jeudi 6 février 2014

Quand arriva l'heure, Sacha se présenta richement parée, Salcha au côté et une bande entourant la main droite. Elle était pâle et amaigrie. Au centre de ses yeux, brillait un cercle mordoré.
Dans la grande salle, on avait dressé une table. Elle était richement décorée d'étoffes précieuses. Le gouverneur d'Ainval y avait veillé. Dans son entourage, il avait trouvé un interprète capable de comprendre tout ce que disait le prince Fays. Ils s'étaient longuement rencontrés pour mettre au point les modalités de remise de l'or. Il avait âprement négocié pour que cela soit un échange et non une perte. Ainval était innocente de ce que Saraya voulait faire, disait-il. Ses exigences avaient paru mesurées à Fays qui avait accepté. C'est ainsi que contre la remise de l'or, le gouverneur avait reçu des peaux dont il savait qu'il tirerait un bon prix. Il avait utilisé les plus belles pour décorer la salle de réception lui donnant un air étrange aussi bien aux yeux des habitants du cru qu'aux yeux des guerriers blancs. Une garde était répartie tout autour. Impeccablement alignée, d'une immobilité quasi parfaite, la phalange qui avait été choisie, avait pris position tout autour.
Sacha et Saraya étaient arrivés les premiers. Ils contemplèrent la table. Ce décor à moitié barbare les mit mal à l’aise. Ils comptèrent les places. Leur suite qui avait aussi été conviée, suffisait à remplir la quasi totalité des sièges. Seuls deux restaient libres. Un serviteur arriva et par gestes leur fit signe de le suivre. Il plaça chacun sur un siège. L’interprète approcha de Saraya pour le prévenir du léger retard du roi-dragon. En attendant, on leur servit à boire. La tension était palpable parmi les vassaux de Saraya présents. Leur peur se sentait.
- Peut-on faire confiance à quelqu’un comme lui ? demanda l’un d’eux.
- Je crois, Mézenguy, pour le moment, il ne semble pas vouloir nous exterminer.
- Mais mon roi, je n’ai jamais vu cela. Pourquoi ne pousse-t-il pas son avantage jusqu’au bout ? Aucun de nous n’agirait comme cela !
- Il n’est pas comme nous. Le peu que j’ai pu voir de son pouvoir…
Saraya marqua une pause en entendant quelqu’un arriver. Quand il vit que ce n’était qu’un serviteur les bras chargés de victuailles, il reprit :
- Personne ne peut lutter contre ce que j’ai rencontré. Je ne sais si c’est un homme qui devient dragon ou un dragon qui se déguise en homme, mais c’est aussi éloigné de nous que les dieux eux-mêmes.
Sa remarque fut suivie d’un silence gêné. Tous se jetèrent des regards interrogatifs ou inquiets. Le temps qui passait les rendait plus nerveux. De nouveau la porte s’ouvrit. Une escouade entra. Tous les présents se tendirent sauf Sacha qui semblait indifférente. Elle n’avait rien bu, rien mangé. Rien ne semblait la toucher. Les guerriers blancs se rangèrent impeccablement de part et d’autre de la porte. Ils dégainèrent leurs épées d’un même geste et se mirent à les frapper l’une contre l’autre. Pour les hommes désarmés autour de la table, la peur monta d’un cran :
- Scantal Fays, hurlèrent-ils tous ensemble.
Le prince Fays entra. Sa tenue en peau de Milmac était superbe, étrange aux yeux des gens d’ici mais d’une beauté qui les laissa sans voix. Il s’approcha de Saraya pendant que l’escouade manoeuvrait pour s’en aller, au grand soulagement des officiers de Saraya.
- Tsq… (Roi Saraya, mon salut va vers toi et les tiens. Que la paix et la force du dieu Dragon soient dans ta vie!)
L’interprète traduisit la salutation. Saraya s’inclina :
- Je suis honoré d’être l’invité d’un hôte tel que vous. Que le bonheur coule dans votre vie et que vos ennemis vous servent de marchepieds.
De nouveau l’interprète fit la traduction. Fays s’inclina et se dirigea vers Sacha toujours aussi absente.
- Cepn… (Princesse et reine Sacha, je vis un grand honneur aujourd’hui. Vous avoir à ma table est pour moi le signe que le dieu Dragon me comble de ses bienfaits. Votre réputation au combat est plus qu’éloquente. Votre épée a été forgée par un grand être.)
Quand l’interprète traduisit, il butta sur la dernière partie. L’oeil de Sacha s’alluma à peine. L’interprète se pencha vers Fays :
- Ngadr… ( Grand être : je ne sais pas traduire ce mot. Comment pourrais-je le dire autrement ?)
- Ngadr… ( Un grand être est ce qui est juste avant les dieux. Il est le représentant du dieu dragon sur la terre et vient faire ce qui est bon pour le dieu dragon).
L’homme se retourna vers Sacha et lui dit :
- Votre épée a été forgée par un Ngadral. Ce mot désigne une semi-dieu au service du dieu des dragons.
Sacha le regarda quand il prononça le mot Ngadral. Comme si cette sonorité lui disait quelque chose.
- Ngadral, Ngadral…, répéta-t-elle songeuse sans même daigner répondre à la salutation de Fays.
Après un moment d’attente, comme Sacha ne semblait pas vouloir répondre, il s’inclina et se dirigea vers un siège au bout de la table à côté du haut siège réservé au roi. Arrivé là, il invita tous les présents à s’asseoir. Quand tous eurent obéi, de nouveau, on leur servit à boire. Saraya se pencha vers le gouverneur :
- Où est le roi-dragon ?
- Je ne sais, Roi Saraya. Personne ne l’a vu ce matin.
Sacha assise en face de Saraya, à droite du prince Fays, jouait avec son gobelet en le faisant tourner entre ses mains sans pour autant boire ce qu'il contenait.
Saraya secondé par le gouverneur et l’interprète, tentait de meubler le temps en meublant la conversation avec le prince Fays. Sacha devenait de plus en plus nerveuse. Son gobelet lui échappa des mains. Le liquide rubis qu’il contenait se répandit sur la fourrure de milmak blanc devant elle. Elle se leva d’un bond quand la tache qui s’étendait s’étendit vers sa robe.
- QU’EST-CE QU’IL ATTEND ?
Son hurlement interrompit toutes les conversations qui dérivaient de platitudes en platitudes. Tous se regardèrent puis regardèrent les guerriers blancs toujours aussi impassibles autour de la salle, pour finir par scruter la réaction du prince Fays. Au cri de Sacha, il s’était levé. Son sourire avait disparu. Il posa son regard sur la femme aux yeux noirs. Quand les autres convives le virent de profil, ils ne purent qu’évoquer les oiseaux de proie.
Sacha, insensible à ce qui se passait autour d’elle, tournait la tête en tous sens :
- NGADRAL, appela-t-elle, NGADRAL !
Comme s’ils n’attendaient que son cri, tous les guerriers blancs présents s’animèrent, dégainant leurs deux épées, ils les frappèrent ensemble tout en reprenant son cri :
- NGADRAL ! NGADRAL ! GRAPH TA CRON ! NGADRAL ! NGADRAL ! GRAPH TA CRON ! NGADRAL ! NGADRAL ! GRAPH TA CRON !
Le rythme du choc des épées s’accéléra comme s’accélérait le cri des guerriers. Le prince Fays debout ajouta sa voix à celles de ses hommes tout en reculant contre le mur le plus proche. Sacha se mit à hurler un cri inarticulé en se bouchant les oreilles. Les invités avaient un air atterré, cherchant une issue à tout cela. C’est à l’acmé du bruit que s’ouvrirent brutalement les volets extérieurs. Une silhouette rouge pénétra telle une flèche pour atterrir au bout de la pièce. Grand comme deux fois un homme, le dragon rouge se tenait dressé de toute sa hauteur.
Son arrivée coïncida avec un grand silence. Seuls restaient audibles les pleurs de Sacha qui avait fini par s’effondrer par terre.
Lyanne reprit sa forme humaine dans un éclair rouge. Tout habillé de cuir rouge, son bâton de pouvoir à la main, il s’avança vers la table.
- Soyez les bienvenus à ma table.
Pendant qu’il parlait, des volutes de poussières irisées aux reflets d’or s’écoulaient du bâton. Il se tourna vers Sacha.
- Princesse et reine Sacha, appela-t-il tout en dirigeant les spirales dorées vers la silhouette à terre.
Sous les yeux des invités, elles l’entourèrent rendant sa forme indistincte au milieu d’un brouillard mordoré. Lentement, comme avec douceur, elles soulevèrent la femme qui semblait ne plus bouger. Seule Salcha restait d’un noir de jais dans le tourbillon qui entraînait la femme. Quand elle fut près de Lyanne, il posa sa main sur son front tout en récitant des paroles que personne n’entendit. Quand il eut fini, il enleva sa main et fit un geste. Des guerriers se précipitèrent sans un bruit pour recueillir Sacha qui semblait glisser en dehors de son cocon lumineux. Ils la portèrent jusqu’à sa chaise. Des serviteurs avaient discrètement évacué la peau de milmak souillée pour la remplacer par un fin drap or et noir.
Lyanne fit un geste d’invitation à l’intention de tous :
- Asseyons-nous et festoyons. Ce soir est notre dernier soir en commun. Demain nous serons partis.
Se tournant alors vers sa droite, alors que s’asseyait le prince Fays, il regarda Sacha. Elle lui rendit son regard. Les reflets d’or de ses yeux brillèrent plus intensément. Devant elle, on avait mis un autre gobelet. Elle le prit, se leva et le leva en direction de Lyanne :
- La première fois que nous nous sommes rencontrés, je t’ai trouvé étrange, mais tu étais étranger. Quand tu m’as donné mon épée, tu m’as prévenue qu’avoir une arme noire, n’était pas un jeu. Tu as été celui par qui est arrivée la rencontre qui a donné sens à ma vie. Ton arrivée à Ainval m’a fait perdre toute confiance et tout espoir. Mon arme noire n’était pas toute puissante. Son créateur était plus puissant. Aujourd’hui, dans ma détresse, tu es venu me secourir, alors que je dérivais vers les courants de la mort. Dans ce voyage j’ai beaucoup appris...
Lyanne avait à son tour pris son gobelet et le leva en réponse dans la direction de Sacha qui continua à parler :
- … Alors que je dérivais encore dans de sombres lieux, j’ai vu l’esprit de celle qui t’avait volé ta mémoire. Sa colère est immense mais impuissante. Au-dessus de toi, se tient l’ombre d’un dieu en forme de dragon. Son oeil rond et or m’a fixé. En moi, se sont gravés des mots de force et puissance. J’en serai dépositaire tant que la paix régnera entre nous. Salcha m’a été rendue pleine et entière. Mais Salcha est ta création et avant qu’elle ne soit entièrement à moi et détachée de toi, elle doit t’indiquer la direction.
L’assistance qui avait imité le geste des deux protagonistes, restait silencieuse. Sacha vida son gobelet d’un trait et le reposa en le claquant sur la table. Tous firent comme elle. Lyanne la salua et le vida à son tour. Souple et puissante comme un crammplacs, elle sauta sur la table et dégaina Salcha. Tout le monde retint son souffle quand elle en passa la pointe sur la gorge de Lyanne qui fit un geste-ordre pour intimer l’immobilité aux siens.
- Regarde, roi-dragon, elle tourne pour toi !
La posant sur la table, elle lui imprima une violente impulsion qui la fit tournoyer. Quand elle s’arrêta, elle désignait la direction du soleil levant.
Sacha regarda Lyanne dans les yeux un long moment sans ciller. Lyanne soutint ce regard. Puis Sacha éclata de rire. Dans un même mouvement, elle ramassa son épée qu’elle rengaina et sauta à sa place avec souplesse :
- Festoyons pour fêter notre alliance, dit-elle.
Se tournant vers Saraya, elle ajouta :
- Et à la paix entre nos royaumes.

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