samedi 27 décembre 2014

Le jour qui se leva resta dans les mémoires comme le premier des jours gris. La terre était grise, le ciel était gris, la mer avait la même teinte. Même le roi qui contemplait le pays devant lui, était gris de poussière. Levé avant le jour, il avait revêtu son costume de voyage aux couleurs claires et voyantes. Mais la pluie en avait décidé autrement. Les fines gouttelettes collaient sur toute la poussière grise crachée par le Frémiladur. Dès les premières foulées de son coursier, le roi avait pris cette teinte en accord avec le paysage. Seul le manteau de l’homme-oiseau semblait insensible. Lyanne dénotait en gardant cette couleur de cuir fauve rehaussé des couleurs vives des dessins qui le recouvraient. Il ne fut pas étonné qu’un serviteur vienne le chercher pour l’amener au roi. Tout en avançant, il apprit que le roi se tenait sur la colline en attendant le retour des pisteurs.
- Ma fille me dit que la couleur doit accompagner le roi…
- Votre fille est une sage personne, Majesté, répondit Lyanne. Il est néfaste que l’attention se détourne du roi.
Le roi regarda Lyanne avec étonnement. Il ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose et fut interrompu par un messager.
- Majesté ! Majesté ! Les pisteurs ne trouvent pas de chemin. Il y a trop de cendres. Ils ont perdu l’un des leurs qui est tombé dans un trou et avant qu’ils aient eu le temps de faire quoi que ce soit, il a été enseveli…
Lyanne, positionné devant le roi, vit le sourire fugitif sur le visage de Cappochi, vite remplacé par un masque de désolation.
- On ne peut pas faire demi-tour, dit le roi.
Le pisteur mit le front sur la terre :
- Que le roi prenne ma vie si je mens...
Le visage du roi devint cramoisi. Par un curieux mouvement des montures, Moayanne qui portait la lourde boîte de la couronne se rapprocha pendant que le fils du roi prenait de la distance.
- Père, peut-être que la couronne...
- Tais-toi, petite sotte, l’interrompit le fils du roi. Tu sais bien que la dernière fois qu’il l’a posée sur sa tête pour en utiliser la puissance, il a failli mourir.
- Mais, il nous faut aller là-bas, balbutia le roi. Si on n’y est pas au jour de Bevaka… c’est la fin.
- Peut-être, dit le fils du roi, mais peut-être que tous ces signes sont là pour dire que les choses ont changé, que cette vieille couronne n’est plus bonne que comme ornement. Bien sûr, elle a bien servi le royaume et nous la garderons comme preuve de notre loyauté au passé, mais le Frémiladur nous ferme la route pour nous dire qu’il n’est plus nécessaire de faire tout cela.
Lyanne voyant la satisfaction de Cappochi, prit la parole :
- Peut-être, petit homme !
Ce fut au tour du fils du roi de devenir cramoisi :
- TU OSES … TU OSES...
- Oui, petit homme, j’ose. Je porte le manteau des hommes-oiseaux et comme tu le vois, il garde ses couleurs. Les dessins qu’il porte, toutes ces lignes qui se croisent sont autant de chemins. Une de ces lignes est le chemin que cherche le roi. Je sais les lire. Je sais les voir dans la cendre.
- Père, je t’avais dit...exulta Moayanne.
- Père, vous n’allez pas écouter ce vagabond, coupa le fils du roi. Ce n’est pas un homme-oiseau, ce n’est qu’un voleur et un bandit qui mérite la mort. Qu’on le tue !
Ayant dit cela, il fit un geste. Un archer obéit immédiatement et la flèche vola sans tarder. Lyanne accéléra son temps, prenant la flèche de vitesse. Quand il se recala sur le temps commun, il tenait la flèche à hauteur de sa poitrine. La pointe ne touchait pas encore son habit.
- Tu vois, petit homme, dit-il en tendant la flèche au fils du roi, je te l’offre. Garde-la bien. Tu voulais qu’elle prenne une vie, alors la prochaine fois, choisis mieux. Cette flèche est pour un autre qui est ton ennemi. Cherche et tu trouveras.
Le roi avait levé la main, provoquant l’arrêt des autres archers qui s’étaient mis en position. Il se tourna vers son fils :
- Attends d’être roi pour faire cela. J’en viens à me demander si tu es digne de tenir ce rang.
Comme un enfant en faute, le fils du roi baissa la tête en se mordant la lèvre inférieure. Le roi se tourna vers Lyanne :
- Je ne crois toujours pas que tu sois un homme-oiseau, mais ma fille semble te considérer comme digne de sa confiance. Alors marche, mais mes archers te tiendront en joue. Tu as pu arrêter une flèche, tu ne pourras toutes les bloquer.
- Alors, allons, le jour de Bevaka approche… et tu souhaites y être.
Lyanne fit demi-tour pour s’engager dans la descente. Il remarqua du coin de l’œil, le visage assombri de Cappochi. Cela l’amusa. Il aurait probablement moins été joyeux s’il avait vu le regard de haine sur le visage du fils du roi.
Lyanne avait pris la tête des pisteurs. Il avançait, sans vraiment chercher, tant les traces lui semblaient faciles à voir. Les pisteurs le suivaient, interloqués, mais validant son chemin au fur et à mesure de leur progression. 
Au premier soir, s’ils n’avaient couvert le chemin prévu, ils étaient entrés profondément dans le marais. La discussion s’engagea sur les habitants. Les pisteurs répondirent qu’il n’y avait plus personne. Un des pisteurs parla d’un combat contre un monstre inconnu et de l’éruption. Les habitants, disait-il, avaient fui. Le jour de Bevaka était pour eux un mauvais jour. C’est ainsi qu’ils avaient interprété les signes. Lyanne les laissa discuter. De nouveau, il profita de la tombée de la nuit pour s’éloigner. Son vol l’amena au-dessus des hommes de Cappochi. Ils bivouaquaient un peu plus loin, suivant les traces de la colonne. Lyanne remarqua qu’ils n’avaient pas allumé de feu. Il partit alors vers la mer, trouva l’endroit où ils en seraient le plus près. Il remarqua sans peine les bateaux alignés sur la plage plus loin. Il grimaça, se posant la question sur ce qu’il devait faire. Était-ce à lui de combattre ? Ce roi et sa descendance, que représentaient-ils pour lui ? Il décida d’informer Moayanne. Après tout, c’est elle qui lui avait demandé un service, juste surveiller. Il revint vers le camp et se posa à temps pour entendre qu’on l’appelait. Le serviteur le houspilla. Le roi l’attendait.
Lyanne se retrouva, debout, près de la table du roi. Les serviteurs s’agitaient comme la veille. Le vent continuait à pousser les cendres vers la mer et la pluie s’était arrêtée. Sans les cendres et le bruit incessant du Frémiladur, on aurait pu croire à une simple promenade.
Moayanne était au bout de la table, semblant s’ennuyer ferme. Les hommes buvaient et buvaient encore. Le verbe était haut mais la parole vide. Lyanne trouva qu’ils ressemblaient à des marionnettes qu’un montreur aurait manipulées. Le roi le fit venir au dessert, avec les autres pisteurs, pour avoir des informations sur la route du lendemain. Lyanne laissa les autres parler. Ils évoquaient plusieurs routes possibles tout en disant que celle qui longeait la mer était probablement la plus rapide.
- Alors, on longera la mer, décida le roi. Le jour de Bevaka ne va pas tarder. Je ne veux pas le manquer et attirer le malheur sur les miens.
Il avait ajouté la dernière partie en regardant son fils, qui dodelinait de la tête déjà ivre. Moayanne demanda la permission de se retirer en même temps qu’on congédiait les pisteurs. Elle s’arrangea pour passer près de Lyanne et lui glisser à mi-voix de la suivre. Lyanne attendit un peu avant de se rendre à son invitation. Il longea les tentes. Les gardes étaient là tout autour. Lyanne avança sur le chemin principal. Il se fit arrêter par un soldat qui n’en menait pas large :
- Ce sont les ordres, balbutia-t-il.
Une servante s’approcha et lui murmura quelque chose à l’oreille. L’homme se remit au repos prestement, rentrant dans l’ombre. Elle fit signe à Lyanne de la suivre. Elle le conduisit à une tente du deuxième cercle.
- Ne vous inquiétez pas, murmura la servante, ma maîtresse ne voulait pas qu’on vous voie trop près de sa tente. Elle vous attend dans la mienne.
Elle souleva le pan de fermeture et laissa passer Lyanne. Il était à peine entré qu’elle fermait derrière lui. Il n’eut pas le temps de regarder autour de lui.
- Alors ? dit une voix impérieuse. Son nom ?
Près du pilier central, Moayanne se tenait debout. La lampe était un peu plus loin, laissant son visage dans l’ombre.
- Quel est ton pouvoir, jeune fille ?
- Je sais me battre, mieux que mon frère !
- C’est une bonne chose, mais ce que tu veux combattre est puissant.
- Alors tu sais !
- Oui, mais je tairai le nom.
Moayanne prit un air étonné puis furieux.
- Tu dois me le dire.
- Doucement, princesse. Il est trop fort pour une jeune fille, même si elle se bat mieux que son frère.
- Mon père peut vaincre tous les hommes et toutes les bêtes.
- Oui, jeune fille, quand la puissance est avec lui, mais la couronne est vidée de sa force. Il faut tenir jusqu’au jour de Bevaka pour qu’elle redevienne puissante.
Elle fit la moue.
- C’est l’autre qui l’aura sur la tête et mon père se sera retiré. Toutes ces histoires sont sans intérêt pour lui. Il pense qu’être roi, c’est comme un jeu permanent. Il suffit de le flatter pour attirer ses bonnes grâces, comme il suffit d’un rien pour provoquer sa colère. 
- La couronne lui donnera la sagesse.
- Donne-moi le nom… et je le combattrai.
- Son nom est douloureux aux oreilles des jeunes filles. Son vrai nom, devrais-je dire.
- Tes paroles sont des énigmes, homme-oiseau. Que veux-tu dire ?
- L’être qui veut le pouvoir est malfaisant et inhumain.
- Un esprit ?
- Pire, un être qui va et vient entre les mondes mais qui monte des gouffres infernaux. Si tu le combats et que tu es vaincue, tu seras entraînée pour une éternité de supplices jusqu’à ce que son esprit soit repu de ta souffrance.
Lyanne vit la peur sur le visage de Moayanne.
- C’est mon devoir d’e le faire et je le ferai. DONNE-MOI SON NOM !
- Doucement, princesse. La toile d’une tente laisse passer trop de son. Je te dirai son nom, plus tard et ailleurs.
- Je vais finir par croire l’autre. Tu es sans pouvoir. Comme un coucou, tu occupes le nid d’un autre.
Lyanne se mit à rire.
- La jeune fille sort ses griffes… Tu auras ton combat, mais au jour de Bevaka. Avant ce serait prématuré.
Lyanne crut un instant qu’elle allait taper du pied par terre en serrant les poings pour réclamer ce nom qu’elle voulait. Un instant plus tard, elle avait repris le contrôle d’elle-même. Elle se redressa :
- Tu es l’homme d’une parole. Va. Tu me diras ce nom à ton heure et je me battrai pour la gloire de mon royaume.
Elle se dirigea vers la sortie de la tente.
- Reste-là un moment. Je préfère qu’on ignore cette entrevue dans l’entourage du roi.
Lyanne la regarda partir. Drôle de petit bout de femme ! pensa-t-il. Elle était sortie emmenant avec elle la lampe. Lyanne resta dans le noir. Il ne savait pas combien de temps il devait attendre. Il s’assit sur le tabouret et fit le vide dans son esprit. Il sentit la vibration de son bâton de pouvoir. Il le décapuchonna. Le monde prit une teinte dorée. Une pulsation douloureuse parcourut son corps. Le Frémiladur grondait toujours au loin, pourtant il n’était pas la cause. Lyanne se releva. Il sortit de la tente. L’espace devant était sombre. Il y resta, cherchant ce qui perturbait ainsi le monde. C’est alors qu’il repéra le filament jaune qui s’étendait vers la mer. Cela ne lui plut pas. Il le suivit un moment, de tache d’ombre en tache d’ombre. Il s’arrêta avant de passer la zone découverte où patrouillaient les gardes. Le pseudopode s’en allait en direction de la mer, vers les soldats en bateau. Lyanne grimaça en s’apercevant que le vent venait du large. Il allait être facile aux bateaux d'approcher rapidement de la côte. Il partit dans l’autre sens en réfléchissant à ce qu’il allait faire. Il se retrouva près de la tente de la servante de Moayanne et se mit à suivre la trace jaune dans l’autre sens. Il passa les différents cercles de tentes pour arriver au premier. Au centre brûlait un grand feu. Il repéra la tente du roi sans difficulté. Des gardes se tenaient de part et d’autre de l’entrée. Si d’un côté une tente semblable lui fit évoquer le fils, de l’autre se tenait une tente pus petite mais aux riches décorations picturales. Il pensa immédiatement à Cappochi. Il avança entre le premier et le deuxième cercle. Invisible à d’autres yeux que les siens, le pseudopode jaune s’étalait devant lui. Comme il l’avait deviné, il le vit disparaître sous le bord de la tente de Cappochi. Il avança encore malgré la répulsion que lui provoquait la vue de cet être. Il décapuchonna son bâton de pouvoir. Quelque chose n’allait pas. Le monde des humains perdit de sa netteté au profit d’ombres et de lumières racontant une autre histoire, celle du monde des esprits. Il aurait dû voir une multitude de petites formes aussi diverses que les plantes des petits esprits simples de la nature. Le Frémiladur pouvait les avoir fait fuir, à moins que la présence de Cappochi ne soit la vraie raison. Plus il approchait de la tente, plus il sentait la pulsation de l’espèce de corde jaune qui se tortillait à ses pieds. Il sursauta en découvrant une deuxième extension. Il pensa à l’autre groupe, celui qui était sur terre. Il fit encore quelques pas pour voir la direction. Ne le voyant pas au loin, il le suivit du regard et s’aperçut qu’il entrait sous la tente du fils du roi. Lyanne comprit mieux son comportement. Il se glissa d’ombre en ombre pour essayer d’en savoir un peu plus. Il remarqua le trait jaune qui filait entre la tente du fils du roi et celle du roi. Il se mordit la lèvre inférieure. Cela ne lui plaisait pas du tout. Il respira profondément et se mit en marche. De son bâton de pouvoir des volutes dorées comme ses pupilles semblaient s’écouler vers le sol. Les gardes le regardèrent passer, interloqués par le spectacle ne sachant que faire. Arrivé au-dessus du filament jaune, il posa le bâton de pouvoir dessus. Il y eut un cri dans la tente du roi. Sous son bâton de pouvoir le pseudopode se démena comme un serpent pris au piège. Lyanne souleva l’extrémité de son bâton de pouvoir pendant que les gardes se précipitaient vers la porte. Le filament jaune fila comme une flèche vers la tente de Cappochi pour y disparaître. Ce dernier, comme tous les courtisans, apparut au seuil de sa tente pour voir la raison des cris. Un garde sortit en criant :
- Appelez le guérisseur, le roi fait un malaise !
Profitant de l’agitation, Lyanne s’éclipsa, non sans avoir remarqué le visage aux traits tirés de Cappochi. Cela le fit sourire. L’être qui le possédait ne s’attendait pas à ce qu’il venait de subir. Il s’éloigna à contre-courant de tous ceux qui venaient aux nouvelles. Il vit Moayanne sortir de sa tente, suivie par sa servante cherchant à finir de l’habiller.

lundi 22 décembre 2014

Lyanne avait redécollé silencieusement. Une centaine d’hommes ici, cinquante en forêt, représentait un véritable détachement. Cappochi était bien pressé. Manifestement, il ne désirait pas le jour de Bevaka et l’arrivée d’un jeune roi dont la couronne chargée d’énergie le rendrait libre. En se promenant, il avait écouté les bruits qui couraient sur l’étrange affection qui liait les deux hommes. Ils se connaissaient depuis leur plus tendre enfance. Si l’un était fils de roi, l’autre était fils de vieille noblesse. Quand Lyanne arriva dans sa chambre, il découvrit, endormie sur son lit, la princesse. Cela le fit sourire. Il reprit forme humaine et s’approcha. Elle avait encore sa robe de banquet. Il l’appela doucement. Elle ouvrit les yeux, regarda autour d’elle avec un regard d’enfant et posa les yeux sur Lyanne. Aussitôt, elle sauta sur son céans et fit face :
- Alors, tu as vu   ?
- J’ai vu, princesse. J’ai vu le danger sous la forme de soldats qui montaient par les souterrains secrets de la forteresse.
- Si tu parles du souterrain du puits, tout le monde le connaît. C’est un très bon raccourci pour aller au bord de l’eau quand la mer est basse. Mais il faut toujours quelqu’un pour rouler la porte pierre.
- Elle était ouverte avant mon passage.
- Ouverte ? Il y a un traître parmi nous.
- Je pensais que le prince Modtip serait avec toi.
- Mon frère ! Il est trop insouciant. Il jouait encore quand je me suis éclipsée.
Revenant à son idée première, elle murmura :
- Je me demande bien qui c’est   ?
- As-tu vu autour de toi quelqu’un qui pourrait être celui que tu cherches   ?
Lyanne ne voulait pas lui nommer Cappochi. Elle semblait trop fragile pour l’attaquer et, vu l’amitié avec le fils du roi, il doutait que quelqu’un la prenne au sérieux.
- J’ai quelques idées… Insuffisant pour accuser. Je veux des preuves.
- Cela me semble sage, princesse. Je pars demain avec vous. Si j’ai bien compris, mon rôle sera de vous accompagner jusqu’au lac de lave. Cela semble assez facile.
- Détrompe-toi. J’ai assisté à toutes les cérémonies depuis que j’ai l’âge. Tous nos accompagnateurs sont morts. Seul mon père, et nous sommes protégés. Tu mourras ce jour-là.
- J’ai fait un long chemin, princesse, pour arriver ici et maintenant. Mon dieu m’a toujours protégé. Il le fera aussi ce jour-là.
- Quel est ton dieu ? Ici, nous adorons un dieu oiseau. C’est pour cela que les hommes-oiseaux avaient tant d’importance. Ils étaient les messagers des rois et des reines pour aller chercher celui qui serait le compagnon ou la compagne digne d’être associé au porteur de la couronne à l’Oiseau.
- J’ai donc le manteau du dernier des hommes-oiseaux.
- Tu as compris. Tu lui dois d’être encore en vie. Mon père y voit un signe. Il pense que si tu survis, tu pourrais être celui qui cherche la compagne pour le roi.
Cela fit rire Lyanne, il n’avait pas fini sa quête et déjà certains voulaient lui en donner une autre. Redevenant sérieux, il regarda la porte puis la princesse :
- Est-il bon pour une princesse d’être seule dans la chambre d’un prisonnier.
Ce fut au tour de Moayanne de rire :
- Si Tatina me voyait, sûre que je me ferais fouetter. Je vais partir. Acceptes-tu de continuer à me servir.
- Tant que je suis vivant ?
- Au moins jusqu’au jour de Bevaka !
- Alors j’accepte, je chercherai la racine de ce mal.
- Bien, dit Moayanne en se levant, alors c’est dit.
Rapide comme le vent, elle embrassa Lyanne sur la joue et partit en courant. Lyanne en resta interloqué. Drôle de princesse !

Le vent leur fut favorable en ce matin de départ. Les cendres étaient poussées vers la mer. On entendait toujours les explosions du Frémiladur au loin dont le son arrivait bien après la lumière en haut de la montagne.
- S’il continue, il va atteindre les cieux, fit remarquer un des soldats de l’escorte.
- Veuillent les dieux que cela n’arrive pas. Le roi serait capable de nous demander d’y aller.
Ces hommes aguerris frémirent à cette idée. Violer la terre des dieux leurs semblait inconcevable.
Ils étaient une dizaine de mains d’hommes selon ce qu’avait pu compter Lyanne, tous montés pour faire escorte au roi, à sa famille et à ses favoris. Devant eux couraient deux guides des marais. Le voyage jusqu’au pied du volcan allait prendre deux ou trois jours… si tout allait bien. Lyanne était à pied avec les serviteurs et les bêtes de somme. Eux allaient marcher presque sans s’arrêter pour suivre le rythme des cavaliers. On utilisait des bêtes robustes aux longues pattes assez peu chargées. Lyanne ne pouvait pas suivre simplement en marchant. Le pas de ces bêtes ne s’accordait pas avec le sien. Il passa une partie de la matinée à marcher, courir, marcher, courir. La pause repas ne fut même pas reposante. À peine eurent-ils fini d’avaler leurs provisions qu’ils étaient déjà repartis. Ils arrivèrent longtemps après les cavaliers. Lyanne se posa et regarda l’agitation autour de lui. Les serviteurs, sans attendre ni récupérer se dépêchèrent de faire le repas, de monter les tentes. La nuit était noire, les nuages cachaient la lune. De nombreuses lumières tentaient de dissiper les ténèbres mais laissaient de nombreuses zones d’ombre que Lyanne mit à profit pour s’éclipser.
Dans la nuit, zébrée des décharges du Frémiladur, il survola le marais qu’il avait déjà traversé dans l’autre sens. Les cendres avaient tout recouvert, au point parfois de ne pouvoir discerner ce qui était liquide de ce qui était solide. Il n’y avait plus signe de vie nulle part. De l’autre côté, les terres cultivées avaient subi le même sort. Il survola la ruine de la ferme où il avait logé. Tout s’était effondré sous le poids des cendres. Plus loin l’air devenait instable, rendant le vol difficile. Lyanne fit demi-tour. De son œil de dragon, il repéra les traces anciennes sous le tapis uniformément gris. Cela lui évoqua le Pays Blanc quand il se couvrait de neige. Il revint vers le campement qui bruissait d’activité. Il se posa un peu plus loin et revint toujours aussi anonyme. Les serviteurs allaient et venaient courant à moitié pour servir le roi et sa suite. Les soldats cantonnés un peu plus loin, surveillaient le cœur du camp où était la famille royale. Si les conditions dues à l’éruption les effrayaient, ils ne semblaient pas craindre d’attaque. Lyanne rejoignait leur analyse. Ils étaient encore trop loin de la mer. Tout changerait en entrant dans le marais. Le seul passage qu’il avait vu passait près de la côte, avec quand même un endroit qui ne serait praticable que pendant un assez bref moment. S’il devait faire une embuscade, c’est là qu’il l’aurait tendu. Cappochi connaissait-il les subtilités de ce terrain ? Lyanne en doutait, mais se méfiait. Ce qu’il avait vu avait beaucoup plus de pouvoir qu’un banal être humain.

mercredi 17 décembre 2014

Si Lyanne fut un peu déçu de ne pas assister même de loin au banquet, il jugea plus intéressant d’aller voir ce qui pouvait perturber la princesse. La porte de la prison était fermée. Sans ordre, personne ne le laisserait entrer. Il décapuchonna son bâton de pouvoir, réjoignant ainsi un monde d’esprits vivant sur un plan différent. Là, il y existait comme le rouge dragon serviteur du Dieu Dragon. Rares étaient les entités qui pouvaient le défier. Les murs étaient devenus de simples écrans. Lyanne en passa un premier. Les hommes n’étaient que des ombres aux reflets divers. Il dépassa les gardes, entrevit les ombres sombres des prisonniers, et chercha en dessous ce qui pouvait ainsi inquiéter Moayanne. Il arriva près d’une des tours d’angle, pénétra dans la salle des gardes aux reflets de métal sale. C’est alors qu’il repéra ce fil, d’un jaune sombre, se tortillant en filant vers le fond de la cavité où était creusé le puits. Il décida de suivre le brin descendant. Il découvrit un couloir sombre. Il n’y avait pas âme qui vive. Le filament jaune s’enfonçait toujours heurtant un mur ou l’autre au gré de ses convulsions. Lyanne reprit pied dans la réalité matérielle sous sa forme de dragon. Ses yeux étaient capables de voir les deux réalités. La courbe descendante du boyau lui permettait de se laisser planer. C’est sans bruit qu’il dépassa une porte composée d’une roue de pierre grosse comme une meule logée sur un rail dans le mur. Après un brusque tournant, il aperçut la lumière. Ce n’était qu’une vague lueur tremblotante. Des raclements et des glissements devinrent rapidement perceptibles. Quelqu’un venait. Lyanne s’arrêta là où le tunnel devenait salle. Le filament jaune filait à l’autre extrémité. Son instinct le prévint du danger. Ceux qui montaient par là, étaient hostiles. Il se positionna près d’un pilier jouxtant le tunnel du côté où il était entré. Cela lui permettait de voir combien seraient les assaillants.
Ils arrivèrent peu après. Le premier qui entra se coula comme un serpent le long du mur, prenant position derrière le pilier opposé à celui de Lyanne. Derrière arriva le premier porteur de torche. Il portait un bouclier qui le cachait presque entièrement. Des silhouettes fugitives se glissèrent de part et d’autre. Quelques reflets des flammes sur l’acier lui permirent de repérer les armes prêtes à l’action.
À l’entrée du tunnel, le dernier murmura en  arrière :
- Ya une grande salle ! On fait quoi ?
Un murmure indistinct lui répondit :
- Non, c’est une grotte, ya pas de puits.
Nouveau murmure.
- Bon, on va voir.
La dizaine d’hommes se déploya, l’épée à la main. Lyanne, accroché dans l’ombre en haut du pilier, les regarda se mouvoir. Il repéra ces minces lignes jaunes qui allaient et venaient, courant d’un individu à l’autre, leur donnant vitesse et force. Il grimaça. Seul contre eux et l’entité qui était le filament, il ne pourrait probablement pas les arrêter. En tout cas, pas très longtemps. Combien étaient-ils derrière ?
Avant qu’ils n’aient dépassé le milieu de la salle, Lyanne s’était laissé tomber à terre, attirant leur attention. Ils se figèrent tous, l’arme pointée, prêts à toute éventualité. L’un des derniers sortit rapidement un arc court de son carquois et le banda. Le peu de lumière avantageait Lyanne, en partie caché de la torche par des piliers.
- C’est quoi c’t’oiseau ?
- T’occupes, tu connais les ordres.
La flèche s’envola juste après. Le reflet jaune qui sillonnait son fût alerta Lyanne. D’un souffle glaçant, il la déséquilibra. Elle toucha le pilier juste à côté de lui. À sa grande surprise, elle s’y planta. Il la regarda vibrer un instant, puis il remarqua les fissures dans la pierre qui semblaient naître de la pointe de flèche. Une respiration plus tard, une bonne partie du pilier s’effondra ne laissant qu’un moignon torturé. Lyanne retourna la tête vers l’archer juste à temps pour voir partir le second trait en même temps qu’il entendait le juron du chef pour l’échec du premier tir. Il s'esquiva du plus vite qu’il put. Dans l’ombre noire du couloir, il vit la flèche s’enfoncer dans le mur. Soufflant la glace, il vit que se bloquaient les premières fissures. Rapidement, il transforma tout le mur en un bloc froid et glacé.
- T’as vu où qu’il est parti ?
- Nan, mais avance, on va bien l’coincer. Fais signe aux autres.
Lyanne s’envola à toute vitesse vers le château. La pierre ne résisterait pas longtemps contre un tel ennemi. Le dernier son qu’il entendit fut les jurons des premiers arrivants glissant sur la pierre gelée.
Il remonta à force d’ailes, tout ce qu’il avait descendu en planant. Une fois plus haut, il repéra cette porte de pierre ronde qu’il avait remarquée en descendant. Se plaçant juste devant, il prit la taille la plus grande compatible avec l’espace dans lequel il était. Il utilisa toutes ses ressources pour transformer le couloir pentu en patinoire verglacée. Puis se reculant, il fit rouler la pierre et la cala. De nouveau, il congela jusqu’au cœur la pierre, fermant ainsi tout accès au château. Il faudrait plus d’une journée pour que la pierre dégèle...
Il se posa, fatigué par l’effort fourni. C’est alors que son regard se posa sur le filament qui semblait se tordre de rage d’être coincé par la roue de pierre. Cela le fit sursauter. Ce n’était pas un pur esprit malfaisant. Celui qui contrôlait cela avait un ancrage dans le monde des hommes. Cela le fit presque rugir. Il fallait qu’il trouve à qui ou à quoi était relié ce fil d’un jaune malfaisant.
Lyanne ne réfléchit pas longtemps et s’envola vers le château. Il remonta le couloir, se retrouva dans le puits. Les quelques lumignons répartis ça et là ne suffisaient pas à éclairer cette grande salle. Il suivit les convulsions du fil jaune qui l’entraînèrent vers le haut, passant par une des ouvertures d’aération. Il se retrouva dehors pistant le pseudopode qui venait du bâtiment royal. La nuit qui était maintenant tombée, le cacha aux regards. Il plongea pour pénétrer par un soupirail et remonter par l’escalier débouchant sur l’antichambre royale. Il se posa derrière une tenture pour reprendre forme humaine. Il en sortit juste à temps pour voir le filament rompu se replier rapidement vers la salle du banquet. Il entra à son tour par la porte de service, profitant d’un espace entre deux pages qu’il faillit bousculer. Un garde le bloqua net, mais il eut le temps de voir comme un éclair jaune se fondre dans un manteau jaune.
- On ne passe pas, dit le garde.
- Je me doute, lui répondit Lyanne, mais je voulais voir la magnificence royale.
Le garde le regarda mieux :
- Ah ! C’est vous, dit-il en le lâchant prestement.
Lyanne reconnut un de ceux qui avait gardé sa porte.
- Je souhaitais juste voir la table du roi. C’est un spectacle très intéressant.
- Bon, dit la garde, mais n’allez pas plus loin, je ne veux pas d’ennuis.
- Je reste à côté de vous. Je vois le roi, son fils, ses jumeaux mais qui est celui qui est à côté du fis du roi ?
- Celui-là, dit le garde en désignant l’homme au manteau jaune et en crachant par terre, c’est Cappochi.
- Vous ne l’aimez pas !
- Non, répondit le garde. Je n’ai jamais aimé les serpents.

Lyanne s’éclipsa avant la fin du banquet. Il remonta dans sa chambre pour reprendre l’air. D’où pouvaient venir ces soldats   ? Il survola la falaise sur laquelle était construite la forteresse. La lave noire semblait solide. La marée était basse et la mer laissait une plage qu’il survola. À marée haute, il avait vu les vagues se jeter sur la roche qui s’était adoucie. Le reste était hérissé de pics et de tranchants rendant toute escalade impossible. Il ne remarqua rien d’anormal. Il continua son exploration suivant la côte. Une étroite crique séparait la forteresse d’un autre espars de roches. De l’autre côté il survola les bateaux. Sans bruit, il se posa au-dessus des hommes qui bivouaquaient.
- J’ai rien compris, disait l’un d’eux.
- Normal, Mass, tu comprends jamais rien.
Cela fit rire tous les autres. Lyanne rattacha le surnom à la taille du guerrier. Il dépassait tous les autres d’une bonne tête.
- Peut-être, reprit Mass, mais le Guide nous tenait puis tout est devenu froid. Tu comprends toi comment on a fait pour glisser comme ça dans ce souterrain et pourquoi le Guide est parti   ?
- Laisse tomber, Mass, le Guide a ses raisons. Il a dû se passer quelque chose là-haut qui lui a fait différer l’action. Demain avant l’aube, on mettra les voiles pour aller vers le volcan. Il faut qu’on arrive avant eux là-bas. Le jour de Bevaka ne doit pas arriver.

vendredi 12 décembre 2014

Quand vint le jour, il fut sombre. Le vent poussait les cendres vers la forteresse. Une armée de serviteurs s’employait à balayer la cour. On vint chercher Lyanne au début de la matinée. L’escouade comportait six soldats dont il sentait la peur. Le chef du détachement s’adressa à lui :
- Le roi veut te voir.
- Bien, dit Lyanne, j’espère que nous allons nous entendre.
Le soldat lui jeta un regard étonné, mais ne dit rien. Il lui fit simplement signe de la suivre. Ils firent à l’envers le trajet qui conduisait à la salle où il avait rencontré Digrat. De nouveau on le fit attendre dans l’antichambre. La matinée passa ainsi. On sentait la peur partout et les tremblements constants de la pierre sous les pieds. Il vit entrer et sortir beaucoup de gens et même Digrat qui avait un air soucieux. Vers le milieu de l’après-midi, il y eut une nouvelle secousse suivie par le bruit d’une explosion. Des messagers arrivèrent peu après. On les introduisit immédiatement dans la grande salle. Lyanne sentait les gardes mal à l’aise.
Alors qu’il rêvait, vint son tour. Le garde n’osa pas le bousculer comme il avait vu d’autres le faire. Il attira son attention. Lyanne, qui s’était appuyé sur son bâton, se redressa et le suivit. La salle était bien différente de la première fois. Des tentures et des tapis avaient été ajoutés. On sentait la richesse. Le bureau de Digrat, du côté de la fenêtre, était couvert de documents. Le trône était maintenant brillamment décoré et entouré de torchères pour lutter contre le manque de lumière. Le roi était assis, la couronne sur la tête, et le sceptre à la main. Juste à son côté sur un siège plus bas mais sur la même estrade, son fils se tenait dans une position qui se voulait solennelle. Lyanne s’avança en se rappelant ce qu’un soldat lui avait glissé à l’oreille  :
- Il faut se prosterner devant le roi.
Lyanne lui avait répondu d’un sourire et avait passé la porte.
L’incident avait eu lieu lors de l’approche de Lyanne. Alors que le maître de cérémonie lui intimait l’ordre de se prosterner, la terre avait tremblé tellement fort que Lyanne avait dû mettre genou à terre pour ne pas tomber. Le vieux roi s’était cramponné à son trône et les autres avaient plus ou moins bien réussi à rester debout.
Quand il s’était relevé, Lyanne avait vu la panique dans le regard du vieux roi. Son fils, lui, avait perdu toute dignité en se retrouvant sur le dos. Autour d’eux, on relevait les torchères, on remettait le mobilier en place. On étouffait les braises qui étaient tombées sur un tapis. Lyanne approcha du trône avant que quiconque n’intervienne pour lui donner des ordres. Voyant quelqu’un qui approchait le roi se ressaisit.
- Qui es-tu ? demanda-t-il à Lyanne
Plus il approchait et plus il ressentait de l’attirance. Lyanne s’étonna de ce phénomène. Et puis il comprit. La couronne l’attirait. Lyanne posa fermement son bâton de pouvoir sur le sol et s’arrêta. il ressentit l’incompréhension puis la frustration de la puissance qui émanait de la couronne. Elle était moribonde et cherchait une source pour se régénérer. Lyanne la détailla. Elle comportait une calotte entourée d’un cercle argentée et surmontée d’une figurine blanche aux ailes déployées. Des pierres précieuses avaient été serties tout autour et deux gemmes rouges étincelaient au niveau des yeux.
Lyanne avait du mal à détacher ses yeux de cette couronne. Il revint à la réalité en entendant le roi reposer sa question :
- Qui es-tu ?
- Je suis venu en suivant les signes. Un de ces signes était ce manteau que j’ai revêtu.
- Ah oui, dit le roi, tu es le faux homme-oiseau. 
- Il mérite la mort pour cela, intervint le fils qui venait de se relever.
- Peut-être, lui dit le roi, mais ne juge pas trop vite mon fils. Bientôt tu seras à ma place et tes actions te lieront pour le reste du temps. Tu as entendu Digrat.
- Il mérite la mort, il n’y a qu’à la lui donner.
Le vieux roi secoua la tête.
- Jeune roi, dit Lyanne, tu n’as ni la sagesse, ni la puissance. Attends de porter la couronne avant de menacer.
Le fils du roi lui jeta un regard assassin. Le vieux roi se retourna vers Lyanne :
- Tu es bien sûr de ta propre puissance, étranger.
- Je sens la tienne bien faible, répondit Lyanne. La terre est en colère. Elle tremble et crache le feu. Le dernier manteau des hommes-oiseaux apparaît. J’en suis le porteur.
- Tu n’es pas un homme-oiseau et tu ne mérites que la mort, hurla le fils du roi.
- Quand la couronne de la puissance sera sur ta tête, je parlerai avec toi, jeune prince. Aujourd’hui je parle au seul vrai roi, dépositaire de la couronne de ses ancêtres.
Le fils du roi devint écarlate mais sur un geste de son père, se retint de répondre. Un serviteur s’approcha et murmura à l’oreille du roi.
- Dis-lui de venir. Je vais bien. Son inquiétude est inutile et fais dire partout que je vais bien.
L’homme se retira rapidement après un bref salut. Voyant Digrat, le roi lui fit signe.
- Tu avais raison, Digrat. Tu n’as pas le pouvoir nécessaire face à un tel être. Je sens sa puissance…
Le roi fut interrompu par l’arrivée d’une frêle silhouette :
- Père, Père, vous allez bien. J’ai eu très peur pour vous.
- Ne t’inquiète pas, ce n’est pas la colère du Frémiladur qui peut me tuer. Le jour de Bevaka approche. Tout ira mieux après.
Après un regard vers Lyanne, l’enfant se pencha vers son père et lui murmura quelque chose à l’oreille puis s’en alla presque en courant. Lyanne en sentit le vent. Il sursauta. Ce parfum ! C’était le même que dans sa chambre. Il suivit la silhouette qui s’éloignait d’un pas pressé remarquant que tout le monde s’écartait. Quand il reporta son regard sur le roi, il vit que celui-ci réfléchissait pendant que son fils à côté fulminait. Autour d’eux la vie reprenait son cours normal. Des gens rangeaient ou évacuaient les choses pendant que d’autres amenaient de quoi remplacer. Le silence dura un moment. Le roi avait fermé les yeux. Quand il les rouvrit, Lyanne remarqua qu’ils avaient retrouvé une couleur bleue dont il n’avait vu que l’ombre jusque là.
- Tu n’es pas un homme-oiseau, étranger, mais je ne vais pas te mettre à mort. Tu viendras avec nous. Le Frémiladur sera ton juge.
Le fils du roi se leva à moitié mais se rassit sur un signe de son père.
On raccompagna Lyanne. Il croisa en sortant un homme au visage rond et au manteau jaune. Il eut une impression désagréable. Hapsye avait raison. Cet homme était mauvais. Il hurlait sur un serviteur :
- LE ROI M'ATTEND ! ANNONCEZ-MOI ! ANNONCEZ LE NOBLE CAPPOCHI.
Tous les présents dans l'antichambre se retournèrent pour regarder ce qui se passait. Lyanne le dévisagea mais l’homme sûr de sa puissance ne regardait personne. Le garde toucha l’épaule de Lyanne et lui fit signe d’avancer. On le ramena dans sa chambre. Quand il vit ses accompagnateurs faire demi-tour, Lyanne leur demanda :
- Plus personne devant ma porte ?
- Le roi a donné l’ordre de vous laisser libre, répondit le chef du détachement avec un  soulagement certain. Il a simplement dit que le départ se ferait demain à la levée du jour.
Le garde salua et s’en alla. Lyanne ferma la porte, perplexe. Devait-il cela au roi ou à l’enfant dont il se rappelait le parfum ? Et puis les dernières paroles du garde résonnèrent dans sa tête. Demain ils partaient vers le Frémiladur. C’est là-bas, il en était maintenant certain, que se jouerait ce qu’il cherchait. C’était un lieu de puissance. Y rencontrerait-il le dieu Dragon ? Ou le dieu de ce peuple qui régénérait la puissance de ses rois ?
Il regarda par la fenêtre. Le vent avait tourné. Les cendres partaient maintenant au-dessus de la mer. Elles avaient transformé tout le paysage qui était devenu d’un gris clair. Le ciel restait très noir, strié d’éclairs et rempli de roulements de tonnerre. Même s’il faisait moins sombre en cette fin d’après-midi, la luminosité manquait. Sur la forteresse, il vit s’agiter tous ceux qui pouvaient pour lui rendre sa blancheur. Il entendit même crier les contremaîtres que telle était la volonté du roi. Lyanne retourna à la porte et l’entrouvrit. Personne ne l’attendait. Il décida d’aller se promener. Quand il arriva dans la cour, personne ne s'intéressa à lui. L’arrivée de la caravane de la cour du roi occupait les esprits et les gens. Il arriva ainsi au premier pont-levis. Personne ne s’opposa à son passage. Il écouta les conversations des uns et des autres. C’est ainsi qu’il apprit que la plus grande partie du convoi était resté à la porte et que seuls les nobles étaient entrés dans la cour royale. Les autres préparaient déjà le voyage à venir. Le temps manquait. Le roi avait donné l’ordre de départ pour le lendemain matin et cela déplaisait. Les gens se plaignaient surtout de ne pas pouvoir se reposer. D’autres parlaient du banquet qui serait donné le soir pour fêter l’arrivée du jour de Bevaka. Tout le monde savait qu’au retour le roi ne serait plus le roi. Les commentaires allaient bon train. Si la plupart des gens trouvait bien que le vieux roi cède la place, le nouveau souverain était loin de faire l’unanimité. Beaucoup craignait son caractère et ses colères.
- Sans son père, il ne pourra pas garder son calme, alors malheur à nous…
- Oui, mais malheur aussi à ses ennemis… Ils n’en profiteront pas comme aujourd’hui.
- T’as pas tort, et puis avec le Cappochi près de lui, ça va barder...
Lyanne n’en écouta pas plus. Il se dirigea vers la cour royale. Il ne voulait pas manquer le banquet. Il déambula ainsi parmi la noria des serviteurs qui préparaient la salle pour le soir. Le roi était dans ses appartements, les nobles quant à eux, forts de leur importance, occupaient les endroits stratégiques. Ils jouaient une partie d’échec les uns avec les autres. C’était à celui qui se placerait le mieux, qui serait le plus proche du pouvoir. D’emblée Lyanne repéra deux clans, les anciens et ceux qui de manière ostensible, donnaient des signes d’allégeance au favori du fils du roi. Sans qu’aucun de ces personnages ne lui prête attention, il allait et venait. C’est alors qu’il repéra le parfum, celui découvert dans sa chambre. C’était une fragrance légère et vive à la fois. Il se mit à suivre la piste. Il emprunta des couloirs inconnus, revint sur ses pas de nombreuses fois, pour finir près des cuisines. Il entra. L’activité était à son comble. Il perdit la trace du parfum dans toutes les fumées et toutes les odeurs qui régnaient. Il se mit dans un coin, près d’une des cheminées. Un marmiton faisait tourner plusieurs broches devant lui, surveillant pour ne pas aller trop vite. Sur la table devant, d’autres aides s’agitaient pour préparer volailles et rôtis. On découpait, hachait, aillait, lardait dans une cacophonie sympathique. Un peu plus loin, régnaient les légumes et leurs couleurs diverses. D’autres feux et d’autres cheminées ronflaient pour maintenir une collection de pots et de marmites aux bonnes températures. Continuant son inspection visuelle, il aperçut des pâtissiers travaillant près de la fenêtre. À une petite table, une matrone tonitruante, servait un pot de lait à deux silhouettes qui le fit sursauter. Il reconnut les enfants royaux. Les riches habits dont ils étaient revêtus ne laissaient aucun doute. Si le fils du roi qu’il avait vu là-haut était d’un certain âge, ces deux-là étaient beaucoup plus jeunes. Même stature filiforme, même taille et même rire qu’il entendit. Il se glissa discrètement plus près d’eux. Plus que la qualité, ce qu’ils portaient, ce qui les distinguait était la propreté des habits. Autour de lui, tous étaient couverts de taches aussi diverses que le permettaient aliments et sauces. Leurs tuniques et leurs braies étaient d’une belle couleur de cuir fauve. La taille fine était soulignée par une ceinture incrustée de pierres semi-précieuses et pendaient à leur côté des armes de bonne facture à en juger par les étuis. Lyanne dut s’écarter devant les cris d’un échanson poussant ses récipients. Il se retrouva dans une petite loge en retrait, contre des étagères où s’entassaient coupes et plats. Il observa. Les deux enfants buvaient le lait en riant. Lequel des deux avait poussé sa porte pour entrer dans son domaine ? En les voyant se tourner pour réclamer une autre tournée à la matrone, il remarqua leur profil identique. Des jumeaux ! Une autre surprise l’attendait. Quand l’un des deux enfants bougea. La tunique se tendit, dévoilant un profil net d’une poitrine naissante. Ainsi le roi avait des jumeaux, fille et garçon. Lyanne se renfonça quand passa la servante avec le lait.
- Alors, les enfants, je suis sûre que là-bas vous n’en avez pas de pareil !
- Ça non, dame Kamya. Il n’y a qu’ici qu’il existe.
La voix bien que jeune était posée, ferme. Une voix qui ne doutait pas de sa valeur et de sa parole.
«   De dignes enfants de roi   », pensa Lyanne. Il attendit qu’ils finissent. Il les regarda se lever et s’en aller. C’est alors qu’il bougea pour leur emboîter le pas. Dans le couloir, il se rapprocha d’eux pour tenter de sentir lequel ou laquelle… quand deux servantes l’obligèrent à se mettre de côté.
- On voit qu’la mère est plus là, disait l’une en regardant la jeune princesse.
- Ça, pour sûr, elle la laisserait pas traîner en habit d’homme comme ça, répondit l’autre.
- Attends voir qu’le jeune roi arrive, y va t’la marier vite fait….
Lyanne n’en entendit pas plus. Il avait repris sa filature. Les deux jeunes riaient souvent, répondant avec nonchalance aux saluts des uns et des autres. Alors qu’ils longeaient le mur ensoleillé de la cour, Lyanne vit la fille s’arrêter. Son frère fit deux pas avant de faire de même et de revenir avec un regard interrogateur :
- Sens-tu, Modtip ?
Le frère se figea semblant écouter, puis il reprit
- Non, je ne sens rien. Tu sais que je suis moins sensible que toi.
- Dessous, rôde ce qui est mauvais.
Le jeune se mit à rire :
- T’es bête, forcément, on est à côté de la prison.
- Il y a autre chose, Modtip. Allons voir.
Elle partit en direction de la porte la plus proche. Lyanne en l’écoutant avait lui aussi tenté de sentir quelque chose, un danger ou autre chose, sans succès. Il regarda les deux jeunes aller quand soudain une sorte de furie jaillit de la porte des cuisines :
- Ah ! Vous êtes là !
- Mais, matrone Tatina,
- Ya pas de mais, Prince Modtip, votre majordome vous attend, quant à vous princesse, vous traînez encore habillée comme cela. Ah ! Si votre mère était encore là !
- Elle me laisserait faire, Tatina.
Le ton était dur, ferme et sans réplique. La matrone arrêta net ses jérémiades et avec une voix beaucoup plus douce, ajouta :
- Il faut que je vous prépare, Princesse.
- Je sais ! répliqua-t-elle séchement
Elle se tourna vers son frère.
- Ce qui monte là-dessous est mauvais. Il faut aller voir.
Modtip regarda sa sœur et répondit en désignant Lyanne :
- On pourrait lui demander. Tu sais bien qu’on ne nous croira pas là-haut.
Moayanne le regarda mi-figue mi-raisin et se tourna vers Lyanne.
- Homme-oiseau ?
Lyanne qui pensait avoir été discret, se sentit tout penaud comme un enfant pris en faute.
- Tu me penses homme-oiseau ? répondit-il en s’approchant.
- Je crois que tu es autre, sans savoir exactement quoi, lui répondit Moayanne en le regardant droit dans les yeux.
En s’approchant Lyanne n’eut aucun doute. Le parfum qu’il avait senti dans sa chambre était celui de la princesse. Modtip avait une odeur plus puissante et évoquant plus la pierre. Moayanne était juste nubile. Bien découplée, elle était aussi grande de Lyanne. Ses vêtements de cuir fauve, bien que amples ne pouvaient cacher sa féminité. Elle avait le visage fin, les yeux bleus et la chevelure très brune.
- J’ai parlé pour toi. Tu es libre d’aller et venir jusqu’au départ pour le jour de Bevaka. Il y a par là, dessous, quelque chose de mauvais que je ressens. Je crains pour mon père. Me rendras-tu le service d’aller voir ?
- Au jour de Bevaka, il aura cédé son trône. Que craindrait-il ?
- Je le sens. Ce qui est en dessous lui veut du mal. Il doit vivre le jour de Bevaka. Sa mort serait une catastrophe.
Lyanne ressentait l’absolue certitude de la jeune fille.
- Bien, dit-il enfin, j’irai.
- Parfait, répondit-elle en virevoltant et en attrapant le bras de sa matrone. Allons nous faire belles,Tatina !

dimanche 7 décembre 2014

Dans la forteresse, tout était agitation. On nettoyait, rangeait, arrangeait, houspillait, s’agitait parfois en vain pour que tout soit prêt. Digrat était sur le pied de guerre. Il était partout, vérifiant, tous les détails. Tout le monde houspillait tout le monde au nom de l’urgence qu’était l’arrivée précoce du roi.
Les hérauts sonnèrent pour le saluer au moment où le soleil se couchait.  Le roi arriva dans la grande cour devant le donjon. Il avait traversé tout le village accompagné des “hourras” et des “vivat” des soldats qui avaient fait une haie d’honneur de part et d’autre de la rue principale. Si le vieux roi avait été manifestement sensible à toutes ces marques d’admiration, son fils avait fait le trajet le regard hautain fixé droit devant lui.
Lyanne entendait tout cela de sa chambre. Il n’avait pas voulu prendre le risque de se transformer pour aller voir. Il suivait la progression du roi et de sa compagnie à l’oreille. Les acclamations avaient cessé quand ils avaient passé la première muraille.
Lyanne les vit passer dans la cour. Immédiatement la deuxième silhouette le mit mal à l’aise. Il ne s’attarda pas sur elle. L’écrin arrivait toujours porté par ce petit qui devait être un page ou plutôt un des enfants royaux. Lyanne ne pensait pas que le roi aurait confié ce qui devait contenir sa couronne à un serviteur aussi dévoué soit-il. Le porteur passa rapidement pendant que le roi s’arrêta quelques instants dans la cour pour parler à Digrat. Son fils s’arrêta aussi. Brusquement les deux regardèrent en haut vers les fenêtres de Lyanne qui ne bougea pas. Le regard du roi croisa le sien. Il y découvrit toute la profondeur d’un noir dense dans un visage interrogatif. Cela ne dura que le temps d’un clignement de paupières. Puis le roi reprit sa marche pour monter l’escalier d’honneur vers ses appartements.
- «   Un homme intéressant!   » pensa Lyanne. «   Son histoire mérite d’être écoutée   ».
Lyanne resta un moment à regarder dans la cour. Il ne vit que le train-train des choses. Le jour de Bevaka approchait.
À la nuit tombée, une silhouette rouge sombre vola sans bruit vers la forêt. Yabolo l’accueillit comme toujours avec sérénité.
- Te revoilà, porteur de pouvoir. Que puis-je pour toi, en cette nuit ?
- Que sais-tu d’important sur le jour de Bevaka ? J’ai vu l’écrin, j’ai senti la force qu’il contient. Elle est presque épuisée.
- Le monde est instable. Tu le sais. Le Frémiladur ne se calme pas et ne se calmera pas. Les esprits de la terre, et du feu sont en colère.
- Le roi y est-il pour quelque chose ?
- Il est vieux et influencé. Il voit ce qu’on lui montre. Ceux qui arrivent sont les véritables maîtres du pouvoir.
- Connais-tu l’avenir ?
- Qui peut le connaître ? Seul celui qui est là où il doit être peut faire advenir un monde stable. J’entends tes amis.
Ziepkar et Sounka rentraient dans la clairière en rigolant. Les loups noirs les entouraient portant les fruits de la chasse. La grande louve s’approcha de Lyanne en ronronnant. Lyanne lui caressa la tête :
- As-tu vu le convoi qui arrive ?
- «   Nombreux sont les humains hostiles aux loups. Dois-je les combattre ?   »
- Il est préférable de les laisser, Hapsye. Je vois que tu t’es approché d’eux.
- «   Trop sûrs, trop bien nourris, ils se croient invulnérables.   »
- As-tu senti autre chose ?
- Leurs coeurs sont noirs et secs. Surtout celui dont le manteau est jaune. C’est un mauvais alpha.”
- As-tu vu autre chose ?
Lyanne eut la vision de soldats marchant en se cachant.
- «   Ceux-là sont de la meute du mauvais alpha. Ils sont très durs et n’ont pas de pitié.   »
- Bien, dit Lyanne. Surveille-les et protège ce lieu et mes amis.
La terre se mit à trembler. Lyanne qui finissait de manger avec les autres, regarda Yabolo. Celui-ci lui rendit son regard et ajouta :
- Trop de colère.
C’est alors qu’on entendit le bruit comme celui d’une explosion et l’air lui-même se mit à trembler.
Quand Lyanne s’envola, il regarda vers le Frémiladur. Un long panache de lumière rouge sortit de la montagne. L’éruption entrait dans une nouvelle phase. Il vola avec le grondement constant de la colère en montagne. Il survola la suite du roi qui voyageait avec des chariots. Il repéra le manteau jaune. L’homme qui le portait le révulsa autant que le fils du roi. Hapsye avait raison. Cet homme était foncièrement mauvais. Autour du campement, il remarqua ces soldats, ou plutôt ces francs-tireurs. Il tiqua en voyant qu’ils étaient une bonne dizaine de mains de combattants.
Son vol jusqu’à la forteresse se passa sans autre difficulté.
Il entra dans sa chambre. Il remarqua tout de suite les signes d’intrusion. Il y avait comme un parfum étrange mais pas désagréable. Lyanne se sentit contrarié. Il pensait pourtant avoir bloqué la porte avant son départ. Il alla à la fenêtre. Tout était calme dans la cour. Les gardes somnolaient sur les remparts en cette heure tardive de la nuit. Au loin, le panache lumineux du Frémiladur dépassait au-dessus des murs. Un sourd grondement persistait. Le volcan exprimait toujours la colère. Est-ce un mauvais présage pour le jour qui venait ?

dimanche 30 novembre 2014

Ce que Lyanne ne savait pas, était que ses allées et venues n'étaient pas passées inaperçues. Certains gardes avaient remarqué la présence de ce curieux oiseau rouge. L'approche du jour de Bevaka et son apparition ne pouvaient être fortuites. Chacun y alla de son commentaire. Pour certains, le signe était favorable, pour d'autres, néfaste. Digrat fut prévenu par son ordonnance.
- Où a-t-il été aperçu ?
- On l'a vu près du donjon et près des appartements royaux, mon général. On le voit depuis l'arrivée de l'étranger. C'est peut-être quand même un homme-oiseau.
- Ils seraient revenus après tant et tant de cycles ? Surveillez et si vous voyez partir l'oiseau, allez voir dans sa chambre et qu'on vienne me faire un rapport.
- Bien, général. Les hommes sont inquiets. Cela les rassurera.
Sur les remparts, les gardes se mirent à plus surveiller l'intérieur du château que l'éventuelle venue d'un ennemi. Quand Lyanne se mit à la fenêtre, il fut étonné de voir tous les guetteurs tournés vers l'intérieur. Il se mit en retrait pour changer. Il s'envola. Il remarqua que plusieurs guetteurs se précipitaient vers les étages inférieurs. En s'éloignant, Lyanne eut un pressentiment. Plongeant sous les remparts, il fit plusieurs détours, passant hors de vue des guetteurs. Longeant le mur, il entra par la lucarne du lieu d’aisance, au moment où sa porte s’ouvrait. Il sortit du réduit pour découvrir les soldats qui entraient avec circonspection dans la chambre. Son apparition provoqua un mouvement de recul. 
- Que cherchez-vous ?
- Euh !!! On nous … on nous a signalé des bruits suspects…
Le gradé qui répondait, fit des signes de retrait à ses hommes. Il firent retraite rapidement.
- Je pensais que vous seriez tous à accueillir votre roi.
Le gradé marqua un temps d’arrêt :
- Notre roi ?
- Oui, je sens sa force toute proche.
Le gradé se retira tellement vite que cela fit rire Lyanne. Il l’imagina aller voir Digrat pour le prévenir. Il se mit à sa fenêtre. Au loin, il sentait une puissance qui approchait rapidement. La forteresse devint comme une fourmilière. Ce fut une onde de mouvement qui s’étendit vers l’extérieur. On entendit sonner une trompe au loin. Sur le donjon, la vigie répondit en sonnant à son tour un air inconnu de Lyanne. Immédiatement l’agitation augmenta. Plus personne ne regardait vers ses fenêtres, tous les hommes sur les remparts scrutaient le lointain. Lyanne en profita pour s’envoler, petite silhouette rouge aux yeux d’or sur le ciel noir des rejets du Frémiladur. Cette puissance l’intriguait et en même temps l’inquiétait. Il n’avait jamais ressenti cela. 
Il repéra la troupe qui approchait. Ils étaient montés sur des bêtes rapides qui ressemblaient au tracks mais en plus fins. Cinq personnes galopaient devant un groupe plus important composés de soldats. Lyanne se concentra sur les cavaliers de tête. Le premier tenait bien droit une lance avec un étendard. Derrière venait le roi. Lyanne n’avait aucun doute. Sa tenue était trop fière pour être celle d’un subalterne. Après lui venait, sa copie mais en plus jeune, en plus raide aussi. Là où le premier montrait de la prestance, le second se montrait hautain jusque dans sa monte. Fermant la marche de ce premier groupe, deux cavaliers, emmitouflés dans leurs manteaux. Le plus mince portait devant lui un écrin. Aux yeux de Lyanne, il brillait d’une pâle puissance. Le temps pressait. Dans quelques jours, l’écrin ne contiendrait plus qu’une relique. En repartant vers la forteresse, Lyanne était sûr que le jour de Bevaka était très proche.

 

dimanche 23 novembre 2014

Digrat regarda Lyanne puis tous les soldats à terre puis à nouveau Lyanne. Inconsciemment, il caressa son cou. Il n'avait jamais vu cela ni même pensé qu'il soit possible que ça lui arrive. Tout cela le dépassait. Cet homme semblait sorti tout droit des contes de son enfance, ceux auxquels les adultes continuent à croire tout en se disant que ce ne peut être vrai. Il se gratta la gorge. Lyanne attendait sa réaction. Digrat lui dit :
- Je n'ai pas l'autorité nécessaire pour te juger puisque tu es roi. Tu vas rester ici jusqu'à l'arrivée de mon roi. C'est lui qui te jugera.
- Bien, dit Lyanne. Puisque tu m'invites, j'accepte d'être ton hôte.
Lyanne alla chercher son bâton de pouvoir toujours planté au milieu de la pièce. Il le sortit du trou dans lequel il l'avait emboîté et dans le même mouvement l'encapuchonna. Aussitôt des gémissements se firent entendre. Les soldats se réveillèrent l'un après l'autre. Digrat donna des ordres. Personne ne fit de commentaires devant lui. Le récit enjolivé par les témoins, de ce qui s'était passé, alimenta beaucoup de rumeurs. On conduisit Lyanne dans la deuxième cour. Un escalier d'honneur menait aux appartements royaux. Ils les dépassèrent pour s'engager dans un autre escalier. Il les mena jusqu'au dernier étage. Là, le majordome lui fit découvrir les deux petites pièces qui seraient les siennes jusqu'au jour de Bevaka.
À la forteresse, la vie de Lyanne était faite d'attentes. On ne le traitait pas comme les prisonniers qu'il entendait crier ou gémir quand il déambulait dans la cour intérieure pendant sa promenade. Il faisait trop peur. On le traitait comme un hôte indésirable qu'on ne pouvait renvoyer. Sa porte n'était pas fermée à clé. Il y avait juste deux gardes devant. Lyanne avait une fois ouvert sa porte à l'improviste. Les deux soldats s'étaient immédiatement mis en position de défense. Lyanne avait senti leur peur. Ils étaient déjà vaincus avant que ne commence le combat. Il avait souri et avait refermé sans un mot. On lui amenait une nourriture frugale et on l'accompagnait dans la cour une fois par jour. Le reste du temps, il était censé être dans la chambre.
En fait, Lyanne profitait de ces périodes pour aller à l'extérieur. Il survola le Frémiladur qui fumait et crachait des morceaux de roches en feu. Tout autour la terre était noire striée de rouge. Lyanne s'y était posé. L'atmosphère était chargée de senteurs piquantes qu'aucun homme n'aurait supportées. Il sentait une énergie considérable en ce lieu. Il ne savait pas ce que le roi faisait exactement avec sa couronne mais il venait dans ce lieu chercher la puissance. Il y trouva aussi un passage vers les Montagnes Changeantes.
Il avait plusieurs fois rendu visite au Pays Blanc. La paix y régnait. Le prince-majeur, toujours lié par son serment, était un excellent administrateur. Personne n'osa l'interroger sur sa quête. Pourtant à chacune de ses visites, la même question flottait dans l'air : “quand reviendrait-il ?”
Une autre fois, il partit vers la forêt.
Ziepkaar et Sounka étaient réfugiés chez un vieil ermite qui y habitait une grotte. La meute semblait y avoir ses habitudes. Régulièrement, elle ramenait le produit de ses chasses. Ziepkaar éclata de joie en voyant arriver Lyanne. Il lui conta par le menu, tout ce que le vieil homme lui apprenait.
- Il me fait asseoir devant une bougie. Je dois la regarder sans cligner des yeux.
- Et tu apprends comme cela.
- Yabolo me parle tout doucement dans le creux de l'oreille pendant que je regarde la flamme. Quand il éteint la bougie, je m'aperçois que je sais plein de nouvelles choses.
Yabolo, le vieil homme était considéré comme un sage dans la région. Régulièrement on bravait la grande forêt et ses dangers pour venir lui demander conseil ou pour trancher un conflit sans avoir recours à la justice royale. Quand il vit arriver Lyanne, il commença  par le regarder longuement puis lui dit :
- Bienvenue à toi qui tiens le pouvoir dans ta main.
- D'où me connais-tu ?
- Ton aura est trop grande pour un homme et pas assez pour un dieu.
- Que vois-tu ?
- Je vois ce que les autres peinent à voir. Tes amis ont de la chance.
- J'ai entendu que tu enseignais Ziepkaar.
- Je lui enseigne peu de choses mais quand fertile est la terre, une petite pluie donne une grande récolte. N'oublie pas que les grands arbres ont été de petites pousses quand viendra le moment du voyage.
- Sois remercié pour ce que tu fais.
- Je ne fais que ce que je sais faire. Remercies-tu l'arbre d'être un arbre ?
Il avait rencontré Yabolo plusieurs fois. Il avait beaucoup appris aussi, sur le pays et sur son organisation. Le roi actuel était maintenant trop âgé pour être un guerrier convenable. Il sentait monter la puissance du royaume voisin. Il essayait d'éviter la guerre. Pourtant il la préparait en mettant son fils sur le trône. Yabolo ne l'aimait pas trop. Infatué de lui-même, superficiel, il confondait les parades avec la réalité des combats. Le vieux roi voulait profiter du jour de Bevaka pour qu'il en reçoive la puissance. Yabolo avait déclaré à Lyanne :
- On ne remplit pas un vase percé.

vendredi 14 novembre 2014

Lyanne retrouva la rigueur des guerriers blancs. Les déplacements et la vie durant les quelques jours que dura le voyage furent marqués de la même rigueur que celle qu'on lui avait enseignée. Jamais on ne le laissa seul. A tour de rôle, trois archers le surveillaient. Le gradé n'avait pas cherché à l'interroger plus. Il n'avait pas essayé de l'entraver ni de lui supprimer son marteau. Les soldats le traitaient bien tout en gardant leurs distances. Les chemins étaient bien entretenus et, pour ceux qu'ils empruntaient, étaient assez larges pour que trois hommes marchent de front. Ils traversèrent de petits villages assez pauvres. Les paysans saluaient bien bas quand ils en croisaient. Lyanne avait l'impression que le plus souvent les paysans cherchaient à éviter la rencontre.
Il pensa que le roi de ce pays gouvernait d'une main de fer.
Il remarqua que la patrouille ne suivait pas la route dont Katvia avait parlée. Elle devait avoir un itinéraire et ne changeait rien malgré sa présence.
Ce n'est que quelques jours plus tard que Lyanne vit la silhouette de la plus haute tour de la forteresse dans le soleil couchant.
Comme personne ne lui parlait, Lyanne ne demanda rien. Il estima qu'ils y seraient à la fin du prochain jour.
Le temps changea avec de lourds nuages qui montaient de la mer. Ils longeaient la mer sur une falaise couverte d'une herbe courte. Lyanne s'arrêta un instant et regarda.
Dominant la mer, il découvrit un grand château dont les pierres blanches tranchaient sur la falaise noire. Il était construit sur un promontoire dont la mer battait les pieds de ses vagues. Imprenable fut le premier mot qui lui vint à l'esprit. Un soldat interrompit le cours des ses pensées en lui faisant signe d'avancer. Lyanne reprit sa marche. L'arc à moitié bandé, le soldat lui emboîta le pas. C'était un archer redoutable. Lyanne l'avait vu chasser. D'une flèche, il était capable de toucher un oiseau en vol. C'était aussi le plus ancien.
Ils marchèrent ainsi jusqu'à la pause, longeant le bord. Si Lyanne avait l’œil attiré par la forteresse, il ne fut pas sans remarquer à la limite de son champ de vision, une ombre noire aussi rapide que fugace. Alors qu'il tournait la tête un peu brusquement pour mieux détailler l'ombre entr'aperçue, il vit l'archer regardant dans la  même direction. Il l'entendit jurer et le vit cracher par terre. Un des soldats lui demanda ce qui se passait. L'archer répondit :
- Qui croise la meute, croise la mort.
L'autre blêmit :
- T'as vu la meute ?
- Ça fait plusieurs fois que j'en vois l'ombre.
Le gradé qui avait entendu, intervint :
- Vous n'allez pas croire ces contes de gamins... Allez, en route !
La patrouille repartit sur le qui-vive. Chacun de ses membres scrutait tout autour.
Avec la nuit, les hommes devinrent nerveux. Aucun n'osa s'isoler sans prendre une torche. Quand ce fut au tour de Lyanne, on lui imposa de porter la torche pendant que l'archer le tenait en joue. Lyanne s'éloigna un peu, posa la torche, s'accroupit et...
Deux yeux jaunes apparurent un peu plus loin pour disparaître immédiatement. L'archer décocha sa flèche sans réfléchir, visant entre ces deux yeux tout en donnant l'alerte. Immédiatement, en soldats bien entraînés, ils furent prêts au combat. Un moment passa simplement troublé par le crépitement du feu et la lueur des torches.
Le gradé jura :
- Où est le prisonnier ?
Deux hommes envoyés en reconnaissance, firent le constat de sa disparition.

Alors que l'émoi secouait le camp, Lyanne retrouva avec plaisir, Hapsye.
- Tes amis vont bien, expliqua la louve. Ils sont inquiets.
- Allons les voir.
La louve partit au galop suivi de Lyanne volant.
Ziepkaar bondit de joie en le voyant arriver. Sounka fut plus mesuré mais visiblement soulagé.
- Les loups nous ont guidés, mais comme des loups.
Cela fit sourire Lyanne qui imagina très bien l'état d'esprit des humains quand claquaient les mâchoires des loups près de leurs mollets.
- Ils ont fini par nous prendre comme cavaliers. Là aussi j'ai eu très peur.
La louve alpha s'approcha. Elle avait la tête à la hauteur de la tête de Ziepkaar.
Pour Sounka, la louve émit une série de grondements et de ronronnements. Il fut étonné d'entendre Lyanne lui répondre.
- Non, Hapsye, ils ne peuvent pas te comprendre. Garde-les, protège-les. Je te ferai signe quand le moment sera venu. Je vais à la grande maison de pierres blanches.
La louve gronda.
- Oui, elle avait raison, celle qui avant toi, était alpha. C'est un lieu de puissance. Mais pour l'instant, il est au repos.
De nouveau la louve s'exprima.
- Bien, je vois comme tu vois. Cette forêt sera un très bon refuge.
Lyanne se tourna vers Sounka.
- Vous allez les accompagner à une journée d'ici. C'est un refuge sûr. Hapsye me parle d'une personne de paix qui y vit.
- Qu'est-ce qu'elle entend par là?
- Les loups noirs ne pensent pas comme les humains. Je ressens ce qu'elle me transmet. Là-bas vous serez à l'abri. Je vais repartir. Les soldats doivent être dans tous leurs états.
- Tu reviens quand Homme-oiseau ?
Ziepkaar tenait le manteau de Lyanne et le regardait d'un air implorant.
La louve gronda doucement.
- Oui, Hapsye, c'est un louveteau prometteur.
Lyanne regarda autour de lui. Il repéra un arbrisseau.
- Coupe-le Ziepkaar.
Le jeune garçon sortit son couteau et s'acharna sur le tronc. Quand il eut cédé, Lyanne lui dit :
- Grave-le. Regarde-le bien et grave-le. Si tu regardes avec beaucoup d'attention tu y verras l'oiseau qui est déjà dedans. Tu n'auras qu'à le révéler.
La lune se cacha derrière un nuage, plongeant le paysage dans le noir. Lyanne fit un signe à Hapsye et s'éloigna.
Il vola rapidement jusqu'au campement des soldats. Le feu brûlait toujours. La moitié des soldats était couchée. Les autres scrutaient la nuit. Lyanne les survola. Il en repéra deux qui patrouillaient autour du camp. Ils se dirigeaient vers un petit canyon. Lyanne décida de les y rejoindre. Ils étaient les yeux écarquillés dans le noir, immobiles attendant que la lune réapparaisse. Le bruit que fit Lyanne en se posant les alerta. Ils préparèrent leurs lances. Quand la lune se découvrit, Lyanne était devant eux.
Le gradé n'avait rien demandé à Lyanne. Il avait profité de l'aube naissante pour reprendre la route. Il fit presser le pas et réduire les pauses. Ce dont personne ne se plaignit. Ils couvrirent ainsi plus de la moitié de la distance qui les séparait de la forteresse. C'est le gradé lui-même accompagné de deux archers qui surveilla Lyanne cette nuit-là.
L'arrivée du jour fut un soulagement manifeste pour les soldats. Lyanne les sentit moins nerveux. C'est presque joyeux qu'ils se mirent en route. La marche bien que rapide était facile. Le soleil était à peine au- dessus de l'horizon quand ils atteignirent un petit sommet. La masse imposante de la forteresse se dressa non loin. Sur un signe du gradé, un soldat prit son cor et sonna. Il y eut un moment de silence et une réponse arriva. Elle fit sourire le gradé. Tous se remirent en route le cœur léger. En les voyant Lyanne évoqua les tracks sentant l'écurie.
Il regarda le chemin qui restait. On voyait  un plateau entre eux et la forteresse, entaillé par la vallée d'un cours d'eau. La terre était toujours aussi noire. Les plantes aux feuillages vert foncé tranchaient sur le sol noir du chemin. Quand ils approchèrent de cours d'eau, le chemin devint raide. Lyanne sentit les cailloux rouler sous ses pieds. Il redoubla d'attention s'aidant de son bâton pour se stabiliser. Devant et derrière lui, il entendit les soldats prendre aussi leurs précautions.
Le tremblement de terre les prit par surprise. Lyanne se plaqua au sol dans les buissons du bord du chemin. Le temps qu'il regarde ce qui arrivait aux autres, la terre avait retrouvé sa stabilité. Il se releva sans mal. Tel ne fut pas le cas de tous les soldats. Certains étaient tombés dans le chemin et avaient dévalé entraînant les cailloux avec eux dans un grand tohu-bohu. Alors qu'il aidait un soldat à se relever, Lyanne reçut l'ordre du gradé de ne rien faire. L'homme qu'il venait d'aider, prit son arme et se mit en devoir d'obéir. Lyanne haussa les épaules et s'assit regardant ce que faisaient les autres. Il compta au moins trois blessés dont un qui ne pouvait pas marcher. Il vit aussi un soldat faire signe au gradé. Comme celui-ci ne réagissait pas assez vite, les signaux devinrent plus insistants. Alors que Lyanne regardait comment était soigné celui qui ne pouvait plus marcher. Il entendit jurer le soldat qui le gardait. Celui-ci avait complètement oublié Lyanne et observait ce qui se passait en bas. Un corps était allongé sur le chemin. Le gradé venait de se relever. Son visage exprimait la tristesse. À un soldat qui remontait le garde demanda ce qui se passait. À écouter la réponse, Lyanne comprit que l'ancien était mort. Sa tête avait heurté une pierre alors qu'il dévalait la pente.
Quand la troupe reprit la marche, le silence régnait. Les échanges se faisaient en chuchotant. Lyanne entendit les commentaires des uns et des autres. L'ancien avait vu la meute. Sa mort était la suite logique. Ils remontèrent doucement la pente opposée. Deux soldats soutenaient le blessé à la jambe et tous les autres à l'exception de ceux qui le surveillaient, aidaient à porter le brancard du mort. En arrivant en haut, Lyanne découvrit une longue colonne de fumée grise s'élevant au-dessus des terres noires.  Un volcan était entré en éruption. La terre était en colère, et même très en colère. Un tremblement de terre et une éruption volcanique... Quels esprits ou quels dieux étaient dérangés pour qu'une telle réaction se produise ?
Se tournant de l'autre côté, Lyanne regarda la forteresse. Vue de plus près, elle impressionnait encore plus. Une rampe d'accès arrivait jusqu'à un village séparé des remparts par un fossé naturel large et profond.
Quand ils arrivèrent aux premières maisons, Lyanne comprit qu'ils arrivaient dans une caserne. Il y avait des militaires partout. Leur entrée fut remarquée. Un attroupement se fit autour d'eux. Un gradé distribua ses ordres, fit signe à trois hommes de le suivre et dit à Lyanne de continuer à avancer.
Ils remontèrent la voie principale sous le regard curieux des gens présents. Arrivés à une poterne, le gradé salua et se présenta au garde. Celui-ci écouta le gradé et lui fit signe de passer. Il fit aussi signe à Lyanne de se tenir dans un coin. Une escouade à l'uniforme différent, vint prendre position. Cinq hommes entourèrent Lyanne pendant que d'autres  faisaient une escorte au gradé.
Arrivés à la poterne suivante, on les fit passer par le petit pont-levis. C'était une simple planche en bois d'une largeur d'un pas. Il y eut un nouvel arrêt devant la herse que l'on souleva pour eux. Lyanne pensa que la région était stratégique pour qu'un roi entretienne une telle armée dans un tel endroit.
La forteresse était composée de plusieurs cours. Les pierres qui la composaient étaient grandes comme un homme. Dans cette première cour, le sol était le rocher noir qui avait été égalisé. Ils la traversèrent sans s'arrêter. Lyanne y retrouva ce que toute armée possède. Il repéra le forgeron qui se tenait sous un auvent. À l'oreille, il reconnut le travail précis. L'artisan faisait des petites pièces comme des pointes de flèches. On avait creusé un autre fossé pour séparer les deux enceintes. L'accès se faisait en haut d'un étroit escalier de pierre qui se terminait par une plateforme étroite sur laquelle reposait un autre pont-levis. Ils arrivèrent ainsi dans une petite cour au pavage de pierre blanche. Un homme descendait l'escalier d'honneur. Quand il les vit, il fit signe au gradé de le suivre et donna des ordres pour que Lyanne reste là sous bonne garde. Les soldats qui l'accompagnaient lui firent signe de se mettre dans un coin. Lyanne s'appuyant sur son bâton se cala contre le mur entre une porte et la bâtisse du puits.
Il sentait la pulsation du pouvoir dans le mur, un pouvoir contenu, retenu. Cet endroit n'avait pas de pouvoir personnel mais était l'endroit où un grand pouvoir pouvait s'exercer. Une impression à la fois familière et complètement étrangère lui venait quand il essayait de se représenter ce qu'il ressentait pulser dans ces pierres blanches.
L'attente dura un bon moment. Des gens allaient et venaient. Personne ne semblait lui prêter attention. Même les gardes discutaient entre eux. On vint les relever. Lyanne les entendit râler à propos du temps d'attente qui les mettait en retard pour la cantine, mais personne ne se préoccupa de savoir s'il avait mangé. Au milieu de l'après-midi, trois soldats sortirent d'une poterne. Le premier qui semblait être le chef vint prendre Lyanne en charge. Il renvoya les autres qui eurent l'air soulagé de ne pas rester plus longtemps. Se retournant, il dit à Lyanne :
- Suis-moi !
Sans attendre de confirmation, le soldat en tenue d'apparat repartit vers la poterne. Lyanne lui emboîta le pas. L'entrée avec ses deux portes successives était remarquablement bien défendue. Ils montèrent un escalier étroit aux marches inégales simplement éclairé de loin en loin par d'étroites fentes. Ils dépassèrent deux paliers aux lourdes portes pour atteindre le troisième niveau.
Là de nouveau, ils attendirent dans une pièce mal éclairée où plusieurs petits groupes faisaient comme eux. On dévisagea Lyanne à son arrivée. Au fond de la pièce une porte lui attira l'attention dès qu'elle s'ouvrit. Un militaire en sortit les bras chargés d'un plateau contenant les restes d'une collation. De nouveau, ils attendirent. Les autres groupes avaient repris leurs discussions. Au premier bruit que fit la porte, tous les présents se tournèrent dans un bel ensemble. Pour Lyanne, il n'y avait pas de doute. Derrière cette porte se tenait le centre du pouvoir.
Il vit sortir un homme de sa taille, habillé aussi d'un manteau et s'appuyant sur un bâton sculpté. Derrière lui sortit l'homme qu'il avait vu descendre l'escalier d'honneur.
- Soyez sans crainte. J'ai vu comme vous les signes. Mais bientôt c'est le jour de Bevaka.
Deux serviteurs s'avancèrent, s'inclinèrent et guidèrent l'homme au manteau vers un couloir que Lyanne n'avait pas remarqué.
L'autre homme, dont l'uniforme montrait la puissance, regarda tout autour de lui. Tous les présents s'agitèrent. Le regard de l'homme les survola sans s'arrêter. Quand il vit Lyanne, il fit un signe aux gardes qui le poussèrent dans le dos.  L'homme était déjà reparti. Lyanne lui emboîta le pas suivi des gardes, sous le regard interrogateur des différents groupes. Il passa dans le couloir sombre pour déboucher dans une salle de grande taille richement décorée. Au fond sur une estrade se tenait un trône. Sur la gauche était dressée une table. Les murs couverts de tapisseries. L'homme dirigea ses pas vers la table où il s'assit. À leur entrée les gardes mirent genoux à terre. Voyant que Lyanne ne le faisait pas, un soldat se releva précipitamment et se dirigea sur lui, tenant sa lance à deux mains à l'horizontale, prêts à frapper dans le dos. Ce fut rapide et brutal. Le soldat vola en arrière. Un morceau de sa lance se planta dans une poutre. L'autre explosa sur le mur. Et Lyanne réajusta son marteau.
Tous les soldats présents réagirent comme un seul homme. On entendit le bruit des armes sortant des fourreaux.
- SUFFIT !
Le silence se fit.
- Rangez vos armes.
L'homme qui était resté assis derrière la table, fit signe à Lyanne d'approcher :
- Les rapports te présentent comme un guerrier redoutable. Je vois qu'ils ont raison. Ils t'ont présenté comme un homme-oiseau. Je vois que tu en portes le manteau mais en es-tu un ?
- Je porte ce manteau depuis que je l'ai trouvé. Qu'est-ce qu'un homme-oiseau ?
- Tu portes ce manteau et tu ne sais pas ce que cela représente ! Qui es-tu ?
- On m'a donné beaucoup de noms dans ma vie. Mon vrai nom est mien, mais tu peux m'appeler Louny.
- Sais-tu qui je suis ? J'ai le pouvoir ici.
- Oui, j'ai senti cela. Tu as le pouvoir en ce lieu... Mais ailleurs ? Mon pouvoir est mien. Te crois-tu capable de me l'ôter ?
- Tu viens comme un voleur et tu me menaces !
- Tu me traites de voleur. Tu es dans l'erreur. Je suis un chemin.
- Tu étais sur un de nos bateaux avec deux  Cousmains. Pour moi, tu es comme eux. Tu mérites le sort des voleurs, comme les deux autres.
- Quel est-il ?
- En temps ordinaire, la mort.
Lyanne sourit. L'homme en face de lui se leva, menaçant.
- Tu me nargues !
- J'ai entendu ce que tu as dit... En temps ordinaire... J'en conclus qu'aujourd'hui est un autre temps et que la punition est autre.
- Tu raisonnes bien, Louny. Le sort qui t'attend est pire ! Tu finiras dans la gueule du Frémiladur.
- Parce que bientôt arrive le jour de Bevaka ?
- Comment connais-tu cela ?
- Je t'ai entendu en parler à celui qui me précédait dans cette salle.
- Tu ne sais rien et tu viens comme un voleur.
- Tu as vu les signes... J'en fais partie.
- Tu me troubles... Tu ne te conduis pas comme un Cousmain. Ils ne savent que voler et piller et aucun Cousmain ne s'est battu comme tu te bats.
L'homme se retourna vers la fenêtre qui donnait sur une autre cour. Le silence se fit. Lyanne sentait la présence des autres soldats. Si la lance était toujours plantée dans la poutre, on avait évacué le soldat qu'il avait assommé. Par contre d'autres étaient venus. Dans cette salle qui ressemblait à une salle du trône, il y avait au moins sept mains de soldats d'élite. Lyanne se mit à craindre d'être obligé de faire un massacre. L'homme à la fenêtre, avait les mains dans le dos. Il les tapait l'une dans l'autre. Lyanne sentait son indécision. Les mains s'arrêtèrent. L'homme se retourna.
Sa physionomie mit Lyanne en alerte.
- Je ne vais pas attendre le jour de Bevaka... Tu es un voleur.
Ce fut un signal. Les armes cliquetèrent. Avant que le premier soldat eut fait un pas, Lyanne avait décapuchonné son bâton de pouvoir, l'avait planté au centre de la pièce et était passé entre l'homme et la fenêtre. Toujours aussi rapidement, il avait pris la dague de l'homme et lui avait juste fait une estafilade sur la gorge.
L'homme s'était retourné. Il avait porté la main à sa gorge et l'avait ramenée ensanglantée. Il avait regardé ses soldats semblant immobiles et les yeux agrandis par la peur, avait demandé :
- Qui es-tu vraiment ?
- Avant de répondre à ta question, tu vas répondre aux miennes. Ici tu commandes. Quel est ton nom ?
- Je suis Digrat, de la famille des Elkaouït. Je suis gouverneur de la Grande Forteresse depuis cinq ans.
- Quels sont les signes ?
- Cela a commencé avec la Tempête Noire. Son arrivée annonce le changement de saison. Cette année, elle arrive tôt, beaucoup trop tôt. Après est venue l'éruption du Frémiladur. Je l'ai parfois vu fumer. Je n'avais jamais vu d'éruption. D'après les anciens, de mémoire d'hommes, on n'avait jamais vu le Frémiladur dans une telle colère. Pour finir, tu as senti, même la terre s'est mise à bouger.
- Qu'annoncent les signes ?
- Que le pouvoir va changer.
- Tu as le pouvoir ici. Qui a le pouvoir dans ce pays ?
- C'est le roi Logambo. Voila longtemps qu'il règne. Le jour de la Bevaka, il donnera ce pouvoir à son fils. La cérémonie se passe au bord du lac de feu du Frémiladur. Tout concordait... Et tu arrives et avec toi les loups noirs, eux que l'on n'avait pas vus depuis des années. La légende dit que c'est la reine Sela Donguai qui leur a dit de disparaître jusqu'à son appel.
Lyanne regarda vers les soldats. Ils venaient de terminer le premier pas. Ils bougeaient au ralenti par rapport à lui. Il avait encore le temps. Il se tourna vers Digrat.
- Quand a-t-elle régné ?
- Il y a bien longtemps. C'est elle qui restaura la dynastie après le règne calamiteux de son père. Ce fut une reine guerrière. Elle a conquis les territoires au levant du fleuve Tirbet jusqu'aux montagnes de la Lune. Si elle y fixa Tombgat, la capitale, elle a toujours gardé une armée d'élite ici. Car c'est ici que se joue le pouvoir. Tous les ans pour le jour de Bevaka, celui ou celle qui règne vient pour jeter sa couronne dans le lac de feu du Frémiladur. Le lac la rejette et le pouvoir est assuré pour un cycle.
- As-tu déjà assisté à la cérémonie ?
- Non, seule la famille royale va jusqu'au bord du lac de feu. Pour les autres, c'est la mort. C'est pour cela qu'on envoie les condamnés pour porter les offrandes.
- Maintenant sache que je suis roi dans mon pays et que je suis mon chemin. C'est la Tempête Noire et le Frémiladur, puisque tel est son nom qui m'ont conduit là où les gardiens nous ont trouvés. Je cherche la paix et veux éviter la guerre. Je sais me battre et je vais te donner le choix de la vie ou de la mort.
Lyanne se mit en mouvement. Même pour les yeux de Digrat qui voyait ses soldats bouger au ralenti, Lyanne devint comme le vent qui souffle en tempête.
Et brutalement tout redevint normal. Digrat vit tous les soldats présents s'effondrer assommés. Les serviteurs avaient subi le même sort. Seuls restaient debout Lyanne et lui.
Lyanne revint vers Digrat.
- Tes soldats vont se réveiller, mais pour la vie ou pour la mort ?

lundi 10 novembre 2014

La rencontre avec les militaires se fit à la fin de la matinée. La patrouille avait fière allure. Les uniformes étaient en bon état. L'armement comportait une épée, une lance ou un arc. Elle était forte d'une vingtaine d'hommes.
Lyanne admira la manœuvre. Quiloma aurait apprécié. Il resta au repos appuyé sur son bâton de pouvoir, enveloppé du manteau des hommes-oiseaux.
Un gradé s'avança vers Katvia. Les gardiens aux tenues boueuses et à la mine fatiguée faisaient triste figure.
- Les messagers parlaient de trois prisonniers. Où sont-ils?
- Nous avons été accrochés par les hommes des marais. Je n'avais pas assez d'hommes valides pour surveiller celui-là et les deux autres.
- Qu'est-ce qu'il a de particulier ?
- C'est le meilleur guerrier que j'ai jamais vu.
En entendant cela, le gradé fit un geste. Immédiatement cinq archers se mirent en position de tir. Lyanne les regarda faire sans bouger, comme si tout cela ne le concernait pas.
- Et les autres? demanda le gradé.
- Il y a un boiteux et un gamin. Eux sont des Cousmains, mais pas celui-là. Ils semblaient en adoration devant lui. Ils l'appelaient " homme-oiseau".
- Homme-oiseau dis-tu ?
- Oui, homme-oiseau.
Le gradé dégaina son épée et s'approcha de Lyanne toujours immobile.
- Tu as entendu ? Es-tu un vrai homme-oiseau ?
-  Les Cousmains l'ont cru et sont en vie. D'autres ont refusé de croire et sont morts, répondit Lyanne en le regardant dans les yeux.
Le gradé affermit sa prise sur l'épée, passa derrière Lyanne. Il s'arrêta un instant et continua son tour. Revenu devant Lyanne, il lui dit :
- Ce manteau n'est pas à toi. Toi aussi, tu es un voleur.
- Tu dis des vérités et des mensonges. Ce manteau reposait sur un homme mort depuis longtemps. Je l'ai ramassé.
- Voilà des générations qu'a disparu le dernier homme-oiseau et tu arrives ici avec son manteau.
- Mes pas ont suivi les signes.
- D'où viens-tu ?
- Je viens de très loin, là où la terre gèle et où le blanc domine.
- Tes paroles sont des énigmes pour moi. Mon chef t'interrogera. Tu vas venir avec nous. Donne-moi tes armes.
Lyanne eut un sourire :
- Je porte simplement un marteau de forge à la ceinture.
- Où sont les autres armes?
- Qu'en ferais-je ?
Le gradé eut un geste d'énervement :
- As-tu une épée ou autre chose ?
- Je te réponds par la négative. Ces choses-là me sont inutiles.
- Mes archers vont te suivre. Au moindre geste suspect, ils t'abattront.
Le gradé se tourna vers Katvia :
- Quant à toi, va faire ton rapport immédiatement.
Les gardiens saluèrent et partirent, l'air encore plus las.

mercredi 5 novembre 2014

Le lendemain matin, Lyanne se retrouva isolé. Sounka et Ziepkaar marchaient devant avec le guide. Les gardiens laissaient de l'espace entre eux et Lyanne qui suivait les premiers. On avait quitté les terres noires fertiles et dangereuses pour s'engager dans une lande encore marécageuse par endroit.
Il accueillit l'arrivée de la pluie comme une bénédiction. Chacun se couvrit d'une cape et marcha en regardant ses pieds.
Ils avancèrent ainsi sous un ciel bas et noir. Rapidement l'humidité les envahit. Les capes devenues lourdes, laissaient passer une partie de l'eau. Tout le monde marchait en silence. Seul le bruit des pas sur le sol détrempé troublait la pesanteur de l'atmosphère. Les bêtes elles-mêmes se terraient. Ils traversèrent à gué plusieurs ruisseaux qui enflaient au fur de la journée.
Katvia fit faire la pause du milieu du jour dans un bosquet d'arbres chétifs qu'on apercevait de loin dans cette lande. Il reprocha au guide la lenteur de leur progression. Ce dernier répliqua qu'en cette saison, l'eau envahissait beaucoup de bons chemins. Les détours étaient nombreux pour trouver des passages praticables. Katvia le somma d'aller plus vite. Le guide prit l'air contrarié. Le groupe s'était entassé sous plusieurs capes tendues comme des bâches entre les troncs tortueux. Le moral était bas.
La pause fut courte. Tout le monde reprit son cheminement silencieux à la queue leu leu. La pluie continuait forte et continue. Le guide malgré sa connaissance du milieu dut leur faire rebrousser chemin plusieurs fois. Katvia devint de plus en plus nerveux à chaque erreur. Devant un chenal intraversable, il perdit même son sang froid et frappa le guide l'envoyant rouler à terre. Ce dernier se releva en lui jetant un regard de haine pure qui s'effaça quand Katvia releva sa trique. Le guide rampa un peu plus loin et se releva en montrant un petit épaulement de terrain couvert de buissons. Il avança rapidement montrant un chemin. Il distança le groupe d'une trentaine de pas, monta d'un côté pour revenir sur ses pas et prendre une autre trace aussi peu marquée. Lyanne levant un peu les yeux pour regarder où aller, le vit arriver en haut, se retourner, leur faire signe de le suivre et disparaître entre les plantes. Quand il arriva en haut, il se heurta au gardien qui le précédait.
- Et maintenant... On va où ?
Lyanne regarda à son tour. Sous le rideau de pluie qui grisait l'horizon, le guide avait disparu. L'arrivée de Katvia ne rassura personne. Il tempêta, vitupéra, hurla au guide de revenir mais rien n'y fit. Ils se retrouvèrent seuls dans ce labyrinthe d'eau et de boue. Lyanne sentit la peur des hommes. Il entendit l'un ou l'autre chuchoter l'histoire des patrouilles perdues dans ces terres incertaines.
- On va tous crever.
Katvia se retourna violemment en exigeant de savoir qui avait dit cela sans obtenir de réponse.
Ce fut Ziepkaar qui interrompit ses vitupérations :
- Ben... Ya qu'a suivre le courant... On arrivera à la mer.
Le regard de Katvia fut le seul à s'illuminer. Les autres n'étaient pas plus rassurés par cette option que par celle d'attendre.
- On a des vivres pour trois jours. En se rationnant on peut tenir six. On va faire ce que dit l'enfant. Là on avisera.
Les visages se fermèrent mais aucun n'osa désobéir. Chacun se mit à scruter l'eau. Seul Lyanne regarda vers le ciel. Les nuages couraient encore nombreux. Il les sentait moins épais. Il espérait que la pluie cesse avec la fin du jour.
Sounka fut le premier à donner la direction. Katvia l'associa à un gardien et les envoya ouvrir la route. Lyanne se retrouva au milieu du groupe. L'avancée devint rapidement difficile. Ils devaient souvent marcher dans la boue ou dans la vase.
Quand la nuit arriva, ils n'avaient que très peu progressé. Katvia fit dresser un bivouac sur le seul espace à peu près plat qu'il trouva. Heureusement la pluie se transforma en crachin.
- On devrait faire du feu !
La remarque de Lyanne fit apparaître quelques sourires crispés.
- T'as qu'à essayer, toi qu'es si fort...
- J'ai repéré des herbes comme celles de mon pays. Je dois pouvoir les allumer malgré la pluie.
Katvia haussa les épaules en signe d'assentiment :
- Il ne faut pas aller trop loin...
Lyanne hocha la tête et s'éloigna d'une dizaine de pas. Il trouva une sorte de buisson bas qui lui évoqua le bois de la forge de Kalgar. Il en fit un tas.
- T'vas faire comment  ? T'as même pas de pot à feu !
- Écarte-toi, répondit Lyanne au gardien qui le surveillait. C'est un des secrets de mon peuple.
L'homme s'éloigna en grommelant. Lyanne se pencha, cachant aux autres ce qu'il faisait. Bientôt une fumée blanche s'éleva. Elle fut suivie du bruit du crépitement du petit bois qui s'enflamme.
Quand Lyanne se releva, un bon feu éclairait la nuit naissante.
Si les gardiens se précipitèrent pour se chauffer, Katvia regarda Lyanne qui allait voir Sounka, de plus en plus surpris.
Avec la nuit, arriva l'angoisse. Autour d'eux, ils entendaient des bruissements, des grognements. Ils firent un tour de garde sur l'ordre de Katvia qui les engueula de prêter l'oreille aux légendes de vieilles femmes. Il affirma péremptoire que le monstre des marais n'existait pas.
L'attaque eut lieu au milieu de la nuit. Une des deux sentinelles donna l'alerte avant de mourir. L'engagement fut violent. Ziepkaar hurla quand une lance se leva au-dessus de lui. Elle n'atteignit jamais son but. Une gueule énorme se referma sur la lance et son porteur, faisant craquer les os en un bruit écœurant. Un rugissement acheva de mettre en fuite les assaillants qui furent poursuivis par le monstre.
Le feu avait été dispersé pendant l'engagement. Le regroupement des gardiens prit du temps. Katvia fit l'appel : quatre noms ne répondirent pas. Puis il repéra ses trois prisonniers qui revenaient  avec des branches assez rougeoyantes pour redonner du feu.
- Vous n'êtes pas blessés ?
- Rien qu'une égratignure, répondit Sounka. La lance m'a raté de peu et puis le monstre est arrivé.
- Tu l'as vu ?
- C'était énorme. J'ai vu une gueule pleine de crocs.
- Moi aussi, j'l'ai vu. C'était gros comme une montagne, s'exclama Ziepkzaar.
- Et toi, tu ne dis rien, demanda Katvia en regardant Lyanne.
- J'en ai assommé un... Et puis c'est arrivé. J'ai entendu le bruit de ses mâchoires et la fuite des autres. Le temps que je me ressaisisse, tout était fini.
Les gardiens survivants firent des récits parfois contradictoires.
- Peut-être vont-ils revenir ?
- Je ne crois pas, dit Katvia. Mais nous allons veiller.
- Qui nous a attaqués ? demanda Lyanne. J'aime savoir qui je tue et pourquoi.
- Ce sont les hommes des marais. Le guide était l'un d'entre eux. Ces bâtards ont un sens de l'honneur particulier.
- Ils nous ont attaqués parce que vous l'avez frappé, si je comprends bien.
Katvia ne répondit rien. Il détourna la tête pour aller s'occuper des survivants.
Ziepkaar prit la main de Lyanne et l'attira vers lui. Lyanne se pencha pour entendre Ziepkaar lui murmurer à l'oreille :
- C'est toi qui nous a sauvés. Ya qu'toi pour faire ça.
Quand le jour se leva, la pluie avait cédé la place à un ciel bas et gris. Le vent s'était mis à souffler en rafales. Les gardiens passèrent la matinée à faire une sépulture pour leurs compagnons morts au combat. Pendant ce temps, Lyanne et ses deux compères explorèrent les environs. Ils trouvèrent plus d'une dizaine de corps morts. Affreusement mutilés, ils témoignaient de la violence de ce qui était arrivé.
- Regarde, des traces de pas, fit remarquer Sounka.
Lyanne se pencha pour les examiner.
- On dirait plutôt un animal.
Il fit quelques pas en suivant les traces.
- Ce sont des traces de loups...
- Mais elles sont énormes, s'exclama Ziepkaar.
- Oui, répondit Lyanne. La meute de loups noirs est passée par ici.
Quand les gardiens eurent terminé leur cérémonie, Lyanne fit part de la découverte à Katvia.
- Les loups sont passés. Ils ont trouvé le chemin. Si nous les suivons, nous passerons.
- Mon pisteur est mort, répondit Katvia. Il vaut mieux aller vers la mer.
- Je sais suivre la piste qu'un autre a tracée.
Katvia le regarda curieusement. Il sembla peser le pour et le contre.
- Bon, on va te faire confiance... dit-il enfin.
Ils se mirent en route. Lyanne était devant. Devant ses yeux d'or, la piste était évidente. Il marchait vite. Quand vint le soir, ils s'installèrent sur un petit tertre. De nouveau Lyanne alluma le feu. Ils firent cuire des tubercules qu'ils avaient ramassés lors d'une pause.
Katvia semblait nerveux. Il fit signe à Lyanne de venir le voir.
- La piste des loups est une bonne piste. Nous avons bien progressé. Si demain nous marchons aussi bien, nous devrions sortir d'ici. Alors je devrais te remettre aux militaires, puisque tu es un voleur de bateau.
- Oui, tel est ton devoir.
Katvia remua sur son siège.
- Je pensais que si demain quand nous serons près de la sortie des marais, vous vous enfuyiez... Je n'aurais pas les hommes pour vous poursuivre...
- Je comprends... Mais je suis venu de très loin pour trouver cette terre. Alors fais ton devoir. Tu diras ce qui s'est passé.
- Les militaires ne sont pas les gardiens. Ils sont très durs. Tout le monde tremble devant eux. Seule la reine ou le roi ont autorité.
- J'entends... Je vais réfléchir.
Lyanne resta en silence. Katvia l'interrogea au bout d'un moment :
- Tu avais quelque chose à me dire ?
- Oui. Des hommes nous ont suivis. J'ai vu leurs silhouettes. Ils sont très discrets. Je les sens. Je crains une autre attaque.
Katvia jura plusieurs fois.
- À combien les estimes-tu ?
- Je dirais deux fois comme hier.
Après une nouvelle bordée de jurons, Katvia remercia Lyanne.
- Nous allons nous mettre en position de défense. Nous vendrons chèrement nos vies.
- Laisse-moi aller repérer avant de bouger. Cela rendra la défense plus facile.
Katvia acquiesça et commença à donner des ordres.
Lyanne s'éloigna du campement tranquillement comme quelqu'un qui va se soulager. Une fois accroupi, il se déplaça sans bruit devenant ombre dans le crépuscule. Il contourna les hommes des marais et se présenta à eux en arrivant dans leur dos.
Le premier qui le vit attaqua en hurlant et se retrouva immédiatement assommé aux pieds de Lyanne. Deux autres subirent le même sort avant que s'avance un homme.
- Qui es-tu, toi qui sais te battre ?
- Je viens en paix vous proposer de vous laisser la vie.
- Tu es seul... Nous sommes nombreux.
- Tu as vu ce qui est arrivé. Je peux faire pire. Je peux appeler le monstre qui est venu hier soir et pas un de vous ne survivra.
Lyanne entendit murmurer ses interlocuteurs.
- J'entends tes paroles, homme qui sait se battre. L'honneur a été bafoué. Seul le sang peut laver l'offense. Tu n'es pas celui qui nous a insultés. Pars, nous ne combattrons pas. Reste, tu deviendras notre ennemi.
- Alors nous allons nous combattre.
Lyanne n'avait pas fini de parler que tous l'attaquèrent.
Dans la nuit, le combat fut violent. Les hommes des marais luttèrent bravement mais ils ne faisaient pas le poids devant Lyanne. Les deux derniers qui tentèrent de s'enfuir ne virent même pas la mort arriver.
De retour au campement, il répondit à Katvia qui l'interrogeait :
- Ils sont dans l'incapacité de se battre. Nous pourrons dormir tranquille.
- Mais tous ces cris et ces bruits de combat ?
- Ils ont rencontré un ennemi plus fort qu'eux.

Comme l'avait annoncé Lyanne, la nuit fut tranquille. Le vent avait dispersé une grandeur partie des nuages. Ils se remirent en route avec un certain entrain.  La perspective de sortir vivant de ce lieu de mort les stimulait. Alors qu'il passait un ruisseau en milieu d'après-midi, Lyanne remarqua que Katvia et ses hommes étaient maintenant loin derrière. Il se tourna vers Sounka et Ziepkaar :
- Sounka, vois-tu ces traces ? Elles vous conduiront en lieu sûr. Les loups noirs seront vos amis.
Il interrompit Ziepkaar qui voulait dire quelque chose.
- Le moment est venu de se séparer. Nous nous reverrons bientôt.
Lyanne les regarda partir.
Quand Katvia arriva, il demanda :
- Où sont les autres ?
- Ils sont plus loin sur le chemin. Ici la terre est ferme. Bientôt tu trouveras tes repères.
Lyanne se remit en marche. S'appuyant sur son bâton, il monta une marche de pierre. Il vit les traces légères des pas de Ziepkaar et celles un peu plus nettes de Sounka. Elles devenaient indiscernables sur la dalle rocheuse sur laquelle il s'engagea. Plus loin, il vit sur sa gauche les traces de rochers en rochers. Regardant à droite, il découvrit un chemin bien tracé. Se retournant, il le vit longer la marche de pierre et s'éloigner vers les marais. Il s'arrêta, regarda Katvia et lui dit :
- Ce chemin semble conduire vers les tiens.
- Tu as choisi...
- Oui. J'irai au bout de ma quête.