jeudi 17 octobre 2013

Si la cérémonie avait été belle, la suite du voyage s'était révélée morose. Les gens de Pomiès tremblaient de peur sur le chemin qu'ils trouvaient trop étroit. Le moindre écart d'un macoca leur tirait des cris d'alarme. Chioula restait dans son traîneau. Lyanne marchait devant. Avec les guerriers blancs, il ouvrait le chemin. Ses yeux habitués à voir ce que les autres ne voyaient pas, il remarqua les monstres qui se déplaçaient autour d'eux. Sa présence avec son bâton de pouvoir les tenait plus éloignés qu'à l'accoutumée. Bien reposés les macocas avaient tenu le rythme. Ils étaient arrivés à la zone de repos en temps et en heure. Lyanne avait regardé le soleil se coucher, assis sur un rocher. Il avait espéré sans vraiment y croire que Chioula viendrait. Elle s'était retirée rapidement dans une des casemates. Kolong lui avait servi son dîner tout en interdisant à tous de venir la déranger. Le chef du détachement avait assuré l'intendance. Il avait fait le compte des provisions. Il avait calculé ce qui serait le minimum nécessaire pour chacun. Il avait fait le constat qu'ils n'auraient pas assez pour finir le voyage. Il s'était approché de Lyanne. Celui-ci avait senti son arrivée. Il soupira. Ce n'est pas lui qu'il attendait. Le chef du détachement lui exposa ses difficultés.
- Que dit l'ambassadeur ?
- La princesse Chioula était très fatiguée. Elle se repose. Sa servante m'a dit que j'avais tous pouvoirs pour régler l'intendance.
- Bien, dit Lyanne. Combien de jours de vivres vous reste-t-il ?
- Trois en faisant attention et au maximum cinq en se rationnant beaucoup.
- Dans deux jours vous serez sortis des Montagnes Changeantes. Je vais demander qu'on vous amène des vivres. Je vais rester avec vous cette nuit. Demain je partirai.
Il était resté la nuit à contempler le ciel qui se chargeait de nuages. Demain la neige arriverait. Lyanne était préoccupé. Il sentait en lui des impressions qu'il ne connaissait pas. Ce qu'il venait de vivre avec Chioula était tellement étrange dans sa nouveauté. Il se découvrit bouleversé. Il avait vécu le passage de faire Shanga comme un accomplissement. Il était devenu lui complètement, intégralement. Il s'était découvert immense et puissant. Là il était... Il lui manquait le mot. C'est l'image de la pauvreté qui s'imposa à son esprit. Dans la nuit, alors que les monstres rodaient autour d'eux, il comprit que jamais ne se fermerait la brèche que Chioula avait ouverte. Elle avait révélé en lui un sentiment de douce violence, d'un manque délicieusement douloureux. À la limite des deux mondes, sa forme oscillait entre homme et dragon. Chose étrange, le dragon qu'il était partageait la même sensibilité à ce phénomène. Il laissa son esprit vagabonder en jouant avec toutes ses idées et toutes ses sensations.
Quand se leva le soleil, il soupira, s'étira et se remit en chemin.
Il sortit de Montagnes Changeantes en milieu de matinée. Il survola le fort qui commandait la gorge d'accès. Se posant, il donna ses ordres. Le prince-dixième qui était en poste fit grise mine. Il avait tout juste assez de vivres pour l'hiver. Lyanne avait senti sa réticence. Le prince-dixième n'avait eu qu'un minime retard dans sa réponse, mais c'était suffisant pour attirer l'attention de Lyanne.
- Manquerais-tu de vivres ?
- Non, Majesté, nous avons juste ce qu'il nous faut.
- Je croyais que des réserves existaient dans chaque fort.
- Ce sont les ordres mais nous n'avons pas reçu les vivres de réserves. La guerre nous a trop occupés.
- Combien y a-t-il de forts entre ici et la Blanche ?
- Cinq, Majesté, tous les deux jours de marche.
- Une caravane va venir des Montagnes Changeantes. Ils ont besoin de vivres pour eux et pour leurs bêtes. Vous leur donnerez ce dont ils ont besoin. Les vivres pour vous reviendront après. Je donnerai les ordres.
Lyanne était reparti. Il faudrait à Chioula trois mains de jours pour arriver à la Blanche. Il soupira en reprenant son vol. D'habitude voler le calmait. Aujourd'hui il restait préoccupé. Dans le royaume, les choses allaient mal. Jorohery avait tout désorganisé. Il pensa à la suite de ce qu'il devait faire. Le poids du pouvoir était lourd.
Il fit le tour des forts avant de rejoindre la capitale. Il avait mis en œuvre tout ce qu'il pouvait pour les gens de Pomiès et pour ses guerriers. Il avait mis en route une noria de vivres pour que l'hiver ne soit pas le témoin de morts.
Son retour au Palais fut salué par des mimiques de soulagement. Monocarana arriva pour l’accueillir. Lyanne sentit les reproches à travers ce qu'il disait. Le pays avait besoin d'un gouvernement. S'il partait tout le temps sans prévenir, rien ne pourrait s'organiser. Une longue liste de questions à trancher l'attendait, ainsi que différents conseillers, ambassadeurs, princes et autres demandeurs. Lyanne soupira : « Encore une fois », pensa-t-il et il s'attela à la tâche. Trancher lui était difficile dans bien des cas. Ceux qui connaissaient les dossiers lui semblaient plus à même de savoir ce qui était le meilleur, mais en même temps, il s'aperçut que tout ce qu'ils proposaient n'était pas conciliable. La récolte avait été médiocre. Qui manquerait ? La guerre avait détruit beaucoup de choses et nombreux étaient ceux qui devaient bivouaquer. Qui bénéficierait le premier de la reconstruction ? L'armée était au repos. Les combats avaient décimé ses rangs. Comment la réorganiser entre les princes ?
Chaque jour, il découvrait de nouveaux dilemmes. Bien que n'ayant pas besoin de dormir, il ne pouvait tout connaître des dossiers qu'on lui présentait. Les jours passaient, tous aussi chargés de réunion, réceptions, discussions. Il manquait de temps pour voler et sentait la frustration du dragon monter en lui. Si cela continuait, il courrait à l'échec. Il ne pourrait pas supporter cela très longtemps. Les mains de jours succédaient aux mains de jours. Pour Lyanne rien ne semblait changer et puis, on lui annonça l'arrivé du nouvel ambassadeur des gens de Pomiès.
Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Toutes ses occupations l'avaient éloigné de cette histoire. Il décida malgré son désir de ne pas courir prendre des nouvelles de Chioula. Il laissa aux autres le soin de lui rapporter les informations ou les bruits qui circulaient ici ou là. La princesse Chioula faisait l'unanimité. Elle était belle et froide.
Une main de jours supplémentaire passa avant qu'elle ne demande audience pour présenter ses lettres de créances. Lyanne ne la fit pas attendre.
Leur rencontre eut lieu dans la grande salle d'audience. Si Lyanne se sentait ému de la voir, Chioula ne montrait rien. Elle était superbe, superbe comme une statue de glace. Leur échange ne fut que protocolaire.
Les jours qui suivirent furent à nouveau chargés de travail. Lyanne n'avait même pas le temps de penser à Chioula. En lui un sentiment de mal-être commençait à prendre de l'ampleur. Il pensait que cela venait de ce qu'il faisait qui ne lui laissait pas le temps de s'occuper de lui. Il entendait parler des gens de Pomiès et de Chioula de temps à autre. Ils s'installaient. L'ambassadrice prenait des contacts. On lui rapportait ses faits et gestes pour en souligner l'habilité. Elle avait rapidement compris comment fonctionnaient les principaux cercles de pouvoir. Lyanne pensait même qu'elle en savait déjà plus que lui, enfermé dans un rôle à rencontrer des gens qui ne lui disaient que ce qu'ils pensaient qu'il désirait entendre. La vérité ne lui était accessible que parce qu'il la ressentait derrière les paroles. Sa sensibilité de dragon au mensonge était un atout indéniable.
Restait le manque. Cette incomplétude qu'il ne voyait pas comment combler qui venait occuper son esprit dans les moments les plus incongrus, alors qu'on lui parlait de situations difficiles.
Dans un moment plus calme, il s'en était ouvert à Monocarana. Celui-ci avait souri.
- Il y a un âge, majesté, où la personne sent le besoin d'être avec une autre personne dans une relation plus intime.
- Ah ! avait fait Lyanne.
Monocarana après s'était lancé dans une explication du monde comme il les aimait bien, sans satisfaire le besoin de réponse de Lyanne. Il n'en avait rien retenu. Quelque chose ou quelqu'un lui manquait. Il lui fallait le trouver.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire