vendredi 24 juillet 2015

Césure 6

Ce fut une longue marche. J’étais resté longtemps sur le qui-vive. Je voyais des ombres fuir devant la flèche de feu. J’avais fini par comprendre que ce qui fuyait avait plus peur que moi. Cela m’avait curieusement rassuré. Je marchais maintenant comme un automate. J’avançais régulièrement suivant la direction sans plus me poser de question, la tête vide.
Je repris conscience quand on me bouscula. Un jeune garçon courait en riant aux éclats. Je m’arrêtais. La flèche s’était plantée au-dessus d’un abri vers lequel se précipitait l’enfant en pagne. Je regardais autour de moi, d’autres jeunes arrivaient. Comme le premier, ils rayonnaient de joie. 
Je scrutais l’abri. Je n’y vis que des silhouettes à peine éclairées par le feu de la flèche qui faisait comme une étoile dans la nuit.
Je m’approchais. Ceux qui m’avaient précédé chantaient leur joie à pleine voix. Je me retrouvais au dernier rang des spectateurs. Sous un simple auvent, une femme allongée, tenait dans ses bras un bébé.
J’eus l’impression d’avoir déjà vu cette scène quelque part. Les souvenirs de ma vie semblaient s’effacer. Je me posais la question de la réalité du monde. Le monde réel était-il avant ou après que j’ai franchi la porte ?
- Moi aussi, je me poserais la question de savoir si tout cela est bien raisonnable.
Je me tournais vers le personnage qui avait parlé. Il était plus grand que ceux qui s’agitaient joyeusement tout autour. Un capuchon lui cachait en partie le visage.
- Vous avez déjà vu un roi naître dans un endroit pareil ?
En disant cela, il ôta sa capuche. Son visage était plus jeune que ne le laissait penser sa voix. Je ne pouvais que lui donner raison.
- Ça ne fait pas sérieux, répondis-je
Le visage de mon interlocuteur s’éclaira :
- Ah ! Enfin quelqu’un de sensé dans ce monde de fous.
Je me sentis flatté par le compliment. L’homme me prit par le bras et m’entraîna. Je me laissais faire. Il se mit à deviser sur la royauté et sur les devoirs des rois.
- Un roi qui se mêle au peuple, ce n’est plus un roi, c’est un copain. Comment voulez-vous donner des ordres ? Donnez-vous des ordres à vos copains ?
- Bien sûr que non ! répliquais-je
- Vous voyez bien, reprit-il, comme vous n’accepteriez pas d’ordre de vos amis. Vous les voyez vous dire : “fais ceci !” ou “fais cela”. C’est déjà assez dur de supporter les chefs, n’est-ce pas?
Je répondis de nouveau oui. Nous nous étions éloignés des autres et de leurs cris. Je pensais à la vie d’avant et aux difficultés avec le chef, avec les chefs. Pendant ce temps mon nouvel ami parlait, parlait. Il ne s’arrêta même pas quand nous arrivâmes devant une porte, sombre et noire. J’eus un mouvement de recul…
- Ce n’est rien, il faut une porte pour nous protéger de tous ces fous. Mais entrez, vous verrez…
Disant cela, il entrouvrit la porte. Je vis une lumière chaude et dorée
- Vous êtes mon invité…
Je me laissais conduire par la main. Quand je passais le seuil, la chaleur m’envahit. Depuis que j’avais passé la première porte, c’était bien la première fois que j’avais chaud. Nous fîmes quelques pas. La chaleur augmenta. Mon affable ami ne souriait plus, ces traits semblaient fondre, révélant de hideuses cicatrices agrémentées de bubons suintants. J’arrachais ma main de la sienne, ou plutôt de ses griffes.
- Que crois-tu, misérable ? hurla le démon aux cheveux écarlates en me poursuivant alors que je fuyais à toutes jambes vers la porte.
Je me cramponnais à la poignée, la secouant en tous sens, sans la faire bouger d’un iota. Derrière moi, le rire qui jaillit me glaça le sang.
- Tu as passé librement la porte, tu es à moi ! me déclara-t-il en s'approchant tranquillement.
Je cherchais frénétiquement à droite et à gauche si je voyais une issue. Je m’élançais croyant voir une possible voie de sortie, je ne réussis qu’à me taper contre un mur. J’étais comme une souris dans le vivarium d’un boa. Je finis par m'effondrer dans un coin en murmurant :
- Mon dieu ! Mon dieu !
Le rire sardonique qui jaillit de l’être qui déjà se délectait de ma peur, me glaça le sang.
- Bien, dit une petite voix derrière moi, le mieux est que tu me donnes la main.
Je me retournais, dans la pénombre, une petite silhouette me tendait la main. Je la saisis comme un noyé s’empare d’une bouée.
Il y eut un hurlement de dépit derrière moi. Le monstre frappa le sol, le faisant trembler.
- Ne restons pas là, il souffre à chaque fois quand je lui retire ses proies.
La voix avait des accents de tristesse en me disant cela.
- Vous le plaignez !
- Bien sûr… Il fut un temps où nous étions amis…
Le personnage fit un geste. Une galerie s’ouvrit devant nous. En deux pas, nous y étions. Pendant que le passage se refermait, le hurlement se mua en jurons.
Je tenais toujours la petite main fraîche qui m’avait saisi.
- Qui êtes-vous ?
- Juste un psychopompe qui passait au bon moment… me répondit-il.
Je fis une grimace, moi qui avais dit que jamais je n’irai voir de psycho-machin-chose, voilà que j’étais redevable à l’un d’entre eux.
Le rire qui jaillit était frais comme une cascade.
- Vous ne me devez rien, dit-il comme s’il lisait dans mes pensées. Votre chemin est assez long comme cela. Je ne fais que ce que je sais faire, simplement.
Le temps passa. L’ange psychopompe marchait régulièrement. Je me mis presque à somnoler tout en avançant. Je ne sais pas combien dura ce moment.
Brutalement, il s’arrêta. Penchant la tête d’un côté, il se mit à écouter. J’ouvris tout grand mes oreilles. Seul le silence vint les remplir.
- Qu’est-ce…
L’ange m'interrompit d’un doigt sur la bouche. Sa posture d’intense concentration dura encore quelques instants.
- Il me faut vous quitter. IL me dit que quelqu’un d’autre a besoin de moi.
L’ange avait mis tellement d’emphase dans son “IL” que je pensais à mon patron. La secrétaire du service employait exactement le même ton.
- Je vais te laisser aller tout seul au bout. Tu vas continuer un moment. Tu ne risques rien, le passage est sécurisé. Au bout, tu trouveras les portes du ciel. Il te fera entrer.
Ce deuxième “il” était dit sans fioriture, un autre ange psychopompe ? J’en étais encore à m’interroger que mon guide était déjà parti. Je ne lui avais même pas demandé son nom. Je repris ma marche un peu dépité.
Maintenant que j’étais seul, je détaillais un peu plus l’endroit où je me trouvais. Le sol était régulier, d’un dallage grossier, les murs étaient de pierres appareillées avec désordre, par contre impossible de savoir d’où venait la lumière. Elle était, un point c’est tout.
Je me remis en marche, sans enthousiasme. Depuis que j’avais passé cette porte, je ne comprenais plus rien. J’essayais de faire le point. Avant, avant… avant… j’étais… j’étais… des images venaient en désordre. Je voyais un bureau, une terrasse. Je ressentais que je n’aimais pas le premier mais me plaisais sur la seconde. J’eus envie de la revoir. Un verre de boisson fraîche m’attendait, il y avait du plaisir. Ici, j’étais… j’étais… étais-je encore dans la basilique ? Et puis où me conduisait vraiment ce couloir ? Qui était ce “il” qui me ferait entrer ? D’ailleurs entrer où ? Les paroles du psychopompe me revinrent en mémoire… : “Au bout tu trouveras les portes du ciel”. C’est ce qu’il avait dit : “...les portes du ciel”. Donc “il” serait Saint Pierre avec ses clés. Mais c’était pour les morts !
Cette idée me glaça le sang. Je ne voulais pas être mort. Plus j’avançais et plus cette idée de passer les portes du ciel m’inquiétait. Il fallait que je trouve un moyen pour me sortir de là…
Le couloir se prolongeait interminable. Il fallait que je trouve une sortie. Une frénésie me prit. Je me mis à courir. Il devenait urgent de trouver une issue.
Dans ma hâte, j'accélérais et accélérais encore. Autour de moi, les murs devenaient flous. Je savais sans savoir pourquoi je le savais, que le voyage était encore long. J’allais si vite que je ne vis pas le muret. Je butais dedans et me retrouvais en vol plané. Mon atterrissage fut rude. Heureusement des plantes avaient amorti ma chute. Je me relevais pestant contre tout cela, regardant autour de moi pour me situer.

dimanche 12 juillet 2015

Césure 5

J’avais vu une ombre qui volait. La forme ne m’avait évoqué aucun animal connu. Pourtant les oiseaux m'intéressaient, surtout les plus gros. Je m’avançais doucement. Ce monde inconnu recelait tant de choses curieuses que je marchais avec précaution comme dans ce jeu vidéo, dont j’ai oublié le nom. L’ennemi pouvait être partout et il fallait le détruire avant que lui ne le fasse. Je tentais de me souvenir des consignes pour durer. Pas après pas, j’avançais. J’avais rejoint un monde d’arbres minéraux aux feuillages immobiles et tarabiscotés. Un premier bruit me mit en alerte. Ce fut comme un raclement de pierre sur pierre. Frénétiquement je regardais partout autour de moi. Alors que je scrutais les ombres sur ma droite, un ombre passa sur ma gauche. C’était gros, trop gros pour me rassurer. Je voulus regagner la hutte de Paul, l’ermite, mais un arbre de pierre ressemble à un arbre de pierre. La lumière était trop chiche pour que je découvre le lointain. Je me collais contre un tronc. Il était froid et lisse. J’entendis le flap flap d’un battement d’ailes. Je m’en éloignais le plus possible, essayant de laisser un écran entre lui et moi. Un autre raclement eut lieu sur ma droite, aussitôt suivi d’un bruit de vol lourd sur ma gauche. L’angoisse me prit. Ils étaient au moins deux. Je me reprochais d’avoir quitté l’abri de l’ermite. De nouveau je me collais contre un tronc. J’en fis lentement le tour sans rien voir. Je me sentais épié. L’endroit me semblait de plus en plus dangereux. Un peu plus loin, il me semblait voir un tronc double, à moins que ce ne soit une arche de pierre. Je ne m’interrogeais pas plus. Là-bas serait plus sûr qu’ici. Je m’élançais en courant pour y arriver plus vite. Je n’avais qu’une dizaine de pas à faire.
Je fus cloué au sol avant d’en avoir fait trois. Je sentis dans mon dos, à travers le tissu de mon costume, des griffes acérées et tout le poids d’un animal. Le souffle coupé je restais coi.
Je sentis du poids venir appuyer sur mes fesses, pendant que deux griffes puissantes semblaient tâter le haut de mon dos.
Ma vision était limitée. J’avais la joue appuyée au sol, incapable de bouger pour voir ce qui m’avait pris pour siège.
J’eus un haut le cœur quand je vis la tête d’un aigle descendre à mon niveau :
- Qu’est-c’est ça ? dit une voix aiguë.
On entendit un bruit d’ailes et comme une pierre tombant sur le sol.
La bête à tête d’aigle qui était sur mon dos, se redressant brutalement, (et) poussa un cri, comme un cri d’aigle.
- CCCC’est à moi !, siffla-t-il.
L’autre créature battit des ailes et piailla elle aussi :
- C’est assez gros, c’est partageable !
- CCCC’est à moi !
- J’l’avais vu avant  toi ! siffla l’autre.
- CCCC’est à moi ! CCCC’est moi qui l’ai pris.
Placé comme j’étais, je ne voyais aucun des deux protagonistes. La peur m’avait envahi. Je n’allais quand même pas finir en pâtée pour monstres !
Celui qui était sur mon dos, bougea brutalement, battant des ailes à son tour en piaillant. L’autre fit de même. J’espérais un combat pour pouvoir m’échapper.
- Une énigme ! siffla le deuxième, ça mérite une énigme.
Celui qui m’écrasait en partie, répliqua :
- Ça mérite pas, cccc’est à moi !
- Défi, répliqua le deuxième.
De nouveaux les deux monstres battirent des ailes en paillant. Cela eut l’avantage de me décharger d’une partie du poids. Quand tout se calma, seule une patte griffue me clouait au sol.
- Pose, dit mon tortionnaire.
- Nul ne sait d'où je viens,
nul ne sait où je vais,
et pourtant tout le monde entend ma voix
L'instant est mon domaine,
Qu'il soit premier ou dernier,
c'est dans la faiblesse que réside ma force.
La patte sur mon dos se crispa. Manifestement, la réponse n’était pas immédiate.
- Alors ? dit le deuxième.
- Ne sois pas si pressé !, répondit celui qui me tenait.
La pression sur mon dos devint moins forte, je pus alors tourner la tête. J’eus un hoquet de surprise. Des bêtes comme cela ne pouvaient exister. Si la tête et les pattes avant évoquaient un aigle, le train arrière était celui d’un lion quant aux ailes, même un condor n’en possédait pas de si grandes.
- Alors ? répéta le deuxième.
- Laisse encore du temps !
- Tu ne sais pas ! reprit le deuxième en s’avançant vers moi.
Déjà la patte qui me plaquait au sol se faisait moins lourde. J’en profitais pour sauter sur mes pieds et crier :
- MOI, JE SAIS !
Les deux bêtes me jetèrent un regard soupçonneux.
- Si je réponds, je me gagne moi-même, dis-je.
- Tout doux, l’ami. Si tu réponds, tu dois poser une énigme. Si nous ne trouvons pas, alors tu gagnes, mais pas avant. Quelle est la réponse ?
- La réponse est : le souffle. Quand le vent souffle nul ne sait d’où il vient, nul ne sait où il va mais tout le monde l’entend.
- Exact ! répondit le poseur d’énigme, et la suite ?
- A l’instant du premier souffle ou au moment du dernier, tout le monde est là à faire ma volonté malgré ma faiblesse.
Celui qui m’avait capturé émit un genre de grognement :
- Et ton énigme ?
Trop heureux d’avoir trouvé la solution, je n’avais pas pensé à une autre question. Il me fallait trouver et vite, sinon ils allaient me régler mon sort. Je cherchais mais la peur semblait me vider le cerveau. L’impatience des deux monstres devenait évidente. Alors que l’un d’eux semblait vouloir agir, l’énigme me revient à la mémoire :
- Je peux le prendre mais pas le garder
Je peux le perdre, mais pas le ramasser
Je peux le passer mais pas le prêter
Je peux le tuer mais pas le voir mourir...
Qui suis-je ?
- Je sais, dit tout de suite mon tortionnaire.
Je sentis mon sang se glacer. J’étais perdu.
- Tu es une proie. Je t’ai pris mais pas gardé.
- Tu es stupide, dit l’autre. Si tu tues ta proie, tu la vois morte.
Ils recommencèrent à se disputer. Le premier se jeta sur le deuxième. Les coups de griffes et les plumes volèrent. J’en profitais pour filer. Je me glissais de colonne en colonne jusqu’à ce que le bruit de leur dispute devienne inaudible.
Là, je m’arrêtais. Je m’assis par terre avec un grand soupir. J’étais encore vivant. Après le soulagement, vint la question de ma sortie de cet endroit. Je ne savais plus du tout où pouvait être l’ermite. J’en étais là de mes interrogations quand deux têtes surgirent devant moi, me faisant me plaquer contre la pierre.
- Alors, on pensait partir sans donner la solution, dit l’un des monstres.
- Mais peut-être qu’elle n’en a pas, dit l’autre en faisant claquer son bec tout près de mon visage.
- La solution existe, bien sûr, dis-je avec véhémence. Mais si je vous réponds, me laisserez-vous partir ?
- Si tu n’as pas triché… commença l’un des montres.
- Prendras-tu le temps ? demanda une voix grave qui les fit se retourner.
Sorti de je ne sais où, un cavalier venait de surgir. Son cheval était blanc. Il tenait un grand arc bandé dont la flèche enflammée nous visait.

- C’est le temps maintenant, il ne s’agit pas de le perdre, ajouta un autre cavalier, tout aussi impressionnant.  Il était rouge feu et ses cheveux semblaient être des flammes. Son cheval était de braises et son épée flamboyait.
- Le temps passé qui nous amène au temps fixé, dit un troisième cavalier tenant ferme une balance alors que son cheval noir se cabrait en hennissant.
C’était trop pour les monstres qui fuirent à tire-d’aile à l’arrivée du quatrième cavalier dont la grande faux était un incendie à elle toute seule. Il mit pied à terre. Il faisait deux fois ma taille. Il était blême.
Je me mis à trembler quand il s’avança vers moi. Il posa le manche de sa faux à terre, éclairant la scène de lumières dansantes. Malgré tout ce feu, je tremblais de froid. Il se pencha vers moi :
- Le temps de la fin… et tu parlais de tuer, me dit-il d’une voix aux échos caverneux.
Il se pencha encore plus. Je commençais à glisser, mes jambes ne me supportant plus. Il m’attrapa par le cou, me plaquant contre la pierre. Son visage s’approcha comme pour me scruter. De près, je remarquais que les traits de sa figure étaient composés de milliers de visages hurlant de peur.
- Oui, j’ai pouvoir de prendre la vie où qu’elle soit quand vient le temps. Ton temps est-il venu ?
Ses yeux noirs devant les miens étaient deux puits sans fond où j’allais sombrer quand le premier cavalier dit :
- Il est marqué. Regarde son front.
La pression du regard se relâcha. Le cavalier blême examina les plaies que je m’étais fait me tapant la tête contre les murs quand je fuyais.
- Son temps n’est pas encore arrivé, dit le cavalier blême en remontant sur son cheval. Allons le monde nous attend.
Je le vis disparaître au grand galop suivi du cavalier noir et du cavalier de feu. Ne resta que le blanc dont le cheval piaffait.
- Le temps est venu pour toi de te mettre en route.
Il tira sa flèche de feu.
- Va ! Suis-la ! Deviens !
Il éperonna son cheval qui n’attendait que cela pour partir au triple galop.
Bientôt, le silence revint. Mais pas la nuit. La flèche tirée, était là comme suspendue en l’air, immobile, répandant sa lumière dansante dans la nuit où je me trouvais. Quand je m’avançais pour comprendre ce phénomène, elle s’éloigna. Je fis un bond en avant, elle aussi restant ainsi juste hors de ma portée.
Je fis plusieurs tentatives pour l’attraper sans jamais y parvenir. Lassé de mes vains efforts, je décidais de suivre sa direction.

dimanche 5 juillet 2015

Césure 4

Je ne sais pas combien de temps je restais assis dans le noir. Il y eut comme une étincelle. Puis ce fut une puis deux, puis trois petites flammèches qui se mirent à tourner autour de moi. Elles changèrent de couleur tout en accomplissant un ballet compliqué. Cela avait un aspect joyeux et séduisant. Bientôt, j'entendis un chant dont je ne comprenais pas les paroles. On aurait dit une sorte de comptine. Cela me rappelait mes années d'enfance et les chansons joyeuses de l'école. Je me mis à fredonner l'air.
Les trois feux follets cessèrent leur sarabande.
- Ah ! Mais il chante, dit une première voix
- Et même sans fausse note, dit une deuxième voix
- Il pourrait jouer avec nous, dit la troisième voix.
Les flammèches reprirent leur danse endiablée.
- Promenons-nous dans les bois,
Pendant que le diable n'y est pas,
Si le diable y était,
Ils nous emmèneraient.
Je restais sans voix. Où était le loup de mon enfance ?
- Ah ! Mais il ne joue pas, dit la première voix.
- C'est très contrariant !, dit la deuxième voix.
- Ça mérite une leçon !, dit la troisième voix.
Je fus soudain cerné de flammes qui me touchaient aux mains ou au visage. À chaque fois c'était la même sensation cuisante. J'avais l'impression d'avoir frotté ma peau avec des poignées d'orties.
Je criais:
- ÇA SUFFIT ! ARRÊTEZ !
Rien n'y faisait. Je me levais, me mettant à courir dans la relative obscurité. Les flammèches me poursuivaient, leur luminosité trop faible ne me permettait pas d'éviter les irrégularités du tunnel. Je tombais plusieurs fois provoquant leur hilarité. Je me mis à courir comme on court pour éviter un essaim de guêpes. Je heurtais violemment le haut du tunnel. Je perdis conscience accompagné par des rires sardoniques.
Ploc, ploc, ploc !
Ce furent des gouttes d'eau qui me réveillèrent. J'ouvris les yeux. Un homme penché sur moi versait goutte à goutte de l'eau qu'il avait dans une gourde accrochée à son bâton.
- Ça va mieux ? Vous avez dû prendre un sacré coup... Vous avez une belle bosse.
La voix était grave et posée. L'homme pourrait une grande cape et un vaste couvre-chef.
Je me redressais sur un coude. Une faible lumière venait d'une lanterne.
- Qui êtes-vous ? demandais-je, rendu méfiant par ma précédente rencontre.
- Je suis un voyageur qui voyage, mais je pourrais être un pèlerin qui pèlerine. Ça dépend où vous me voyez.
Son discours était plus qu'étrange.
- Mais ne restons pas ici, poursuivit-il. J'ai croisé des feux follets. Ces diablotins sont toujours prêts à faire une vilénie. Pouvez-vous marcher ?
Je fis signe que oui et je me mis debout. Plus exactement, j'essayais. Je me retrouvais assis par terre, les yeux emplis d'étoiles.
L'homme me soutint lors de la deuxième tentative.
- Je vais vous installer sur mon âne.
Joignant le geste à la parole, je me trouvais juché sur un bât agrémenté de coussins. La bête était placide et se mit en route dès que mon sauveteur la sollicita.
Ma monture avançait en balançant doucement. Je somnolais pendant que nous avancions. Le voyageur marchait du même pas régulier, s’éclairant de son fanal. Autour de nous la nuit était toujours aussi intense et seule sa lumière en dispersait un peu la noirceur.
Je perdis encore une fois la notion du temps. Quand je me réveillais, nous approchions d’une zone où régnait une sorte d’aube. Si j’essayais de fixer la scène je voyais bien l’espèce de bâtisse au centre mais plus j’en éloignais mon regard et plus tout devenait flou et sombre.
- Nous arrivons.
Sur ces mots, il fit avancer son âne jusqu’à la porte de ce qui se révéla être un abri de pierres sèches.
Toujours aussi prévenant, il s’avança vers moi pour m’aider à descendre.
- Vous êtes assez vaillant ? m’interrogea-t-il tout en m’aidant à mettre pied à terre. À ce moment-là, un homme vêtu d’un drap enroulé autour de lui sortit. Quand je vis le drapé du tissu, je pensais à ces statues vues au musée. Je ne savais plus si elles étaient grecques ou romaines. Elles représentaient des hommes habillés comme cela…
- Bonjour, dit l’homme. Je vous attendais, le corbeau m’a amené trois pains.
Si mon compagnon ne dit rien, je manifestais ma surprise. N’osant rien dire, j’emboîtais le pas à mon guide. La pièce était petite mais propre. Dans un coin, une banquette de pierre couverte de peaux de moutons devait servir de lit. Quelques cases contenaient l’indispensable, une lampe à huile qui nous dispensait sa lumière, un plat contenant effectivement trois pains, une cruche avec de l’eau.
- Ne sois pas surpris, dit l’homme qui nous accueillait. Les corbeaux me ravitaillent chaque jour. Ils m’amènent un pain. Aujourd’hui, ils m’en ont déposé trois. Je me suis donc préparé à votre venue.
Il me disait cela sur un ton d’évidence. Intérieurement, je restais stupéfait.
Il sortit d’une case plus profonde, plus fraîche, un saladier rempli de verdure qu’il posa au centre de la pièce sur une petite table. Il me tendit le seul tabouret, invita le voyageur à se poser sur la banquette et lui, s’assit simplement à terre. Le repas commença en silence. Le voyageur fut le premier à parler :
-Je ne vais pas pouvoir rester. Il me faut continuer mon voyage. Puis-je vous le confier ? demanda-t-il à notre hôte tout en me désignant du doigt.
- Ma maison est une maison ouverte, répondit l’homme drapé.
- Si besoin, je vous dédommagerai quand je repasserai, dit le voyageur.
- J’ai quitté le monde, il y a bien longtemps, répondit l’homme drapé tout en rompant le pain. J’ai tout laissé là-bas. Ici j’ai trouvé la paix et la sérénité. J’accueille ceux qui viennent. Va par le monde faire ce qui doit être fait. Les corbeaux et moi-même veillerons sur lui.
Sans ce mal de tête qui me broyait les tempes, j’aurais protesté. J’étais assez grand pour m'occuper de moi. L’homme drapé avait repris la parole et racontait sa vie d’avant. Il avait été chef dans son pays, et un jour en avait eu assez de tous ces plaisirs qui ne le satisfaisaient jamais, de tous ces gens qui le flattaient et faisaient comme un écran à la vérité. Il avait alors entendu parler de l’ermite Antoine, là-bas dans un pays lointain. Il avait alors tout quitté pour trouver cet homme qu’on lui avait décrit comme bienheureux. Antoine l’avait accueilli comme un fils. Il l’avait aidé pendant les premiers temps. Ils avaient construit une première borie pour qu’il y habite. Antoine l’avait guidé dans ses premiers pas lorsque méditer était encore un combat. Ils avaient vécu plusieurs saisons ensemble. D’autres étaient venus, cherchant aussi ce bonheur qui ne passait pas. Quand ils furent nombreux, Paul car tel était son nom, demanda la permission de partir plus loin, seul. C’est ainsi que maintenant, il vivait loin de tout et de tous dans cet abri, ravitaillé par les corbeaux.
En entendant cela j’ouvrais de grands yeux emplis de curiosité. Mais le silence semblait de nouveau avoir étendu son manteau sur la pièce. Nous avons fini le repas en silence. Je ressentis alors une grande fatigue. Paul, l’ermite, me fit signe de prendre place sur les peaux de moutons. Je ne me fis pas prier et je m’endormis rapidement.
Je fus réveillé par un croassement. Je me levais. Paul, l’ermite était déjà en méditation. Après avoir posé un pain, le corbeau venait de redécoller. Je regardais sa silhouette disparaître dans la pénombre au loin. Autour de moi régnait une lueur comme on en rencontre à l’aube. Si je n’avais plus mal au crâne, j’avais faim. L’idée me vint de manger le pain que venait apporter le corbeau. J’en ressentis de la honte. Je ne pouvais pas faire cela à cet homme qui m’avait accueilli. Je contemplais Paul l’ermite toujours aussi immobile, le regard vers un point au loin. Seul le lent mouvement de sa respiration permettait de savoir qu’il était en vie.
Je décidais d’attendre. Le corbeau allait peut-être ramener un deuxième pain. Le temps s’étira en longueur. Si Paul, l’ermite, semblait taillé dans la pierre, j’avais déjà changé de position de nombreuses fois. Je ne pouvais pas rester là à attendre je ne sais quoi. Un mouvement au loin attira mon attention. Pour m’occuper, je décidais d’aller voir ce que c’était et revenir après. Je m’éloignais en essayant de ne pas faire de bruit.