jeudi 26 septembre 2013

Dès que la lumière du soleil toucha la terre noire des Montagnes Changeantes, ils mirent le pied de l'autre côté de la frontière. Le convoi était prêt bien avant l'aube. Les macocas n'étaient pas des bêtes rapides. Ils n'avaient pas le choix. Il leur fallait arriver sur une plateforme de repos avant la nuit. Les guerriers blancs avaient prévenu. Ils ne feraient pas de pause quelle que soit la raison.
- Et si l'un de nous tombe hors du chemin ? questionna le noble Sariska.
- Même si ce quelqu'un était vous, lui répondit un konsyli, on ne peut pas perdre un convoi pour un seul homme. Nos ordres sont formels.
Les gens du pays de Pomiès marchèrent avec la peur. Le chemin était large. Si le paysage était désespérant, rien ne semblait vouloir entraver leur marche. Quand arriva midi, Sariska estima qu'ils avaient bien marché. Il ordonna une halte pour manger. Les guerriers blancs intervinrent immédiatement :
- Vous ne pouvez pas vous arrêter, le risque de ne pas arriver est trop grand.
- Mais continuez, nous vous rejoindrons là-bas, répondit Sariska.
- Vous croyez être tranquilles parce que rien ne s'est passé, mais c'est maintenant que vous risquez le plus. 
Sariska n'en démordit pas. Il refusa d'aller plus loin sans manger. Le chemin était bien visible, seule zone enneigée sur une terre noire. Il accepta simplement de ne pas dresser de table pour manger plus vite. Les guerriers blancs se concertèrent mais ne s'éloignèrent pas. Les soldats du pays de Pomiès se moquèrent d'eux dans leur dialecte. Comme le noble Sariska, ils n'avaient rien vu et pensaient que les récits qu'on leur avait faits, étaient exagérés. Ils gardaient quand même un fond d'inquiétude. Les guerriers blancs étaient nerveux et sur le pied de guerre. La pause se passa sans souci. Chioula riait des bons mots que disait son père. L'entourage de l'ambassadeur semblait se décontracter au fur et à mesure que le temps passait. Le konsyli chargé d'être en relation avec eux vint plusieurs fois pour essayer de les faire accélérer ce qui, lui fit remarquer un de ses compagnons, eut plutôt l'effet inverse.
Ils repartirent en début d'après-midi. Les guerriers blancs allèrent voir les bouviers pour leur demander de presser les bêtes. Ceux-ci ne se firent pas prier. Ils sentaient que la peur n'avait pas quitté les macocas. Comme s'ils sentaient l'urgence de marcher plus vite, ils ne renâclèrent pas à tirer les lourds traîneaux.
Tout commença bien. Puis ils passèrent une crête. La descente vit des macocas trébucher quand leurs charges glissaient mal. La couche de neige parfois s’interrompait, laissant la roche noire à nue. Il fallait que les hommes aident au passage. Les guerriers blancs devenaient de plus en plus nerveux. Le temps passait et leur moyenne diminuait.
Le noble Sariska faisait maintenant profil bas, aidant l'un ou l'autre des attelages à passer les caps difficiles. La montée suivante redonna un peu d'espoir. Bien enneigée, la glisse fut bonne. Puis arriva une nouvelle descente.
- Une fois en bas, il faudra remonter. La zone où nous pourrons nous arrêter est de l'autre côté de la crête. Il faut aller plus vite.
Ainsi parla le konsyli au noble Sariska. Celui-ci fit le tour des groupes pour leur donner l'ordre qu'il leur fallait encore accélérer. Les hommes hochaient la tête bien conscients qu'il serait difficile d'arriver avant la nuit de l'autre côté de la crête. Les macocas ne disaient rien mais tiraient fort. L'accident arriva dans cette descente. Le bouvier n'eut que le temps de se reculer lorsque le traîneau bascula sur le côté entraînant les deux macocas avec lui. Tout le monde regarda ce qui arrivait. Après avoir glissé en arrière une centaine de pas plus bas, l’attelage s'immobilisa. Pendant quelques instants rien ne se passa et puis ce fut comme si les rochers se mettaient à bouger : des formes noires surgirent, bondirent, se jetèrent sur les animaux qui hurlèrent à glacer le sang. Puis ce fut le silence. Dans le convoi qui s'était immobilisé, une voix s'éleva :
- VITE ! 
Tous les présents se ruèrent sur les traîneaux pour les pousser, les diriger, les accélérer. La peur, la vraie peur venait d'apparaître. 
Les macocas soufflaient, suaient mais tiraient. La montée fut avalée en un temps record. Le vent au niveau du col était assez fort. La nuit s'annonçait. Le chemin qui redescendait était bien enneigé et faisait une trace blanche sur le sol noir. Chioula qui était descendue de son traîneau, n'en pouvait plus. Essoufflée, elle récupérait pliée en deux, regardant passer le convoi.
- Encore un effort, princesse. Nous allons arriver bientôt.
Kolong essayait de réconforter sa maîtresse. Le noble Sariska qui houspillait un attelage en retard, lui dit :
- Monte dans ce traîneaux. Tu vas pouvoir te reposer, c'est la descente.
Chioula s'installa comme elle put sur les grosses toiles des tentes. Le bouvier stimula ses bêtes pour recoller au convoi. Il ne voulait pas rester sans abri dans la nuit qui descendait. Chioula se laissa aller en arrière, posant sa tête sur un rouleau de cordes. Ce qu'elle avait vu lui remontait à la mémoire. Ces masses noires indistinctes bondissant sur les macocas blancs passaient devant les yeux de Chioula en boucle. Leurs cris surtout, résonnaient à ses oreilles. Elle se laissait bercer par le mouvement du traîneau. Le bouvier courait à moitié derrière son attelage continuant à les encourager de la voix. Il se rapprochait des autres. Le crépuscule opacifiait le paysage. Les ombres prenaient de la densité. Le bouvier avait peur. Ses bêtes le sentaient et prenaient peur. Le couple de macocas ne tirait plus de concert. Quand le traîneau passa sur la pierre que les autres attelages avaient évitée, il fit un écart. Emporté par la vitesse, il versa. Le timon se cassa permettant aux macocas de rester sur le chemin. Le bouvier fut accroché par un des patins. Il fut éjecté en contre-bas pendant que le traîneau commençait une série de tonneaux. Il se fracassa sur un rocher répandant son contenu sur la plaque de neige contiguë.
Tout le convoi se retourna en entendant le cri du noble Sariska. Deux guerriers blancs le retenaient pour ne pas qu'il se jette dans la pente. La nuit était presque complète et seule la lueur blafarde de la lune donnait encore une sombre vision de ce qui se passait. Le bouvier hurla à son tour mais de terreur puis de douleur.
- MA FILLE ! MA FILLE ! hurlait Sariska qu’entraînaient les guerriers.
- Ne restons pas là ! Il faut atteindre la zone de repos ! affirmait le konsyli qui donnait les ordres pour qu'on le porte de force.
Sariska se débattait essayant de voir ce qui se passait plus bas. Les cris de l'homme s'achevèrent dans d'horribles gargouillis. Des ombres noires indistinctes s'agitaient en dessous du chemin faisant des bruits dont on ne pouvait savoir s'ils étaient de mastications ou de succions.
Sur la tache blanche de la neige, là où s'étaient échoués le traîneau et son contenu, une forme en habit de couleur pâle se dressa. Elle se tourna vers le chemin. Sariska redoubla d'effort pour se dégager.
Des formes déchiquetées qui auraient pu passer pour des rocher se mirent en mouvement, convergeant vers la tache blanche de la neige. Quelques guerriers blancs tirèrent dans leur direction. Les quelques flèches qui les atteignirent, rebondirent avec un bruit clair. Des soldats du pays de Pomiès chargèrent en hurlant, détournant le mouvement vers eux. Si leurs épées frappèrent sans retenue, ils n'allèrent pas bien loin. Deux énormes têtes surgirent pour les happer, dispersant par là-même les autres petits monstres qui avaient presque atteint la zone neigeuse.
- VITE ! VITE! hurla un konsyli qui avait déjà atteint la plateforme de repos.
Dans un bruit de roche massacrée, le monstre à deux têtes courait vers ceux qui s'agitaient encore sur le chemin. Macocas, bouviers, traîneaux, rien ne résista à l'assaut. Frappant d'un côté et de l'autre, le monstre  décimait les retardataires. Si Sariska échappa plusieurs fois aux terribles mâchoires, il le dut aux guerriers blancs dont plusieurs se sacrifièrent pour lui.
Quand tous ceux qui pouvaient être sauvés furent sur la plateforme, le monstre à deux têtes se détourna pour aller fouiller les endroits des combats. En bas sur une plaque de neige, au milieu des paquets de toile de tente, une silhouette pâle se tenait debout les deux mains sur la bouche pour ne pas hurler.
Chioula s'était réveillée au milieu des affaires éparpillées, le nez dans le froid de la neige. Elle se leva, à moitié groggy. Elle regarda autour d'elle sans comprendre. Les cris affreux qui retentirent au-dessus d'elle la ramenèrent à la réalité. Elle faillit hurler quand elle vit que des formes hideuses et noires s'approchaient de la neige. Elle fut comme tétanisée. La peur l'immobilisa. C'est alors qu'ébranlant la terre de son pas, surgit la grande forme du monstre à deux têtes. Autour d'elle le vide se fit presque immédiatement. Elle entendit le combat plus qu'elle ne le vit dans cette nuit. Une ombre combattait des ombres, massacrant tout ce qui passait à portée de ses gueules. Chioula poussa un petit cri en entendant les plaintes de son père et de Kolong. Cela suffit à ce qu'une des horribles gueules qui surplombait la scène, se tourne vers elle. Chioula s'immobilisa les deux mains sur la bouche. Dans un bruit de roches qu'on malmène, le monstre aux deux têtes se rapprocha d'elle. Les deux têtes se balançaient en tous sens scrutant le coin où se tenait Chioula.
- Tu sens ce que je sens? dit l'une d'elle.
- Oui, c'est jeune et plein de vie. Quel bon repas ça va faire! répondit l'autre.
- Reste à la trouver, reprit la première.
- Allons, fouillons tout le coin. La petite créature est à nous.
Pendant que lentement l'énorme silhouette se rapprochait d'elle, elle entendait les cris de Kolong hurlant pour qu'on la lâche et ceux de son père suppliant de faire quelque chose pour elle.

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