Petit Homme : Quatrièmes saisons (suite)

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Le jour qui se leva resta dans les mémoires comme le premier des jours gris. La terre était grise, le ciel était gris, la mer avait la même teinte. Même le roi qui contemplait le pays devant lui, était gris de poussière. Levé avant le jour, il avait revêtu son costume de voyage aux couleurs claires et voyantes. Mais la pluie en avait décidé autrement. Les fines gouttelettes collaient sur toute la poussière grise crachée par le Frémiladur. Dès les premières foulées de son coursier, le roi avait pris cette teinte en accord avec le paysage. Seul le manteau de l’homme-oiseau semblait insensible. Lyanne dénotait en gardant cette couleur de cuir fauve rehaussé des couleurs vives des dessins qui le recouvraient. Il ne fut pas étonné qu’un serviteur vienne le chercher pour l’amener au roi. Tout en avançant, il apprit que le roi se tenait sur la colline en attendant le retour des pisteurs.
- Ma fille me dit que la couleur doit accompagner le roi…
- Votre fille est une sage personne, Majesté, répondit Lyanne. Il est néfaste que l’attention se détourne du roi.
Le roi regarda Lyanne avec étonnement. Il ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose et fut interrompu par un messager.
- Majesté ! Majesté ! Les pisteurs ne trouvent pas de chemin. Il y a trop de cendres. Ils ont perdu l’un des leurs qui est tombé dans un trou et avant qu’ils aient eu le temps de faire quoi que ce soit, il a été enseveli…
Lyanne, positionné devant le roi, vit le sourire fugitif sur le visage de Cappochi, vite remplacé par un masque de désolation.
- On ne peut pas faire demi-tour, dit le roi.
Le pisteur mit le front sur la terre :
- Que le roi prenne ma vie si je mens...
Le visage du roi devint cramoisi. Par un curieux mouvement des montures, Moayanne qui portait la lourde boîte de la couronne se rapprocha pendant que le fils du roi prenait de la distance.
- Père, peut-être que la couronne...
- Tais-toi, petite sotte, l’interrompit le fils du roi. Tu sais bien que la dernière fois qu’il l’a posée sur sa tête pour en utiliser la puissance, il a failli mourir.
- Mais, il nous faut aller là-bas, balbutia le roi. Si on n’y est pas au jour de Bevaka… c’est la fin.
- Peut-être, dit le fils du roi, mais peut-être que tous ces signes sont là pour dire que les choses ont changé, que cette vieille couronne n’est plus bonne que comme ornement. Bien sûr, elle a bien servi le royaume et nous la garderons comme preuve de notre loyauté au passé, mais le Frémiladur nous ferme la route pour nous dire qu’il n’est plus nécessaire de faire tout cela.
Lyanne voyant la satisfaction de Cappochi, prit la parole :
- Peut-être, petit homme !
Ce fut au tour du fils du roi de devenir cramoisi :
- TU OSES … TU OSES...
- Oui, petit homme, j’ose. Je porte le manteau des hommes-oiseaux et comme tu le vois, il garde ses couleurs. Les dessins qu’il porte, toutes ces lignes qui se croisent sont autant de chemins. Une de ces lignes est le chemin que cherche le roi. Je sais les lire. Je sais les voir dans la cendre.
- Père, je t’avais dit...exulta Moayanne.
- Père, vous n’allez pas écouter ce vagabond, coupa le fils du roi. Ce n’est pas un homme-oiseau, ce n’est qu’un voleur et un bandit qui mérite la mort. Qu’on le tue !
Ayant dit cela, il fit un geste. Un archer obéit immédiatement et la flèche vola sans tarder. Lyanne accéléra son temps, prenant la flèche de vitesse. Quand il se recala sur le temps commun, il tenait la flèche à hauteur de sa poitrine. La pointe ne touchait pas encore son habit.
- Tu vois, petit homme, dit-il en tendant la flèche au fils du roi, je te l’offre. Garde-la bien. Tu voulais qu’elle prenne une vie, alors la prochaine fois, choisis mieux. Cette flèche est pour un autre qui est ton ennemi. Cherche et tu trouveras.
Le roi avait levé la main, provoquant l’arrêt des autres archers qui s’étaient mis en position. Il se tourna vers son fils :
- Attends d’être roi pour faire cela. J’en viens à me demander si tu es digne de tenir ce rang.
Comme un enfant en faute, le fils du roi baissa la tête en se mordant la lèvre inférieure. Le roi se tourna vers Lyanne :
- Je ne crois toujours pas que tu sois un homme-oiseau, mais ma fille semble te considérer comme digne de sa confiance. Alors marche, mais mes archers te tiendront en joue. Tu as pu arrêter une flèche, tu ne pourras toutes les bloquer.
- Alors, allons, le jour de Bevaka approche… et tu souhaites y être.
Lyanne fit demi-tour pour s’engager dans la descente. Il remarqua du coin de l’œil, le visage assombri de Cappochi. Cela l’amusa. Il aurait probablement moins été joyeux s’il avait vu le regard de haine sur le visage du fils du roi.
Lyanne avait pris la tête des pisteurs. Il avançait, sans vraiment chercher, tant les traces lui semblaient faciles à voir. Les pisteurs le suivaient, interloqués, mais validant son chemin au fur et à mesure de leur progression.
Au premier soir, s’ils n’avaient couvert le chemin prévu, ils étaient entrés profondément dans le marais. La discussion s’engagea sur les habitants. Les pisteurs répondirent qu’il n’y avait plus personne. Un des pisteurs parla d’un combat contre un monstre inconnu et de l’éruption. Les habitants, disait-il, avaient fui. Le jour de Bevaka était pour eux un mauvais jour. C’est ainsi qu’ils avaient interprété les signes. Lyanne les laissa discuter. De nouveau, il profita de la tombée de la nuit pour s’éloigner. Son vol l’amena au-dessus des hommes de Cappochi. Ils bivouaquaient un peu plus loin, suivant les traces de la colonne. Lyanne remarqua qu’ils n’avaient pas allumé de feu. Il partit alors vers la mer, trouva l’endroit où ils en seraient le plus près. Il remarqua sans peine les bateaux alignés sur la plage plus loin. Il grimaça, se posant la question sur ce qu’il devait faire. Était-ce à lui de combattre ? Ce roi et sa descendance, que représentaient-ils pour lui ? Il décida d’informer Moayanne. Après tout, c’est elle qui lui avait demandé un service, juste surveiller. Il revint vers le camp et se posa à temps pour entendre qu’on l’appelait. Le serviteur le houspilla. Le roi l’attendait.
Lyanne se retrouva, debout, près de la table du roi. Les serviteurs s’agitaient comme la veille. Le vent continuait à pousser les cendres vers la mer et la pluie s’était arrêtée. Sans les cendres et le bruit incessant du Frémiladur, on aurait pu croire à une simple promenade.
Moayanne était au bout de la table, semblant s’ennuyer ferme. Les hommes buvaient et buvaient encore. Le verbe était haut mais la parole vide. Lyanne trouva qu’ils ressemblaient à des marionnettes qu’un montreur aurait manipulées. Le roi le fit venir au dessert, avec les autres pisteurs, pour avoir des informations sur la route du lendemain. Lyanne laissa les autres parler. Ils évoquaient plusieurs routes possibles tout en disant que celle qui longeait la mer était probablement la plus rapide.
- Alors, on longera la mer, décida le roi. Le jour de Bevaka ne va pas tarder. Je ne veux pas le manquer et attirer le malheur sur les miens.
Il avait ajouté la dernière partie en regardant son fils, qui dodelinait de la tête déjà ivre. Moayanne demanda la permission de se retirer en même temps qu’on congédiait les pisteurs. Elle s’arrangea pour passer près de Lyanne et lui glisser à mi-voix de la suivre. Lyanne attendit un peu avant de se rendre à son invitation. Il longea les tentes. Les gardes étaient là tout autour. Lyanne avança sur le chemin principal. Il se fit arrêter par un soldat qui n’en menait pas large :
- Ce sont les ordres, balbutia-t-il.
Une servante s’approcha et lui murmura quelque chose à l’oreille. L’homme se remit au repos prestement, rentrant dans l’ombre. Elle fit signe à Lyanne de la suivre. Elle le conduisit à une tente du deuxième cercle.
- Ne vous inquiétez pas, murmura la servante, ma maîtresse ne voulait pas qu’on vous voie trop près de sa tente. Elle vous attend dans la mienne.
Elle souleva le pan de fermeture et laissa passer Lyanne. Il était à peine entré qu’elle fermait derrière lui. Il n’eut pas le temps de regarder autour de lui.
- Alors ? dit une voix impérieuse. Son nom ?
Près du pilier central, Moayanne se tenait debout. La lampe était un peu plus loin, laissant son visage dans l’ombre.
- Quel est ton pouvoir, jeune fille ?
- Je sais me battre, mieux que mon frère !
- C’est une bonne chose, mais ce que tu veux combattre est puissant.
- Alors tu sais !
- Oui, mais je tairai le nom.
Moayanne prit un air étonné puis furieux.
- Tu dois me le dire.
- Doucement, princesse. Il est trop fort pour une jeune fille, même si elle se bat mieux que son frère.
- Mon père peut vaincre tous les hommes et toutes les bêtes.
- Oui, jeune fille, quand la puissance est avec lui, mais la couronne est vidée de sa force. Il faut tenir jusqu’au jour de Bevaka pour qu’elle redevienne puissante.
Elle fit la moue.
- C’est l’autre qui l’aura sur la tête et mon père se sera retiré. Toutes ces histoires sont sans intérêt pour lui. Il pense qu’être roi, c’est comme un jeu permanent. Il suffit de le flatter pour attirer ses bonnes grâces, comme il suffit d’un rien pour provoquer sa colère.
- La couronne lui donnera la sagesse.
- Donne-moi le nom… et je le combattrai.
- Son nom est douloureux aux oreilles des jeunes filles. Son vrai nom, devrais-je dire.
- Tes paroles sont des énigmes, homme-oiseau. Que veux-tu dire ?
- L’être qui veut le pouvoir est malfaisant et inhumain.
- Un esprit ?
- Pire, un être qui va et vient entre les mondes mais qui monte des gouffres infernaux. Si tu le combats et que tu es vaincue, tu seras entraînée pour une éternité de supplices jusqu’à ce que son esprit soit repu de ta souffrance.
Lyanne vit la peur sur le visage de Moayanne.
- C’est mon devoir d’e le faire et je le ferai. DONNE-MOI SON NOM !
- Doucement, princesse. La toile d’une tente laisse passer trop de son. Je te dirai son nom, plus tard et ailleurs.
- Je vais finir par croire l’autre. Tu es sans pouvoir. Comme un coucou, tu occupes le nid d’un autre.
Lyanne se mit à rire.
- La jeune fille sort ses griffes… Tu auras ton combat, mais au jour de Bevaka. Avant ce serait prématuré.
Lyanne crut un instant qu’elle allait taper du pied par terre en serrant les poings pour réclamer ce nom qu’elle voulait. Un instant plus tard, elle avait repris le contrôle d’elle-même. Elle se redressa :
- Tu es l’homme d’une parole. Va. Tu me diras ce nom à ton heure et je me battrai pour la gloire de mon royaume.
Elle se dirigea vers la sortie de la tente.
- Reste-là un moment. Je préfère qu’on ignore cette entrevue dans l’entourage du roi.
Lyanne la regarda partir. Drôle de petit bout de femme ! pensa-t-il. Elle était sortie emmenant avec elle la lampe. Lyanne resta dans le noir. Il ne savait pas combien de temps il devait attendre. Il s’assit sur le tabouret et fit le vide dans son esprit. Il sentit la vibration de son bâton de pouvoir. Il le décapuchonna. Le monde prit une teinte dorée. Une pulsation douloureuse parcourut son corps. Le Frémiladur grondait toujours au loin, pourtant il n’était pas la cause. Lyanne se releva. Il sortit de la tente. L’espace devant était sombre. Il y resta, cherchant ce qui perturbait ainsi le monde. C’est alors qu’il repéra le filament jaune qui s’étendait vers la mer. Cela ne lui plut pas. Il le suivit un moment, de tache d’ombre en tache d’ombre. Il s’arrêta avant de passer la zone découverte où patrouillaient les gardes. Le pseudopode s’en allait en direction de la mer, vers les soldats en bateau. Lyanne grimaça en s’apercevant que le vent venait du large. Il allait être facile aux bateaux d'approcher rapidement de la côte. Il partit dans l’autre sens en réfléchissant à ce qu’il allait faire. Il se retrouva près de la tente de la servante de Moayanne et se mit à suivre la trace jaune dans l’autre sens. Il passa les différents cercles de tentes pour arriver au premier. Au centre brûlait un grand feu. Il repéra la tente du roi sans difficulté. Des gardes se tenaient de part et d’autre de l’entrée. Si d’un côté une tente semblable lui fit évoquer le fils, de l’autre se tenait une tente pus petite mais aux riches décorations picturales. Il pensa immédiatement à Cappochi. Il avança entre le premier et le deuxième cercle. Invisible à d’autres yeux que les siens, le pseudopode jaune s’étalait devant lui. Comme il l’avait deviné, il le vit disparaître sous le bord de la tente de Cappochi. Il avança encore malgré la répulsion que lui provoquait la vue de cet être. Il décapuchonna son bâton de pouvoir. Quelque chose n’allait pas. Le monde des humains perdit de sa netteté au profit d’ombres et de lumières racontant une autre histoire, celle du monde des esprits. Il aurait dû voir une multitude de petites formes aussi diverses que les plantes des petits esprits simples de la nature. Le Frémiladur pouvait les avoir fait fuir, à moins que la présence de Cappochi ne soit la vraie raison. Plus il approchait de la tente, plus il sentait la pulsation de l’espèce de corde jaune qui se tortillait à ses pieds. Il sursauta en découvrant une deuxième extension. Il pensa à l’autre groupe, celui qui était sur terre. Il fit encore quelques pas pour voir la direction. Ne le voyant pas au loin, il le suivit du regard et s’aperçut qu’il entrait sous la tente du fils du roi. Lyanne comprit mieux son comportement. Il se glissa d’ombre en ombre pour essayer d’en savoir un peu plus. Il remarqua le trait jaune qui filait entre la tente du fils du roi et celle du roi. Il se mordit la lèvre inférieure. Cela ne lui plaisait pas du tout. Il respira profondément et se mit en marche. De son bâton de pouvoir des volutes dorées comme ses pupilles semblaient s’écouler vers le sol. Les gardes le regardèrent passer, interloqués par le spectacle ne sachant que faire. Arrivé au-dessus du filament jaune, il posa le bâton de pouvoir dessus. Il y eut un cri dans la tente du roi. Sous son bâton de pouvoir le pseudopode se démena comme un serpent pris au piège. Lyanne souleva l’extrémité de son bâton de pouvoir pendant que les gardes se précipitaient vers la porte. Le filament jaune fila comme une flèche vers la tente de Cappochi pour y disparaître. Ce dernier, comme tous les courtisans, apparut au seuil de sa tente pour voir la raison des cris. Un garde sortit en criant :
- Appelez le guérisseur, le roi fait un malaise !
Profitant de l’agitation, Lyanne s’éclipsa, non sans avoir remarqué le visage aux traits tirés de Cappochi. Cela le fit sourire. L’être qui le possédait ne s’attendait pas à ce qu’il venait de subir. Il s’éloigna à contre-courant de tous ceux qui venaient aux nouvelles. Il vit Moayanne sortir de sa tente, suivie par sa servante cherchant à finir de l’habiller.

283
Le lendemain matin, le vent venu du large avait dégagé le ciel qui restait gris. Les cendres volaient maintenant de l’autre côté. Le Frémiladur semblait se calmer. Les explosions devenaient plus rares mais toujours aussi tonitruantes. Le camp bruissait des rumeurs sur la santé du roi. Les uns disaient qu’il avait trop forcé au repas, d’autres que ce voyage était le voyage de trop et que jamais le fils du roi ne serait roi car le jour de Bevaka allait arriver avant qu’il ne soit là où il devait être. D’autres enfin, invoquaient les esprits mauvais des marais. Un serviteur qui avait approché celui qui servait le roi, racontait que ce dernier lui avait confié comme un secret que le roi était d’une pâleur à faire peur. Lyanne alla près d’un des feux pour déjeuner. Déjà le camp se mettait en configuration de marche. Les bêtes étaient chargées, les paquets ficelés, sans savoir si on partait ou pas. Quand le soleil se leva, vinrent les ordres. Le convoi partirait. Lyanne et les pisteurs auraient à charge de tracer la route. Les cavaliers plus rapides, partiraient plus tard et rejoindraient le gros de la troupe pour le bivouac. Lyanne grimaça intérieurement. Le chemin longeait la mer sur un bon moment et on passait à gué un petit estuaire. C’était le lieu idéal pour une attaque. Les montures seraient ralenties par l’eau et un attaquant arrivant vite par la mer avait toutes les chances de réussir. Il n’osa rien faire et, sur un signe du chef des pisteurs, il se mit en route.
- Moins vite, lui dit le pisteur en chef, au bout d’un moment. On a du temps. Le roi ne nous rejoindra que ce soir.
- Peut-être mais cet air frais venu du large me stimule, répondit Lyanne. Je tiendrai mon rythme. La couche de cendre est assez épaisse, mes traces resteront gravées.
Le pisteur avait fait la moue mais n’avait rien ajouté. Lyanne atteignit le gué en milieu de matinée. L’eau était haute. La marée allait descendre. C’était une bonne chose pour les cavaliers, moins d’eau et plus de difficultés pour des assaillants venus de la mer, le courant ne leur serait pas favorable. Quand le groupe de tête fut passé, Lyanne reprit son rythme. Les pisteurs, qui connaissaient bien ces marais, avaient décrit l’endroit du bivouac du soir. Lyanne, qui avait distancé tout le monde, l’atteignit alors que le soleil était encore haut dans le ciel. Il se retourna et contempla ses traces. Il avait tenu le petit trot comme Quiloma lui avait appris. Maintenant qu’il était là, il pensa au roi qui devait avoir commencé son voyage. Marchant dans ses traces, il retourna à un petit cours d’eau. Il l’emprunta, sûr que personne ne le suivrait. Quand les premiers pisteurs haletant arrivèrent, ils ne purent que s’interroger sur cette piste qui stoppait brutalement sur un monticule. Où avait pu passer l’homme-oiseau ? Le pisteur fouilla le ciel sans rien voir.
Lyanne était déjà au-dessus de la mer. Il repéra de loin les voiles grises des bateaux qui déjà s’approchaient de l’estuaire. Repliant ses ailes, il plongea dans l’eau, traversant la couche de cendres qui la recouvrait. Aussi rapidement qu’il put, il remonta vers l’embouchure se guidant sur les bancs de sable du fond. Quand il rejoignit les bateaux, ils étaient déjà à portée de tir pour les archers. Il ne chercha pas à savoir et attaqua.
Pour ceux qui étaient en surface, la situation était difficile. Le roi bloqué au milieu du gué se trouvait pris sous le tir des archers des bateaux que personne n’avait vu venir. Le fils du roi n’était pas encore dans l’eau et criait des ordres aux soldats qui étaient encore à terre. Leurs armes ne portaient pas assez loin pour atteindre la flottille. C’étaient des cris de rage ou de lamentation. Le roi éperonna sa monture qui nageait aussi vite qu’elle pouvait. Derrière lui, Moayanne et Modtip encourageaient les leurs pour essayer de venir en aide à leur père. Les gardes qui entouraient le roi, tombèrent les uns derrière les autres, incapables de résister à la pluie de flèches qui s’abattait sur eux. Quand le premier bateau bondit en l’air dans un grand bruit de fracas, personne ne comprit ce qu’il se passait. Au deuxième, quelqu’un cria :
- Un monstre attaque !
Au troisième, ils virent une grande forme rouge qu’ils n’identifièrent pas. Malgré cela en soldats aguerris, les autres embarcations continuaient leur attaque. Sous l’eau, il y eut un mouvement étrange et la mer gela. Cela fit comme un rempart translucide entre eux et les assaillants. L’eau du fleuve qui continuait à arriver faisait grandir la muraille jusqu’à la rendre verticale. À travers la paroi, le roi et sa suite virent les embarcations glisser en arrière et une forme rouge gigantesque surgir et réduire en morceaux ce qui se trouvait de l’autre côté. Moayanne et Modtip se précipitèrent pour aider leur père qui semblait en difficulté. C’est arrivé sur le bord qu’ils virent avec horreur que le sang ne venait pas que de sa monture mais que lui aussi était blessé. Derrière eux les soldats de la garde s’étaient jetés à l’eau traversant aussi vite que possible pour venir aider leur roi. Ce fut le moment que choisit une bande de vauriens venus par la terre pour attaquer. Le combat fut violent, mais au fur et à mesure que les soldats royaux arrivaient les assaillants perdaient du terrain. Ils cédèrent bientôt la place, s’enfuyant à toutes jambes poursuivis par des soldats ivres de vengeance. Les courtisans à leur tour se précipitèrent. Certains armés participèrent aux combats.
Brusquement tout se calma. Il y eut un grand craquement quand l’étrange banquise se cassa et partit vers le large. On scruta l’horizon sans trouver trace du monstre.
- C’était un léviathan ?
- Peut-être, les légendes en parlent mais personne n’en a jamais vu. Il valait mieux que ce ne soit pas nous qu’il chassait.
- En tout cas, il nous a bien rendus service.
- Que devient le roi ?
Les guetteurs repartirent vers le bivouac de fortune qu’on avait dressé. Le roi était allongé. Il avait une flèche dans la jambe et une grande estafilade sur le côté. Le guérisseur était là. Il récupéra la flèche, retira la pointe et grimaça.
- Qu’est-ce qui se passe, Gather ?
- Je n’aime pas ces armes, Majesté. Je crains du poison ou pire que la flèche vous donne un mauvais mal.
- Allons Gather, rassure-toi. S’il y avait du poison je serai en train de mourir. Quant au reste, j’en ai vu d’autres et j’ai toujours survécu. J’arriverai bien jusqu’au jour de Bevaka. Qu’on me remonte en selle. Le temps nous manque.
Moayanne prit Gather par le bras, planta ses yeux dans les siens :
- Si tu me caches quelque chose, je saurai te châtier!
- Mais princesse, je ne cache rien. Cette flèche est mauvaise. Elle porte des traces d’excréments. C’est pire que le poison. Si cela est, c’est une mort pire que la mort qui attend le roi.
Moayanne lâcha le guérisseur. Elle réajusta la sangle qui tenait la boîte où était la couronne. Mais pourquoi, la couronne ne donnait-elle plus son pouvoir au roi ? Elle repensa aux dires de Lyanne. Le traître ! Cela ne pouvait être que cela. Tout ce qui arrivait ne pouvait avoir d’autre cause.
On remit le roi en selle. Sa monture fut étroitement entourée par les soldats qui firent une barrière autour de lui sur deux rangs.
La nuit tombait quand ils arrivèrent. Les messagers avaient prévenus. Tout le monde scrutait le roi qui se tenait très droit sur sa monture. Seuls ses proches virent qu’il démontait du côté qui lui était inhabituel. Il salua les uns et les autres et se rendit à sa tente, toujours bien droit, ne laissant paraître qu’une légère boiterie. Ses enfants le suivirent ainsi que son guérisseur. Les autres furent arrêtés par les gardes en faction, même Cappochi n’insista pas. Lyanne qui avait profité de l’obscurité pour revenir, sentit sa jubilation. Lui fit la grimace. La mission qu’il s’était donnée, n’était pas une réussite. Le roi était blessé.

284
Au matin, Lyanne découvrit les montures blessées. Ce qu’il vit lui fit peur. On avait parqué à part celles qui avaient été blessées dans l’échauffourée de la veille. Les plaies avaient gonflé. Un liquide jaunâtre s’écoulait en sérosités épaisses, répandant une odeur nauséabonde repoussant les autres animaux. Les palefreniers les regardaient et parlaient entre eux à voix basse. Lyanne les entendit parler de magie noire, de mauvais sort. On allait les isoler et les abattre après les avoir désenvouter. Le mal était présent. Le présage était mauvais. Certains opposaient que le volcan se calmait à l’approche du jour de Bevaka mais cela ne suffisait pas à rassurer la majorité.
On regarda Lyanne de travers quand il s’approcha de la monture royale. La pauvre bête boitait bas. L’antérieur droit ayant triplé de volume. Il la siffla doucement. C’était une bête magnifique rendue difforme. Elle s’approcha de Lyanne hésitant à s’appuyer sur sa patte à chaque pas. Lyane passa sous la corde qui marquait le corral. La réprobation des palefreniers monta d’un cran. Il planta son bâton de pouvoir devant le mufle de la bête quand elle fut assez près et en retira le capuchon. Il vit le regard de l’animal devenir fixe.
- Bien, dit-il, on va regarder cela.
Il flatta la bête à l’encolure et se pencha pour voir les dégâts. Lui seul voyait les volutes dorées se répandre tout autour de la monture, comme une caresse. Quand l’une d’elle toucha la plaie, elle s’y fixa, les autres firent de même faisant disparaître l’animal dans un brouillard doré. Autour d’eux les palefreniers regardaient cela en faisant des gestes conjuratoires. Ils entendirent Lyanne marmonner des paroles indistinctes qui firent réagir l’animal. Puis certains jurèrent avoir vu la monture du roi disparaître un instant. L’instant d’après, elle était là, belle et fringante, piaffant du désir de galoper sur ses quatre pattes intactes. Les spectateurs en oublièrent Lyanne qui s’éloignait discrètement en pensant au roi. Il se dirigea vers la partie du camp où il campait quand il fut refoulé par les gardes.
- Le périmètre est interdit à tous, lui signifia-t-on.
Puis le chef des pisteurs vint le chercher pour se remettre en route. C’est ainsi qu’il se retrouva au bord d’un bras du marais à chercher le passage. Voyant fuir un poisson aux reflets jaunes, il pensa à ce qu’il avait fait dans le corral le matin. Quand l’animal était parti galoper plus loin, il avait vu à terre une espèce de tache jaune qui avait disparu rapidement comme si elle s’était enfoncée sous la terre. Les palefreniers avaient raison. Il y avait de la magie malfaisante là-dessous.
Il eut des nouvelles du roi vers la mi-journée. Ils avaient fait une pause sur une île du marais. Lyanne était monté sur le sommet de la bosse. Le groupe du roi arrivait. L’organisation était la même que la veille. Deux rangs de cavaliers protégeaient la monture du roi. Ce dernier avait les traits tirés. Il montait la monture que Lyanne avait guérie et semblait peiner à tenir sur sa selle. Derrière lui, le fils du roi bénéficiait de la même protection. Il chercha des yeux Moayanne et Modtip sans les voir. Plus loin, une autre troupe soulevait un nuage de cendres. Il pensa qu’ils étaient là. Il s’inquiéta pour Moayanne. C’est elle qui portait la boîte contenant la couronne. Il se mit à réfléchir. À la place de Cappochi, que ferait-il ? Le roi était presque hors jeu. Vu son état, atteindre le Frémiladur devenait difficile. Le Fils du roi était déjà sous la coupe de Cappochi. Il ne restait de la famille royale que les deux derniers, dont la porteuse de la boîte. La couronne y était bien à l’abri. Seul celui qui avait passé le jour de Bevaka pouvait l’ouvrir. La magie qui la protégeait était puissante mais ne dépassait pas la boîte. Malgré le revers subi, il était tentant d’essayer de la voler. Lyanne se remémora rapidement le trajet du matin. Il ne vit pas de position facile pour une embuscade. Il passa en revue les différents segments de chemin de l’après-midi. Il pensa à un endroit particulier, juste à la fin quand on arrivait sur la terre ferme. Oui, c’était un bon endroit pour une attaque. Les gens se relâcheraient en sortant de ce monde dangereux qu’était le marais. Il ne poussa pas plus loin son raisonnement car le roi venait manifestement de glisser de sa monture.
L’agitation gagna le groupe de ses gardes du corps. Le guérisseur accourut avec ses remèdes. À le voir, Lyanne comprit son impuissance. Il allait tenter, juste tenter, de soulager le roi. Si le pantalon semblait flotter sur la jambe gauche, il semblait prêt à craquer du côté droit. Autour de lui, tous semblaient courir. Même les gardes, tenus de rester immobiles, donnaient cette impression de vitesse. Le roi grimaça, mais se releva. Il repoussa le guérisseur, et donna l’ordre de la pause avant de retomber.
- Mettez-le à l’abri, dit le chef de la garde. Il lui faut du repos.
- Je vais lui donner un calmant, ajouta le guérisseur.
- Suffit Gather… dit le roi dans un souffle. Donnez-moi de quoi tenir en selle et on repart. On ne peut plus attendre.
- Mais, Majesté…
- SUFFIT !….
L’effort de crier épuisa le roi. Gather le soutint immédiatement aidé par les autres. Lyanne voulut s’approcher mais se fit repousser par un garde qui lui lança un regard de défi. Sa remarque qu’il pouvait aider lui attira une réponse autoritaire d’aller voir les pisteurs. Cela peina Lyanne. Il n’insista pas. Il n’allait pas se battre avec eux. Quand il retrouva le groupe des pisteurs, il ne trouva que des visages fermés. Leur chef lui fit un signe.
- Tu nous as bien aidés, mais maintenant que le roi est blessé, nous allons nous débrouiller. À partir d’ici, le chemin est facile à trouver même avec toute cette cendre. Nous n’avons plus besoin de toi.
Et il le planta là en retournant vers les autres pisteurs. Lyanne les jugea pleins d’ingratitude et d’orgueil. Là non plus, il ne désirait pas la bagarre. Il prit du recul.
Le terrain était maintenant plus ferme, composé d’îles plus ou moins reliées entre elles et pour certaines, couvertes d’arbustes plus ou moins grands. Lyanne n’attendit pas et se mit en marche. Personne ne lui adressa la parole. Personne ne l’empêcha de partir. Dès qu’il fut hors de vue, derrière un bosquet dans l’île d’à côté, il s’envola.  

285
Lyanne se posa sur un arbre près de l’endroit le plus susceptible d’être le lieu de l’attaque. Il avait un moment avant que n’arrive le roi. Il observa la topographie avec précision. Il repéra d’où pourraient venir les assaillants. Il ne fut pas déçu en voyant les restes de leurs traces au sol. On avait essayé de cacher le passage en balayant la cendre. La pluie qui tombait doucement depuis plusieurs heures allait finir le travail. De nouveau il décolla. Il repéra sans peine les hommes de Cappochi. Ils discutaient entre eux tout en affûtant leurs armes. Seul un guetteur surveillait le marais. Personne ne regardait dans sa direction. C’était une bonne chose. Il pourrait intervenir plus facilement. Il se posa derrière un bosquet d’arbres sans se faire remarquer. Il ne lui restait plus qu’à attendre.
- “Ils ne vont pas tarder”, ronronna une voix derrière lui.
- Hapsye ! que fais-tu là.
- “J’ai senti ton combat, depuis je cours.”
- Es-tu fatiguée ?
- “Les miens sont prêts. Cette meute est mauvaise. Il faut l’éliminer.”
- Oui, Hapsye. Tu attendras, je te dirai quand tu pourras combattre. Il y a là un puissant esprit mauvais. Reposez-vous.
- “La meute n’attendra pas longtemps, je sens arriver les bêtes !”
- Hapsye, ton rôle sera de poursuivre les fuyards pour que leur fuite soit sans fin, ou qu’ils soient morts.
La grande louve ronronna de plaisir. Lyanne lui donnait une chasse. Rien ne pouvait lui faire plus plaisir.
Il y eut un mouvement dans le camp des hommes de Cappochi. Le guetteur venait de repérer les arrivants. Les soldats se défirent de leurs manteaux. La pluie qui tombait avait tout trempé. Ils n’envisageaient pas de se battre revêtus des lourds habits de pluie. Ils en firent un tas sur un arbuste bas. Ils étaient à l’abri des regards des cavaliers. Ils en profitèrent pour s’échauffer. C’est à ce moment-là que Lyanne vit arriver cette traînée jaune qu’il abhorrait. Elle prit possession des soldats dont les yeux perdirent leur brillance.
- Et pas de quartier, chuchota le chef à ses hommes. Il ne faut pas que la couronne nous échappe.
Lyanne sentit la colère monter en lui. Moayanne était en danger. Elle fut d’autant plus forte qu’il supportait mal l’idée de ne pas avoir pu protéger le roi.  Hapsye en la ressentant, s'aplatit au sol, la queue entre les pattes. Le ciel gris sembla se mettre à l’unisson de son humeur en déversant des cataractes.
Cela dura un moment et puis le guetteur fit un geste. Le roi et son escorte étaient passés, ainsi que le fils du roi. Modtip était plus loin en arrière. Moayanne et son entourage arrivaient près de la levée de terrain qui les séparaient des hommes aux yeux vitreux. Comme mûs par une seule volonté, ils se lancèrent en avant en hurlant.
Au moment où débuta la charge, Lyanne planta son bâton de pouvoir et de toute la puissance de sa colère, il souffla le vent le plus froid qu’il put faire. Le sol détrempé, gela immédiatement, les attaquants suivirent de près, la pluie ayant imprégné leurs vêtements. Leurs cris eux-mêmes, gelèrent avec leur gorge. Il n’y eut plus que ceux de l’entourage de Moayanne puis de l’escorte du roi quand on comprit ce qui se passait. Seul le guetteur et quelques hommes restés près des affaires survécurent. Lyanne les vit partir en courant, la meute à leurs trousses. Ce fut le moment que choisirent les soldats du roi pour mener une contre-charge. Ils renversèrent et sabrèrent les silhouettes un instant avant de prendre conscience qu’ils ne bougeaient pas. Le chef du détachement mit pied à terre et immédiatement se cassa la figure sur le sol gelé. Cela fit rire Lyanne qui en profita pour s’éclipser. Si les montures avaient cassé la mince couche de glace, les hommes ne faisaient pas le poids.
Lyanne qui pensait rejoindre le convoi peu après, vit les différents groupes continuer leur progression presque sans s’arrêter. Il observa un long moment, indécis sur ce qu’il devait faire. Le roi et ses enfants semblaient ne plus rien risquer. Hapsye pourchassait les derniers survivants du groupe des attaquants. Les bateaux avaient tous coulé avec leurs passagers. Pourtant la menace pesait toujours. Il le sentait. Il se mit en marche au petit trot. Le gros du convoi suivait de loin. Il repéra les traces tout en courant. Cela le fit grimacer. Il accéléra.
La chose était menacée et risquait de vouloir se venger… Ces traces jaunes sales par terre ne pouvaient être interprétées autrement.
Quand la nuit tomba, il courait toujours. Sans témoin pour voir, il prit son envol. Il repéra rapidement le bivouac. Les gardes étaient sur le qui-vive. Au centre du dispositif sous une simple toile tendue comme un auvent, le roi tentait de se reposer. Ses enfants, non loin, mangeaient. Même du ciel, Lyanne vit les traits tirés et le teint cireux d’un homme qui était au plus mal. Il repéra aussi quelques nobles dont Cappochi qui regardait en l’air semblant chercher quelque chose. L’aura jaune qui s’en dégageait était aussi sale que les traces qu’il avait repérées sur le chemin. Son attaque froide avait dû le blesser. Maintenant, il était sur ses gardes, cherchant à se protéger d’un ennemi qu’il ne voyait pas même s’il le sentait.
Lyanne se posa hors de vue sur le chemin qu’avaient suivi les cavaliers. Il fut arrêté dès qu’un garde l’aperçut. Son apparition troubla les gardes. Ils semblaient ne pas savoir quoi faire. Ils bloquèrent Lyanne aussi loin que possible du campement et lui firent signe d’attendre.
Le temps passa lentement avant que n’arrive un gradé.
- Tu devrais être avec les autres, dit-il à Lyanne. Tu n’as pas suivi les ordres.
- J’étais absent du camp quand les ordres furent donnés. J’ai suivi le groupe du roi quand j’ai vu qu’il partait, sans revenir au camp.
Le gradé sembla contrarié.
- Ne bouge pas ! dit -il en s’éloignant.
En voyant les soldats se réajuster, Lyanne comprit que le gradé était parti chercher plus gradé que lui.
Le temps de nouveau s’écoula doucement. Les gardes ne rectifièrent la position qu’en entendant des pas. Celui qui arrivait n’était pas le gradé que Lyanne pensait attendre. Ce fut Cappochi en personne qui se présenta :
- Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il
- C’est l’homme-oiseau qui a suivi le roi, répondit le garde.
- Les ordres étaient pourtant clairs… Pas d’accompagnement ! Le roi doit aller vite et ne peut s’encombrer de sa suite.
- Je sais, Seigneur Cappochi, mais c’est celui qui doit porter les offrandes pour le jour de Bevaka.
Cappochi fusilla le garde du regard et se tourna vers Lyanne pour l’examiner tranquillement. Lyanne ressentait les pulsations de haine qui habitaient Cappochi. Il se félicita d’avoir décapuchonné son bâton de puissance. Il entreprit de regarder Cappochi directement dans les yeux. Ce dernier avait un regard fixe et la lueur qui y brillait avait plus à voir avec la méchanceté qu’avec la bienveillance. Il vit les yeux de Cappochi le dévisager. Il vit aussi la contrariété de ce dernier :
- D’où viens-tu vraiment, demanda-t-il à Lyanne.
- Je viens de lointaines montagnes et j’ai beaucoup voyagé pour arriver ici. Ma présence semble déranger ? ajouta-t-il avec un air de grande candeur.
À présent, il sentait la colère de son interlocuteur dont la seule prestance ne suffisait pas à réduire Lyanne au silence.
Cappochi se tourna vers un garde :
- Mettez-lui des fers et attachez-le à un arbre. Je n’ai pas le temps de m’occuper de lui.
Plein de rage et de morgue, il fit demi-tour et s’en alla.
Lyanne eut un sourire. Cappochi ne semblait pas avoir pris la dimension de la puissance de Lyanne. Lui avait pu ressentir les sombres désirs de l’être au cœur jaune sale. Le roi était mourant. Son fils était sous sa coupe, restaient les deux autres et surtout Moayanne qui se refusait à lâcher la couronne. Si le fils du roi la ceignait au jour de Bevaka, il aurait le pouvoir de repousser l’être sombre. Ses hommes avaient failli. Entre un monstre marin et un génie qui avait figé ses combattants, l’être sombre cherchait un adversaire comme lui qui contrecarrait ses plans. Lyanne ne lui était apparu que comme une quantité négligeable qu’il ne pouvait pas manipuler. Il avait commencé à enrôler les propres soldats du roi. S’il arrivait à retarder le roi de deux jours voire (même) d’un seul, personne ne serait au bord du lac du Frémiladur au jour de Bevaka.
Les gardes regardaient Lyanne d’un drôle d’air. Ils avaient un ordre à appliquer et la peur au ventre. Le plus gradé des gardes s’approcha de Lyanne :
- On n’a rien contre toi, mais t’as entendu les ordres.
- Penses-tu avoir la force de l’appliquer ? demanda doucement Lyanne en recapuchonnant son bâton de pouvoir.
Le soldat se mit à suer.
- Non, homme-oiseau, mais nous essayerons, car tels sont les ordres.
- Alors, je vais faire quelque chose pour toi, si tu me promets d’être fidèle à ton roi et pas à cet intrigant de Cappochi.
- Ma famille est loyale au roi depuis plus de vingt générations. On dit même qu’elle était de celles qui ont suivi la reine quand elle a repris le pouvoir au chambellan.
- Bien. Je vais te laisser me lier, mais surtout, laissez mon bâton à terre, cela évitera les morts.
Les soldats échangèrent des regards anxieux. Ils s’activèrent en même temps et faisant un détour pour ne pas passer près du bâton de pouvoir que Lyanne avait posé sur le sol.
Lyanne se retrouva solidement fixé à un tronc décapité par une pierre venue du Frémiladur. Ses grondements omniprésents occupaient l’espace sonore. Le roi et son entourage étaient repartis. La pause avait été courte. Cappochi conseillait au roi la prudence et le repos, mais ce dernier, malgré la douleur et la fièvre, avait tenu à repartir très vite. Si tout le monde craignait sa chute, seul Cappochi l’espérait.
Lyanne avait compris que le reste de l’expédition marchait plus lentement. Le roi n’avait pas besoin d’eux avant le jour de Bevaka. Si le roi maintenait sa vitesse, il arriverait ce soir. Lyanne en doutait. La chute interviendrait avant. Il soupira et devint dragon. Les liens se rompirent d'eux-mêmes incapables qu’ils étaient de bloquer un être aussi grand.

286
Moayanne s’inquiétait. Malgré les soins du guérisseur, l’état de son père empirait. L’odeur de la plaie était épouvantable, son aspect repoussant. Le tissu du pantalon était distendu par l’œdème de la jambe. Son père tentait de faire bonne figure. Malgré toute sa volonté, son visage était gris de douleur et de fatigue. En plus, il ne voulait rien entendre et obligeait à un train d’enfer. La seule consolation de Moayanne était que son père refusait d’écouter ce … Cappochi et même son propre fils. Chaque foulée de leurs montures les rapprochait du Frémiladur. Il lui avait confié la vraie date du jour de Bevaka. Il fallait serrer les dents encore un peu et la puissance de nouveau coulerait dans les veines d’un roi coiffé de sa couronne. Alors ce Cappochi n’aurait qu’à bien se tenir… Enfin elle espérait. Moayanne avait bien vu les manœuvres de cet arriviste pour séduire son aîné. Tout fils de roi qu’il était, il manquait de jugement pour donner ainsi tant d’importance à ce personnage.
À la nuit tombante, quand arriva l’ordre de bivouaquer, Moayanne se laissa tomber plus qu’elle ne descendit de sa selle. Elle soutint du mieux qu’elle put la boîte contenant la couronne. Le poids en devenait trop lourd pour elle. Il fallait qu’elle la pose. Ses servantes étaient restées avec le gros de la troupe. Si les soldats étaient gentils et attentifs, elle ne pouvait en attendre aucune aide pour elle-même. Elle s’écroula dans sa tente, ôtant juste ses habits de journée pour ne garder que sa fine chemise.
Cette nuit-là, elle fit un rêve étrange, ou plutôt un cauchemar. Un bruit l’avait alertée. Elle était dans un espace sombre dont les parois semblaient battre au rythme de son cœur. Regardant autour d’elle, elle vit la boîte contenant la couronne royale. “Où suis-je ?” se demanda-t-elle. Elle remarqua alors qu’elle voyait aussi la couronne qui semblait luire d’une douce lumière comme une braise dans un feu qui s’éteint. Un mouvement à la limite de son champ de vision lui fit tourner la tête. Elle fixa l’endroit sans rien voir. Elle reprit sa contemplation de la couronne, détaillant chaque décoration, chaque pierre et jusqu’à ce curieux oiseau qui était au milieu. De nouveau, elle eut l’impression de voir quelque chose, une forme, une silhouette à la limite de sa vue sur la gauche. Tournant son regard vers ce qui bougeait, elle ne vit rien. Elle prit peur, sentant une présence qu’elle ne voyait pas. Elle essaya de se calmer. Elle allait se réveiller et tout allait rentrer dans l’ordre. C’est alors que prit naissance cette chose hideuse qui lui fit pousser un petit cri. Elle ne la voyait qu’à la condition de ne pas la regarder en face. Si elle braquait son regard dessus, elle devinait avec peine une brume jaune sale. Ce qu’elle apercevait lui rappela les arbres des marais, sortes de totems chétifs couverts de lichens moussus aux silhouettes torturées.
Son malaise augmenta devant cette magie à l’oeuvre au sein même de sa tente. Une pensée lui vint, elle devait ouvrir la boîte qui contenait la couronne. Elle avança la main presque sans y penser. C’est en touchant le coffret qu’elle prit conscience de ce qu’elle faisait. Elle fit un effort pour arrêter sa main qui déjà commençait à jouer avec la serrure. Ce coffre de voyage était en lui-même une protection contre tout ce qui pouvait atteindre la puissance qui y habitait. Elle savait que seule l’union de son père et de la couronne pouvait résister aux êtres maléfiques. Elle cria à nouveau, luttant avec elle-même pour retenir sa main qui semblait ne plus vouloir lui obéir. En périphérie de son champ de vision la chose hideuse s’agitait comme habitée de convulsions. Moayanne connut la panique. Elle avait perdu le pouvoir sur son corps qui semblait ne plus lui obéir. C’était maintenant la deuxième main qui tentait de faire jouer la serrure. Elle banda ses forces pour résister mais rien n’y fit. Le premier verrou venait de jouer quand souffla le vent le plus glacial qu’elle n’ai jamais connu. Comme au pire de l’hiver, elle se mit à tant frissonner que ses mains ne purent continuer leur mouvement. À la seule lueur émanant de la couronne, elle vit l’hideuse créature se recroqueviller. Touchée de plein fouet par ce vent plus froid que la mort, la forme jaune sale convulsa une dernière fois avant de s’abattre par terre. Moayanne sentit alors la pression mentale la quitter brusquement. Elle put attraper un manteau pour couvrir son frêle vêtement de nuit. Elle parcourut la tente qui l’abritait pour voir d’où venait ce vent qui soufflait ainsi. Elle repéra sans peine la déchirure dans la paroi de sa tente par où il pénétrait. Et brusquement tout cessa.
Moayanne bondit de son lit. Le noir était absolu. Tout semblait calme. Un rêve ! Elle avait simplement cauchemardé tout cela. Demain le voyage reprendrait et son père pourrait régénérer sa puissance en faisant le rite de Bevaka. Elle souleva le pan de sa porte, dehors l’air était tiède. La pluie avait cessé. Un rayon de lune éclairait le paysage. Elle examina sa tente, tout était en ordre. Les verrous du coffret à leur place. Elle retourna se coucher. Elle avait rêvé, simplement un mauvais rêve. Une seule chose la dérangea, pourquoi faisait-il aussi froid dans sa tente ?
Lyanne était assez content de lui. Il avait réussi à intervenir encore une fois en évitant la confrontation directe avec Cappochi. Il savait maintenant que l’être sombre serait en rage. celui-ci avait été mis en échec trop de fois pour que ce soit le hasard. Le jour de Bevaka approchait, l’obligeant à prendre plus de risques. Lyanne pensa que la discrétion restait sa meilleure arme. Il avança prudemment dans la nuit. Les soldats abrutis de fatigue dormaient. Les sentinelles elles-mêmes, somnolaient. Lyanne, rouge dragon de glace et de feu, marchait dans l’entre-deux mondes, comme savent le faire les dragons. C’est à peine si on le remarquait dans le monde des hommes. Il était comme une brume légère aux reflets rouges. Sa taille ne le gênait pas. Les objets matériels n’étant pas sur le même plan que lui, n’étaient pas un obstacle. Lyanne repéra la tente de Cappochi. Celui-ci la partageait avec un petit hobereau qui lui était tout dévoué. Aussi noir de cœur que son maître, il surveillait le corps physique de l’être sombre quand celui-ci en sortait. Lyanne sourit en les voyant. Cappochi grelottait de ce qu’il avait vécu dans la tente de Moayanne. Il ne serait pas opérationnel avant le jour. Son alter ego l’avait couvert et tentait de faire prendre un feu avec du bois trop humide. Lyanne pensa qu’il aurait pu éliminer l’être sombre là maintenant en finissant de geler le corps de Cappochi. Ayant perdu son ancrage physique, l’être sombre aurait été neutralisé. Il ne fit rien. Ce n’était pas son combat. Il passa son chemin pour aller plus loin. Il s’était rapproché de la tente du roi. Il entendit bientôt le gémissement que le blessé laissait échapper. Il sonda le corps du roi. Il y trouva le mal. La jambe était marbrée, tendue, violine et jaune. Non seulement l’infection avait fait gonfler les chairs, mais déjà le crépitement de sa fermentation s’étendait vers le ventre. Lyanne ne pouvait pas le sauver. Le roi allait mourir. Il pensa qu’il pourrait peut-être soulager ses douleurs. Il fit appel à sa magie. Lentement le froid s’insinua dans le membre malade, insensibilisant les nerfs et paralysant les muscles. Quand le rouge dragon s’éloigna, le roi dormait d’un sommeil calme et sans rêve.
Le matin venu, il fallut aider le roi à se mettre en selle. À Moayanne qui s’inquiétait, il répondit qu’il n’avait plus de douleurs, signe que les choses allaient mieux. À son fils qui le suppliait de se reposer, il répondit que le jour de Bevaka n’attendrait pas. À Modtip qui ne savait que croire, il lui dit de chevaucher à côté de lui.
- Et ne traînons pas. Ce soir nous serons au pied du Frémiladur.
Gather ne comprenait pas. Il n’avait jamais vu cela. Il mit ce membre devenu froid et raide sur le compte de la magie propre au roi et à sa couronne. Il remarqua bien que Cappochi grelottait malgré la douceur du vent de la mer, qui poussait les lourds nuages du Frémiladur loin devant eux. Il avait voulu l’aider mais le courtisan avait refusé toute aide.
- Le roi devrait se reposer et il ne le fait pas. Je ne vais pas me plaindre pour un rhume.
Gather doutait des paroles de Cappochi. Il n’avait jamais vu de rhume faire autant grelotter. Il pensa que Cappochi devait être brûlant de fièvre.
En fait Cappochi se sentait encore gelé. L’être avait passé la nuit à chasser les esprits mineurs pour leur voler leur énergie. Mais la chasse avait été médiocre. Il rageait d’autant plus qu’il commençait à manquer de temps. Il avait compté sur l’infection royale pour ralentir le voyage. Il avait prévu de neutraliser la couronne. Rien n’avait fonctionné comme prévu. Tous ses plans avaient échoué. Un autre esprit, puissant et glaçant, le poursuivait. Il en était sûr. Il avait sondé tous les gens de l’expédition sans trouver l’accroche de son ennemi dans le monde des hommes. Même celui qu’on appelait l’homme-oiseau était trop réel pour être un avatar. Les soldats avaient parlé de loups noirs avec beaucoup de crainte. Il avait lui-même vu les traces. Une meute complète pouvait très bien contenir la puissance pour un tel esprit.
Moayanne s’était positionnée derrière son père. Elle n’avait pas du tout été rassurée par ses explications. Elle ne le quittait pas des yeux, guettant les signes annonciateurs de la catastrophe. La seule chose qui lui arrachait une sourire était de voir le fils du roi, son demi-frère, aller et venir. Régulièrement il se laissait distancer pour prendre des nouvelles de Cappochi et revenait prendre sa place non loin du roi. Sa grise mine réjouissait Moayanne. Tant que cela serait ainsi, Cappochi ne pourrait plus influencer personne.
Le vent était assez fort, rendant la pluie cinglante. C’était une pluie grise des poussières venues des nuages vomie par le Frémiladur. Quand arriva le soir, le roi eut un sourire las. Ils étaient aux pieds du grand volcan qui grondait sans cesser de fumer.
- Les anciens chemins ont disparu, mon Père, dit le fils du roi. Demain  nous enverrons des éclaireurs pour trouver le meilleur passage.
- Non, mon fils, tes conseils de prudence sont inutiles. Nous serons pas sages, nous irons directement.
Le fils du roi eut un frémissement de peur, à l’idée de s’aventurer sans reconnaissance sur ces pentes changeantes.
- Il faut préparer les offrandes ce soir. Nous partirons avant l’aube.
La nuit était tombée quand, sous des abris humides, ils finirent les préparatifs. Le roi ne porterait rien. Ses soldats les plus anciens s’étaient portés volontaires pour le soutenir pendant la montée. Ils allaient mourir au service du roi pour que le rite soit accompli. Ils y allaient sans rechigner, ils avaient tant et tant risqué leurs vies pour lui qu’ils étaient prêts à la donner. Derrière le fils du roi monterait avec les herbes à faire fumer ainsi qu’avec les bouteilles pour les libations. Moayanne, fidèle à sa mission, porterait la couronne dans son écrin de voyage. Modtip porterait les ustensiles pour les autels. Pour le bois destiné au feu des offrandes, Cappochi s’offrit spontanément pour le porter. Il fit tout un discours sur son attachement au jour de Bevaka et aux traditions, au possible don de sa vie pour la grandeur du roi que ce dernier en fut ému et qu’il le remercia chaleureusement. Seule Moayanne se tint en retrait des louanges. Elle ne lui faisait pas confiance. La soirée était bien avancée quand il y eut des cris puis, on amena Lyanne près du feu.
- Majesté, nous l’avons trouvé avançant vers le camp.
Cappochi fit la grimace, mettant en doute la compétence des soldats qui l’avaient attaché lors d’un précédent arrêt.
Moayanne se glissa derrière son père et lui chuchota quelques mots. Le roi se redressa :
- L’homme-oiseau est là, alors il portera les offrandes. S’il survit, il aura la vie sauve.
Personne n’avait fait de commentaires. Pour Lyanne la simple vue de chaque visage était éloquente. D’autant plus que dans cette nuit où le feu rougeoyait plus qu’il n’éclairait, chacun pensait son visage invisible.

287
Le départ se fit avant l’aube. C’est Lyanne qui hérita du bois à porter. Cappochi transporta les bouteilles. On prit le chemin traditionnel. La montée en était régulière. La terre vibrait sous les pieds en même temps que la montagne semblait grommeler. Les deux mille premiers pas furent faciles et puis Lyanne commença à sentir le poids de la charge. On lui avait fixé une sorte de harnais sur lequel on avait entassé le bois. C’étaient les peuples de la grande plaine qui régulièrement l’amenaient. Il était dense et donnait un beau feu sans fumée. Cela avait fait sourire Lyanne qu’on le charge de combustible pour le feu. Mille pas plus loin il ne souriait plus. Il avait les épaules cisaillées par les sangles trop étroites. Cappochi caracolait en tête non loin du roi. Il semblait parfaitement remis. Les quelques flacons qu’il transportait ne le gênaient pas. Le roi ne marchait plus. Ses soldats le portaient. De nouveau son teint terreux et ses gémissements involontaires lors des cahots, trahissaient sa souffrance. Moayanne était une boule d’anxiété regardant son père. Le fils du roi gardait un visage impassible et avançait sans regarder ni à droite, ni à gauche.
Au milieu de la matinée, Lyanne ne sentait plus ses épaules. La progression qui jusque là avait été bonne devint subitement impossible. La chaleur venant de la roche devant eux était telle que pas un homme ne pouvait se risquer à passer.
- Il faut trouver un autre chemin, Majesté. La lave est encore brûlante.
Le découragement se peignit sur le visage du roi.
- Il faut passer, tu entends, il faut !
Le chef du détachement fit signe aux hommes de poser le roi du mieux qu’ils pouvaient. Puis il envoya vers le haut quelques éclaireurs. Pendant ce temps, il donna à boire le remède contre la douleur. Lyanne posa sa charge et bougea les épaules pour les décontracter.
- Alors, on fait moins le fier, lui fit remarquer Moayanne.
- Le bois est lourd et le chemin bien long pour ceux qui souffre. Il existe des passages plus faciles.
- Qu’en sais-tu, toi qui es étranger à ces lieux ?
- Mon instinct me guide quand je l’écoute.
- Et que te dit-il ?
- Un pas plus loin, juste un pas après l’impossible, il y a un passage.
Moayanne se retourna vivement regardant les ondes de chaleur s’élever dans le ciel gris. Elle planta ses yeux dans ceux de Lyanne :
- Cappochi a raison : tu es fou ! Aller par là c’est la mort !
- Je dirai que c’est juste ta peur.
- Le fils du roi dit que c’est trop dangereux.
- Le fils du roi ou Cappochi ?
 Moayanne foudroya du regard Lyanne. Elle fit demi-tour et se dirigea vers la coulée de lave. La chaleur était infernale. Elle ferma à moitié les yeux pour se protéger, tout en baissant la tête. Elle pensa : “Encore un pas et mes cheveux vont prendre feu ou ma figure se couvrir de cloques !” Elle hésita. Pensant au regard moqueur que lui lancerait sûrement l’homme-oiseau, elle fit un pas de plus et vit le trou dans le sol. Elle s’y engouffra, heureuse d’être à l’abri de la fournaise. Ces yeux s’habituèrent au manque de lumière. Elle découvrit un tunnel qui montait en ligne presque droite. Ses parois étaient presque lisses comme si une rivière avait coulé là. Aussi loin qu’elle pouvait voir, le tunnel où sa monture serait passée sans se baisser allait dans la bonne direction.
Elle courut porter la nouvelle. L’homme-oiseau n’était pas là. C’est Modtip qui l’accueillit :
- Mais t’étais où ?
- Là en dessous, il y a un passage, lui répondit-elle en l’entraînant vers son père.
Bien que somnolant par l’effet de la drogue, le roi n’hésita pas. Il donna l’ordre d’emprunter le tunnel. À son fils et à Cappochi qui lui recommandaient la prudence, il ne répondit même pas. Ses soldats coururent avec lui pour atteindre l’entrée. Une fois à l’abri, ils se moquèrent les uns des autres, leurs cheveux avaient roussi. Ils reprirent la progression, jetant des regards étonnés tout autour.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Modtip, jamais une rivière n’aurait pu couler ici !
- Tu as raison… et tort… mon fils…, répondit le roi. La tradition parle de ces tunnels où ont coulé des fleuves de roches en fusion. C’est un excellent présage pour nous. Il va là où nous devons aller.
- Et si la lave décidait de reprendre ce chemin, Majesté… que deviendrions-nous ? demanda Cappochi.
- Le frémiladur se calme pour le jour de Bevaka. Écoute, il grommelle mais n’éructe plus. Fais confiance…
Le roi se laissa aller au balancement de ses porteurs, somnolant de plus en plus. Ils avancèrent ainsi à la lueur des torches dans cette roche noire et lisse reflétant la lumière presque comme un miroir. Lyanne suivait. Il utilisait le bois pour en faire des torches qu’il fournissait au fur et à mesure de leur avancée. Ça faisait toujours ça de moins à porter !
Moayanne marchait devant, impatiente d’avancer. Modtip la suivait comme son ombre. Les soldats portaient leur souverain sur un brancard fait de lances et de manteaux. Ils toussaient de plus en plus, incommodés par les émanations venues des roches. Le fils du roi suivi de Cappochi avec lequel il parlait sans cesse venaient après. Lyanne, que les autres considéraient comme un portefaix, fermait le convoi.
- LÀ ! DE LA LUMIÈRE ! hurla Moayanne.
La chaleur augmenta de nouveau brusquement. Heureusement le courant d’air moins chaud qui les poussait dans le dos, montrait une voie possible. Une partie du tunnel s’était effondrée. Un trou grand comme deux hommes surplombait une rivière de lave coulante. C’est avec beaucoup de crainte qu’ils passèrent sur la partie restante. Les soldats y perdirent leurs cheveux. Les plus près du trou eurent la peau couverte de cloques en raison de la puissance de la chaleur. Lyanne dut abandonner son chargement qui avait pris feu. Il rattrapa le groupe au moment où il débouchait en haut du tunnel. Le courant d’air devenait si violent, qu’ils furent presque éjectés sur une étroite plateforme qui se révéla être le chemin traditionnel. Quand Lyanne émergea, cherchant comment expliquer qu’il avait perdu le bois pour le sacrifice, les soldats toussaient à en perdre la respiration. Sans l’air frais venant du tunnel, ils auraient été immédiatement asphyxiés. Le roi était assis le dos contre un rocher. Il buvait à petites gorgées le remède contre la douleur. Son fils était à côté de lui. Cappochi regardait tout autour comme s’il cherchait la suite du sentier. Modtip discutait avec Moayanne.
- On ne peut pas continuer avec les soldats, fit remarquer le roi. Je vais renvoyer les hommes.
- Mais vous ne pouvez pas marcher !
- Regarde ! Ni Cappochi, ni l’homme-oiseau ne toussent ! Pour Cappochi, je ne suis pas étonné !
- Pourquoi ? demanda le fils du roi.
- On dit qu’il ne serait pas le fils de son père… et que sa mère a beaucoup aimé mon frère…
- Je n’ai jamais entendu cela…
- Tout cela s’est passé avant ta naissance.
Le roi posa la tête sur le rocher en fermant les yeux un instant. Puis il reprit :
- Nous manquons de temps. On va repartir. Cappochi et l’homme-oiseau vont me porter. Nous ne sommes plus très loin.
Le voyage reprit. La journée était bien avancée. Cappochi avait passé une sangle sur ses épaules et tirait devant. Lyanne était devenu le porteur arrière. Le fils du roi ouvrait la marche. Sa crainte de voir le bord du cratère détruit par les éruptions se révéla infondée. Le chemin montait rapidement, épuisant pour les porteurs. Sous leurs pieds la terre vibrait toujours. On en sentait la puissance. Moayanne était devant, répétant :
- Plus vite, plus vite !
Modtip suivait avec les flacons qui s’entrechoquaient à chacun de ses pas.
Hahanant, Cappochi tirait et Lyanne poussait. Les muscles souffraient. Aucun des deux ne voulaient avouer sa fatigue. Cappochi cherchait une manière d’en finir. Il avait bien essayé de trébucher mais Lyanne avait réussi à maintenir la stabilité de leur étrange attelage. Si la terre tremblait un peu plus, il réussirait. En attendant, il tirait mettant toute son énergie à cette tâche.
Tout changea quand ils atteignirent la berge du cratère. Ils eurent l’impression d’entrer en enfer. Non seulement la chaleur était violente mais les vapeurs épaisses et piquantes les assaillirent. Moayanne fit deux pas en arrière. Elle se retourna pour attendre le brancard. Son père dodelinait de la tête, dans un sommeil artificiel. Elle vit sur sa poitrine le flacon vide du remède contre la douleur. Elle eut envie de pleurer. Lui seul savait ce qu’il convenait de faire, à moins qu’il ne l’ait dit à son fils. Elle l’interpella.
- Non, Père ne m’a rien dit pour après, répondit-il. On va dans le cratère près de la lave mais après je ne sais pas. Il disait toujours, tu verras quand tu y seras.
Lyanne avait posé une des lances qui servait pour la civière sur un rocher pour se reposer. Cappochi avait fait de même. Pendant qu’il reprenait son souffle, Lyanne observa autour de lui. Ils étaient juste sur la ligne de crête. Moayanne se disputait avec le fils du roi, pendant que Modtip s’était assis le souffle court.
- On n’a qu’à redescendre, disait le fils du roi. Je mettrai la couronne et tout le monde sera content.
- C’est impossible, lui répondit Moayanne, La couronne resterait sans force et tous nos ennemis pourraient en profiter.
- Tu rêves, ma pauvre fille ! Toutes ces histoires de puissance et de gloire ne sont que des légendes. Je n’ai jamais vu Père s’en servir.
- Les temps ont changé, autour de nous de nouvelles puissances se lèvent. Nous devons être forts pour les combattre.
Le fils du roi se mit à rire :
- Et tu crois que ces bouts de métal peuvent aider !
- Tout semblait perdu et le mal semblait triompher quand la reine a reçu la puissance de l’oiseau aux plumes d’or pour vaincre le chambellan.
- Tout cela remonte si loin, soupira le fils du roi. Je ne crois plus aux contes de mon enfance, ni à l’oiseau aux plumes d’or qui viendra dans le soleil. Je ne crois qu’à ma force et à ma ruse.
Lyanne vit sourire Cappochi. Son plan allait enfin marcher. Le fils du roi serait sa créature. Encore un effort, et il serait le maître. Lyanne vit presque distinctement l’ombre jaune sombre prête à dévorer l’âme du fils du roi…
- Je suis l’héritier, alors obéis. Nous redescendons et tout se passera bien.
- Je refuse ! dit Moayanne.
- Il a peut-être raison, dit la petite voix de Modtip. La nuit arrive et je commence à avoir très peur.
- Allez grandis, Moayanne, reprit le fils du roi. Je t’offrirai des robes et des bijoux.
Moayanne ne savait plus quoi faire. Au bord d’un gouffre de feu aux effluves asphyxiantes, elle se trouvait face à une réalité qu’elle n’avait jamais imaginée. Dans ses rêves, ils descendaient au bord du lac de lave et lançait la couronne qui revenait sous la forme de l’oiseau aux plumes d’or tout auréolé de soleil se poser sur la tête de l’héritier qui recevait sagesse et force. Elle sentit sa détermination fléchir. Elle qui s’était assise pour se reposer les épaules du fardeau du coffret, se mit debout, vaincue par le discours du fils du roi, ne voyant pas ce qu’elle pourrait faire d’autre. Elle s’approcha de son père qui avait les yeux fermés. La chaleur évaporait ses larmes.
- Père, Père, sans tes conseils, nous sommes perdus.
Cappochi, derrière elle, sourit. Il avait fait boire tout le flacon au roi, sachant l’effet du médicament, pour mieux influencer le fils. Il allait triompher.
Lyanne écarta le pan de son manteau et dégagea son bâton de pouvoir. Il le décapuchonna tout en le posant par terre.
Alors le monde explosa. Un jet de lave jaillit du cratère dans une explosion assourdissante. Le Frémiladur entrait en éruption. L’étroite bande de terre où ils se reposaient se mit à pencher dangereusement vers l’intérieur. Le roi glissa de son brancard et tomba pendant que les autres s’accrochaient à tout ce qu’ils pouvaient.
- PÈRE ! PÈRE ! hurla Moayanne en tendant un bras comme pour le saisir.
Puis le silence se fit.
- Là ! Regardez ! Père est là ! Vite allons le secourir.
Le fils du roi ne fit pas un geste. Modtip serrait convulsivement un rocher les yeux fermés. Cappochi, arc-bouté, essayait de se dégager des sangles de la civière. Voyant que personne ne bougeait, Moayanne sauta sur une roche en contre-bas.
- RESTE ICI ! lui hurla le fils du roi, FUYONS SI NOUS VOULONS VIVRE !
Moayanne n’écoutait rien et descendait encore. Cappochi, qui s’était dégagé, fit signe au fils du roi, désignant la descente. Celui-ci fit oui de la tête.
À Nouveau la terre trembla. On entendit alors distinctement la voix du roi :
- LE JOUR DE BEVAKA !
Et ce fut le chaos.
Le roi, de nouveau, se mit à tomber, Moayanne aussi. Elle glissait sur la pente de pierres, déchirant ses vêtements et sa peau. Le coffret de la couronne s’arracha, continuant sa dégringolade, rebondissant de pierre en pierre. Il y eut comme un éclat blanc quand il explosa, libérant son contenu. Moayanne qui s’était tant bien que mal accrochée à un rocher, lâcha prise quand une nouvelle explosion envoya des montagnes de lave dans les airs.
Lyanne plongea, devenant rouge dragon, immense et chargé de la puissance du Dieu Dragon, pour affronter la puissance des forces de la terre.
Le lac de lave tout en bas semblait se rétracter, comme s’il prenait son élan pour mieux se projeter. Entre deux panaches de fumées, il vit la silhouette de Moayanne. Il se précipita.
En bas, il vit la lave exploser. Ce fut comme si un soleil éclatait sous ses yeux. Rouge dragon, il ferma ses paupières de feu, celles qui lui permettaient de regarder le soleil en face. Alors il vit. Il vit l’incroyable silhouette d’un oiseau de feu aux ailes immenses se précipitant vers le haut. Il vit la gueule grande ouverte de l’oiseau qui ressemblait de plus en plus à un dragon blanc aux reflets d’or. Il vit le dragon engloutir le corps de Moayanne qui chutait.
Lyanne hurla :
- SHANGAAAAAAAAAA...

288
Modtip tremblait de tous ses membres. La terre tremblait, le volcan explosait. L’atmosphère elle-même était sens dessus dessous. Malgré la chaleur et les vapeurs délétères, il ne ressentait aucune douleur mais préférait rester derrière le rocher sans rien voir. Le fils du roi était recroquevillé en boule dans un coin sanglotant comme un enfant. Cappochi avait jeté un regard de mépris vers le fils du roi et avait hurlé sa joie face au chaos.
- Enfin, la force est pour moi.
Cappochi se sentait régénéré par cette chaleur et la force du volcan. Il s’approcha de la gueule du volcan qui crachait sa lave vers le ciel. Il ne bougea même pas quand une partie de la roche en fusion lui retomba dessus. Les bras en croix, il reçut comme un cadeau cette lave qui lui brûla la chair, mettant les os à nu. En se dégoulinant, la roche dessina les contours improbables d’un être qui hurlait:
- JE SUIS LE ROI ! LE MONDE EST À MOI !
Et puis Cappochi sembla devenir comme une flamme jaune, jaune et noire. L’être innommable qui l’habitait prenait pied sur la terre des hommes. Une silhouette qui ne cessait de grandir se tourna vers le fils du roi.
- Tu voulais régner … et bien, tu vas régner… mais tu vas apprendre à obéir. DEBOUT !
Le fils du roi resta prostré. Cappochi fit un geste de son bras de feu. Ce fut comme si le fils du roi avait pris un coup de fouet. Il hurla de douleur lui qui ne l’avait jamais connue.
- DEBOUT !
Il se mit tant bien que mal debout et retomba immédiatement quand la terre se mit de nouveau à trembler. Le corps difforme de Cappochi fermement campé sur des membres griffus resta debout. Il leva de nouveau le bras :
- Le roi est parti sans sa couronne ! dit Cappochi, la chaîne des successions est brisée. Mon temps est venu….
Il n’acheva pas sa phrase. Un choc le fit tomber. Un grand dragon blanc et or venait de le mettre à terre. Il se retourna fouettant l’air d’un grand filament zébrant une nouvelle colonne de lave d’une grande trace noire. Sentant une présence derrière lui, il vit le dragon blanc et or se saisir des deux fils du roi et plonger vers la vallée. L’être immonde hurla. Bondissant à son tour, il sauta dans le vide.
Plus bas au pied du Frémiladur, tout le monde se cherchait un abri. Des pierres tombaient du ciel, brûlantes et mortelles. Plus loin, sur les contreforts, la colonne des courtisans s’était prudemment arrêtée, attendant que le danger s’éloigne.
- Regardez ! Qu’est-ce que c’est ?
Sur le fond noir des fumées du Frémiladur, une ombre blanche se découpait. Derrière elle, semblant jaillir de la colonne de lave et de vapeur dont elle reprenait les couleurs, une forme indistincte dévala les pentes du volcan. Bien peu remarquèrent la petite forme rouge qui planait en arrière.
Louvoyant entre les bombes et les maelströms de vent, ce qui était une forme lointaine devint :
- Un oiseau de feu ! C’EST UN OISEAU DE FEU !
Ce fut comme un feu d’herbe dans un prairie sèche, tout le monde vint voir ce qui se passait, malgré la peur et le danger. Les soldats de la garde rapprochée qui avaient accompagné le roi au pied du Frémiladur, virent le grand dragon blanc et or cabrer brutalement les ailes pour poser à leurs pieds deux silhouettes recroquevillées.
Les soldats se précipitèrent pour les mettre à l’abri. Au-dessus d’eux dans un fracas qui dépassait le bruit de l’éruption, une avalanche de pierres arrivait. Le dragon déjà repartait, reprenant de la hauteur en donnant de grands coups d’ailes. Le flot de rochers chutant s’éloigna pendant que la terre se mit à trembler. Et puis ils virent quelque chose qu’ils ne purent décrire. Ça descendait de la montagne en rabotant la paroi, entraînant les arbres comme les roches vers le bas. Une sorte de pulsation malsaine faisait vibrer un ectoplasme jaune sale zébré de noir. Un hurlement en sortit.
- JE T’AURAI ET JE SERAI LE MAITRE !
Terrés sous l’auvent de pierres qui leur servait d’abri, les soldats se mirent à trembler en s’interrogeant.
- Mais c’est quoi ?
- C’est Cappochi, répondit le fils du roi, assis le dos appuyé à la paroi.
Le chef du détachement se retourna :
- Cappochi ! Mais c’est pas possible !
- Hélas si ! Sans l’arrivée de l’oiseau de feu, je serais, nous serions tous devenus ses esclaves.
- C’est l’oiseau de feu des légendes ?
- Je le crois, mais là-haut, le roi et Moayanne sont tombés dans la gueule du volcan.

289
Pour Moayanne, le monde s’était écroulé quand son père était tombé. Malgré sa précipitation, elle n’avait pu empêcher sa chute. Elle-même avait glissé dans la pente, s’arrachant les vêtements et la peau sur les roches coupantes. Quand le coffret s’était arraché pour finir dans le lac de lave, elle avait perdu tout espoir et toute force. C’est presque avec soulagement qu’elle avait lâché prise. Bientôt, plus rien n’aurait d’importance, ni les joies qu’elle ne connaîtrait pas, ni ses peines qui allaient cesser, définitivement. Elle avait été surprise de voir le temps se ralentir et ce grand oiseau rouge feu plonger vers elle. Et tout fut noir.
Le monde était fait de blanc et d’or. Moayanne sentait ses ailes battre de toute leur puissance, malgré la violence du volcan tout autour. Des ailes ? Des ailes !!!! Où étaient son corps, ses bras, ses mains ? La panique naissait au centre de son esprit.
- “Sois sans crainte !”
Elle sursauta en comprenant le message.
- “Sois sans crainte ! Tu es qui tu es.”
- Je sens la puissance, dit Moayanne sans savoir comment elle le disait.
- “Tu es la puissance !”
- Je sens le feu !
- “Tu es le feu!”
Moayanne vit le grand oiseau rouge à côté d’elle. Il battait des ailes au même rythme qu’elle. Elle sut, elle était comme cet oiseau fait de feu.
- “Le volcan va exploser !”
- Modtip ! Le fils du roi, il faut les sauver
- “Va, tu peux faire ce que tu sens”
Moayanne pensa à ceux qui étaient restés sur la corniche. Et la corniche apparut devant ses yeux. Elle repéra Modtip facilement, puis le fils du roi. Elle sentit le danger. Elle le vit. Elle le reconnut. C’était le même que dans ses cauchemars. Ces cauchemars qu’elle faisait depuis toutes ces années, depuis la disparition de sa mère. Elle manœuvra maladroitement touchant presque la forme hideuse, saisissant dans ses griffes… Des griffes ! Elle découvrait à chaque instant quelque chose de nouveau avec ce nouveau corps. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Son esprit avait du mal à s’accorder à cette nouvelle “enveloppe”. Ses ailes la trahirent. Elle décrocha. Sa maladresse la sauva du coup de fouet de la créature. Elle sentit une force en elle :
- “Continue. Laisse-toi devenir ce que tu es !”
Ça aussi, il faudrait qu’elle prenne le temps de comprendre. Des choses plus urgentes l’occupaient. Elle récupéra Modtip sans difficulté. Le fils du roi faillit lui échapper. Elle assura sa prise avant de plonger dans le vide vers la plaine. Portée par le vent, les ailes largement déployées, ce fut une expérience grisante. Un autre esprit était là, bienveillant, attentif. Elle le sentait aussi. Quand elle n’arrivait pas à quelque chose, il lui venait en aide. Encore un mystère. Elle vit en bas les soldats du roi qui se protégeaient de la pluie de roches brûlantes qui tombaient autour d’eux. Elle se laissa planer jusqu’à eux. Elle arriva vite, et d’instinct sut quoi faire pour casser sa vitesse et poser son fardeau. Son œil fut attiré par une forme aux contours mouvants qui semblait glisser sur la montagne. Une bouffée de haine lui emplit le cœur. Elle savait. Il était l’ennemi. L’antique ennemi, enfin présent, ici et maintenant, elle avait la force pour le vaincre. Elle battit vigoureusement des ailes pour s’éloigner des hommes. Il était nécessaire de les protéger. Elle sentait l'immense puissance de cette chose immonde qui dévalait le Frémiladur en blessant la pierre de ses flancs. Le volcan allait devenir tombeau. Son père déjà y reposait. Il fallait arrêter cet… cette… ce truc impensable venu d’on ne sait où. Tout en pensant cela, elle vit le monde différemment. Comme si après avoir regardé un dessin, elle en voyait le modèle. Elle regarda autour d’elle, cherchant l’être qui “parlait” dans sa tête. Elle ne vit que l’ombre de l’ennemi. Elle prit peur. Elle se savait née de la puissance du Frémiladur, elle pensait qu’il pourrait la débarrasser de ça. Pourtant elle douta. Elle dirigea son vol vers les retombées de l’éruption. La poursuivant, l’être informe s’éloigna des hommes. La traversée des chutes de pierres brûlantes fut éprouvante. Elle dut manœuvrer comme elle ne savait pas qu’elle pouvait. Malgré cela, elle fut touchée un certain nombre de fois. Elle sentit les chocs et la chaleur de ces rencontres imprévues. Sa finesse lui permettait ces acrobaties, elle en profita pour se retourner et voir où en était le monstre. Il suivait sans perdre de terrain. Les bombes volcaniques se plantaient dans ce qui lui servait de corps. Les plus grosses le traversaient créant des canaux qui se rebouchaient lentement. Il devenait difforme encore plus hideux si cela était possible. Il avançait semblant insensible aux pierres ou à la lave qu’il traversait. Il lançait imprécations et injures.
Moayanne fut déçue de voir le manque de résultat. Il allait lui falloir trouver autre chose. L’éruption elle-même se calmait.
Alors qu’une nouvelle fois, elle se retournait pour surveiller son poursuivant, elle faillit se faire heurter par un énorme rocher qui retombait. L’autre oiseau de feu qui l’accompagnait depuis la gueule du volcan la bouscula, les éloignant de la trajectoire de la bombe volcanique qui passa en sifflant.
- “Faire attention à tout est une bonne chose” dit la voix dans sa tête.
Maintenant elle était sûre. Ce grand oiseau de feu rouge qui était sorti en même temps qu’elle du volcan était la voix. Il avait une parfaite maîtrise de son vol, semblant glisser sans effort entre les roches qui pleuvaient.
- Mais comment penser à tout ! répondit Moayanne qui peinait à faire de même.
- “Deviens qui tu eeeeees!” répondit l’oiseau rouge en s’éloignant. “Tu as à affronter tes cauchemars. Tu le battras si tu suis qui tu es. La vérité est en toi….”
D’un coup, il disparut. Moayanne en fut peinée. Les retombées du Frémiladur ne lui laissaient pas le temps de s'appesantir sur cette peine. Elle avait des choses plus urgentes à faire.

290
Lyanne s’était glissé entre les mondes. L’être que combattait Moayanne ne serait pas vaincu par la force brute. Il devait aller dans le monde des esprits et trouver son nom. Il aurait alors la source de son pouvoir. L’être était puissant. Il ne fallait pas le sous-estimer. Heureusement son attention n’était pas sans limite. Pour le moment, elle était toute entière tournée vers le monde des humains et ses promesses de puissance. Avant d’aller plus avant, il se dirigea vers le centre du Frémiladur. De là venait le dragon blanc qui avait fait Shanga avec Moayanne.  Traversant les roches comme de l’eau, il arriva dans  le lac de lave. Il en sentit la puissance latente. Elle était brute, indistincte. Quelqu’un l’avait organisé pour que naisse le blanc dragon de Moayanne. Il repensa aux évènements qui s’étaient succédé. La couronne ! C’était la couronne qui détenait le pouvoir de faire naître le dragon blanc aux reflets d’or. Il fit le parallèle avec sa propre vie. Il évoqua l’histoire que Talmab avait racontée quand il était enfant. Il était dans le pays de l’oiseau aux plumes d’or et cet oiseau était un dragon. Il rendit mentalement gloire au Dieu Dragon qui l’avait guidé jusque-là. Suivant les courants de feu, Lyanne s’enfonça plus loin sous la terre, se laissant guider par son instinct de chasseur. L’être informe puisait aussi sa puissance en ce lieu. Le cœur noir de Cappochi était sa porte dans le monde des humains. En ce lieu, il drainait la puissance nécessaire à le maintenir sur le plan physique. Lyanne eut l’intuition qu’elle ne suffisait pas. Si cette source donnait force et pouvoir à l’avatar de l’être immonde, elle ne pouvait être celle qui avait ouvert la porte. Il lui fallait trouver la clé qui avait ouvert la porte. Il plongea dans le monde sombre des esprits malfaisants. Cela restait pour lui un monde étranger. Il avait le pouvoir d’y entrer et d’en sortir librement. Il se savait assez puissant pour faire face à ceux qui y vivaient. Il se savait aussi protégé par le Dieu Dragon. Mais, n’étant pas un esprit mais un corps, il ne pouvait voir ce monde comme le voyaient les esprits. Il habillait ce qu’il en ressentait de ce qu’il connaissait.
- Tékitoi ?
Lyanne regarda autour de lui. Le paysage sentait la mort et la désolation. On était loin des autres incursions qu’il avait pu faire dans ce monde. L’être qui possédait Cappochi venait de ces régions infernales où tout semblait fait pour blesser, meurtrir celui qui s’y aventurait. Il repéra l’origine de la question. Comme tout dans ce monde, cela avait une forme improbable et ça sautillait sur place.
- Tékitoi ? répéta-la chose.
- Un passant qui passe, répondit Lyanne.
- Impassantkipasse ! Cékoissa ? Jenouvoyonpa cékoissa ! Trogromanger, troforbattre, gentipasgenti ?
- Que suis-je ? demanda Lyanne
- Rougelumière. Jamaivurougelumièredanténébre !
Lyanne bougea.
- AAAAAAAAAAAA ! ROUGELUMIÈRETROGROS !
La chose disparut brutalement. Lyanne s’immobilisa. Il laissa tous ses sens prendre la mesure de ce monde étrange. Il repéra la chose. Elle s’était collée sous un rebord acéré d’une lame qui aurait pu être d’obsidienne.
- Je suis rassasié et sans intention de chasser, dit Lyanne en se penchant vers la créature qui ressemblait à un oursin tremblotant.
Il n’avait pas fini de parler que la chose était repartie à sautiller dans tous les sens la rendant à nouveau floue.
- Toipamanger, toipaméchan, toiaider ?
- Aider ? Peut-être, si tu aides.
- Aider ? Quoiveudire ?
- Qui es-tu ?
- Quiétu ? Quoiveudire ?
Lyanne continua à interroger la forme sautillante. Il finit par comprendre qu’il était en présence d’un esprit élémentaire, un de ces esprits qui peuplaient ce monde et qui servaient de nourriture aux autres. Ceux qui survivaient, phagocytaient l’énergie pour gagner en puissance. À travers les paroles de “Quoiveudire” comme il le surnommait, Lyanne comprit que toute la région était vide de vie depuis qu’un grand esprit malin avait fait ici son territoire de chasse. Quoiveudire avait survécu sans savoir ni pourquoi ni comment, peut-être parce que plus paresseux que les autres, il n’avait pas essayé de chasser.
- LÀ ! CACHER !
Quoiveudire alla se coller sous la roche noire. Lyanne regarda tout autour ce qui avait déclenché la peur du petit esprit. Il repéra au loin, une forme oblongue qui lui évoqua un de ces poissons tout en mâchoires, gros et gras, capable d’avaler aussi gros qu’eux. Il se pencha vers la cachette de Quoiveudire :
- As-tu peur ?
- Samangertout ! Aprèvenuplurien. Touseulici.
Lyanne observa le déplacement indolent de l’autre esprit. S’il semblait incapable de vitesse, Lyanne sentait la colère et la rage contenues qui suaient par tous les pores de la peau, si l’on avait pu parler de peau. Le “poisson” frôlait les structures déchiquetées. Il s’éloignait, se rapprochait, s’éloignait encore selon un schéma qui semblait aléatoire. Lyanne ne s’y trompa pas. L’esprit “poisson” se rapprochait. Il fut témoin d’une attaque fulgurante près d’une pointe noire. Il sentit plus qu’il n’entendit le cri de souffrance d’un esprit qui devait ressembler à Quoiveudire. Après ça, l’esprit “poisson” s’éloigna, disparaissant derrière un relief qui évoqua pour Lyanne la ruine d’une vieille citadelle.
- Je crois qu’il est parti, dit Lyanne à Quoiveudire.
- Pavrai. Sajamaiparti. Toujourlà.
Lyanne se redressa, les sens en alerte. Il se retourna juste à temps pour faire face à une gueule énorme se précipitant vers lui. Il souffla la glace comme il avait fait pour Cappochi, figeant l’esprit “poisson” qui se mit à dériver comme une baudruche dans le vent. Avant qu’il ait pu faire autre chose, Lyanne sentit Quoiveudire se précipiter pour aspirer l’ennemi.
- Sitoipasmanger, toiêtremangé ! expliqua Quoiveutdire toujours sautillant.
Lyanne se mit à rire devant le comique de cet énorme ballon qu’était devenu Quoiveudire qui essayait de bouger comme s’il était encore aussi petit.
- Quoicestça ? demanda-t-il à Lyanne riant. Quoitufailà ?
- Je suis heureux que tu aies bien grandi. Il te faut apprendre à te comporter comme un grand maintenant que tu es grand.
- Moi grand ?
- Oui et puissant aussi !
- Toi pas tuer moi et toi nourrir moi ! Qui toi être ?
- Un passant qui passe.
- Alors toi chercher quoi ?
- Tu as bien progressé en devenant grand, lui fit remarquer Lyanne.
- Moi avoir aspiré Vajdouské et Vajdouské grand pouvoir et grand savoir. Mais toi encore plus grand. Toi capable vaincre Vajdouské.
- As-tu un nom ?
- Jamais dire nom ! Nom est pouvoir, jamais dire ! Vajdouské esclave de moi, moi pouvoir dire nom Vajdouské.
- Veux-tu encore plus de puissance ?
- Moi vouloir !
- Alors, tu m’aides et tu seras puissant.
- Moi pas esclave de toi !
- Tu sais qu’il y a des esprits encore plus forts que Vajdouské. Ils peuvent t’aspirer.
Quoiveudire exprima sa peur en essayant à nouveau de sautiller.
- Les passants qui passent ont des pouvoirs encore plus grands que ce que tu as vu.
- Grands comment ?
- J’ai pouvoir de te donner un nom inconnu de tous les esprits.
- Toi avoir ce pouvoir ?
- Oui, les noms de mon Dieu sont inconnus des esprits de ton monde.
Quoiveudire tenta de s’enfuir pour se coller contre la pierre qui l’avait si souvent caché. Cela de nouveau amusa Lyanne de voir cette forme tremblotante dépasser de partout.
- Toi être lié à un dieu ? Moi perdu !
- Tranquille tu seras si tu m’aides !
- Moi pas vouloir défier les dieux.
- Tu as le choix, entre m’aider ou me combattre !
De nouveau Quoiveudire sembla frissonner.
- Moi pas combattre. Moi aider.
- Bien, dit Lyanne. Vajdouské était esclave de quel esprit ?
- Vajdouské chassait pour grand esprit, très mauvais.
Lyanne mit du temps à comprendre qu’en mangeant Vajdouské, Quoiveudire avait accès à ce que Vajdouské avait vécu. Avec précaution, ils se déplacèrent dans cette vallée aux bords déchiquetés. Quoiveudire restait craintif. Sa taille lui aurait permis de se mouvoir avec plus d’aisance mais il n’osait pas, pas encore. Ils montèrent sur un ensemble de blocs.
- Là-bas ! dit Quoiveudire en montrant un autre esprit qui ressemblait à Vajdouské. Un autre chasseur ! Et puis encore un vers la gauche.
- Je vois, répondit Lyanne, mais où est le grand esprit qui les commande ?
- Plus loin, mais maintenant chemin encore plus dangereux, esprits encore plus mauvais.
- Je m’en doute mais il faut y aller. Je connais quelqu’un qui risque sa vie si je suis dans l’erreur.
Quoiveudire sembla regarder Lyanne en s’interrogeant.
- Toi, toujours dire des choses curieuses. Ici, chacun pour soi.
- Dans mon monde, nous agissons autrement. Bon, allons.
Lyanne se déplia et commença à serpenter entre les formations qui dessinaient comme un labyrinthe tout autour d’eux. Il avait déployé le plus possible ses différents sens, repérant ainsi les esprits chasseurs. Quand l’un d’eux s’approcha, Lyanne se mit en embuscade et comme pour Vajdouské, Quoiveudire s’en reput.
- Alors ? demande Lyanne.
- Son nom est Cartanko. Son rôle était le même que Vajdouské. Son savoir n’est pas plus grand. Il connaissait juste une autre région.
- Bien, avançons encore. Nous sommes sur le bon chemin. Combien sont-ils à chasser pour le grand esprit ?
Quoiveudire resta immobile un moment, puis répondit :
- Six !
- Il en reste quatre, fit remarquer Lyanne. Si le grand esprit reste sans eux, il va avoir faim.
- Et ce sera terrible, dit Quoiveudire sur un ton de lamentation.
- Tu es maintenant grand et fort. Tu peux te défendre. Sans ton nom, peut-il te vaincre ?
- Le grand esprit est très puissant et devine les noms.
- Alors il est sans pouvoir contre toi, tu ignores ton nom.
- Moi, je ne le sais pas… mais s’il le devine, je suis perdu.
Ce fut au tour de Lyanne d’être perplexe en entendant les paroles de Quoiveudire. Il n’avait jamais envisagé cette situation. Que quelqu’un devine son nom secret et il serait lui aussi à la merci de l’autre.
Ils continuèrent leur chemin, se glissant de zones d’ombre en zones d’ombre. Quoiveudire y tenait particulièrement. Même s’il ne le sentait pas, il avait progressé et semblait pouvoir contrôler ses mouvements et sa taille. Il continuait cependant à préférer marcher à l’ombre des sortes de pierres levées qui les entouraient. Lyanne trouvait curieux que dans ce monde sans soleil, il existe des zones d’ombre.
- On sent une odeur mauvaise, dit-il.
- Ça, grand esprit. On sent ses pensées. Je les comprends. Les tiennes sentent un bien curieux parfum. Je ne le trouve pas désagréable mais jamais je n’avais senti un tel parfum dans les pensées de quelqu’un.
Lyanne pensa au nom “Quoiveudire” et demanda :
- Que ressens-tu quand je pense à cela ?
- Que ce parfum-là est particulièrement agréable.
Ils ne purent continuer leur conversation. Leur route croisa un autre esprit chasseur qui subit le même sort que les autres. Il en restait encore trois, mais déjà dans le monde des hommes Cappochi devait commencer à ressentir un manque. Plus ils s’approchaient de la combe où régnait le grand esprit et plus l’odeur devenait épouvantable pour Lyanne. Cela aurait eu des relents de pourriture ailleurs que dans le monde des esprits. Cela puait la délectation à la souffrance de l’autre, à son anéantissement. Lyanne en conçut des pensées de colère. Quoiveudire prit peur :
- Tu m’en veux ?
- Ma colère est contre le grand esprit et ses sales pensées.
- Ce que tu penses est pire que le feu sombre des grands esprits. Qui peut résister à cela ? se plaignit Quoiveudire.
- Tu es mon ami, pense à cela.
Quoiveudire eut un frisson et une onde rouge et or le parcourut.
- Quelle étrange pensée ! Tes paroles sont terribles, terriblement puissantes. Jamais je n’ai entendu pareille chose ici, ni les esprits chasseurs que je possède.
- Nous avons encore du chemin, lui répondit Lyanne qui éleva une barrière mentale.
Il pensa à la puissance du grand esprit. Il allait devoir apprendre son nom pour le vaincre. Cappochi n’était que le nom de l’être dont il avait pris possession.
La rencontre avec le quatrième esprit chasseur faillit mal tourner. Il avait planté ses crocs dans Quoiveudire avant que Lyanne ne l’ait touché. Le temps que Lyanne se repositionne pour aider son guide, l’autre avait commencé à aspirer les forces vitales de Quoiveudire qui émit une sorte de couinement inarticulé. L’autre explosa en milliers de fragments de pensées parcellaires et incohérentes. Lyanne ne comprenait pas.
- Que s’est-il passé ?
- Il a voulu me prendre mon nom. Mais je n’en ai pas. Il n’a pas supporté, il était incapable de le deviner.
Quoiveudire redoubla de prudence, tremblant à l’idée de rencontrer un des autres esprits chasseurs et encore plus à l’idée de voir le grand esprit dont la puanteur des pensées augmentait à chaque pas.
Ils passèrent sous une arche et débouchèrent sur une vaste dépression occupée en son centre par une immense colonne palpitante. Ils furent oppressés dès qu’ils mirent un pied sur la pente.
- Il sait que nous sommes là, dit Quoiveudire. Il nous sent comme nous, nous le sentons.
- J’espère sentir moins mauvais que lui, plaisanta Lyanne.
Quoiveudire resta sérieux :
- Tes pensées sont aussi dérangeantes pour lui que les siennes le sont pour toi.
Ils aperçurent en bas, collés à la colonne, les deux esprits chasseurs.
- Ils amènent leur tribu, fit remarquer Quoiveudire. Ils ne sont pas dangereux pour le moment. Ils le deviendront quand ils se détacheront. Ils seront affamés.
Il y eut une grande déflagration qui fit osciller la colonne. Elle palpita de blanc, de rouge, de jaune en une sorte de feu d’artifice interne qui s’étiola petit à petit. Lyanne pensa à Moayanne qui devait se battre dans l’autre monde. Ce qu’elle avait fait n’avait pas déstabilisé le grand esprit dont l’aspect reprenait cette couleur bien en accord avec les pensées affreuses qui en suintaient.

291
Moayanne avait bien du mal. Elle fuyait devant Cappochi. Elle avait essayé ses griffes sans autre résultat que de s’être fait jeter au loin. Elle avait tenté différentes attaques, mais ressentait, à chaque fois qu’elle échouait, un certain plaisir chez son adversaire. Plus le combat durait et plus elle avait l’impression que Cappochi jouait avec elle. La peur commençait à s’insinuer dans son esprit, entretenue par les paroles de celui qu’elle combattait de toutes ses forces.
Alors qu’une nouvelle fois, il l’avait jetée à terre, elle cracha son premier feu. Cappochi encaissa le choc de la flamme en reculant pour la première fois. Son corps fut auréolé de flammes jaunes  et rouges, qui bientôt s'éteignirent :
- Ah ! Ah ! Ah ! Tu es un de ces cracheurs de feu de légendes. Ma puissance n’en sera que plus forte quand tu seras à me demander pitié.
Cappochi ramassa une pierre qu’il lança sur Moayanne. Celle-ci replia ses ailes et roula sur le côté pour l’éviter. Le rocher fit comme elle et entraîna d’autres roches. Moayanne roulait de plus en plus vite, heurtant le sol parfois violemment, suivie par des tonnes de roches enveloppées d’un nuage de poussières. Le bruit était terrible mais couvert par les hurlements de rire de Cappochi. Moayanne freinait sa chute en accrochant ses griffes, tout en se laissant assez de vitesse pour éviter l’avalanche qui la suivait. Une barre rocheuse interrompit sa course. Elle se retrouva projetée en l’air. Déployant ses ailes et malgré ses douleurs, elle repartit se battre. La colère montait en elle. La masse énorme et informe de Cappochi se tenait au-dessus, riant aux éclats. Voyant que le dragon blanc revenait vers lui, il bondit. Ils se croisèrent en plein vol. Si Les flammes de Moayanne léchèrent Cappochi, l’espèce de fouet noir qu’il tenait s’abattit sur le dos de la dragonne, lui arrachant un cri et marquant ses écailles d’une balafre noire. Déséquilibrée dans son vol, elle toucha le Frémiladur de son aile et partit en vrille pour s’écraser un peu plus bas. Elle resta au sol, sonnée. Son dos lui faisait mal, même si elle sentait qu’elle n’avait rien de grave. Elle était momentanément à l’abri. Cappochi avait atterri bien plus.
Ça ne pouvait pas durer comme cela. Il fallait qu’elle trouve une solution pour s’en débarrasser définitivement. Elle repensa à ce que lui avait dit l’autre dragon. “Tu le battras si tu sais qui tu es”. Qui était-elle devenue ? Elle pensa à la jeune fille qui montait avec son père en portant la couronne et brutalement, le monde changea autour d’elle. Elle vit qu’elle avait retrouvé son corps de jeune fille. Elle s’interrogea sur ce qu’elle avait vécu, sur cette façon de voler, sur les griffes au bout de ses bras et elle se retrouva dragon. Elle en eut le souffle coupé. Elle refit l’essai et cela de nouveau arriva, jeune fille, dragon, jeune fille dragon… Elle n’avait pas changé tout en changeant.
Jeune fille, elle se pencha pour chercher où était Cappochi. Elle repéra la grande silhouette qui remontait la pente :
- Où te caches-tu ? Tu ne m’échapperas pas, cracheur de feu.
Moayanne se renfonça derrière les rochers. Cappochi passa sans la voir, lançant des imprécations contre ces vers volants tout juste bons à faire peur aux enfants. Elle lui emboîta le pas, sautant de roche en roche. Arrivé sur un éperon, il se retourna juste au moment où Moayanne, ayant repris sa forme de dragon, crachait son feu dans sa direction. Aveuglé par les flammes, Cappochi fouettait l’air à tort et à travers, marquant la roche sans toucher Moayanne qui s’était de nouveau réfugiée sous un auvent de pierre. Elle observa la difficulté de Cappochi à coordonner ses attaques.
- “Les yeux !” pensa-t-elle, “les yeux sont son point faible.”
- Vermine, hurlait Cappochi, et tu crois que tu peux m’avoir avec ça ! Regarde bien !
Moayanne sursauta quand elle vit le corps de son ennemi se couvrir d’yeux dont certains la regardaient. Elle se renfonça brusquement pour se mettre à l’abri. Comme rien ne se passait, elle risqua un oeil. Il était dressé de toute sa hauteur sur l’éperon rocheux. Son fouet claquait en tout sens sans privilégier sa direction. Tous ces yeux n’étaient-ils qu’un leurre ? Pour en être sure, la jeune fille se mit à découvert, prête à bondir dans le vide en cas d’attaque. Cappochi cherchait ailleurs une forme beaucoup plus grande. Rien ne se passa. Elle s’enhardit. Il regardait en bas, elle monta au-dessus de lui, faisant attention où elle mettait les pieds. Elle se lança dans le vide, pensa au vol et devint dragon. C’était enivrant. Elle attaqua Cappochi lui crachant une nouvelle fois au visage le feu brûlant de son souffle. Parmi tous les yeux, seuls deux clignèrent pour se protéger. Elle décrocha brutalement en zig zag pour éviter les retours de fouet. Arrivée au sol, elle redevint jeune fille et se glissa entre des rochers à l’abri. Quand elle sentit que la terre ne bougeait plus sous les coups de Cappochi, elle tenta de voir ce qui se passait. Une ombre couvrait le sol. Moayanne se rendit compte qu’elle était sous le monstre. La rage la prit. Elle retrouva la fureur qu’elle avait connue quand, petite, son frère aîné l’avait coincée pour lui imposer sa volonté. Il voulait le jouet qu’elle avait reçu de sa mère et Moayanne avait refusé. Cela avait dégénéré en un pugilat qui avait tourné à l’avantage du plus grand. Moayanne avait beaucoup pleuré et s’était juré que cela ne recommencerait jamais.
Pour Cappochi, ce fut comme si le sol explosait sous ses pieds. Un immense dragon blanc jaillit des entrailles de la terre, l’enveloppant dans un geyser de feu. Déstabilisé, aveuglé, il tomba en arrière, déboulant la pente qu’il venait de remonter poursuivi par les flammes sans cesse renouvelées du grand saurien.
Moayanne jubilait en voyant le monstre s’écraser dans une dernière chute. Elle cracha son feu et sa colère sur la forme répandue sur le sol. C’était d’autant plus facile que la forme restait immobile. Enfin, elle allait régler son sort. Sa joie fut de courte durée. Alors qu’elle reprenait son souffle, elle vit avec horreur les pseudopodes de la chose, qui jusque-là se tordaient dans les flots de flammes, s’appuyer sur la roche et les yeux s’ouvrirent, tous les yeux s’ouvrirent.

292
Lyanne contempla la scène un instant. Les deux esprits chasseurs commençaient à frémir ce qui faisait trembler Quoiveudire. Il le regarda. Une idée venait de germer dans son esprit. Il vint au contact de son compagnon. Utilisant la magie propre aux rois-dragons, il le fit chanter. Ce fut une cacophonie joyeuse. Lyanne y mêla sa propre voix, implantant en Quoiveudire une mélodie envoûtante et étrange.
Puis il rompit le contact.
Quoiveudire rechigna lorsqu’il se retrouva seul.
- J’ai jamais rien entendu de pareil !
- Va ! Maintenant tu es à l’abri des esprits même les plus forts.
- Mais pas de toi.
- Je veux ton bien, retiens cela. Je suis différent de ces esprits.
- Tu n’es pas un esprit, tu es… tu es… autre.
- Tu l’as dit, je suis autre.
Des pensées de mort vinrent les frapper. Les esprits chasseurs venaient de se remettre en chasse et les deux se dirigèrent vers eux.
Quoiveudire hurla quand l’esprit chasseur planta ses griffes, introduisant ses pensées dans celles de sa proie à la recherche du nom.
Lyanne fit face à l’autre qui, plus prudent, faisait le tour de son repas avant de l’engloutir.
- Chante, dit Lyanne à Quoiveudire.
- Je chante quoi, répondit ce dernier dans un gargouillis
- T’VAS CHANTER TON NOM, hurla l’esprit-chasseur.
À la première note, Lyanne sentit son sentiment de victoire. À la deuxième mesure, on ne sentait plus que de la perplexité. La peur n’arriva qu’à la dixième. Son absorption n’attendit pas la fin du chant.
Lyanne n’en fut pas témoin, il était lui-même en prise avec l’autre esprit-chasseur dont la tactique était faite de courtes attaques suivies de replis tout aussi prompts. Lyanne n’était jamais en position pour lui lancer un souffle glacé qui l’aurait immobilisé. Il laissait passer une autre attaque et à la suivante, il changea de plan, se glissant entre les mondes pour revenir derrière son ennemi trop étonné par ce qui venait d’arriver. L’esprit-chasseur se retourna trop tard. Avant qu’il n’ait terminé son mouvement, il était devenu incapable de mouvoir ses pensées prises dans un froid inextinguible. Lyanne laissa Quoiveudire absorber ce dernier ennemi et grandir encore.
- Tu pourrais être le maître ici, lui dit Quoiveudire.
- Je pourrais, mais ma place est ailleurs. Je viens remettre les choses à leur place. Quelqu’un a ouvert une brèche qui doit être refermée.
Devant eux, l’ombre de la colonne du grand esprit était secouée de lumière et de spasmes d’où émanait une jouissance malsaine.
- Tu es un esprit simple, dit Lyanne à Quoiveudire. Malgré ce que tu viens de faire, tu cherches un endroit où tes pensées pourront couler comme une source claire. Il existe des lieux comme cela dans ce monde qui est tien. Tu peux en être l’instigateur si tu absorbes le grand esprit.
Lyanne ressentit physiquement la peur panique de Quoiveudire.
- Je sens ta crainte, mais tu as le chant. Ce chant chante un nom que nul ne peut trouver. Ce nom est le tien quand le Dieu Dragon t’a nommé avant que ne commence le temps.
- Mais alors t’as qu’à faire pareil avec le grand esprit….
Lyanne se mit à rire.
- Il s’y opposera de toutes ses forces. Savoir ton nom me donne le pouvoir sur toi.
- Je suis ton serviteur et tu ne me contrains pas...
- Tu es dans l’erreur. Je sais ton nom et tu es libre, car je suis libre. Le grand esprit n’est pas libre, il est enchaîné à ses noires pensées.
Lyanne sentit les pensées de Quoiveudire bouger à toute vitesse. Maintenant qu’il avait la force de six esprits-chasseurs, sa pensée évoquait une épée bien affûtée.
- Tu dis que je suis libre, même par rapport à toi.
- Tu l’es !
De nouveau, il y eut un maelström de pensées dans la personnalité de Quoiveudire.
- Non, je ne le suis pas tant qu’existe un grand esprit comme celui-ci prêt à dévorer tous et toutes pour se nourrir de leur puissance.
- Tu es libre, tu es plus puissant dans ta faiblesse que lui dans sa force. Tu es vie, il est mort.
Après un autre moment d’intense réflexion, Quoiveudire se tourna vers la colonne aux pensées suintantes :
- Alors allons voir si tu as raison, toi qui es hors les mondes.
Il n’avait pas fini de penser cela qu’ils subirent une attaque mentale venu du grand esprit. Ce fut comme un tsunami de peurs qui vint se briser sur les murs de leurs esprits.
Mais les murs tinrent bon. Tout cessa rapidement quand l’ennemi prit conscience du manque d’efficacité.
Lyanne se mit à courir vers la base de la colonne, suivi par Quoiveudire.
- Il utilise sa peur, viens, nous sommes les plus forts.
Ils couraient encore quand, par une brusque expansion, ils furent heurtés par la colonne qui les absorba.
Lyanne se sentit flotter. Autour de lui la puanteur était pire que celle des égouts. Un peu plus loin, il devinait la forme de Quoiveudire.  Bientôt, il ressentit une pression intense sur son esprit. C’était comme une vrille tentant de s’immiscer dans les tréfonds de son être.  Il entendit le hurlement de Quoiveudire qui devait vivre la même chose. Lyanne se décala un peu du monde des esprits. Les outils purement spirituels du grand esprit se heurtèrent à la matière. Et Lyanne se mit à chanter le chant des rois-dragons dans sa tête. Il devint comme un saphir brillant de mille feux dans une gangue de pourriture. Il se mit en phase avec les accroches mentales qu’il avait mises en Quoiveudire. Il partagea le ressenti de ce dernier. Lyanne laissa se développer le désir du chant malgré la douleur de la vrille qui forçait barrage après barrage cherchant le nom. Quoiveudire entra en vibration devenant les notes, les accords et toute la mélodie.
Autour d’eux, les ondes de pensées affreuses aux couleurs à vomir, se mirent à vibrer sur le son du chant qu’était devenu Quoiveudire. La vrille elle-même, qui cherchait la faille, se mit à l’unisson du son qui la pénétrait de partout. Lyanne laissa Quoiveudire. Il chercha la vrille qui avait échoué contre lui. Il trouva la sonde de pensées agitée du même mouvement que le reste. Il envoya alors lui-même une pensée sonder le grand esprit. Il nota les subtiles variations que connaissait la mélodie en traversant les pensées du grand esprit. Ses babines se retroussèrent en ce rictus qu’était le sourire des dragons… Il n’avait plus qu’à reconstruire le schéma de la perturbation pour arriver au nom même du grand esprit. C’est alors qu’arrivèrent par vagues déferlantes les ondes de jouissante douleur et la chaleur d’un souffle qu’il reconnut pour être celui d’un dragon. Moayanne ! Ce ne pouvait être qu’elle qui en était à l’origine. Lyanne au fur et à mesure qu’il décryptait les variations, comprenait comment fonctionnait l’esprit qui avait absorbé Cappochi. Il vit avant que cela n’arrive les connexions que le grand esprit fit avec la puissance du Frémiladur et les ondes de puissance qui se dirigèrent vers le lieu du combat dans l’autre monde… celui des hommes.
Il ressentit l’urgence de trouver le nom, et la joie de le faire. Il rugit au moment où il put se dire le nom de l’adversaire.


293
Moayanne de nouveau fuyait devant Cappochi. Elle avait cru un instant le vaincre et voilà qu’il revenait toujours plus effrayant avec tous ces yeux qui semblaient la fixer. Elle avait pris un coup de ce tentacule fouet qui l’avait fait rugir de douleur et avait marqué ses écailles blanc-doré d’un trait noir.
Elle avait tenté de redevenir petite mais n’avait pu échapper à tous ces regards qui la poursuivaient sans cesse. Elle fatiguait maintenant alors que son ennemi semblait avoir encore gagné en puissance. Ses coups d’ailes devenaient moins puissants et son vol moins précis. Elle s’était engagée dans un dédale de vallées dessiné par les coulées de lave. Elle arrivait au bout de l’une d’elle quand le fouet laboura les pentes du Frémiladur au-dessus d’elle. Elle ne put éviter la pluie de roches qui la mirent au sol. Elle entendit le rire démoniaque de Cappochi se rapprocher. Elle voulut bouger mais une de ses ailes était prise sous des monceaux de rochers. Elle ne pouvait la retirer sans arracher toute la membrane. Le découragement la prit. Elle avait perdu. Elle ferma les yeux attendant le coup mortel qui l’achèverait.
Ce fut un rire qui lui répondit.
- Tu crois que tu vas mourir ! Ah ! C’est trop drôle ! Non, tu ne vas pas mourir tout de suite, cracheur de feu. Tu vas devenir mon esclave !
Entendant cela, Moayanne eut un haut le corps et se débattit. La douleur dans son aile lui interdit rapidement d’aller plus loin. De la voir ainsi augmenta la délectation de son ennemi.
- Tu es la princesse ! Je le sais, cracheur de feu. Tu me seras plus utile en tant qu’épouse qu’en trophée dans mon palais.
Cappochi partit d’un grand éclat de rire qui glaça le sang de Moayanne. Il reprit sur un ton dur :
- Et maintenant tu vas me dire ton nom secret !
- JAMAIS, hurla Moayanne.
Le fouet s’abattit sur elle. Elle ferma les yeux attendant la douleur… qui ne vint pas.
Elle ouvrit les yeux, ne comprenant pas ce qui se passait. Cappochi était là devant elle, tous les yeux grand ouverts, semblant la haine personnifiée, son tentacule fouet levé. Pourtant tout semblait figé, comme arrêté. Elle regarda autour d’elle cherchant un signe pour comprendre. Elle vit… Elle vit le grand dragon rouge assis un peu plus haut.
- Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
- Tu as encore beaucoup à apprendre, jeune dragonne. Tu es femme-dragon, le sais-tu ?
- Oui, j’ai découvert cela. Je peux être l’un ou l’autre. J’ai peur de redevenir humaine, mon bras serait écrasé par la roche.
- Tu as bien fait. Alors dégageons-le !
Lyanne souffla sur le rocher. Moayanne fut surprise. Quand elle l’avait vu se mettre en position pour souffler, elle s’attendait à du feu et ce fut de la glace.
- Tu souffles le froid !
Lyanne s’arrêta pour répondre :
- Glace de feu, je suis né ! Feu de glace, je suis !
Il reprit son ouvrage. Il s’arrêta au bout d’un moment et s’approcha du rocher. Quand il fut tout près, il le regarda bien et choisit un point pour y souffler le feu. Il y eut une explosion qui fit fermer les yeux à Moayanne, mais le rocher avait explosé, déchiré par les différences de températures.
- Tu dois pouvoir bouger maintenant.
Moayanne effectivement put retirer son aile de sous les gravats qui restaient. Elle la testa pour la trouver en état de marche.
- Bien, dit Lyanne, maintenant redeviens celle que tu es quand tu es humaine et accroche-toi à mes griffes.
- Mais Cappochi est immobile !
- Presque, les dragons que nous sommes ont le pouvoir de jouer avec le temps. Nous allons trop vite pour lui.
Moayanne fit ce que Lyanne avait dit et soupira d’aise en se retrouvant bien calée entre deux griffes. Lyanne n’attendit pas plus longtemps pour décoller. Moayanne trouva le vol presque aussi agréable que si elle volait elle-même.
Elle regarda la silhouette de Cappochi rapetisser au fur et à mesure qu’ils s’en éloignaient. Lyanne remonta les pentes du Frémiladur. Arrivé à son sommet, sur la lèvre du cratère, il se posa. En bas la lave bouillonnait et d’épaisses fumées en montaient alimentant le gigantesque panache qui les surplombait.
- L’être qui a pris possession de Cappochi doit être en rage en ce moment, fit remarquer Lyanne.
Moayanne descendit de sa place et reprit sa forme de dragon. Elle s’aperçut qu’elle était à peine plus petite que le dragon rouge qui l’examinait.
- La marque du fouet restera, je le crains, dit-il en désignant ce qui avait marqué les écailles. Le reste est simplement douloureux. Tu t’en es bien sorti.
- Oui, mais il reste le plus fort. Je fuis devant lui. Tous les affrontements ont tourné à mon désavantage. Je préfère mourir que devenir son esclave ou pire son épouse.
- Je le comprends fort bien, répondit Lyanne, mais tu es femme-dragon, fille du Dieu-dragon. C’est un esprit qui tente de prendre pied dans notre monde. Son savoir et sa puissance sont immenses dans le monde des esprits mais insuffisants dans le monde des hommes tant qu’il est sans ancrage solide. Cappochi est trop faible pour lui assurer cela. Le corps de Cappochi a été consumé depuis longtemps. S’il veut rester ici, il doit te réduire à sa merci. Toi seule peux lui apporter la force dont il a besoin. Pour l’instant le Frémiladur lui communique sa puissance. Il ne peut s’en éloigner longtemps sans la perdre. Avec toi comme esclave, il aura accès à ta puissance.
- Mais je suis incapable de le vaincre !
- Telle est ta croyance. Tu peux le vaincre car tu es celle que tu es devenue, une femme-dragon capable de voyager entre les mondes, de ralentir le temps des autres ou d’accélérer le tien, de trouver le nom de ton adversaire et de le réduire à ta merci.
- J’ignore tout cela. Comment faire ? demanda Moayanne.
- J’ai été dans l’autre monde, celui des esprits et j’ai vu l’autre face de ce que tu combats. J’ai rencontré un esprit mineur aux idées claires. Je sais son nom. Il est en ce moment même dans l’esprit de celui que tu combats. Si tu lui dis le nom de ton ennemi, alors ton ennemi sera vaincu.
- Comment puis-je faire cela ? J’entends tes mots mais leur signification m’échappe.
- Cet être esprit est ton ennemi. Tu es celle qui doit le vaincre. En es-tu convaincue ?
- Oui. Je le sais.
- Alors quand viendra la confrontation, laisse jaillir la glace plutôt que le feu et appelle *Quoiveudire*.
Lyanne avait donné le nom de Quoiveudire dans le langage des dragons. Ce langage que nul ne connaît et ne comprend.
- * Si j’appelle Quoiveudire, que va-t-il se passer ?*
- *Tu auras le lien et tu pourras lui donner le nom U ? ? ? S*.
Lyanne tourna la tête vers la pente. La silhouette honnie montait arrachant les pierres sur son passage, hurlant imprécations et malédictions.
- Alors tu seras celle qui a vaincu.
Moayanne jeta un coup d’œil dans la montée. Son ennemi arrivait. Maintenant elle savait son nom. Elle n’avait pas compris comment elle allait faire. Pourtant elle avait moins peur. Dans quelques instants, le combat allait reprendre. Elle tourna la tête vers le dragon rouge pour y chercher un regard d’encouragement. Il se penchait vers elle comme… comme si il voulait l’embrasser. Moayanne recula. Lyanne, voyant le mouvement de recul, dit :
- Sois sans crainte !
Il mit son front contre le front du dragon blanc. Moayanne eut un petit rugissement de surprise. Elle entendait, voyait, sentait, apprenait tellement de choses qu’elle en eut le vertige. Quand leurs têtes se séparèrent, elle se sentait comme Lyanne au sortir des grottes.
Lyanne s’effaça. Elle savait maintenant ce qu’un dragon doit savoir.

294

Cappochi hurlait sa haine et sa rage quand il arriva sur la lèvre du volcan. Il allait en finir avec ce ridicule cracheur de feu. Il ne savait pas comment elle avait pu disparaître. Il savait juste qu’il la ferait souffrir au- delà de tout ce qu’elle pouvait imaginer. Il fouetta la montagne pour montrer sa force. Le dragon ne bougea pas. Elle semblait le narguer. Il se fit pousser d’autres tentacules fouets :
- On va en finir, lézard !
Cappochi attaqua, cinglant de tous ses membres la place où se trouvait Moayanne. La roche explosa en tous sens. L’esprit hurla. Le dragon avait de nouveau disparu.
Moayanne faillit rire de la déconvenue de son ennemi. Si dans son monde, il pouvait bouger à la vitesse de l’esprit, ici, il ne pouvait aller plus vite que le corps de l’homme qu’il avait occupé. Ce fut un jeu d’enfant pour elle que de le pousser à bout. À chaque tentative, il rencontrait le vide, malgré tous ses yeux et tous ses membres.
Elle fit un dernier passage presque lent pour elle. Cappochi ne vit qu’une flèche blanche lui passer devant et plonger dans le cratère. Il la suivit. Elle fit sa ressource au ras du lac de lave, levant derrière elle des vagues de roche en fusion. Il ne put la suivre sur cette surface mouvante. Malgré la chaleur intense, il courait autour du lac pour la rejoindre. Moayanne le regarda courir. Elle s’était posée sur un reste de piton basaltique en plein milieu du lac de lave. Tranquillement, elle se mit à nettoyer ses écailles attendant qu’il comprenne qu’il ne pouvait l’atteindre sans traverser la lave. Les volutes de fumées plus ou moins épaisses gênaient la vue. Moayanne avait étendu ses perceptions comme elle venait de l’apprendre. Elle ressentit, au centre de la silhouette, les restes du corps de Cappochi. Cela lui enleva les derniers doutes sur la nature non humaine de la chose. Quand elle l’entendit hurler, elle sut qu’il avait compris. Il s’élança de toute sa vitesse pour traverser le lac. Il progressait en sautant d’un morceau de lave solidifiée flottant sur le lac en roche se solidifiant bougeant au gré des courants qui agitaient la surface du lac. Moayanne le regarda. Elle l’avait amené là où elle désirait qu’il soit. Le dragon rouge avait raison. En arrêtant de fuir, elle avait choisi le lieu de la rencontre. Le monstre écumait de rage quand il prit pied sur l’îlot. Moayanne vit dans tous ses yeux la même certitude. Celle d’être le plus fort. Son orgueil allait le perdre. Elle fit face. Tous les fouets déjà filaient vers elle. Elle souffla, comme lui avait dit Lyanne, un feu de glace figeant la silhouette dans une position incongrue. “Les choses seraient-elles si faciles ?” pensa-t-elle.
C’est alors qu’elle subit une attaque sur sa pensée même. Elle sentit en elle un déferlement de peurs, de dégoût d’elle et de tout ce qu’elle avait fait, d’incapacité à agir. Elle se mit à trembler, saisie par l’angoisse. Ce fut un des pires moments de sa vie. Elle s’enfonçait dans les puits sombres de ses pensées les plus noires.
En face d’elle, Cappochi mobilisait toute l’énergie possible pour dégeler son corps. Il avait sous-estimé sa proie. Il en payait le prix. Une joie mauvaise l’envahit quand il sentit les premiers craquements libérateurs. Il la tenait sous la coupe de ses pensées, la rendant incapable de mouvement. Le bout d’un fouet se libéra, puis un autre. Encore un instant et il serait le maître. Il était esprit, il allait devenir corps.
Une brume légère se leva entre les deux. Moayanne la regarda sans réagir. Elle était sans valeur, tout ce qu’elle pouvait faire ne serait jamais suffisant pour réparer sa faute, avoir laissé son père tomber dans la gueule du volcan. Le monstre la remarqua à peine tout occupé qu’il était à se libérer pour frapper un grand coup. La brume devint silhouette, toute droite, digne, immense malgré sa petite taille. Elle se refléta dans les prunelles mordorées du dragon. Une pensée en jaillit, forte, lumineuse :
- Tu es ma fille ! Va, en toi je reconnais la reine !
Ce fut comme une lampe dans les ténèbres. L’esprit de son père était là, invaincu malgré la mort. Moayanne rugit à faire trembler le cratère. Brutalement le lac de lave se rétracta comme aspiré par la terre. Tout en haut d’un piton se faisant face, un dragon blanc affrontait l’esprit du mal. Moayanne entra dans une fureur immense. Elle contacta Quoiveudire et hurla le nom de son ennemi :
- IKUIS !
Les fouets se figèrent, les yeux s’agrandirent d’une peur immense.
- TU SAIS MON NOM ! TU SAIS MON NOM !
Le cri finit dans une sorte de gargouillement. La silhouette s’affaissa sur elle-même, devenant une sorte de monticule de gelée tremblotante.
- Mon âme peut reposer en paix, dit la brume qui se dissipait. Tu es celle que j’ai toujours souhaitée.
Moayanne se retrouva seule sur son piton face à des restes encore agités de soubresauts. La tension immense retombait. C’était fini. Elle relâcha ses muscles douloureux, elle pouvait se reposer. Et maintenant, qu’allait-elle faire ?
Elle regarda autour d’elle. Son royaume l’attendait. C’est alors que lentement la masse gélatineuse se remit debout.
Moayanne rugit, faisant trembler la silhouette qui émergeait.
- Toi pas crier !
Elle en resta interloquée.
- Quoiveudire ? demanda-t-elle.
- Chut ! Toi pas dire cela si fort.
- Je te croyais devenu grand et fort !
- Oui, mais pas drôle, toujours combattre, pas drôle.
- Qu’as-tu fait ?
- Moi manger IKUIS et devenu tellement fort, tellement savant et puis moi regretter moi petit. Moi libérer tout le monde mais moi avoir changé nom de tous et moi connaître tous les noms.
- Que fais-tu là ?
- Moi venu dire toi, fermer brèche quand moi parti. Moi déposer ici pensées noires, toutes. Quand toi fermer brèche, toutes disparaître. Pschiitttt ! Fini ! Et mon monde que pensées claires.
- Comment ferme-t-on la brèche ?
- Toi, comme autre dragon, liée avec dieu. Toi savoir.
La couleur de la masse gélatineuse était passée du jaune sale au brun presque noir. Moayanne ne savait pas quoi faire. C’est alors que Lyanne arriva.
- Tu as vaincu, lui dit-il.
- Oui, mais Quoiveudire a laissé toutes les noires pensées de son monde pour que je les fasse disparaître et j‘ignore comment faire.
- Le Frémiladur va s’en occuper. Je le sens bouillonner. Bientôt, il va exploser. Il faut partir.
Lyanne souffla le froid sur le tas de noires pensées, le couvrant d’une pellicule blanche.
- Partons. Maintenant !
Il décolla, suivi de près par Moayanne qui ressentait la même urgence à s’en aller. Ils dépassaient les lèvres du cratère quand l’éruption explosa.  


295 
Deux dragons volaient de concert, slalomant entre les pierres en feu qui tombaient après avoir atteint des hauteurs inimaginables. Moayanne était heureuse de ce vol. Tout semblait si simple. Depuis que le grand dragon rouge lui avait touché le front, elle savait. Son corps de dragon répondait au moindre de ses désirs. Lyanne souriait. Leurs mouvements parfaitement accordés les faisaient s’éloigner, se rapprocher, se frôler tout en évitant toutes ces bombes qui fusaient de toutes parts.
Bientôt, ils dépassèrent la région des retombées. La nuit était presque arrivée mais de grandes coulées de lave éclairaient les flancs du Fémiladur. Ils les survolèrent sentant la chaleur intense leur chauffer les écailles. Ce fut un moment de vrai bonheur.
- On arrive, princesse, dit Lyanne.
Moayanne vit plus loin, les quelques tentes dressées qui marquaient l’emplacement du camp. Elle repéra l’agitation qui régnait. Elle ajusta sa vision pour en voir les détails. Les soldats la désignaient. Quelqu’un avait dû la repérer et donner l’alerte. Elle vit une place assez grande pour qu’elle atterrisse au centre du campement.
- Je vais me poser là, dit-elle en se tournant vers son compagnon de vol.
Elle sursauta. Elle était seule. Elle ne l’avait pas entendu partir. Elle fut déçue. Elle aurait aimé arriver avec lui.
Le camp de toile se rapprochait rapidement, elle se prépara à l’atterrissage. Les petits personnages qui s’agitaient devinrent des personnes avec leurs particularités. Ils s’étaient rassemblés en rond autour de la place, tenant chacun un lumignon. Moayanne se rappela que, pendant la préparation, on lui avait fait prendre une petite bougie au cas où. Il y a longtemps son père lui avait expliqué qu’il fallait toujours avoir un tel lumignon au pied du Fémiladur au cas où jaillirait l’Oiseau de feu. Telle était la légende transmise de mémoire de roi en mémoire de roi. Aujourd’hui, toutes ces petites flammes étaient pour elle.
Modtip en tremblait. La petite flamme dans ses mains dansait au rythme de son tremblement. Il était là, présent, le jour de la venue de l’Oiseau de feu. Il était béni des dieux pour vivre un tel événement. Il admira le spectacle de ce grand oiseau aux plumes écailles brillant comme des miroirs qui renverraient les mille images des flammes de présents.
Dans un dernier mouvement d’ailes d’une grâce absolue, le grand Oiseau de feu se posa. Et… tout disparut.
Il y eut un moment de flottement dans l’assemblée et une voix de femme cria :
- PRINCESSE ! PRINCESSE MOAYANNE !
Modtip vit se précipiter la servante de sa sœur. Elle se jeta aux pieds de Moayanne, lui étreignant les genoux, éclatant en larmes. 
Les autres ne savaient quoi penser. Où était l’Oiseau de feu ? Que faisait la princesse ici, alors que tout le monde la pensait morte dans le cratère avec son père ?
Quelqu’un hurla :
- C’EST PAS LA PRINCESSE ! UN FANTÔME ! C’EST UN FANTÔME !
Des cris fusèrent à droite et à gauche. Immédiatement certains firent des signes de conjuration. Des mouvements agitèrent la masse des courtisans. Les plus courageux dégainèrent leurs armes comme les soldats, les autres commencèrent à fuir. Moayanne regarda cela sans comprendre. Elle revenait victorieuse et on la rejetait. La colère la prit. Elle poussa un cri qui devint rugissement quand elle reprit sa forme de dragon blanc. Seule sa servante ne bougea pas, tout occupée qu’elle était à étreindre sa maîtresse. Tous se figèrent. Il y eut un instant de silence pur et le Frémiladur sembla répondre dans une une explosion qui fit trembler la terre. Tous vacillèrent, certains même se retrouvèrent à terre. Seule Moayanne resta solide face à la colonne de feu qui jaillissait en un hurlement déchirant. Une lumière aveuglante d’un blanc insoutenable, jaillit comme un éclair se mêlant aux couleurs de feu de l’éruption. La trace blanche monta très haut dans le ciel, tranchant bientôt sur les nuages noirs. Continuant sa route, la traînée lumineuse se dirigea dans un sifflement suraigu vers le campement, plaquant au sol tous les humains encore debout. Les témoins, qui racontèrent tout cela plus tard, jurèrent avoir vu la trace se diriger vers le dragon blanc. Une boule étincelante pareille à la foudre se posa sur la tête du dragon qui regardait le volcan. Tout cessa. On entendit pleuvoir les cailloux. Petit à petit, les hommes se relevèrent pour découvrir Moayanne debout, une couronne… la couronne sur la tête. Tout le monde la reconnut. L’évidence les frappa. Le Frémiladur venait de rendre la couronne royale, la déposant sur la princesse. Modtip fut le premier à réagir, mettant genou à terre et prêtant allégeance. Bientôt les autres suivirent.
Quand Moayanne se réveilla, elle vit Salmée, sa servante, lui jeter un regard idolâtre :
- Ma princesse, vous êtes la reine… la reine de feu des légendes.
Moayanne se redressa sur son séant. Elle était dans la tente de son père, couchée dans son lit. Elle prit conscience de sa position. Elle était maintenant la reine… la REINE ! Elle n’en revenait pas. Il y a quelques jours, elle n’était que la petite princesse sans autre avenir que de servir de monnaie d’échange dans une alliance avantageuse pour le pays. Et aujourd’hui, cette couronne sur sa tête... d’ailleurs où était passée sa couronne ? Elle se rappela qu’elle l’avait posée sur un tabouret à côté de son lit. Elle la chercha. Elle n’y était pas. Elle eut un moment de panique. Elle toucha sa tête. La couronne était dessus. Elle la reprit et la posa de nouveau sur le tabouret. Dès qu’elle la lâcha, la couronne s’évanouit. Elle sursauta, tâta sa tête et la retrouva. Vu sa taille, elle ne se voyait pas la porter en permanence. Son père ne la portait pas toujours. Ce fut un cri de Salmée qui la sortit de ses pensées.
- Votre couronne, votre couronne !
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Ma reine, votre couronne, elle est devenue diadème.
Moayanne palpa sa tête pour sentir le fragile anneau qui lui ceignait le front. Elle tendit la main à Salmée qui lui présenta le disque finement poli dans lequel elle put voir son reflet. Elle se découvrit le visage plus mince que dans son souvenir, comme si les événements l’avaient purifiée des dernières traces de sa silhouette d’enfant. Elle se sentit reine. Dans le même temps, elle eut une vision de ce qui l’attendait. Commander n’avait rien d’une sinécure.
Elle se tourna vers Salmée :
- Habille-moi ! Habille-moi comme une reine !
Elle la vit rougir de plaisir à cette idée.
Quand les pans de la tente s’écartèrent pour laisser le passage à Moayanne, les soldats se mirent au garde-à-vous. Un héraut sonna de la trompe, rameutant tous les présents.
Moayanne avança, frêle et royale à la fois. Tous s‘inclinèrent. Un soldat s’approcha davantage. Elle le reconnut. Malbus lui fit le salut militaire.
- La garde royale est à vos ordres, majesté.
- Allons la voir, Colonel.
Ainsi commença sa première journée de règne. Elle passait en revue la troupe qui allait devenir sa garde personnelle quand on lui annonça l’arrivée de la colonne des courtisans. Elle se souvint qu’après la blessure de son père, ils les avaient laissés en arrière. Elle ressentit de nouveau de l’appréhension. Comment allaient-ils réagir ? Elle se reprit. Elle était la reine. Elle redressa les épaules et reprit son inspection. Son oeil fut attiré par un des soldats, au troisième rang. Il allait la trahir. Elle le sentait. Cela l’étonna qu’elle puisse ainsi en être aussi sûre. Elle regarda mieux les uns et les autres. La vérité s’imposa à elle. C’était évident. Elle était femme et dragon. D’ailleurs, elle pouvait sentir ses ailes, ses griffes, et le feu qui couvait en elle prêt à jaillir. Elle remarqua le peu d’enthousiasme de Malbus qui l’accompagnait. Il ne la trahirait pas, mais la servirait parce qu’il avait servi son père. Intérieurement, il lui reprochait d’être ce qu’elle était… une femme. Une ombre passa sur le visage de Moayanne. Jamais elle ne pourrait supporter cela. Elle arrivait au bout du rang quand une aura d’or attira son œil. Il était jeune et beau. Poussant plus loin son analyse, elle sentit toute l’intelligence et la fierté qui régnaient dans cette tête. Elle n’eut même pas besoin de demander son nom, elle en eut la révélation en contactant l’esprit de ce jeune officier.
- “Très bien”, pensa-t-elle. “Voilà qui fera un excellent colonel de ma garde!”
Il lui faudrait trouver une place pour Malbus qui avait si bien servi son père. Elle pensa que ce ne serait pas trop dur. Les voisins de son royaume avaient senti leur faiblesse et massé des troupes sur les frontières.
- “ Malbus sera un parfait général là-bas”, se dit-elle encore, tout en se dirigeant vers l’entrée du camp pour accueillir le convoi.


296  
Lyanne était reparti se glisser dans le convoi des courtisans qui avançait vers le Frémiladur. Il s’était mêlé à l’équipe des palefreniers en déclarant être envoyé par le chef cuisinier qui ne le supportait plus. Cela avait fait rire Miki, le responsable. Tout le monde connaissait leur antinomie même si personne ne savait le pourquoi.
Vu l’excitation qui régnait dans le convoi, son histoire n'intéressa personne. Un messager était venu porter la nouvelle de l’arrivée d’un oiseau de feu. L’effet avait été immédiat. Tout le monde avait oublié le Frémiladur et ses éruptions pour se hâter. Les rumeurs allaient bon train, les ambitions aussi. Les courtisans ne pensaient qu’à la manière d’entrer dans les bonnes grâces de l’oiseau de feu. Ils se faisaient raconter les légendes. Lyanne écoutait avec intérêt ce qui se disait. C’est ainsi qu’il apprit les différences entre les légendes de ce pays et celles du pays blanc. Si dans son royaume, on avait gardé les traditions depuis les premiers rois-dragons, ici les plus anciennes légendes remontaient à l’époque de la reine qui la première avait été oiseau de feu. Il entendit le récit du pirate, serviteur de l’oiseau qui avait été à l’origine de la transformation de la princesse en reine, puissante et crainte.
Le messager avait parlé de l’oiseau de feu et du couronnement de la princesse par le volcan. Lyanne entendit les échos des interrogations des courtisans. Tous avaient développé des stratégies si le roi restait roi ou si le fils du roi devenait roi sous la coupe de Cappochi. Personne n’avait prévu ce qui arrivait. Lyanne lisait dans leurs esprits la confusion et la peur. Tous avaient considéré jusque-là, la princesse comme une pièce mineure sur leur échiquier, une pièce pouvant être sacrifiée si besoin dans une alliance. Devenue oiseau de feu, serait-elle aussi puissante que son illustre ancêtre?
Comme toujours, les nobles discutaient entre eux sans se soucier des serviteurs. Lyanne était l’un d’eux. Le chef des palefreniers l’avait prêté à Savalli pour tenir la bride de sa monture. Si ce dernier tenait les cordons de la bourse d’une main de maître, il tenait à peine assis sur une monture. Ne pouvant se présenter à la reine à pied, comme un manant, il avait dû enfourcher une de ces bêtes qui le plongeaient toujours dans la crainte.
C’est ainsi qu’il arriva en vue du camp royal. Il était dans le groupe de tête. Le soleil était encore bas sur l’horizon quand il l’aperçut. Elle avançait rapidement, suivie par des gaillards presque deux fois plus grands qu’elle. Il sentit Savalli se redresser sur sa selle. Ce dernier se disait qu’il n’avait rien à craindre. Il avait bien fait son travail et si les caisses étaient vides, il fallait en chercher la cause ailleurs que dans son travail. La guerre ou plutôt les guerres menées par le roi avaient coûté cher. Le pire était qu’il n’avait pas réussi à sécuriser le royaume. Savalli ne voyait pas comment ils allaient encore pouvoir payer pour la prochaine campagne.
Si Lyanne lisait aussi bien les pensées de Savalli, Moayanne devait pouvoir en faire autant. Il ferma son esprit ne laissant qu’une image de coquille vide pour un sondage superficiel.  


297
Moayanne regardait s’avancer la colonne des courtisans. Presque sans le remarquer, elle sondait chaque esprit. Elle avait toujours su le faire, un peu. À présent, elle pouvait le faire de loin et isoler chacun. Son Esprit glissa sur le groupe en partant des derniers. Elle avait une impression étrange d’une puissance extraordinaire sans pouvoir la localiser. Cela la rendit nerveuse. Elle reprit chaque esprit l’un après l’autre. Non, rien chez les courtisans ! À part Savalli dont la pensée était aussi raide que ses actes, elle ne trouvait que petites compromissions et grande soif de gloire et de richesses. Elle parcourut les esprits des serviteurs. Là aussi la médiocrité le disputait au vide. Le pire était peut-être le palefrenier qui tenait la monture de Savalli. Son esprit ressemblait à une grand espace vide et blanc. Elle se concentra sur Savalli qui était maintenant tout proche. Il démonta avec raideur. Elle sentait sa peur de tomber et d’avoir l’air ridicule. Pourtant la bête qu’il montait, était d’une placidité rare. Savalli fit trois pas en avant et s’agenouilla, prononçant le serment qu’on prononce pour faire allégeance au nouveau roi. Derrière lui, les autres conseillers se présentèrent en faisant de même. Si aux oreilles de Moayanne, le serment de Savalli avait résonné comme une musique simple et claire, beaucoup d’autres paroles dites ce jour, lui évoquèrent la cacophonie d’une troupe de débutants. Moayanne sentait en qui elle pourrait mettre sa confiance. Certains chants de pensées lui évoquèrent Cappochi. En sondant mieux ces esprits, elle y retrouva la trace du complot pour faire du fils du roi une marionnette à leur service. Ceux-là aussi, elle les repéra. La matinée s’écoula ainsi que le prévoyait le protocole. Les vassaux présentaient leurs serments et la reine les adoubait. Puis ils rejoignaient l’espace près des tentes de la famille royale, se regroupant par affinités ou intérêts. Moayanne découvrait une nouvelle géographie… celle des alliances et des mésalliances en vue de progresser vers le pouvoir. Le fils du roi était venu la rejoindre en milieu de matinée. D’avoir vu la mort de près, l’avait bouleversé. Tout ce qui faisait sa vie avant, avait brutalement perdu de son importance. Il ne savait pas encore ce qu’il allait faire. Une certitude l’habitait. Plus jamais il ne pourrait vivre comme avant. Modtip était arrivé en fin de matinée. Moayanne trouva qu’il ressemblait toujours à un chiot un peu fou. Il avait encore besoin de temps pour mûrir.
Le chef du protocole, qui était arrivé avec le convoi, avait repris les choses en mains. C’est lui qui donna le signal du repas et qui plaça les gens. C’est ainsi qu’elle se retrouva entre Savalli et le fils du roi. La conversation était convenue, les gens compassés. Moayanne étouffait comme elle étouffait dans les banquets que donnait son père. Savalli n’osait pas aborder les vrais problèmes et le fils du roi semblait soulagé de ne pas avoir à régner. Moayanne interrompit Savalli qui lui faisait remarquer combien les cuisiniers étaient habiles pour faire d’aussi bonnes choses dans de telles conditions.
- Maître Savalli !
- Oui, ma reine ?
- Nos finances sont au plus bas.
Savalli regarda la reine Moayanne pour bien s’assurer qu’elle ne posait pas une question. Il s’interrogea un instant pour savoir comment elle pouvait savoir ce que le roi cachait à tous.
- Il faudra de nouveaux impôts pour financer les prochaines batailles. Les troupes peinent à tenir les frontières. Avant-hier, un messager est arrivé pour signaler que les gens du ponant avaient franchi les limites du royaume. Nos soldats ne peuvent faire face. Le général Rostas se replie. Il devrait pouvoir se réfugier à Horas la belle et tenir jusqu’à l’arrivée des renforts.
Moayanne visualisa Horas la belle. Elle avait aimé cette ville sise comme un joyau dans un écrin de verdure, baignée par une claire rivière où elle s’était baignée.
- Mais ils vont tout détruire !
- Majesté, dès que possible, nous enverrons des renforts, mais il faut lever un corps d’armée et surtout le payer. Les mercenaires sont chers en cette saison.
Le sang de Moayanne se mit à bouillir. Elle ne pouvait laisser ainsi ce joyau tomber aux mains des ennemis. Elle se leva brusquement.
- Je pars, Maître Savalli. Je vais à Horas la belle.
Tout le monde s’était interrompu et s’était levé devant son mouvement. Si seuls les premiers rangs de convives entendirent sa répartie, tous virent le grand oiseau de feu aux plumes brillantes comme le soleil s’envoler.
Dans la tête de Moayanne, la colère soufflait en tempête. Elle avait secrètement espéré que son père lui donnerait ce fief. Elle ne pouvait accepter perdre son rêve d’enfant. Elle pensa que le messager avait dû mettre une dizaine de jours à arriver. Elle se demanda combien de temps il lui faudrait pour y arriver…
- “ Peut-être un instant !” dit une voix dans sa tête.
Moayanne sursauta ne découvrant le grand dragon rouge volant à un empan de son aile.
- Mais Horas la belle est à des verstes et des verstes !
- Je sais cela. Je connais aussi les chemins où le temps est notre temps. Suis-moi.
Lyanne vira sur l’aile. Il avait repéré un passage par les Montagnes Changeantes. Il savait maintenant qu’il en existait dans tout l’univers. Il suffisait de les reconnaître et de savoir vers où aller, pour s’y retrouver en une pensée. Moayanne le suivit. Elle le vit plonger entre deux grands arbres et disparaître. Elle ne se laissa pas le temps de réfléchir et fit de même. Le monde devint étrange, fait de gris, de noir et de blanc. Devant elle, la tache rouge de son guide lui montra le chemin. Deux noirs rochers servirent de frontière. Elle passa entre eux, comme Lyanne l’avait fait, et jaillit en haut d’une colline dans le soir, face au soleil couchant. Sa paupière de feu se déploya immédiatement, protégeant ses yeux d’or de la lumière brûlante du soleil.
Les deux dragons remontèrent la vallée. Moayanne mit quelques instants à reconnaître la rivière qui baignait Horas la belle. Son excitation monta d’un cran en apercevant le haut village sur son tertre. Tout semblait paisible… et puis, elle aperçut les premières maisons brûlées. Des troupes coupaient des arbres pour faire des engins de guerre.
Dans le crépuscule, ce fut l’apocalypse pour les assaillants. Deux dragons déchaînés réduisirent en cendres les machines de guerre et leurs servants, ainsi que les palissades qui avaient été érigées. Du haut des remparts de Horas la belle. Il y eut des cris d’alerte, puis rapidement des hourras à chaque passage des grands oiseaux au plumage brillant.
Le général Rostas arriva essoufflé, en haut des échelles de la tour. Le spectacle était grandiose. Les guerriers, massés derrière les créneaux, hurlaient leurs encouragements. Le plus grand des deux oiseaux, dont les plumes rouges renvoyaient la lumière des brasiers, agissait avec un art consommé de la guerre. L’autre, le blanc, devait être moins expérimenté. Ses passages étaient moins efficaces et il restait plus près de la ville.
Les gens du ponant fuyaient aussi vite qu’ils pouvaient. L’enfer avait ouvert ses portes et avait vomi ses créatures les plus cruelles sous la forme de ces grands volatiles crachant le feu infernal. La nuit retentissait de leurs cris. Les langues de feu passaient au-dessus d’eux semant la panique plus que la mort. Lyanne s’amusait bien à leur faire peur. Il les guidait vers la frontière. Il jeta un coup d’œil en arrière avant de s’éloigner à la poursuite des fuyards.
Moayanne avait transformé les premiers rangs d’attaquants en véritables torches. Elle avait repéré que le grand dragon rouge faisait plus de peur que de mal et avait tenté de maîtriser sa rage de détruire ceux qui osaient s’en prendre à son fief.
Rapidement, il n’y eut plus un seul ennemi proche de Horas la belle. Çà et là des foyers d’incendie consumaient les installations du siège, éclairant la région de lumières dansantes. Les écailles blanches de Moayanne reflétaient à merveille ces palettes orange et rouges, la rendant parfaitement visible de ceux qui la regardaient du haut des remparts.
Quand elle fut sûre qu’il ne restait que des morts ou des blessés à proximité de la ville, elle décida de s’y poser. La haute tour lui sembla un lieu idéal. La terrasse serait parfaite pour un atterrissage. Elle vira sur l’aile et s’aligna. Les cris de joie et les hourras s’étranglèrent dans la gorge des défenseurs quand ils virent l’oiseau de feu s’approcher de la ville. Rostas eut un moment d’hésitation et puis il se mit à hurler à la cantonade :
- C’est l’oiseau de feu des légendes, restez calmes. Il est avec nous.
Une voix à côté de lui, lui demanda :
- Vous êtes sûr, mon général ?
Rostas n’eut pas le temps de répondre, le grand oiseau déjà cabrait ses ailes pour casser sa vitesse. Quand ses pattes arrière touchèrent la terrasse, il y eut comme une petite explosion de lumière qui fit fermer les yeux de tous les présents. Quand Rostas les rouvrit, il n’y avait plus d’oiseau gigantesque mais une petite silhouette vêtue de blanc et portant la couronne royale. Il resta un instant sans voix et puis, il reconnut la princesse.
Il mit genou à terre en présentant la garde de son épée :
- Princesse, j’ai toujours été fidèle au roi votre père. Vous portez la couronne, vous en maîtrisez la puissance en appelant les oiseaux de feu comme le fit la reine votre ancêtre. Je jure de vous servir avec honneur et fidélité.
Moayanne prit l’épée tendue. Elle était lourde, bien trop pour elle, mais curieusement, elle la souleva sans difficulté.
Autour d’eux, tous les hommes mirent un genou à terre, répétant le serment. La nouvelle se répandit comme le feu dans la paille. Horas la belle était sauvée, sauvée par celle qui appelait les oiseaux de feu.
Quand Lyanne arriva au petit matin après avoir fait courir les gens du ponant jusqu’au-delà de la frontière, il trouva une fête qui battait son plein. Il se mêla à la foule de ceux qui allaient voir de leurs yeux, les restes des ennemis. Il pénétra dans une ville qui était restée debout. Il y avait bien ça et là des dégâts dûs à la première attaque. Les gens du ponant avaient été incapables de vaincre les troupes du général Rostas. Les remparts avaient tenu aussi bien que les hommes. Il remonta la colline, trinquant à droite et à gauche. Il portait encore la livrée des palefreniers du roi. On le traitait comme on traitait les soldats. Arrivé à la porte de la citadelle, il trouva les premiers gardes restés attentifs. L’insigne royal sur son habit les incita à le laisser passer, non sans lui avoir jeté un regard soupçonneux. Il atteignit les jardins de la citadelle et y découvrit Moayanne en grande conversation avec Rostas autour d’un festin. Il vit le regard de la reine passer sur lui, s’arrêter un instant, légèrement étonnée de le voir. Cela ne dura pas, elle se tourna vers Rostas pour répondre à une de ses questions. Quand elle rechercha ce qui avait accroché son regard, Moayanne ne trouva rien. Elle eut le sentiment que quelque chose lui échappait. C’était important. Rostas accaparait son attention et elle laissa cette pensée de côté.
- “Il faut penser au départ…” dit une voix. 
Elle se tourna vivement cherchant l’auteur de cette parole. Elle ne vit personne. Entendait-elle des voix ? Peut-être était-ce le dragon rouge qui lui parlait dans la tête. Une chose était sûre. La voix disait vrai. Et puis, même si son corps de femme était repu, elle était tenaillée par la faim. Elle comprit que sa part dragon était affamée. Elle se leva, imitée par Rostas et les autres présents.
- Organise tout au mieux, général. Je reviendrai. Je pense que les gens du ponant ont compris la leçon. Horas la belle est chère à mon cœur. Je te tiens responsable personnellement de ce qui peut lui arriver.
Elle laissa Rostas balbutier des remerciements et des compliments. Elle se dirigea vers la tour, suivie par les officiers. Sur la terrasse, elle trouva tout un groupe buvant et chantant la victoire. Elle les contourna pour atteindre le bord de la tour. Dans un éclair de lumière blanche, elle devint dragon et s’envola. Dans le bref instant de lumière, Rostas vit une ombre se jeter dans le vide derrière la reine. Il s’approcha de la palissade et vit le grand dragon rouge s’élancer derrière Moayanne.
Moayanne tourna la tête en sentant la présence de Lyanne.
- Ta ville est belle, dit-il. Mais tu dois avoir faim.
- Je meurs de faim.
- Les combats font cela. Viens, j’ai repéré un troupeau du ravitaillement de l’armée des gens du ponant. Les bêtes sont juste bonnes à manger.
Quelques paysans qui s’approchaient du troupeau, furent les témoins de ce repas. Les deux dragons plongeant chacun leur tour sur le troupeau et repartant avec une proie entre leurs griffes. Quand ils les virent s’éloigner définitivement, une bonne moitié de ce qu’ils convoitaient avait disparu.


298
Moayanne volait plus lentement maintenant qu’elle était repue. Le grand dragon rouge faisait de même. Il se laissait planer dans la lumière de l’aube naissante. Moayanne admira sa maîtrise du vol. Elle était obligée de battre des ailes plus souvent que lui pour le suivre. Ils remontaient la vallée qu’ils avaient empruntée à l’aller.
- Il faut qu’on rentre, dit Moayanne à son compagnon de vol.
- Où ? répondit Lyanne.
- Mais il me faut retrouver ceux que j’ai quittés pour venir défendre Horas la belle !
- Combien as-tu d’autres lieux à défendre ?
Moayanne ne répondit pas tout de suite. Lyanne continua son chemin, nonchalamment. Elle se mit à réfléchir à ce qu’elle avait entendu de son père. Presque sans y penser, elle glissa vers ce qu’elle avait lu dans les pensées des uns et des autres, principalement dans celles de Savalli.
- Il y a…
- Alors suis-moi, l’interrompit Lyanne en plongeant vers le sol.
Elle fit la même manœuvre que lui, passant entre les arbres comme lui, slalomant avec moins de précision mais tout autant d’efficacité entre les fûts gigantesques. Elle ne fut pas surprise quand elle le vit disparaître. Elle déboucha bientôt dans ce monde noir et blanc qu’elle avait déjà traversé. Devant elle Lyanne avaient cessé de battre des ailes. Il planait. Elle se mit à sa hauteur.
- Où allons-nous ?
- Mais tu le sais reine-dragon !
- Comment le saurais-je ? J’ignore tout de l’endroit où nous sommes.
- Dans mon pays, on les appelle les Montagnes Changeantes. Dans tes légendes, elles ont peut-être un autre nom. Dans ce lieu, le temps est relatif, il est ce que nous voulons qu’il soit. La géographie est relative et devient celle que nous voulons qu’elle soit. Tu as commencé une phrase. Il y a … Finis cette phrase et tu verras la porte de sortie.
Moayanne ne comprenait pas ce qu’il disait. N’ayant pas d’autre solution, elle dit :
- Il y a Kiehre au sud du pays.
- Là ! dit Lyanne en virant pour aller vers des rochers noirs qui semblaient pousser du sol. Il s’effaça brutalement avant de les passer laissant Moayanne traverser la frontière la première. Elle fut surprise de la manœuvre. Lancée comme elle était, elle ne put que continuer tout droit et passer entre les rochers. Elle se retrouva à flanc de colline, un peu désorientée par ce relief autour d’elle. Elle se retourna à temps pour voir surgir le grand dragon rouge.
- Que fait-on ? lui demanda-t-elle.
- Quel est le problème de Kiehre ?
- C’est la grande plaine du sud. Nos provisions viennent essentiellement de là. Le vice-roi de Kiehre se plaint des trop fréquentes incursions des nomades du sud qui volent les troupeaux et pillent les greniers.
Ils s’étaient posés sur le sommet d’une barre rocheuse qui couronnait une des rares collines de cette vaste plaine. Lyanne observait tout autour de lui. Moayanne fit de même. Ils étaient côte à côte. Leurs griffes leur assuraient une excellente prise sur le rocher. Moayanne se sentait bien là, à se chauffer au soleil.
- Cette fumée... là-bas !
Moayanne regarda dans la même direction que Lyanne.
- Les champs sont en feu !
- Les paysans font parfois cela pour brûler la paille, fit remarquer Lyanne.
- La saison des brûlis est passée. Allons voir.
Moayanne donna un vigoureux coup d’aile qui fit osciller Lyanne. Cela la fit rire. Lyanne poussa un rugissement de désapprobation… ce qui la fit rire encore plus. Elle le vit s’élancer derrière elle. Elle le sentait sourire.
Ils prirent de la hauteur tout en se dirigeant vers l’incendie. Lyanne focalisa son regard sur un point au loin, près de la base de la colonne de fumée.
- Il y a des hommes avec des torches qui brûlent la récolte.
Ce fut au tour de Moayanne de rugir. Mais son cri n’avait rien d’amical. Il était fait de rage et de désir de vengeance.
Au loin les hommes s’arrêtèrent interloqués en entendant ce cri qu’ils n’avaient jamais entendu. Ils s’entreregardèrent mais aucun d’eux ne pensa à lever la tête.
Piquant comme des faucons sur leur proie, Moayanne et Lyanne attaquèrent. Les souffles glacés des dragons tuèrent flammes et hommes. Comme à Horas la belle, ce fut une débandade chez les ennemis. Lyanne survola le groupe des fuyards. Le plus vaillant tira une flèche dans sa direction. Elle n’arriva même pas à sa hauteur. Il repéra leurs montures un peu plus loin. Il en vit une plus belle, mieux harnachée. Il la saisit entre ses griffes et en fit son repas sous les cris d’épouvante des hommes en dessous. Pendant que Moayanne continuait à éteindre les feux, Lyanne se posa près des fuyards, les acculant contre une haie d’épineux. Plusieurs se prosternèrent jusqu’à terre en implorant sa clémence. Quelques uns tentèrent la fuite. Mal leur en prit. Le souffle glaçant de Lyanne les figea sur place dans la position de la fuite. Il se retourna vers les quelques survivants :
- Qui êtes-vous ?
Un des hommes s’avança :
- Nous sommes des nomades, des hommes libres. Cette terre était à nous avant que tous ceux-là nous la prennent. Alors nous venons prendre ce qui était à nous.
- Sais-tu, petit homme, qu’il est très imprudent de s’en prendre à la terre d’un dragon.
L’énoncé du mot dragon, les fit sursauter et ils reculèrent autant qu’ils purent contre la haie.
- Cette terre était nôtre, répliqua le nomade en prenant une attitude de défi. C’est ce que disent nos légendes.
- C’est bien d’écouter les légendes. Alors tu vas aller répandre une nouvelle légende. Les dragons sont revenus et malheur à qui viendra prendre ce qui est à eux. Maintenant, je sens votre or. Vous allez le laisser là, ainsi que vos bêtes et partir tant que je veux bien vous laisser la vie.
- Mais moi, je dis qu’il faut éliminer ces hommes comme de la vermine, dit Moayanne qui arrivait d’au-dessus de la haie. Elle se posa. Si sa tête était moins grosse que celle de Lyanne, ses crocs étaient encore plus gros que les poignards des nomades.
- “J’entends bien ta colère et ton désir de vengeance” dit la voix du grand dragon rouge dans son esprit. Tu es reine-dragon aujourd’hui. Peut-être est-il plus profitable de laisser partir les derniers survivants du raid pour qu’ils répandent la nouvelle de ta présence”
- “ Ils ont touché à mon peuple… ils méritent la mort” répondit Moayanne.
Elle rugit devant les hommes. Son souffle les colla aux épines déchirant les habits et la chair. Puis fixant ses prunelles d’or sur le chef, elle lui dit :
- Ta chair est aussi mauvaise que celle du chacal. Cours sans t’arrêter jusqu’à ton pays d’aujourd’hui.
À notre prochaine rencontre, je te mets à mon menu.
Avant qu’ils n’aient osé bouger, elle avait abattu ses griffes sur les quelques survivants, leur lacérant les muscles des bras.
- Maintenant fuyez… votre vie dépend de votre vitesse.
Elle souffla le feu sur la haie qui s’enflamma, les obligeant à fuir aussi vite qu’ils pouvaient.
- Peu vont survivre à ce régime, Reine-dragon, lui fit remarquer Lyanne.
- Ils ont besoin d’avoir peur. Leur amour m’est inutile.
Lyanne éteignit  le feu de la haie. Se tournant vers Moayanne, il ajouta :
- Il leur reste quelques montures un peu plus loin. Je pense que leur chef atteindra sa tribu. Alors les vieilles légendes dont j’ai vu la trace dans son esprit vont être dites à nouveau et la crainte saisira les nomades.
Moayanne tourna son regard d’or vers Lyanne. Leurs yeux se fixèrent un moment. Moayanne en fut émue, Lyanne aussi. L’instant fut interrompu par des cris. Des villageois approchaient en chantant les vieux chants de la plaine, ceux qui parlaient des oiseaux de feu et de leurs pouvoirs. 


299
- Où est-on ?
- Ce lieu s’appelle le Château d’Éstresses.
Les deux dragons étaient couchés dans la cour d’un ancien fort. Le fort d’Éstresses avait connu son heure de gloire lors du règne du grand-père du grand-père de Moayanne. Il tenait la frontière du royaume, fermant le passage vers les hautes terres. Devant eux, à travers les ouvertures dans le mur ruiné, on voyait la rivière qui s’étalait en de calmes méandres. Dans la lueur de ce soir printanier, ils s’étaient mis à l’abri des regards. Moayanne l’avait conseillé à Lyanne après leur dernière intervention dans la plaine pour qu’elle puisse se reposer. Le château était tabou pour les gens de la région. On le disait hanté par le spectre du roi de l’époque, venant y rechercher le repos qu’il n’avait pas connu de son vivant. On l’avait appelé le roi cavalier, celui qui jamais ne descendait de sa monture, allant toujours par monts et par vaux pour faire la guerre et consolider ses frontières. Le fort d’Éstresses était le seul endroit qui n’avait pas connu la guerre de son vivant. Formidable machine de guerre à son époque, il avait inspiré assez de craintes pour que personne n’ose venir l’attaquer.
La nuit était tombée tranquillement. Moayanne était fatiguée. Ses muscles de vol n’avaient jamais autant travaillé. Et puis, elle avait craché le feu et la glace de nombreuses fois.
Lyanne la regardait somnoler doucement. Ses paupières lentement descendaient sur ses yeux d’or. Brutalement dans un éclair blanc, il vit qu’elle était redevenue simple reine humaine. Elle reposait sur l’herbe douce qui poussait là. Pour la protéger de la fraîcheur de la nuit, il souffla le chaud sur les murs environnants. Il l’envia. S’il se reposait, il n’avait pas besoin de dormir. Il pensa que les reines-dragons différaient des rois-dragons. Il reprit sa forme d’homme lui aussi. Il s’allongea non loin d’elle et doucement attira sa tête qu’il posa sur ses jambes. Moayanne avait un côté enfantin sur ses traits pendant qu’elle dormait qui émut Lyanne. Il repensa à la ville et aux enfants avec qui il avait joué. Il évoqua Miasti et Sabda. C’est emplie de nostalgie que la nuit s’écoula doucement. Moayanne bougeait parfois mais ne quittait pas son “coussin”.
La lune se leva éclairant d’une lumière blanche la cour du fort. Le diadème de Moayanne brillait de mille feux. Lyanne détailla les décorations. En son milieu trônait un minuscule dragon blanc aux yeux d’or. Celui-là ne dormait pas. Lyanne se concentra dessus :
- Tu es éveillé, dragon blanc aux yeux d’or.
- Tu le sais bien, toi qui es rouge dragon, répondit le petit dragon.
- Alors elle est bien protégée.
- Oui et tu es là. Tes paroles et tes gestes furent précieux. Il y a longtemps que j’avais oublié tout cela.
- Tu es le dragon-oiseau de feu de la légende.
- Tu devines bien, dragon rouge. J’ai été plusieurs fois lié à une humaine mais voilà la première fois que je-nous sommes entiers.
- Ton autre toi dort-elle ?
- Oui, elle en a encore besoin. Bientôt nous aurons la force des dragons. Il nous manque pourtant quelque chose. Je le sens sans pourvoir savoir ce qu’est ce manque.
- C’est parce qu’un manque existait en moi que je suis parti à la recherche de ce qui me manquait. Quand je la vois, je crois que j’ai trouvé.
- Je sens notre commune nature. Pourtant, je sens en toi ce que je ne sens pas en moi. Tu possèdes l’histoire et moi je viens d’advenir.
- Il est des choses que doivent savoir les dragons. Demain je vous-nous conduirai à travers les Montagnes Changeantes à la caverne où est inscrit le savoir des dragons. Tu-vous mettrez les griffes dans les traces et tu-vous saurez ce que doit savoir une reine-dragon.
- Tes paroles réchauffent. Nous ferons comme tu as dit. Veux-tu que nous partions tout de suite ?
- Restons ici un moment encore. Quand le soleil se montrera nous partirons.
Lyanne caressa les cheveux de Moayanne qui bougea dans son sommeil. Elle se retourna, mettant le petit dragon blanc hors de la vue de Lyanne.
Le temps s’écoula ainsi tranquillement. Un oiseau de proie nocturne hulula. Il le vit passer rapide et silencieux. Leurs regards se croisèrent un instant. Lyanne vit la détermination de l’oiseau. La chasse n’avait pas été bonne jusque-là, mais l’aube était encore loin.
La lune se cacha sur la fin de la nuit, laissant le paysage dans une obscurité quasi totale. C’est alors qu’il vit l’ombre claire approcher. Fouillant les différents plans de la réalité, Lyanne repéra bien vite cet homme en armure ancienne marchant difficilement sur ses jambes arquées.
Ainsi ce n’était pas qu’une légende.
La silhouette hésita un peu et marcha franchement vers le couple qui se reposait. Lyanne ne bougea pas. Alors que l’épée de l’ombre se levait pour frapper, Lyanne décapuchonna son bâton de pouvoir. Le mouvement du fantôme se figea.
Une voix rauque s’éleva :
- Qu’as-tu fait là ?
- J’ai juste évité une injustice.
- Personne, tu entends ! PERSONNE n’a le droit de venir troubler mon repos !
- Est-ce un repos, roi cavalier ?
L’ombre eut un cri inarticulé. Moayanne se réveilla. Elle se redressa, regarda Lyanne, le fantôme, de nouveau Lyanne avec un air interrogatif.
- Voilà ton ancêtre, reine-dragon.
La voix d’outre-tombe s’exclama :
- Qui êtes-vous, vous qui ne semblez pas me craindre ? Quel est ce titre ?
Moayanne qui était encore assise, se mit debout. Sur sa tête, le diadème devint couronne, brillante comme un soleil miniature.
Le roi cavalier cria :
- Ma couronne, tu portes ma couronne ! Je ne l’ai jamais vu briller comme cela, même quand je suis redescendu du Frémiladur, elle ne rayonnait pas autant. Es-tu la reine de ce temps ?
Moayanne bomba le torse :
- Je suis la reine-dragon ! Celle qui s’est unie avec l’oiseau de feu comme le fit notre première reine en son temps et même mieux. Je suis oiseau de feu.
L’ombre du roi cavalier baissa son épée, et mit genou à terre :
- Loin de moi l’idée d’effrayer celle qui est de mon sang et de ma descendance.
Il se tourna vers Lyanne.
- Mais qui est celui-ci qui ne semble ni te craindre, ni me craindre !
- Il est roi-dragon, comme je suis reine-dragon. Il est oiseau de feu comme je suis oiseau de feu. Il est la force qui m’a manqué et a guidé mes pas quand j’ignorais où les diriger.
- Il n’est pas d’ici !
Moayanne ferma les yeux un instant. Le dragon aux yeux rouges brilla plus intensément sur la couronne. Quand ses paupières se soulevèrent, ses pupilles avaient les mêmes reflets rouges.
- Il est celui qui me guidera vers qui je suis.
Son regard qui semblait empli de flou, se focalisa sur l’ombre du roi cavalier :
- Mais toi, qui fus mon ancêtre et dont le nom est glorifié pour tes hauts faits d’armes, pourquoi hantes-tu ce lieu ?
- Quand je suis descendu du Frémiladur, couronné comme tu le fus, j’ai pris la suite de mon père comme le veut la tradition. Notre royaume était petit et faible en ce temps-là. Mon père, tout occupé à ses plaisirs et à ses maîtresses, avait délaissé ma mère. J’ai grandi entouré de demi-frères et de demi-soeurs. Ils savaient flatter mon père pour en tirer toutes sortes d’avantages. Nombreux furent les domaines donnés aux concubines et à leurs enfants pour les remercier et les faire tenir tranquilles. La cour, à cette époque, était un endroit sans foi ni loi. Ma mère craignait pour moi. J’ai su plus tard qu’elle avait raison de craindre. On a plusieurs fois tenté de me faire disparaître. Je n’ai dû mon salut qu’à ma rapidité et à ma force… et à mon garde du corps. On disait de lui qu’il avait été un des derniers descendants des hommes-oiseaux venus des contrées lointaines. Sa rapidité et son instinct m’avaient été précieux. Il m’avait enseigné tout cela. À l’époque où mes demi-frères rêvaient encore de batailles héroïques, tout en se battant avec leurs jouets de bois, je connaissais déjà l’art de la guerre et de la trahison. Je n’ai vraiment pris la dimension de la haine qui m’entourait qu’à la mort de ma mère… assassinée avant qu’elle n’ait pu donner naissance à un autre rejeton. À partir ce jour, la vie pour moi ne fut qu’errances et violences. J’ai fui le château de mon père et je n’étais pas dans le convoi quand il partit pour le Frémiladur afin de régénérer la couronne. J’avais traversé les marais et vaincu ceux qui voulaient m’empêcher de passer. C’est dans cette funeste épopée que je perdis mon guide et mon maître d’armes. Le vieil homme descendait bien des hommes-oiseaux. J’ai vu son âme s’envoler comme un faucon vers le soleil levant. Il est mort en me défendant une dernière fois. C’est lui qui m’a dit avant de mourir que tout avait un prix, même ma violence et ma colère. Ce jour-là, je n’ai pas compris. Je vivais pour me venger de ceux qui m’avaient dépouillé de mes droits, de ma mère, de mon père, de mon royaume.
À l’évocation de sa vie, l’ombre avait pris plus de consistance. On devinait maintenant certains détails de son armure et de ses armes.
- J’ai escaladé le Frémiladur une journée avant que n’arrive le convoi officiel. La terre tremblait tout le temps et les fumées étaient âcres. Je savais où aller, j’avais reçu l’enseignement des sages du palais. Mon sang s’est mis à bouillir quand j’ai vu mon père, vieillard claudiquant, s’approcher du bord du cratère accompagné de ces bâtards que je haïssais. J’ai alors reconnu Bedritch, son préféré ! Il avait déjà revêtu le costume royal. N’y tenant plus, j’ai sauté au milieu d’eux en hurlant le cri de guerre des rois. Bedritch a tellement eu peur, qu’il en a laissé tomber la couronne. Nous avons tous assisté impuissants, à sa chute dans le cratère. Tout le monde s’est précipité pour la regarder tomber. Elle rebondissait de pierre en pierre et il y eut un éclair quand elle toucha la lave. Mon père se mit alors à hurler de me tuer. Je me suis retrouvé seul face à la dizaine de ses bâtards, l’arme à la main. La rage m’a pris. Une rage noire qui a obscurci ma pensée et fait rougeoyer mes yeux. Ce fut le hurlement de mon père qui me fit sortir de cette transe. “LÀ ! LÀ !” hurlait-il en me montrant. Alors je vis les survivants mettre genou à terre et poser les armes. Il me fallut un moment pour comprendre que je portais la couronne et que j’avais occis la plupart de mes bâtards de frères. J’ai rangé mon arme et me suis retourné pour descendre. Mon instinct m’a fait éviter le coup qui se voulait mortel. J’étais plus affûté que mon épée et mon assaillant ne survécut pas. Je l’ai précipité dans le cratère et j’ai égorgé tous les autres. Quand j’ai eu accompli ma vengeance, mon père me regardait les yeux agrandis par l’horreur. Il ne bougeait plus. Quand je me suis approché, j’ai constaté sa mort. J’ai poussé un cri de joie. Vengée ! Ma mère était vengée !
C’était presque un cri qui était sorti de la gorge du spectre qui devenait de plus en plus visible. Il était grand et son armure, bien que finement décorée, portait les traces de nombreux coups.
- Je suis arrivé seul au camp en bas. Quand ils m’ont vu, les courtisans sont restés figés. Le chef de la garde qui était un des frères d’une des maîtresses de mon père, hésita un instant. Il n’avait pas sorti la moitié de son épée du fourreau que son second l’avait transpercé en criant : “ Longue vie au roi !” Tous les gardes royaux se rangèrent derrière lui en un cri unanime. C’est ainsi que commença mon règne. Quand je suis arrivé à la forteresse blanche, le convoi ne comptait plus que des fidèles. Les autres avaient fui ou étaient morts. Il me fallut un an pour nettoyer le royaume et puis je me suis intéressé à nos voisins qui avaient profité de la faiblesse de mon père pour arracher des pans entiers de ma terre. J’ai fait construire ici mon premier fort. À lui seul, il a valu une armée. Ceux de l’autre côté de la frontière n’osèrent jamais venir l’attaquer. Les autres forts comme celui-ci, furent mes camps de base pour reconquérir mon royaume dans ce qu’il aurait dû être. Quand mon attention se tourna vers la vallée que vous voyez là-bas, j’ai vu arriver une ambassade. Quelle ne fut pas ma surprise d’y trouver la plus belle des femmes. Le roi de ce royaume, sans descendant mâle, me proposa sa fille et le royaume à sa mort. Voilà pourquoi la guerre n’entra jamais sur ces terres.
Devant Moayanne et Lyanne se tenait maintenant un guerrier au regard rougeoyant et aux traits farouches. Lyanne jugea la qualité de ses armes d’un œil expert.
- Mon règne n’était pas terminé. J’ai continué tant que j’ai pu à repousser les limites de mes terres. Celle qui était devenue mon épouse, se révéla une reine merveilleuse. Elle organisa le royaume, le commerce, fit construire routes et auberges. Elle parsema le pays de nombreuses petites garnisons qui assurèrent la sécurité. La prospérité suivit. Pendant ce temps, je me battais au nord. Dans une sombre forêt enneigée, j’y ai fait la rencontre d’une femme. Elle n’a pas tremblé à notre approche. Elle a même guéri ceux des nôtres qui étaient blessés. Nous nous sommes arrêtés quelques jours. Notre groupe avait été séparé du reste de l’armée. Nous allions repartir quand elle m’a pris le bras et m’a dit : “Si tu pars, tu connaîtras la mort demain”. Je l’ai regardée. J’ai haussé les épaules. Nombreux étaient ceux qui m’avaient prédit cela. J’allais monter en selle, quand son regard m’a arrêté. Ses yeux étaient deux puits vertigineux. “Tu ne crains pas la mort. Je le sais. Mais ton âme est toujours en guerre et tu ne connaîtras pas le repos ! Reste et découvre la paix ou pars et tu connaîtras l’errance éternelle, à moins que tu ne rencontres le messager des dieux!”. J’ai de nouveau haussé les épaules et je suis reparti. L’embuscade nous attendait au passage du col. J’ai été le dernier à tomber. Je suis mort en voyant mes troupes monter à l’assaut. Ce sont eux qui ont ramené ma dépouille au palais. Mais moi, j’étais devenu spectre. Les paroles de la femme me sont revenues en mémoire. J’ai retrouvé sa baraque. Elle m’a regardé avec ses yeux qui voyaient ce que les autres ne voient pas. Elle m’a dit : “Cherche un lieu où règne la paix et apprends la paix”. C’est à cause de ces paroles que je suis venu ici.
Lyanne regardait le roi cavalier qui semblait avoir retrouvé toute sa matérialité.
- As-tu trouvé la paix ? demanda Moayanne.
- Depuis des lunes et des lunes, vous êtes les premiers à ne pas fuir quand j’approche.
- Tu fais partie de mon histoire, roi-cavalier. La fuite est un acte inconnu pour une reine dragon. Tu es celui qui fit le royaume dont j’hérite. Sois remercié pour cela.
Le roi-cavalier eut un frémissement. Lyanne, debout, regarda Moayanne et le roi-cavalier.
- La reine-dragon est jeune et doit encore apprendre. Elle ignore qu’elle est messagère du Dieu-dragon. Bientôt elle saura cela. Le soleil va apparaître, roi-cavalier. Notre présence ici est signe que tu vas connaître le repos. Le temps d’aujourd’hui est. Le temps d’hier a disparu. Seules nos mémoires le gardent.
- Le  roi-dragon a raison. Le royaume que tu as conquis, je le garderai et je l’embellirai. Tu as connu la guerre, maintenant connais la paix. Je ferai de ce lieu un mémorial.
Le regard du vieux roi se remplit de panique :
- La paix… Je ne sais même pas ce que veut dire ce mot.
Moayanne lui toucha la main :
- Tu vas apprendre...
Les rayons du soleil émergèrent dans la vallée. Ils illuminèrent la rivière et comme un feu liquide se répandirent jusqu’au fort d’Éstresses. L’armure se mit à flamboyer prenant ces teintes bleu-orangé qu’on ne voit qu’au lever du soleil. Devant la violence du phénomène, les yeux de Lyanne se recouvrirent de leur membrane de protection, lui rendant son aspect de rouge dragon. Moayanne redevint dragon blanc. Quand le phénomène cessa, le roi-cavalier avait disparu. Son équipement formait un tas aux pieds des dragons.
Moayanne se pencha :
- Regarde ! dit-elle à Lyanne. Une épée d’obsidienne.
Lyanne examina la trouvaille de Moayanne. Il se souvint de la légende que Talmab avait racontée, il y a si longtemps.
- Pourrait-elle être l’épée de Stien ? interrogea-t-il.
- On a perdu sa trace à l’époque des conquêtes du roi-cavalier, répondit Moayanne. C’est l’épée du premier roi, celui qui amena l’oiseau aux plumes d’or à la reine. Je pensais cette légende inconnue en dehors du royaume.
- Elle me fut racontée, il y a fort longtemps par celle qui me traita comme son fils. Quel est ton désir pour elle ?
- Qu’elle repose ici où repose le roi-cavalier.
- Alors regarde, dit Lyanne.
Il fit une glace aussi transparente que l’eau, y enfermant, pièce après pièce, tout ce qu’avait porté le roi cavalier. Pour finir, il mit l’épée d’obsidienne là où aurait été la main, si l’armure avait été habitée.
Il redressa le bloc transparent et Moayanne sursauta en voyant devant elle, la silhouette du roi-cavalier. Bien que vide, l’effet était saisissant. Elle mit la main sur la surface glacée. Elle regarda Lyanne :
- Comment une telle matière peut-elle exister ? Elle semble insensible à ma chaleur.
- Cela fait partie de ce que tu dois apprendre, reine-dragon. Viens avec moi, dit Lyanne en prenant sa forme de dragon.
- C’est impossible, répondit Moayanne. Il me faut rejoindre les miens au pied du Frémiladur. Voilà trop longtemps que je suis partie.
Lyanne eut un petit rire.
- Sois sans crainte… Nos raccourcis ont aussi cet avantage de passer à travers la trame du temps. Pour que tu puisses sauver Horas la belle, j’ai traversé un des ruisseaux du temps. Nous sommes arrivés devant Horas la belle, avant ton départ du Frémiladur. Nous arriverons à temps pour que Savalli soit rassuré et avec lui, tous les autres.
Lyanne se mit en position de décollage :
- Maintenant, le temps est venue pour toi de découvrir tout de toi.
Ayant dit cela, il donna deux vigoureux battements d’ailes qui le propulsèrent loin dans le ciel. Moayanne le regarda partir. Devait-elle le suivre ? Elle hésita un instant, un tout petit instant et décolla à son tour. Se découvrir : l’idée lui sembla passionnante, risquée mais passionnante.


300
Lyanne avait un peu ralenti pour laisser Moayanne le rejoindre.
- Où allons-nous ? demanda-t-elle
- Avant de commencer une nouvelle vie, il est bon de se connaître entièrement. Nous allons là où cela va arriver.
- Mais Savalli et les autres, que vont-ils dire ?
- Mais, ils diront ce qu’ils veulent… Tu es reine et ils obéiront, répondit Lyanne dans un grand rire.
Il se laissa planer au-dessus d’une forêt, attendant que Moayanne se positionne sur son flanc légèrement en retrait.
- Je t’ai parlé des Montagnes Changeantes, jeune reine. Nous allons y passer à nouveau.
- Qu’est-ce ?
- Dans mon pays, cela désigne une région. La vérité est plus vaste. Le monde entier est parcouru par des chemins venant des Montagnes changeantes. Regarde autour de toi. Cherche ce qui est autre.
Les deux dragons volaient vers le soleil, indifférents aux mouvements d’étonnement ou de panique qu’ils déclenchaient en dessous d’eux.
- Que dois-je voir ? demanda Moayanne. Tout semble normal.
- Regarde mieux, jeune reine, regarde mieux. Nous avons déjà passé plusieurs portes. Ah ! En voici une plus facile à voir. Regarde le canyon en dessous.
- Les falaises en sont hautes et escarpées, mais que faut-il voir ?
- Viens !
Lyanne replia ses ailes, n’en laissant dépasser qu’une infime surface. Sa vitesse devint terrifiante. Moayanne décida de le suivre. S’il pouvait le faire, alors elle devait aussi pouvoir. Le vent devint dur contre ses yeux au fur et à mesure qu’elle accélérait. Elle sentit ses paupières protectrices venir devant ses yeux. Elle vit Lyanne prendre une autre direction. Elle s’interrogea un instant sur ce qu’il avait fait. La vérité s’imposa dans son esprit. Ses ailes ! Il ne les avait pas complètement repliées… Elle fit de même et s’aperçut qu’en déplaçant un petit morceau de son aile droite, elle virait. Elle s’exerça tout en suivant le grand dragon rouge, qui allait bientôt survoler le canyon. Elle le rattrapait. Cela la mit en joie. Elle eut envie de lui envoyer une petite langue de feu pour le taquiner. Comme s’il avait deviné, le grand dragon rouge avait fait un brutal écart. Elle le vit remonter presque à la verticale et étendre ses ailes. Ce fut douloureux pour elle de le suivre. Elle y parvint juste avant qu’il ne rentre dans la faille entre les falaises.
- C’est bien, jeune reine. Tu apprends vite !
Moayanne sentit comme une moquerie dans le ton de son compagnon de vol.
- Nulle moquerie dans mes pensées, jeune reine… Juste la joie de voir comme tu progresses ! Maintenant regarde là-bas devant toi ! Vois-tu les deux grands arbres droits comme des piliers ?
Moayanne porta son regard au loin. Elle voyait ce que lui montrait Lyanne. Les deux arbres étaient droits comme des “i” avec une touffe de verdure en haut. Tout cela semblait banal et pourtant, elle ne parvenait pas à détacher son regard de cet endroit.
- Bien, jeune reine ! Tu commences à comprendre. Suis sans crainte !
Lyanne sans même ralentir passa entre les deux arbres. Si la logique voulait qu’il s’écrase contre la paroi toute proche, sa disparition ne surprit pas Moayanne. C’étaient des arbres-porte. Elle l’avait senti. Sans plus ralentir, elle passa la ligne des deux arbres et le monde s’obscurcit brutalement. Elle se retrouva survolant des collines noires et blanches. Seule la tache rouge de Lyanne se détachait au fond. Elle se mit à battre des ailes plus vite pour le rattraper.
- Est-ce ici, les Montagnes Changeantes ?
- Nous sommes en effet dans leurs mondes. Les êtres qui vivent ici sont monstrueux. Reste attentive. Le mal y existe.
Tout en suivant Lyanne, elle regarda en bas. Des ombres les suivaient à terre, se glissant de blocs noirs en blocs noirs.
- Tu as raison, jeune reine. Si nous descendions, nous serions obligés de nous battre. Aujourd’hui, nous resterons en haut. Regarde au loin, la chaîne de montagnes. Vois-tu la sombre marque ?
Moayanne scruta l’horizon pour repérer la faille dans la roche. Ils s’en rapprochèrent. Elle était immense et sombre. En pénétrant en son sein, Moayanne se mit à penser aux moineaux qui parfois s’égaraient dans les couloirs du château. Elle se sentit semblable à eux.
Et tout devint noir.
Le manque de lumière ne la gêna pas longtemps. Bientôt, Les parois s’écartèrent. Moayanne tendit son esprit vers celui de Lyanne. Il devait avoir baissé ses défenses morales car elle ressentit sa puissance. Elle en fut réconfortée.
Le dragon au regard d’or, lisait la nuit et les vents. Moayanne le suivait, s’imprégnant de ce qu’il ressentait. Bientôt, un malaise la pénétra comme elle pénétrait en Lyanne. Des présences inamicales hantaient ces lieux.
- Où sommes-nous ? demanda-t-elle.
- Dans le sombre gouffre de Vorjiak.
Moayanne frissonna en découvrant les ombres qui hantaient ses lieux.
- Ressens-tu la peur ? demanda Lyanne.
- Les voir me révulse, répondit Moayanne.
Autour d’eux des formes aux contours improbables s’agitaient et se convulsaient. Lyanne et Moayanne devaient se contorsionner parfois pour passer sans les toucher.
- L’idée de leur contact me répugne, souffla Moayanne en évitant un méandre pâle et luminescent.
- Mon instinct me souffle la même chose, répliqua Lyanne.
Leur vol était difficile. Les changements de direction et de rythme incessants fatiguaient les ailes. Arrivés à une fourche, Lyanne choisit la branche la plus étroite. Moayanne poussa un petit cri en voyant devant eux comme un mur laiteux.
- Il est impossible de passer là ! dit-elle.
Lyanne n’eut pas le temps de répondre qu’ils furent enveloppés par cette présence.
- “Ainsi, tu reviens ici, sinueux roi-dragon… et accompagné qui plus est.”
Un instant passa, des tourbillons blancs se déplaçaient autour d’eux, les obligeant au vol stationnaire.
- “Qui es-tu, jeune reine-dragon ? Ton diadème ne m’est pas inconnu !”
Moayanne entendait la voix en elle sans pouvoir détecter une forme qui l’émettait.
- Je suis fille de roi, descendante de la reine qui reçut le premier oiseau de feu.
- “Sais-tu ton nom, ton vrai nom ?”
Moayanne connut un moment de panique. Elle s’appelait Moayanne, simplement.
- “NON !” rugit la voix.
Lyanne intervint.
- Toi qui es l’ombre de l’ombre du Dieu dragon et qui gardes ce lieu, explique !
- “Ce nom est le nom des humains pour un humain. Elle est reine dragon et son nom dans la langue sacré des dragons est autre. Le connaît-elle ? Le connais-tu ?”
Moayanne comprit que la dernière question était pour elle.
- J’ai suivi le rouge dragon pour le chercher. Je suis venue libre et libre je repartirai.
La forme se mit à vibrer. Les deux dragons sentirent comme un bourdonnement profond les remuant jusqu’au cœur.
- “Joie en moi… Tu es bien celle qui s’est liée à l’oiseau de feu, librement devenue reine-dragon et qui a déjà vaincu… Va, ton nom t’attend et plus encore !”
Un espace se libéra devant eux. Lyanne s’y glissa. Il le regarda s’agrandir devenant comme une arche. Moayanne y passa, blanche silhouette reflétant tout un arc-en-ciel. Lyanne remarqua alors toutes ces petites explosions de couleur au sein même de l’ombre de l’ombre du Dieu dragon. Cela le fit sourire. Comme à son premier passage, la forme chantait et rayonnait de joie.
- “Que la force du Dieu dragon soit avec toi, sinueux roi-dragon du clan Louny.”
- “Que la lumière du Dieu dragon soit en toi, blanche espérance du peuple des dragons.”
Les deux dragons s’éloignèrent dans les méandres sombres de la faille laissant derrière eux, l’étrange présence qui scintillait.
- Qu’a-t-il voulu dire ? demanda Moayanne.
- Le Dieu dragon l’a mis ici comme signe de son emprise sur ce monde. Cet être ou cette ombre nous a reconnus. Nous ne sommes plus loin des grottes des dragons. Ton nom, ton vrai nom, a à voir avec ses paroles.

Ils émergèrent du gouffre de Vorjiak pour découvrir un paysage blanc qui fit pousser des petits cris d’étonnement à Moayanne. Elle, qui ne connaissait de la neige que la fine couche blanche et froide qui parfois saupoudrait ses paysages d’enfance, découvrait une étendue rayonnante dans la lumière du couchant. Si la première fois qu’il était venu par ce chemin, Lyanne avait joué la carte de la discrétion, ce soir, il continua son vol au-dessus des vallées qui convergeaient vers la plaine où s’ouvrait le porche de la caverne des dragons.
Son oeil repéra sans peine les longues silhouettes blanches des crammplacs poilus. Il sentit leur appel et décida de se poser. Moayanne le suivit. C’est à l’orée d’une forêt qu’ils rencontrèrent le premier groupe.
Le grand mâle fit soumission devant Lyanne en s’avançant. Moayanne, légèrement en retrait, regardait ces animaux inconnus pour elle. Elle pensa aux féroces prédateurs du désert qui bordait son royaume. Ces animaux à la fourrure blanche en avaient le port royal et donnaient la même impression de puissance.
Derrière le mâle, s’avança la femelle dominante. Elle s’inclina simplement devant Lyanne.
- “Salutations, Oh Roi-dragon. Mon nom est Maflosmia. Je suis celle qui dit pour les hardes d’ici.”
Moayanne ne put retenir sa surprise en entendant la voix de la femelle crammplac dans son esprit. Elle vit la lourde tête aux crocs longs comme son poignard, se tourner vers elle.
- “Saluations, Compagne du Roi-dragon, Je sens ton étonnement.”
Lyanne s’était transformé en homme et Moayanne fit de même. Plus petite que Lyanne, elle se trouva impressionnée par la taille des crammplacs. Maflosmia était tout proche d’elle. Prise d’une brusque envie, Moayanne avança la main. La grande crammplac se laissa faire quand elle lui toucha la tête. Une onde de douceur s’écoula de la paume de Moayanne vers son corps. Elle ne s’attendait pas à un tel contact :
- Je te salue, Maflosmia, reine des groupes de ce lieu. Te rencontrer est un honneur et un plaisir pour moi.
La déclaration de Moayanne fut accueillie avec un ronronnement de plaisir par la femelle dominante et fut repris par le choeur des crammplacs qui entouraient le lieu.
Lyanne regarda cela avec un sourire empli de douceur.
- Wafadar est-il là ? demanda-t-il au bout d’un moment.
- “Ton serviteur est devant le grand porche.”
- Alors envoie un messager lui annoncer ma venue. Je serais près de lui demain matin. La nuit sera belle et claire. Nous irons vers là où commence toute chose.
- “Aurons-nous l’honneur de vous escorter ?” demanda la grande crammplac.
Lyanne jetta un coup d’œil à Moayanne dont le sourire, semblable à celui d’un enfant, en disait long sur son désir.
- Toi qui connais chaque recoin de ton territoire, tu connais l’Entrée.
Une image surgit dans l’esprit de Lyanne. Maflosmia préférait les images qu’elle maîtrisait, aux mots.
- C’est exactement cela.
- “Mon peuple n’a pas oublié comment tu nous as libérés de celui qui voulait nos peaux”
Des images défilaient dans l’esprit de Lyanne. Il regarda vers Moayanne qui semblait voir les mêmes images. Lyanne lui adressa un sourire. Moayanne lui rendit :
- Maflosmia est éloquente dans ce qu’elle montre. Ce fut une époque terrible que celle de ton enfance.
- Depuis j’ai fait Shanga et je suis passé dans les Grottes. Es-tu prête ?
- Il m’est impossible de l’être, mais je suis venue pour cela.
Lyanne allait inviter Moayanne à reprendre la route, quand il la sentit prête à poser une question :
- Oui ? l’invita-t-il.
- La grande crammplac m’a appelée compagne du roi-dragon. Que voulait-elle dire ?
- J’ai quitté mon pays, car je vivais le manque. Ma quête a été longue et tu es venue. J’ai su dès que j’ai vu tes blanches écailles que tu étais celle que je cherchais. Reste l’autre question : suis-je celui que tu cherches ? 


301
Moayanne sentait les muscles de Maflosmia jouer librement sous sa fourrure. C’était une expérience extraordinaire que de chevaucher un être de cette puissance et de cette douceur. Lyanne n’avait même pas eu besoin d’insister pour qu’elle accepte ce mode de transport jusqu’à l’abri dans les collines où se trouvait la Porte. Quand elle était dragon, Moayanne sentait sa puissance et la voyait dans les yeux de ceux qui la regardaient. Presque allongée sur le dos de Maflosmia, lovée entre les deux masses musculaires de son dos, Moayanne goûtait la sensation. Lyanne lui avait expliqué que c’était un honneur pour sa harde de les transporter.
La nuit était encore jeune quand les crammplacs s’arrêtèrent. Moayanne avait senti le bonheur tranquille de Malfosmia. Pendant tout le trajet, elle avait sondé l’esprit de la grande crammplac. Elle avait ressenti des ressemblances entre elles deux. Dernière de sa portée, elle était finalement devenue la dominante et la reine de toutes les hardes de la région. Elle avait rencontré un beau mâle alors qu’elle cherchait à prendre son indépendance de sa harde d’origine. Leur combat amoureux avait été épique. Il se racontait comme on raconte une épopée. Aucun des deux ne voulait céder, refusant de se plier à la coutume. Épuisés mais invaincus, Malfosmia et son compagnon avaient trouvé un équilibre entre eux.
Moayanne se laissa glisser quittant avec regret le doux contact de la fourrure. Elle remercia Malfosmia pour la qualité de sa course.
- “ Que ta harde soit ta fierté !”
- Que tes jours soient prospères, Malfosmia et ton chemin tranquille.
Lyanne et Moayanne s’éloignèrent entourés du ronronnement si particulier des crammplacs poilus.
- Rares sont ceux qui l’ont entendu, dit Lyanne à Moayanne. Tu entendras plus de récits de combats que de récits de douceur à leur propos. Cela commence à changer. Les groupes mixtes y sont pour beaucoup. Ton esprit est déjà ailleurs, ton oreille est inattentive.
Moayanne sursauta et se tourna vers Lyanne :
- Je pense à ce qui m’attend. En gravissant le Frémiladur, j’étais sans attente. J’accompagnais celui qui allait devenir roi. Faire Shanga m’a surprise. Ici, je sais que tu me conduis à la Porte des commencements.
- Changer nous inquiète et nous remplis d’espérance. Ce qui t’attend est qui tu es, simplement. Moins tu résisteras à ta vérité, plus grande seras-tu.
La neige craquait sous leurs pas. Cette sensation était nouvelle et étrange pour Moayanne, comme l’avait été la rencontre avec les crammplacs. Elle pensa tout haut :
- Ce pays me réserve bien des surprises !
Cette remarque fit rire Lyanne :
- Le monde est plein de surprises. Regarde, nous arrivons.
Ils s’engagèrent sous un auvent de pierre. La neige ne s’y était pas déposée.
- Sens-tu la présence ?
- Oui, répondit Moayanne dans un souffle. Elle m’attend.
Moayanne s’arrêta, ferma les yeux un moment. Quand elle les ouvrit à nouveau, elle regarda Lyanne :
- C’est elle ! La présence qui était dans le gouffre de Vorjiak. Tu l’as appelée : l’ombre de l’ombre du Dieu- dragon.
- Ta sensibilité est grande, jeune reine.
Lyanne la conduisit jusqu’à une ouverture à côté d’une pierre plate.
- Va, deviens qui tu es et tu auras le savoir. Les réponses t’attendent.
Moayanne prit la main de Lyanne, la serra fort :
- À bientôt, roi-dragon, lui dit-elle avant de se laisser glisser dans le tunnel qui s’ouvrait à ses pieds.
- Je serai devant le porche à t’attendre, cria Lyanne en la voyant disparaître.
Moayanne glissa sur une roche lisse au grain fin. Cela lui sembla long. La lumière des étoiles avait disparu. Le sentiment d’une présence devenait plus prégnant.
Sa glissade s’arrêta sur un lit de sable. Elle se releva, épousseta sa robe. Son diadème luisait d’une lueur blanche. Elle sentait une présence sans la situer vraiment, comme si elle en était entourée. Elle eut envie de sourire. Un sentiment de joie rayonnait autour d’elle, la toucha, la caressant, s’infiltrant en elle, éveillant un désir…
Elle devint dragon blanc aux écailles scintillantes. Seule la marque noire faite par Cappochi zébrait sa robe. Ses yeux virent alors la présence. Elle reconnut l’ombre de l’ombre du Dieu-dragon.
- “Bien venue es-tu, blanche espérance du peuple des dragons.”
L’ombre de l’ombre du Dieu-dragon bougeait sans cesse, décrivant des arabesques que l’œil peinait à suivre. Moayanne évoqua les danses compliquées qui hantaient ses rêves depuis si longtemps.
- “La joie est mienne ! Écoute !”
Moayanne fut percutée, emplie, bouleversée par un éclat de rire multicolore.
- “Écoute le rire du Dieu Dragon !”
Autour d’elle, les parois de pierre semblaient avoir disparu. Des milliers de dragons emplissaient la terre. Des milliers d’images, de vies affluèrent vers elle. En un instant, en une éternité, elle sut l’histoire de tous ces dragons.
Sans en avoir conscience, comme hypnotisée par ce qu’elle vivait, elle avança dans les grottes, entourée de l’ombre de l’ombre du Dieu-dragon. Elle apprit comment naquirent les clans et les peuples, comment vinrent au monde et disparurent tant et tant de civilisations.
Dans un éclatement d’aveuglante lumière, elle vit naître l’oiseau de feu et comment il fut appelé l’oiseau aux plumes d’or. Elle côtoya Stien et la reine son ancêtre. Elle vécut leurs luttes et leurs victoires. Elle fut dans le maelström de lumière quand disparut le chambellan. Elle y reconnut déjà la présence de l’être immonde qui avait pris possession de Cappochi.
Avançant encore, ne sachant plus si elle marchait sur deux pieds ou si elle glissait dans l’air comme le font les dragons, elle découvrit Tracmal qui fonda la Blanche et l’histoire du rouge-dragon qui l’avait conduite ici. Elle reconnut tout au long de son périple la présence d’une flamme parfois vacillante mais toujours présente, petite bougie dans les ténèbres qui toujours rallumait le feu. Elle sentit en elle ce feu et au cœur même de ce feu, elle revit la flamme, blanche et ondoyante.
Moayanne sentit les battements de son cœur, de ses cœurs accélérer. Elle se sentit là, petite fille espérance, toujours poussant son père vers un avenir à conquérir. Elle se sentit oiseau aux plumes d’or espérant la rencontre dans la cour de la noire citadelle puis espérant encore de roi en roi, espérant Moayanne.
Elle sentit tout cela et elle sentit le passage qui s’ouvrait devant elle. Elle allait finir Shanga ici, dans ces grottes. Elle serait définitivement et pour toujours reine-dragon.
Elle eut peur.
Elle allait perdre son enfance, ses rêves pour cet avenir inconnu. Bien sûr, elle aurait la puissance. Bien sûr, elle aurait la gloire. Mais que valait tout cela face au regard de l’enfant qu’elle avait été. Elle repensa à sa mère, à son calvaire sur la fin de sa vie quand la maladie l’épuisait de souffrances. Elle s’était juré de garder ce souvenir à jamais. Elle se revit courant dans les allées du palais. Elle revit ses pleurs, de peine ou de rage quand trop petite fille elle ne pouvait lutter. Un dragon pourrait-il venger l’enfant ?
L’image de Lyanne lui vint à l’esprit. Le grand dragon rouge avait mené ses combats avec une grande économie de moyen et de vie. Il avait risqué beaucoup pour lui venir en aide. Enfin, elle le pensait. Sans lui, rien ne serait arrivé. Elle en était maintenant persuadée. Était-il maître du destin ?
Si elle passait cette épreuve, qui serait-elle ?
L’ombre de l’ombre du Dieu-dragon avait cessé de vibrer de joie. Elle sentit l’incompréhension qui l’habitait.
Elle fut oiseau aux plumes d’or. Elle redécouvrit son attente et sa déception sans cesse renouvelées de ne pas trouver l’être avec qui faire Shanga. Elle revit ses combats et ses espoirs déçus de toujours combattre. Elle sentit la chaleur de la lave qui la régénérait à chaque fois et la jubilation intense, jouissive quand elle avait fait Shanga avec cette jeune humaine. Elle comprit le rôle des hommes-oiseaux venus des lointains mondes blancs, venus de ce monde où Lyanne l’avait conduite.
Elle entrevit le plan du Dieu-Dragon par-delà les âges pour que renaisse le monde des dragons.
Alors elle s’assit.
Alors elle se posa.
L’enfant princesse regarda l’oiseau étendard.
Les yeux dans les yeux, ils firent silence. Le monde autour d’eux sembla communier dans ce silence absolu, comme si le temps était suspendu.
Lentement, doucement, comme un bateau qui s’en va, Moayanne comprit que le passé était le passé et que son avenir n’y était pas. Elle ne perdait rien. Tout était en elle. Elle gagnait tout ce qui était dans cet autre elle. Alors les deux “elles” pourraient écrire le présent de leur avenir.
La réalité advint. Moayanne fut le dragon et le dragon fut Moayanne.
Comme deux racines qui s'emmêlent pour ne former qu’un seul tronc, il n’y eut plus que F(l)ammemoaï. Sa gorge de dragon se délecta de ce nom, son nom. Sa gorge humaine hésitait entre les différentes prononciations.
La jubilation de l’ombre de l’ombre du Dieu-dragon atteignit un paroxysme quand elle se leva. Un nouveau grand être était là.
- “Le monde peut jubiler ! Va, F(l)ammemoaï, vivante espérance de ton peuple ! Sois la vie !”
F(l)ammemoaï reprit sa marche. Elle suivit les sinuosités de la paroi, mettant ses griffes là où Lyanne avait mis les siennes. Elle suivit les sinuosités des lignes du temps. Fines comme des cheveux, elles oscillaient au gré des évènements. Elle en vit les fleurs et les fruits.
C’est ainsi qu’elle arriva dans la grande grotte. Elle y entendit l’écho des mille voix des mille dragons qui avaient été roi avant elle. Elle en eut le cœur rempli de joie. Elle était chez elle parmi les siens.
Maîtresse de son destin, F(l)ammemoaï s’avança au milieu de la grotte. La lumière vint habiter ses écailles, irradiant tout autour d’elle une aura d’un blanc doré, à peine souligné de la ligne noire que lui avait faite Cappochi.
Dans cette robe de lumière qui jamais ne la quitterait, elle prit le chemin de son avenir. Elle s’avança sous le porche. Le soleil se levait sur le monde extérieur.
Blanche dragonne irradiant de sa lumière, dispersant les ombres du porche elle apparut aux yeux de ceux qui l’attendaient.
Ces yeux d’or reçurent l’image que jamais elle n’oublierait : celle d’un grand dragon rouge brillant dans les premiers rayons du soleil du Pays Blanc.
Quand se croisèrent leurs regards, la vérité s’imposa à eux. 



EPILOGUE
- Tiens-toi tranquille, Smil, sinon j’arrête mon récit.
Le jeune prince-dragon fit un effort pour cesser ses acrobaties. Il adorait entendre la légende du premier couple de la nouvelle ère des dragons. Il rêvait d’être comme Lyanne, grand et fort, héros de multiples aventures.
Sa mère souriait de toute sa tendresse à ses impatiences juvéniles. Elle se rappelait ses propres rêveries. Elle y jouait le rôle de F(l)ammemoaï. Elle se répétait sans cesse cette partie du récit. Espérant elle aussi, découvrir l’amour comme sa glorieuse ancêtre l’avait rencontré à la sortie de la grotte mémoire.
Quand elle avait fait Shanga, à la fin de son adolescence. Elle avait fait le voyage aux grottes comme le voulait la tradition. Sa sortie n’avait pas été aussi romantique mais c’est là dans la bousculade qu’elle avait rencontré ce beau prince-dragon aux écailles bleues qui avait fait battre ses cœurs aussi fort que ceux de F(l)ammemoaï quand elle avait vu Lyanne dans la lumière du matin.
Bien sûr le monde n’était plus aussi sauvage que lors de la naissance de Lyanne. Les rois-dragons avaient mis bon ordre. La paix régnait dans les royaumes.
Smil était pourtant sa grande aventure. Sa naissance avait étonné le monde. Jusque-là les reines-dragons engendraient des dragons qui devaient trouver l’humain avec qui faire Shanga. Elle était la première à avoir engendré Smil, enfant-dragon dès sa naissance. Tout s’était pourtant passé comme d’habitude. Elle avait couvé l’œuf avec beaucoup d’attention sous le regard ému de son compagnon bleu. Le marabout du palais avait surveillé aussi. Toutes les conditions semblaient réunies pour que la petite dernière de la lignée de F(l)ammemoaï donne un jeune et vigoureux dragon pour assurer la descendance.
Et puis… Smil était arrivé. Ses écailles aux couleurs changeantes avaient fait pousser des cris d’admiration. L’impensable était alors arrivé. À la place d’un juvénile aux cris rauques réclamant son repas, était apparu un poupon rose et fragile pleurant de faim.
Depuis la jeune reine-dragon aux écailles scintillantes était devenue célèbre autant que son fils. Les autres couples royaux venaient admirer cette merveille, Smil fils de Blyan le bleu et de Menoaï la scintillante.
Le Dieu Dragon avait fait un grand cadeau à son peuple. Une nouvelle histoire pourrait s’écrire.
 
 
 
 
 
 

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