avait fait le compte des provisions. Il avait calculé ce qui serait le minimum nécessaire pour chacun. Il avait fait le constat qu'ils n'auraient pas assez pour finir le voyage. Il s'était approché de Lyanne. Celui-ci avait senti son arrivée. Il soupira. Ce n'est pas lui qu'il attendait. Le chef du détachement lui exposa ses difficultés.
- Que dit l'ambassadeur ?
- La princesse Chioula était très fatiguée. Elle se repose. Sa servante m'a dit que j'avais tous pouvoirs pour régler l'intendance.
- Bien, dit Lyanne. Combien de jours de vivres vous reste-t-il ?
- Trois en faisant attention et au maximum cinq en se rationnant beaucoup.
- Dans deux jours vous serez sortis des Montagnes Changeantes. Je vais demander qu'on vous amène des vivres. Je vais rester avec vous cette nuit. Demain je partirai.
Il était resté la nuit à contempler le ciel qui se chargeait de nuages. Demain la neige arriverait. Lyanne était préoccupé. Il sentait en lui des impressions qu'il ne connaissait pas. Ce qu'il venait de vivre avec Chioula était tellement étrange dans sa nouveauté. Il se découvrit bouleversé. Il avait vécu le passage de faire Shanga comme un accomplissement. Il était devenu lui complètement, intégralement. Il s'était découvert immense et puissant. Là il était... Il lui manquait le mot. C'est l'image de la pauvreté qui s'imposa à son esprit. Dans la nuit, alors que les monstres rodaient autour d'eux, il comprit que jamais ne se fermerait la brèche que Chioula avait ouverte. Elle avait révélé en lui un sentiment de douce violence, d'un manque délicieusement douloureux. À la limite des deux mondes, sa forme oscillait entre homme et dragon. Chose étrange, le dragon qu'il était partageait la même sensibilité à ce phénomène. Il laissa son esprit vagabonder en jouant avec toutes ses idées et toutes ses sensations.
Quand se leva le soleil, il soupira, s'étira et se remit en chemin.
Il sortit de Montagnes Changeantes en milieu de matinée. Il survola le fort qui commandait la gorge d'accès. Se posant, il donna ses ordres. Le prince-dixième qui était en poste fit grise mine. Il avait tout juste assez de vivres pour l'hiver. Lyanne avait senti sa réticence. Le prince-dixième n'avait eu qu'un minime retard dans sa réponse, mais c'était suffisant pour attirer l'attention de Lyanne.
- Manquerais-tu de vivres ?
- Non, Majesté, nous avons juste ce qu'il nous faut.
- Je croyais que des réserves existaient dans chaque fort.
- Ce sont les ordres mais nous n'avons pas reçu les vivres de réserves. La guerre nous a trop occupés.
- Combien y a-t-il de forts entre ici et la Blanche ?
- Cinq, Majesté, tous les deux jours de marche.
- Une caravane va venir des Montagnes Changeantes. Ils ont besoin de vivres pour eux et pour leurs bêtes. Vous leur donnerez ce dont ils ont besoin. Les vivres pour vous reviendront après. Je donnerai les ordres.
Lyanne était reparti. Il faudrait à Chioula trois mains de jours pour arriver à la Blanche. Il soupira en reprenant son vol. D'habitude voler le calmait. Aujourd'hui il restait préoccupé. Dans le royaume, les choses allaient mal. Jorohery avait tout désorganisé. Il pensa à la suite de ce qu'il devait faire. Le poids du pouvoir était lourd.
Il fit le tour des forts avant de rejoindre la capitale. Il avait mis en œuvre tout ce qu'il pouvait pour les gens de Pomiès et pour ses guerriers. Il avait mis en route une noria de vivres pour que l'hiver ne soit pas le témoin de morts.
Son retour au Palais fut salué par des mimiques de soulagement. Monocarana arriva pour l’accueillir. Lyanne sentit les reproches à travers ce qu'il disait. Le pays avait besoin d'un gouvernement. S'il partait tout le temps sans prévenir, rien ne pourrait s'organiser. Une longue liste de questions à trancher l'attendait, ainsi que différents conseillers, ambassadeurs, princes et autres demandeurs. Lyanne soupira : « Encore une fois », pensa-t-il et il s'attela à la tâche. Trancher lui était difficile dans bien des cas. Ceux qui connaissaient les dossiers lui semblaient plus à même de savoir ce qui était le meilleur, mais en même temps, il s'aperçut que tout ce qu'ils proposaient n'était pas conciliable. La récolte avait été médiocre. Qui manquerait ? La guerre avait détruit beaucoup de choses et nombreux étaient ceux qui devaient bivouaquer. Qui bénéficierait le premier de la reconstruction ? L'armée était au repos. Les combats avaient décimé ses rangs. Comment la réorganiser entre les princes ?
Chaque jour, il découvrait de nouveaux dilemmes. Bien que n'ayant pas besoin de dormir, il ne pouvait tout connaître des dossiers qu'on lui présentait. Les jours passaient, tous aussi chargés de réunion, réceptions, discussions. Il manquait de temps pour voler et sentait la frustration du dragon monter en lui. Si cela continuait, il courrait à l'échec. Il ne pourrait pas supporter cela très longtemps. Les mains de jours succédaient aux mains de jours. Pour Lyanne rien ne semblait changer et puis, on lui annonça l'arrivé du nouvel ambassadeur des gens de Pomiès.
Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Toutes ses occupations l'avaient éloigné de cette histoire. Il décida malgré son désir de ne pas courir prendre des nouvelles de Chioula. Il laissa aux autres le soin de lui rapporter les informations ou les bruits qui circulaient ici ou là. La princesse Chioula faisait l'unanimité. Elle était belle et froide.
Une main de jours supplémentaire passa avant qu'elle ne demande audience pour présenter ses lettres de créances. Lyanne ne la fit pas attendre.
Leur rencontre eut lieu dans la grande salle d'audience. Si Lyanne se sentait ému de la voir, Chioula ne montrait rien. Elle était superbe, superbe comme une statue de glace. Leur échange ne fut que protocolaire.
Les jours qui suivirent furent à nouveau chargés de travail. Lyanne n'avait même pas le temps de penser à Chioula. En lui un sentiment de mal-être commençait à prendre de l'ampleur. Il pensait que cela venait de ce qu'il faisait qui ne lui laissait pas le temps de s'occuper de lui. Il entendait parler des gens de Pomiès et de Chioula de temps à autre. Ils s'installaient. L'ambassadrice prenait des contacts. On lui rapportait ses faits et gestes pour en souligner l'habilité. Elle avait rapidement compris comment fonctionnaient les principaux cercles de pouvoir. Lyanne pensait même qu'elle en savait déjà plus que lui, enfermé dans un rôle à rencontrer des gens qui ne lui disaient que ce qu'ils pensaient qu'il désirait entendre. La vérité ne lui était accessible que parce qu'il la ressentait derrière les paroles. Sa sensibilité de dragon au mensonge était un atout indéniable.
Restait le manque. Cette incomplétude qu'il ne voyait pas comment combler qui venait occuper son esprit dans les moments les plus incongrus, alors qu'on lui parlait de situations difficiles.
Dans un moment plus calme, il s'en était ouvert à Monocarana. Celui-ci avait souri.
- Il y a un âge, majesté, où la personne sent le besoin d'être avec une autre personne dans une relation plus intime.
- Ah ! avait fait Lyanne.
Monocarana après s'était lancé dans une explication du monde comme il les aimait bien, sans satisfaire le besoin de réponse de Lyanne. Il n'en avait rien retenu. Quelque chose ou quelqu'un lui manquait. Il lui fallait le trouver.

jeudi 10 octobre 2013

Lyanne était désolé pour Chioula. Celle-ci l'avait regardé revenir vers elle sous sa forme d'homme. Quand il avait supprimé le mur de glace qui la protégeait, elle avait dit :
- Vous... vous êtes le roi-dragon !
Puis son regard avait été vers la plateforme.
- Et là-haut ?
- Venez ! avait répondu Lyanne.
Il l'avait conduite près de son père, dont il avait recouvert la majeure partie par une couverture. Ce qu'on voyait avait encore figure humaine. Elle s'était penchée sur lui, l'avait regardé avec intensité et s'était laissée entraîner vers le campement, seule zone sûre dans cette région.
Kolong l'avait prise en charge. Le silence régnait. Les gens de Pomiès étaient sous le choc. Les guerriers blancs s'étaient approchés de Lyanne pour faire leur rapport. Puis le roi-dragon s'était approché de la délégation de l'ambassadeur :
- Le Noble Sariska mérite une sépulture. La mort dans les Montagnes Changeantes est autre. Je sais que dans votre pays, il aurait été inhumé dans un mausolée. Le retour de son corps au pays de Pomiès est impossible.
Le visage des gens du pays de Pomiès exprima une tristesse encore plus grande. Le chef du détachement fit un pas en avant :
- On ne peut accepter cela. Le corps doit revenir au pays de Pomiès sinon son esprit ne connaîtra pas le repos.
- Son corps connaît le mal. Il est impossible de laisser plus de mal s'échapper dans le monde. Ce serait la fin du pays de Pomiès.
- Ce n'est pas possible... ce n'est pas possible... Son esprit...
- Son esprit sera honoré en ce lieu.
Lyanne s'était mis alors à construire un édifice de glace. Il l'avait fait de telle manière que celui qui passait pouvait voir le visage du Noble Sariska, mais personne ne pouvait deviner ce qu'il était par ailleurs devenu.
Chioula semblait frappée de mutisme. Elle restait là, bercée par Kolong, perdue dans des pensées que tout le monde pensait deviner. Si la perte de son père l'affectait et si les horreurs qu'elle avait vues hantaient ses cauchemars, le pire était la découverte qu'elle avait faite. Cet homme si beau, si aimable était un dragon ! Elle ressentait une aversion physique en pensant au contact. Les insectes aux pattes velues ou les serpents n'étaient que broutilles en comparaison avec les sensations qui l'occupaient aujourd'hui. Elle reconnaissait la beauté sauvage et la fascination de la puissance qu'exerçait le roi-dragon, mais... mais se retrouver à l'embrasser en sachant qu'on embrasse un... une... enfin quelqu'un avec toutes ces dents, ces griffes...
Lyanne était loin de se douter de cela. Il essayait de faire au mieux dans ce paysage de cauchemar. Il lui fallut quelques jours pour construire le projet prévu. Cela avait pris la moitié d'une journée pour décider avec les gens de Pomiès de la forme et de l'emplacement du mausolée. Au bord de la plateforme s'éleva un premier mur de glace blanche. Un petit passage permettait d'entrer dans l'enceinte intérieure où l'on découvrait un bâtiment dont les formes rappelaient le palais du noble Szeremle. Il ne comportait pourtant qu'une seule salle. Entièrement blanche, il n'y avait qu'un panneau fait de glace transparente qui permettait de voir une forme humaine. Lyanne avait sculpté la glace pour en faire une statue de gisant d'où émergeaient le buste et la tête du noble Sariska sous un linceul rouge.
Il sécurisa le lieu. Les gens de Pomiès purent alors venir rendre hommage au noble Sariska. Le chef du détachement exprima son désir de toucher son maître pour lui donner les soins nécessaires pour l'embaumer. Seul Lyanne savait la vérité de ce qu'était devenu le corps de Sariska. Il refusa de sortir le corps de son sarcophage de glace en expliquant que ce qu'il avait fait serait mieux que tout ce qu'il pourrait faire.
- Quand vous aurez disparu et que moi-même j'aurai rejoint le lieu où sont les rois-dragons morts, ce mausolée sera encore debout. Même quand le successeur de mon successeur aura rejoint ce lieu, ce tombeau sera encore inchangé.
- J'entends bien, Majesté, mais que vais-je rapporter au Noble Szeremle de cela ?
- Je ferai pour lui une représentation que je lierai à cet endroit afin que vous puissiez rendre hommage à l'esprit du noble Sariska.
Le chef du détachement s'inclina pour manifester son accord à cette idée.
Lyanne malgré cela était déçu. Chioula ne se manifestait pas. Kolong gardait la porte de sa tente comme un vrai cerbère, interdisant tout contact.
- La petite est trop choquée pour l'instant, il vaut mieux la laisser, disait-elle avec d'autres variantes suivant qui approchait.
Lyanne avait essuyé un refus quand il s'était approché le premier jour. Derrière la réponse de Kolong, il avait senti ce qui venait de Chioula. Les autres jours, il avait prétexté le travail qu'il avait à faire pour se tenir éloigné de la tente où elle était.
La nuit revenait avec son cortège de peurs. On entendait des raclements, des pierres qui roulaient d'un côté et de l'autre. Il était devenu inutile de prévenir de ne pas sortir de la zone protégée. Les gens de Pomiès avaient payé cher pour l'apprendre.
- Demain nous repartirons, avait prévenu Lyanne.
- Pourrons-nous faire une cérémonie d'adieu avant le départ ? demanda le chef du détachement.
- La route est longue jusqu'à la prochaine étape. Il faudra partir dès que le jour se lèvera.
- Nous ferons la cérémonie avant le lever du jour !
Les deux hommes se retournèrent au son de cette voix. Chioula en grande tenue, se tenait derrière eux.
- Le noble Sariska, reprit-elle, a ordonné que je prenne sa succession. Je le ferai.
Se tournant vers le chef du détachement, elle ajouta :
- Que tous se préparent pour demain. Il faudra aussi rationner la nourriture. Notre séjour dans ces Montagnes Changeantes a été trop long.
Se tournant vers Lyanne, elle s'inclina et dit :
- Je tenais à vous remercier, Majesté, pour votre action et votre engagement en faveur du peuple du pays de Pomiès. Je peux affirmer que le Noble Szeremle sera très sensible à ce que vous avez fait.
Si Lyanne fut heurté de ce ton trop protocolaire, il fut surtout affecté du regard froid et éteint de Chioula. Il ne savait pas ce qui touchait le plus la jeune femme. Se retrouver exposée aux monstres des Montagnes Changeantes pouvait vous affecter durablement même sans contact direct. En lui s'ouvrit une faille, celle de la solitude qui avait espéré.

jeudi 3 octobre 2013

Lyanne sentait ses muscles. La fatigue se faisait sentir. Les vents contraires l'avaient freiné. Les Montagnes Changeantes étalaient leur paysage de cauchemar sous ses ailes. La colère y était plus forte, la haine aussi. Lyanne savait qu'avait été fait ce qui ne devait pas l'être. Il n'en connaissait pas la raison mais il se sentait affecté par cette situation. Il profita d'un courant porteur pour reposer ses ailes. Il savait qu'il aurait besoin de toute sa force. La nuit allait bientôt tomber. Le danger se rapprochait. Le gardien n'interviendrait pas. Ce n'était pas son rôle. On ne traversait pas les Montagnes Changeantes sans faire preuve d'humilité. L'orgueil était le pire ennemi du voyageur dans cette région. Il vira sur l'aile pour changer de vallée. Il visualisait le chemin que devait emprunter la délégation. Ses guerriers avaient suivi ses ordres. Il n'avait aucun doute. Les gens de Pomiès avaient-ils été assez inspirés pour faire de même ?
Un mouvement à la limite de son champ visuel attira son regard. Assez loin devant, il reconnut la silhouette déchiquetée de la Groule. Elle avait beaucoup d'avance et au rythme de ses battements d'ailes, il devinait qu'elle se pressait. Qu'avait-elle senti pour être là, volant du plus vite qu'elle pouvait ? La réponse s'imposa à son esprit. Le monstre à deux têtes avait trouvé une proie.
Malgré la douleur de ses muscles, Lyanne accéléra.
La Groule volait plus vite que lui. Ils passèrent l'un après l'autre devant l'entrée de la vallée qui menait au gardien. Un vent puissant en sortait et Lyanne vit l'accélération de la Groule quand elle rentra dans le courant. Il fit l'erreur de ne pas descendre assez profond pour en profiter et perdit encore du temps. Il plongea, prenant de la vitesse. Il fit une ressource quand il se sentit entrer dans le flux de cet air froid venu des hauts sommets. Il fut heureux de sentir du frais sur ses muscles trop chauds. Cela lui redonna de la vigueur. Loin devant, la Groule amorça une remontée profitant d'une accélération procurée par le vent qui se heurtait à la montagne. Derrière il y avait le chemin des hommes. Quand lui-même arriva à ce lieu, il se sentit comme un caillou quand une fronde le lance. Il déboucha dans l'autre vallée avec une vitesse très supérieure à son habitude. Dans le noir de la nuit, il vit une pâle silhouette tétanisée qui hurlait silencieusement sur une plaque de neige au milieu de débris. Le monstre à deux têtes avait été pris à partie par la Groule. Elle lui jetait des rochers qu'elle ramassait lors de vol en rase-mottes, tout en arrosant de feu les noirs javelots qu'il lui envoyait. Sur la plateforme des formes humaines s'agitaient, tirant d'inutiles flèches et semblant crier des mots que le chaos du combat engloutissait. Les deux êtres de cauchemar tout à leur combat, ne firent pas attention à son arrivée. Des nappes de feu s'étalaient tout autour des combattants, traces des vomissures de la Groule. Lyanne nota que certaines d'entre elles qui auraient dû s'étaler sur le chemin, formaient un arc de cercle comme un pont de flammes enjambant le sentier. Il prit conscience de la protection installée par ses prédécesseurs. La proximité de son engagement dans la bataille lui fit vivre comme à chaque fois une accélération de son temps propre.
La Groule et le monstre à deux têtes se mirent à bouger comme au ralenti devant ses yeux. Les noirs javelots jaillissaient des flancs du monstre à deux têtes en direction de la Groule. Ils retombaient un peu n'importe où, se plantant dans le sol avec un bruit sourd, d'autres rebondissaient sur la protection de la plateforme où se tenaient les hommes, les derniers et moins nombreux se plantaient dans les ailes et le corps de la Groule lui tirant des cris. Pendant ce temps ses jets de liquide noir enflammaient tout ce qu'ils touchaient. Le monstre à deux têtes sautait de côté pour en éviter la majeure partie sans pouvoir tout empêcher. Des flammes couraient sur son corps éclairant la scène de lueurs mouvantes et inquiétantes. À leurs pieds, de petites formes torturées couraient en tous sens, essayant de quitter le lieu de la bataille.
À son premier passage, Lyanne crachant une flamme bleutée, déclencha une panique encore plus grande. Les petits monstres de la taille d'un rocher se consumaient dans un bref éclair blanc. Le monstre à deux têtes hurla de douleur et de haine et la Groule fit un brusque écart pour se retrouver hors de portée du souffle ardent du dragon rouge. Les guerriers blancs poussèrent des cris de joie, quant aux gens de Pomiès, ils connurent une peur plus grande pensant qu'un nouvel ennemi arrivait pour prendre part à la curée.
Lyanne vit arriver les noirs javelots vers lui. Comme ceux de Jorohery, ils pouvaient le blesser mortellement. Leur lenteur relative dans son espace-temps de combat lui permettait de les éviter ou de les consumer avant qu'ils ne deviennent dangereux pour lui. La Groule avait repris de la hauteur pour fondre sur ce trait rouge qui filait plus vite que le vent sur le terrain. Elle arrosa le terrain de son liquide de feu. Lyanne, qui faisait un looping pour revenir vers la plateforme et le sentier, comprit le danger. La pâle silhouette de Chioula se trouvait sur le trajet de cette pluie infernale. Déjà la neige brûlait. Il entendit le cri de cette dernière qui se mit à courir dans un acte désespéré pour se sauver. Chioula heurtant une pierre, s'étala dans la neige. Elle cria à nouveau se retournant pour voir les gouttes de feu se diriger vers elle... et disparaître en heurtant le toit de glace qui venait de se déployer au-dessus d'elle. Elle vit fumer la glace quand une goutte la touchait. Elle regarda autour d'elle pour comprendre ce qui se passait et donner du sens à ce qu'elle vivait comme un cauchemar. Elle se releva et se remit à courir pour se heurter à un mur transparent mais infranchissable. Chioula s'agita comme un animal en cage pour trouver une sortie. Ses mains dessinaient un ballet incohérent sur la paroi à la recherche d'un passage sans en trouver. Elle recula brusquement quand un flot de feu arriva sur elle. Elle vit la vague brûlante s'écraser et gicler tout autour d'elle dessinant un espace protégé. Tremblante, elle regarda la scène qui se déroulait sous ses yeux à la lueur des flammes. Comme dans un théâtre d'ombres, le monstre à deux têtes se déplaçait par bonds successifs pendant qu'une silhouette plus noire que la nuit passait et repassait au-dessus. Elle mit du temps à repérer ce qui les faisait ainsi réagir. C'était fugace et très rouge. Elle pensa au roi-dragon, sans pouvoir le distinguer. Des flammes bleues jaillissaient par intermittence de différents points de l'horizon éclairant des êtres difformes dont la vue glaçait le sang.
Lyanne sentait la victoire possible. Plus rapide, plus souple, il surclassait ses adversaires. Ses flammes bleues nettoyaient le terrain de toutes les petites abjections courant partout qui pourraient profiter de la situation. Elles éloignaient aussi le monstre à deux têtes et la Groule. Il avait eu peur une fois pour Chioula quand il avait vu le noir liquide de la Groule s'enflammer et se précipiter vers elle. Il avait construit à la hâte une protection de glace comme seuls les rois-dragons savaient les faire. Après ce moment, il avait harcelé les deux monstres pour les éloigner. Il jubila quand il les vit s'enfuir. La Groule fut la première à comprendre qu'elle ne pourrait pas lutter. Le corps hérissé de noirs javelots, et les ailes brûlantes de leur rencontre avec le feu bleu, elle s'éloigna d'un vol lourd. Lyanne savait qu'elle irait se réfugier dans un de ses antres secrets, où elle panserait ses plaies. Le monstre à deux têtes résista plus longtemps. Son corps recouverts de concrétions lui offrait une bien meilleure protection. Mais lui aussi céda du terrain pour finir par s'enfuir. Volant toujours aussi vite, Lyanne revint sur le lieu du combat. Les nappes de feu commençaient à diminuer plongeant le paysage dans une ambiance crépusculaire. Il se posa près de la coque de glace entourant Chioula.
Les feux de la Groule achevaient de se consumer. Chioula regardait le roi-dragon avec un regard implorant. Lyanne jeta autour de lui un regard prudent. Ce n'est pas parce que les deux plus gros monstres avaient disparu qu'il n'y avait plus d'abominations autour d'eux. C'est alors qu'il vit le noble Sariska se mettre à courir. Ceux qui le tenaient, avaient relâché leur attention. S'étant dégagé brusquement, il se retrouva hors de la plateforme avant qu'on puisse le rattraper. Il zigzagua entre les rochers pour aller voir sa fille. Il courait encore quand un être difforme lui sauta dessus. Lyanne bondit tout en crachant une flamme bleue. Avant d'arriver, il savait ce qu'il allait voir. Le noble Sariska n'en avait plus que le nom. La blessure par un de ces êtres pourrissait le corps et l'âme de la victime plus vite que ne sautaient les dragons. Sariska n'avait pas achevé sa transformation quand il fut touché par l'éclair bleu. Son adversaire se volatilisa dans une explosion, alors que lui se tordit comme une brindille au feu. Les guerriers blancs avaient repris leur position pour empêcher les serviteurs de l'ambassadeur de se porter à son secours. Une victime suffisait. Lyanne reprit sa forme humaine en arrivant à la hauteur de Sariska. La moitié de son corps avait disparu, mais par la magie du lieu, il vivait encore :
- Ma fille ?
- Elle est sauve, Noble Sariska !
- Les augures ne m'étaient pas favorables. Mon entêtement est cher payé.
Lyanne lui souleva la tête, lui touchant le front de son bâton de pouvoir. Sariska se détendit.
- Décidément être ambassadeur est dangereux dans le pays Blanc. J'aimerais que ma fille me succède le temps que le noble Szeremle en nomme un autre.
- Il sera fait comme vous le souhaitez.
Lyanne ne sut jamais s'il avait entendu ses dernières paroles. Quand il reposa la corps sans vie du Noble Sariska, un cri monta dans la nuit. Chioula pleurait son père.