mardi 10 septembre 2013

Le noble Sariska jouait les mouches du coche. Il était partout à donner des ordres et des contre-ordres pour tenter d'accélérer le départ. La fin de la tempête avait été pour lui le signal que les augures redevenaient favorables. Dans la cour du fort de Moune, les bouviers chargeaient les macocas. Le soleil n'avait pas atteint son zénith quand ils se mirent en route. Ils seraient aux pieds des Montagnes Changeantes pour la nuit. La traversée serait encadrée par des mains d'hommes de la phalange personnelle du roi-dragon. Le noble Sariska avait été sensible à l'hommage. Il pensait bien que ce que sa fille lui avait confié y était pour quelque chose. Ce prince inconnu avait de l'influence. C'était un élément dont il lui faudrait tenir compte dans sa mission à la Blanche. Tout compte fait la présence de Chioula pourrait s'avérer moins catastrophique que ce qu'il avait craint en cédant à sa compagne.
Les éclaireurs étaient partis. Rapides sur leurs planches de glisse, ils allaient baliser le terrain pour que le convoi des traîneaux passe facilement. Si le temps était froid, l'absence de vent rendrait le voyage presque facile. La présence des guerriers de la phalange Louny leur éviterait de se perdre comme la première fois. Sariska se sentait quand même inquiet. La réputation des Montagnes Changeantes avait atteint le pays de Pomiès. S'il n'avait pas été pressé, il aurait fait demi-tour pour passer au large. Malheureusement le détour aurait pris plusieurs lunes et la saison des tempêtes était là.
Chioula avait soulevé le lourd rideau pour regarder le convoi. Elle était assise dans son traîneau avec Kolong. Cette dernière babillait comme à son habitude quand elle avait peur. Les serviteurs du fort de Moune avaient essayé de la rassurer en lui expliquant qu'avec un bon guide, elle ne risquait rien. Deux mains d'hommes les précédaient, quatre étaient réparties tout au long du convoi. Tous ces guerriers avaient passé plusieurs fois les Montagnes Changeantes. Chioula écoutait sa servante d'une oreille distraite. Au loin les sommets se cachaient dans la brume. Le chemin longeait la frontière entre les deux mondes en montant doucement avant de s'enfoncer franchement dans la zone sombre qu'on voyait au-delà du ruisseau gelé.
- … C'est quand même pas humain un tel paysage. Le fils du cuisinier me disait que son père avait vu des choses étranges se profiler sur le fond sombre. Il m'en a donné la chair de poule, surtout quand il a imité le cri que faisaient ces « moualzem »...
- Qu'est-ce que c'est ? interrompit Chioula.
- Qu'est-ce que c'est quoi ? demanda Kolong, qui tout à son discours n'avait fait attention aux mots qu'elle employait.
- Des « moual quelque chose »...
- Ah les « mouazem » ! Le fils du cuisinier qui connaît bien le frère d'un des guerriers de la phalange noire, vous savez cette phalange qui paraît-il a joué un rôle très important dans la victoire du roi-dragon, et bien ce jeune me disait que les guerriers de la phalange noire les avaient vus et qu'ils ont failli en mourir de peur. Vous vous rendez compte des guerriers de cette trempe, mourir de peur ! J'en ai la chair de poule rien que d'y penser. C'est quand même terrible que nous devions passer par là.
- J'ai vu le prince Lyanne en venir. Si lui peut y passer, nous passerons. Ses soldats sont là pour nous guider.
Kolong se tut un instant et reprit son babillage, signe de sa peur. Chioula de nouveau se laissa aller à sa rêverie. Elle se remémorait les paroles du prince. « Avant d'aller plus loin... ». Il y avait comme une invitation, merveilleuse invitation. Elle se laissa bercer par le rythme du macoca et de la voix de Kolong.
Quand le soir arriva, ils avaient atteint la plateforme frontière. Ceux qui devaient passer les Montagnes Changeantes s'y arrêtaient systématiquement. On ne commençait pas une traversée le soir. La peur régnait en maître la nuit.
- Demain, il faudra marcher. Peut-être pas tout le jour, mais les guides nous disent qu'il est préférable de marcher que de rester dans les traîneaux.
Ainsi parlait Sariska à sa fille et aux autres membres de la délégation. Le vieux Zseged fit la grimace. S'il n'avait pas reçu l'ordre express du noble Szeremle, il ne serait pas venu. Il était prêtre intercesseur. Son rôle était de convoquer les esprits pour les rendre favorables aux gens du pays de Pomiès. Il souffrait de la fatigue du voyage. Son expérience avait été jugée indispensable mais son corps usé supportait mal tout ce froid et ces déplacements.
- Je ferai la cérémonie tout à l'heure. Les esprits d'ici seront touchés mais ceux d'en face, dit-il en désignant la terre noire des Montagnes Changeantes, c'est moins sûr.
- Le noble Szeremle m'a assuré de ton pouvoir, de ton immense pouvoir !
- J'entends bien, noble Sariska. Je sens la puissance de la terre qui nous fait face. Il touche aux dieux eux-mêmes. Quel homme aurait le pouvoir de toucher au territoire des dieux ?
Sariska n'avait rien répondu mais on voyait sa contrariété. La fin du repas se passa sans autre remarque. Zseged se leva et se dirigea vers son traîneau. Il en fit sortir un coffre et commanda qu'on l'installe sur une grande pierre près de la frontière. Il fit amener un brasero et commença à faire brûler des herbes. De sa voix rauque, il entonna une mélopée.
Les guerriers blancs qui s'étaient regroupés pour la nuit l'observaient de loin. Pour eux, ce chant discordant évoquait la guerre. Par geste-ordre, ils échangèrent des informations. Discrètement, ils se répartirent autour du site les armes à la main.
Les gens de Pomiès étaient regroupés, pour les plus importants, autour du prêtre intercesseur. Ils connaissaient ce chant pour l'avoir de nombreuses fois entendu. Pourtant ici, aux pieds de ces Montagnes à la terre noire, il prenait une dimension étrange et inquiétante.
Le premier cri survint du côté des serviteurs.
- Làààààààà !
Tous tournèrent la tête sauf Zseged qui officiait imperturbable. Un bouvier montrait du doigt quelque chose dans les terres noires.
Une forme gigantesque s'était dressée sur l'autre versant. Chioula retint un cri en mettant sa main devant la bouche. Kolong hurla :
- La montagne bouge !
Dans la pénombre du crépuscule, tous pensèrent à une colline en mouvement. Bientôt, il y eut une puis deux tours qui en émergèrent.
- Un château ambulant, cria quelqu'un d'autre.
Les guerriers blancs avaient tous pris position avec leurs arcs bandés. Ils connaissaient les ordres : ne jamais intervenir de l'autre côté de la frontière. Les êtres qui y vivaient ne pouvaient pas franchir les limites.
On entendit comme un grand claquement de mâchoires. Ce bruit fit frissonner même les plus vaillants des soldats du pays de Pomiès. Les guerriers blancs restèrent impassibles comme si ce n'était pas une surprise. Le bruit de rochers piétinés et fracassés se calma. Les deux tours semblèrent rentrer sous terre et le silence se fit. Ce fut un moment d'attente terrible, puis les protagonistes prirent conscience que la litanie de Zseged continuait. La voix rauque du prêtre égrainait des noms dont déjà la sonorité évoquait la peur. Le vieil homme ne semblait pas avoir été perturbé par ce que les autres avaient entendu, il officiait le dos aux Montagnes Changeantes. Du brûle-parfum sortaient des volutes de fumées odorantes qui s'étiraient vers les terres noires où elles s'accrochaient comme des écharpes blanches.
- C'est le parfum du spimjac qui a fait ça, dit Kolong avec assurance. Je suis sûre que c'est le parfum du spimjac qui a fait fuir ce monstre de pierre. Ça a bougé au moment où la fumée l'a touché.
- Puisses-tu dire vrai, Kolong.
- Notre prêtre intercesseur est puissant, affirma le chef du détachement des gens de Pomiès.
- Personne n'en doute, Viervitz, ajouta Sariska. Le tout est de savoir si sa puissance s'étend sur cette terre noire. Allons nous coucher, demain sera une dure journée.
Tout autour de la plateforme des abris de pierre attendaient les voyageurs. Bien chauffés, ils se révélaient confortables. C'est ce que pensait Chioula en s'endormant. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir peur pour le lendemain.

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