jeudi 31 octobre 2013

Lyanne courait au milieu des siens. La chasse était lancée. Cette histoire de glace l'inquiétait. Il pensait être le seul à savoir faire ce type de glace. Souvent lors de son règne un roi-dragon construisait un nouveau palais. Il lui fallait réaliser seul toute une partie des murs. Une fois cette ossature faite, les artisans pouvaient faire les autres murs ou décorations. Ils avaient aussi le pouvoir de reprendre les anciennes configurations pour les changer en fonction des nouveaux occupants. Seuls les murs premiers étaient intouchables. C'est ce qu'avaient fait les ambassadeurs du Pays de Pomiès, Chioula avait continué cette tradition. C'était dans la logique.
Le Prince-Majeur était gardé dans le palais de dernier roi-dragon. Après ce que lui avait fait subir Jorohery, il était dans un coma. Il lui arrivait parfois de réagir un peu, par exemple quand Lyanne venait le voir. Le reste du temps, il ressemblait à une poupée de son. Pour Lyanne, l'évidence était dans un enlèvement. Restait à comprendre comment il transportait le corps et quelle était la puissance en œuvre pour pouvoir toucher aux murs premiers du palais d'un roi-dragon.
Ils étaient arrivés très vite sur le lieu du combat. Dans ces collines aux passages multiples et parfois étroits, il était facile de dresser une embuscade. La région devait son nom au sable gris que le vent poussait depuis le désert glacé jusqu'à cette région de collines aux formes torturées. Lyanne examina les corps des ennemis tués.
- Des hommes sans foi ni loi, dit-il à Yaé. Leur armement par contre est intéressant. Il est trop bon pour être le leur.
- Il y a eu un vol d'armes dans un fort sur la frontière. Je l'ai appris il y a peu, répondit Yaé. La piste est bien froide et avec le vent de sable, je ne sais pas si nous retrouverons des traces après la vallée sèche. C'est là que nous les avons perdus.
Ils reprirent leur course. De loin en loin des mains d'hommes de la phalange noire les attendaient. Ils atteignirent la vallée sèche au deuxième jour. Le vent y soufflait en rafales violentes.
- Aucune trace ne résiste à cela, dit Yaé.
- Effectivement, répondit Lyanne. Je pense que tu as cherché autant que tu pouvais.
Yaé acquiesça en remuant la tête.
- J'ai envoyé des hommes partout où existait un passage. Ils n'ont rien trouvé.
- Bien. Attends ici.
Il fit un geste-ordre à sa phalange pour qu'elle se mette aussi en attente. Puis, prenant sa forme de dragon, il décolla.
Vu de haut le paysage était aussi désolé. Il regarda la vallée sèche étendre ses ramures sous ses ailes. Il changea son regard, laissant ses perceptions devenir plus riches, plus aiguës. Le paysage perdit de sa netteté tout en gagnant en profondeur. Des traces apparurent, plus ou moins nettes. Lyanne analysa les différentes pistes et en isola une. C'était la piste d'un groupe assez important. Elle remontait à quelques jours. Il la suivit du regard. Si elle arrivait comme eux de la direction de la Blanche, la piste quittait le milieu de vallée pour
prendre un petit affluent et remonter vers le désert. Il compta au moins trois à quatre mains de personnes. Il remarqua un détail qui l'intrigua. Une des traces était plus profonde que celles des autres. Était-ce celle
du porteur du Prince-majeur? Il suivit leur progression jusqu'au sommet d'un mamelon aux portes du désert. Vu de haut, il crut voir un passage. Quand il réajusta son regard avec la simple réalité, il s'aperçut qu'il y avait un reste de bâtiment. Même si le vent avait tout balayé, il savait où il devait aller.
Lyanne avait pris la tête des deux phalanges trottant d'un pas rapide. Derrière lui, parfaitement alignées, les deux colonnes soutenaient le rythme. Yaé avait déjà fait explorer cet endroit sans rien y trouver. Un jour complet fut nécessaire pour y arriver.
- La nuit tombe. Faites le camp ici. Bouyalma, tu prendras le début de la nuit. Prince noir, ta phalange s'occupera de la deuxième partie. Gardez vos armes à portée de mains. Nous sommes dans un lieu dangereux.
- D'un côté c'est le désert et de l'autre les terres sont vides, fit remarquer Bouyalma.
- Les choses et les lieux sont parfois différents de ce que l'on voit. Je perçois la menace sur cette terre. Allons voir là-haut, dit Lyanne.
Il fit se déployer ceux qui n'étaient pas occupés à monter le camp. Ils fouillèrent les abords rocheux. Le vent soulevait des petits nuages de sable qui venaient griffer les jambes.
- Là, hurla un homme en montrant quelque chose à ses pieds. Une trace !
Lyanne vint voir. À l'abri d'un rocher il trouva une empreinte de pas, profonde et large.
- Elle ne date pas de très longtemps, dit Yaé. Elle semble être pointée vers le sommet.
- Allons voir, dit Lyanne en sortant son marteau de combat.
Tous les autres l'imitèrent. C'est armés que le groupe de guerriers se rapprocha des ruines. Attentifs au terrain, ils trouvèrent d'autres traces. Si certaines étaient peu profondes, ils en trouvèrent plusieurs différentes, plus grandes, plus larges.
- Voilà, Prince-noir, dit Lyanne en les désignant. Ce que je cherche est ce qui a fait ces traces.
- Ce qui est curieux, dit Bouyalma, c'est qu'il semble ne pas être monté directement mais avoir fait le tour à mi-pente.
- Effectivement, répondit Lyanne. Pourquoi ?
D'un geste-ordre, il bloqua ses troupes qui firent comme un rempart humain hérissé d'épées. Lyanne, Yaé et Bouyalma se mirent à faire un cercle autour de cette petite colline, les yeux scrutant le sol à la recherche d'indices.
- Ici, dit Bouyalma. Ils se sont arrêtés.
- Ils se sont mis à l'abri du vent, déclara Yaé.
- Peut-être, dit Lyanne, ou alors ils cherchaient autre chose.
Penché en avant, il scrutait le tas de rochers qui les isolait du vent. Entre les pierres, s'étaient formés des creux de différentes tailles. Malgré la pénombre, Lyanne examinait chacun d'eux.
- Les traces les plus profondes montrent que ça s'est arrêté là, devant cette anfractuosité. Elles sont plus appuyées sur l'avant, ça s'est penché par là.
Il fouilla du regard les différents trous devant lui.
- Ici, dit-il en désignant un espace triangulaire entre les roches. Il y avait quelque chose de posé.
Il avança la main vers le trou et sentit la présence.
- Attention, murmura-t-il.
Il prit son bâton et l'avança vers l'entrée. Un mouvement vif le fit sursauter, lui faisant reculer le bâton de pouvoir. Au bout un serpent avait mordu le capuchon de peau qui en recouvrait l'extrémité.
- Un syrinyx argenté ! s'exclama Yaé.
- Oui, répondit Lyanne. Un gardien.
Il éloigna le reptile qui se contorsionnait, incapable semblait-il de lâcher sa prise. Il fouilla l'antre du serpent sans rien trouver. Il se releva perplexe. S'approchant du syrinyx, il l'examina. Il se sentait en parenté avec lui.
- Dragons et serpents sont cousins, pensa-t-il.
De ses yeux d'or, il fixa les yeux verts. L'animal cessa de se contorsionner comme hypnotisé. Lentement Lyanne le détacha du capuchon du bâton de pouvoir. Le serpent semblait sans vie quand brutalement, il
eut comme un spasme et mordit Lyanne au poignet.
Yaé et Bouyalma furent bousculés et se retrouvèrent sur les fesses, surpris par la transformation tout aussi brusque de Lyanne en dragon. Le syrinyx était bloqué sous la patte du dragon qu'il mordait. Ses crocs sur les écailles rouges faisaient un bruit aigu qui déchira les oreilles des deux hommes à terre.
Les deux hommes à terre regardaient avec horreur. Le venin du Syrinyx tuait, tout le monde le savait. Le dragon rouge tourna la tête vers eux.
- Sortez de la peur ! Les dragons sont insensibles au venin. C'est le serpent qui y perd sa vie.
Lyanne reprit sa forme humaine. Le reptile atone, formait une série de boucles dans la main de roi-dragon.
- Celui-là va nous servir. Suivez-moi.
Se dirigeant vers le sommet, il s'approcha des ruines. Des pans de murs plus ou moins debout délimitaient des espaces dont on pouvait penser qu'ils correspondaient à des pièces. Lyanne se remémora ce qu'il avait vu pendant son vol. Il avança au milieu des décombres, évitant des pierres qui traînaient à terre. Délaissant des passages faciles, il semblait suivre un chemin. Il aboutit à ce qui pouvait correspondre à une salle d'assez grande taille. Trois murs tenaient encore debout, tous plus abîmés les uns que les autres. Il s'approcha du plus haut. La pierre grise présentait des reliefs étranges comme si elle avait été taillée. Il passa sa main libre sur la surface bosselée, en suivit des contours. Yaé et Bouyalma se tenaient en retrait, l'arme au poing. Autour les guerriers assuraient une veille, prêts à en découdre. Le soleil bas sur l'horizon, passa sous une frange de nuages, éclairant d'une lueur pourpre la pierre. Lyanne sursauta. Il venait de comprendre. Dans le dernier rayon du soleil, il incrusta le syrinyx argenté dans les méandres de la pierre. Sous le regard médusé des deux princes, il disparut.
Lyanne flottait. Il y avait en lui la satisfaction d'avoir compris. Le syrinyx était la clé. Le mur était la porte. Sans le serpent, on se heurtait au mur sans pouvoir passer. Il songea : « Bien ! Et maintenant ? ». Il était homme-dragon. Il se sentait planer. Le monde autour de lui semblait surtout fait de brume. Il se laissa descendre. Le sol était irrégulier et presque noir. Il atterrit. 
Une brume froide et collante traînait partout rendant la visibilité mauvaise. Il sentait une puissance autour de lui, comme une pression qui l'enserrait de toutes parts. Sa respiration en devenait difficile. Si ses yeux ne voyaient pas assez loin, il avait d'autres sens. Il se mit à les écouter. Il y avait comme une pulsation quelque part. Il se concentra sur ses sensations. La douleur le prit par surprise. Il bondit pour se soustraire à cette flamme qui le touchait. Son cri ébranla l'air. Il lâcha le syrinyx qui sembla reprendre vie en touchant le sol. Il enregistra ce détail tout en battant vigoureusement des ailes. Sans jamais l'avoir vécu, il savait. Ce qui l'avait touché était la flamme d'un autre dragon. S'il avait rêvé de ce moment, il ne l'avait jamais envisagé comme cela. Son instinct notait tout cela. Le feu qui lui avait cuit certaines de ses écailles était vert, d'un vert foncé presque noir, comme ce monde. Il eut peur. S'il était dans le monde de son agresseur, avait-il une chance de sortir du piège ?
Une autre flamme le prit par en dessous. De nouveau, il joua des ailes. Il se dit qu'encore une fois, il avait eu de la chance, il avait évité que les délicates membranes ailaires ne soient touchées. Son adversaire semblait rapide pour lancer son feu ainsi d'endroits éloignés, rapide et discret. Il ne l'entendait pas. Un autre jet brûlant l'obligea à faire un virage brutal, puis un autre. La panique commençait à le gagner. Non seulement, il ne le voyait pas, il ne l'entendait pas, mais il ne le sentait pas. Qu'est-ce que cela voulait dire ?  Il se sentait comme un jouet entre les mains de quelqu'un, mais un jouet qui ne saurait pas comment jouer. Ses écailles changeaient de teintes devenant moins écarlates, plus sombres. S'il continuait ainsi, il allait perdre ses protections et se retrouver nu face au feu. Son instinct, seul son instinct semblait lui éviter le pire. Son instinct ? Son instinct ! Il cessa de penser comme un homme pour réfléchir comme un dragon. La puissance jaillit en lui :
- Enfin, tu comprends !, hurla de joie son esprit dragon.
Et les deux ailes repliées, il tomba comme une pierre pendant qu'une langue de feu se perdait là-haut, où il n'était plus. Il cracha une flamme rouge. La brume prit des teintes rougeoyantes. Il entraperçut une ombre plus haut qui virait sur la droite. Il rugit et se précipita à sa poursuite mais la brume se referma.
Se lançant tomber à terre, il écouta la brume, le vent, ses impressions. Il pensa : « Là ! » et sans attendre cracha une longue flamme rouge qui embrassa le paysage. L'ombre se précisa. Il reconnut un dragon vert presque noir que le feu lécha. Il entendit le glapissement qu'il poussa. Avant que Lyanne n'ait bougé l'autre avait disparu. Il se déplaça en crabe, toujours à l'affût. Il décolla juste un peu trop tard pour éviter le déluge de feu. La douleur le fouetta. Son aile droite répondait un peu moins bien. Il n'eut pas le temps d'approfondir. Il fit un écart pour éviter l'autre. Emporté par sa vitesse, le dragon sombre le dépassa. Lyanne le prit en chasse soufflant une flamme d'un rouge orangé chargée de toute sa colère. Il vit l'aile de son ennemi s’embraser. Celui-ci la replia contre lui pour étouffer les flammes. Lyanne pour le suivre se laissa aussi tomber, n'ouvrant ses ailes que pour ne pas s'écraser. L'autre avait disparu. Cela le perturba. Comment pouvait-il ainsi être là puis ailleurs aussi vite ? Il redécolla et monta, monta cherchant la limite de la brume. L'autre ne tarderait pas. Il le sentait. Le tout était de savoir d'où il jaillirait.
Ce fut la catastrophe. Un courant ascendant violent se fit sentir. L'aspirant vers le haut, au point qu'il dut se mettre sur le dos pour freiner la montée. Il sentit l'autre et se mit en boule pour éviter le feu. La flamme lécha ses écailles, mais de trop loin pour être dangereux. Dès que possible, il se redéploya crachant à son tour un souffle dévastateur. Alors que le feu de son ennemi semblait étouffer la lumière, le rougeoiement de son souffle faisait des flaques plus claires s'étalant doucement. Lyanne fut déstabilisé. S'étant mis en boule, il pensait redescendre alors qu'il avait continué à monter. Il cracha à nouveau le feu vers le haut pour voir ce qui l'aspirait  ainsi. Lyanne se crut un instant devenu fou. Il était en train de tomber vers le sol à grande vitesse. Il déploya sa voilure freinant douloureusement. Le contact avec le sol fut violent. Il resta un moment étourdi, tout en pensant qu'il devait se bouger pour éviter que l'autre n'en profite. Il força ses paupières à s'ouvrir malgré cette sensation d'étourdissement qui l'avait envahi. La brume autour de lui était moins dense. Ses flammes semblaient l'avoir un peu dissipée. Son corps lui faisait mal un peu partout. Il avait besoin de repos pour guérir. Il se força à se mettre sur ses pattes. Il fallait qu'il comprenne ce qui lui arrivait et où il était.
De nouveau, il sentit la morsure du feu sur son dos. Il rugit en faisant face. L'autre était là.
Lyanne tenta de cracher le feu. Ce fut pitoyable. Toute son énergie servait à réparer les dégâts de cet atterrissage désastreux. Comment avait-il pu se laisser avoir et ne pas voir son erreur ? Prendre le haut pour le bas et le bas pour le haut allait lui coûter cher. Devant lui, un grand dragon vert sombre avançait sûr de sa puissance, crachant un feu sombre que ses quelques flammes rouges ne sauraient arrêter bien longtemps. Lyanne voyait dans les prunelles de son agresseur la jubilation de sentir la victoire proche.
- Tu croyais t'être débarrassé de moi ! Pauvre idiot !
Lyanne hurla sous la morsure du feu qui noircissait ses écailles. Il ne pouvait pas déployer ses ailes sans risquer qu'elles soient immédiatement carbonisées. Marcher lui faisait mal. Cracher du feu lui était difficile. Encore un peu et l'autre serait assez près pour détruire son armure naturelle et ce serait la fin. Ne pouvant cracher efficacement le chaud, il lança un souffle bleu et froid sur son adversaire.
Ce dernier se mit à rire.
- Et tu crois m'arrêter avec cela !
Penchant la tête, il souffla une tornade de feu. Sous la douleur, Lyanne, sans réfléchir, reprit sa forme humaine. Devenu trop petit, il vit le souffle brûlant passer au-dessus de lui. Il planta son bâton dans le sol tout en le décapuchonnant.
Le grand saurien vert se rapprochait à toute vitesse. Quand il fut proche, il souffla un déluge de flammes pour en finir.
Lyanne vit arriver ce mur incandescent. Tenant le bâton de pouvoir à deux mains, il savait qu'il n'aurait pas le temps de fuir. Son corps de dragon souffrait. S'il avait eu le temps, il se serait réparé. Maintenant c'était au corps d'homme d'encaisser l'assaut.
- Maintenant, hurla-t-il quand les premières flammes furent à deux pas.
Le bâton de pouvoir sembla prendre vie. Ce fut comme un bouclier doré qui se déploya, réfléchissant les ondes de chaleur vers le dragon vert. Lentement les volutes dorées qui repoussaient les flammes grandirent s'incurvant vers l'ennemi. Lyanne vit passer l'incompréhension, puis la panique dans le regard de l'autre. Ce dernier ne cessait de cracher le feu, mais ses yeux cherchaient déjà une issue pour fuir.
- Attrape, hurla Lyanne.
Avant qu'il n'ait fini de déployer ses ailes, un réseau de lumière dorée l'encageait. L'autre essaya de fuir mais sans y parvenir. Il tenta même de mordre ces étranges barreaux de lumière sans succès.
Lyanne s'assit alors et se mit à rire, à rire à gorge déployée. Vivant, il était vivant. Il allait enfin pouvoir régler ce dernier compte avec...
- Nanter, roi-dragon félon, tu croyais que j'ignorais ta présence, déclara-t-il. Je savais que Jorohery était un morceau de toi, sans être le tout. Ainsi tu étais aussi dans le Prince-Majeur. Ton piège était puissant mais c'est trop tard.
- Tu crois cela, coassa Nanter. Je t'ai amené là où je voulais. Dans ce monde-boule, tu es prisonnier. Moi seul en connais la sortie.
Lyanne regarda autour de lui. La brume se dissipait, comme si l'or des volutes l'absorbait. Bien qu'irrégulier, autour d'eux on devinait un grand espace clos. Nanter ricana.
- Tu fais moins le malin, maintenant. Tu crois me tenir prisonnier, alors que c'est moi qui te bloque.
- Non, Nanter. Les choses sont différentes de tes paroles. Le Dieu-Dragon, au nom béni, m'a fait une révélation. Le pouvoir est mien. Le bâton de pouvoir en est l'insigne et le porteur.
- Ici tu ne peux rien pour sortir. Moi seul en connais le secret.
- Je te l'ai dit, Nanter, roi-dragon félon. Le mal va perdre la porte qu'il avait avec toi. Tu vas redevenir ce que tu aurais dû être depuis longtemps, un souvenir.
- Alors tu es prêt à rester ici jusqu'à la fin des temps.
- Si tel est le prix pour débarrasser le monde de toi, j'y consens sans y croire. Le Dieu-Dragon a encore besoin de moi.
- Jeune présomptueux, ici, il est sans pouvoir.
Lyanne se mit à rire.
- D'où crois-tu que le bâton tire son pouvoir ?
Nanter ne répondit rien.
Lyanne se remit debout. Il reprit en main le bâton de pouvoir.
- Graph ta Cron !...
Nanter se recroquevilla en hurlant :
- NON !
Lyanne continua sa litanie. Il y avait le serment au Dieu-dragon, la parole du Shanga et d'anciennes paroles de pouvoir qu'il avait lues sans savoir qu'il les retiendrait dans la grotte aux dragons.
Le dragon vert sembla se réduire dans le filet de lumière qui rapetissait. Nanter se mit à supplier. Sa voix devint de plus en plus faible. Bientôt, le filet atteint la taille d'un homme. Lyanne se taisait. Il avait fait ce qu'il devait. Nanter venait de perdre sa dernière attache à ce monde. Il comprenait mieux ce qu'il ressentait en allant visiter le Prince-Majeur. Celui-ci, tout à son ambition, s'était laissé piéger par Nanter-Jorohery, au point d'en devenir une marionnette. Lyanne entendit un gémissement venir de la forme allongée entourée de fils de lumière. Il mit la main sur son bâton de pouvoir :
- Libère-le, dit-il.
Ce fut comme une corolle qui s'ouvrit. Il découvrit un homme, nu, couché. Il le regarda, songea que ce monde clos était un bon endroit pour un premier contact avec le Prince-Majeur dont l'ambition était à l'origine de la mort des siens. Il s'aperçut qu'il ne pouvait le haïr. Son père, sa mère... Dans son esprit, il n'y avait pas d'image associée, pas de sentiment non plus, hormis la sensation d'un immense gâchis et une nostalgie de ce qui apu être. Il soupira. Sans ce passé, il ne serait pas celui qu'il était. Il ne pouvait réécrire l'histoire, il pouvait seulement tracer son sillon dans l'avenir. Reposant son regard sur la silhouette par terre, il en sonda l'esprit.
Il trouva sans difficulté le nom de Louny. Doucement le Prince-Majeur s'éveillait à la conscience. Lyanne sentait ses idées revenir. Se déplacer dans son esprit était aussi difficile que de se déplacer dans l'eau. Il sentait une résistance. Pourtant, il lui fallait ce deuxième nom s'il voulait pouvoir lui faire prêter serment. Plus le Prince-majeur approchait de la conscience et plus Lyanne rencontrait de difficultés.
- Où suis-je ?
- Dans un monde clos, répondit Lyanne.
Le Prince-Majeur s'assit et regarda vers Lyanne, puis autour de lui.
 - On ne voit rien, dit-il.
Tellement habitué à voir la nuit, Lyanne n'avait pas remarqué que ce monde manquait de lumière. Il posa la main sur le bâton de pouvoir. Doucement il se mit à luire, créant une bulle éclairée autour d'eux.
- Je pensais bien que c'était vous, remarqua le Prince-Majeur en regardant Lyanne. Personne d'autre n'aurait pu me délivrer de Nanter.
Lyanne garda le silence pendant que son interlocuteur regardait autour de lui. Doucement la lumière diffusait éclairant de plus en plus loin.
- C'est presque comme quand le jour se lève, commenta le Prince-Majeur. Quand Nanter m'a possédé, j'ai perdu toute volonté et toute liberté. Je me suis trouvé enfermé en moi-même, observant ce que faisait mon corps...
Lyanne regarda cet homme nu, les yeux dans le vague, parlant d'une voix calme.
- J'ai tempêté, hurlé autant que j'ai pu. Tout cela sans aucun effet. Une autre volonté écrasait la mienne. Je me suis réfugié au plus profond de moi-même. Si la colère grondait en moi, je la savais maintenant impuissante. J'ai connu la solitude, la plus profonde des solitudes, coupé de tout et de tous. Il m'a fallu du temps pour arrêter de souffrir. J'ai commencé à réfléchir, à observer ce qui se passait. J'ai cherché mais je n'ai pas trouvé d'autre responsable que moi. Ce désir de puissance qui m'habitait. Je l'ai laissé faire. Je l'ai même entretenu au lieu de chercher à servir le Dieu-Dragon. Aujourd'hui, je le vois bien. J'habillais cela de beaux discours, mais je ne servais que moi et encore, la partie la plus instinctive. Le temps a passé. C'est long une journée emplie de vide. Il en passe des pensées dans la tête. J'ai voulu mourir mais je n'en avais pas plus le pouvoir que de reprendre le contrôle des choses. Alors j'ai utilisé mon défaut pour en faire une arme. Le désir de puissance m'avait conduit à la catastrophe car je l'avais laissé faire, maintenant, il allait me servir. Je l'ai développé avec un but précis : bloquer les actes de Nanter. Je n'avais pas de pouvoir sur Jorohery mais j'ai réussi à bloquer ce corps qui n'était plus tout à fait le mien. Nous avons lutté pied à pied. Je me suis arque-bouté et Nanter a dû céder du terrain. Pas autant que je voulais mais assez pour que je ne fasse plus un geste. Et puis je vous ai vu. Je n'ai eu aucun doute. Vous étiez bien le roi-dragon. Même sans le bâton de pouvoir, j'aurais senti que vous aviez fait Shanga. Vous avez sondé ce corps allongé. J'ai senti Nanter se mettre sur la défensive. J'ai essayé de bouger mais sans y arriver. Nanter avait peur. Il s'est mis à tout bloquer. Il a compris que sa personnalité humaine avait disparu. Seule restait sa partie dragon. La guerre de position a repris. Nous voulions tous les deux diriger le corps. Le temps a passé sans que rien ne bouge. Chacune de vos visites était suivie par une période de combat plus intense pour prendre plus de contrôle sur le corps. J'ai connu des moments exaltants pour des petites victoires comme la commande d'une paupière ou bien d'un doigt. Cela ne suffisait ni à l'un ni à l'autre. À chaque fois nous finissions épuisés. Et puis est arrivé ce jour où vous êtes entré comme un vainqueur. Nanter l'a senti. Sa peur a été décuplée. C'est là qu'il a pris la décision de fuir. Son attitude a changé. Il m'a fait un discours sur vos intentions par rapport à moi et sur ce qu'il pouvait faire pour moi. Il a essayé de me convaincre que j'aurais un royaume si je l'aidais. Cela m'a semblé une bonne occasion d'en finir avec cette situation. Vous aviez le pouvoir et Nanter n'en avait plus que l'illusion. Je suis resté sur ma position tout en le laissant contrôler plus de muscles. Des nostalgiques de Jorohery sont intervenus. Je ne sais comment ils ont compris que c'était le moment, mais ils sont arrivés au bon moment. Ils ont fait fondre la glace pour fuir et Nanter a refait le mur en disant qu'il effaçait les traces. Les autres l'ont cru... Moi, je savais bien que vous verriez cette glace et que vous comprendriez. C'est une fois sur la colline que j'ai perdu le contrôle, brutalement. Il a mis le serpent contre le mur et tout a basculé. Il était redevenu dragon. Mais la suite, vous la connaissez puisque nous sommes là.
Le Prince-Majeur regarda Lyanne un moment, comme s'il attendait une réponse. Ne voyant rien venir, il reprit :
- J'ai été orgueilleux et le Dieu-Dragon m'a puni. C'est justice. Aujourd'hui, je dois vous rendre des comptes. Vous êtes le roi-dragon. Ce que j'avais à faire, je ne l'ai pas fait. Ce que vous déciderez, je m'y soumettrai.
Le Prince-Majeur se mit à genoux :
- Je suis Akto Louny. Votre père était mon frère, votre mère une princesse. Je ne suis rien. Je vous l'offre.
Lyanne se mit debout. Le Prince-Majeur avait livré son nom. Il était à sa merci, prêt à tout y compris à mourir. Intérieurement, Lyanne eut un sourire, puisqu'il était prêt alors...
- Bien, tu connais les serments et la force des engagements. Tu vas chanter pour moi ton chant le plus profond. Veux-tu payer ta dette ?
Akto Louny fit « Oui » de la tête.
- Bien, tu deviendras serviteur.
- Vous me laissez vivre ? dit Akto en levant la tête.
- Tu me fais don de ta vie, je ferai de toi celui qui sera au service de tous. À côté de toi, même un esclave aura plus de liberté. Maintenant chante !
Akto Louny, Prince-Majeur, nu et à genoux, se mit à chanter les sonorités rauques du chant du serment. Il le savait, ce qu'il faisait là le liait corps et âme à Lyanne, roi-dragon, élu du Dieu-Dragon et cela lui sembla juste.
L'avenir pouvait lui réserver le pire des sorts, il se savait en paix avec lui.


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