jeudi 26 septembre 2013

Dès que la lumière du soleil toucha la terre noire des Montagnes Changeantes, ils mirent le pied de l'autre côté de la frontière. Le convoi était prêt bien avant l'aube. Les macocas n'étaient pas des bêtes rapides. Ils n'avaient pas le choix. Il leur fallait arriver sur une plateforme de repos avant la nuit. Les guerriers blancs avaient prévenu. Ils ne feraient pas de pause quelle que soit la raison.
- Et si l'un de nous tombe hors du chemin ? questionna le noble Sariska.
- Même si ce quelqu'un était vous, lui répondit un konsyli, on ne peut pas perdre un convoi pour un seul homme. Nos ordres sont formels.
Les gens du pays de Pomiès marchèrent avec la peur. Le chemin était large. Si le paysage était désespérant, rien ne semblait vouloir entraver leur marche. Quand arriva midi, Sariska estima qu'ils avaient bien marché. Il ordonna une halte pour manger. Les guerriers blancs intervinrent immédiatement :
- Vous ne pouvez pas vous arrêter, le risque de ne pas arriver est trop grand.
- Mais continuez, nous vous rejoindrons là-bas, répondit Sariska.
- Vous croyez être tranquilles parce que rien ne s'est passé, mais c'est maintenant que vous risquez le plus. 
Sariska n'en démordit pas. Il refusa d'aller plus loin sans manger. Le chemin était bien visible, seule zone enneigée sur une terre noire. Il accepta simplement de ne pas dresser de table pour manger plus vite. Les guerriers blancs se concertèrent mais ne s'éloignèrent pas. Les soldats du pays de Pomiès se moquèrent d'eux dans leur dialecte. Comme le noble Sariska, ils n'avaient rien vu et pensaient que les récits qu'on leur avait faits, étaient exagérés. Ils gardaient quand même un fond d'inquiétude. Les guerriers blancs étaient nerveux et sur le pied de guerre. La pause se passa sans souci. Chioula riait des bons mots que disait son père. L'entourage de l'ambassadeur semblait se décontracter au fur et à mesure que le temps passait. Le konsyli chargé d'être en relation avec eux vint plusieurs fois pour essayer de les faire accélérer ce qui, lui fit remarquer un de ses compagnons, eut plutôt l'effet inverse.
Ils repartirent en début d'après-midi. Les guerriers blancs allèrent voir les bouviers pour leur demander de presser les bêtes. Ceux-ci ne se firent pas prier. Ils sentaient que la peur n'avait pas quitté les macocas. Comme s'ils sentaient l'urgence de marcher plus vite, ils ne renâclèrent pas à tirer les lourds traîneaux.
Tout commença bien. Puis ils passèrent une crête. La descente vit des macocas trébucher quand leurs charges glissaient mal. La couche de neige parfois s’interrompait, laissant la roche noire à nue. Il fallait que les hommes aident au passage. Les guerriers blancs devenaient de plus en plus nerveux. Le temps passait et leur moyenne diminuait.
Le noble Sariska faisait maintenant profil bas, aidant l'un ou l'autre des attelages à passer les caps difficiles. La montée suivante redonna un peu d'espoir. Bien enneigée, la glisse fut bonne. Puis arriva une nouvelle descente.
- Une fois en bas, il faudra remonter. La zone où nous pourrons nous arrêter est de l'autre côté de la crête. Il faut aller plus vite.
Ainsi parla le konsyli au noble Sariska. Celui-ci fit le tour des groupes pour leur donner l'ordre qu'il leur fallait encore accélérer. Les hommes hochaient la tête bien conscients qu'il serait difficile d'arriver avant la nuit de l'autre côté de la crête. Les macocas ne disaient rien mais tiraient fort. L'accident arriva dans cette descente. Le bouvier n'eut que le temps de se reculer lorsque le traîneau bascula sur le côté entraînant les deux macocas avec lui. Tout le monde regarda ce qui arrivait. Après avoir glissé en arrière une centaine de pas plus bas, l’attelage s'immobilisa. Pendant quelques instants rien ne se passa et puis ce fut comme si les rochers se mettaient à bouger : des formes noires surgirent, bondirent, se jetèrent sur les animaux qui hurlèrent à glacer le sang. Puis ce fut le silence. Dans le convoi qui s'était immobilisé, une voix s'éleva :
- VITE ! 
Tous les présents se ruèrent sur les traîneaux pour les pousser, les diriger, les accélérer. La peur, la vraie peur venait d'apparaître. 
Les macocas soufflaient, suaient mais tiraient. La montée fut avalée en un temps record. Le vent au niveau du col était assez fort. La nuit s'annonçait. Le chemin qui redescendait était bien enneigé et faisait une trace blanche sur le sol noir. Chioula qui était descendue de son traîneau, n'en pouvait plus. Essoufflée, elle récupérait pliée en deux, regardant passer le convoi.
- Encore un effort, princesse. Nous allons arriver bientôt.
Kolong essayait de réconforter sa maîtresse. Le noble Sariska qui houspillait un attelage en retard, lui dit :
- Monte dans ce traîneaux. Tu vas pouvoir te reposer, c'est la descente.
Chioula s'installa comme elle put sur les grosses toiles des tentes. Le bouvier stimula ses bêtes pour recoller au convoi. Il ne voulait pas rester sans abri dans la nuit qui descendait. Chioula se laissa aller en arrière, posant sa tête sur un rouleau de cordes. Ce qu'elle avait vu lui remontait à la mémoire. Ces masses noires indistinctes bondissant sur les macocas blancs passaient devant les yeux de Chioula en boucle. Leurs cris surtout, résonnaient à ses oreilles. Elle se laissait bercer par le mouvement du traîneau. Le bouvier courait à moitié derrière son attelage continuant à les encourager de la voix. Il se rapprochait des autres. Le crépuscule opacifiait le paysage. Les ombres prenaient de la densité. Le bouvier avait peur. Ses bêtes le sentaient et prenaient peur. Le couple de macocas ne tirait plus de concert. Quand le traîneau passa sur la pierre que les autres attelages avaient évitée, il fit un écart. Emporté par la vitesse, il versa. Le timon se cassa permettant aux macocas de rester sur le chemin. Le bouvier fut accroché par un des patins. Il fut éjecté en contre-bas pendant que le traîneau commençait une série de tonneaux. Il se fracassa sur un rocher répandant son contenu sur la plaque de neige contiguë.
Tout le convoi se retourna en entendant le cri du noble Sariska. Deux guerriers blancs le retenaient pour ne pas qu'il se jette dans la pente. La nuit était presque complète et seule la lueur blafarde de la lune donnait encore une sombre vision de ce qui se passait. Le bouvier hurla à son tour mais de terreur puis de douleur.
- MA FILLE ! MA FILLE ! hurlait Sariska qu’entraînaient les guerriers.
- Ne restons pas là ! Il faut atteindre la zone de repos ! affirmait le konsyli qui donnait les ordres pour qu'on le porte de force.
Sariska se débattait essayant de voir ce qui se passait plus bas. Les cris de l'homme s'achevèrent dans d'horribles gargouillis. Des ombres noires indistinctes s'agitaient en dessous du chemin faisant des bruits dont on ne pouvait savoir s'ils étaient de mastications ou de succions.
Sur la tache blanche de la neige, là où s'étaient échoués le traîneau et son contenu, une forme en habit de couleur pâle se dressa. Elle se tourna vers le chemin. Sariska redoubla d'effort pour se dégager.
Des formes déchiquetées qui auraient pu passer pour des rocher se mirent en mouvement, convergeant vers la tache blanche de la neige. Quelques guerriers blancs tirèrent dans leur direction. Les quelques flèches qui les atteignirent, rebondirent avec un bruit clair. Des soldats du pays de Pomiès chargèrent en hurlant, détournant le mouvement vers eux. Si leurs épées frappèrent sans retenue, ils n'allèrent pas bien loin. Deux énormes têtes surgirent pour les happer, dispersant par là-même les autres petits monstres qui avaient presque atteint la zone neigeuse.
- VITE ! VITE! hurla un konsyli qui avait déjà atteint la plateforme de repos.
Dans un bruit de roche massacrée, le monstre à deux têtes courait vers ceux qui s'agitaient encore sur le chemin. Macocas, bouviers, traîneaux, rien ne résista à l'assaut. Frappant d'un côté et de l'autre, le monstre  décimait les retardataires. Si Sariska échappa plusieurs fois aux terribles mâchoires, il le dut aux guerriers blancs dont plusieurs se sacrifièrent pour lui.
Quand tous ceux qui pouvaient être sauvés furent sur la plateforme, le monstre à deux têtes se détourna pour aller fouiller les endroits des combats. En bas sur une plaque de neige, au milieu des paquets de toile de tente, une silhouette pâle se tenait debout les deux mains sur la bouche pour ne pas hurler.
Chioula s'était réveillée au milieu des affaires éparpillées, le nez dans le froid de la neige. Elle se leva, à moitié groggy. Elle regarda autour d'elle sans comprendre. Les cris affreux qui retentirent au-dessus d'elle la ramenèrent à la réalité. Elle faillit hurler quand elle vit que des formes hideuses et noires s'approchaient de la neige. Elle fut comme tétanisée. La peur l'immobilisa. C'est alors qu'ébranlant la terre de son pas, surgit la grande forme du monstre à deux têtes. Autour d'elle le vide se fit presque immédiatement. Elle entendit le combat plus qu'elle ne le vit dans cette nuit. Une ombre combattait des ombres, massacrant tout ce qui passait à portée de ses gueules. Chioula poussa un petit cri en entendant les plaintes de son père et de Kolong. Cela suffit à ce qu'une des horribles gueules qui surplombait la scène, se tourne vers elle. Chioula s'immobilisa les deux mains sur la bouche. Dans un bruit de roches qu'on malmène, le monstre aux deux têtes se rapprocha d'elle. Les deux têtes se balançaient en tous sens scrutant le coin où se tenait Chioula.
- Tu sens ce que je sens? dit l'une d'elle.
- Oui, c'est jeune et plein de vie. Quel bon repas ça va faire! répondit l'autre.
- Reste à la trouver, reprit la première.
- Allons, fouillons tout le coin. La petite créature est à nous.
Pendant que lentement l'énorme silhouette se rapprochait d'elle, elle entendait les cris de Kolong hurlant pour qu'on la lâche et ceux de son père suppliant de faire quelque chose pour elle.

jeudi 19 septembre 2013

Lyanne regardait le ciel depuis le toit du palais. S'il avait pris la forme du dragon, il avait choisi une taille modeste pour qu'on ne le voie quasiment pas. Il aurait dû être à une réception. Son envie d'y aller était nulle. Son devoir était d'y être présent. Il se dit qu'il irait, mais plus tard. Il huma l'air. Il était chargé de mille senteurs. Ses perceptions lui en décryptaient chacune des composantes. Plus profondément, il ressentait les vibrations fondamentales. La ville était comme un gigantesque instrument de musique. Chacun y jouait sa partition. Il alla jusqu'à écouter la terre. Elle lui parlait de froid, de neige, de glace, de combat... de combat ? Lyanne dont les pensées vagabondaient se tendit pour mieux percevoir. Rien ! Se serait-il trompé? Ce qu'il avait ressenti lui évoquait quelque chose, mais ça lui échappait. Il essaya de forcer sa mémoire sans y parvenir. Une irritation prit naissance. Il n'aimait pas avoir cette impression que quelque chose lui échappait. Il resta ainsi un moment sans retrouver son souvenir. Il pensa que le mieux était de penser à autre chose. Il prit son envol pour aller remplir son devoir de roi-dragon. Ils seraient contents de le voir. La fête avait lieu dans un de ces palais de glace fait par un ancien roi-dragon. Il ne se souvenait plus de son nom. Ce roi-dragon n'avait pas laissé de grands souvenirs. Il avait simplement su vivre en paix. Son époque avait permis à la Blanche de beaucoup s'agrandir. De grands travaux avaient été faits pour dégager une place pour le nouveau palais. Même si c'était la tradition, Lyanne ne se voyait pas raser des maisons pour construire son palais. Pour le moment, il occupait celui du prince-majeur. Ce dernier était toujours immobile sur son lit. On lui avait rapporté que maintenant, il suivait des yeux celui qui entrait dans sa chambre. Le temps venait pour une nouvelle visite.
Le palais qu'il survolait était brillant de toutes les lumières allumées. Tous ces petits lumignons donnaient une ambiance dorée. Cette bâtisse respirait la paix. Lyanne la trouva belle. Il se promit de demander le nom du roi-dragon qui l'avait construit. Il méritait mieux qu'un nom qu'on oublie. Ses pensées s'orientèrent sur ce souvenir manquant sans le retrouver. Il n'insista pas. Son attention se fixa sur la zone d’atterrissage qu'il s'était fixée. Elle était étroite et surtout encombrée par le flot des gens qui allaient et venaient à l'entrée du palais. Il fit un survol pour voir. Un garde repéra l'ombre de Lyanne. Ce fut le branle-bas. Le garde entreprit de faire dégager la place pour le roi-dragon. Lyanne sourit en voyant cela, se moquant de lui-même. Il aurait voulu une arrivée discrète et on lui sortait le grand jeu. Le garde méritait qu'on le félicite malgré cela. Il avait veillé et fait attention. Il venait d'une bonne phalange. Son prince-dixième pouvait être fier de lui. Pendant qu'il négociait un nouveau virage. Il pensa à Quiloma. Que devenait-il ? Et les autres ? Encore une chose à faire, mais aurait-il le temps ? Il soupira tout en amorçant son atterrissage. Il avait à faire.
La nuit était maintenant bien avancée. Lyanne avait répondu aux mille sollicitations de tous les présents. Il avait entendu, noté, réagit à ce qu'il avait appris dans toutes ces rencontres. Avec tout cela il allait maintenant devoir composer pour gouverner. Il profita d'une période de calme pour aller sur la terrasse. Les lumières s'épuisaient doucement, laissant la nuit prendre sa place. Lyanne adossé au mur regardait le ciel. Les prémices de la lumière du jour donnaient des reflets bleus au bord de l'horizon. Un sentiment de malaise ne l'avait jamais quitté. Il pensait que la fête et le rôle qu'il devait y jouer, étaient en cause. Sur cette terrasse, alors que le déroulement de la réception s'était bien passé, il ressentait à nouveau ce malaise intérieur. Il se mit à douter de son lien avec ce qu'il venait de vivre. Alors d'où cela venait-il ? Il sentait une violence latente. Lui se sentait en paix, d'où venait cette vibration ?
Il ne put devenir dragon pour à en trouver l'origine. Le prince qui l'accueillait arrivait, entouré de sa cour personnelle. Lyanne lui signifia son désir de se retirer. L'homme était tout sourire. Lyanne avait bien senti sa puissance. Il dirigeait de nombreuses phalanges directement ou par l’intermédiaire d'autres princes qui lui avaient allégeance. Lyanne n'avait pas bien compris comment ce prince avait réussi à convaincre d'autres de lui prêter allégeance. Il sentait bien qu'il était préférable de ne pas le savoir. L'inquiétude de ce prince était sur l'avenir. Il avait tout misé sur les phalanges et la puissance qu'elles donnaient. Aujourd'hui avec l'arrivée du roi-dragon, qu'allait devenir cette puissance ? Lyanne allait-il développer l'armée, ou la laisser péricliter en instaurant une paix dont le prince ne voulait pas ? Lyanne avait ménagé le prince en lui laissant entendre ce qu'il voulait entendre. Le rituel de séparation prit beaucoup de temps. Il se trouva en vol alors que le soleil pointait à l'horizon.
Des ses yeux d'or, il regarda le cercle de lumière qui apparaissait. Il sut. Il sut d'où venait la violence qu'il ressentait intérieurement. Un instant de panique l'envahit. Aurait-il le temps d'y faire face ? Il donna de puissants coups d'ailes pour prendre de la hauteur. En tout cas, il allait essayer.

mardi 10 septembre 2013

Le noble Sariska jouait les mouches du coche. Il était partout à donner des ordres et des contre-ordres pour tenter d'accélérer le départ. La fin de la tempête avait été pour lui le signal que les augures redevenaient favorables. Dans la cour du fort de Moune, les bouviers chargeaient les macocas. Le soleil n'avait pas atteint son zénith quand ils se mirent en route. Ils seraient aux pieds des Montagnes Changeantes pour la nuit. La traversée serait encadrée par des mains d'hommes de la phalange personnelle du roi-dragon. Le noble Sariska avait été sensible à l'hommage. Il pensait bien que ce que sa fille lui avait confié y était pour quelque chose. Ce prince inconnu avait de l'influence. C'était un élément dont il lui faudrait tenir compte dans sa mission à la Blanche. Tout compte fait la présence de Chioula pourrait s'avérer moins catastrophique que ce qu'il avait craint en cédant à sa compagne.
Les éclaireurs étaient partis. Rapides sur leurs planches de glisse, ils allaient baliser le terrain pour que le convoi des traîneaux passe facilement. Si le temps était froid, l'absence de vent rendrait le voyage presque facile. La présence des guerriers de la phalange Louny leur éviterait de se perdre comme la première fois. Sariska se sentait quand même inquiet. La réputation des Montagnes Changeantes avait atteint le pays de Pomiès. S'il n'avait pas été pressé, il aurait fait demi-tour pour passer au large. Malheureusement le détour aurait pris plusieurs lunes et la saison des tempêtes était là.
Chioula avait soulevé le lourd rideau pour regarder le convoi. Elle était assise dans son traîneau avec Kolong. Cette dernière babillait comme à son habitude quand elle avait peur. Les serviteurs du fort de Moune avaient essayé de la rassurer en lui expliquant qu'avec un bon guide, elle ne risquait rien. Deux mains d'hommes les précédaient, quatre étaient réparties tout au long du convoi. Tous ces guerriers avaient passé plusieurs fois les Montagnes Changeantes. Chioula écoutait sa servante d'une oreille distraite. Au loin les sommets se cachaient dans la brume. Le chemin longeait la frontière entre les deux mondes en montant doucement avant de s'enfoncer franchement dans la zone sombre qu'on voyait au-delà du ruisseau gelé.
- … C'est quand même pas humain un tel paysage. Le fils du cuisinier me disait que son père avait vu des choses étranges se profiler sur le fond sombre. Il m'en a donné la chair de poule, surtout quand il a imité le cri que faisaient ces « moualzem »...
- Qu'est-ce que c'est ? interrompit Chioula.
- Qu'est-ce que c'est quoi ? demanda Kolong, qui tout à son discours n'avait fait attention aux mots qu'elle employait.
- Des « moual quelque chose »...
- Ah les « mouazem » ! Le fils du cuisinier qui connaît bien le frère d'un des guerriers de la phalange noire, vous savez cette phalange qui paraît-il a joué un rôle très important dans la victoire du roi-dragon, et bien ce jeune me disait que les guerriers de la phalange noire les avaient vus et qu'ils ont failli en mourir de peur. Vous vous rendez compte des guerriers de cette trempe, mourir de peur ! J'en ai la chair de poule rien que d'y penser. C'est quand même terrible que nous devions passer par là.
- J'ai vu le prince Lyanne en venir. Si lui peut y passer, nous passerons. Ses soldats sont là pour nous guider.
Kolong se tut un instant et reprit son babillage, signe de sa peur. Chioula de nouveau se laissa aller à sa rêverie. Elle se remémorait les paroles du prince. « Avant d'aller plus loin... ». Il y avait comme une invitation, merveilleuse invitation. Elle se laissa bercer par le rythme du macoca et de la voix de Kolong.
Quand le soir arriva, ils avaient atteint la plateforme frontière. Ceux qui devaient passer les Montagnes Changeantes s'y arrêtaient systématiquement. On ne commençait pas une traversée le soir. La peur régnait en maître la nuit.
- Demain, il faudra marcher. Peut-être pas tout le jour, mais les guides nous disent qu'il est préférable de marcher que de rester dans les traîneaux.
Ainsi parlait Sariska à sa fille et aux autres membres de la délégation. Le vieux Zseged fit la grimace. S'il n'avait pas reçu l'ordre express du noble Szeremle, il ne serait pas venu. Il était prêtre intercesseur. Son rôle était de convoquer les esprits pour les rendre favorables aux gens du pays de Pomiès. Il souffrait de la fatigue du voyage. Son expérience avait été jugée indispensable mais son corps usé supportait mal tout ce froid et ces déplacements.
- Je ferai la cérémonie tout à l'heure. Les esprits d'ici seront touchés mais ceux d'en face, dit-il en désignant la terre noire des Montagnes Changeantes, c'est moins sûr.
- Le noble Szeremle m'a assuré de ton pouvoir, de ton immense pouvoir !
- J'entends bien, noble Sariska. Je sens la puissance de la terre qui nous fait face. Il touche aux dieux eux-mêmes. Quel homme aurait le pouvoir de toucher au territoire des dieux ?
Sariska n'avait rien répondu mais on voyait sa contrariété. La fin du repas se passa sans autre remarque. Zseged se leva et se dirigea vers son traîneau. Il en fit sortir un coffre et commanda qu'on l'installe sur une grande pierre près de la frontière. Il fit amener un brasero et commença à faire brûler des herbes. De sa voix rauque, il entonna une mélopée.
Les guerriers blancs qui s'étaient regroupés pour la nuit l'observaient de loin. Pour eux, ce chant discordant évoquait la guerre. Par geste-ordre, ils échangèrent des informations. Discrètement, ils se répartirent autour du site les armes à la main.
Les gens de Pomiès étaient regroupés, pour les plus importants, autour du prêtre intercesseur. Ils connaissaient ce chant pour l'avoir de nombreuses fois entendu. Pourtant ici, aux pieds de ces Montagnes à la terre noire, il prenait une dimension étrange et inquiétante.
Le premier cri survint du côté des serviteurs.
- Làààààààà !
Tous tournèrent la tête sauf Zseged qui officiait imperturbable. Un bouvier montrait du doigt quelque chose dans les terres noires.
Une forme gigantesque s'était dressée sur l'autre versant. Chioula retint un cri en mettant sa main devant la bouche. Kolong hurla :
- La montagne bouge !
Dans la pénombre du crépuscule, tous pensèrent à une colline en mouvement. Bientôt, il y eut une puis deux tours qui en émergèrent.
- Un château ambulant, cria quelqu'un d'autre.
Les guerriers blancs avaient tous pris position avec leurs arcs bandés. Ils connaissaient les ordres : ne jamais intervenir de l'autre côté de la frontière. Les êtres qui y vivaient ne pouvaient pas franchir les limites.
On entendit comme un grand claquement de mâchoires. Ce bruit fit frissonner même les plus vaillants des soldats du pays de Pomiès. Les guerriers blancs restèrent impassibles comme si ce n'était pas une surprise. Le bruit de rochers piétinés et fracassés se calma. Les deux tours semblèrent rentrer sous terre et le silence se fit. Ce fut un moment d'attente terrible, puis les protagonistes prirent conscience que la litanie de Zseged continuait. La voix rauque du prêtre égrainait des noms dont déjà la sonorité évoquait la peur. Le vieil homme ne semblait pas avoir été perturbé par ce que les autres avaient entendu, il officiait le dos aux Montagnes Changeantes. Du brûle-parfum sortaient des volutes de fumées odorantes qui s'étiraient vers les terres noires où elles s'accrochaient comme des écharpes blanches.
- C'est le parfum du spimjac qui a fait ça, dit Kolong avec assurance. Je suis sûre que c'est le parfum du spimjac qui a fait fuir ce monstre de pierre. Ça a bougé au moment où la fumée l'a touché.
- Puisses-tu dire vrai, Kolong.
- Notre prêtre intercesseur est puissant, affirma le chef du détachement des gens de Pomiès.
- Personne n'en doute, Viervitz, ajouta Sariska. Le tout est de savoir si sa puissance s'étend sur cette terre noire. Allons nous coucher, demain sera une dure journée.
Tout autour de la plateforme des abris de pierre attendaient les voyageurs. Bien chauffés, ils se révélaient confortables. C'est ce que pensait Chioula en s'endormant. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir peur pour le lendemain.

vendredi 6 septembre 2013

Lyanne était parti voler. L'air de la nuit lui faisait du bien. Le vent soufflait fort, l'obligeant à se concentrer sur ce qu'il faisait. Lors des rares instants de tranquillité de plané dans un courant bien régulier, son esprit revenait vers Chioula. Il revoyait son visage encadré par cette chevelure somptueuse. En tant qu'homme, il avait envie de la serrer dans ses bras, en tant que dragon... il ne voyait pas l'intérêt. Il volait depuis un long moment quand il fit de nouveau attention aux paysages qu'il survolait. Il était dans la plaine de la Blanche. Il pensa qu'il avait bien dérivé. Il soupira. Là l'attendaient d'autres problèmes. Il ajusta sa taille. Il avait pris conscience de ce pouvoir lors de sa bataille avec Jorohery. Avant il passait du corps d'homme au corps de dragon sans avoir conscience de pouvoir changer quoi que ce soit. Maintenant, il savait. Dans la salle du trône, il était simplement grand, mais dans les vents tourbillonnants de cette nuit, il était gigantesque. Il se posa un instant la question de la limite maximum sans s'y arrêter. L'approche de la ville avec une taille plus petite était compliquée. Toute son attention se focalisa sur l’atterrissage. 
Les gardes furent étonnés de voir arriver le dragon rouge. Avec les rafales de vent et la paix retrouvées, ils étaient moins attentifs. Lyanne le nota. La fin de la guerre n'avait pas que des avantages. Que faire de tous ces hommes prêts à se battre ? Il ne suffisait pas de gagner la guerre, il fallait aussi gagner la paix.
Lyanne avait surpris tout le petit monde de la cour. Au petit matin, le palais ressemblait à une fourmilière qu'on aurait bousculée. Le roi était là et les responsables se dépêchaient d'amener leurs problèmes. Lyanne se retrouva devant une montagne de situations conflictuelles à régler. Le plus dur n'était pas de trouver qui avait raison, mais de permettre que chacun reparte la tête haute. Quand ce n'était pas possible, il sentait la colère voire la haine qui transpirait de ceux qui s'en allaient, germes d'autres conflits qui naîtraient bientôt ou plus tard. Lyanne en était certain. Même pendant le repas, il fut occupé par les affaires du gouvernement. Chioula ne revint à son esprit que tard dans la soirée. Il soupira. Cela devait être doux de se retrouver près d'elle pour... pour... non simplement être près d'elle sans avoir à se préoccuper de ce qui tracassait un prince ou l'autre.
La nuit était tombée. Le vent avait beaucoup faibli. Quelques flocons continuaient à voleter. Cela annonçait une amélioration du temps. Les gens de Pomiès allaient pouvoir se mettre en route. Il leur fallait traverser les Montagnes Changeantes. Lyanne avait laissé des ordres pour qu'on les accompagne. Il craignait quand même pour eux. Il n'eut pas le loisir d'y réfléchir plus longuement. Le prince-second Nyagorot le sollicitait. Depuis la victoire du champ près du désert mouvant, Vrestre était devenu ambitieux. Il voulait étendre son pouvoir. Nyagorot le contrecarrait sans réussir à déjouer toutes ses manœuvres. Ce soir, il voulait que Lyanne l'aide et Lyanne rêvait de tranquillité.