jeudi 29 décembre 2011

Le dislocateur était revenu

Le dislocateur était revenu le lendemain à la clairière. Les loups noirs l'avaient précédé. Ils avaient dispersé ses tas. La femme avait presque disparu. De l'enfant il ne restait que quelques lambeaux de vêtements. De l'homme étranger, il ne trouva aussi que quelques fragments de ce qu'il portait et une main entière, la droite. Il pensa qu'il pourrait récupérer l'anneau sur le majeur maintenant que les loups étaient passés. Il continua l'inventaire de ce qui restait. Il fut étonné. Tous les restes des villageois étaient présents. Il eut un instant de panique. Cela n'était pas normal. Les loups noirs d'habitude mangeaient tout ou rien mais jamais il ne les avait vus sélectionner comme cela. Il remit au lendemain le projet de prendre la bague de l'étranger pour lui. Il sortit de sous ses fourrures un bâtonnet de spimjac. Cette herbe avait la propriété d'apaiser les loups noirs. Il en utilisait régulièrement et fumait ses vêtements avec. Autant les citadins adoraient des esprits divers, menés par leur sorcier, autant le dislocateur comme tous les marginaux de la forêt et des montagnes neigeuses rendait un culte au Grand Loup Noir. Il connaissait les deux meutes qui passaient assez régulièrement par la région. La plus impressionnante était menée par une grande louve au regard rouge. C'est cette meute, il en était sûr, qui était à l'origine de ce prodige. Il se remit à l'œuvre, prenant bien soin de ne pas toucher aux restes des étrangers. Le soir venu, il avait presque fini le transfert. Si demain, il trouvait encore quelque chose, il l'emmènerait vers la faille. Il leva le regard. La nuit tombait vite, comme toujours en cette saison. Cotban devait tenir le ciel car il n'y avait pas un nuage. Le vent venait des montagnes neigeuses. Il était glacé. Les étoiles brillaient. Le dislocateur récupéra le bois qu'il avait ramené lors de ses voyages de retour. Il se félicita. Il avait bien travaillé. La clairière était presque nettoyée et il avait un bon chargement de bois. Au moment où il chargeait le premier fagot, un hurlement se fit entendre au loin vers le col de l'homme mort. Comme toujours, il eut une pensée pour cet homme dont on ne savait rien, retrouvé gelé là et qui avait donné ce nom au col. Lui aussi était un étranger. La lune était pleine. Un cycle s'achevait. Encore une dizaine de cycle et le printemps arriverait. Il se pencha pour prendre le deuxième fagot. La lumière baissa brusquement. Le temps qu'il se relève, elle était revenue. Une odeur flottait dans l'air. Une odeur qu'il ne connaissait pas. Il se pensa en danger et hâta le pas vers sa grotte d'habitation.

lundi 26 décembre 2011

Le soleil se couchait

Le soleil se couchait quand le groupe qui avait fait procession arriva à la porte. Chan savait que le malch noir attendait les hommes, qu'on parlerait de ce nouveau signe. Une des pierres de la clairière de la dislocation avait cassé. Vraiment, il se passait de drôles de choses pendant cet hiver. Même au temps de Hut le fondateur, les légendes ne racontaient pas autant de choses. On allait gloser sur le phénomène jusqu'à que le malch noir s'épuise. Il aurait bien aimé que Kyll vienne partager ce moment avec les autres. Il pensait que cela aurait calmé l'esprit des gens. Kyll avait suivi la tradition, avec ses disciples, il était retourné au temple.

samedi 24 décembre 2011

Il regarda partir les autres

Il regarda partir les autres, ceux de la ville, comme il les désignait. Le maître sorcier ne lui facilitait pas la tache. Il se demanda s'il pourrait porter le corps entier. Il commença par rassembler les morceaux par genre. Puis quand les tas furent faits, il en chargea un dans un grand sac de cuir et partit vers les profondeurs de la forêt. Il marcha ainsi d'un bon pas longtemps, jusqu'à un escarpement. Il y avait là une faille pas très large mais tellement profonde qu'il n'avait jamais vu le fond même en jetant une torche enflammée dedans. Il se débarrassa de son premier chargement et repartit vers la clairière. En cette saison, il savait qu'il ne pourrait pas tout transporter en un jour surtout avec tous ces corps. Si le temps se maintenait et si les loups noirs passaient par là, il ne mettrait pas longtemps à finir sa besogne, deux peut-être trois jours.

jeudi 22 décembre 2011

Ce matin-là, le soleil brillait

Ce matin-là, le soleil brillait. Sa lumière ne réchauffait pourtant pas. Il éclairait un air sec et glacial. Les familles portaient leurs morts sur des brancards faits de longues perches reliés par un tissu de laine blanc orné de dessin géométrique en laine rouge. Chaque famille avait tissé le sien. Pour qui savait lire les signes, il retraçait la vie de celui, ou celle qui était couché dessus. Les étrangers n'avaient eux droit qu'à des couvertures blanches sans motifs. Le vieux maître sorcier partait, porté par ses disciples sur un linceul somptueux. Mélangeant laine, cuir et fibres végétales, il avait demandé des mois de travail. Devant les porteurs, en robe de cérémonie Kyll psalmodia les hymnes nécessaires. De chaque côté, se tenaient des porteurs de torches de Clams dont la fumée entourait la procession. Chan se joignit à eux quand ils passèrent devant la maison commune. Il avait revêtu ses habits de commandement. Il y aurait une autre cérémonie comme cela dans plusieurs dizaines de dizaines de jours. Chan ressentait toujours de l'émotion lors de ces cérémonies. Le temps de la neige était un temps particulier. Les morts étaient laissés au froid, ce qui les conservait jusqu'à ce que le soleil revienne suffisamment pour faire la dislocation. Cette année avait été particulièrement difficile, Sioultac trop présent. Chan avait accompagné la cérémonie des premières neiges et espérait qu'il n'y en aurait pas trop pendant la saison froide. Pas comme l'année de l'ouragan, encore jeune homme, il y avait eu une épidémie de décès. A chaque nouvelle lune, il avait vu le chef de ville accompagner un cortège comme celui-là. Il remuait toutes ces pensées pendant qu'ils approchaient de la porte haute. Elle fut ouverte devant eux. Les miliciens patrouillaient devant eux. Il y avait peu de risques que les loups reviennent. Pourtant Sstanch avait l'arme à la main en menant sa troupe. Ils passèrent devant la pierre qui bouge, tournèrent à droite et allèrent vers la clairière du sacrifice. Le chemin avait été dégagé la veille. La neige bien tassée, ne glissait pas. Le passage dans la forêt fut assez bref, quelques centaines de pas. Il n'y eut que le bruit des paquets de neige tombant des branches. Quand ils débouchèrent dans l'espace dégagé de la clairière, Kyll s'arrêta un moment. Levant les bras vers le ciel, il psalmodia le chant qui apaise les esprits. Le dislocateur était déjà là. Il se tenait non loin des pierres plates qui avaient été amenées aux cours des âges par les ancêtres. Sa position était particulière. Sa charge était indispensable mais personne ne l'aimait, ni ne le fréquentait. Il était impossible de dire si son caractère de loup noir était la cause de sa désignation comme dislocateur, ou le contraire. Il vivait seul à l'écart de la ville. Il venait se servir chez l'un ou l'autre sans jamais rien payer. Il chassait aussi, amenant des peaux qu'il troquait parfois. Un mystère était que jamais aucun animal ne l'avait attaqué alors qu'il errait régulièrement seul dans les bois. Il regarda Kyll et prépara sa lourde lame. Les brancards arrivaient les uns derrière les autres. Ils furent déposés chacun sur une pierre. Seule la femme étrangère partageait sa pierre avec l'enfant qui fut fils de Chountic.
Les porteurs firent un cercle. Les torches de clams furent plantées en terre formant le dessin d'une main. Kyll fit une station devant chacun des doigts ainsi symbolisés et chanta l'hymne qui lui correspondait. Ceux qui regardaient répondaient par un chant monophonique bouche fermée.
- Que les esprits accueillent ceux qui passent le passage! Qu'ils les accompagnent sur les chemins de l'au-delà. Que nous soyons bénis si nous gardons leur souvenir, que nous soyons maudits si nous les oublions.
Baissant les bras, il se tourna vers le dislocateur et lui dit:
- Les esprits sont satisfaits, fais ton ouvrage.
L'homme s'approcha du corps gelé du vieux sorcier. Levant bien haut sa lame, il l'abattit avec force. La lame sonna en tapant sur le rocher après avoir séparé la tête du corps. Il reprit son élan et disloqua ainsi le corps en morceaux.
Kyll le regardait faire. Le vieux sorcier avait de la chance. Celui qui le disloquait connaissait son affaire. Il travaillait adroitement. Les morceaux ne bougeaient pas malgré la violence du choc. Il savait que l'homme allait faire ainsi avec tous les corps puis qu'il irait disperser les morceaux dans différents endroits de la forêt. Lui seul saurait où, mais nul le demanderait.
Arrivé à la femme et l'enfant, il continua son cérémonial. Ils étaient les derniers corps entiers. La lame s'abattit une nouvelle fois en tintant. Mais le bruit fut différent. Le dislocateur s'arrêta. La pierre venait de se fendre. Il se tourna vers Kyll. Il n'avait jamais vu cela. Ils avaient tous toujours connu ces pierres. La légende faisait remonter l'installation de la première à Hut le fondateur. Quant aux autres, personne ne pouvait retracer leur histoire. Tous les regards convergèrent vers Kyll. Celui-ci se sentit affreusement seul. Tous attendaient qu'il interprète ce signe. Il n'avait pas d'idée. Pourtant il ne fallait pas qu'il laisse le silence s'installer.
Il avança d'un pas et prit la parole. Il sentit le soulagement des participants
- L'esprit de la pierre a parlé. Que la femme et l'enfant restent comme ils sont. Ainsi en a décidé l'esprit de la pierre. Dislocateur, tu ne toucheras pas ces deux corps. Laisse-les là. Les esprits enverront leurs messagers.
Il ne savait pas pourquoi, il disait cela. Continuer la dislocation des corps, lui semblait impossible. Personne ne contesta ses dires. Kyll reprit le cours des psalmodies. Les porteurs de torches, reprirent leurs flambeaux et tout le monde reprit la route de la ville, laissant seul le dislocateur avec les corps.

mardi 20 décembre 2011

Les deux jours qui suivirent

Les deux jours qui suivirent furent consacrés aux préparatifs de la cérémonie de la dislocation. Les corps furent exposés au froid très vif de la nuit hivernale dans la pièce des morts, revêtus d'un simple drap sauf les deux étrangers. L'homme et la femme furent déposés habillés de leur parure sans leur fourrure. Le fils de Chountic fut déclaré vivant et le corps de l'enfant qu'on exposait fut revêtu des habits de l'enfant étranger. Ainsi le voulait la coutume. Talmab fut heureuse du  départ de l'enfant sans nom. Elle se sentait épuisée par ces deux enfants à nourrir. La femme de Chountic avait encore du lait. Elle prit l'enfant sans un mot et rentra chez elle. Elle savait qu'elle n'avait pas le droit de se plaindre, ni d'assister à la cérémonie. Pour tous Brtanef était redevenu vivant.

dimanche 18 décembre 2011

Quand Chan vit arriver Kyll

Quand Chan vit arriver Kyll, il comprit tout de suite. Sa tenue ne laissait aucun doute.
- Bonjour, Maître Sorcier. Le vieux Maître est mort.
- Oui, Chan, chef de ville. Le Maître est très bien passé. Il nous faut prévoir la suite.
- Nous avions l'habitude de faire une cérémonie pour tous les morts de la première période. Voulez-vous faire pareil ou bien préférez-vous faire une cérémonie à part pour votre maître?
Kyll fut étonné du changement de ton. Plus encore que le changement d'habits, ces marques de déférence marquaient le passage du statut de premier disciple à celui de maître.
- Je pense qu'en unissant nos morts, la cérémonie serait plus belle. Il y a combien de personnes à accompagner dans le passage et la dislocation?
- Il y a les anciens, Stamoul, Barton, Schimtal et Stouf, puis deux troisième saison, Biscal fils de Stoun et puis Brtanef qui est resté aussi petit qu'un première saison fils de Chountic. Je ne sais pas si on rajoute l'étrangère? Il faut peut-être...
- Chan !
Chan et Kyll se tournèrent vers le nouvel arrivant.
- Oui, Sstanch?
- L'étranger vient de mourir. Il a fini de souffrir. Le mal noir était remonté jusqu'à son épaule.
- Nos problèmes vont se régler. L'enfant restera. On le confiera à Stoun ou à Chountic. Cela leur fera les bras qu'ils ont perdus.
Kyll sentit monter en lui la chaleur caractéristique de ses visions. Il poussa un cri et se sentit tomber.
Sstanch rattrapa Kyll au vol. Il le posa à terre avec un respect et une crainte que Chan lui avait rarement vus.
- Qu'est-ce qui se passe, Chef de ville?
- L'ancien Maître Sorcier m'en avait parlé mais je ne l'avais jamais vu. Selon lui, notre nouveau Maître Sorcier pourrait contacter les esprits directement sans faire de rite spécifique. A moins que ce ne soient les esprits qui le contactent.
Kyll était agité de soubresauts. Les yeux révulsés, il avait un peu de bave qui lui coulait de la bouche. Ni Chan ni Sstanch ne savaient quoi faire. Heureusement la crise dura peu. Sstanch aida le maître sorcier à s'asseoir.
- Comment vous sentez-vous Maître Sorcier?
- Les esprits m'ont visité, dit Kyll d'une voix tremblante. Leur visite est un honneur et une épreuve. Aidez-moi à me relever.
Quand il fut remis sur ses pieds, le nouveau maître sorcier, brossa sa robe et remit sa cape en place.
- La voie est dite par les esprits. Les étrangers doivent participer à la cérémonie de la dislocation avec leurs biens. Qu'on les expose cette nuit. Je ne sais pas pourquoi c'est si important, mais il ne faut pas parler de l'enfant comme un étranger, jamais et à personne!
- Bien, Maître Sorcier. Nous ferons comme cela, puisque telle est la volonté des esprits.

jeudi 15 décembre 2011

La neige cessa de tomber.

La neige cessa de tomber. Ce n'était pas encore le soleil d'hiver que tous espéraient. Le ciel restait gris comme le moral des uns et des autres. Personne n'avait oublié la présence étrangère. Cela planait comme une menace sourde. Le vieux sorcier s'éteignait comme il l'avait prédit.
- Ne crains pas, Kyll. Je ne fais que changer de bord. Je rejoins ce monde que j'ai tant de fois scruté. Tu es maintenant assez expérimenté pour prendre la suite et guider la communauté de notre ville.
- Je me sens pourtant si faible sans votre présence pour me guider.
- Tu vas t'inscrire dans la lignée des sorciers de ce lieu. Ton premier rite sera de célébrer ma dislocation. Je compte sur toi pour la réussir. Je n'aimerais pas être perdu là-bas.
Kyll assura son maître qu'il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour que la cérémonie soit une réussite. Il était au bord des larmes. Le maître sorcier l'avait élevé depuis qu'il était enfant. S'il n'avait jamais été un père, il avait su révéler Kyll. Sous la conduite de son maître, il avait développé des talents de médium qui étaient précieux dans les rites.
- Tu seras un bon sorcier, meilleur que moi Kyll. Tu as le don que je n'ai jamais eu. Tu es proche du monde des esprits.
Le vieux sorcier eut un soubresaut.
- Le moment est proche maintenant. Commençons.
Kyll se releva. Aidé par un des assistants, il enfila la robe de maître sorcier. D'une voix qu'il espérait assurée, il dit:
- Que commence le passage, que s'ouvrent les portes devant celui qui part. Que l'on allume le premier fanal.
Le plus jeune des apprentis alluma une torche de bois de Clams. Son odeur était lourde et suave. Les volutes de fumée montèrent doucement. La pièce parut se remplir de présences.
Kyll sentit arriver les esprits, les uns après les autres au fur et à mesure que l'on allumait les torches de Clams. Il avait la tête qui commençait à lui tourner. Certains apprentis étaient déjà partis dans des voyages oniriques. Kyll sentait ses sens s'affiner. Autour de lui, si les objets réels semblaient perdre de leur consistance, les objets sacrés chargés de forces spirituelles devenaient plus présents. Il avait l'impression qu'en avançant la main, il pourrait toucher un des esprits. Ceux-ci faisaient cercle autour du vieux sorcier, petite silhouette desséchée sur sa couche. Pourtant il ne l'avait jamais vu aussi lumineux. Il vit le passage se faire quand la lumière qui irradiait se leva. Les esprits firent demi-tour et entamèrent une procession. La forme lumineuse qui avait été son maître leur emboîta le pas. Quand tous furent sortis la pièce sembla rapetisser. Ne restaient qu'une dépouille et un homme à la peine immense.
Kyll savait qu'il ne pouvait se laisser aller aux larmes. Le rite n'était pas fini. Sur son ordre, les apprentis commencèrent à préparer le corps.
Kyll se dévêtit doucement.
- Maître, préparons-nous la dislocation maintenant?
- Maître! Maître ?
Kyll s'aperçut que c'était à lui qu'on s'adressait. Il était le maître sorcier. C'est à lui qu'incombait maintenant la direction du temple et des rites.
- Non, attendez, il faut que je prévienne le chef de la ville. Nous ne pouvons pas faire le rite sans qu'il soit là.

lundi 12 décembre 2011

La Solvette examinait

La Solvette examinait le bras de l'étranger. Elle jurait contre les loups noirs. Ces morsures s'infectaient quasiment toujours. Les os juste au-dessus du poignet étaient broyés. La teinte verte avec des reflets noirs de la peau malgré ses cataplasmes d'herbe de tench l'inquiétait beaucoup. L'homme délirait de fièvre. Il n'arrêtait pas de babiller des mots incohérents, en tout cas que personne ne comprenait. Il n'avait pas fait de vrai repas depuis dix jours. Elle arrivait à lui faire passer un peu d'eau et de bouillon entre les dents. C'était tout.
Elle refit le plus doucement possible le pansement. L'homme gémit quand même malgré le bouillon coupé de tisane calmante. La femme était morte depuis trois jours. Celui-là n'irait pas bien loin. Seul l'enfant qu'elle avait été voir semblait se porter comme un charme. La Solvette était rarement d'accord avec le maître sorcier. Pour une fois, elle pensa comme lui que Talmab capable d'allaiter était une bénédiction.
Bientôt une autre image remplaça celle de l'enfant étranger devant ses yeux. Le fils de Chountic, avait une fièvre avec des diarrhées vertes. Il était né au printemps dernier. Malgré les soins de sa mère, il était resté chétif. Avec le froid survivrait-il?

samedi 10 décembre 2011

Tu as été bien généreux

- Tu as été bien généreux avec Kalgar!
- Je sais, Maître Sorcier. Mais la ville a besoin de lui. Il est le seul forgeron capable de toute la région. Ses outils et ses armes sont réputés dans toute la vallée.
- Oui, je sais, mais de là à offrir du Milmac blanc à sa femme...
- Tu connais bien les esprits, mais moi je connais les hommes. Avec ça, Kalgar ne partira pas.

jeudi 8 décembre 2011

Tu as été bien long

- Tu as été bien long, Kalgar.
- Je sais, Talmab. Mais regarde!
Talmab se retourna.
- Oh! Une cape de Milmac. Et blanche en plus! Mais tu es fou, nous ne pouvons nous permettre cela.
- C'est un remerciement pour toi, pour nous!
- Mais pourquoi?
- Sans la petite, nous aurions eu l'opprobre de ne pas pouvoir nous occuper de l'étranger. Fut-il un enfant! Chan sait bien la manière de se conduire des habitants de la ville par rapport aux familles où naissent les hors-saisons. Le conseil tient à ce que tout le monde sache que cette hors-saison-là est une bénédiction. Il veut que tu saches que tu as son estime.

lundi 5 décembre 2011

Le miracle occupa l'esprit des gens

Le miracle occupa l'esprit des gens, les jours suivants. Comment la pierre qui bouge avait-elle pu chauffer comme cela? Tous les habitants de la ville à un moment ou à un autre vinrent mettre la main sur la pierre qui bouge. Elle mit cinq jours à refroidir. La neige s'était remise à tomber doucement mais sans s'arrêter. Le temps restait gris mais sans vent. Le paysage reprenait son aspect habituel en cette saison avec un blanc uniforme. Cela laissait le temps de dégager les rues. La ville aurait probablement pu passer complètement inaperçue sans les fumées qui s'échappaient des maisons. Talmab, la femme de Kalgar s'occupait des deux petits. Si sa fille l'enchantait, l'autre lui faisait un peu peur. Il n'était pourtant pas bien grand mais regardait les gens fixement comme s'il scrutait leurs pensées. Pour l'instant, il n'avait pas de nom. La petite fille non plus, mais pour elle c'était simple. Bien que hors-saison, elle avait été agréée par les esprits et pouvait rejoindre le lot commun des enfants qui naîtraient au printemps. Elle recevrait son nom à ce moment. D'ici là, elle aurait droit aux surnoms de sa famille. Elle avait rejoint la maison près de la forge. Pour eux la vie reprenait un cours plus habituel, même si l'arrivée de deux petits était très perturbante. Elle allait moins à la forge tout occupée par ses occupations près des enfants. Kalgar se prenait à regretter ces temps à deux. Il était toujours le maître de la maison, pourtant il se sentait dépossédé. Pour ne pas trop y penser, il travaillait dur, d'autant plus que Chan lui avait passé commande de points de flèches, de lances et d'épées. L'arrivée des étrangers avait réveillé la peur. Il la sentait quand il allait à la maison commune. On ne le regardait plus pareil. Les gens disaient les mêmes mots que d'habitude. Lui, il sentait leur réticence à lui parler. Père d'une hors-saison et hébergeur d'un étranger, il devenait suspect. On ne pouvait se passer de lui. Même s'il avait quelques jeunes en formation, aucun ne savait manier le marteau correctement et encore moins ne connaissait les secrets d'une bonne trempe. Il pensait que tout cela se tasserait avec le printemps. Il soupira une fois de plus. Le printemps n'arriverait pas avant un temps de grossesse. Maintenant que la fête de la longue nuit était passée, les conceptions allaient commencer. Talmab et lui étaient surtout coupables de n'avoir pas attendu pour s'unir. La réprobation était d'autant plus forte qu'elle se doublait de la jalousie de ne pas avoir pu faire pareil. Il pensait à tout cela en montant la fabrication du jour. Comme peu d'hommes savaient manier l'épée, il se concentrait sur des pointes de lance et sur des lames courbes de serpe. Arrivé à la maison commune, il entra. Le silence se fit. Il n'y était pas encore habitué. Il se sentit blessé. Sans un mot il se dirigea vers Sstanch :
- Voilà ce que j'ai fait aujourd'hui. Je pense pouvoir faire autant demain.
- Merci, Kalgar. Ne prends pas les choses mal. Tout le monde est inquiet avec cette histoire. La femme est morte aujourd'hui. Les esprits avaient raison. La Solvette essaye de s'occuper de l'homme, mais la fièvre s'est emparée de lui et il délire. Chan s'inquiète peut-être pour rien, mais c'est un homme prudent. Si tu as le temps, fais-moi une nouvelle épée.
- Je te la ferai ces jours-ci, Sstanch. Je vais rentrer.
- Attends, Kalgar!
Celui-ci se retourna en entendant la voix de l'ancien.
- Viens partager le malch noir avec nous.
Kalgar faillit refuser. Il ne se sentait pas de faire cet affront à un ancien. Il s'approcha de la table. Le minimum de politesse voulait qu'il boive un verre même debout. Il décida de ne pas se laisser aller et de repartir vite.
Un batch lui fut apporté. Il fut sensible à cet honneur. Servir le malch noir dans un batch était un signe d'honneur.
- Assieds-toi, Kalgar.
Au lieu du banc habituel, Chan lui désigna un siège.
- Pourquoi autant d'honneurs?
Chan reprit la parole.
- Je pense, nous pensons tous au sein du conseil, que tu mérites les honneurs et non la réprobation. Bien sûr, tu as fait une hors-saison, mais les esprits l'ont agréée. Mieux que cela, sans ce fait, nous n'aurions pas pu remplir nos devoirs d'hospitalité envers l'enfant étranger. Personne n'aurait pu le nourrir. Le maître sorcier qui voit souvent des présages mauvais, pense que cette histoire pourrait bien finir.
Kalgar regarda les anciens qui opinaient de la tête pour approuver les paroles de Chan. Son malch noir eut soudain meilleur goût.
- Toi, qui es maître de forge, peut-être as-tu une idée sur la pierre qui bouge?
- Elle était chaude, comme les pierres de ma forge, mais je ne sais pas ce qui a pu ainsi la chauffer. Les loups ont profité de sa chaleur mais ce n'est pas eux qui ont pu faire cela. Qu'en dit le maître sorcier?
- Il est perplexe. Il n'a jamais vu cela, ni personne d'ici d'ailleurs. Les esprits lui ont révélé que le phénomène était lié aux étrangers. Peut-être que les choses vont s'arranger d'elles-mêmes avec leur mort.
- Le père du père de mon père racontait que seuls les grands êtres peuvent faire cela. Dans la tradition de la forge, ils sont nos maîtres. Les secrets viennent d'eux, comme le feu et le métal. Ils étaient capables de faire du feu avec leur bouche et de forger le métal à mains nues. Si leurs yeux se posaient sur quelque chose, ou quelqu'un ils pouvaient le consumer d'un coup d'un seul!
- Où trouve-t-on les grands êtres?
- D'après les légendes, ils ont disparu de la surface de la terre.
- J'en parlerai au maître sorcier. Peut-être pourra-t-il nous en dire plus?

vendredi 2 décembre 2011

Aux premières lueurs du jour

Aux premières lueurs du jour, Kalgar s'habilla rapidement. Il était resté dans la maison commune avec sa femme. Lorsqu'il ouvrit la porte, il grimaça. La neige s'était accumulée. Il avait devant lui un mur de neige qui lui arrivait à mi-cuisse. En cette saison, ce n'était pas rare. La vie n'avait pas encore repris dans la ville. Il soupira, retourna chercher la pelle à neige et entreprit de se dégager un chemin. Il lui fallut du temps pour arriver jusqu'à la petite place où se dressait la tour de guet.
- Ah, Kalgar! C'est bien que tu m'aies dégagé la route.
Se retournant, Kalgar vit arriver Filt avec sa pelle à neige sur l'épaule.
- Sstanch m'a demandé de faire le guet ce matin. Cette histoire d'étrangers ne lui plaît pas.
- Monte et dis-moi si c'est libre dehors.
- J'ai pensé que tu serais là. J'ai amené mon arc.
Les deux hommes se séparèrent. Chacun faisant un chemin, qui vers la tour, qui vers la porte.
Kalgar arrivait à la porte quand Filt escaladait l'échelle.
- Knam ! Il y a toute une meute !
Kalgar se retourna en entendant le cri de Filt. Il fit tomber la lourde barre de bois qui barrait la porte.
- Attends Kalgar, il y a au moins vingt loups noirs.
- Qu'est-ce qu'ils font?
- C'est ça qui est étrange, ils sont couchés près de la pierre qui bouge.
- Tu vois la pierre qui bouge?
- Ben oui!
- Avec toute cette neige tu la vois?
- Comme je te vois!
Kalgar se précipita sur la porte. Bandant ses muscles, il tira pour entrebâiller le battant. Elle grinça comme si elle protestait pour se mettre en mouvement. Filt banda son arc, encocha une flèche et se prépara à tirer.
- N'ouvre pas, Kalgar! Les loups pourraient rentrer!
Celui-ci ne l'écoutait pas. Il força encore plus. Il eut bientôt assez de place pour se glisser dehors.
Certains loups se levèrent, dressant les oreilles. Une grande femelle monta sur la pierre qui se mit à osciller doucement. Elle regarda vers Kalgar puis tourna la tête vers l'endroit où avaient été déposés les enfants. Filt aurait voulu l'abattre mais il savait qu'à cette distance, il manquait de précision. Il préféra garder sa flèche pour le moment où ils allaient attaquer Kalgar, espérant que quelqu'un viendrait fermer la porte avant que les loups ne rentrent dans la ville.
La louve leva la tête et poussa un long hululement. A son cri, les autres loups se mirent sur leurs pattes. Elle descendit tranquillement de la pierre qui bouge pour se diriger vers la forêt, derrière elle en file indienne, les grands loups noirs lui emboîtèrent le pas. Kalgar se démenait comme un sqach sous le sort du sorcier. De sa pelle, il traçait un chemin. Il n'était pas arrivé à la moitié que les loups avaient atteint la forêt. La louve s'arrêta alors. Elle regarda l'homme qui allait vers la pierre.
Filt tenait toujours son arc bandé. Lentement il laissa aller son bras vers l'avant. Il n'avait jamais vu cela. Une meute de loups ne pas attaquer une proie facile pour eux. Ce n'est pas avec deux bébés qu'ils avaient pu être rassasiés.
Kalgar ne voyait rien de ce que faisaient les loups. Il voulait savoir. La Solvette lui avait dit que ces enfants étaient pleins d'énergie vitale, surtout le garçon.
Plus il approchait de la pierre qui bouge et moins il y avait de neige. Il se demandait ce qu'il allait trouver. Cette meute de loups n'avait pas dû laisser grand chose. Il donna un coup de pelle, encore un, encore un. Le dernier n'avait pas ramené grand chose. Il regarda devant lui. La neige avait fondu. Il lâcha sa pelle et courut vers la pierre qui bouge. Il s'arrêta brusquement.
La louve hurla un cri bref et s'enfonça dans la forêt.
Kalgar n'en croyait pas ses yeux. Sous la pierre qui bouge, sans l'ombre d'un flocon de neige, les deux enfants dormaient dans la douce chaleur du lieu. La douce chaleur du lieu? Ce n'était pas possible. Entre la tempête et la neige, il devait geler à pierre fendre. Il regarda autour de lui. Il avança la main. La pierre qui bouge était chaude. Les esprits avaient décidé. Il prit les deux enfants et se rua vers la maison commune.

mardi 29 novembre 2011

Tu as entendu?

- Tu as entendu? dit la Solvette à la femme de Kalgar.
- Oui, les esprits sont justes. Si elle vit, elle pourra avoir la tête haute et nous aussi. Emmaillote-la, Solvette. Fais ce que tu peux pour l'aider.
La Solvette prit l'enfant. Après avoir tété, elle dormait en faisant des bulles. Elle l'emmaillota dans plusieurs épaisseurs intercalant entre chaque couche des herbes d'elle connues. En les mélangeant savamment, elles dégageaient de la chaleur. La Solvette fit de son mieux. Elle n'eut malheureusement pas assez de temps pour faire de même avec le garçon des étrangers.
La milice attendait. Retourner derrière les remparts alors que rôdaient des loups noirs, rendait les hommes nerveux. Sstanch donna un des paquets à Filt et l'autre à Calt. Dès qu'ils furent dans la rue, ils mirent des raquettes pour affronter cette neige lourde qui tombait en s'accumulant. Kalgar n'était pas de cette sortie. Chan lui avait donné l'ordre de rester près de sa femme. Sstanch pressa ses hommes, plus vite sortis, plus vite rentrés. Il prit quand même la précaution d'observer les alentours avant que d'ouvrir la porte. Du haut de la tour de guet, Sstanch scruta l'ombre au loin. La meute semblait avoir disparu. Sans le vent, les torches brûlaient d'un éclat suffisant pour faire fuir les loups. Les deux premiers hommes se glissèrent par l'entrebâillement de la porte. Ils restèrent un bon moment à observer les bois, mais ils ne virent aucune lueur d'œil de loup. Deux autres hommes sortirent puis Filt et Calt. Derrière eux, quatre autres porteurs de torches prirent position, l'arme à la main. Du haut de la tour, Sstanch avait bandé son grand arc. Il se tenait prêt en cas d'attaque de la meute. Les dix hommes firent mouvement vers la pierre qui bouge, à une portée de flèche. Ils l'atteignirent sans encombre. Filt et Calt déposèrent les deux paquets, presque avec tendresse. Au pas de course, toute la troupe regagna la protection de la palissade. S'appuyant sur le battant de la porte, ils la firent claquer.
Au loin un loup hurla.

dimanche 27 novembre 2011

Alors, la Solvette?

- Alors, la Solvette?
Chan avait réuni le conseil des anciens. La fête avait tourné court avec l'arrivée des étrangers. Le vent avait diminué. Maintenant seule tombait une neige épaisse. Derrière le rideau, la femme de Kalgar avait donné naissance à un hors-saison. La matrone l'avait bien aidée. Pour une première naissance, surtout dans de telles conditions, les choses s'étaient bien passées. Restait à savoir si le mauvais œil serait sur l'enfant. Le sorcier était arrivé peu après. Le mécontentement se lisait sur son visage. Il avait déjà prévenu qu'il faudrait faire des sacrifices pour apaiser les esprits à cause du hors-saison et à cause des étrangers. Il avait tiqué en voyant la Solvette auprès des deux étrangers. Elle leur faisait boire un de ces remèdes dont elle avait le secret. Il avait pris une mèche de cheveux de chacun des quatre qui pouvaient potentiellement être porteur de mal. Il était reparti aussitôt faire un premier rite divinatoire. La Solvette s'essuyait les mains sur son tablier en s'approchant du cercle du conseil.
- L'enfant est costaud. Il devrait s'en tirer. La femme a une fièvre maligne. Je suis étonnée qu'elle soit arrivée jusqu'ici. Elle ne survivra pas. Quant à l'homme, son bras est bien abîmé. C'est la morsure d'un loup noir. Les os sont broyés. S'il survit, il ne pourra plus s'en servir. Je leur ai donné un jus de boutrage. Ils vont dormir. L'enfant de Kalgar est une fille bien chétive. Il lui faudra trouver des ressources en elle pour survivre.
Les anciens remuèrent sur leurs sièges. Chan reprit la parole.
- Tu es sûre pour la femme?
- Oui, ses yeux sont déjà partis, son esprit se détache.
- Et l'homme?
- Tu sais comme moi ce que veut dire la morsure d'un loup noir!
Chan se rappelait les mutilations du vieux Snouk. Un des rares qui ait survécu à une telle rencontre. Sa jambe inerte, aux multiples angulations avait fortement marqué l'enfant qu'il était. Incapable de travailler, il mendiait dans la rue qui monte non loin de la maison commune.
- Que Cotban nous protège d'une telle éventualité.
- Il faut qu'ils s'en aillent avec ce maudit enfant dès que possible.
Celui qui venait de parler avait la voix tremblante des très vieux. Il ne quittait plus guère le coin du feu même en été. Sa présence au conseil d'aujourd'hui était pour Chan un signe supplémentaire de la gravité de la situation.
- Les lois de l'hospitalité nous interdisent de les mettre dehors.
- Il faut qu'ils partent. La ville est en danger rien que par leur présence. On ne voyage pas pour le plaisir quand Sioultac hurle dehors. Il faut de bonnes raisons.
- Peut-être qu'un hors-saison...
- Je ne crois pas, chevrota le vieil homme, tu ne vas pas mettre Kalgar dehors parce qu'il a fait un hors-saison. Ces étrangers-là ne sont pas de notre monde. Ils viennent d'où?
Leurs habits ne sont pas ceux de la vallée. Tu as vu comme moi ce qu'ils portaient...
- Peut-être de la grande plaine?
- Tu rêves, Rinca! Les fourrures sont trop belles, les cuirs trop bien travaillés. Personne ne sait faire cela dans la région. Et puis, tu as vu leurs armes...
- Celles que fait Kalgar ne sont pas mal!
- Non, elles sont bien, mais l'épée de l'homme est nettement supérieure.
- Allons, calmez-vous, dit Chan. Nous n'allons pas discuter dans le vide. Il faut attendre demain pour prendre une décision. Nous en saurons plus.
- Pas besoin d'attendre!
Tout le monde se tourna vers le sorcier qui venait d'entrer. Le vent était complètement tombé. Il se débarrassa de la neige qui couvrait sa fourrure et s'avança.
- La femme mourra dans les trois jours. Ainsi discernent les esprits. Pour l'homme s'il passe la lune montante, il sera sauvé et pourra partir. Reste l'enfant, ou plutôt les enfants : deux hors-saisons.
Le sorcier avait quasiment craché ces derniers mots. Il fit une pause, vérifiant que tous étaient bien suspendus à ses lèvres. Comme toujours, il vit la Solvette qui semblait se moquer de lui. Il maudit intérieurement cette femelle, cette hors-saison, qui ne tenait pas son rang. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il y a longtemps qu'il aurait fait un rite de sacrifice où elle aurait tenu une place de choix. Mais elle connaissait les secrets des plantes et de la nature. Les chefs de ville qui s'étaient succédé, s'étaient toujours refusé à la menacer.
- Alors Maître Sorcier, qu'ont dit les esprits?
- Ils doivent être exposés. Sioultac et Cotban choisiront.
Les sourcils de la Solvette se froncèrent. Ce vieux rite barbare qui remontait à Hut le fondateur, consistait à poser l'enfant au pied de la pierre qui bouge pendant une nuit. Celui qui était encore là et vivant le lendemain, pouvait rejoindre le clan des citadins.
- Et ont-ils dit quand ?
- Dès cette nuit! Dans leur mansuétude, ils ne demandent que la fin de la nuit.
- Bien, dit Chan. Qu'on prépare les enfants!
La Solvette ne dit rien. Son cœur se serra un peu plus dans sa poitrine. Elle savait qu'elle n'avait pas le pouvoir de s'opposer au rite. Elle savait aussi qu'élever un enfant fragile était une malédiction dans cette région, où la force était recherchée. Elle se dirigea vers le rideau au fond de la salle.

mercredi 23 novembre 2011

Chan sirotait son malch noir


Chan sirotait son malch noir. Il pensait que cette année, la fête ne serait pas très joyeuse. Il n'avait pas pu donner beaucoup pour améliorer l'ordinaire. La récolte avait été médiocre. Les provisions pour l'hiver seraient juste suffisantes. Il fallait éviter les gaspillages. Ce n'est pas avec quelques tonneaux de malch noir que les hommes allaient oublier les mauvais présages. Que ce soit l'interminable colère de Sioultac, ou la venue des loups, en eux-mêmes ces signaux n'étaient pas inquiétants. C'est leur accumulation qui minait le moral de la cité. La venue d'un enfant en dehors de la saison était aussi une anomalie. Dans un pays où toutes les naissances se faisaient au printemps, l'arrivée en hiver d'un petit faisait peur.
L'arrivée de la milice interrompit cette triste fête de la longue nuit.
A peine libérée la porte s'ouvrit à la volée sous la poussée des vents.
Filt et Calt entrèrent en soutenant un homme. Sous sa cape de fourrure, on devinait des habits étranges aux couleurs chaudes et claquantes. Derrière Kalgar fit une entrée encore plus remarquée. Il portait un tas de fourrure d'ours. La botte qui en dépassait évoquait la féminité.
Chan fut le premier à sauter sur ses pieds. Il avait vu la qualité des fourrures. Des étrangers, riches de surcroît, venaient d'échouer dans sa ville. Un nouveau mauvais présage!
- De l'aide vous autres ! dit-il aux hommes présents.
- Kalgar, pose-la ici. Ta femme a accouché, va la voir.
Celui-ci ne se le fit pas dire deux fois. Posant avec le minimum d'égard le paquet qu'il tenait, il courut vers le fond de la salle commune. Derrière, sa femme et son enfant l'attendaient.
Chan fit asseoir l'homme près du feu, sur son fauteuil. Il avait les traits crispés de celui qui souffre. Il soutenait son bras droit, la main pendait inerte, du sang s'écoulait le long des doigts.
- Allez chercher la Solvette, on a besoin d'elle.
Les miliciens s'entre regardèrent. La Solvette avait mauvaise réputation. Elle soignait mais on disait aussi d'elle qu'elle pouvait jeter des sorts.
La voix de Sstanch s'éleva.
- Filt, vas-y, tu ne risques rien.
L'homme grimaça mais prenant ses affaires, il sortit. Les autres furent soulagés de ne pas être obligés d'y aller. La Solvette habitait tout en bas de la ville près de la rivière. Filt en avait pour un bon moment à lutter contre les vents et la neige.
En attendant, Chan s'approcha du tas de fourrure d'ours. Il la déplia, découvrant petit à petit une frêle silhouette féminine. Il trouva les habits somptueux. Il n'avait vu de cuir si fin et si bien décoré, rehaussé de boucles en métal brillant.
- Cant sta chi miacto !
Chan se retourna vers l'étranger qui venait de parler d'une voix rauque altérée par la souffrance.
- Cant sta chi miacto ! redit-il.
- Je ne vous comprends pas ! dit Chan.
L'homme se leva brutalement, fit un pas vers la femme à la fourrure d'ours et tomba. Il poussa un cri quand son bras droit toucha terre et perdit connaissance.
- Allongez-le près du feu ! dit Chan en se retournant vers la femme toujours immobile. Elle était couchée sur le flanc, presque en position fœtale, serrant contre elle un sac. Il posa la main sur son épaule. Elle grelottait. Il la tourna sur le dos. Elle se laissa faire sans lâcher ses affaires. Son regard était voilé et ne semblait voir personne. Elle gémit quand il lui retira son sac. Il le tendit vers un des témoins qui s'était approché. Au moment où celui-ci le prenait, il s'en échappa un vagissement. Chan lui reprit des mains et l'ouvrit. La tête d'un bébé apparut. Il ne devait pas avoir plus de quelques semaines. Le regard de Chan alla de l'enfant à la femme. Qu'est-ce qui peut pousser une jeune mère à faire un tel voyage, en plus avec un hors-saison? Plus il découvrait de choses et moins il aimait ce qu'il se passait. Les augures avaient prévenu. La loi de l'hospitalité lui interdisait de les renvoyer mais tout son être le prévenait du danger qu'ils représentaient. Il jura dans sa tête.
- Qu'est-ce qu'on va faire, Chan? murmura l'Ancien.
La situation était inédite. Il arrivait parfois pendant la saison des longs jours que des étrangers montent jusqu'à la ville. On les voyait arriver de loin. Le chemin suivait la rivière depuis le fond de la vallée. Les premiers guetteurs prévenaient au moins deux jours avant qu'ils ne soient en vue de l'agglomération. Ça laissait le temps de voir venir. Il y avait le colporteur qui faisait sa tournée, les maquignons et quelques autres connus. L'Ancien avait même vu une fois un représentant de la ville de la grande plaine. Il était reparti bien vite quand il avait vu le peu d'intérêt stratégique et financier de la vallée. Parfois l'un ou l'autre descendait jusqu'au marché général qui avait lieu une fois par lunaison plus bas mais encore dans la vallée. Il fallait marcher quatre jours pour y aller et autant pour revenir. On les chargeait de ramener ce qui manquait.
Chan fit étendre la femme à côté de l'homme près du feu. Chargé du bébé, il alla vers le fond de la salle. Il fallait que cet enfant mange.

mercredi 16 novembre 2011

Le vieux sorcier officiait

Le vieux sorcier officiait. Comme toujours dans ces cas-là, il reprenait une stature que son âge ne lui permettait plus. Ses assistants le secondaient dans la transe du rituel. Tel un oiseau que les flammes des torches rendaient immense, il tournait autour de l'autel portant le vase sacré contenant la terre. Nul ne savait d'où elle venait. C'est Hut le fondateur qui était venu avec. Elle était la terre origine. Les fumées des herbes aromatiques favorisaient la voyance du sorcier. Chacun connaissait sa place et son rôle. Le premier assistant suivait le vieux sorcier pas à pas. Le rituel ne devait pas s'interrompre sous peine... Il n'avait pas très bien compris les explications de son maître. Le temps s'arrêterait-il ou bien s'écoulerait-il de travers comme le sable d'un sablier cassé? Il ne savait pas expliquer mais la peur était là. Toute la ville comptait sur eux pour que le cycle soit relancé. Les augures n'étaient pas bons. Pourtant le maître sorcier avait décidé que le moment était arrivé de faire vivre le rite. Le vent hurlait dehors faisant écho aux cris des loups. Protégés par la pierre des murs, les sorciers se concentraient sur ce qui se jouait à l'intérieur. Le troisième tour finissait. Maintenant venait le combat de Sioultac et de Cotban. Revêtus des costumes symboliques, deux assistants enchaînaient les figures rituelles. Cela aurait pu être une danse si l'enjeu n'était pas la vie de la cité. Pénétrés de leurs rôles, ils tournaient autour de la pierre autel, mimant le flux et le reflux. Dans leurs esprits ouverts aux mondes des esprits, ils contactaient les habitants de la ville. Ceux-ci aussi avaient un rôle à jouer. Brûlant la chandelle de la longue nuit, les pères racontaient aux enfants l'Histoire, comment Hut le fondateur avait trouvé ce lieu, comment il avait fondé et développé la ville. Pendant ce temps les femmes faisaient tourner le bâton des ancêtres. Ainsi tout le peuple de la ville s'unissait derrière ses sorciers pour relancer le cycle du temps. Sioultac semblait l'emporter sur Cotban. Le froid et la nuit se glissèrent dans l'esprit des gens. C'est alors que surgissait la bougie blanche. Sa fabrication était un secret. Nul profane ne savait comment obtenir cette blancheur. Le maître Sorcier la portait contre son giron. La flamme vacillait. Le miracle avait lieu chaque année, malgré les courants d'air, la bougie blanche ne s'éteignait pas. Le combat dansé reprit de plus belle. Sioultac en voulait à la bougie que Cotban défendait. Le sorcier faisait aussi de son mieux pour la protéger. Dix fois le souffle glacé du dieu des terres froides coucha la flamme. Dix fois les assistants crurent à son extinction, mais dix fois dans une gerbe d'étincelle, la lumière revint. Sioultac s'essoufflait. Une dernière fois il tenta, toujours vainement d'éteindre la bougie blanche que défendait Cotban. Épuisé, il s'effondra haletant. Le Sorcier leva les bras et lentement tourna sur lui-même pour montrer la flamme toujours vivace. Les assistants hurlèrent de joie. Le cri se répercuta de maison en maison. Une immense clameur envahit la ville.
- Que Cotban maudisse ces loups qui nous ont fait rater le rite de la longue nuit!
- Knam! C'est la première fois que cela m'arrive, dit un autre combattant.
- Ne vous plaignez pas, dit Sstanch. On aurait pu avoir des morts. Emmenez ces deux-là à la maison commune!

mercredi 9 novembre 2011

Pendant ce temps

Pendant ce temps dans la maison commune, Chan écoutait le hurlement des loups. Se retournant vers les hommes assis en cercle autour du feu, il jura :
- Knam ! Que Sioultac soit maudit !
- Te voilà bien mal poli Chan.
- Je sais l'Ancien, mais faire sortir les hommes par un temps pareil n'est pas une joie. Pourtant, on ne peut pas laisser la meute s'approcher plus.
- Elle chasse, Chan. Si elle a du gibier, elle partira.
- Oui, l'Ancien. Tu as raison mais pour le moment elle se rapproche et il faut bien prévoir.
- C'est pour cela que tu es un bon chef. Tu prévois.
Chan donna des ordres. Les hommes présents se préparèrent.
- Où est Kalgar et son marteau?
- Il est parti aider le Maître Sorcier.
- Dès qu'il revient, vous vous mettrez en route.
Un cri retentit à l'autre bout de la maison commune. Derrière un rideau, entourée des femmes et de la matrone, la femme de Kalgar accouchait.
Entre deux bourrasques, un cri sembla lui répondre. Cela venait de dehors. Les hommes s'entreregardèrent.
- N'attendez pas Kalgar, allez ! cria Chan.
Ouvrant la porte de planches jointées de boue, ils s'enfoncèrent dans la nuit. Les torches malmenées par le vent, ne donnaient qu'une faible lumière. Le groupe d'une vingtaine de silhouettes se dirigea vers la porte de l'enceinte. La centaine de bâtisses que comportait la ville, étaient en bois sauf la maison commune et le temple qui avaient des murs en pierre. Basses et sur le flanc d'une colline, elles dessinaient un lacis de rues et de ruelles qui avaient en commun d'être envahies de courants d'air.
Kalgar les rejoignit alors qu'il prenait la montée du puits.
- Comment va ma femme?
- Les douleurs ont commencé mais la matrone est avec. Son totem est puissant, il la protègera.
Celui qui avait parlé, portait un casque et une armure de cuir recouvert de plaques. Son nom était Sstanch. Il était le chef de la milice et allié de la femme de Kalgar par le sang. La milice se composait de quatre gaillards, forts en gueule, mais pauvres en idées. Sstanch avait parfois du mal à les tenir, pourtant leur fidélité était sans faille. La troupe des miliciens et des volontaires, longeait les palissades pour éviter les tourbillons de vent. Les hurlements de la meute étaient maintenant très près. Sstanch estimait qu'elle approchait de la porte des hautes terres. Que chassait-elle? Cela lui semblait bizarre qu'elle n'ait pas déjà réussi à attraper sa proie. A moins qu'elle n'ait attaqué un ours. Il avait déjà vu cela une fois étant jeune. L'énorme bête était sortie de sa tanière où elle hibernait pour ses besoins. Une meute affamée l'avait prise pour une proie potentielle. Leur combat avait retenti toute la journée dans les bois autour de la ville. Les enfants avaient été voir depuis la palissade extérieure les cadavres des loups sur la neige et les survivants en train de se repaître de la carcasse de l'ours.
Aujourd'hui pas de soleil, une sale nuit de grésil et de vent et une meute qui devenait dangereuse par sa proximité. Il comprenait la volonté de Chan, mais ce n'était pas lui qui risquait sa peau. Ils approchaient de la porte des hautes terres par la ruelle du vieux puits.
- On dirait des coups!
- C'est les loups qui attaquent la palissade!
Ils pressèrent le pas.
- Non, on cogne sur la porte.
Deux hommes se précipitèrent sur la barre qui bloquait la porte. Les autres se saisirent de leurs armes, qui une épée, qui une faux, qui une serpe. Kalgar avait saisi son lourd marteau et se tenait prêt.
La porte s'ouvrit. Une femme s'effondra vers l'intérieur. A la lueur de leurs torches, ils virent la silhouette d'un homme qui faisait des moulinets avec un brandon fumant. Dans un hurlement, les loups attaquèrent. Dans un bref instant de répit du vent, on entendit une mâchoire se refermer en claquant. L'homme hurla de douleur. Trois loups lui sautèrent dessus. D'autres se précipitèrent par la porte restée ouverte. Les hommes de la milice entrèrent en action. Kalgar écrasa la tête d'un loup qui venait de mordre la femme à terre. Son habit de cuir le protégea d'une autre attaque. La mêlée était confuse. Filt et Calt attrapèrent l'homme extérieur qui avait lâché sa torche. Pendant ce temps quatre autres bataillaient contre les loups avec leurs torches ou leurs armes. Voyant leur échec, le chef des loups aboya un bref cri. Grondant et ne quittant pas les hommes des yeux, les survivants refluèrent vers la forêt toute proche.
Sstanch hurla :
- Fermez la porte!
Pendant que quatre hommes s'arc-boutaient pour qu'elle se ferme plus vite. Sstanch montra la tour de guet.
- Filt et Calt, prenez les torches et montez là-haut!
Voyant ses ordres suivis, il se retourna vers le couple. La femme gisait par terre dans la position où elle était tombée. L'homme était recroquevillé sur son bras droit.

samedi 5 novembre 2011


Le vieux sorcier en avait vu des saisons froides et des longues nuits. Cette fois-ci il pensa qu'il vivait une de ses dernières. Ses articulations lui faisaient de plus en plus mal. Il ne se déplaçait plus qu'aidé par un bâton ou soutenu par un jeune acolyte. Celui-ci arrivait pour l'emmener vers l'autel cérémoniel.
- Maître, Maître, c'est bientôt l'heure. La tempête ne s'est pas calmée.
Le vieux sorcier sourit de la fébrilité du jeune homme. Il pensa que la traversée de la ville allait être difficile. Depuis quelques jours, si on pouvait qualifier de jour ses quelques rares heures de luminosité blafarde, le vent ne cessait pas. Entre les congères et le verglas, l'espace entre les maisons était difficilement praticable. Le jeune apprenti sorcier aida son maître à revêtir la lourde cape de fourrure. Plutôt frêle, il pensa aussi à la difficulté du déplacement qui l'attendait. Une bourrasque plus forte produit un hululement sinistre
- Maître, vous ne voulez pas que j'appelle, Kalgar le forgeron pour qu'il nous aide? Sioultac se déchaîne ce soir.
- Tu as raison, Tasmi. Le dieu de la tempête est en colère. Je ne sais pas ce qui le motive. Il faudra faire un rituel pour l'apaiser si cela continue. Mais va chercher Kalgar sinon nous allons être en retard. Je vais finir de me vêtir seul.
Le vieux sorcier maugréa pour attacher l'habit de cérémonie. Il maugréa encore en pensa à Sioultac. C'était un mauvais présage. Sa manifestation n'était jamais une bonne chose. Pendant les longs mois de la saison froide, sa venue était normale. Sioultac était le dieu des terres froides au-delà des montagnes. Sa lutte avec Cotban le dieu des terres du soleil était chantée depuis des générations. Sioultac profitait de la saison des longues nuits pour prendre le dessus et Cotban utilisait la lumière pour revenir. Le cycle de leur combat rythmait la vie de la communauté installée entre les deux. Mais dans ce cycle, Sioultac se manifestait souvent et longtemps. Le vieux sorcier se demanda si le rite serait efficace. Il se remémora les différents mouvements, les différentes offrandes prévues.
Un hurlement de loup se fit entendre, puis un autre et encore un plus lointain. Une meute chassait.
" Trop près!" pensa le vieux sorcier. Cela aussi était un mauvais présage. La dernière fois qu'une meute était arrivée au moment de la cérémonie, il y avait eu des morts et une épidémie qui avait laissé la ville très affaiblie. Il était dans ces sombres ruminations quand la porte s'ouvrit laissant un vent froid chargé de neige s'engouffrer dans la pièce. Deux silhouettes s'étaient précipitées à l'intérieur. Son frêle acolyte et la masse rassurante du forgeron.
- Merci de ta venue, Kalgar. Je ne suis plus assez jeune pour affronter une telle tempête. Il va falloir songer à me trouver un successeur.
- Ta science est grande, Maître Sorcier, tes apprentis encore bien jeunes. Tu es plus solide que tu ne le crois.
- Merci de tes compliments mais je ne me fais guère d'illusions sur moi. Ta femme va-t-elle bien? Cette grossesse hors saison m'inquiète.
- La matrone est là car elle a des douleurs qui se rapprochent. Elle a voulu me rassurer mais je vois bien qu'elle est inquiète. Les loups qui hurlent ne vont pas les rassurer.
- Oui, je sais c'est un mauvais présage mais il n'est peut-être pas pour nous. Je ferai un rite divinatoire après la cérémonie de la Boucle Noire.
- Es-tu prêt, Maître Sorcier?
- Allons-y Kalgar.
Le jeune Tasmi ouvrit la porte. Sioultac sembla renforcer son hurlement. Le grésil leur fouettait le visage. Kalgar ouvrait la marche, faisant de son corps un rempart auquel s'attachait le vieux sorcier comme à un brise-lames.

lundi 31 octobre 2011

Petit homme


« Mais qu'est-ce que je suis venu faire là? » se disait l'homme.
Coincé entre deux rochers, il était provisoirement à l'abri de la mâchoire du grand saurien.
Il haletait. Sans ce foutu rêve, jamais il n'aurait quitté son village.
Il sentait le souffle puant de la bête ...
- Alors petit homme, tu reprends ton souffle?
Il retint sa respiration quelques secondes. Il ne reprit son rythme saccadé que lorsque ses poumons le brûlèrent.
- Tu te crois à l'abri. N'oublie pas que tu es ici sur mon territoire et que j'en connais les moindres recoins.
La voix était douce presque mielleuse. Il fut étonné d'une telle voix pour une aussi grosse bête.
Il avait couru au-delà de ses forces pour échapper au dragon qui le poursuivait dans la caverne sous la montagne. C'est au moment où il se croyait au bout qu'il avait vu cette crevasse dans la paroi. Il s'y était précipité, laissant au passage quelques lambeaux de vêtements et de peau sur les aspérités. Il avait juste gardé ses armes, une vieille épée et son marteau. Il se jugeait fou d'avoir entrepris cette quête. Dans la quasi obscurité de la roche, il sentait le poids de sa peur.
Il jeta un coup d'œil dans l'étroit couloir dans lequel il s'était précipité. Dans la quasi obscurité, il vit luire la lueur jaune de la prunelle du dragon. Celle-ci bougea. Il se renfonça le plus vite qu'il put dans son renfoncement. La langue de feu passa sans le toucher.
- Tu es rapide, petit homme. Ça ne te sauvera pas longtemps mais tu es rapide.
Sa respiration avait repris son rythme de folie. Il était coincé dans un recoin d'un boyau avec comme seul issue la bouche d'un dragon.
- Tu sais, petit homme, je crois que je vais te faire cuire à l'étouffé au fond de ton trou. Mais avant tu vas me dire ce que tu as pris de mon trésor.
- J'ai rien pris, Seigneur Dragon, j'ai rien pris. Je le jure. J'étais pas venu pour vous voler...
- Ah bon! Alors tu es venu pour quoi?
- C'est les villageois dans la vallée qui m'ont convaincu de venir pour que vous cessiez de manger leur bétail ou leurs enfants.
- Et tu crois que je vais gober cela!
L'homme sentit à nouveau le souffle brûlant s'engouffrer dans le couloir. Cela dura un peu plus longtemps que la première fois. La température de la roche s'éleva un peu. Il faisait maintenant tiède.
Un roulement de tonnerre se répercuta sous les voûtes ajoutant à sa peur. Même le dieu du Tonnerre était contre lui.
- Tu sens, petit homme, la chaleur qui monte. Je vais continuer comme cela jusqu'à ce que tu cuises ou que tu sortes.
L'homme sentait trembler ses genoux. Il ne put même pas se retenir et urina sur lui.
- Ta vessie te trahit, petit homme.
De nouveau le souffle du dragon chauffa la pierre.
- Arrête, Seigneur Dragon. Je ne suis pas un guerrier, juste un pauvre homme trompé par un rêve.
Le jet de feu stoppa.
- Un rêve, dis-tu petit homme. Voilà qui est intéressant.
Le silence tomba seulement troublé par les roulements lointains du tonnerre.
- Écoute, petit homme, je te propose un marché. Tu me racontes ton rêve et ce qu'il est advenu. S'il me séduit, je te laisse partir. Sinon, je te tue tout de suite.
L'homme avala sa salive.
- C'est à cause de la Solvette, c'est elle qui m'a dit que j'avais…
- ARRÊTE! Tu n'as pas bien compris, petit homme, je ne te demande pas trois phrases, je veux ton histoire. Il n'y a que si elle me plaît que tu vis. Alors commence comme doivent commencer les contes et légendes, il était une fois...
L'homme s'était recroquevillé lors du cri de grand saurien. Ses genoux s'entrechoquaient et sa vessie se serait vidée si ce n'était déjà fait.
Il n'allait pas se laisser cuire comme cela.
- Il était une fois... Il était une fois...
Il ne voyait pas ce qu'il allait pouvoir dire. Un souvenir lui revint.
- Il était une fois, dans cette longue nuit qui s'allonge quand on ne sait si l'hiver va tenir ou si la lumière reviendra, un rite pour que tourne la roue de la vie...

samedi 23 avril 2011

Houtka - 22

Renatka était partagé à son retour. Raïvt se posait vraiment en vrai prince du royaume. Il avait protégé le pays mais avait refusé que ses parents reviennent. Il avait fait preuve d’une telle autorité que l’enchanteresse n’avait pas osé passer outre. Elle avait donc fait un rapport très rassurant. La magie de Raiwe opérait. Raïvt en était le maître. Les sentinelles faisaient leur rapport tous les jours. Une main sur le poteau, elles racontaient en langage ancien ce qu’elles voyaient. Raïvt, de la grande salle, entendait et voyait par leurs yeux. Les nomades n’avaient plus attaqué. Se retrouver face à la magie les avait terrorisés. Ils avaient dirigé leurs raids vers autre part. A Mipti, qui demandait des explications sur ce qui se passait, Raïvt tenta de lui expliquer la magie de Raiwe. A celui qui voulait pénétrer dans le royaume sans être en paix, la magie opposait son double le plus noir. Cela revenait à se battre contre son pire ennemi, soi. Renatka reconnaissait cette nouvelle autorité de son fils. C'était une bonne chose, mais lui se trouvait un peu en décalage. Il était le roi mais le cœur du peuple battait pour son prince. Cantasha avait une place à part. Elle était celle dont la voix avait délivré le pays et elle était la maîtresse enchanteresse. Il sentait en lui poindre de la jalousie, ainsi qu’une certaine nostalgie. Il y a bien longtemps, il avait été bûcheron, simple bûcheron, sans toutes les complications qu’il vivait aujourd’hui. Il savait bien que sans les cantileuses et sans la flamme qu’il portait, il serait mort depuis longtemps. Depuis tant d’années qu’il portait le poids de la responsabilité de sa mission, il avait réussi à rester sur une ligne juste sans abuser d’elle. Il avait eu beaucoup d’honneurs et de gloire, mais le plus important pour lui restait sa relation à Cantasha. Elle aussi était perturbée par ce qui venait de se passer. Son petit venait de donner la preuve qu’il n’était plus un enfant. Elle allait pouvoir lui laisser plus de place dans la gouvernance du royaume pour se consacrer plus aux cantileuses. La nostalgie l’envahit aussi. Elle se remémora tous les évènements depuis toutes ces saisons, depuis la fondation. Il faudrait qu’elle fasse un peu le point. Voilà bien longtemps qu’elle dirigeait les cantileuses. Peut-être fallait-il qu’elle laisse sa place ? Elle eut envie de revoir la maison des accueillis. Quand elle s’en ouvrit à Renatka, celui-ci lui répondit que justement, il voulait lui demander si un voyage pour faire le point la tentait. Ils éclatèrent d’un même rire.
Ils étaient partis quelques saisons plus tard, le temps de préparer les enfants et les autres à leur absence. Mipti était devenue malgré son jeune âge la maîtresse cantileuse la plus prometteuse de sa génération. Elle revendiquait maintenant son nom runique de Sintancasha. Sa voix, sa souplesse de corps lui permettaient de cantiler les runes les plus sophistiquées. Le plus étonnant pour les autres était sa capacité à trouver des liens entres différents niveaux runiques qu’elle n’était pas sensée connaître à ce niveau d’enseignement. Les autres cantileuses pensaient qu’elle bénéficiait de révélations de sa mère ou pour les enchanteresses de l’Être double. Quand Cantasha lui avait demandé si elle avait des visions, Sintancasha n’avait pas compris. Pour elle le monde des runes était aussi naturel que le monde des humains. Elle se déplaçait dans l’un ou l’autre de la même manière. Si elle manquait d’expérience pour ce qui était du monde des hommes, son avis concernant les runes commençait à faire autorité. Même Cantasha en tenait compte. Quant à son frère, les choses étaient devenues simples, il gouvernait le pays. Un beau jour de printemps, Cantasha et Renatka avaient repris à l’envers le chemin qui les avait amenés ici. Ils avaient marché jusqu’à la maison des accueillis. Sifréma les avait reçus assise, ses forces la quittant doucement. Elle leur confirma que le pays devenait plus dur, plus sombre. Ils étaient restés avec elle jusqu’à son dernier souffle. Les cantileuses de la montagne noire, comme elles commençaient à s’appeler, demandèrent à la maîtresse enchanteresse ce qu’elles devaient faire maintenant. Cantasha leur fit cadeau de l’autonomie. Il y aurait échange entre les deux fondations des diseuses de runes mais chacune suivrait sa voie. Une fois les cérémonies d’enterrement de Sifréma terminée, Cantasha aida les cantileuses de la montagne noire à désigner une nouvelle dirigeante qui prit le nom de Gardienne. Puis ils reprirent la route. Ils firent un détour pour rencontrer le peuple de la terre. Ragdra était devenu le personnage le plus important après le roi des guerriers. Son clan tenait les rennes du pouvoir et discutait d’égal à égal avec les forgerons. Le royaume était prospère. Tinchentaka avait été rassasiée de menturu. La paix régnait dans le pays souterrain. Les fêtes à l’occasion de leur visite furent grandioses. Quand ils se séparèrent, ils pleurèrent. Ragdra leur souhaita toutes les bénédictions qu’il connaissait. Il resta longtemps à la porte du monde souterrain jusqu’à ce que Cantasha et Renatka aient disparu à l’horizon.
Quand ils atteignirent le pays dAshra, personne ne les reconnut. Les tatoués n’étaient pas bien vus. On les évita. Le royaume s’était reconstruit. Ils ne reconnurent rien de la ville. Ils allaient repartir quand une voix les arrêta.
- Ne serais-tu pas Cantasha, fille de Sintacasha et d’Entablu, descendante de la grande Calentblu ?
- Si fait ! répondit Cantasha.
- Et toi ne serais-tu pas le vaillant Renatka, porteur de flamme, fils de Sounataka, petit-fils de celui dont le nom fut oublié ?
- Si je le suis. Et quoi qui es-tu ?
- Je suis Tsangapa, fils de Michatagoulfa, petit fils de Santagaltopa, arrière-petit-fils de Masantafiga. J’ai pour mission de vous conduire à mon père.
Cantasha et Renatka se regardèrent. S’il n'avait pas parlé, Tsangapa leur serait resté invisible. De nouveau tout un peuple leur fit fête. Ils étaient venus à la nouvelle Ashra spécialement parce que les guetteurs avaient signalé leur arrivée. Le peuple des petits avait maintenant sa terre un peu plus loin près de la mer. Les gendailleurs et le sorcier noir avaient vidé le pays avant d’être vaincus. La terre avait besoin de bras. Ils s’y étaient installés, mais avaient gardé leur coutumes de discrétion, qui leurs servaient encore bien quand ils sortaient de leur royaume. Là aussi le séjour, s’il fut agréable, fut empreint de nostalgie. Le « ptit Mich » avait atteint le grand âge de son peuple. S’il vivait encore, il ne se déplaçait plus qu’avec difficulté. Encore quelques saisons et ils rejoindrait ses ancêtres. La fête serait encore plus belle, mais lui n’en profiterait pas. Leur départ fut aussi sujet de larmes. Cantasha et Renatka ne purent reprendre la route qu’après avoir écouté toute la chanson de geste que le peuple des petits leur avait consacrée.
Elle les accompagna longtemps après leur départ. L’automne était bien entamé quand ils arrivèrent à la frontière du pays de Corc. Leur intuition les avait guidés jusque-là. Avant d’y pénétrer, ils se posèrent la question. Qu’est-ce que leur réservait le pays de Corc ?
Depuis quelques jours, ils marchaient dans cette forêt étrange du monde de Corc. De nouveau l’étrangeté du lieu les saisit. Les repères qu’ils prenaient bougeaient tout seuls. Parfois Renatka s’élevait dans le ciel pour faire le point. Il voulait s’approcher des premiers contreforts des montagnes, mais chaque fois, ils allaient ailleurs. Ils prirent la décision de ne plus lutter contre celui qui les dirigeait. Leur progression devint plus facile. Ils trouvaient des traces d’animaux où il était plus facile de marcher. Les arbres portaient du fruit. Renatka connaissait certaines espèces et les savait consommables. Un vent plus frais les attendait sur le bord d’une rivière à l’eau sautillante et froide. En face d’eux, un mur de verdure bloquait le passage. Des pierres dans l’eau permettaient de rejoindre un banc de sable un peu plus en amont. Ils avancèrent dans le lit ou juste à son bord jusqu’à la tombée de la nuit. Dans l’ombre du soir, ils trouvèrent une excavation qui leur procurerait une protection pour la nuit. La nuit était bien avancée quand un chuchotement les réveilla. Ils prêtèrent l’oreille. Le bruit semblait venir de la paroi de pierre. Renatka s’en approcha. Il tâta le mur et trouva une faille. Il revint chercher Cantasha. Lentement ils progressèrent dans ce couloir. Les paroles devenaient plus audibles.
Ils débouchèrent dans une grotte vaste et éclairée. Au fond, sur un trône d’or de forme ovale, un homme tête basse parlait tout seul.
- Allons, allons, il ne va pas pleurer d’être tout seul. Il est comme un dieu. Le monde lui appartient et rien ni personne ne peut s’opposer à lui. Qu’est-ce que c’est ?
- Ce n’est que moi Maître et Seigneur !
Un petit être sembla se matérialiser dans la lumière des feux qui brillaient. Derrière lui un grand guerrier à l’armure noire couverte de signes que Renatka identifia immédiatement pour des glyphes, suivit, visiblement mal à l'aise.
- J’arrive avec votre chef des armées, Maître et Seigneur !
- Me ramène-t-il de l’or ? Où alors des pierres précieuses ?
- Oui Maître et Seigneur, il ramène des richesses !
- Où sont-elles ? Je ne les vois pas ! Parle soldat !
- Maître et Seigneur, nos armées ont vaincu.
- Bien sûr qu’elles ont vaincu ! Montre-moi les richesses !
- Voilà, Maître et Seigneur, des cœurs frais de dragons.
- Imbécile ! Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, je suis déjà immortel ! Maudit sois-tu !
La silhouette sur le trône fit un geste. Un jet d’eau d’une puissance phénoménale jaillit de sa main et plaqua le soldat sur la paroi. Un autre geste et ce furent des pieux de pierre qui le clouèrent. Le guerrier hurla de douleur. Puis ce furent des flammes qui vinrent lécher l’armure la portant au rouge. Les hurlements de douleurs ne cessèrent qu’avec la mort.
Cantasha s’était détournée et avait bouché ses oreilles. Tout s’était passé si vite qu’elle n’avait pas eu le temps d’esquiver un geste. Renatka était resté debout comme tétanisé.
La vision s’effaça avec le lever du soleil. Ensemble, ils s’interrogèrent beaucoup sur ce qu’ils avaient vu. Qui était cet être sanguinaire au visage buriné, creusé de profondes rides de couleurs sombres ? Le monde de Corc leur avait donné à voir quelque chose du temps. Mais de quel temps ? Passé ou à venir ? Dehors les oiseaux chantaient. Ils reprirent leur route sans pouvoir se départir du malaise qui les habitait. Renatka s’était trouvé des ressemblances avec ce qu’il avait vu, lui aussi utilisait des glyphes et lui aussi avait le visage couvert de tracés qui commençaient à se creuser. Cantasha avait été horrifié de la cruauté, et en gardait la blessure. La forêt se paraît de roux, au fur et à mesure qu’ils montaient. Ils suivaient toujours la rivière qui se rétrécissait et devenait presque un torrent bondissant et chantant. Ils entendirent la cascade avant de la voir. Ils débouchèrent sur une clairière au pied d’une falaise. Le soleil éclairait l’eau qui tombait. Bien que la journée ne soit pas très avancée, ils décidèrent de s’arrêter là. L’idée d’une baignade leur avait traversé l’esprit. C’est alors qu’ils s’approchaient qu’ils le virent. Un homme jeune, assis un peu en retrait, taillait une branche avec son couteau. Brun de poil, il portait une chemise ouverte qui laissait voir sur son cou une fine cicatrice, trait plus pâle sur le hâle de sa peau.
- Bonjour à toi, Maîtresse Enchanteresse. Sois la bienvenue en mon royaume.
- Bonjour à toi, Maître de Corc.
- Je te salue aussi, Porteur de flamme. Ton retour dans mon pays me met en joie. Te voilà bien décoré à présent. Tous ces glyphes te vont à merveille. Enfin peut-être !
- Explique-toi, homme de Corc.
- Quand nous nous sommes rencontrés, je cherchais ce qui me manquait. Tu ne me l’as pas donné mais tu as allumé en moi une flamme que je n’attendais pas. J’ai eu ce que je désirais plus tard en combattant le démon du sorcier noir. Si je suis aujourd’hui devant vous avec ce corps, c’est aussi à vous que je le dois, à votre venue. Par contre ton cadeau a fait des ravages en moi. Nul endroit sombre n’y a résisté. Alors j’ai décidé de te rendre la politesse. As-tu aimé le spectacle hier soir ?
- C’est toi qui…
Renatka s’arrêta net quand le roi de Corc disparut. Il regarda autour de lui mais ne vit aucune trace du personnage.
- Où est-il ?
- Il est parti. Je ne sens plus sa présence. Reposons-nous ! Je crois que demain d’autres surprises nous attendent.
Cette nuit là Renatka dormit mal. S’il fit des rêves, il n’en garda pas le souvenir. Le matin, au réveil, il était de mauvaise humeur. Cantasha prit la parole :
- Tu as peur ?
- Oui, je n’aime pas cette incertitude.
- Celui que nous avons rencontré n’est plus celui que nous avions vu la première fois. Il n’a plus en lui cette avidité.
- Par contre il continue de manipuler le temps et l’espace. Regarde !
Nous marchons depuis à peine une heure et nous avons déjà parcouru la distance d’une journée de marche. C’est lui qui mène la danse et je n’aime pas cela.
Ils continuèrent leur montée vers un col. Arrivés en haut, ils découvrirent une vaste plaine un peu en contrebas. Elle était noire de monde. Ils s’arrêtèrent pour observer. Il y avait à gauche une foule de cantileuses reconnaissables à leurs robes. A droite encore plus nombreux, des hommes au visage tatoué et aux habits divers.
- Qu’est-ce que c’est que cela ?
- Tu te poses la question, Porteur de flamme. La réponse est simple, voilà mon cadeau pour toi.
Renatka se retourna brusquement en entendant la voix. Un homme jeune, assis sur un rocher un peu en retrait taillait une branche avec son couteau.
- Que veux-tu dire, Homme de Corc ?
- Allez voir en bas, promenez-vous, interrogez mais surtout ne vous perdez pas !
Renatka n’eut pas le temps d’en demander plus avant la disparition de l’homme assis. Ils discutèrent un moment, mais ne trouvèrent pas d’autre solution que celle qu’il leur avait soufflée. Cantasha cantila une rune et la dessina sur ses paumes. Puis les pressa sur celles de Renatka. Le dessin s’imprégna dans sa peau.
- C'est une rune de reconnaissance. Nous seuls les portons et pour seulement une journée. Si tu presses tes deux mains, paume contre paume, tu sentiras où je suis. Pour moi, c’est pareil.
Renatka écouta à peine, intrigué par ce qu’il pressentait. Ils descendirent le chemin. Arrivés au dernier virage, ils firent une nouvelle halte pour observer. En chœur, ils poussèrent un cri. En dessous d’eux, c’étaient eux. Des eux multiples, mais eux. Chaque personnage s’agitait et bougeait comme s’il était seul. En regardant mieux, ils eurent l’impression qu’ils voyaient leurs différents avatars comme à travers une ouverture. Ils les voyaient mais ne voyaient pas ce qui les entourait. Pourtant cette Cantasha-là devant eux semblait s’adresser à quelqu’un. Comme elle criait, ils l’entendirent mais ne virent ni n’entendirent ceux à qui elle s’adressait. Cantasha et Renatka reprirent leur chemin. Ils s’étaient pris par la main et déambulaient entre les avatars d’eux-mêmes. Ils commencèrent par passer entre les images d’elle et de lui, puis ils s’enfoncèrent dans la foule des Cantasha.
- Regarde, celle-là est plus âgée !
- Celle-là aussi !
Ils se mirent à courir parmi les Cantasha. Les cheveux devenaient blancs, la silhouette plus voûtée. Au loin, ils en virent une allongée. Ils allèrent jusqu’à elle. Profondément ridé, mais serein, le visage de Cantasha restait reconnaissable. Immobile, respirant avec peine, celle qu’ils voyaient là était mourante. Il y eut un cri : « RENATKA », puis plus rien. Cantasha n’arrivait pas à détacher son regard de ce qu’elle voyait. Renatka la tira doucement en arrière. Elle résista un peu puis finit par se laisser entraîner. Renatka guida leurs pas vers ses avatars.
Quand ils pénétrèrent dans la foule des Renatka, leur première impression fut d’être noyés dans une masse de jumeaux tellement tous se ressemblaient. Ils se mirent à courir. Autour d’eux, une foule compacte de Renatka tous identiques, seuls les habits changeaient. Cantasha remarqua leur vieillissement, mais pas celui de l’homme dont elle tenait la main. Elle s’arrêta brusquement surprenant Renatka :
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Regarde, ce clone là.
- Qu’est-ce qu’il a ?
- Il est habillé de noir. Et tous les autres aussi.
- Viens !
Ils se remirent à courir. L’homme de Corc devait manipuler l’espace car ils se déplacèrent à la vitesse de l’oiseau qui vole. La journée n’était pas à son midi qu’ils commencèrent à voir un changement dans les silhouettes qu’ils entrapercevaient. Les glyphes devinrent comme des rides qui se creusèrent en devenant plus sombres. Continuant à la même vitesse, ils regardaient défiler les silhouettes devant eux sans que la fin de cette foule ne soit visible. Ce fut Renatka qui s’arrêta.
- Regarde, c’est horrible, on dirait celui que nous avons vu l’autre nuit.
Ils observèrent horrifiés le clone qui s’agitait :
- Me ramène-t-il de l’or ? Où alors des pierres précieuses ?...
- Où sont-elles ? Je ne les vois pas ! Parle soldat !...
- Bien sûr qu’elles ont vaincu ! Montre-moi les richesses !...
- Imbécile ! Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, je suis déjà immortel ! Maudit sois-tu !...
Ils virent l’eau jaillir des mains de ce Renatka puis les pieux de pierre, puis le feu.
Cantasha se tourna vers son Renatka, il pleurait.
Renatka avait fui. De toute la puissance dont il était capable, il avait fui cette plaine et tous ces avatars de lui qui la peuplaient. Cantasha avait joint ses mains. Elles lui indiquèrent une direction. Elle avança au milieu de tous ces visages déformés de celui qu’elle aimait. Elle mit tout le reste de la journée à traverser cette foule indifférente. Elle s’arrêta un moment pour se reposer. Elle observa tous ces pantins à l’image de son amour qui s’agitaient dans leurs bulles.
Les gestes semblaient trop vifs, les paroles dites trop vite. Le temps dans ces enclaves ne devait pas être le même que pour elle. Elle avait faim, elle décida de manger quelque chose. Un détail la frappa. Elle se fit plus attentive. Le « Renatka » à sa droite était en train de redire ce qu’il avait dit au début de sa pause. Elle eut l’intuition que chaque bulle correspondait à un jour de la vie. Le roi de Corc, leur avait projeté chaque jour à venir dans une bulle différente. Elle commença à comprendre. Sa vie à elle avait une fin, pas celle de Renatka. Ils avaient vu ensemble des foules de foules d’avatars sans en voir la fin. Renatka était immortel ! Il fallait qu’elle le voie, maintenant. Elle joignit une nouvelle fois ses mains. Une fois qu’elle eut senti la direction, elle dit une rune de puissance et de vitesse et s’élança. Le vent siffla à ses oreilles, les objets devinrent flous autour d’elle. La nuit tombait. Elle cantila une rune de lumière. Le roi de Corc sourit en voyant cette étoile filante à travers la plaine. La nuit était jeune bien que noire quand l’étoile atteignit les premiers contreforts de la montagne. Elle ne s’arrêta pas et fila vers ce promontoire où un homme pleurait. Le roi de Corc hocha la tête de satisfaction et continua à tailler son morceau de bois.
Cantasha s’arrêta à distance de Renatka, elle cantila une rune de calme et de paix, pour elle, pour lui, pour eux. Elle s’approcha doucement, posa sa main sur son épaule et doucement, doucement, l’attira contre elle. Elle le berça presque et pour la première fois se donna à lui avec toute la plénitude de son amour, de sa vie, de son être. Le matin les trouva encore enlacés.
- Cantasha, tu as vu l’horreur que je vais devenir.
- Mais je suis là.
- Je sais, Mon Amour, mais après, après !
- Je te fais confiance, tu sauras ne pas devenir ça.
- Je ne sais pas, Cantasha, je ne sais pas !
- Il n’a pas tort !
Ils sursautèrent en entendant cette voix dans le brouillard du petit matin. Ils sautèrent sur leurs pieds. Renatka fit un geste, le vent qu’il créa dispersa la brume. Un homme jeune, assis sur un rocher un peu en retrait taillait une branche avec son couteau. Cantasha prit la parole :
- Qu’en sais-tu, Roi de Corc ?
- Tu as vu, Maîtresse Enchanteresse, je vous ai fait le cadeau de voir chaque jour de votre vie à venir. Tes jours sont encore nombreux, mais ceux du Porteur de flamme sont infinis.
- Ce n’est pas possible, il ne peut devenir cela !
- Tu as raison, Maîtresse Enchanteresse, tant que tu es là.
- Je ne peux pas être immortel, Homme de Corc.
- Tu as raison aussi, Porteur de flamme, mais tu ne peux ni mourir de maladie, ni d’accident, ni de vieillesse. Les glyphes qui t’ont été gravés, sont trop vieux et trop puissants pour laisser prise à ces contingences.
- Si j’en crois ce que tu montres, je vais devenir presque aussi mauvais que la Force Noire.
- Je n’y peux rien, Porteur de flamme, tels sont tes jours à venir. Je n’invente rien, je n’ai pas ce pouvoir. Dommage que tu n’aies pas été plus loin, tu aurais vu ta rencontre avec la Force Noire quand elle réussira à s’échapper, car elle réussira.
- Et qui a gagné la victoire ?
- Personne, Porteur de flamme ! Ta flamme est devenue noire et le monde fut perdu.
Renatka poussa un cri et tomba un genou à terre. Cantasha mit son bras autour de ses épaules.
- Prends-tu plaisir à le voir comme cela, Roi de Corc ?
- Non, Maîtresse Enchanteresse, car mon royaume ne résistera pas à cette alliance. Même si ici je suis maître du temps et de l’espace, je ne pourrais me battre contre cette chimère noire.
- Alors le monde est perdu !
Renatka avait relevé la tête.
- Si je ne peux mourir ni de maladie, ni de vieillesse, ni d’accident, alors peut-être sais-tu si je peux mourir au combat.
- Tu m’en demandes beaucoup, Porteur de flamme. Je ne sais pas mais vois-tu, je me pose la question.
Le roi de Corc en disant cela pointa sa branche taillée vers le couple. Brutalement, Renatka se précipita en avant et s’empala sur le morceau de bois. Cantasha poussa un cri d’horreur et se précipita pour rattraper Renatka qui tombait en arrière. Le roi de Corc avait lâché l’extrémité de la branche qu’il tenait, il regardait sans comprendre Renatka, son couteau, le bois. Puis jetant son couteau, il tomba à genoux en criant. Cantasha avait posé la tête de son bien-aimé sur ses genoux. La branche traversait tout le torse pour ressortir dans le dos sous l’omoplate. Elle n’osait pas la retirer ni cantiler une rune de guérison. Elle se dit que si le morceau de bois bougeait, il était mort. Puis lui vint la pensée que si elle n’y touchait pas, il était mort aussi.
- Pourquoi Renatka ? Pourquoi ?
- Je ne pouvais pas supporter l’idée de devenir ce que j’ai vu. Devenir l’allié de la Force Noire, autant en finir tout de suite.
- Mais moi, Renatka.
- Pardonne-moi !
Un voile passa sur le regard de Renatka. Cantasha hurla :
- Non…..
Le roi de Corc s’approcha :
- Je ne voulais pas, je ne voulais pas…
- Renatkaaaa…..
Du sang poissait la robe de Cantasha. La respiration de Renatka s’affaiblissait.
- Cantile, Maîtresse enchanteresse, cantile ce que tu connais de plus puissant, je vais essayer de lutter contre le temps de la mort.
Le Roi de Corc devint presque transparent. Son visage exprimait une concentration intense. Renatka prit une grande inspiration et poussa un cri, du sang coula de la blessure. Cantasha, des larmes pleins les yeux, cantila les cinq runes sacrées, en commençant par Cal…ent…blu puis elle continua par les noms sacrés des grands êtres. Celui du feu fut le premier arrivé, suivi par celui de l’eau, celui de l’air arriva en tourbillonnant, quant à celui de la terre il se manifesta en élevant le lieu où ils se tenaient. Il en fit une sphère de pierre dont le centre était Renatka flottant porté par l’être de vent. L’être de feu prit Cantasha dans ses bras. Usant des runes anciennes il dit :
- Ne pleure pas Cal…ent…blu. Je suis, nous sommes là.
- Mais, Fasssain…Ka, il est en train de mourir !
- Oui, mais Corc…ik…ti le maintient entre les deux mondes !
Le Roi de Corc, transpirait à grosses gouttes sous l’effort intense qu’il produisait.
- Fasssain…Ka, j’ai peur !
- Ecoute Cal…ent…blu !
Les quatre êtres cantilèrent la cantilène de l’être double, la cantilène royale qui ne peut être chantée par une gorge humaine. Une lumière prit naissance au-dessus d’eux. Cantasha tenait Renatka flottant au milieu du maelström de la danse des quatre êtres. Partout où son regard se posait, elle voyait le geste parfait de la cantilation et entendait l’inflexion exacte des runes. Elle sut que l’être double était là, approuvant ce qu’il voyait. Un son la fit vibrer, plus qu’un son, l’essence même des runes. Elle sentit bouger Renatka. Posant le regard sur lui, elle vit la lumière toucher le bois et la vibration s’amplifia. Le monde se brouilla autour d’elle. Elle vit la nature même des êtres. Elle vit et comprit le feu comme si elle était feu. Elle vit et comprit l’air comme si elle était vent. Elle vit et comprit la terre comme si elle était minérale. Elle vit et comprit l’eau comme si elle était liquide. Elle pensa aux runes sacrées, elle communia avec elles. Alors elle dit son amour, son désir de celui qui portait la flamme et qui vivait des glyphes. Alors l’être double la toucha de sa double nature. Elle eut la connaissance.
Elle sut pourquoi les runes étaient féminines et les glyphes masculins. Elle unit son esprit à celui de Renatka. Renatka y puisa sa force pour s’unir à elle. Il lui donna ses glyphes. Sentant le bois dans le corps, elle y draina les glyphes, puis elle y glissa les runes. La branche bougea. Renatka l’avait saisie et la retirait. Unie à sa nature, Cantasha guérissait ce corps meurtri qu’elle aimait tant.
La cantilène royale prit fin. Les quatre êtres s’immobilisèrent. Le roi de Corc reposait à terre, épuisé. Cantasha reprit conscience. Elle était debout, tenant la main de Renatka qui tenait la branche. L’être de la terre cantila sa rune, l’être de feu associa la sienne, puis l’être de l’air et celui de l’eau dirent les leurs. Sous l’action conjuguée des quatre runes élémentaires, Renatka sentit frémir ce qu’il tenait à la main. Quand son regard se posa dessus, brillant comme l’eau dans le soleil, le bois était devenu épée.
- Cal…ent…blu et toi Porteur de flamme, recevez le désir de BETH. Que cette épée ici forgée hors ton corps par la puissance des glyphes et des runes reçoive le nom de HoutKa. Quiconque la portera avec justice, recevra l’aide de BETH, quiconque essaiera de la détourner de la justice sera châtié.
L’être de l’air fut le premier à partir, suivi de l’être de l’eau. L’être de la terre emporta le roi de Corc qui se reposait de ses efforts.
Celui du feu s’attarda un peu. Cantasha lui prit la main :
- Sois remercié, Fasssain…Ka ainsi que tous les autres.
- Sans ton amour et ta fidélité rien ne serait arrivé, Cal…ent…blu. Toujours nous t’accompagnerons. Et toi Porteur de flamme, sans ce choix que tu as fait, le mal aurait envahi le monde. BETH, pour le purifier, l’aurait détruit.
- J’essaierai d’être digne du cadeau de l’être double. Mais que suis-je devenu ?
- Tu es devenu homme, simplement homme. HoutKa te servira tant que tu vivras. Après toi, d’autres luttes viendront et d’autres lutteurs de bien. Elle saura les servir. Puis un jour viendra où la Force Noire reviendra et d’autres l’enchaîneront si leur cœur est assez pur pour manier HoutKa. Maintenant, allez en paix.
A grandes enjambées, l’être de feu s’éloigna.
Accrochant HoutKa sur son dos et prenant la main de Cantasha, Renatka dit :
- Rentrons.
Maintenant que le jour se lève, auditeur, nous pouvons revenir à notre aujourd’hui. Cette légende est tout ce qu’il nous reste de cette époque. Nul ne sait la suite, seule HoutKa a laissé sa trace dans la mémoire des peuples. Elle fut au service d’un homme des runes, puis quand les runes ont presque disparu, elle fut celle qui sauva Anguelbhorn, et plus tard TaatBangüelBuorn. Il existe bien d’autres légendes qui attendront car le jour est fait pour vivre.

jeudi 21 avril 2011

Houtka - 21

La vie reprit son cours calme et tranquille. BaüornKa grandissait. La cérémonie de désignation de son nom runique devenait une urgence pour Cantasha. Elle profita d’une des fêtes qui rythmait la vie pour y associer la célébration. Il y eut des cantilènes nombreuses et variées. Le peuple fut heureux de participer à cet évènement qui lui permettait de se reconnaître encore mieux dans cet enfant dont personne ne doutait qu’il serait roi. Dans la cour d’honneur, le choeur des cantileuses entonna la cantilène de l’enfant. Au centre un espace rond avait été dégagé. Des pierres brutes avaient été disposées selon des règles précises. Elles pouvaient servir de points forts pour tracer les runes des noms de Cantasha et de Renatka. Cantasha officiait. Dansant les runes au centre de l’espace, elle versa sur les pierres l’encre qui servait à tracer les runes inachevées. Prenant l’enfant dans son berceau, elle le mit à l’endroit où les runes des noms de ses parents s’entremêlaient. Le Choeur entonna une cantilène quasi hypnotique. Tous les spectateurs virent danser les runes. Passé le moment de surprise, le calme se fit dans la cour. Les runes inachevées commençaient leur danse, s’élevant dans des volutes entremêlées. Elles se mirent à tourner dans une spirale au-dessus du couffin. Il n’y eut plus bientôt qu’un disque d’encre au-dessus de l’enfant. Le chant continuait. Un autre groupe de cantileuses vint prendre position autour de l’espace et se mit à danser les runes de la détermination. Lentement, se détachant du centre du disque d’encre, une volute s’étira. Pour les spectateurs ce n’était que fumée, mais Cantasha y cherchait la rune de son fils. Renatka y vit un glyphe. Il le transcrit sur un morceau décorce. Le tracé continua d’évoluer. Cantasha découvrit la rune qu’elle attendait. Elle aussi la traça sur une écorce. Puis la forme se stabilisa. Lentement, elle tourna sur elle-même montrant tour à tour deux aspects distincts, l’un était runique, l’autre glyphique. Si pour le peuple de Raiwe cela n’avait pas d’importance, Cantasha et Renatka étaient très profondément touchés. La cantilène se termina. Les cantileuses s’attendaient à voir l’encre retomber. Au lieu de cela, elle resta suspendue en l’air. Quand Cantasha vint chercher l’enfant, elle comprit que l’encre était devenue solide comme la pierre. Elle tourna vers Renatka un regard interrogatif.
Celui-ci alla jusqu’au centre de l’espace et prenant en main la sculpture d’encre solidifiée, il permit à Cantasha de prendre l’enfant.
A voix basse, il lui dit :
- Montre l’enfant à la foule que nous le nommions.
- Mais il y a deux tracés.
- Cantile la rune, je dirais le glyphe.
Ensemble, ils prirent la parole. Tous les témoins furent d’accord, on n’entendit qu’une voix qui disait ce que tout le peuple reprit d’un seul cri : Raïvtajornka. Ce fut une longue ovation. Répétant encore et encore ce nom, le peuple se dispersa, laissant Cantasha et Renatka étonnés de ce qu’ils avaient vu.
- Que dit la rune ?
- Elle parle de paix et de force. Que dit le glyphe ?
- Comme je l’avais senti, il parle du premier né dans la paix. Je ne comprends pas ce nom.
Ils rentrèrent au palais pendant qu’on entendait dans la cité le chant Raïvtajornka que reprenait le peuple. Dackiri les accueillit tous les trois en disant :
- Longue vie au roi Raïtajornka !
- Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
- Avant que tu ne sois victorieuse, Ô ma reine ! Le peuple portait dans son cœur le nom d’un héros qui le libérerait définitivement du joug qu’il subissait. C'est la légende de Raïvtajornka. Nul n’en connaît l’origine, elle fut comme une écharde plantée dans la peau de celui que tu mis à terre. A cause d’elle, jamais ce peuple ne fut réellement sien. Après ce que vous venez de dire, le peuple vient de se reconnaître dans votre fils. Que mille bénédictions l’accompagnent.
Les saisons succédèrent aux saisons. Le royaume de Raiwe voyait sa réputation grandir. La politique de formation des cantileuses portait ses fruits. Cantasha établissait des liens avec les royaumes environnants en leur envoyant des ambassadrices. Renatka partait parfois aussi en mission. Souvent de simples visites de courtoisie mais parfois plus dramatiquement, il partait au combat. Ce qui était arrivé au pays de Tief avait assis sa réputation. D’autres royaumes firent appel à lui pour régler soit des conflits internes, soit des invasions d’êtres ou d’esprits mal contrôlés et dangereux. Avant de l’appeler, les princes ou les rois faisaient bien attention depuis l’histoire des évènements de Skitagi. Le prince de ce territoire avait fait appel à Renatka pour le débarrasser de rebelles qui ravageaient une province et menaçaient l’unité du pays, aidés par des génies malfaisants qui mettaient à mal l’armée. Renatka lors de son arrivée avait longuement écouté le prince. Il était alors parti régler le problème comme il avait dit. Le prince se frottait déjà les mains quand il avait vu revenir Renatka accompagné d’un homme qu’il reconnut comme étant le chef des rebelles et un autre individu caché sous sa cape. Il allait donner l’ordre à sa garde d’abattre les insoumis quand Renatka prit la parole :
- Avant tout Prince, écoute !
Les gardes qui s’étaient rapprochés, restèrent en alerte pendant que la silhouette encapuchonnée s’avança. D’une voix grave et sourde, qui obligea le prince à tendre l’oreille, il parla :
- Te rappelles-tu, toi qu’on appelle prince, de ce qui fut quand tu accédas au pouvoir ? Comment sont morts le roi et sa jeune épouse ?
- Ils furent tués par des rebelles qui comme toi refusaient la paix !
- Oui, cela est la version que tout le monde connaît, mais te souviens-tu comme ta main tremblait dans le couloir jaune quand tu t’es approché, la nuit, de la chambre où le roi reposait ?
- Qui es-tu ? demanda le prince en se levant.
- Le roi que tu as tué ! dit la silhouette en rejetant la cape qui le couvrait, découvrant son aspect spectral. « Tu m’as tué et tu as tué mon épouse, jeune accouchée. Tu as cru tuer l’enfant dans son berceau, mais tu n’as poignardé que l’animal qui le réchauffait. »
- Gardes, tuez-les tous !
A cet ordre, ils chargèrent l’arme au poing. Renatka les éjecta sans difficulté malgré leur nombre. L’aréopage, qui entourait le prince, prit du recul. Il resta autour du trône que les quatre protagonistes. Le spectre reprit la parole.
- Aujourd’hui, ta force ne t’ait d’aucun secours. Mon fils est en âge de réclamer son trône. Et le temps est venu pour moi de me venger.
- Tu ne peux pas, tu es mort, je t’ai tué !
- Bien sûr que je suis mort, bien sûr que tu m’as tué. Mais ce que tu ignores, toi qui n’es pas de ma lignée, c’est le pouvoir de la magie transmise de père en fils. Mon fils devenu grand m’a invoqué, alors j’ai pris pied dans le monde des vivants jusqu’à ce que je me venge.
- C’est impossible ! Roi de Raiwe, je ne t’ai pas appelé pour que tu fasses cela.
- Non, dit Renatka, tu m’as appelé pour que le pouvoir légal soit rétabli. Ce sont tes mots.
Le prince se mit à courir pour fuir, mais le fantôme du roi fut plus rapide et l’attrapa. A peine fut-il touché que le prince félon hurla. Bientôt il ne fut plus qu’un spectre à la merci du roi mort. Celui-ci reprit la parole :
- Maintenant, mon fils, va, vis ton avenir !
- Mais père, tu ne restes pas pour me conseiller ?
- Non, je ne le puis. L’avenir est tien, le passé est mien. Reçois ma bénédiction, roi de Raiwe pour ce que tu as fait.
Ayant dit cela, il disparut entraînant avec lui l’ombre d’un homme qui avait voulu être prince quel qu’en soit le prix.
- Vive le roi ! Vive le roi !
Ce furent à ces cris que le jeune chef revint à la réalité. Tous les dignitaires rassemblés furent unanimes à reconnaître sa légitimité. Ils le firent d’autant plus vite qu’ils avaient été plus proches du prince déchu.

L'enfant avait grandi. Il jouissait d'une grande facilité à se libérer des corvées. Les serviteurs passaient leur temps à lui courir après. Cantasha avait un sens très sûr de sa position et le récupérait toujours, mais elle était très occupée. Renatka qui avait grandi dans les bois sans contrainte, trouvait l'attitude de son fils normale sauf quand il avait besoin de lui. Curieusement l'enfant arrivait comme par magie avant que son père ne se mette en colère. Il avait trouvé tous les passages plus ou moins discrets qui allaient du château à la cité. Il avait en plus développé une réelle complicité avec les gens de "son" peuple qui le connaissaient bien. Il avait ainsi très facilement appris la langue ancienne des gens de la rue et maîtrisait parfaitement les différents dialectes du royaume. Lui trouvait cela normal, les autres s'en étonnaient toujours. Cette complicité lui permettait de cacher beaucoup de ses écarts de conduite. Dans la cité, tout le monde connaissait le prince Raïvt comme il l'appelait familièrement. Il était partout comme chez lui. Il accumulait ainsi inconsciemment tout un savoir qui lui rendrait bien service plus tard. Il noua aussi de solides amitiés aussi bien avec des enfants de son âge qu’avec des gens plus âgés. Loin des préoccupations des adultes, il menait une vie heureuse. Il n’aimait pas trop quand son père ou sa mère partaient au loin. Mais comme ils n’étaient jamais partis tous les deux ensemble sans lui, ce sentiment restait assez embryonnaire. Il savait qu’il serait le roi, mais ne s’en préoccupait pas. Il avait des choses beaucoup plus importantes à faire comme piéger les grenouilles ou aller à la pêche. La construction d’une cabane l’occupa aussi tout un été. Quand il eut atteint l’âge d’être raisonnable, il eut le droit d’apprendre le maniement des armes. Souple et rapide, il prit rapidement goût à leur maniement. L’arc et son bruit lors du lâcher de la flèche le réjouissaient. La lance qu’elle soit longue ou courte ne lui plaisait pas du tout. Entre l’épée et le sabre, c’est l’épée qui le séduit. Les différentes autres armes le lassèrent assez vite sauf le grand couteau qu’il utilisait facilement en complément de l’épée dans des duels à deux mains. Son père aimait la hache, il le savait mais lui avait du mal à la manier correctement. Lors de ses joutes avec son père, il sentait bien que, s’il gagnait, c’était plus parce que son père ne donnait pas toute sa mesure que parce qu’il pouvait vraiment la battre. Il se promit qu’un jour quand il serait plus grand, il aurait une vraie victoire. Sa mère ne le délaissa pour autant et il devait passer des soirées à cantiler et à apprendre des runes. Il avait une belle voix, mais celle de sa mère était extraordinaire. Quand il l’écoutait, il y avait en lui un tel ravissement qu’il en oubliait de cantiler.
Quand venait le temps pour lui d’aller se coucher, il essayait toujours de gagner du temps. Rester avec les adultes prouvait qu’on était un grand et il en rêvait. Certains soirs, à pas de loup, alors que tout le monde le croyait endormi, il revenait se cacher en haut de l’escalier derrière les balustres pour écouter les conversations de ses parents. Il entendit parler de la gestion du royaume ou des problèmes des pays alentours. Une fois ou l’autre, il s’était fait surprendre par sa mère qui l’air mi-fâché, mi-amusé l’avait renvoyé dans sa chambre. Parfois, il se réveillait dans son lit alors qu’il était persuadé d’avoir été épié la conversation des adultes, ne sachant pas que son père l’avait porté jusque là.
Son enfance s’écoulait paisible. Sa première inquiétude sérieuse lui arriva quelques saisons plus tard. Alors qu’il commençait à avoir le droit de veiller plus tard, il avait reçu l’ordre d’aller se coucher. Il n’avait pas discuté. Quand sa mère employait ce ton-là, ce n’était pas le moment d’entrer en conflit avec elle. Il préféra se soumettre du moins jusqu’à sa chambre. On l’avait à peine laissé seul, qu’il était de retour pour écouter. Il avait trouvé un endroit plus discret, c’était un passage dans le mur. Il en avait repéré quatre sur la terrasse en haut. Celui dans lequel il se glissait était le plus près de sa fenêtre. Une fois dedans, il entendait les paroles prononcées dans la grande salle comme s’il y était. Il avait même, dans un tournant du conduit, un endroit plat presque confortable. Bien installé, il prêta l’oreille. Il reconnut la voix de son père.
- J’ai vu les traces des hommes des longues plaines du froid chez notre voisin. Le roi Tza a tenu à me les montrer. Ils ont déjà subi plusieurs invasions. Pour le moment ce sont des éclaireurs. Mais il a peur d’une nouvelle invasion comme à l’époque de son arrière grand-père.
- Que veulent-ils ? demanda Cantasha.
- Les longues plaines peuvent être très pauvres certaines années. Le roi Tza pense qu’ils vont venir chercher de quoi manger.
- Est-il possible de les aider ?
- Je ne sais pas. Le roi Tza ne le pense pas. Ils ont peu d’échanges avec eux et toujours sur un mode agressif. Son armée n’est pas assez forte pour contenir les tribus des hommes des longues plaines s’ils arrivent. Nous serons sûrement obligés de l’aider. Si le roi Tza tombe, la guerre se fera chez nous.
La conversation continua un peu, mais le mot guerre avait heurté son oreille. En rentrant dans sa chambre, il rêva de combats et de victoire.
La situation évolua peu pour le prince Raïvt, mais il se concentra sur les exercices guerriers. De nombreux jeunes de son âge avaient déjà des responsabilités d’adultes. Lui croyait encore que les rêves de guerre étaient des rêves d’adulte. Il savait que pour partir au combat, Renatka emmenait une petite armée. S’il était la force et pas seulement qu’aux yeux de son fils, il ne pouvait être partout. Ces unités lui servaient à défendre les positions, lui se réservait l’attaque. Raïvt avait conçu le projet de partir avec eux. Il avait tâté le terrain et avait eu un refus net et catégorique de sa mère, cela il s’y attendait, mais aussi de son père. Il avait mal vécu le fait. Il s’était rabattu sur les soldats. Les gradés refusèrent. Un des soldats lui confia que pour partir sur le terrain, il n’y avait pas que des gens en armes. Le comprenant à demi-mot, Raïvt alla chercher l’aide de jeunes de son âge qu’il réussit à convaincre de tenter l’aventure, si aventure il y avait. Ils passèrent un printemps à jouer à préparer la guerre. Ils allaient partir, cachés dans les chariots de l’intendance. Une fois arrivé, Raïvt ne doutait pas de convaincre son père. Le temps passait et rien ne se passait. Raïvt s’occupa à d’autres jeux. Il était parti camper à quelques distances quand il entendit parler du départ de l’armée. Il courut pour revenir.
Rien ne se passa comme prévu, du groupe d’amis prévus, seuls deux furent disponibles immédiatement. Les chariots relativement confortables qu’ils avaient aménagés étaient déjà partis quand eux arrivèrent. Il leur fut nécessaire de se rabattre sur d’autres moyens. Voyant les bouviers pousser les bêtes de rechange, Raïvt, qui les connaissait, négocia. C’est couverts des haillons des pasteurs en déplacement qu’ils partirent à pied pour la guerre. Le chemin était long. Il leur était difficile de tenir le rythme des hommes. Au bout d’une semaine, les pieds en sang, un des trois aventuriers abandonna le convoi pour se réfugier chez un membre de sa famille. Raïvt et son ami Tetba ne valaient guère mieux. Plus têtus ou plus orgueilleux, ils refusèrent l’hospitalité pour continuer. Les soldats, qui avaient tous finis par savoir que le prince était là, lui vinrent en aide en les cachant dans un chariot. Les premières brumes de ses rêves se déchirèrent. Quand il vit le poteau marquant la frontière du royaume de Raiwe, son espoir reprit vigueur. Les choses sérieuses allaient commencer et il allait connaître la gloire. Le convoi mit encore cinq longs jours avant que de s’arrêter. Il découvrit qu’ils allaient occuper une position en hauteur qui commandait la route. Ils surplombaient le début de la longue plaine. Au loin des colonnes de poussières s’élevaient. Vu leur nombre, il comprit qu’ils allaient faire face à un ennemi très supérieur en nombre. Sans être alarmistes, le discours des soldats fut inquiétant. Ils s’attendaient à de durs combats et ils n’osaient pas aller avouer à Renatka que son fils était au milieu d’eux. Sans rien dire, ils préparèrent un plan pour protéger le jeune prince. Renatka quitta la position rapidement pour rencontrer le roi Tza. Raïvt et Tetba se ressentir isolés pour la première fois de leur vie et les colonnes de poussières avançaient. Ils participèrent aux travaux de défenses. Creusant des fossés, fixant des pieux, ils n’eurent pas le temps de penser. Le soir venu, trop épuisés, ils s’écroulaient sur leurs paillasses mais le matin au réveil ils voyaient : les colonnes de poussières avançaient. Les officiers passèrent donner les ordres. Considérés comme de l’intendance, ils furent oubliés. Devant les préparatifs, ils commencèrent à craindre de s’être embarqués dans une aventure qui les dépassait. Ils entendaient les officiers discuter des combats possibles et des stratégies à appliquer. Ils les entendirent aussi parler des pertes humaines et de comment faire avec moins d’hommes pour tenir la position. Si le désir de fuir les atteignit, ni Raïvt, ni Tetba ne voulurent le reconnaître l’un devant l’autre. Le soir venu, ils virent que les colonnes de poussières seraient bientôt assez près pour qu’on puisse distinguer ceux qui les composaient. Cette nuit-là ils dormirent mal.
Cantasha ne décolérait pas. Personne n’avait vu son fils depuis plusieurs jours et c’est seulement aujourd’hui qu’on lui apprenait. Elle retournait en hâte au château car elle ne l’avait pas senti à proximité. Il devait camper avec quelques amis à une journée de marche sous la surveillance du chef de village, père d’un des enfants. Ce n’était pas le jour. Déjà que Renatka n’était pas là. Elle savait bien qu’il lui fallait aider leurs voisins. Mais elle l’aurait voulu avec elle aujourd’hui. Elle monta sur la plus haute terrasse du palais. Mais où avait-il été se fourrer ? Le lien qu’elle entretenait avec lui était assez fort pour qu’elle puisse le localiser. Quand il était plus loin, la recherche était plus difficile mais toujours elle l’avait trouvé. Arrivée sur la terrasse, elle se mit en position de méditation. Il fallait qu’elle se calme pour cantiler. Lentement, grâce à ses exercices, la paix se fit à l’intérieur. Elle commença une cantilène douce pour ajuster sa voix. Pour le moment, elle ne voulait pas que la nouvelle se sache. Une fois prête, elle cantila la rune de son fils suivie de celle qu’elle utilisait pour le chercher. Le temps passa. Elle commençait à croire qu’elle avait fait une erreur quand l’écho de sa présence arriva. Son inquiétude monta d’un cran. Il était loin, très loin d’elle et de la sécurité. Elle décrypta ce qu’elle entendait et pâlit. Il était à la limite des longues plaines. En un instant, elle comprit. Il était parti à la guerre. La colère la submergea, puis l’inquiétude et la peur. Il lui fallait prévenir Renatka au plus vite. Comme toujours, elle lui avait adjoint un groupe de cantileuses avec une enchanteresse. Il savait que cela permettait à Cantasha de savoir où il était et ce qu’il faisait. Cela lui donnait aussi un atout supplémentaire. Leur maîtrise de la cantilation et des runes de puissance était une aide précieuse.
Il repoussait une colonne de ces envahisseurs. C’était assez facile. Pour eux, il avait l’aspect des démons. Les glyphes gravés dans sa peau valaient toutes les armes. Sa simple apparition les faisait fuir. Quelques uns essayaient bien de lui envoyer quelques traits ou quelques lances. Il les réduisait simplement en cendres ce qui augmentait encore leur peur. Comme un chien guide un troupeau, il guidait la colonne vers un passage prévu avec le roi Tza. Ils avaient longuement discuté et avaient fini par conclure que la guerre serait trop destructrice. Le mieux était de les envoyer vers les mondes ouverts. La marche serait longue sûrement difficile mais là-bas, ils auraient une place. Bien sûr les chefs des hommes des longues plaines avaient refusé. Ils se pensaient assez forts pour déloger le roi Tza et d’autres si besoin pour prendre leurs terres. L’apparition de Renatka avait bouleversé ces grands guerriers. La première colonne avait accepté de suivre le corridor de transhumance. Puis la deuxième était arrivée et il avait fallu recommencer la négociation. Les roi Tza et Renatka finirent par comprendre un peu le fonctionnement en tribus de ce peuple des longues plaines. Pour les colonnes suivantes, les choses allèrent plus vite. Le seul point noir restait les éclaireurs. Ces petits groupes armés couraient devant les colonnes pour écarter le danger. En s’approchant directement des colonnes, Renatka avait séparé ces groupes de leur base. Il apprit que des combats avaient lieu à quelques distances entre les guerriers du roi Tza et les éclaireurs. Quelque chose se passait mal. La colonne perdait son bel ordonnancement. Il vit arriver une cantileuse qui courait. Devant elle, les gens des longues plaines fuyaient. Couverte de runes, elle était pour eux aussi effrayante qu’un dragon. L’inquiétude vint effleurer son esprit. Que se passait-il pour que l’enchanteresse qui devait guider une autre colonne lui envoie ainsi une maîtresse cantileuse et au pas de course ? Toute essoufflée, elle lui délivra la nouvelle de la position de son fils, et de la possible présence d’éclaireurs dans ce secteur. Confiant à la maîtresse cantileuse le soin de continuer sa tâche, il décolla, ce qui paniqua encore plus les gens des longues plaines.
Raïvt aurait préféré être ailleurs. Les éclaireurs avaient attaqué tôt le matin. Les combats étaient difficiles. Tetba avait été fauché d’un coup de hache. Raïvt aurait subi le même sort sans toutes ses heures d’entraînement. Il n’avait ni la puissance, ni l’endurance mais il avait la rapidité pour lui. Durant la matinée, il avait réussi à échapper à plusieurs coups et à ramener Tetba vers l’abri des défenses érigées la veille. Une cantileuse avait dit les runes de guérison qu’elle connaissait et était repartie aider les guerriers. Lors d’une attaque, il avait vu un des officiers mis à mal par deux éclaireurs. Blessé, il ne pouvait pas faire front. S’emparant d’une épée, il avait surgi en hurlant. Nul ne put dire si c’était le cri ou la surprise de le voir surgir qui avait fait hésiter l’ennemi, mais le prince Raïvt l’avait occis. Il y eut au même moment plusieurs scènes du même genre, si bien que les éclaireurs rompirent le combat. Raïvt était debout, la fureur en lui et tout était étrangement calme. Cela ne dura qu’un instant. Les ordres fusèrent, précis, pressants. Rapidement, les officiers réorganisèrent les hommes pour faire face à une nouvelle attaque dont ils ne doutaient pas. La cantileuse s’occupa des blessés. Elle ne pouvait pas guérir toutes les blessures. Ce qu’elle faisait là permettrait d’attendre l’arrivée d’une maîtresse cantileuse. L’officier principal se dirigea d’un pas décidé vers Raïvt qui n’en menait pas large quand une nouvelle attaque eut lieu. Il en fut soulagé d’un côté. Les explications et les punitions attendraient. Par contre la peur vint lui serrer les entrailles. De nouveau les éclaireurs chargeaient. On voyait danser les boucliers multicolores et briller les sabres. Tout le monde se prépara au choc. Un mur de feu jaillit, cassant net leur élan, grillant les poils des guerriers du premier rang. Les éclaireurs s’enfuirent en hurlant quand ils virent le démon qui appelait le feu contre eux. Renatka ! Un immense soulagement envahit le cœur de Raïvt quand il vit son père.

Le jeune prince aurait préféré que son père s’énerve, lui crie dessus voire le punisse. Au lieu de cela, Renatka lui avait demandé s’il allait bien. Puis devant sa réponse positive, il s’était occupé des blessés et de voir avec les officiers la suite à donner. Une maîtresse cantileuse était arrivée rapidement. Elle avait fait beaucoup d’effort pour remettre sur pied les blessés. Tetba avait beaucoup souffert quand les runes avaient réparé sa plaie. Malheureusement, il garderait toute sa vie une cicatrice et une boiterie. Raïvt en fut bouleversé. Ce n’est pas ce qu’il voulait. Dans ses rêves tout était tellement beau et facile. Son sentiment de culpabilité était immense. Le soir venu, il était replié dans un coin pleurant encore sur ce qui s’était passé, réagissant à la mort qu’il avait donnée. Un bras se posa autour de ses épaules. Tournant la tête, il vit son père. Il pleura amèrement dans ses bras. Renatka le laissa faire. Puis le prenant, il le fit monter sur son dos et s’envola avec lui. Pour l’enfant, l’expérience fut extraordinaire. Passée la peur des premiers instants qui lui avait fait resserrer sa prise, il goûta pleinement l’expérience.
Ils se posèrent sur la terrasse haute du château. Cantasha se précipita vers eux et serra longuement son fils dans ses bras, pleurant et riant à la fois. Renatka les regarda. Rentrés dans la salle, Cantasha se fit raconter tout ce qui était arrivé. Raïvt tremblant n’osa pas mentir et raconta son périple. Puis il s’effondra en larmes dans les bras de sa mère qui le berça doucement. Elle lui parla longuement, faisant appel et à son intelligence et à son cœur. Il était prince, il serait roi. Il ne pouvait pas se permettre ce genre de conduite. Il était grand mais pas tant que cela, il n’était pas prêt à vivre ce qu’il avait vécu. A vouloir aller trop vite, il avait failli tout perdre et entraîner une catastrophe. Il y a un temps pour tout. Un temps pour grandir et apprendre, un temps pour être adulte et agir. Ce qu’il avait vécu le rendrait plus fort, mais ce qui avait été fait ne pouvait être défait. Puisqu’il avait voulu se comporter en adulte, il était maintenant responsable de la suite qui serait donnée à son aventure. Si un des garçons avait eu assez peur pour s’arrêter, Tetba payait le prix. Pour l’avoir entraîné là-bas, Raïvt devra faire ce qui est juste.
L’enfant s’effondra plus qu’il ne s’allongea. Il s’endormit très vite d’un sommeil peuplé de cauchemars. Se retrouvant seul, Renatka prit Cantasha dans ses bras :
- N’as-tu rien à me dire ?
- Mais qu’est-ce qu’il lui a pris…
- Non, non, je pensais à autre chose.
- Que veux-tu dire ?
- Quand nous sommes arrivés et que je t’ai vu prendre ton fils dans les bras, j’ai cru…
- Oui…
- Mais c’est à toi de me le dire !
- Oui mais tu le devines si bien.
- Alors garçon ou fille ?
- Fille !

Dans les semaines qui avaient suivi, Raïvt se sentait mal. Il ne faisait que penser et à ce qui était arrivé à Tetba et à la mort qu’il avait donnée. Il se reprochait ce qu’il avait fait. A cause de lui Tetba ne marcherait plus jamais comme il faut. Son père était reparti là-bas le lendemain, le laissant ruminer. Sa mère venait le voir mais il la sentait différente. Il ne la savait pas enceinte. Il était resté confiné quelques jours dans le palais ayant honte. Il pensait que tout le monde se détournerait de lui. Une servante l’avait sidéré en se jetant à ses pieds pour le féliciter et le remercier. Il s’était renseigné auprès de Dackiri, toujours en poste malgré son grand âge. Il avait appris qu’elle était la fille de l’officier que son geste avait sauvé. Malgré son malaise, il osa sortir. Il fut accueilli partout en héros. Pour les gens du pays de Raiwe, il était leur héros. Il avait sauvé les soldats. Il essaya de rétablir la vérité mais personne ne voulut écouter. Leur prince était un héros en qui ils pouvaient mettre leur confiance et leur amour.
Quand les soldats rentrèrent de campagne avec Tetba qui gardait une boiterie, ils ne firent que renforcer le sentiment de la population. Cantasha et Renatka ne dirent rien. Ils étaient plutôt fiers des suites de ce qui avait failli être une catastrophe. Raïvt n’y trouvait pas vraiment son compte. Il se sentait coupable de la blessure de Tetba et trouvait exagérée la dévotion des gens. Il avait demandé et obtenu que Tetba rentre au service du palais. Sa famille lui en fut encore plus reconnaissante. Garçon intelligent, à l’esprit vif et ouvert, il avait plu à Dackiri. Il en fit son élève.
Les saisons succédèrent aux saisons. Une fille était née. Raïvt avait accueilli ce petit être avec circonspection. Ses parents étaient fous de joie. Avant tout le monde, il l’avait appelée Mipti, ce qui en langage ancien du pays de Raiwe signifiait : « petite chose ». Elle reçut plus tard un nom officiel runique et glyphique mais pour le peuple, elle fut toujours la princesse Mipti. Elle grandit sans histoire. Très vite, sa voix, un sujet d’enchantement pour sa mère. Baignée dès avant sa naissance par la cantilation, Mipti fut un sujet d’étonnement pour les cantileuses et de fierté pour sa mère. D’autres saisons passèrent, puis encore d’autres. Raïvt avait pris de l’assurance. Il pouvait se conduire en prince même si au fond de lui restait la blessure de cette fugue. Il fut chargé d’ambassade dans différents pays. Accompagné de Tetba devenu grand serviteur de son prince, il goûta pleinement les annonces des hérauts quand il entrait : « Prince Raïvtajornka du royaume de Raiwe ! ». S’il savait son pays respecté, il savait aussi qu’il n’en était pas la cause. Ses parents étaient honorés et craints. Intérieurement, il gardait encore ce rêve de conquérir la gloire par sa propre valeur. Mais le monde était en paix. Petit à petit, il se résignait à être le futur roi de Raiwe, successeur des fondateurs.
Raïvt était fier. Il venait de recevoir la charge de gouverner en l'absence de ses parents, partis tous les deux pour honorer les fêtes du jubilé du roi de Tief qu'ils avaient aidé à retrouver son trône. Les temps avaient été calmes très longtemps. Depuis une saison des réfugiés arrivaient des hauts plateaux. Il n'y avait pas de vrai royaume, mais des cités plutôt indépendantes qui contrôlaient un petit territoire suffisant pour leur subsistance. Après les hauts plateaux des cités, on trouvait un grand massif montagneux où vivaient des nomades. Leurs raids incessants sur les cités envoyaient les habitants sur les routes pour sauver leurs vies. Le royaume de Raiwe était confronté à l’afflux des réfugiés qu’il essayait de rediriger vers d’autres cieux. La vallée qui allait vers l’ancienne fondation se peupla doucement. Cantasha avait été voir les réfugiés pour comprendre. Elle avait ramené des informations sur les raids. Les nomades utilisaient des montures quand les autres allaient encore à pied. Rapides et mobiles, ils étaient pour le moment insaisissables. Renatka en avait fait l’expérience en quadrillant le terrain. Il n’était jamais au bon endroit au bon moment. Il renonça à cause d’obligations qui le réclamaient ailleurs. Il avait laissé pour mission à Raïvt de surveiller les frontières et de le faire prévenir si besoin. Cantasha avait de son côté spécialement mandaté une enchanteresse pour l’aider dans cette mission et surtout pour garder le lien. Mipti, fière de fêter ses dix printemps, prenait très au sérieux son rôle de princesse au même titre que son frère qui la regardait avec des yeux amusés. Les premiers jours furent sereins. Ils jouèrent au roi et à la reine. Tetba qui était devenu le premier serviteur à la mort de Dackiri, gardait les pieds sur terre. Il recevait chaque jour les messagers venus rendre compte de ce qui se passait sur les frontières avec les hauts plateaux. Il alerta Raïvt le troisième jour. Les réfugiés venaient de la cité la plus proche. Ils firent un conseil et décidèrent d’aller voir. Prenant la tête des troupes, Raïvt partit pour la frontière. Une maîtresse enchanteresse l’accompagnait pour faire le lien. Quand il arriva à la frontière ce fut pour découvrir une colonne de fumée au-dessus de la cité des collines bleues. Les réfugiés décrirent l’attaque des nomades et l’horreur des combats et du pillage. Il décida de tenir la position et de rassembler le maximum de renseignements avant de prévenir ses parents. Sans la sentinelle, qui avait crié avant qu’on l’égorge, l’attaque aurait tourné au massacre. Au lieu de cela, Raïvt et ses soldats avaient réussi à repousser les nomades qui s’enfuirent sur leurs montures. Quand on fit le bilan, les pertes étaient lourdes dans les rangs des guerriers de Raiwe. Plusieurs officiers, la maîtresse cantileuse et des soldats trop nombreux étaient morts. Le soleil se leva sur un camp où régnait la désolation. Ils n’eurent pas le temps d’enterrer les morts. Les nomades chargeaient. La présence des cantileuses en atténua l’impact. Si aucune des présentes ne savait maîtriser les runes de contact lointain, elles connaissaient assez de runes de puissances et de défense pour participer activement à la bataille. Voyant qu’ils ne gagneraient pas au premier assaut, ils rompirent le combat et partirent au grand galop vers les ruines de la cité des collines bleues. Dès qu’il comprit la manœuvre des nomades, l’officier, commandant les troupes, vint trouver Raïvt.
- Prince Raïvt, il vous faut regagner le palais !
- En vous laissant, jamais !
- Votre bravoure vous honore, mon prince, mais le royaume ne peut pas courir le risque de vous voir mort. Ces nomades vont revenir bientôt. Il nous faut des renforts car nous ne tiendrons pas.
Raïvt ne sut quoi répondre. Il regarda autour de lui. Ses soldats tenaient la passe qui permettait d’accéder au royaume de Raiwe. Lui-même se tenait à côté du poteau frontière. Ici aussi le poteau peint qui marquait la frontière datait d’avant le dictateur qu’avaient renversé ses parents. Il voyait les blessés qu’on ramassait. En deux attaques, c’est plus du cinquième des ses soldats qui avaient été au moins partiellement mis hors de combat. Il s’appuya sur le poteau pour réfléchir. C’est comme si une voix s’insinuait en lui. Une voix venue du fond des âges qui parlait en langage ancien de Raiwe.
- Raïvtajornka datkimaba cosmata.
Ce qui pourrait se traduire par :
- Raïvtajornka, sois celui que tu es, dis les mots de la terre.
Raïvt ressentit comme une présence intérieure. Il la reconnut. Depuis toujours, elle était là. Aujourd’hui seulement, il mettait des mots sur ce qui l’habitait. Il était en lien et avec la terre et avec son peuple. L’officier qui continuait à parler, essayant de le convaincre de repartir, le vit prendre le poteau à deux mains et y appuyer son front. Il jura toute sa vie que lorsque son prince avait relevé la tête, des flammes brillaient dans ses yeux.
- Kitam, fais reculer les hommes derrière le poteau.
- Mais mon prince…
- C’est un ordre, Kitam !
L’officier salua son prince et alla donner les ordres. Au loin une autre charge était lancée. Les nomades arrivaient. Raïvt faisant face à l’ennemi, prit le poteau à deux mains. En langage ancien, il appela :
- Mipti ! Mipti !
Là-bas, loin, la princesse Mipti qui jouait à se faire obéir, bondit sur ses pieds. La voix de son frère résonnait dans sa tête.
- Raïvt ? Raïvt, je t’entends !
- Oui, Mipti. Va dans la grande salle, près du coin qui fait face au soleil.
Mipti se mit en marche poursuivie par les servantes qui lui demandaient ce qui se passait.
- Cours Mipti, cours !
Le sol commença à trembler sous le choc de sabots. Les hommes et les cantileuses se préparèrent à mourir pour protéger leur prince. Celui-ci le front posé contre le poteau frontière, semblait étranger à la scène. Devant ses yeux, il voyait les pièces défiler, il entendait les servantes rappeler leur princesse à la raison. Bientôt, il vit le coin de la pièce et la tenture qui avait été mise devant la bouche à son. Il la fit arracher par Mipti.
- Chante Mipti, chante le chant de Raiwe que je t’ai appris !
Il entendit, plus il ressentit les harmoniques de la voix de sa sœur s’engouffrer dans la bouche à son. Autour de lui, il vit les soldats relever la tête. Maintenant eux aussi entendaient le chant magique de Raiwe renvoyé aux quatre coins du royaume par les bouches à son de la grande tour. Les nomades n’en crurent pas leurs yeux, jaillissant de nulle part, une armée de cavaliers leur faisait face. Maître de la magie de son pays et de sa puissance, Raïvt cria :
- Maintenant !
La charge de l’armée magique de Raiwe se fit au cri de : « Raïvtajornka ! ». Bousculant tout sur son passage, elle mit en fuite les nomades.
- Kitam !
- Oui mon prince ?
- Nous rentrons, les gardiens de Raiwe ont repris du service.