jeudi 22 décembre 2011

Ce matin-là, le soleil brillait

Ce matin-là, le soleil brillait. Sa lumière ne réchauffait pourtant pas. Il éclairait un air sec et glacial. Les familles portaient leurs morts sur des brancards faits de longues perches reliés par un tissu de laine blanc orné de dessin géométrique en laine rouge. Chaque famille avait tissé le sien. Pour qui savait lire les signes, il retraçait la vie de celui, ou celle qui était couché dessus. Les étrangers n'avaient eux droit qu'à des couvertures blanches sans motifs. Le vieux maître sorcier partait, porté par ses disciples sur un linceul somptueux. Mélangeant laine, cuir et fibres végétales, il avait demandé des mois de travail. Devant les porteurs, en robe de cérémonie Kyll psalmodia les hymnes nécessaires. De chaque côté, se tenaient des porteurs de torches de Clams dont la fumée entourait la procession. Chan se joignit à eux quand ils passèrent devant la maison commune. Il avait revêtu ses habits de commandement. Il y aurait une autre cérémonie comme cela dans plusieurs dizaines de dizaines de jours. Chan ressentait toujours de l'émotion lors de ces cérémonies. Le temps de la neige était un temps particulier. Les morts étaient laissés au froid, ce qui les conservait jusqu'à ce que le soleil revienne suffisamment pour faire la dislocation. Cette année avait été particulièrement difficile, Sioultac trop présent. Chan avait accompagné la cérémonie des premières neiges et espérait qu'il n'y en aurait pas trop pendant la saison froide. Pas comme l'année de l'ouragan, encore jeune homme, il y avait eu une épidémie de décès. A chaque nouvelle lune, il avait vu le chef de ville accompagner un cortège comme celui-là. Il remuait toutes ces pensées pendant qu'ils approchaient de la porte haute. Elle fut ouverte devant eux. Les miliciens patrouillaient devant eux. Il y avait peu de risques que les loups reviennent. Pourtant Sstanch avait l'arme à la main en menant sa troupe. Ils passèrent devant la pierre qui bouge, tournèrent à droite et allèrent vers la clairière du sacrifice. Le chemin avait été dégagé la veille. La neige bien tassée, ne glissait pas. Le passage dans la forêt fut assez bref, quelques centaines de pas. Il n'y eut que le bruit des paquets de neige tombant des branches. Quand ils débouchèrent dans l'espace dégagé de la clairière, Kyll s'arrêta un moment. Levant les bras vers le ciel, il psalmodia le chant qui apaise les esprits. Le dislocateur était déjà là. Il se tenait non loin des pierres plates qui avaient été amenées aux cours des âges par les ancêtres. Sa position était particulière. Sa charge était indispensable mais personne ne l'aimait, ni ne le fréquentait. Il était impossible de dire si son caractère de loup noir était la cause de sa désignation comme dislocateur, ou le contraire. Il vivait seul à l'écart de la ville. Il venait se servir chez l'un ou l'autre sans jamais rien payer. Il chassait aussi, amenant des peaux qu'il troquait parfois. Un mystère était que jamais aucun animal ne l'avait attaqué alors qu'il errait régulièrement seul dans les bois. Il regarda Kyll et prépara sa lourde lame. Les brancards arrivaient les uns derrière les autres. Ils furent déposés chacun sur une pierre. Seule la femme étrangère partageait sa pierre avec l'enfant qui fut fils de Chountic.
Les porteurs firent un cercle. Les torches de clams furent plantées en terre formant le dessin d'une main. Kyll fit une station devant chacun des doigts ainsi symbolisés et chanta l'hymne qui lui correspondait. Ceux qui regardaient répondaient par un chant monophonique bouche fermée.
- Que les esprits accueillent ceux qui passent le passage! Qu'ils les accompagnent sur les chemins de l'au-delà. Que nous soyons bénis si nous gardons leur souvenir, que nous soyons maudits si nous les oublions.
Baissant les bras, il se tourna vers le dislocateur et lui dit:
- Les esprits sont satisfaits, fais ton ouvrage.
L'homme s'approcha du corps gelé du vieux sorcier. Levant bien haut sa lame, il l'abattit avec force. La lame sonna en tapant sur le rocher après avoir séparé la tête du corps. Il reprit son élan et disloqua ainsi le corps en morceaux.
Kyll le regardait faire. Le vieux sorcier avait de la chance. Celui qui le disloquait connaissait son affaire. Il travaillait adroitement. Les morceaux ne bougeaient pas malgré la violence du choc. Il savait que l'homme allait faire ainsi avec tous les corps puis qu'il irait disperser les morceaux dans différents endroits de la forêt. Lui seul saurait où, mais nul le demanderait.
Arrivé à la femme et l'enfant, il continua son cérémonial. Ils étaient les derniers corps entiers. La lame s'abattit une nouvelle fois en tintant. Mais le bruit fut différent. Le dislocateur s'arrêta. La pierre venait de se fendre. Il se tourna vers Kyll. Il n'avait jamais vu cela. Ils avaient tous toujours connu ces pierres. La légende faisait remonter l'installation de la première à Hut le fondateur. Quant aux autres, personne ne pouvait retracer leur histoire. Tous les regards convergèrent vers Kyll. Celui-ci se sentit affreusement seul. Tous attendaient qu'il interprète ce signe. Il n'avait pas d'idée. Pourtant il ne fallait pas qu'il laisse le silence s'installer.
Il avança d'un pas et prit la parole. Il sentit le soulagement des participants
- L'esprit de la pierre a parlé. Que la femme et l'enfant restent comme ils sont. Ainsi en a décidé l'esprit de la pierre. Dislocateur, tu ne toucheras pas ces deux corps. Laisse-les là. Les esprits enverront leurs messagers.
Il ne savait pas pourquoi, il disait cela. Continuer la dislocation des corps, lui semblait impossible. Personne ne contesta ses dires. Kyll reprit le cours des psalmodies. Les porteurs de torches, reprirent leurs flambeaux et tout le monde reprit la route de la ville, laissant seul le dislocateur avec les corps.

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