samedi 22 février 2014

Le seigneur Etouble regardait ce manant prosterné devant lui. On le lui avait amené pour qu'il entende de sa bouche les terribles nouvelles. Le Gragon qui avait été vu à Ainval aurait attaqué un mibur de ses troupeaux. Il jouait avec la dent de Gragon encore pleine de sang que son conseiller lui avait donnée. La bête qui avait de telles dents ne pouvait être que redoutable. La rumeur avait précédé le serf. Toute la ville était en émoi. On disait comme toujours n'importe quoi. Tout se mélangeait. Ce qui était arrivé à Saraya posait questions. Etouble avait reçu un messager personnel du général. Un peuple d'hommes en blanc les avaient attaqués et vaincus dans la ville citadelle de Ainval considérée comme imprenable. Ils étaient arrivés et repartis avec la neige. La plaine avait eu beaucoup de pluie et de vent sans être recouverte de blanc. Le Gragon ou dragon, Etouble ne savait pas bien ce qu'il fallait dire, avait été vu lors de cette bataille accompagnant les troupes d'un roi-dragon qui depuis serait reparti dans ses terres après avoir signé un traité avec Saraya. Etouble se sentait mal à l'aise avec cette nouvelle. Il avait bien fait de faire venir ce manant pour entendre de sa bouche le récit de l'attaque. En fait, il n'avait rien vu hormis une grosse masse sombre qui avait enlevé le mibur. Ce qui intéressait plus Etouble était la présence d'un étranger. En ces temps troublés, toute présence insolite pouvait être un signe de danger. Etouble l'avait fait convoquer. Restait à le trouver. L'étranger, qui se disait forgeron, avait été vu avec le manant quand ils étaient arrivés à la ferme. Il avait corroboré la version du gardien et avait repris son chemin. L'intendant dans son rapport, avait signalé qu'il était parti vers la ville. Etouble avait envoyé sa police à sa recherche.
Ils retrouvèrent Lyanne chez un forgeron de la ville. L'homme était grossier et malhabile. Son seul atout aux yeux de Lyanne était de l'avoir accepté comme compagnon. Avant l'arrivée des sergents de ville, il avait fait en deux jours ce que l'autre faisait en dix jours. Si le forgeron avait vu arriver avec angoisse le pandores, il fut  heureux de les voir emmener Lyanne. Il pensa qu'il n'aurait pas à le payer et que cela serait tout bénéfice pour lui.
La patrouille qui l'avait retrouvé, était composée de brutes dont le crâne épais ne comprenait que peu de choses. Ils avaient eu l'ordre de le ramener, pas de le rudoyer. C'est ainsi qu'il l'encadrèrent jusqu'au château  du Seigneur. En voyant la grosse bâtisse aux murs épais, sans grâce aucune, Lyanne pensa que son propriétaire devait lui ressembler. Il ne fut pas déçu.
Etouble était râblé. Son visage, couvert de cicatrices récupérées au combat, avait de quoi faire peur. Par moment, un tic lui déformait les traits, transformant sa face en un masque grimaçant. L'épée au côté, prête à être dégainée, était une solide rapière efficace et sans beauté. Il reçut Lyanne dans une pièce enfumée et sombre.
- Qui es-tu ? lui demanda Etouble.
- Un passant, répondit Lyanne debout entre deux gardes.
Derrière eux une troupe dépenaillée vivait bruyamment sa vie quotidienne, les obligeant à élever la voix. Etouble fronça les sourcils :
- Tu viens d'où ? Tu fais quoi ?
- Regarde cela, lui répondit Lyanne en lui tendant une plaquette
Le seigneur prit l'objet, le regarda et sursauta en reconnaissant le sceau de Saraya.
- Comment t'as obtenu cela ?
- J'ai travaillé pour lui et pour sa reine. J'ai forgé une arme.
Etouble se renfrogna. Le document qu'il avait en main, était un laissez-passer et un ordre de rendre-compte.
- Tu as rencontré le Général ?
- Oui, j'ai même mangé à sa table.
Lyanne sentit la bouffée de jalousie emplir son vis-à-vis. D'un geste brusque, il lui rendit sa plaquette.
- Qu'as-tu vu là-bas ?
- Peu de choses, je l'ai déjà dit à vos serviteurs.
- As-tu vu la bête ?
- Ce que j'ai vu, c'est son ombre sur le sol, une très grande ombre.
- Je ne sens pas ta peur.
- Où était la menace ? Dans mon pays, j'ai déjà vu un tel être. Chez nous, on dit que les légendes sont en train de prendre vie. Partout dans la ville les gens m'ont parlé de gragons, mais tout le monde ignore la légende. La connais-tu ?
Etouble fut décontenancé. Il s’attendait à voir quelqu’un d'impressionné de se trouver en face d’un puissant seigneur et il se retrouvait en position de celui qu’on interrogeait. Ce n’était pas normal. Ce forgeron n’en était peut-être pas un, peut-être était-ce un agent de Saraya qui faisait le tour du royaume pour le compte du roi. Il décida de le mettre à l’épreuve, tout en tirant bénéfice de la situation. Il posa de nouvelles questions à Lyanne sans tirer d’autres renseignements intéressants. Il lui parlait du vieux barde qui devait connaître toutes ces légendes poussiéreuses mais le rencontrer voulait dire qu’il fallait une contrepartie… Une épée par exemple, celle de la reine était fameuse.
- J'entends bien ta demande, seigneur Etouble. Une arme puissante est une chose difficile et exigeante qui a un prix. La reine y a laissé certaines choses auxquelles elle tenait. En la voyant, je me suis demandé qui sert qui.
Etouble eut un regard étonné. Que voulait dire cet homme avec son discours sur les armes ? Une épée est une épée, et tous les mages qui étaient passés trop près de lui n’avaient pas survécu à la traversée d’une bonne et robuste lame dans leurs entrailles.
- Fais-moi une arme et je dirai au vieux Nivyou de te raconter toutes les légendes qu’il sait… Ce vieux radoteur n’est d’ailleurs bon qu’à ça, dit le seigneur avec mépris.
- Comme tu le souhaites, mais sache que si moi je me contente de cela, ton arme sera peut-être plus exigeante.
Etouble se mit à rire d’un rire sonore qui fit se tourner les têtes. Lyanne sentit la vague de panique envahir les esprits en même temps que le silence se faisait. Son marteau fut dehors avant que l’épée de Etouble ne soit arrivée à sortir de son fourreau. Le tintement métallique fut bref et Etouble regarda sans comprendre le bout d’épée qui lui restait en main.
- Crois-tu, Seigneur Etouble, dit avec emphase Lyanne, que le roi Saraya m’aurait convié à sa table sans de bonnes raisons. Je ferai une épée pour toi, tu as proposé un marché, alors tiens ta promesse. Dans trois jours tu auras une arme comme tu n’en as jamais rêvée.
Ayant dit cela, sans attendre, Lyanne se retourna et s’en alla en remettant son marteau arme à sa ceinture, sous le regard médusé des hommes de Etouble qui n’osèrent pas intervenir devant l’immobilité de leur seigneur. Sentant le feu, Lyanne se dirigea vers la forge. Elle était dans un appentis un peu plus loin pour que le feu ne puisse se transmettre au château en cas d’accident. Il vit une sorte de géant, noir de poil et aux muscles proéminents qui s’échinait à taper sur du métal qu’il martyrisait.
- Tu frappes comme un sourd, dit Lyanne à l’homme. Tu ignores le cri du métal. Il souffre.
L’homme se retourna furibond et resta interdit, le marteau levé, en regardant Lyanne.
- TU… tu… tu es l’homme au marteau sacré, dit le forgeron en posant un genou à terre.
Ce fut au tour de Lyanne d’être surpris.
- Que dis-tu ?
- Je sais qui tu es… Je suis passé chez les Ouatalbi et j’ai appris d’un maître qui avait appris de l’homme au marteau sacré capable de faire des objets porteurs de puissance. Il m’a décrit ce marteau. Jamais je n’aurais pu penser que je te rencontrerais un jour. Ma forge est tienne, homme au marteau sacré.
Des images de forge dans un cratère lui revinrent en mémoire. Il revit Virnita et Ouldanabi. En regardant mieux le géant incliné devant lui, il lui trouva des ressemblances avec le forgeron des Ouatalbi. L’homme disait vrai.
- Donne-moi le métal, dit Lyanne qui déjà se tournait vers le foyer de la forge.
Le feu sembla rugir de plaisir quand Lyanne s’adressa à lui. La pièce fut bientôt comme il le désirait et en quelques coups de marteau bien appliqués, le forgeron Hodent, fils de Saill, vit apparaître le rond parfait de l’anneau qu’il confectionnait pour fixer dans les écuries.
Lyanne lui tendit la pince et l’anneau encore fumant, en lui demandant :
- Montre-moi tes réserves de métal. J’ai une commande pour le seigneur Etouble.
Posant brutalement la métal dans le seau où se refroidit en fumant et en sifflant, Hodent conduisit Lyanne vers un coin de l’appentis. Il traînait là des restes de faux ou de lances qu’il mit de côté.
- Le métal est pauvre, dit le roi-dragon en se relevant. Existe-t-il d’autres choses ?
Ils cherchèrent un moment sous les yeux de quelques soldats venus du château. Lyanne pensa qu’Etouble le faisait surveiller. Il rassembla ce qu’il avait trouvé et en fit un tas qu’il mit dans un creuset.
- J’ai besoin de bois, dit-il à Hodent. Ce feu est trop faible pour mes besoins.
Hodent tapa dans ses mains en hurlant :
- DEGALA ! DEGALA ! DU BOIS ! ET TOUT DE SUITE !
Un enfant sortit précipitamment d’une cachette pour courir vers un coin de la basse-cour et revint en portant des bûches presque aussi grosses que lui. Lyanne fit une grimace de dégoût. Jamais Kalgar n’aurait permis cela. Il ne dit rien et enfourna les bûches au fur et à mesure qu’elles arrivaient. Il laissa un moment le feu pour aller chercher, de la paille et du fumier sous le regard de plus en plus perplexe de Hodent. Lyanne prépara un mélange curieux le fumier avait un rôle à jouer. Il en remplit un seau, exigea de l’eau propre que Degala fut sommé de ramener et fit une sorte de pâte qu’il étendit dans un trou au sol. Se retournant alors vers le feu, il lui parla, disant des mots que personne ne comprit sauf le feu qui monta haut et fort.
La nouvelle s’était répandue de l’arrivée d’un forgeron étranger. Bientôt l'appentis fut entouré d’une foule de curieux, observant ce qu’il se passait.    
Lyanne, tout à sa chauffe, ne fit attention à rien. Dans un creuset sifflait et fumait le métal au contact des braises que Degala attisait du mieux qu’il pouvait. Hodent s’était reculé. La chaleur autour du feu était insupportable au point qu’il faisait arroser le toit de son abri pour qu’il ne prenne pas feu.
Cela dura une partie de la nuit. Plus le temps passait et plus la réputation de Lyanne grandissait. L’homme au marteau sacré possédait le pouvoir de résister au feu qui consumait maintenant les poutres malgré l’eau versée dessus. Il y eut un début de flamme, puis un autre. Les spectateurs reculèrent en poussant des cris. Le feu allait se propager. Lyanne leva la tête, regarda autour de lui l’agitation, puis levant les yeux vit l’embrasement du toit :
- ÇA SUFFIT , ordonna-t-il au feu qui commençait à courir sur les lauzes.
Sous les yeux écarquillés de ceux qui voyaient une catastrophe, le feu se fit rougeoiement, puis simple fumée. Lyanne avait déjà repris sa contemplation de son mélange. Cela dura ainsi toute la nuit. Autour de lui, les réactions allèrent de l’admiration sans borne de Hodent ou de Degala à la haine des peureux qui regardaient cela de loin.
Au petit matin, alors que la lumière du soleil rendait pâle le rouge du feu, Lyanne fit un signe à Hodent. Ils sortirent le creuset du feu et versèrent son contenu dans le creux qu’il avait préparé. Une fumée âcre et piquante s’en éleva.
- Bien, dit Lyanne quand le vent eut dispersé les effluves malodorantes, nous avons maintenant quelques temps. Allons nous restaurer !
Degala, petit homme à tout faire de la forge, servit le repas sous un auvent. Il amena des plats qu’il avait été chercher à la cuisine du maître. Il finissait quand Etouble arriva. Il était entouré de sa cour habituelle. Il paradait.
Si Hodent s’était levé brusquement, Lyanne était resté assis.
- Où en es-tu, forgeron ? demanda le seigneur.
- Le métal repose. Où est le conteur ? Il faut du temps au métal, j’aimerais l’entendre. Cela stimulerait mon travail.
Etouble fit un geste à un serviteur. Celui-ci s’inclina et partit en courant.
- Il va venir. Il va venir. J’espère que l’épée sera à la hauteur de ta réputation et de ton marteau sacré !
La dernière partie de la phrase était dite sur un ton ironique.
- Si jamais tu la rates...
La voix était menaçante. Tous ici la connaissaient. Nombreux étaient ceux qui en étaient morts. Ils furent d’autant plus surpris du rire de Lyanne.
- J’entends tes paroles, seigneur Etouble mais l’épée que je te remettrais sera exceptionnelle. Tu as promis de la prendre quel qu’en soit le prix pour toi. C’est toi qui devrais trembler. Le feu habite mes réalisations.
Ce fut au tour de Etouble de rire, mais son rire sonna faux. Déjà partout couraient des histoires sur ce forgeron qui maîtrisait le feu de son marteau sacré. Les gens du coin tremblaient à l’idée que les esprits pouvaient habiter parmi eux.
- Regarde bien, et vous aussi regardez bien. Je mange, je bois, je respire, je suis homme. Si mon savoir est grand, il est sans lien avec ces esprits que vous craignez tant. Allons, dit-il à Hodent, allons voir le métal.
Quand Lyanne se leva, les gens se poussèrent, même Etouble lui laissa la place.
Il se rapprocha de la forge. Les gens qui étaient autour, venus pour voir le toit qui ne brûlait pas et le métal rougeoyant qui reposait au sol, firent un couloir entre eux. Lyanne s’avança suivi de Hodent qui semblait complètement dépassé par les évènements. Quand Etouble se rapprocha, ce fut un sauve-qui-peut.
Lyanne mit un genou à terre. Il se pencha sur le lingot de métal.
- Bien, bien, murmura-t-il.
Il se releva et regarda Hodent.
- Je pourrais commencer ce soir.
Le serviteur qui s’avança, s’approcha de Etouble et lui murmura quelque chose à l’oreille. Ce dernier eut un petit sourire.
- Le conteur ne veut pas venir, forgeron. Il dit qu’il est trop vieux pour courir dans les cours.
Lyanne jeta un coup d’oeil au serviteur, puis à Etouble et s’adressant au premier, il lui dit :
- Va dire au maître conteur, que j’irai le voir plus tard.
Puis se tournant vers Etouble, il dit :
- Ton maître conteur commande ! Alors je vais forger.
D’un geste vif, il prit son marteau et tapa sur le lingot de métal, doucement. Il rendit un son bref.
Se relevant brutalement, il se tourna vers les badauds :
- PARTEZ ! PARTEZ TOUS !
Il se dirigea vers la forge sans attendre. Attrapant les bûches, il les jeta dans le foyer. Le feu se mit immédiatement à ronfler et à fumer. Des volutes lourdes et malodorantes se répandirent à terre, s’étalant sur le sol. Ce fut comme un signal quand le premier rang en sentit la puanteur. Tous prirent la fuite. Etouble mit un peu plus de dignité mais il ne resta bientôt plus personne.
- Ce n’est pas comme cela que les gens d’ici t’accepteront, dit Hodent.
- Waouh ! Tu m’apprendras, dis, tu m’apprendras ? demanda Degala.
Lyanne lui adressa un sourire.
- Peut-être… si tel est ton désir !
Avec une pince, il dégagea le lingot de sa gangue de boue.
- Je ne comprends pas, maître, dit Hodent, tu as dit que tu forgerais cette nuit et là tu vas le faire.
- Multiples sont les chemins qui mènent au résultat. Si l’un se ferme, l’autre s’ouvre.
Il posa le métal sur la pierre enclume.
- Tu vois, Hodent, là on va pouvoir l’allonger, simplement l’allonger.
Le marteau entra en action. Pour ceux qui étaient dans la cour, s’ils entendirent le bruit, ils ne virent rien. La fumée lourde et opaque continuait à cacher l’intérieur de la forge à leurs yeux.
Le martelage dura toute l’après-midi, entrecoupé du bruit des soufflets.
Hodent ne quittait pas des yeux le métal qui s’étirait, se pliait, s’étirait à nouveau. Il ne comprit pas pourquoi Lyanne après certaines chauffes passaient des herbes sur le métal puis le plongeait dans l’eau. Il ne comprenait pas, mais il enregistrait, se disant qu’il ferait lui aussi de belles armes s’il imitait l’homme au marteau sacré.
À la fin de la journée, un longue barre de métal était posée sur la pierre. Lyanne l’avait refroidie une dernière fois dans l’eau.
- Regarde bien, Hodent, avec une telle matière tes épées seront les meilleures. Je sais que tu retiendras tout cela.
Regardant le ciel, il ajouta :
- Le soleil va bientôt se coucher. Arrive l’heure des légendes. Je vais aller voir le conteur. Je te laisse la barre. Surveille-la bien.

samedi 15 février 2014

Lyanne avait repris son chemin. Ce séjour dans son antre lui avait fait du bien. Cela lui avait permis surtout de comprendre que le passé était une page tournée et que depuis qu’il avait fait Shanga, il n’y était plus lié. Sa quête devait le mener vers une autre chose.    
Il volait sur les ailes du vent allant vers là où le soleil sortait de terre. Il était maintenant libéré de la soif de l’or.
Sabda avait un savoir différent de celui de sa mère. Elle portait en elle le secret des parfums. Elle avait par différentes préparations, amené Lyanne vers une paix intérieure. Elle lui avait dit :
- Je sais que jamais tu ne seras mon compagnon. Tu es tellement autre. Mais j’ai senti ce que disaient les esprits. Tu es une âme sœur.
Devant l’incompréhension de Lyanne, elle avait continué.
- Ma mère a œuvré pour que tu vives. Elle a lié ainsi son âme à la tienne. Quiloma a œuvré pour que tu vives, même s’il ne le savait pas. Je suis leur fille. Nous sommes liés depuis avant que je naisse. Aujourd’hui, je fais ce pourquoi je suis née : aider. J’ai senti avant que les charcs n’arrivent qu’un évènement perturbait le monde. J’ai senti que tu étais impliqué mais je te croyais loin, très loin. D’ailleurs tu étais loin mais pas de la manière où je le pensais.
Lyanne se rappelait qu’il lui avait fallu du temps pour se retrouver. Sabda l’impressionnait comme la Solvette. Elle avait ces capacités à ressentir et à soigner auxquelles il devait d’être de nouveau lui.
Ce temps passé en vol lui faisait du bien. L’exercice physique avait un effet relaxant. Sa quête était importante. Il ne ressentait cependant aucune urgence. Il s’arrêta chez la Tchaulevêté. Ce fut un temps simple et convivial. Tchavo, heureuse de sentir que sa sœur et leur père allaient bien, fut une hôtesse parfaite. La neige avait beaucoup fondu quand Lyanne décida de repartir. Les deux femmes l’accompagnèrent. Tchavo voulait voir Lyanne devenir dragon. Elle battit des mains quand le grand dragon rouge décolla. Lyanne était porteur d’un message pour Vodcha et son père. Il les retrouva dans la petite maison dans la forêt. Maester allait bien. Vodcha fut heureuse de voir Lyanne. La guérisseuse regarda le roi-dragon avec étonnement :
- Je te pensais loin, près de celui qui est comme une montagne.  
Lyanne fut surpris de cette remarque.
- Mais femme, où est ce personnage ?
- Je ne sais pas, grand être, la vérité est en toi.
Quand il repartit, Lyanne avait l’esprit empli de cette question. Où devait-il diriger sa quête ? Salcha avait désigné la direction du soleil levant. Il reprit cette direction. En survolant Ainval, il eut un sourire. Il sentit en dessous de lui la puissance contenue de Salcha.
Il arriva avec le lever de soleil au-dessus du coteau rejoignant la plaine. Il se laissa planer pour se poser en haut de la pente. Au loin, il avait vu une ville.
Lyanne avait repris forme humaine une fois la bête avalée. Il avançait dans la forêt se dirigeant vers la lisière quand il vit un autre homme. Sans se dépêcher, ni tenter de l’éviter, Lyanne continua son chemin. Il désirait rejoindre la route. La ville lui semblait une bonne opportunité pour en apprendre plus sur celui qui est grand comme une montagne. Il pensait à une légende locale, d’ici peut-être ou d’ailleurs plus loin vers le soleil levant.
L’homme l’entendit et se retourna. S’il avait le teint hâlé des gens qui vivent dehors, il avait le regard apeuré des gens pauvres qui attendent le prochain coup du sort.
- Tu l’as vu ? demanda-t-il à Lyanne.
- Vu qui ?
- La bête qui a attaqué le mibur !
- Une bête ?
- Une bête volante ! J’ai vu une grande ombre noire juste avant l’aube plonger vers le mibur qui s’était éloigné du troupeau. J’avais jamais rien vu d’aussi gros.
- Tu gardes les troupeaux ?
- Oui, je suis au Seigneur Etouble.
- Son nom m’est inconnu.
- D’où viens-tu pour ne pas connaître le Seigneur d’ici. Il a guerroyé sous les ordres de Yas qui l’a récompensé en lui donnant de nombreux fiefs.
- Je viens de très loin. Son nom est inconnu dans mon pays. Le nom de Yas est connu. Ses armées sont arrivées dans nos vallées.
- Il faut que je retrouve ce mibur ou ce qu’il en reste. Si je reviens sans, je vais me faire écorcher vif !
Lyanne vit le regard du gardien s’emplir de terreur à l’idée de retourner vers son maître.
- Si tu racontes ce que tu as vu, il comprendra.
- Non, tu ne le connais pas. Je ne peux rentrer sans savoir.
- J’ai bivouaqué non loin d’ici. J’ai entendu beaucoup de bruit ce matin. J’ai pensé à des bandits, puis tout est redevenu silencieux et personne ne s’est montré.
- Et c’était loin ?
- Viens, lui répondit Lyanne en faisant demi-tour. S’appuyant sur son bâton de pouvoir encapuchonné, il remonta la pente qu’il venait de descendre. Il se dirigea vers la clairière où il avait mangé sans y aller. L’homme qui le suivait, dit :
- Par là, il y a un espace dégagé ! Vu sa taille, la bête n’a pas pu se poser ailleurs.  
Prenant les devants, il prit la direction qu’il indiquait. Lyanne le suivit jusqu’à la clairière. Le jour était maintenant tout à fait levé. Il découvrit en même temps que l’homme la flaque de sang au sol.
L’homme tomba à genoux en se prenant la tête entre les mains :
- C’est pas possible ! C’est pas possible !
Lyanne s’approcha de lui.
- Mais c’est un mibur, simplement un mibur et tu étais impuissant devant une telle bête.
L’homme continua à se lamenter un moment. Le monde extérieur avait disparu pour lui. Il ne cessait de répéter :
- Il va m’écorcher vif ! Il va m’écorcher vif !
Lyanne se sentit bouleversé par ce qui arrivait. Sa faim de dragon avait des conséquences imprévues. Jusque-là, il n’avait mangé que des bêtes sauvages ou des bêtes prévues pour lui. Les souvenirs du jeune dragon remontèrent à la surface. Il avait déjà chassé comme cela et avait trouvé cela normal. Faire Shanga n’avait pas que des avantages, pensa-t-il. Sa conscience lui disait qu’il ne pourrait pas se rassasier comme il le voudrait dans cette plaine à la dense population. Il mit sa main sur l’épaule de l’homme et dit :
- Je vais t’accompagner et je dirai que j’ai vu la bête. Nous connaissons un être comme cela dans ma vallée, nous l’appelons dragon.
À ce nom, l’homme releva la tête :
- Un Gragon ? Comme dans la légende ?
- J’ignore tout de la légende du Gragon, répondit Lyanne.
- Je la connais mal, mais ma grand-mère me racontait que le Gragon viendrait me chercher, si je n’étais pas sage, pour m’emmener et me dévorer.
- Oui, ce que tu as vu pourrait être comme ce Gragon dont tu me parles.
- Le Seigneur Etouble ne voudra rien entendre. Perdre une bête est passible de mort ! Je suis perdu !
- Tu pourrais le dédommager.
- Je n’ai rien, répondit l’homme, même ce que j’ai sur le dos vient de lui.
- Que sais-tu d’autre sur les Gragons ? demanda Lyanne en s’interrogeant intérieurement sur ce qu’il pourrait faire pour éviter la colère d’un seigneur qui avait droit de vie et de mort.
- Les Gragons volent la nuit. Ils sont très grands, certains sont grands comme des montagnes. Celui-là doit être un petit s’il s’est contenté d’une seule bête.
Lyanne sursauta en entendant « ...grands comme des montagnes ». Il fallait qu’il en sache plus. Il eut une idée. Pendant que l’homme contemplait la tache que faisait le sang sur le sol, il fouilla tout autour du bout de son bâton. Il sortit de sa besace un croc de crammplacs et le laissa tomber à terre. Il appela l’homme :
- Regarde-là ce que je viens de trouver...
L’homme vint voir et fut comme hypnotisé par la dent qui gisait au sol.
- Oui ! Oui ! haleta-t-il, ça pourrait bien être au Gragon.
Il la ramassa.
- Mais c’est lourd !
- Si la bête est comme tu le décris, cela me semble normal. Trempe-la dans le sang, cela sera plus convaincant.
L’homme lui jeta un regard reconnaissant.
- Avec ça j’ai peut-être une chance.
- Je viens avec toi pour confirmer tes paroles.
L’homme regarda Lyanne comme s’il le voyait pour la première fois :
- Qui es-tu ?
- Je suis un forgeron, répondit Lyanne. Je cherche à découvrir le monde. Je m’arrête là où je peux travailler un temps et je repars quand mes yeux sont lassés du paysage.
- T’es un homme libre, alors ?
- Oui. Je suis mon maître.
L'homme reprit sa contemplation de la dent de crammplacs. Plus grande que ses mains, elle pouvait servir de dague en cas de besoin. C'est le rôle que Lyanne lui réservait jusque-là. Maintenant qu'elle était couverte de sang, elle allait pouvoir alimenter la légende des Gragons.    

mardi 11 février 2014

Lyanne avait écouté Salcha. Il s'était mis en marche vers le soleil levant. Ne voulant pas se montrer sous sa forme de dragon, de peur de faire peur, il marchait. Après un dernier briefing avec le prince Fays et les princes-dixièmes, il était parti seul. Cette quête le concernait lui et lui seul. Il avait écouté les arguments de ses princes, tout en refusant de leur donner raison. Il les avait rassurés. Avec son bâton de pouvoir, il restait en contact avec eux. En cas de besoin, il reviendrait à tire-d'aile.
Il marchait maintenant depuis une main de jours. C’était une marche solitaire et ennuyeuse. Après avoir quitté les profondes entailles de la vallée où était Ainval, il était descendu dans une plaine. La terre y était riche, les cultures nombreuses. Avant de descendre le coteau qui la surplombait, il avait admiré le paysage et repéré sa route. Des bois parsemaient l’horizon et des villages, repérables par la fumée de leurs feux, formaient un réseau assez dense. Il pensa qu’il devait y avoir de nombreuses routes et chemins. Salcha avait montré une direction, il comprit que la suivre ne serait pas toujours évident. Si la forêt qu’il quittait lui avait permis de progresser en ligne droite, il en serait différemment dans la plaine. Il se voyait mal traverser champs et villages sans dévier. Et puis il y avait un deuxième problème. Dans les forêts, Lyanne chassait, un peu pour son corps d'homme et beaucoup pour le dragon. Dans un milieu aussi ouvert, comment allait-il faire ?
Le malaise s'installa en lui alors qu'il descendait dans la plaine. Une crainte diffuse venait de l'envahir. Sa première idée se focalisa sur les dangers de ce voyage. Le pays était encore en guerre. Les généraux qui se disaient roi, continuaient à se battre. L’hiver les avait calmés. Il restait quand même des troupes en armes un peu partout. Pour éviter de devoir se battre tout le temps, il avait obtenu un sauf-conduit de Saraya. C’était une sorte d’écusson qu’il portait au bout d’une cordelette. Cela lui éviterait probablement des ennuis jusqu’à ce qu’il sorte du territoire contrôlé par les armées de Saraya. Jusque là, il avait évité les villages et les endroits trop dégagés. Il regarda le ciel qui s’assombrissait. La nuit arrivait. Il avait vu un troupeau non loin. Le ciel couvert, sans lune, lui serait favorable. Demain, il n’aurait plus faim… pour quelques jours. Il avait été étonné de voir ce que consommait un corps de dragon. Il avait un gros besoin d’énergie. Les légendes disaient que les dragons pouvaient jeûner plus longtemps que la vie d’un homme. C’était peut-être vrai mais Lyanne ne se voyait pas essayer.
Comme il était près des habitations, il se fit un campement sommaire dans un petit bois pour attendre la nuit. La neige n’était pas arrivée jusque là. En entendant du bruit, il se dissimula. Des hommes approchaient. Assis sur une branche maîtresse, Lyanne observa. Mal habillés, sales et dépenaillés, les nouveaux arrivants avançaient relativement sans bruit. Ils portaient de l’or. L’odorat de Lyanne était infaillible sur ce point. Depuis qu’il avait fait Shanga, il s’était calmé, ne courant plus après des trésors dont il n’avait pas besoin. Il n’était pas un dragon lié, ni un dragon libre, il était roi-dragon et son trésor était le peuple qu’il dirigeait. Il repéra sans mal les sacs lourds de métal précieux qu’ils transportaient. Ils en avaient chargé un mibur. La brave bête soufflait bruyamment tandis qu’ils la poussaient à avancer :
- Ici ! Ce sera parfait, dit celui qui portait une des lumières.
- T’es sûr qu’on nous voit pas du village ? demanda un autre.
- T’inquiète, quand ils nous verront, ça sera trop tard, répondit le premier en riant.
Laynne les vit poser les bagages et préparer un campement. Il n’aimait pas cela. Il pensa à une bande de déserteurs prêts à piller. Cela ne l’arrangeait pas du tout. Il avait faim et ces bougres allaient lui gâcher son repas. Il se sentit tiraillé. S’il laissait faire, il pourrait profiter de la confusion pour se régaler, mais l’idée lui déplaisait. S’il agissait, il allait se mêler de ce qui ne le regardait pas. L’idée lui déplaisait aussi, il ne pouvait en prévoir les conséquences. Il prit le parti d’attendre. Si les hommes attaquaient le village, il serait toujours temps d’intervenir tout en restant le plus discret possible. Il ne voulait pas que la présence d’un dragon soit signalée partout dans la région.
Le temps s’écoula doucement. Le mibur attaché à un arbre, renâclait de temps en temps. Lyanne décida de s’approcher de lui. L’animal était un gros et grand mâle. Il pensa immédiatement à une bête volée il y a peu. Il ne s’imaginait pas des gens comme ceux-là prendre soin des bêtes. Sans un bruit quand il fut au-dessus, il commença à se transformer en dragon. L’effet fut immédiat. Le mibur releva la tête, renifla bruyamment, se mit à mugir et, arrachant sa corde, prit la fuite en direction du village pour se mettre le plus loin possible de cette odeur terrible qui venait de lui toucher les naseaux. Il renversa deux hommes en s’enfuyant et alerta tous les autres. Il y eut des cris d’alerte et tous se mirent à courir pour arrêter l’animal qui prenait de la vitesse. Celui qui semblait être le chef, jura et hurla :
- Vite ! Vite ! Mais, bordel, plus vite, il va donner l’alerte…
Tous les hommes se mirent à courir les armes à la main poursuivant le mibur chargé d’or, pour aller attaquer le village. Lyanne qui les avait suivis, les éliminait les uns après les autres d’un coup de marteau en commençant par les moins rapides. Il était aidé par le sol inégal qui piégeait les autres, incapables de voir les mottes de terre dans la nuit. À l’approche du village, il vit sur les palissades les silhouettes des défenseurs. Ils avaient des arcs et attendaient que les assaillants soient à portée de tir. Quand le mibur atteignit les abords du village, les premières flèches volèrent. Lyanne comprit que les archers ne voyaient pas mieux dans la nuit que les assaillants. Il pensa qu’il avait l’avantage. Passant en vitesse de combat, il finit d’estourbir les agresseurs. Dans la nuit, on n’entendit plus que les vagissements d’un mibur affolé et les gémissements des hommes blessés. Les gens du village ne semblaient pas pressés de sortir voir ce qu’il se passait. Lyanne en profita. Devenant dragon, il se rua sur le troupeau qui passait la nuit dans le champ d’à côté. À la troisième bête, il s’arrêta : des hommes avec des lumières avaient trouvé le courage de sortir.
- Là-bas… ! hurla l’un d’eux, y a quequechose de rouge qui attaque les bêtes.
- J’vois rien, répondit une autre voix, mais c’est sûr qu’y a quequechose… Y gueuleraient pas comme ça autrement.
Quand les porteurs de torches arrivèrent, ils ne virent rien de plus qu’un troupeau affolé. Il fallut attendre le matin et la lumière du jour pour découvrir les flaques de sang par terre. Mais Lyanne était reparti.
Il pensait que le ventre plein, il retrouverait sa sérénité. Ce ne fut pas le cas. Le malaise persistait. C’est comme… C’est comme… il avait déjà senti cela mais sans vraiment pouvoir préciser.
Il décida de s'arrêter avec le jour. Un bois l'accueillit. Malgré la chute des feuilles, il trouva un refuge entre les troncs serrés d'un groupe de résineux. Il était tranquille. Personne ne le trouverait ici.
Il resta deux jours entiers à observer les environs. La région était traversée de groupes armés qui semblaient se suivre ou se poursuivre. Mais qui poursuivait qui ?
Il médita sans se faire voir. La question qui l’obsédait plus que savoir ce qu’il cherchait était de comprendre ce malaise qui ne faisait que croître en lui. Il sentait… Il sentait… Ce tiraillement intérieur qui devenait une déchirure, une brûlure, le dragon l’avait déjà senti avant… avant Shanga. Son esprit s’ouvrit à l’esprit du jeune dragon… Les souvenirs affluèrent. L’or ! L’OR ! Quelqu’un en voulait à son or ! Son sang ne fit qu’un tour avant de bouillir. Il sentit la colère, il devint colère. Dans la nuit, ce fut un rugissement puis un jaillissement de crocs et de griffes qui anéantit presque la troupe en armes qui patrouillait dans la plaine. Les survivants racontèrent qu’ils avaient croisé la route d’un monstre rouge qui avait disparu dans le ciel en rugissant. C’était tellement gros que plus de la moitié des hommes étaient morts de son simple passage.
Le dragon aveuglé par sa rage volait de toute la puissance de ses muscles. Son trésor, quelqu’un voulait toucher à son trésor. Il fit en peu de temps ce que le marcheur avait fait en cinq jours. Lyanne reprit le contrôle de lui-même quand la douleur envahit son corps trop sollicité. Cette réaction d’avant Shanga l’avait surpris. Il ne la pensait pas possible. En lui persistait la tension, intense, violente, de la colère. Il savait pourtant qu’il était trop loin de son ancienne grotte pour être efficace. Combien de jours lui faudrait-il ? hurlait le jeune dragon en lui pour espérer sauver son trésor. Lyanne entendit l’homme en lui dire que, s’il existait un moyen, seul le roi-dragon pouvait le connaître. Si cela ne calma pas ses ardeurs de vol, une écoute se fit. Oui, il existait un moyen… le même que celui dans les Montagnes Changeantes. Ce pouvoir était le sien. Il se força à l’immobilité du planeur, reposant son corps. Il ne lutta plus avec le vent venu avec la neige. Il ne lutta plus avec lui-même. Il lui fallait simplement être ce qu’il était. Il concentra son esprit sur l’étendue d’eau recouvrant son trésor. Avant même qu’il ait fini de l’évoquer, il la vit. La neige et le froid avaient bien habillé de blanc la vallée et la forêt. La nuit était encore noire. Pourtant sous son regard d’or, il vit…
Un campement s’était installé à l’orée de la forêt. Alors que l’hiver arrivait, tous les habitants habituels avaient pris leurs quartiers d’hiver dans des lieux plus hospitaliers, laissant le froid et le gel garder les lieux pour eux. Il sentit les esprits de nombreux hommes remplis d’avidité et de violence. Ils avaient le plan de détourner l’eau que la glace figeait puis de creuser pour déterrer le trésor,       sûrs que personne ne viendrait les déranger pendant l’hiver. Ils étaient assez nombreux pour réussir malgré des pertes déjà importantes. La moindre erreur pouvait se révéler fatale dans ce couloir où le vent venu du froid congelait un humain en quelques minutes. Déjà un barrage avait détourné le cours d’eau qui maintenant formait une cascade gelée plus loin. Les travaux devaient durer depuis plusieurs jours. Une cuvette de bonne taille était déjà vidée de sa glace. Sans eau courant sous la surface, le lac ne pouvait que geler. Les pilleurs pensaient creuser un puits d’accès au fur et à mesure que l’eau gèlerait. Le matin se levait quand la foudre rouge s’abattit sur eux. Si certains tentèrent de résister, la majorité mourut avant d’avoir compris. Quelques uns prirent la fuite. Lyanne les laissa. Sans logistique, ils seraient morts en quelques jours. Peut-être un ou deux plus vaillants, plus résistants et plus aguerris arriveraient à s’en sortir. Ce serait même une bonne chose. Rien ne vaut un bon récit de rencontre avec un dragon en colère pour calmer les imaginations les plus aventureuses.
Lyanne, grand dragon rouge, était posé au bord du lac dont il avait rétabli l’alimentation en eau. Sa colère se calmait peu à peu en regardant les corps gelés de ceux qu’il avait tués. Involontairement sa gorge laissait échapper un grondement sourd et menaçant. Rien ne bougeait autour de lui. Autour de lui la neige fondait. Sa rougeur était autant due à son ire qu’au feu qui l’habitait. Le jour passa suivi par la nuit. Quand la lumière revint, il n’avait pas bougé. Cela dura plusieurs jours.
-Tu vas encore grogner longtemps ?
La tête du dragon, grande comme une cabane, se tourna vers la voix qui venait de surgir. La petite silhouette lui rappelait quelqu’un. Son or était en sécurité, il le sentait. Il cessa de gronder.
-Voilà, c’est mieux !
Une main se leva, la paume vers le haut. La langue du dragon vint la lécher pour en capter l’odeur. Elle parlait de paix et de calme. Se retournant, la main se posa sur le mufle bouillant. Cela fit l’effet d’un baume.
- Toi, tu t’es perdu, reprit la voix.
Le dragon posa la tête au sol pour mieux ronronner. La main allait et venait sur les fines écailles près de l’œil.
- Maintenant, tu peux te reposer. Je suis là pour m’occuper de toi.
Doucement l’œil d’or se ferma. La petite silhouette, sans cesser de caresser la tête du dragon, fouilla dans un sac porté en bandoulière. D’une seule main, elle ouvrit un pot et vint le tenir sous les naseaux grands ouverts du saurien.
« Cela sent bon ! On se croirait… Oui, c’est cela …»
L’esprit du dragon dériva. Il revit des images. Il entendit de nouveau l’appel, l’appel impérieux qui le fit voler jusqu’à cette grotte où il avait commencé à accumuler son trésor. Il se rappela cette blessure qui lui avait valu l’Anneau. L’Anneau… L’Anneau de pouvoir qui donnait sens à sa quête. C’est l’Anneau qui l’avait appelé, non pas exactement. L’appelant était celui qui devait porter l’anneau quand il aurait fait Shanga. Il revit les petits hommes qui venaient pour voler ou tuer, tous ces petits hommes ridicules et puis… et puis, le petit homme différent. Déjà son odeur était différente et puis il avait su raconter son histoire et puis… et puis SHANGA !
Lyanne ouvrit les yeux. Sabda lui caressait doucement les écailles autour de l’œil droit. Elle continuait à parler. C’était comme une eau fraîche sur un corps brûlant.
- Sabda !
- Heureuse que tu reviennes, roi-dragon. J’ai eu peur pour ton esprit.
- Que s’est-il passé ?
- Quelqu’un a voulu toucher à ton or.
Un grondement lui sortit involontairement de la gueule.
- Tu vois ! Tu n’es pas guéri. Tu es resté attaché dans ton passé, à moins que ce soit lui qui n'arrive pas à se détacher de toi. Les charcs m’ont prévenue de ton retour. Ils étaient affolés par ce qu’ils ont vu. J’ai été voir le prince Qunienka qui m’a donné des hommes pour te venir en aide.
- Qunienka est là ?
- Bien sûr ! Il n’allait pas laisser son roi en danger. Heureusement une escouade mixte était dans la ville. C’est eux qui nous ont conduits jusqu’ici. Ma mère m’avait prévenue. La fièvre de l’or est une maladie fréquente chez les dragons. Elle peut même les tuer. Le prince m’a dit que tu n’étais ni un dragon libre, ni un dragon lié, cela te protège.
Lyanne ferma les yeux. Se laissant aller à la douceur d’une main sur ses écailles. Ce qu’il avait vécu là était important. Avec Sabda présente, il avait maintenant du temps pour comprendre. Il lui faudrait reprendre sa quête mais d’abord en finir avec le risque de son passé.

jeudi 6 février 2014

Quand arriva l'heure, Sacha se présenta richement parée, Salcha au côté et une bande entourant la main droite. Elle était pâle et amaigrie. Au centre de ses yeux, brillait un cercle mordoré.
Dans la grande salle, on avait dressé une table. Elle était richement décorée d'étoffes précieuses. Le gouverneur d'Ainval y avait veillé. Dans son entourage, il avait trouvé un interprète capable de comprendre tout ce que disait le prince Fays. Ils s'étaient longuement rencontrés pour mettre au point les modalités de remise de l'or. Il avait âprement négocié pour que cela soit un échange et non une perte. Ainval était innocente de ce que Saraya voulait faire, disait-il. Ses exigences avaient paru mesurées à Fays qui avait accepté. C'est ainsi que contre la remise de l'or, le gouverneur avait reçu des peaux dont il savait qu'il tirerait un bon prix. Il avait utilisé les plus belles pour décorer la salle de réception lui donnant un air étrange aussi bien aux yeux des habitants du cru qu'aux yeux des guerriers blancs. Une garde était répartie tout autour. Impeccablement alignée, d'une immobilité quasi parfaite, la phalange qui avait été choisie, avait pris position tout autour.
Sacha et Saraya étaient arrivés les premiers. Ils contemplèrent la table. Ce décor à moitié barbare les mit mal à l’aise. Ils comptèrent les places. Leur suite qui avait aussi été conviée, suffisait à remplir la quasi totalité des sièges. Seuls deux restaient libres. Un serviteur arriva et par gestes leur fit signe de le suivre. Il plaça chacun sur un siège. L’interprète approcha de Saraya pour le prévenir du léger retard du roi-dragon. En attendant, on leur servit à boire. La tension était palpable parmi les vassaux de Saraya présents. Leur peur se sentait.
- Peut-on faire confiance à quelqu’un comme lui ? demanda l’un d’eux.
- Je crois, Mézenguy, pour le moment, il ne semble pas vouloir nous exterminer.
- Mais mon roi, je n’ai jamais vu cela. Pourquoi ne pousse-t-il pas son avantage jusqu’au bout ? Aucun de nous n’agirait comme cela !
- Il n’est pas comme nous. Le peu que j’ai pu voir de son pouvoir…
Saraya marqua une pause en entendant quelqu’un arriver. Quand il vit que ce n’était qu’un serviteur les bras chargés de victuailles, il reprit :
- Personne ne peut lutter contre ce que j’ai rencontré. Je ne sais si c’est un homme qui devient dragon ou un dragon qui se déguise en homme, mais c’est aussi éloigné de nous que les dieux eux-mêmes.
Sa remarque fut suivie d’un silence gêné. Tous se jetèrent des regards interrogatifs ou inquiets. Le temps qui passait les rendait plus nerveux. De nouveau la porte s’ouvrit. Une escouade entra. Tous les présents se tendirent sauf Sacha qui semblait indifférente. Elle n’avait rien bu, rien mangé. Rien ne semblait la toucher. Les guerriers blancs se rangèrent impeccablement de part et d’autre de la porte. Ils dégainèrent leurs épées d’un même geste et se mirent à les frapper l’une contre l’autre. Pour les hommes désarmés autour de la table, la peur monta d’un cran :
- Scantal Fays, hurlèrent-ils tous ensemble.
Le prince Fays entra. Sa tenue en peau de Milmac était superbe, étrange aux yeux des gens d’ici mais d’une beauté qui les laissa sans voix. Il s’approcha de Saraya pendant que l’escouade manoeuvrait pour s’en aller, au grand soulagement des officiers de Saraya.
- Tsq… (Roi Saraya, mon salut va vers toi et les tiens. Que la paix et la force du dieu Dragon soient dans ta vie!)
L’interprète traduisit la salutation. Saraya s’inclina :
- Je suis honoré d’être l’invité d’un hôte tel que vous. Que le bonheur coule dans votre vie et que vos ennemis vous servent de marchepieds.
De nouveau l’interprète fit la traduction. Fays s’inclina et se dirigea vers Sacha toujours aussi absente.
- Cepn… (Princesse et reine Sacha, je vis un grand honneur aujourd’hui. Vous avoir à ma table est pour moi le signe que le dieu Dragon me comble de ses bienfaits. Votre réputation au combat est plus qu’éloquente. Votre épée a été forgée par un grand être.)
Quand l’interprète traduisit, il butta sur la dernière partie. L’oeil de Sacha s’alluma à peine. L’interprète se pencha vers Fays :
- Ngadr… ( Grand être : je ne sais pas traduire ce mot. Comment pourrais-je le dire autrement ?)
- Ngadr… ( Un grand être est ce qui est juste avant les dieux. Il est le représentant du dieu dragon sur la terre et vient faire ce qui est bon pour le dieu dragon).
L’homme se retourna vers Sacha et lui dit :
- Votre épée a été forgée par un Ngadral. Ce mot désigne une semi-dieu au service du dieu des dragons.
Sacha le regarda quand il prononça le mot Ngadral. Comme si cette sonorité lui disait quelque chose.
- Ngadral, Ngadral…, répéta-t-elle songeuse sans même daigner répondre à la salutation de Fays.
Après un moment d’attente, comme Sacha ne semblait pas vouloir répondre, il s’inclina et se dirigea vers un siège au bout de la table à côté du haut siège réservé au roi. Arrivé là, il invita tous les présents à s’asseoir. Quand tous eurent obéi, de nouveau, on leur servit à boire. Saraya se pencha vers le gouverneur :
- Où est le roi-dragon ?
- Je ne sais, Roi Saraya. Personne ne l’a vu ce matin.
Sacha assise en face de Saraya, à droite du prince Fays, jouait avec son gobelet en le faisant tourner entre ses mains sans pour autant boire ce qu'il contenait.
Saraya secondé par le gouverneur et l’interprète, tentait de meubler le temps en meublant la conversation avec le prince Fays. Sacha devenait de plus en plus nerveuse. Son gobelet lui échappa des mains. Le liquide rubis qu’il contenait se répandit sur la fourrure de milmak blanc devant elle. Elle se leva d’un bond quand la tache qui s’étendait s’étendit vers sa robe.
- QU’EST-CE QU’IL ATTEND ?
Son hurlement interrompit toutes les conversations qui dérivaient de platitudes en platitudes. Tous se regardèrent puis regardèrent les guerriers blancs toujours aussi impassibles autour de la salle, pour finir par scruter la réaction du prince Fays. Au cri de Sacha, il s’était levé. Son sourire avait disparu. Il posa son regard sur la femme aux yeux noirs. Quand les autres convives le virent de profil, ils ne purent qu’évoquer les oiseaux de proie.
Sacha, insensible à ce qui se passait autour d’elle, tournait la tête en tous sens :
- NGADRAL, appela-t-elle, NGADRAL !
Comme s’ils n’attendaient que son cri, tous les guerriers blancs présents s’animèrent, dégainant leurs deux épées, ils les frappèrent ensemble tout en reprenant son cri :
- NGADRAL ! NGADRAL ! GRAPH TA CRON ! NGADRAL ! NGADRAL ! GRAPH TA CRON ! NGADRAL ! NGADRAL ! GRAPH TA CRON !
Le rythme du choc des épées s’accéléra comme s’accélérait le cri des guerriers. Le prince Fays debout ajouta sa voix à celles de ses hommes tout en reculant contre le mur le plus proche. Sacha se mit à hurler un cri inarticulé en se bouchant les oreilles. Les invités avaient un air atterré, cherchant une issue à tout cela. C’est à l’acmé du bruit que s’ouvrirent brutalement les volets extérieurs. Une silhouette rouge pénétra telle une flèche pour atterrir au bout de la pièce. Grand comme deux fois un homme, le dragon rouge se tenait dressé de toute sa hauteur.
Son arrivée coïncida avec un grand silence. Seuls restaient audibles les pleurs de Sacha qui avait fini par s’effondrer par terre.
Lyanne reprit sa forme humaine dans un éclair rouge. Tout habillé de cuir rouge, son bâton de pouvoir à la main, il s’avança vers la table.
- Soyez les bienvenus à ma table.
Pendant qu’il parlait, des volutes de poussières irisées aux reflets d’or s’écoulaient du bâton. Il se tourna vers Sacha.
- Princesse et reine Sacha, appela-t-il tout en dirigeant les spirales dorées vers la silhouette à terre.
Sous les yeux des invités, elles l’entourèrent rendant sa forme indistincte au milieu d’un brouillard mordoré. Lentement, comme avec douceur, elles soulevèrent la femme qui semblait ne plus bouger. Seule Salcha restait d’un noir de jais dans le tourbillon qui entraînait la femme. Quand elle fut près de Lyanne, il posa sa main sur son front tout en récitant des paroles que personne n’entendit. Quand il eut fini, il enleva sa main et fit un geste. Des guerriers se précipitèrent sans un bruit pour recueillir Sacha qui semblait glisser en dehors de son cocon lumineux. Ils la portèrent jusqu’à sa chaise. Des serviteurs avaient discrètement évacué la peau de milmak souillée pour la remplacer par un fin drap or et noir.
Lyanne fit un geste d’invitation à l’intention de tous :
- Asseyons-nous et festoyons. Ce soir est notre dernier soir en commun. Demain nous serons partis.
Se tournant alors vers sa droite, alors que s’asseyait le prince Fays, il regarda Sacha. Elle lui rendit son regard. Les reflets d’or de ses yeux brillèrent plus intensément. Devant elle, on avait mis un autre gobelet. Elle le prit, se leva et le leva en direction de Lyanne :
- La première fois que nous nous sommes rencontrés, je t’ai trouvé étrange, mais tu étais étranger. Quand tu m’as donné mon épée, tu m’as prévenue qu’avoir une arme noire, n’était pas un jeu. Tu as été celui par qui est arrivée la rencontre qui a donné sens à ma vie. Ton arrivée à Ainval m’a fait perdre toute confiance et tout espoir. Mon arme noire n’était pas toute puissante. Son créateur était plus puissant. Aujourd’hui, dans ma détresse, tu es venu me secourir, alors que je dérivais vers les courants de la mort. Dans ce voyage j’ai beaucoup appris...
Lyanne avait à son tour pris son gobelet et le leva en réponse dans la direction de Sacha qui continua à parler :
- … Alors que je dérivais encore dans de sombres lieux, j’ai vu l’esprit de celle qui t’avait volé ta mémoire. Sa colère est immense mais impuissante. Au-dessus de toi, se tient l’ombre d’un dieu en forme de dragon. Son oeil rond et or m’a fixé. En moi, se sont gravés des mots de force et puissance. J’en serai dépositaire tant que la paix régnera entre nous. Salcha m’a été rendue pleine et entière. Mais Salcha est ta création et avant qu’elle ne soit entièrement à moi et détachée de toi, elle doit t’indiquer la direction.
L’assistance qui avait imité le geste des deux protagonistes, restait silencieuse. Sacha vida son gobelet d’un trait et le reposa en le claquant sur la table. Tous firent comme elle. Lyanne la salua et le vida à son tour. Souple et puissante comme un crammplacs, elle sauta sur la table et dégaina Salcha. Tout le monde retint son souffle quand elle en passa la pointe sur la gorge de Lyanne qui fit un geste-ordre pour intimer l’immobilité aux siens.
- Regarde, roi-dragon, elle tourne pour toi !
La posant sur la table, elle lui imprima une violente impulsion qui la fit tournoyer. Quand elle s’arrêta, elle désignait la direction du soleil levant.
Sacha regarda Lyanne dans les yeux un long moment sans ciller. Lyanne soutint ce regard. Puis Sacha éclata de rire. Dans un même mouvement, elle ramassa son épée qu’elle rengaina et sauta à sa place avec souplesse :
- Festoyons pour fêter notre alliance, dit-elle.
Se tournant vers Saraya, elle ajouta :
- Et à la paix entre nos royaumes.