vendredi 31 mai 2013

L'arrivée de Lyanne et de sa phalange déstabilisa le peuple Gowaï. Les guetteurs n'avaient rien vu venir. Il n'y avait rien ni personne et brusquement le roi-dragon et sa phalange étaient là, à côté d'eux. Les Gowaï qui accompagnaient Lyanne, les avaient dissuadés de donner l'alarme. Ils étaient partis au pas de course rendre compte. Sonfa arriva presque tout de suite. Même s'il respectait le cérémonial, Lyanne sentait sa crainte.
- Le Dagon est venu à nouveau dans la plaine. Quelle en est la cause ?
- Le Manonka !
Devant l’incompréhension de Sonfa, Lyanne précisa :
- Je voudrais interroger le Manonka.
- Le Dagon n'était pas là et l'instant suivant, il était là avec les siens. Sonfa savait la puissance des dagons mais ne l'avait jamais vu. Le Dagon vient pour écouter les mots du Manonka, comment cela se peut-il ?
- Je sais que les Manonka communiquent entre eux et que certains sont près de la Blanche. Sans rien trahir des tiens, que s'y passe-t-il ?
Sonfa planta le Manonka et commença le cérémonial pour l'interroger. Lyanne posa des questions précises sur les troupes qui suivaient Jorohery, sur leur nombre et leur route. Sonfa ouvrait de grands yeux. Lyanne posait des questions et le Manonka semblait y répondre. Pour la première fois, Sonfa ne comprenait pas ce qui s'échangeait. Lui qui pensait tout savoir de son bâton, découvrait tout un pan de son pouvoir. Le dragon le maîtrisait a priori sans difficulté, comme le roi des tribus qui maîtrisait tous les Manonka.
- Oui, le roi des tribus va savoir ce que j'ai fait, dit Lyanne, répondant à la question non formulée de Sonfa. C'est un sage parmi les sages. Il aura aussi la connaissance de tout ce que le Manonka m'a révélé.
- Afysi a sans cesse choisi au mieux. Ses décisions sont la sagesse dont le peuple des Gowaï a besoin.
Sonfa ne savait pas quoi faire. Afysi l'avait envoyé rencontrer le roi-dragon. Il avait pour mission d'estimer si la paix était possible. Les Princes-Majeurs qui se succédaient depuis des générations n'avaient jamais eu droit à cet honneur. Afysi avait déclaré que les oracles étaient favorables en ces temps de début de règne. Mais comme toujours les oracles étaient obscurs et parlaient aussi de risque de défaite, de possible départ du dragon pour de lointaines contrées. Sonfa se méfiait des prévisions. Les oracles lui avaient prédit une épouse belle et attentionnée et… la réalité était très éloignée de ça.
Il reconnaissait que la puissance de Lyanne dépassait tout ce qu'il connaissait. Il reconnaissait aussi que le roi-dragon avait chanté le chant de la confiance et avait accepté de donner ses écailles.  Mais là il doutait. Quand le roi-dragon était reparti vers le fort de glace en remerciant Sonfa pour son aide, le Manonka avait continué à vibrer après son départ. Afysi donnait des instructions. Où était la sagesse qu'il venait de vanter ? Il savait qu'il obéirait malgré ses doutes, mais là il doutait. 
Lyanne avait rejoint le fort de glace. Bouyalma l'attendait :
- Il y a eu un miracle. Les boiteux et les estropiés ont récupéré. Ils veulent des armes pour se battre.
- Ils ont guéri en passant par la porte changeante. Telle était ma volonté. Bientôt nous repartirons par une telle porte.
Comme Sonfa, son regard se remplit d'incompréhension.
- Tes paroles sont mystérieuses, mon Roi.
- Je sens monter les tensions dans le royaume. Le Manonka m'a appris. Jorohery est en route pour la plaine des Grands Vents avec toutes les phalanges.
- Toutes les phalanges ?
- Oui, toutes !   

mardi 28 mai 2013

Lyanne avait appris beaucoup sur son clan, sa famille et ses parents par Bouyalma. Rétrogradé au rang de konsyli quand Lissouis avait pris le commandement, lui qui avait été second du prince-dixième Galvir, était d'une famille au service des Louny depuis des générations et des générations. Si Galvir était un cousin de Lyanne, le Prince-Majeur était un oncle. Tout en marchant Lyanne écoutait Bouyalma lui raconter son pays. Ce dernier racontait avoir souffert de voir la dérive du pouvoir et sa captation par Jorohery. Il rattachait la mort du père de Lyanne à son arrivée. Un guerrier comme lui n'aurait pas pu disparaître comme cela lors d'une chasse au crammplacs poilu. Il y avait eu autre chose. Ses soupçons se portaient sur le Prince-Majeur, dont le pouvoir à l'époque était assez faible puisqu'il ne possédait pas l'anneau. Bouyalma raconta comment son ami, Halsim, avait enlevé en plein hiver nourrice et enfant. Il reconnut devant Lyanne qu'il faisait partie de ceux qui savaient. Halsim était un des protecteurs. On appelait ainsi les guerriers d'élite de la famille Louny. Véritables héros dans le clan, on leur confiait les tâches et les combats les plus difficiles. C'est le père de Lyanne qui avait donné les ordres aux protecteurs de  protéger l'enfant coûte que coûte s'il lui arrivait malheur. Le jour de la disparition de l'enfant, Galvir s'était beaucoup agité pour lancer les recherches. Bouyalma ne l'avait jamais vu faire les erreurs qu'il avait faites ce jour-là. Il l'avait interrogé. Le sachant lié par son chant du serment, Galvir qui avait eu besoin d'aide, lui avait fait assez de sous-entendus pour qu'il comprenne. Bouyalma avait alors lui aussi, laissé délibérément de côté les pistes les plus intéressantes. C'est le Prince-Majeur lui-même qui était venu pour coordonner les efforts des pisteurs. S'il avait soupçonné le clan Louny d'être à l'origine de la disparition, il n'en avait rien laissé paraître. Il avait lancé ses meilleurs limiers sur la piste dont Quiloma. Lyanne sourit à l'évocation de ce nom.
Il s’arrêta en haut de la colline et regarda le chemin parcouru. Il eut conscience qu'à cette vitesse là, il risquait de ne pas être où il sentait devoir aller. Si sa phalange, comme il pensait avec plaisir, marchait bien, ainsi que les autres guerriers et les Gowaï, les prisonniers libérés n'avaient pas la force de mener ce train-là. Il voyait les portes du pays des orgres. Il les avait à peine franchies que déjà, les orgres avaient commencé le chantier pour les réparer. Il sourit. Ils allaient s'activer, prendre du mal pour essayer de réparer de vieilles défenses alors que lui leur avait joué un tour dont ils ne se remettraient pas. Il avait planté un arbre en plein milieu de leur royaume. Bien sûr, ils ne seraient pas changés en un instant, mais cette vie têtue et tranquille qui allait irradier depuis le cœur du royaume, allait les faire évoluer plus sûrement qu'une campagne militaire.
Pendant que les moins rapides arrivaient en bas de la côte, il regarda devant lui. Il y avait les collines qui bordaient le pays des orgres et des montagnes fumantes. Après il faudrait traverser le Grand Plateau. Ce n'était pas un bon lieu pour un affrontement. De plus en plus, Lyanne sentait que son histoire ne pourrait finir que par un combat contre Jorohery. C'est lui qui avait vraiment le pouvoir, le Prince-Majeur ne faisait plus rien. Il restait dans ses appartements sous la garde d'une phalange toute aux ordres du Bras du Prince-Majeur. Bouyalma lui en avait parlé. Si la terreur régnait, une opposition existait. Elle n'avait pas pris les armes car il n'y avait pas de chef reconnu. Jorohery avait suscité les plus vils pour former ses troupes et noyauter les phalanges. Quand la phalange de Bouyalma était partie de la Blanche, Jorohery rassemblait ses troupes et attendait des nouvelles de la phalange noire pour savoir où était l'imposteur. Lyanne lui demanda d'où venaient les javelots noirs. Bouyalma ne savait pas. La garde du Prince-Majeur les fournissait en grand nombre. Les bruits couraient que le Bras du Prince-Majeur les ensorcelait lui-même.
- Tout le monde est là ? demande Lyanne en regardant autour de lui.
Il vit tous les regards tournés vers lui. Il sentit le poids des décisions à prendre, mais il savait. Il l'avait expérimenté dans les Montagnes Changeantes. Il était le roi-dragon, maître du royaume blanc. Le grand dragon blanc et noir lui avait enseigné les voies du royaume, ne lui interdisant que la porte des dieux. Alors il se déplaça. Il vit les regards étonnés de uns et des autres quand il ouvrit le passage. Il y avait maintenant comme un portail de pierre. On voyait de l'autre côté un autre paysage. 
- Venez, dit-il, Sonfa nous attend.

samedi 25 mai 2013

Kramrac, une fois libéré de son armure cabossée, avait déposé les armes aux pieds de Lyanne dans le cirque de pierre qui avait été sa capitale. Au centre Lyanne y avait fait modeler un bassin et un espace dégagé où pousserait l'arbre de Mandihi qu'il avait planté là. Il méditait sur ce qu'il avait fait quand la délégation des orgres était arrivée, tête basse, sans arme ni armure, portant la masse d'arme de Kramrac sur un coussin. Le peuple des orgres s'était rassemblé. De la foule montait le murmure du mantra rituel du serment. La falaise avait bien changé. De nombreux signes montraient l'effet des forces qui avaient agi à l'intérieur de la pierre. On voyait même dans une fissure un bloc de glace gigantesque qui commençait à fondre.
Kramrac mit les deux genoux à terre. On lui passa sa masse d'arme. Il la présenta horizontalement à Lyanne qui se mit debout. Dans le même mouvement, il fut Lyanne dragon. Le peuple des orgres eut un mouvement de recul. D'une voix puissante il dit :
- Regardez tous et apprenez !
Redevenu Lyanne homme, d'un coup de son marteau de combat, il brisa net la masse d'arme en deux. Kramrac encaissa l'onde de choc sans broncher.
- Maintenant seigneur Kramrac, va et reviens avec tous les miens qui sont prisonniers ici. Mon jugement va passer.
Arriva alors la longue file des prisonniers. Lyanne sonda leurs esprits. Il fit mettre à sa droite ceux que son bâton de pouvoir entourait de bleu ou de rouge et à sa gauche ceux qui attiraient le noir. Des premiers il fit ses guerriers. Les autres restèrent à la garde des orgres.
- Qu'est-ce que c'est que ce charivari ?
L'homme qui demandait cela était un prince-dixième. Sa phalange convoyait des relégués.
- Le Bras du Prince-Majeur ne va pas être content !
Il se tourna vers Lyanne après avoir donné l'ordre d'aller attacher les bagnards dans l'enclos prévu.
- Où est Kramrac?
- Tu poses beaucoup de question, petit homme.
- Pour qui te prends-tu ? Tu parles à un Prince-dixième sans te mettre debout. Je vais t'apprendre les bonnes manières...
Il détacha le fouet qui pendait à sa ceinture et se prépara à frapper. Il n'alla pas au bout de son geste. Face au dragon rouge qui venait d'apparaître, il laissa tomber son arme et partit en courant. Il n'avait pas fait dix pas qu'il fut arrêté par les guerriers du roi-dragon. On le ramena devant Lyanne.
- Tu usurpes ton titre, petit homme.
Il se jeta à genoux :
- Pitié, seigneur dragon !
- Quels sont ton nom et ta fonction ?
- Je suis Lissouis, et je dirige cette phalange depuis la maladie de mon prince-dixième, bredouilla l'homme.
- Tu es courageux quand tu te crois fort. Tu es couard quand tu te sens faible.
- C'est le Bras du Prince-Majeur, c'est lui qui m'a dit de faire comme ça... C'est à lui qu'il faut vous en prendre, pas à moi...
L'homme à terre en pleurait presque. Tout autour de lui, les regards s'étaient chargés de mépris. Lyanne avait repris sa forme humaine et s'était assis. Son bâton de pouvoir exhalait des couleurs brun sombre. Lissouis continuait ses pleurnichements devant Lyanne, impassible, qui le laissait continuer. Autour d'eux, montait la colère contre cette attitude indigne d'un prince-dixième. Alors que Lyanne regardait les guerriers assemblés qui semblaient vouloir intervenir, Lissouis bondit une dague à la main. Il n'atteignit jamais son but. Un marteau avait mis fin à son saut. Dans le même mouvement, plus rapide que le regard, Lyanne l'avait désarmé et lui avait éclaté le genou, le mettant à terre. Lissouis hurlait sa douleur, recroquevillé au sol en tenant sa jambe.
Lyanne, debout, le marteau à la main, regarda vers les guerriers de la phalange aux ordres de Lissouis. Aucun ne bougeait.
- Toi, approche, dit-il à un konsyli.
L'homme fit un salut raide et se mit en position d'attente.
- Ton grade de konsyli est récent. Avant tu étais autre chose.
Les sourcils de l'homme s'élevèrent.
- Sais-tu qui je suis ? dit Lyanne.
- Oui, tu es celui que le Bras du Prince-Majeur désigne comme l'imposteur. Toutes les phalanges ont ordre de te capturer ou de te tuer.
- Et tu refuses de suivre les ordres ?
- Non, je suis les ordres du roi-dragon.    
L'homme semblait mal à l'aise, incapable de garder sa position sans bouger.
- Quels sont ces ordres ?
- Quand Kianmajor, dernier roi-dragon connu, est parti rejoindre ses ancêtres, il a donné pour loi de rechercher le nouveau roi-dragon. Ses bâtons de pouvoir ont été répartis entre les princes une fois mis en morceau. « Ils brûleront de joie en voyant le nouveau roi-dragon ! » a-t-il dit.
- As-tu un tel bâton ?
- Non, mais j'ai vu le Prince Yaé. Il était brûlé à la hanche. Mon prince-dixième, Galvir, l'a vu aussi et lui en a fait la remarque. Les deux princes se sont disputés. Voilà l'origine de la maladie de mon prince. Jorohery l'a convoqué. À son retour, il a dû se coucher et quand nous sommes partis, il ne s'était pas relevé. 
- Et Lissouis ?
- Le Bras du Prince-Majeur nous l'a imposé et nous avons été envoyés ici pour convoyer les condamnés. Il nous a écartés.
- Il vous a écartés ?
- Oui, nous sommes trop liés à la famille Louny !
Le regard de l'homme s'était chargé de fierté. Il regardait Lyanne dans les yeux.
- Vous êtes de la famille Louny ?
- Nous sommes de son clan. Tous mes guerriers et moi-même sommes nés sur les terres de la famille Louny.
Lyanne ressentit une émotion lui bouleverser les entrailles. L'homme mit genou à terre, poing fermé sur le cœur. Tous les guerriers de la phalange l'imitèrent. Une boule se forma dans la gorge du roi-dragon.
- Mon roi, tu ressembles tellement à ton père, dit l'homme en laissant couler ses larmes.
- Graph ta cron ! Graph ta cron !
Le chant monta en même tant que les guerriers frappaient leurs épées l'une contre l'autre.

mercredi 22 mai 2013

Leur progression était rapide. La vue du grand dragon rouge faisait fuir les orgres. Le paysage était déchiqueté et noir. L'air sentait le soufre et la pourriture. Si Lyanne dragon avançait sans hésiter dans ce dédale de canyons sombres, le groupe qui le suivait, peinait à maintenir le rythme. L'air chargé de gaz les essoufflait. La succession de pentes et de raidillons les ralentissaient. Monocarna était en tête. Moins chargé que les guerriers, il tenait mieux. Il suivait des yeux Lyanne qui s'éloignait. Il pensa qu'il fallait beaucoup de pas d'homme pour faire un pas de dragon. Il compta le nombre d'embranchements pour ne pas perdre la trace de son roi. Il était contrarié de ne pas ressentir mieux la présence de Mandihi. Un mouvement attira son attention. Des orgres s'agitaient au-dessus du roi-dragon. Il mit un certain temps à comprendre ce qu'ils faisaient. Quand il sut, il cria en pensant que jamais Lyanne ne l'entendrait. C'est tout un pan de paroi qui tombait. Il y eut un énorme nuage de poussière puis plus rien.
- Ça bouge ! hurla le chef de pod.
- Une éruption ! cria un autre.
Ce fut comme une poussée venue du centre de la terre et écartant irrésistiblement tout ce qui était devant. Les roches se mirent à rouler les unes sur les autres. Tous reculèrent pour les éviter. Une lumière rouge sombre pulsait en-dessous. À chaque pulsation, les rochers s'écartaient dans un  cliquetis sonore plus impressionnant que celui d'une avalanche. Les Gowaï poussèrent des cris à la vue de la tête rouge de colère du dragon. Lyanne dragon s'ébroua, faisant voler les pierres comme s'il s'agissait de gravillons. Il avait pris la taille du grand dragon noir et blanc. Surplombant les crêtes, il cracha son feu sur tous ceux qui bougeaient. Il reprit sa progression, d'une langue de feu il dégagea tout sur son passage.
Au bout de cette vallée, le paysage encaissé laissait la place à un grand cirque montagneux aux parois entièrement creusées de galeries. La capitale des orgres ! On disait de cette ville troglodyte qu'aucun être n'en était reparti vivant s'il n'était un orgre. L'arrivée de Lyanne dragon provoqua la même panique que sur les remparts. Plus il s'approcha du grand porche seigneurial et plus Lyanne dragon diminuait en taille. Il n'y eut plus qu'un homme-dragon tenant un bâton de pouvoir devant les hautes portes de pierre. Lyanne homme convoqua le vent de glace. De nouveau les portes se fendirent du haut jusqu'en bas dans un bruit d'explosions. Les morceaux en furent projetés vers l'intérieur des couloirs, écrasant ou gelant tout ce qui s'y trouvait.
Monocarna arrivait avec les autres le souffle court, juste à temps pour emboîter le pas à Lyanne homme qui s'engageait dans le tunnel. Délaissant les embranchements qui partaient vers les salles d'honneur, il s'engagea dans les sombres boyaux qui descendaient dans les mines. Les guerriers blancs entonnèrent un chant de combat que les Gowaï soutenaient par des cris. L'écho en était insoutenable. Monocarna sentait fuir tous les occupants des tunnels. Un sourire lui vint aux lèvres... Mandihi, enfin, il ressentait la présence de Mandihi. Il chanta comme savent le faire les marabouts, afin que son chant rejoigne son maître. Son sourire s'effaça quand il entendit le chant en retour. Il courut vers Lyanne :
- Mon roi ! Mon roi ! Ils ont piégé les tunnels ! Les nôtres vont mourir si nous avançons trop.
- Aie confiance, Monocarna ! Le dieu-Dragon m'a donné le pouvoir ici et ailleurs.
Monocarna sentait maintenant les masses d'eau qui allaient tout noyer. Au-dessus de leurs têtes, elles n'attendaient que leur libération pour remplir toute la mine. Il vit Lyanne homme lever son bâton de pouvoir jusqu'à frôler le plafond :
- Par ce que je suis et parce que je suis, obéis !
Le craquement qui suivit les paroles de Lyanne fut tremblement de terre. Monocarna sentit la perturbation au plus profond de lui. L'eau, toute l'eau au-dessus était devenue solide comme la roche faisant éclater les entrailles de la montagne. Son esprit fut envahi des cris de terreur des orgres. Les légendes disaient vrai, le pays vivait la destruction.
Lyanne continuait à descendre éclairant de son feu les sombres passages. Des ombres pâles commencèrent à apparaître, clignant des yeux à la lumière trop violente qui accompagnait le roi-dragon. Les guerriers blancs coupaient les entraves et les liens. Les libérés récupérèrent des torches et vinrent grossir les rangs qui suivaient Lyanne.
Toujours descendant, le roi-dragon arriva dans les coins les plus reculés de la mine. Il donna un ordre pour que les orgres rencontrés soient parqués dans un tunnel. Il se dirigea vers un étroit boyau qu'il emprunta faisant signe aux autres de l'attendre. Monocarna l'accompagna. Presque à quatre pattes, ils progressèrent jusqu'à atteindre une pièce taillée dans la roche. Réparties tout autour, des cellules étaient fermées par des grilles. L'odeur était épouvantable. Monocarna ressentait nausées et dégoût. Lyanne fit sauter toutes les fermetures. Il laissa le marabout libérer les prisonniers. Lui-même s'engagea dans une cellule. Il dit d'une voix douce :
- Je te salue, être debout Mandihi.
D'un tas de chiffons sales et déchirés émergea la silhouette d'un homme émacié. Il tenta de se mettre assis sans y parvenir. Lyanne le soutint. Dans un souffle l'homme lui dit :
- Bonjour, Seigneur.
- Nous allons te ramener à la lumière et dans la nature pour que tu reprennes des forces.
- Ne te mens pas, roi-dragon, Mon Roi... Je n'ai jamais quitté la nature... Les roches sont aussi la nature... Je ne reverrai pas la lumière du jour, ni le coucher du soleil...
Épuisé de sa tirade, l'homme haleta.
- J'ai besoin de tes conseils avisés, être debout Mandihi. Sans toi, comment vais-je faire ?
- Tu as très bien commencé, Mon Roi... Je vais rejoindre mes ancêtres heureux... Mes yeux ont contemplé un vrai roi-dragon...
- J'ai encore besoin d'enseignement et je suis seul.
Lyanne sentit Mandihi se relâcher. Il le crut mort. Mais ce dernier eut un sursaut.
- Il faut que je te dise, jeune roi-dragon... Tu te crois seul de ta race... Apprends de ma bouche...
De nouveau, Mandihi perdit connaissance un moment. Quand il bougea à nouveau, il ajouta :
- Tu n'es pas seul... Cherche et tu trouveras..........
Quand Monocarna s'approcha, il avait senti. Mandihi était mort dans les bras de Lyanne. Il s'approcha du jeune roi-dragon et lui posa la main sur l'épaule.
- Courte a été ma jeunesse, Monocarna et rares furent mes maîtres. Il mérite un monument.
- Mon Roi, quel monument dépasserait la splendeur d'un arbre ?

samedi 18 mai 2013

Monocarna regardait les monts fumants pour la première fois. Il sentait la pulsation sourde de la terre sous ses pieds, comme un monstre assoupi prêt à vomir ses remugles brûlants. Malgré la relative chaleur de la caverne que le groupe avait investie en attendant la nuit, il frissonna. Il pensa à tout ce que représentait ce lieu, chargé de toutes les souffrances, celles de la terre et celles des hommes qui y vivaient l'enfer.  C'est là qu'étaient conduits tous les renégats. Ceux que la justice du Prince-majeur avait épargnés. Les récits de quelques rares échappés étaient terrifiants et alimentaient les légendes et les peurs. Menacer quelqu'un du bagne des monts fumants suffisait à le faire rentrer dans le rang dans la plupart des cas. À part certaines fautes contre l'honneur qui étaient exécutés immédiatement, tous les condamnés finissaient ici.
Le soir arriva dans un flamboiement rouge strié de fumées noires. Monocarna rassemblait ses affaires quand la terre se mit à trembler. Tout le monde se précipita à l'entrée de la caverne. Non loin de là un mont s'était mis à cracher sa rivière de pierres brûlantes.
Lyanne regardait cela debout, le bâton de pouvoir à la main.
- La terre appelle pour la justice. Mettons-nous en route.
Ayant dit cela, il commença à descendre la pente sans se retourner. Derrière, tous se dépêchèrent de lui emboîter le pas. Gowaï et hommes avaient repris leurs positions respectives. Lyanne semblait indifférent. Il avançait comme hypnotisé par un but. La première attaque prit le groupe par surprise. Deux mains d'orgres avaient décidé de s'en prendre à Lyanne. Tout alla si vite que les guerriers blancs n'eurent pas le temps de se mettre en position. Ils n'eurent pas plus le temps de s'appesantir sur le combat, Lyanne avait juste ralenti pour se battre. Les konsylis suivis de leurs mains d'hommes armes au poing, étaient passés entre les orgres au crâne fracassé. Ils reconnurent au passage les tenues des gardiens de ce lieu infernal. Leur résistance au feu et à la chaleur, ainsi que leur cruauté faisaient d'eux les meilleurs gardiens de prisonniers.
Monocarna courut après Lyanne :
- Où va-t-on comme cela ?
- Je sens la présence de Mandihi.
Monocarna essaya de se concentrer sur ce qu'il ressentait. Dans ce lieu de forces à l'état brut ses perceptions ne portaient pas assez loin. Il sentit le canal rempli de lave non loin devant eux. La puissance à l’œuvre brouillait ses pensées. Lyanne ne semblait pas connaître ces limites. Il avançait toujours aussi vite. Arrivé au bord de la lave, il pointa son bâton de pouvoir vers elle et dit une parole. Un vent de glace surgit de nulle part, souffla transformant le fleuve de feu en un  réseau complexe de formes solidifiées. Lyanne s'y engagea sans attendre, en prenant de plus en plus sa forme de dragon. De l'autre côté de la rivière solidifiée, une pente allait vers le pied de la montagne. Il arriva dans toute sa splendeur de dragon rouge au pied des murailles de pierre que les orgres avaient taillées dans la montagne.
Les grandes trompes avaient retenti dès que Lyanne avait été repéré dans la pente. Une activité fébrile s'était manifestée. On avait vu les grands blocs de pierre qui servaient de porte être relevés. Sur les remparts, l'armée des orgres s'était rassemblée.
Les guerriers blancs et les Gowaï s'étaient arrêtés à mi pente. Les arcs des orgres ne portaient pas si loin. Les orgres étaient le peuple le plus méprisé et le plus redouté du pays. Ils se disaient nés de la terre. Leur peau en avait la couleur, noire et brillante. Elle contrastait avec leur chevelure toujours blanche comme le sommet des montagnes. Ils ne pouvaient s'éloigner de la chaleur du lieu et vivaient de ce qu'ils échangeaient avec les autres. Le travail dans les mines avaient forgé leur caractère et leur résistance. Nul ne se rappelait comment ce lieu était devenu un bagne. Jorohery avait rempli ce lieu de tous ceux qui étaient indésirables à ces yeux.
Lyanne dragon était debout devant la porte. Sa tête dépassait les remparts, surplombant les orgres.
- Où est votre maître et seigneur ? demanda-t-il.
Il pouvait sentir la peur courir sous les crânes des orgres devant lui. Pourtant les bras qui tenaient les arcs bandés ne tremblaient pas. Il vit partir des messagers. Bientôt les grandes trompes sonnèrent un air solennel. Dans son armure noire à heaume blanc, s'avança un orgre de grande taille. Sa corpulence et son maintien le désignaient comme chef.
- Je suis KRAMRAC, Seigneur de ce lieu. Qui es-tu ?
- Je suis Lyanne de la famille Louny, Roi-Dragon, Seigneur des Seigneurs de ces lieux. 
- Qui me dit que tu n'es pas un dragon lié, un de ces imposteurs qui amène le chaos ?
- Baytoya vinca ! Toybaya Sink ! (Glace de feu, je suis né ! Feu de glace je suis ! )
Il n'avait pas fini de parler que des dizaines de cordages manœuvrés par des centaines d'orgres s'abattaient sur Lyanne, le couvrant d'un réseau dense et paralysant.
- Tu n'es qu'un dragon lié, cria Kramrac, et ici nous savons les mâter !
- Tu as choisi, seigneur Kramrac et tu as mal choisi, dit Lyanne d'une voix forte et douce.
Sous les regards de plus en plus étonnés, de plus en plus apeurés de Kramrac et des siens, le grand dragon rouge devint de feu, brûlant les cordages et fumant plus que les monts alentours. Ce fut le sauve-qui-peut parmi les orgres qui tenaient les cordes. Lyanne dragon ne leur accorda même pas un regard. Quand tout fut consumé, la fumée se dissipa dans le vent. Le dragon avait disparu, ne restait qu'un homme debout un bâton à la main d'où s'échappaient quelques fumerolles.
- Tirez ! Mais tirez donc ! hurla Kramrac.
La pluie de flèches qui s’abattit devant les portes de pierre, n'atteignit jamais Lyanne homme. Elle semblait se heurter à un mur. Pour les guerriers blancs et les Gowaï, ce mur avait la forme du dragon. Lyanne homme leva son bâton de pouvoir et le pointant sur les portes de pierre dit :
- Baytoya vinca ! Toybaya Sink ! (Glace de feu, je suis né ! Feu de glace je suis !)
Tous sentirent le froid qui arriva par vagues déferlantes. Les portes de pierre gelèrent et se fendirent en morceau découvrant le passage. Les cordes qui les fixaient étaient brisées en petits morceaux de glace brillante.
Lyanne s'avança.
Derrière les guerriers blancs et les Gowaï criaient des « Hourra ! ». Sur les remparts, c'était la débandade. Kramrac hurlait des ordres que personne n'écoutait. Les légendes des orgres étaient claires, celui qui maîtrisait le feu et la glace pouvait détruire le pays. Kramrac courut en avant et descendit les escaliers pour se mettre au milieu du passage avec sa garde d'honneur. Les armures noires avec des casques recouverts de fourrure blanche s'alignèrent, devant Kramrac, la masse d'arme à la main faisait face à Lyanne homme.
- Tu ne rentreras pas dans mon royaume, qui que tu sois !
Lyanne s'immobilisa et prit le marteau qui pendait à sa ceinture. Il enfonça le bâton de pouvoir dans le sol comme si la pierre était du sable. Ayant fait cela, il avança. Kramrac attendit qu'il ait passé le seuil des grandes portes pour attaquer. Si son premier assaut fit voler la pierre en éclat sans même érafler Lyanne, son armure teinta sous le choc du marteau. Ce fut comme le signal pour la garde d'honneur qui accourut.
Dans la pente en arrière, les guerriers blancs et les Gowaï sortirent leurs armes et se lancèrent vers le lieu du combat les yeux fixés sur le seuil de pierre. S'ils voyaient les orgres s'agiter en tous sens, ils ne voyaient pas Lyanne Homme. Son bâton de pouvoir irradiait une couleur bleue qui lui faisait une aura, éclairant la scène. Il devint comme une barrière les empêchant d'avancer. Lyanne était comme une ombre mouvante frappant comme l'éclair. Monocarna fut le premier à s'en apercevoir. Ce combat a priori inégal s'écoutait. Il entendait les bruits de gong des armures de orgres frappées par Lyanne. Il mit un moment à comprendre. Lyanne prenait son temps. Il jouait des orgres comme on joue d'un instrument, modelant ses frappes et modelant les amures des uns et des autres jusqu'à les bloquer. Déjà un ou deux gardes semblaient figés, leurs armures cabossées ne permettant plus les mouvements. Kramrac fut le dernier à s'immobiliser. Il vacilla un instant avant de tomber comme un arbre qu'on abat.
Lyanne alla chercher son bâton de pouvoir. Il donna un signe ordre à ses guerriers qui rectifièrent la position et se mirent en ordre de marche. Derrière eux, les Gowaï, toujours en troupeau, frappaient leurs boucliers en cadence pour dire leur joie. Lyanne passa le seuil du royaume des orgres, le bâton de pouvoir à la main et ses troupes défilant comme à la parade. Il s'arrêta un instant à la hauteur de Kramrac. Ce dernier les poumons compressés par les multiples bosses, ne pouvait respirer que par petites inspirations rapides. Lyanne lui dit :
- Baytoya vinca ! Toybaya Sink ! (Glace de feu, je suis né ! Feu de glace je suis ! ). Tu as jusqu'au couché du soleil pour te soumettre ou je détruirai ce lieu.
Ayant dit cela, il reprit son chemin.

mardi 14 mai 2013

Les Gowaï avaient fait la fête. Lyanne et ses hommes avaient été invités. Les Gowaï dans leurs riches habits de fête au dessin complexe ressemblaient à des princes. Les femmes arboraient les parures les plus somptueuses que l'on pouvait voir dans cette partie du monde. Ce fut un temps fort et splendide. Il dura une main de jours. Au fur et à mesure que passaient les jours, Lyanne devenait plus nerveux. À l'aube du cinquième jour, il décida de partir. Comme si Sonfa l'avait deviné, la tribu Gowaï se mit à chanter le chant de la Confiance. Sonfa l'avait entonné puis comme un feu qui se propage, le chant avait touché tout le monde. Ce fut une clameur grandiose dans la plaine. C'est au son de cet hymne, que Lyanne et les siens prirent le chemin vers les Montagnes Changeantes. Derrière eux, courait un groupe de Gowaï.
Quand la lumière baissa, alors qu'ils approchaient des contreforts montagneux, Lyanne attendit les coureurs Gowaï.
Quand ils le découvrirent au détour d'un chemin, ils firent beaucoup de salutations.
- Pourquoi nous suivez-vous ?
- Que le Dagon ne s'offusque pas. Sonfa a dit les mots qui commandent.
- Quels sont-ils ?
- Juste un : amenez les écailles !
- Vous allez me suivre partout pour récupérer mes écailles si elles tombent.
- Oui, Dagon. Ainsi a dit Sonfa.
Lyanne fut contrarié. Il ne se voyait pas être constamment suivi par ces petits bonshommes blancs. Sa mission nécessitait plus de discrétion. Pourtant, il savait que les Gowaï ne renonçaient jamais. Il haussa les épaules et rejoignit ses hommes. Ils étaient cinq mains de guerriers, Monocarna et lui.
Bivouaquant à une portée de flèches, deux fois plus de Gowaï.
- Jamais nous ne nous en débarrasserons, se désola Monocarna.
- Les Montagnes Changeantes changent bien des choses, lui répondit Lyanne.
Les guerriers blancs étaient moins déstabilisés de ne voir que la forme humaine de Lyanne. Monocarna voyait les deux. Dans cet espace resserré, le dragon rouge semblait petit. Monocarna lui prêta le pouvoir de contrôler sa taille.
Ils repartirent aux petites heures du matin. Le jour tardait à se lever. Les hommes renâclèrent quand ils virent Lyanne s'éloigner du chemin qu'ils connaissaient.
- Nous n'allons pas à la Blanche ? demanda un konsyli.
- Il est temps que ce monde sache que je suis là et que mes yeux sont d'or.
Le konsyli ne comprit pas la réponse. La journée avança. Il fut évident aux yeux de tous que Lyanne n'allait suivre aucun des trois chemins connus. Monocarna s'approcha.
- Les hommes ont peur, majesté.
- L'inconnu fait toujours peur, Monocarna. La peur ici m'est étrangère. J'y suis maître.
Lyanne s'arrêta. Le chemin habituel montait vers le flanc de la montagne. Le tracé au sol était bien visible, bien que gelé. Lyanne fit un pas en dehors et disparut. Les hommes poussèrent un cri. Les Gowaï arrivèrent, armes à la main et s’arrêtèrent interloqués.
- Où est le Dagon ?
- On aimerait bien le savoir, lui répliqua un Konsyli.
Une grande ombre les couvrit. Tout le monde fit face les armes à la main. Monocarna cria :
- C'est le roi !
Effectivement, la tête rouge du dragon apparut au-dessus d'eux.
- J'ai trouvé mon chemin, dit-il.
Ils virent ensuite apparaître le corps humain pendant que disparaissait à leurs yeux, le corps du dragon. Seul Monocarna ressentait la double présence.
Lyanne, le bâton de pouvoir à la main, les regarda tous :
- Maintenant l'heure vient où votre serment va être vérifié. Ceux qui sont mes vassaux seront protégés. Les faux serments seront mortels. Si quelqu'un veut renoncer, il le fait maintenant après, il ne sera plus temps.
Le chef des Gowaï s'avança :
- Sonfa a dit les paroles. Sonfa ne connaît pas le mensonge. Nous allons avec toi, Dagon !
- Bien, dit Lyanne.
Il se tourna vers les guerriers blancs. Il posa son regard sur un jeune.
- Tu as peur. Quelle est ta crainte ?
Mettant genou à terre, posant le poing sur son cœur, l'homme dit :
- Mon serment est vrai, mais les Montagnes Changeantes me glacent d'effroi.
- Tu as ma parole qu'avec moi, tu vivras en sécurité. Oses-tu ?
- Mon roi, je te suivrais jusqu'au bout !
- Tout le monde vient ?
Personne ne dit mot. Alors posant son bâton de pouvoir sur le bord du chemin, il fit fondre la glace, découvrant une roche dure et noire. Il avança ainsi de plusieurs pas. Cette fois, les hommes continuèrent à le voir. Monocarna lui emboîta le pas, suivi par tous les autres.

Au même moment, venant de la Blanche, une phalange avançait au pas de marche forcée. Yaé maintenait un rythme soutenu depuis la capitale. Le Bras du Prince-Majeur l'avait envoyé traquer le renégat et son dragon qui avaient été signalés dans la plaine après les Montagnes Changeantes. Ils en atteignaient les premiers contreforts quand Lyanne sortait des sentiers battus. Ils étaient armés et chargés pour tuer les dragons. Chaque homme en plus de son barda habituel, portait un javelot noir. Ils glissaient au même pas rapide. Les premières pentes furent avalées au pas de charge. Quand tomba la nuit, ils avaient passé la première crête. Ils continuèrent à la maigre lueur régnante. Ils avaient avancé trop vite pour la première halte classique et pas assez pour atteindre la deuxième. Yaé tout habité par son désir d'en finir avec cet imposteur, menait le train. Il était sûr de sa vue et se guidait sur les signes ténus qu'il repérait pour suivre le chemin. Ils ne devaient plus être loin de la deuxième plateforme où ils pourraient se reposer. Il accorda quand même une pause. Un petit en-cas leur ferait du bien. Il prit dans son sac un morceau de viande séché et commença à le mâcher. Un konsyli s'approcha :
- Prince ?
- Oui, parle !
- Le chemin est étrange et je ne me rappelle pas y être passé.
- C'est à cause de la nuit et de cette faible lueur.
L'homme qui venait de s'adresser à Yaé faisait partie de ces quelques mains d'hommes que Jorohery avait données en plus pour compléter la phalange.
- J'ai déjà traversé plusieurs fois les Montagnes Changeantes. Nous ne sommes pas sur le chemin.
- Regarde à tes pieds, la trace est là pourtant.
- Je vois une trace mais elle me semble étrangère.
Yaé fit les gestes ordres qui mirent le groupe en alerte. Les armes furent sorties en silence et tous se mirent à scruter les alentours. Les ombres devinrent menaçantes, les lumières irréelles et vacillantes par le seul fait du soupçon. La réputation des Montagnes Changeantes pesa de tout son poids sur l'esprit des guerriers.
Yaé fit le point. Ils étaient dans une vallée peu large. Tout était blanc autour d'eux. Ce qu'il avait pris pour l'effet de la lumière de la lune, était une luminescence qui semblait venir du sol lui-même. Il regarda par terre le chemin... Il avait disparu. Se tournant vers le konsyli, il lui dit :
- On fait demi-tour. Tu reprends les traces que nous avons laissées et tu t'arrêtes quand tu retrouves le chemin. Si tu n'es pas sûr, va jusqu'à l'aire de bivouac.
Le konsyli fit un signe d'acceptation et remonta la colonne jusqu'au dernier homme. Yaé le suivait. Prenant à l'envers les traces, il s'élança et toute la phalange lui emboîta le pas. Ils remontèrent la pente qu'ils venaient de descendre. Arrivés en haut, le konsyli stoppa :
- Les traces ont disparu !

Lyanne mena son groupe en suivant un ruisseau. Ils remontèrent vers la source. À part lui, les autres ne pouvaient s'empêcher de regarder tout autour d'eux. La réputation de la région était telle qu'ils s'attendaient à voir surgir des monstres de partout. La lumière était faible depuis longtemps dans cette vallée encaissée. Avec la nuit, apparurent des phosphorescences bleutées. Elles éclairaient le paysage faiblement faisant luire la neige. Quand Lyanne avait fait s'arrêter le groupe pour manger, ils avaient découvert que les lumières semblaient danser entre les rochers.
- Regardez sans crainte autour de vous. Ce sont les habitants des Montagnes Changeantes.
Les hommes et les Gowaï jetèrent des coups d’œil apeuré tout autour d'eux. Leur imagination prêta des formes à ces évanescences, comme on en prête aux nuages qu'on découvre dans le ciel. 
- Regardez sans crainte car je vous ai regardés. Ainsi votre forme est fixée en ces lieux changeants.
Malgré les paroles de Lyanne, ils ne purent se départir de leur peur. Pour la nuit, ils se serrèrent au centre de l'espace du bivouac. Lyanne ne put s'empêcher de sourire. Les hommes et les Gowaï, marqués par des générations de guerre, étaient entassés les uns à côté des autres sans distinction.
La pâle blancheur de l'aube les trouva ainsi pêle-mêle. Lyanne avait préparé le feu. Monocarna était à côté de lui. Ils étaient les seuls à avoir pris leurs aises pour s'installer pour la nuit.
- J'ignore le temps qu'il nous sera nécessaire pour atteindre notre but, Monocarna. Je sens un passage possible qui nous ferait gagner du temps.
- Un raccourci, Majesté.
- En quelque sorte, vous allez devoir m'attendre ici que j'explore le chemin. J'ai mis autour du camp des foyers que j'allumerai tout à l'heure. Il y a assez de pierres qui brûlent pour les entretenir jusqu'à mon retour.
Lyanne fit venir les konsyli et les chefs Gowaï. Il leur donna des instructions pour les feux.
- Vous êtes assez nombreux. Les feux doivent brûler sans jamais s'éteindre. Ils seront votre rempart le temps de ma courte absence. Et la réponse à la question que les Gowaï se posent, est : là où je vais, il faut que j'y aille seul. Si les Gowaï me suivaient maintenant, ils mourraient.
- J'entends, Dagon, dit le chef du détachement, mais Sonfa a dit les mots de commandements. L'obéissance est le seul choix.
- C'est votre choix, le mien est différent, dit Lyanne en devenant transparent.

Yaé regardait dans le vide et jurait. Les traces s'interrompaient brusquement.
- On est où ?
- Je ne sais pas, Mon Prince ! Je ne reconnais rien.
Tout le groupe s'était mis en position de combat. Quand le monstre attaqua, il eut affaire à forte partie. Ce n'était pas un dragon, mais ça volait comme une immense chauve-souris de cauchemar.
Le monstre avait refermé ses serres sur un homme et battait des ailes pour repartir quand il se mit à crier, lâchant tout. Alors l'horreur commença. Les lueurs bleutées semblèrent prendre des formes qui montèrent à l'assaut de la crête où était la phalange. Chaque homme traversé par une de ces luminescences, semblait se dissoudre en une flaque bleutée pendant que l'ombre qui l'avait touché prenait une forme hideuse et noire. L'énorme bête volante revint en crachant un feu qui sembla se heurter à un mur. Elle attrapa un autre homme qu'elle relâcha aussi vite quand le javelot qu'il portait dans le dos lui toucha la patte.
- Les javelots noirs, cria Yaé. Utilisez les javelots noirs.
Ce fut comme une marée refluante. Les guerriers manœuvrèrent pour faire une sorte de cercle mettant les javelots vers l'extérieur. Ce fut un hérisson mortel pour les formes bleues, ce qui ne fit pas cesser leurs assauts. La peur vrillait le ventre des hommes. Elle augmenta encore quand un bruit de déplacement se fit entendre. Une bête énorme devait évoluer non loin. Le bruit des roches qu'on écrase était impressionnant.
- Là ! hurla un homme.
Une chose ressemblant à un chaos rocheux avançait.
- Les montagnes avancent, hurla un autre.
- Nous sommes perdus, pleura un troisième.
Yaé devina les deux têtes plus qu'il ne les vit. Le premier trait le prit par surprise. Le konsyli à côté de lui s'effondra, la poitrine transpercée d'un piquant qui avait tout d'une lance. Yaé répliqua en lançant un javelot. Il y eut un hurlement et la bête recula. D'autres piquants arrivèrent mais lancés de plus loin, ils manquèrent leur cible.
Quand la pâle blancheur de l'aube arriva, nombreux étaient les disparus, les morts et les blessés. Yaé espérait de la lumière une information pour récupérer le chemin. Son sang se glaça quand il découvrit le grand dragon noir et blanc qui les regardait.

Lyanne ne réapparut qu'à la nuit tombante. Il sentit le soulagement de tous. Monocarna s'approcha :
- Votre quête a été fructueuse, Majesté ?
- Oui, j'ai trouvé le chemin que je cherchais. Nous partirons demain matin quand le soleil atteindra la roche.
- Mais il fera jour avant !
- Oui, mais sa lumière est nécessaire. Avez-vous passé une journée calme ?
- La peur a rapproché humains et Gowaï. Ils ont fait des joutes. Si nos archers sont meilleurs, leurs lanceurs de lances sont plus puissants. Les feux ont tous bien brûlé. Rien, ni personne, n'est entré dans le périmètre.
Le chef du pod Gowaï s'approcha. Il s'inclina mais prit la parole :
- Le Dagon ne doit pas s'en aller comme cela. Ses écailles sont aux miens.
- Ta parole est vraie. Ton pod comme nos mains d'hommes est un groupe puissant et valeureux. Je refuse de l'entraîner là où seuls les dragons peuvent aller. Mes écailles étaient à l'abri. Vous auriez été en danger en suivant mes pas. Mais j'ai trouvé le chemin que nous pouvons tous suivre.
Maintenant vient l'heure du repos. Avec le soleil viendra le temps de la marche. Ce sera un long temps. Reposez-vous tous, dit Lyanne en élevant la voix pour être entendu de tous.
Lui-même alla vers le feu central et s'assit à côté. Monocarna s'approcha aussi. Il sortit de la viande séchée et commença à manger. Les autres firent de même. Un relatif silence se fit. Lyannne observa que si les deux groupes étaient proches, ils ne se mélangeaient pas. Il se fit raconter les joutes de la journée et on l'entendit rire de joie aux exploits des différents protagonistes. Dans la nuit qui s'installait, tout le monde chercha une bonne place pour dormir. Les sentinelles furent désignées. Elles prirent place à côté des feux avec pour mission de ne pas les laisser s'éteindre. Lyanne s'installa sur un rocher en tailleur.
- Vous ne vous allongez pas, Majesté ? demanda Monocarna.
- Les dragons-hommes, comme les dragons dorment peu. Il y a autour de nous des êtres à surveiller.
- Je sens la violence et la mort qui rôdent non loin. Cela reste imprécis comme tout ce qui arrive dans ces lieux.
- J'ai fait ce qui devait être fait pour ceux qui en sont les cibles. Repose-toi. Demain sera une longue journée.

Des longues flammes coururent le long des coteaux. Les luminescences bleutées semblaient s'y dissoudre. Yaé pensa sa dernière heure arriver. Il n'avait jamais pensé qu'un dragon pouvait être si gros. Celui qui se prétendait roi-dragon, était déjà imposant mais avec celui-ci, Yaé manquait de comparaison. C'était comme une colline en mouvement. La bête à deux têtes s'était enfuie très vite. Le monstre volant avait bien tenté une autre attaque en piqué pendant que le dragon noir et blanc était loin mais les flammes de ce dernier l'avaient rejoint bien avant qu'il ne soit proche de sa proie. Il avait, lui aussi, fui en hurlant sa colère.
- Préparez les javelots, nous ne mourrons pas sans nous battre, dit Yaé.
Les survivants et les blessés qui tenaient debout s'armèrent de leurs armes noires. Sur un geste de leur prince, ils avaient fait le bilan des dégâts. Tous les hommes qui avaient intégré la phalange à la Blanche étaient morts ou disparus. Parmi les autres, certains étaient à terre transpercés par les piquants de la bête à deux têtes, quelques uns avaient des fractures causées par le monstre volant quand il les avait laissé tomber, mais la plupart des hommes atteints avaient commencé une transformation qui n'était pas achevée. « Ne lâchez pas vos javelots ! », avait crié quelqu'un. Effectivement, la magie contenue dans ces armes semblait empêcher les hommes de se transformer complètement. Le résultat en était horrible. Des moitiés d'homme étaient accouplées avec des moitiés difformes et noires.
Le dragon noir et blanc s'approcha lentement. Plus il avançait et plus Yaé prenait conscience de sa taille. Il était gros comme une montagne. Sa tête semblait plus vaste que le fort de la Blanche. Le corps était encore loin quand la tête descendit vers lui. Yaé sursauta au son de la voix. Elle était grave mais douce en même temps :
- Bonjour, Prince de la phalange noire...
Yaé regardait sans comprendre. L’œil d'or qui semblait le scruter était à lui seul grand comme une arène de combat.
- Tu sembles perdu avec les tiens...
- Qui... Que..., balbutia Yaé.
- La journée sera belle pour marcher, Prince de la phalange noire. Si tel est ton souhait. Mais peut-être préfères-tu le combat ?
- Qui es-tu, dragon ?
- Je suis le gardien, Prince de la phalange noire. Je protège ces lieux du mal qui pourrait y survenir.
- Nous avons vu le mal cette nuit.
- Tu es dans l'erreur, Prince. Tu as vu ce que donne le mal. Ceux que tu as vus sont ses serviteurs qui cherchent à revenir pour continuer à le servir.
- Ces lumières et ces monstres !
- Oui, ces lumières et ces monstres furent des êtres de chairs et de sang avant. Ce que je garde attire ceux qui servent le mal autant que l'or attire les dragons. Leur souffrance n'a plus de fin à moins qu'ils ne retrouvent un corps.
- Que va-t-il arriver à ceux qui ont disparu ?
- Il est préférable que tu l'ignores... Ton esprit n'y survivrait pas.
Dans un hurlement un des hommes lança son javelot noir sur le dragon noir et blanc. Aussitôt une lueur bleue le toucha et il se transforma en un être hideux qui se mit à courir en tous sens comme s'il cherchait à se cacher. Le grand dragon noir et blanc qui avait évité le trait avec une rapidité qui stupéfia Yaé, émit un long jet de flammes. Fine et étroite, cette langue de feu frappa le fuyard qui sembla se consommer sur place. Retournant la tête vers Yaé, il dit :
- Vos nerfs sont moins solides que ceux du roi-dragon !
- Tu as vu le roi-dragon, hurla Yaé.
Le grand dragon se mit à rire :
- Heureusement pour toi, prince de la phalange noire ! S'il avait omis de me prévenir qu'il vous gardait à l’œil, j'aurais laissé les choses aller. La Groule et la bête à deux têtes sont toujours affamées de vie...
- Que veux-tu dire ?
- Le roi-dragon a usé de son pouvoir pour vous. Ma mission est de vous remettre sur le droit chemin. Toi et les tiens vous allez suivre la trace que je vais faire. Ainsi vous atteindrez votre but. Seulement, il y a un avant et un après...
Le grand dragon noir et blanc leva brusquement la tête. Son jet de flammes courut sur les pentes, faisant fondre la glace et la neige. Se tournant alors vers le groupe, il souffla un nuage de vapeurs bleues et chaudes qui les enveloppa. Quand les volutes se furent dissipées, il avait disparu. Yaé regarda autour de lui. Tous ses guerriers avaient repris forme humaine. Ils riaient et se congratulaient. Une seule chose avait changé : leurs vêtements étaient devenus noirs.

Lyanne donna le signe du départ. Il avait imposé une mise en rang particulière, un homme et un Gowaï. Lui-même marchait en tête avec le chef de pod. Lyanne avançait en pointant son bâton de pouvoir sur le sol. La glace et la neige fondaient instantanément en sifflant des jets de vapeur. C'est ainsi que le groupe se déplaça parfois entre des murs de congères parfois sur de la roche nue mais toujours en montant.
Ils avancèrent ainsi jusqu'au milieu de la journée. Autour d'eux, si un mince filet d'eau à la couleur repoussante coulait dans le ruisseau, ils avaient sous les yeux un bestiaire folie. On aurait pu penser qu'un artiste fou avait laissé son imagination peupler la vallée de statues toutes plus difformes les unes que les autres. D'une manière inexplicable, certaines de ces concrétions grotesques attiraient plus l'un ou l'autre. Le fait d'être attaché à son binôme évitait les faux pas. Quand un homme voulait quitter le rang, le Gowaï le retenait et dans le cas contraire, l'homme tirait sur la corde pour éviter toute chute. Quand le pâle reflet de l'astre solaire fut au zénith, Lyanne ordonna une pause :
- Nous allons passer sous la montagne. Soyez sans crainte, je vous guiderai, ajouta-t-il quand il vit les réactions. Nous allons maintenant nous encorder tous. Cela nous ralentira mais cela sera plus sûr.
Quand ils repartirent, Lyanne vit la peur sur le visage de tous. Seul Monocarna semblait serein. Il avait expliqué sentir la protection autour de lui. Devant eux une faille s'ouvrait. L'eau en sortait. Ils longèrent le ruisseau. La lumière se fit plus rare. Lyanne fit casser des stalactites. Entre ses mains, elles devinrent lumineuses comme des torches. Elles furent réparties tout le long du groupe. Devant, Lyanne, dont le bâton de puissance brillait comme un phare, avançait d'un bon pas. Derrière, les autres suivaient gardant toujours une main sur la poignée de leurs armes. Quand l'écho de leur pas fut éteint, un grand dragon noir et blanc s'approcha et plaça une roche sur la faille, ne laissant que l'espace nécessaire à l'écoulement de l'eau.

Yaé et sa phalange noire avaient retrouvé le chemin. Heureusement un brouillard dense les entourait. On ne voyait pas à deux pas. S'ils avaient connu une grande joie en se retrouvant eux-même et sur le bon chemin, ils connaissaient la peur que procure le manque de visibilité. Le grand dragon noir et blanc avait promis de leur tracer le chemin. Ils devaient reconnaître qu'il était bien tracé. La neige et la glace avaient fondu laissant la roche noire à nue. Ceux qui avaient déjà parcouru ces lieux avaient disparu dans le combat. Yaé était assez bon pisteur mais dans le cas présent, il devait faire confiance à la parole d'une dragon qui avait dit des choses curieuses sur l'imposteur. Ce pouvait-il que l'imposteur ne soit pas un imposteur mais le vrai roi-dragon. Cela voulait dire qu'il s'était trompé et qu'on l'avait trompé. Non! L'idée était impossible à admettre. L'imposteur avait encore réussi à séduire. Il fallait vraiment le réduire à l'impuissance. Ils marchaient vite, impatients de quitter ces lieux maudits. D'autant plus impatients que si le brouillard bouchait la vue, ils entendaient nettement les plaintes et les bruits qu'avaient fait les habitants des Montagnes Changeantes pendant l'attaque. Yaé était persuadé que tout autour d'eux, les lueurs bleues rôdaient cherchant une faille. Le soir venu, ils trouvèrent refuge sous un auvent de roche. Ils y trouvèrent des vivres et des pierres qui brûlent. Cette découverte leur remonta le moral. Encore quelques jours de marche et ils arriveraient dans la plaine prêts à en finir avec l'imposteur. Yaé rêvait de ce que le Prince-Majeur lui donnerait quand il aurait réussi sa mission. Il était certain de devenir prince-neuvième, voire prince-huitième. Diriger un corps d'armée pour aller écraser les ennemis était un rêve d'enfant. Son père lui avait appris que les rêves ne se réalisent que si on a la volonté et la ténacité de mettre tout en œuvre pour y arriver. Malheur aux faibles ! Il fut brusquement sorti de son rêve au milieu de la nuit par le bruit affreux que faisait la Groule puisque tel était le nom que le grand dragon noir et blanc avait donné à ce monstre volant.
La pâle lumière de l'aube ne montra rien de plus que la veille. Un brouillard laiteux les isolait. Fort heureusement le chemin de roches noires dans la neige blanche restait bien visible. Si le terrain ne présentait pas de difficulté, entendre les cris et chuchotements tout autour d'eux mettait leurs nerfs à rude épreuve. Lors de l'arrêt le deuxième soir sur une plateforme venteuse, Yaé vit bien que ses hommes étaient à bout de nerf. Il y eut beaucoup de discussions parfois vives ce soir-là. Un konsyli avait essayé de laver son vêtement dans la neige, mais la couleur n'avait pas changé et même pire, quand il avait sorti sa cape de son paquetage, elle était blanche. Après l'avoir porté elle avait pris la couleur de ce qu'elle recouvrait. Sa noirceur était profonde et brillante.
- Nous sommes maudits, avait-il déclaré.
- Non, quand nous sortirons d'ici nos vêtements redeviendront comme avant, avait répondu un autre.
Les opinions étaient diverses et partagées. Yaé laissa faire jusqu'au moment où un guerrier se mit  à crier qu'ils allaient tous crever dans ce pays de knam !
- ÇA SUFFIT !
Son ordre avait claqué comme un fouet. Ils s'étaient tous tus et étaient partis se coucher.
Le troisième jour se leva sans amélioration. Les hommes se préparèrent tristement et en silence. Ils se mirent en marche l'air renfrogné. Yaé dut élever la voix plusieurs fois pour leur faire tenir le rythme. Ils les sentaient démotivés. Quand tomba la nuit, ils n'avaient pas atteint le refuge de bivouac. Leur peur monta de plusieurs crans. Yaé fit allumer des torches. Elles les rassurèrent un peu. Avant qu'elles ne s'éteignent, ils virent la plateforme. C'est en courant qu'ils l'atteignirent.
- LÀ ! hurla un guerrier...
Avant qu'il n'ajoute une parole, toutes les armes étaient dehors prêtes au combat. Tous regardèrent dans la direction sans voir d'ennemi...
- UN ARBRE !
Alors ce fut un cri de joie. Ils venaient d'atteindre le bord des Montagnes Changeantes. La soirée prit un air de fête. S'ils restaient sur le pied de guerre, les guerriers de la phalange noire appréciaient la nouvelle. Yaé ressentait la même joie, mais ne pouvait se départir d'une crainte. Quelque chose n'allait pas. Il n'arrivait pas à mettre le doigt sur le détail qui ne collait pas, mais il était sur le qui-vive. Quelque chose dans l'air, ou dans le sol, à moins que ce ne soient les arbres, le mettait mal à l'aise. Il contraria ses hommes en faisant doubler la garde.  

Le tunnel était noir et froid. Seules les torches et le bâton du roi-dragon dissipaient un peu les ténèbres. Si la corde ne brillait pas vraiment, elle avait une espèce de scintillement spontané qui courait de l'un à l'autre. Les Gowaï avaient une vision nocturne meilleure que les hommes. Ce qu'ils voyaient les mettait mal à l'aise. Lors des pauses dans leur langage particulier, ils décrivaient des êtres voletant autour d'eux. Ils les voyaient venir rôder et se heurter à un mur invisible. S'ils criaient, les Gowaï disaient ne rien entendre. Monocarna confirma leur vision mais précisa que sa vision était encore plus claire. Si les monstres volants existaient, ils étaient impuissants car le groupe semblait voyager dans un dragon. Cela impressionna beaucoup, hommes et Gowaï. Lyanne confirma. Sa magie de roi-dragon sécurisait le chemin en prêtant à chaque groupe un dragon éthérique qui les contenait et les protégeait.
- Et la corde ? avait demandé un homme. J'ai l'impression qu'elle m'empêche de marcher plus vite.
- La corde est indispensable dans ces profondeurs. Sans elle vous pourriez tomber dans des gouffres sans fond où vous passeriez par des états pires que la mort. Prenez-la pour ce qu'elle est : un garde-fou.
Une fois la pause finie, ils étaient repartis, marchant d'un bon pas. Sans autre repère que leurs propres rythmes, ils ne prirent pas conscience du chemin parcouru. Lyanne jouait avec l'espace et le temps. Il avait prévenu Monocarna de certaines distorsions. Ils eurent l'impression d'avoir marché deux jours quand la lueur du jour apparut. Lyanne sentit le groupe presser le pas. Ils arrivèrent sous un porche.
- Nous ne sommes pas sur le chemin  de la Blanche ! dit un des konsylis.
- Tu as raison, Smoal, dit Lyanne.
- Les monts fumants !
- Tu as de nouveau raison.
- Comment avons-nous fait tout ce chemin ?
- Le roi-dragon est maître en son royaume, lui dit Lyanne. Nous sommes où nous devions être. Allons, nous avons à faire.

vendredi 10 mai 2013

Lyanne ne savait pas ce qui avait le plus impressionné les Gowaï. Était-ce le chant qu'il avait chanté dans leur langue ? Même s'ils avaient tous réagi en reprenant en chœur, il ne pensait pas. Sonfa avait sursauté quand il s'était présenté devant lui en donnant à voir sa forme d'homme. Il s'était presque mis à bégayer. Le Manonka avait bourdonné tout seul. Lyanne avait senti la crainte dans ses vibrations.
Quand il avait rejoint le fort de glace, Monocarna lui avait donné la solution de ce mystère :
- Vos yeux, majesté !
Lyanne ne comprenait pas. Il donnait à voir sa forme humaine. Ses yeux étaient normalement sombres. Il pensa qu'ils avaient pu devenir blancs comme ceux de la Groule. Il interrogea Monocarna.
- Non, Majesté, pas blancs, ils ont la même couleur que vos yeux de dragon rouge.
La réalité se fit jour en Lyanne. Il était maintenant vraiment roi-dragon, avec tout ce que cela impliquait de pouvoir mais aussi de responsabilité. Le temps était venu de rencontrer le Prince-Majeur et de vaincre son Bras. 
Les rencontres se poursuivirent. Si les Gowaï reconnaissaient Lyanne comme roi-dragon, ils n'acceptaient pas de poser les armes sans compensation.
- Le Gowaï ont connu le mal. La faute est chez les tiens, Dagon !
- Je le regrette, Sonfa. Le passé est hors de mon pouvoir. À l'avenir, les hommes du Royaume Blanc vous respecteront.
- Tes mots sont justes, mais les âmes du passé demandent un dédommagement à cause des vies fauchées. 
- Que désirez-vous ?
- Nos souhaits sont les plaines où soufflent les vents gelés quand vient la saison de la longue nuit et...
Sonfa marqua une pause comme pour écouter le Manonka. Il se tourna vers Lyanne avec un regard de crainte :
- Le Manonka veut des écailles.
- Des écailles ?
- Oui, les tiennes !
Sonfa tremblait en énonçant cela. Lyanne se raidit. Ses écailles étaient considérées comme sacrées par les hommes du Royaume Blanc. Les dragons en perdaient peu, voire pas du tout. Chacune des écailles perdues était recueillie et travaillée pendant de nombreuses saisons pour en faire des boucliers qu'on remettait aux champions des rois-dragons. Il en restait peu dans le royaume. Seuls les princes de haut rang en possédaient. Lyanne posa son regard d'or sur Sonfa et sur le Manonka.
- Que voulez-vous en faire ?
- Seules les écailles de dagon tiennent au feu et au gel. Chaque meute Gowaï en veut une.
Lyanne grimaça. Cela faisait beaucoup. Il savait qu'on appelait meute, les tribus Gowaï. Même ainsi, cela faisait beaucoup d'écailles.
- Je suis incapable d'arracher mes écailles pour faire ce que vous demandez. Redoutez-vous la paix ?
En disant cela, son corps de dragon avait repris plus de consistance. La délégation Gowaï prit peur, mais Sonfa bien que tremblant, ne bougea pas.
- La paix est à nous avec vous, Dagon. Tel est le souhait des Gowaï.
Le Manonka bourdonna plus fort. Sonfa le prit en main. Se mettant debout, il s'inclina.
- AU NOM DES GOWAÏ, ma bouche s'agite. Des écailles nous voulons ! Sache que la patience est alliée des Gowaï. Si toi, Dagon, tu dis les mots qui engagent afin que tes écailles tombées, viennent à nous, nous Gowaï nous nous engageons en face de toi : que finissent les attaques et les tués !
De sa voix profonde et riche d'harmoniques, le grand dragon rouge dit les paroles qui engagent.

mardi 7 mai 2013

Les Montagnes Changeantes ! Un monde à elles toutes seules. Il avait fallu des générations pour tracer des chemins sûrs. Il n'y en avait que deux ou trois si on comptait celui qui traversait les espaces noirs qui passaient sous les monts. Celui qui allait de la plaine à La Blanche était le plus connu et le moins dangereux. Il fallait juste affronter des chemins verglacés toute l'année et des à-pics vertigineux. Un pas de travers vous expédiait des dizaines de pas plus bas sur des rochers acérés. Les rois-dragons l'avaient tracé et par leur magie, l'avaient rendu stable. Le deuxième passait plus près des terres des Gowaï. Comme le premier, il était fait d'une succession de dévers et de glaciers. On ne passait facilement que si on avait les griffes assez fortes pour tenir sur la glace. Pour les autres, la tâche était rude. Il fallait de bonnes cordes et beaucoup de ténacité en plus de la chance. Quant au dernier chemin connu, on ne le passait que la peur au ventre. Aucune torche ne flambait dans ces espaces souterrains emplis de courants d'air gelés. Même les plus farouches des guerriers frémissaient à l'idée de les emprunter. Aucun groupe ne l'avait traversé sans laisser des victimes. On entendait parfois un bruit, parfois un cri, mais le plus souvent la disparition se faisait dans un silence de tombe.
C'est en pensant à cela que Lyanne était parti vers ce lieu qu'aucun topographe n'avait réussi à décrire. Aucune migration ne traversait les Montagnes Changeantes. Elles faisaient partie de ces endroits mouvants que les dieux n'avaient pas fixés. On y entendait l'écho des vieilles guerres. Pire, on y voyait l'ombre des êtres anciens, ceux dont on disait dans les légendes qu'ils avaient participé aux combats des dieux.
Son esprit humain se rétracta quand il découvrit les contreforts des Montagnes Changeantes. Rien ne semblait être stable. S'il voyait une crête, et qu'il détournait son regard, elle avait disparu quand il cherchait à la retrouver. La lumière sur les pentes était incohérente. Elle semblait venir de plusieurs endroits à la fois. Si Lyanne sentait bien la perturbation dans cette partie de lui, il ressentait aussi la solidité de l'instinct du dragon. De ses yeux d'or, il scrutait la vérité au-delà de ce que voyaient les hommes. Les cimes blanches et mouvantes se superposaient à la roche noire et nue, entaillée de profondes vallées. C'est comme si deux mondes cohabitaient et s'interpénétraient à cet endroit. Il chercha le Haut Mont, celui qui dans les légendes des dragons fut le témoin du partage du feu avec le dieu souterrain.
En cherchant il vit d'autres dragons. Son cœur se mit à battre. De toutes les couleurs, ils occupaient le ciel tout autour de lui.
- « Sois le bienvenu ! Rouge dragon à la flamme claire ! »
Sa partie dragonne se sentit attirée par cette famille qui l'attendait. Ne plus être seul ! Depuis qu'il avait connu Shanga, il en rêvait. Il avait très vite pris conscience à la fois de sa dualité et de son unicité. Son rêve prenait vie. Lyanne cabra ses ailes pour se mettre à la même vitesse que les autres. Il se mit à les suivre. Le vol était agréable. Sous ses ailes des paysages verdoyants et remplis de bêtes à l'allure savoureuse. Il y avait juste ce désagrément, là à l'intérieur, d'une peur. C'était léger, et il en repoussait facilement le sentiment d'autant plus qu'une jolie femelle s'était approchée de lui. Son long cou fin et gracieux était une invite. Les sens de Lyanne furent saturés de cette présence. Quand elle quitta le groupe pour aller vers la verte forêt couvrant la vallée, Lyanne la suivit, enchaînant les figures compliquées montrant sa force et sa maîtrise du vol.
- NON ! hurla quelque chose en lui.
Tout autour de lui était devenu noir et blanc, noires comme les roches acérées vers lesquelles il tombait, blanc comme la neige qui recouvrait le reste. Son corps d'homme avait hurlé, refusant la vision proposée. Il vit, hideuse et tourmentée, la créature qui minaudait non loin. Il entendit son hurlement quand elle blasphéma de ne plus voir le dragon. Elle fit un demi-tour, cherchant de ses yeux blancs ce qu'avait pu faire sa proie.
Lyanne tombait pendant que s'éloignait la prédatrice. Juste avant le sol, il reprit sa forme de dragon pour se poser. Il n'attendit pas pour se remettre dans son enveloppe humaine. À peine debout, il se mit à l'abri. Une grande forme tourmentée passa au-dessus de lui. Il reconnut la créature qui l'avait entraîné jusqu'ici. Elle passa lentement semblant scruter le ciel et le sol. Elle eut un brusque sursaut et poussa un cri de douleur. Un long javelot noir dépassait de son flanc. Elle cracha un long jet noir qui s'enflamma dans l'air arrosant de feu toute une partie de roches. Non loin de lui, il entendit :
- Cette saloperie de Groule n'aime pas nos fléchettes.
- Que chassait-elle ?
- Je n'ai pas vu, mais je ne laisserai pas son dîner m'échapper.
Lyanne vit surgir une masse aussi noire que les roches. Comme elles, l'être qui se profilait sur le blanc de la neige, ressemblait à un chaos rocheux, tout en mâchoires et en piquants. Il resta sans bouger son bâton de pouvoir dans une main et son marteau dans l'autre. Il y avait deux têtes qui émergeaient de cet amas. Elles parlaient entre elles.
- La Groule ne reviendra pas. On l'a bien plantée !
- Oui, mais où est la proie ? Elle ne chasse pas pour rien.
Les mufles tournèrent sur eux-mêmes.
- Je ne vois rien, dit le premier.
- Moi non plus, répondit l'autre.
- Pourtant cela sent le dragon.
- Et même le dragon rouge.
Lyanne écoutait tétanisé, le dos calé sur une roche. Son bâton de pouvoir semblait boire la lumière, l'enveloppant de nuit.
- Un rouge dragon ! Cela nous changerait des misérables créatures qui s'égarent parfois.
- Avec autant de vie en nous, nous serions les maîtres. 
Faisant un bruit d'avalanche, l'être aux deux têtes se mit en mouvement. Un cri, fort comme un hurlement de douleur, retentit au loin.
- Écoute la Groule qui pleure son dîner ! ricana une tête. 
- Oui mais cela ne nous remplit pas la panse. Il faut le trouver !
Le bruit des roches qu'on écrase diminua. Lyanne attendit un bon moment et desserra son poing. Le marteau descendit. Il heurta la pierre avec un bruit métallique alors qu'il essayait de l'accrocher à sa ceinture. La roche explosa non loin de sa tête dans un grand crissement de dents.
- Là dans l'ombre, je le vois ! dit l'autre tête en se précipitant vers lui.
Lyanne se mit à courir. Trébuchant, il s'étala entre deux rochers, évitant de peu de se faire happer par une des deux gueules qui le chassaient. De nouveau la roche noire éclata comme si une main géante l'avait broyée. Il se remit debout d'un bond quand une vague de feu l'enserra. La bête à deux têtes hurla :
- La Groule !
Un hurlement suivi d'un nouveau jet de flammes leur répondit. Laissant les monstres se battre, Lyanne chercha un abri. Ne voyant rien que des chaos de roches, il se changea, déploya ses ailes et partit le plus vite possible vers le mont qui surplombait l'autre versant de la vallée.
Les cris d'orfraie surgirent derrière lui :
- Il est à moi ! cria la Groule.
- Nous l'aurons avant toi, hurlèrent les deux têtes.
Si la Groule s'envola, l'être à deux têtes le poursuivit en faisant des bonds gigantesques qui faisaient trembler les montagnes.
Lyanne s'aperçut avec horreur, qu'il perdait du terrain par rapport à ses poursuivants. La peur l'habitait. La Groule lui cracha son jet de feu liquide. Faisant un écart, il l'évita. Les roches qu'il surplombait, s'enflammèrent en-dessous de lui. L'être à deux têtes, tel un arc géant de l'armée du roi Yas, tirait des traits noirs qu'il évitait de peu. Sur sa droite, une vallée plus étroite semblait mener vers le Haut Mont. De toute la puissance de ses ailes, il s'y engagea. Lyanne savait qu'il ne pourrait tenir ce rythme très longtemps, même s'il lui permettait de distancer ses agresseurs.
Deux hautes colonnes de pierre faisaient comme une porte de part et d'autre de la vallée. Celle de droite était blanche, celle de gauche noire. Toujours au maximum de ses efforts, il passa entre elles. Ses muscles des ailes lui faisaient mal. Il eut à peine franchi la ligne qui les reliait qu'il les vit s'animer. Deux géants de pierre se dressèrent et se mirent à le suivre. Dans un dernier effort, Lyanne se jeta sur la plateforme au pied du Haut Mont. Les géants de pierre arrivèrent les premiers.
- Est-ce ? demanda le blanc.
- C'est ! répondit le noir.
Se retournant vers la Groule et la bête à deux têtes qui arrivaient toutes dents et griffes dehors, ils ouvrirent la bouche. Un flot de glace coula du géant blanc emprisonnant la bête. Un flot de feu jaillit de la bouche du géant noir enflammant la Groule.
Lyanne épuisé, essoufflé, pantelant, regarda les faits sans comprendre. Derrière lui, il entendit bouger les pierres. Sombre sur le dos, blanc sur le ventre un grand dragon de pierre se dressa. Sa tête était aussi grosse que le rouge dragon. Ses yeux étaient deux grands lacs d'or. Ils se posèrent sur Lyanne et sur les géants de pierre.
- Il est ! dit le noir. 
- Il est ! confirma le blanc.
- Il a son bâton de pouvoir, dit la voix caverneuse du grand dragon noir et blanc.
Regardant Lyanne, il ajouta :
- Jeune roi-dragon, au corps souple et sinueux, ton pouvoir est suffisant pour repousser les monstres des Montagnes Changeantes. Tu ignores encore ta puissance.
- Qui êtes-vous ? demanda Lyanne.
- Nous sommes les Gardiens laissés par les Dieux.    
- Les gardiens ?
- Oui, jeune roi-dragon, les Gardiens. Les dieux se sont battus pour le pouvoir jusqu'à l'équilibre qui existe aujourd'hui. Puis les dieux sont allés dans d'autres lieux faire ce que font les dieux. Ils ont laissé une porte dans les Montagnes Changeantes. Nous sommes ceux qu'ils ont laissés pour la garder.
- Où va cette porte ?
- Nous l'ignorons tous. Le Dieu-Dragon m'a interdit de m'avancer au-delà du porche de pierre.
- Le Dieu Cotban m'a dit que son feu attendait tous ceux qui transgresseraient la limite, dit le géant noir.
- Le Dieu Sioultac qui règne en maître dans ces contrées, a promis l'enfer à ceux qui oseraient outrepasser ses ordres, ajouta le géant blanc.
- Ainsi, jeune roi-dragon, depuis des temps qui vont bien au-delà de ce que contient la mémoire des êtres vivants aujourd'hui, nous veillons. D'autres sont venus, certains ont tenté de passer la porte interdite, sans succès. Quelle est ta quête ?
- Comme les dieux des temps anciens, je cherche l'équilibre. Comme mon maître le Dieu Dragon, je souhaite que s'allient des forces opposées. Les Gowaï voudraient que je chante des paroles de confiance.  Pour avoir ainsi tenu tant et tant de saisons, les connaissez-vous ?
- Nous connaissons les paroles de la fidélité. Seuls les vrais vivants connaissent le chant de la confiance.
- Où le trouver, alors ? demanda Lyanne, désespérant de trouver ce qu'il cherchait.
- En toi, jeune roi-dragon ! dit le grand dragon de pierre noir et blanc.
- Je connais beaucoup de ce qui est en moi. Ce chant m'est inconnu.
- Peut-être ignores-tu ce qu'il faut voir ?
La gueule gigantesque se referma sur lui mais doucement, tendrement pensa Lyanne. Il sentit le mouvement du vol, lourd et lent, mais puissant. Quand il fut déposé à terre, il était en haut du plus haut mont des Montagnes Changeantes.
- Regarde bien, Petit, regarde bien, sur la plaine là-bas...
Lyanne regarda dans la direction indiquée. Il vit la tribu Gowaï qui s'installait. Le soleil avait déjà fait la moitié de sa course dans le ciel.
- Que vois-tu ?
Comme un enfant qui cherche ce qu'il doit répondre, Lyanne se tourna vers le grand dragon de pierre.
- Je vois des Gowaï qui s'installent en attendant que je revienne pour chanter le chant de la confiance.
- Que vois-tu d'autre ?
Lyanne scruta avec plus d'attention les détails :
- Je vois les guerriers blancs préparer leur repas tranquillement en paix.
- Alors que vois-tu, jeune roi-dragon ?
Lyanne sentait la panique venir en lui comme quand, jeune Brtanef, il rencontrait un adulte et qu'il ne savait que faire. 
- Sois sans crainte, Petit. Deviens homme-dragon et regarde-moi !
Quand il se retrouva homme, il s'aperçut qu'il n'était même pas aussi grand qu'une écaille de la patte du dragon noir et blanc. Très loin deux soleils d'or semblaient le fixer. Une voix énorme jaillit de l'immensité penchée sur lui :
- Par le savoir que m'a laissé le Dieu-Dragon, reçois le signe.
Un souffle chaud et bleu l'enveloppa sans le brûler. Pourtant Lyanne en sentit la chaleur intérieure. Il fut à la fois homme-dragon et dragon-homme. Il cessa d'être l'un ou l'autre. Sa nature était d'être le tout. Alors il regarda la plaine. Rien n'avait changé et tout était différent. Se tournant vers le grand dragon noir et blanc, il dit :
- Les guerriers chantent le chant de la confiance. Ils sont en paix à côté des ennemis d'hier parce que je l'ai demandé et qu'ils ont foi en ma parole.
- Bien, jeune roi-dragon, très bien.
- Les Gowaï m'attendent et s'installent pour le chant car eux aussi ont foi en ma parole et déjà ont confiance.
- Bien, roi-dragon, très bien.
À ce moment en bas dans la vallée passa le monstre à deux têtes encore en partie couvert de la glace vomie par le géant de pierres blanches. La Groule, les ailes ruinées par le feu, traînait sa hideuse silhouette non loin. Lyanne la vit telle qu'elle était et telle qu'elle se donnait à voir. Il vit sa bassesse et sa tristesse, ses joies nauséabondes et ses noirs désespoirs. Il regarda tout autour les Montagnes Changeantes. Il en vit l'inachevé. Il comprit comment avaient fait ses prédécesseurs pour stabiliser un chemin.
Regardant le grand dragon de pierre noir et blanc, Lyanne dit :
- Merci. Mes yeux sont maintenant comme les tiens.
- Alors, Roi-dragon, va et fais ce que tu dois.

dimanche 5 mai 2013

Lyanne dragon était parti chasser en attendant qu'arrivent les renforts qu'il avait promis à Sagria. Il rentra aux petites heures du jour et reprit forme humaine. Les tambours recommencèrent alors à sonner.
- Vont-ils attaquer ? demanda Sagria.
- Écoute, tu entendras ! répondit Lyanne. Le son plus aigu est le tambour de marche des tribus Gowaï.
Sagria prêta l'oreille. Effectivement en plus du son des tambours de la forêt, comme en écho, on percevait un bruit plus clair.
- Toute une tribu arrive ?
- Oui, Sagria.
- Sommes-nous assez forts pour lui faire face ?
Dans le fort de glace, l'agitation avait atteint les hommes.
- Restez en paix, cria Lyanne. Ces tambours sont des tambours de marche.
Il se tourna vers Sagria.
- Toi, Sagria, mon messager, je sens arriver les renforts. Ils seront là avant les Gowaï. Je veux que tu partes dès que possible. Prends deux mains d'hommes avec toi et sois rapide.
- Comment ferons-nous ? Nous manquons de provisions, à moins que ceux qui arrivent...
- Ils chasseront pour toi et les tiens. Regarde ! Je te présente Trascoïa et les siens.
Sagria sursauta et dégaina son épée comme tous ceux du fort.
- PAIX, cria Lyanne. Les crammplacs se sont soumis. Ce sont eux qui assureront ta sécurité face aux phalanges ou face au Gowaï.
La horde de crammplacs poilus resta à distance pendant qu'avançait un grand mâle qui prit la posture de soumission.
- Bienvenue, Trascoïa. Heureux que tu aies pu répondre à mon appel. Voici mon messager, dit Lyanne en mettant la main sur l'épaule de Sagria. Il lui faut rejoindre le peuple des grands traîneaux dans le désert mouvant.
Le crammplacs grogna une réponse.
- Sagria ignore ta langue. Son cœur est pur et la chasse aux tiens lui est inconnue. Le conseil du peuple des grands traîneaux l'attend.
Lyanne marqua une pause comme s'il écoutait.
- Oui, la femelle ancêtre qui les guide, pour reprendre tes paroles, est celle qu'il doit rencontrer.
Il se tourna vers Sagria :
- Toute crainte doit être écartée de ton esprit. Trascoïa est frère de celui qui protégea ma première saison. Il comprend tes paroles. Approche-toi de lui.
Sagria avala sa salive et fit quelques pas vers le grand crammplacs qui n'avait pas bougé.
- Appuie ta tête sur la sienne !
Après avoir jeté un coup d’œil vers Lyanne, il déglutit une nouvelle fois et posa son front sur le front de Trascoïa. Le contact le bouleversa. Il ne s'attendait pas à une telle impression de douceur. Il entendit vaguement que Lyanne disait des paroles qu'il ne comprit pas. C'est alors qu'il sentit le contact d'un autre esprit dans son esprit.
- « Salutation, Homme au cœur pur et aux cheveux de la couleur de nos fourrures. »
- « Salutation, Trascoïa »
- « Ta mission est notre mission. Dis et par le roi-dragon qui est là, j'obéirai »
Quand il se releva, Sagria était autre. Il se tourna vers Lyanne et mit genou à terre. Ce dernier lui dit :
- Va, ma protection t'est acquise.
Pendant que résonnaient les tambours Gowaï, deux mains d'hommes et une horde de crammplacs partirent vers les Montagnes Changeantes.
Monocarna désigna un point au loin :
- Est-ce la tribu Gowaï ?
Tous les présents se tournèrent vers la plaine. Une sorte de marée semblait monter du lointain accompagnée du roulement des tambours. Au centre, comme vogue un bateau sur la mer, voguait une tour. On n'en distinguait pas le bas.
- Que voit-on, mon Roi ? demanda un soldat.
- Tu vois ce que peu ont vu, le peuple Gowaï en marche. Depuis des générations, la guerre impose sa loi. Seuls les guerriers bougeaient. Aujourd'hui, voici une tribu complète avec femmes, enfants et bagages.
- Pourquoi viennent-ils ?
- Pour me voir, répondit Lyanne en se dirigeant vers la plaine.
Les guerriers blancs virent leur roi reprendre sa forme de dragon. Il s'avança jusqu'au milieu de l'espace devant le fort. Les tambours du bois se mirent à battre plus vite. Ceux de la tribu leur répondirent. Dominant le paysage, Lyanne observait les Gowaï qui avançaient vers lui. Ils marchaient sans ordre. Les macocas portaient ou tiraient leurs affaires. La tour faite de ces herbes tressées qu'on trouve dans les espaces chauds près des sources fumantes, tanguait au rythme des bêtes qui la portaient. En haut, trônant, un personnage vêtu de brun se mit debout. Lyanne le vit ouvrir la bouche. Il était trop loin pour qu'il puisse l'entendre mais il était certain que l'homme donnait des ordres. Peu après le rythme des tambours changea encore. Un chant s'éleva, rauque et doux à la fois. Lyanne y entendit les harmoniques de l'hiver, et celles du Dieu Sioultac. Il sut alors que celui qui s'avançait était un chef de la nation Gowaï. Arrivée à deux distances de flèches, la foule s'écarta. La haute tour tangua vers lui. Les Guerriers Gowaï sortirent du bois pour venir prendre place de part et d'autre et faire cortège. À cent pas de lui, les porteurs s'arrêtèrent. Debout sur la plateforme supérieure, le chef Gowaï leva un bâton au bout renflé. Ce bâton, il le savait, représentait un être debout, le renflement voulant signifier la tête. Il hurla :
- DAGON, MOI, SONFA, JE LÈVE LE MANONKA QUI DEMANDE LA PAIX LE TEMPS DES DISCUSSIONS.
Lyanne gardant une attitude très hiératique, répondit :
- Le Manonka est un signe puissant que je respecte. Mettons-nous autour du même feu.
Ayant dit cela, il choisit sa forme d'homme. Les macocas renâclèrent et s'agitèrent devant la transformation. Sonfa dut se tenir aux bords pour ne pas tomber. Quand les bêtes furent calmées, il descendit, le Manonka à la main.
Il s’approcha de Lyanne qui avait allumé le feu. Des serviteurs se précipitèrent pour étendre des peaux de macoca de part et d'autre du foyer. Les deux hommes s'installèrent. Sonfa planta le Manonka dans la neige comme une statue. Le visage dessiné n'avait rien d'humain. Lyanne savait qu'il avait devant lui une représentation de Sioultac. Le Manonka de Sonfa était en lien avec tous les autres. Lyanne en parlant avec Sonfa parlait avec tous les chefs des tribus Gowaï. Il avait planté son bâton de pouvoir à côté de lui. Sans son capuchon, il irradiait de toutes ses volutes. Le regard de Sonfa allait du bâton de pouvoir à Lyanne.
- Toi, Dagon, écoute. Devant le Manonka viennent mes questions. Dagon ancien es-tu ? De glace et de feu es-tu ? De feu et de glace, vis-tu ?
- Glace de feu, je suis né ! Feu de glace je suis ! J'ai traversé l'antique blessure qui ferme le monde  du froid vers le sud, trace du combat que le dieu Sioultac mena. J'ai jailli de la terre où naquit le premier roi-dragon. Je viens parler de paix.
- Des mots doux à mon ouïe ! Le peuple Gowaï est fatigué des combats et souhaite la paix.
- Quel est son désir pour qu'il en soit ainsi ?
- Patience, Dagon. Le Manonka demande du temps.
Sonfa fit un geste. Des serviteurs arrivèrent avec des plateaux chargés. Lyanne sourit. Le temps était son allié dans ces négociations. Les Gowaï voulaient la paix, il le sentait, mais pas à n'importe quel prix. Il lui faudrait accepter de donner quelque chose pour réparer le mal. 
Il y avait dans l'air comme une vibration. Lyanne sentait les forces du froid aller et venir. Son bâton lui-même vibrait.
On leur présenta un plat de macoca. Les Gowaï avait développé une cuisine froide. Plus petits que les hommes du royaume Blanc, plus larges aussi, ils acceptaient les froids les plus vifs. Sioultac avaient créé ses serviteurs capables de se passer de feu. Chacun prit dans le plat avec les doigts. Lyanne sentit la viande craquer sous ses dents. Coupée en très fines lamelles avec ces pierres noires tranchantes dont les guerriers blancs se servaient pour leurs pointes de flèches, la chair du macoca fondait en bouche. Lyanne félicita Sonfa pour la qualité de son mets. Il fit signe à son tour. Du fort sortirent deux mains d'hommes portant des petits oiseaux qu'ils avaient fait rôtir, enfilés sur une branche servant de broche. De nouveau eurent lieu des échanges de politesse autour du plat présenté.
Autour d'eux la tribu étalait ses tentes et plantait ses piquets. Lyanne avait remarqué le départ des coureurs Gowaï vers les différents chemins d'accès à la plaine. Si Sonfa se montrait avenant, il se méfiait quand même.
Ils furent interrompus dans leurs agapes par les bourdonnements du Manonka. Sonfa prêta l'oreille puis se tournant vers Lyanne, il dit :
- Le mal est dans la ville blanche. La paix ne peut exister dans ce cas.
- Je suis venu pour éradiquer le mal et redonner la paix à notre temps.
- La chasse aux Gowaï t'est inconnue, Dagon. Tous ne sont pas comme toi. Chante tes mots au Manonka, chante les mots de la confiance. Quand est touchée l'âme des Gowaï, naît la confiance !
- Tes paroles sont sages, Sonfa. Je chanterai pour l'âme Gowaï. Je chanterai quand viendra le froid de la nuit.
Lyanne vit le sourire de Sonfa. Il avait réussi ce premier contact. Maintenant restait pour lui à trouver le chant qu'attendait le Gowaï. Lentement, il se leva et prit congé de Sonfa. Il prit la direction des Montagnes Changeantes. Son intuition lui soufflait que là serait ce qu'il cherchait.  Quand il fut assez loin, il écarta les bras et se mit à courir. Trois pas plus loin, un grand dragon rouge battant puissamment des ailes s'éloignait vers les cimes.

jeudi 2 mai 2013

Les Gowaï avaient rompu le combat. Une fois de plus. Sagria haletait. Il avait beaucoup donné pour défendre les quelques murs de glace qui protégeaient leur abri. S'il saignait, il n'avait rien de grave. Ils avaient eu de la chance. Depuis deux jours, les crammplacs ne participaient plus aux combats. Peut-être allait-il pouvoir ramener ce qui restait de la phalange ? Il ne doutait pas du retour des Gowaï. Ils s'étaient retirés pour refaire leurs forces et se reposer. Ils reviendraient les harceler plus tard. Un konsyli s'approcha :
- Que fait-on, Sagria ?
- A combien sommes-nous des montagnes Changeantes ?
- Deux jours et la moitié d'entre nous est blessée !
- Si nous restons, nous sommes morts !
- Si nous partons tous, nous n'avons pas plus de chance !
- Les Gowaï n'aiment pas le soleil. S'il se lève, les valides partiront. Les autres essayeront de retenir les Gowaï le plus longtemps possible.
Les petites heures du matin s'étirèrent en longueur. Sagria avait récupéré le bâton rouge de son prince-dixième. Ce dernier était mort depuis une demi-lunaison.
Il se souvint de leur arrivée. Les habitants avaient fui la terre à cause des attaques des Gowaï. Deux phalanges étaient venues pacifier cette plaine. Ils étaient arrivés sans difficulté après avoir passé les Montagnes Changeantes. Il revoyait le premier soir sous le premier soleil qui annonçait le retour de la lumière et le changement de saison. Une curieuse teinte rouge avait baigné l'atmosphère. Les deux princes-dixièmes en avaient déduit que les temps seraient favorables. Ils avaient déchanté à la première bataille. Une troupe importante de Gowaï aidé d'un crammplac avait fondu sur eux. Leur fort de glace n'était même pas fini. Il avait repoussé l'ennemi. Les pertes avaient été importantes. Le harcèlement n'avait pas cessé depuis. Les Gowaï aimaient la nuit et les petites heures sombres. Leur vision était meilleure dans ces conditions. Ils attaquaient par petits groupes et partaient aussi vite qu'ils étaient arrivés. Le fort que les phalanges avaient construit, était adossé à une petite colline. Non loin, la forêt de résineux permettait aux Gowaï de se cacher. Les quelques patrouilles qu'ils avaient envoyées, avaient été massacrées. Les princes-dixièmes avaient été tués au cours des différents engagements. Sagria était le seul second à être encore en vie. Des deux phalanges, il restait sept mains d'hommes dont quatre valides. En allumant le feu, il pensait à la manière de prévenir la Blanche pour dire leur échec devant des forces supérieures. Le Bras du Prince-majeur viendrait peut-être en personne pour reprendre cette plaine. Avec la saison des plantes qui arrivait, ils en avaient besoin pour faire pousser ce qui était nécessaire à leur survie. Mais lui ne le verrait pas. Ses blessures ralentiraient la progression. Le ciel était dégagé. Le soleil allait briller. Tout en faisant chauffer sa nourriture, il supputa les chances de chacun. Une fois qu'il eut choisi, il donna ses ordres. Trois mains d'hommes partiraient. Ils avaient une chance en courant sans s'arrêter. Chacune choisirait un chemin différent pour rendre la tache des Gowaï plus difficile. Peut-être...
Quand la lumière du soleil toucha le sol encore glacé de la plaine, les premiers battements se firent entendre. Sagria ne les supportait plus. Les Gowaï tendaient des peaux sur des fosses qu'ils creusaient dans la glace. Ces tambours avaient un son grave qui s'entendait de loin. Ils les frappaient à un rythme entêtant qui mettaient les nerfs à vif. Quand la lumière fut forte et que les masques de neige furent nécessaires, les trois mains de guerriers partirent. Si les crammplacs avaient vraiment disparu, ils pourraient réussir. Les tambours résonnaient toujours quand ils se glissèrent dehors. Sagria les fit partir à intervalles réguliers. Le dernier groupe s'en alla en plein midi. Ils étaient encore en vue quand les tambours se turent. Sagria entendit le cri des Gowaï. Il monta sur le rempart. Il vit une troupe sortir de la forêt pour prendre en chasse les mains de guerriers qui venaient de partir. Il jura. Si les Gowaï étaient moins rapides que les hommes du royaume Blanc, ils étaient beaucoup plus endurants et ne s'arrêtaient jamais. Sagria donna l'ordre aux quelques valides et aux moins blessés de faire une sortie. C'est en hurlant qu'ils passèrent les murs de glace. Bientôt les quelques valides se retrouvèrent largement en avant des autres. Leur apparition détourna le mouvement de la troupe Gowaï. Sagria qui était un peu en retard sur le groupe de tête jura en prenant conscience de l'importance du nombre des Gowaï. Il y avait plus d'une phalange et ils continuaient à sortir du bois. Il comprit alors. Les forces ennemies les avaient fixés ici et maintenant la bataille décisive s'engageait. Quatre mains d'hommes semi-valides et trois mains qui tentaient de s'échapper ne faisaient pas le poids. Il hurla :
- Au nom du Prince, repli ! REPLI !
Tous les guerriers blancs se mirent à courir vers le fort de glace poursuivis par la troupe des Gowaï qui se sépara en deux. Une partie alla vers les valides qui tentaient d'atteindre les Montagnes Changeantes pendant que la plus grande part courait sus au fort. Les quelques trop invalides pour courir utilisèrent leur arcs courts pour envoyer des flèches au-dessus de la tête de leurs amis. Quelques Gowaï roulèrent à terre sans briser la charge. Heureusement plus rapides, Sagria et ses hommes se réfugièrent derrière les murs de glace. Saisissant à leur tour les arcs courts, ils se précipitèrent vers les remparts. Sagria ajusta son premier tir. Il allait tirer quand l'ombre le gêna. Il eut juste le temps de lever la tête avant qu'un mur de feu n'apparaisse. Les hurlements des Gowaï chargeant se muèrent en cris de surprise et de détresse. Sagria eut du mal à comprendre ce qu'il voyait. Les Gowaï refluaient en désordre et une gigantesque masse rouge les poursuivait en soufflant du feu.
- Un dragon ! cria un des guerriers.
« LE dragon ! » pensa Sagria. Bientôt les cris de victoire s’élevèrent dans le fort. Le grand dragon vira sur l'aile et poursuivit l'autre groupe de Gowaï.    
Sagria se remémora ce qu'il avait entendu sur le dragon dans les terres où était mort l'héritier. On disait qu'un imposteur voulait la place du Prince-majeur. Le reste était assez flou. Il n'avait pas assisté aux différentes réunions occupé qu'il était par l'entraînement de ses hommes. Il pensa aussi aux légendes qui avaient bercé son enfance.
La plaine était éclairée par un soleil pâle. De brusques flamboiements rouges coloraient la neige quand les rayons se reflétaient sur la carapace du dragon. Du haut des remparts du fort de glace, les guerriers admirèrent les acrobaties du grand saurien. Quand tous les Gowaï eurent disparu dans le bois, le dragon fit un dernier looping et se dirigea vers le fort. Il se posa devant au moment où les tambours des Gowaï se firent entendre. Le rythme en était lent, triste.
- Ils pleurent leurs morts, dit Lyanne en se tournant vers Sagria.
Il vit le flamboiement rapide des deux bâtons rouges des princes-dixièmes quand ils s'enflammèrent. Sagria tourna la tête vers le point où brûlaient les bâtons. Son regard se troubla. La voix de son prince-dixième résonna dans sa tête : « Quand viendra le roi, brûlera le bâton !  Ainsi parlait le père du père de mon père quand il a reçu son bâton de prince.» Se tournant vers le grand saurien, il dit d'une voix forte :
- Simatoya baya ? Simabaya toya ? (Si tu es feu, es-tu glace ? Si tu es glace, es-tu feu ?).
L’œil d'or du dragon le fixa pendant que le marabout se détachait de la patte avant.
- Baytoya vinca ! Toybaya Sink ! (Glace de feu, je suis né ! Feu de glace je suis ! ) Ainsi parla le premier dragon ! D'où tiens-tu ces paroles anciennes, guerrier ?
Sagria n'avait pas répondu mais avait mis genou à terre. Le voyant faire tous ses hommes l'imitèrent.
- Graph ta cron, Graph ta cron, Graph ta cron, chanta le chœur des guerriers.
Se joignirent à eux les cinq de la dernière main qui étaient revenus sur leurs pas.
- Debout, guerrier à la chevelure blanche !
Sagria se releva. L'énorme tête du dragon était à sa hauteur.
- Réponds-moi. Tes cheveux te désignent comme un fils des grands espaces du désert mouvant. Qui t'a appris ces paroles ?
- Mon roi, répondit Sagria en inclinant la tête, les mères chantent cette chanson aux fils guerriers depuis des générations dans les grands traîneaux quand la nuit règne et que Sioultac fait hurler son blizzard. 
- Que dit cette chanson ?
- Elle parle des dragons. Les dragons rois connaissent la réponse, les dragons liés ne peuvent la dire. Quand viendra le temps d'avant la Venue, alors viendra le roi-dragon. Il sera grand et fort, de feu et de glace, d'or et d'ivoire. Ce sera le temps du choix et du combat. Puis après un temps encore viendra la Venue. Notre roi-dragon, blanc de glace, rouge de feu adviendra pour guider ses enfants à travers les grands espaces du désert mouvant vers la terre riche de chaleur et de gibier.
Le son des tambours Gowaï s'arrêta. Lyanne redressa sa tête haut au-dessus de la plaine. Il regarda la forêt. Étendant ses perceptions jusque là, il s'ouvrit à la présence des Gowaï. Il sentit leur nombre. Il sentit leur peur et leur désarroi. Il sentit les messagers partir.
- Les Gowaï pleurent leurs morts. Leurs coursiers sont partis vers les chefs, dit Lyanne en se retournant vers Sagria. Ton nom dit le vent chargé de neige. Raconte ton histoire.
- Je suis né dans le grand traîneau de la famille de ma mère. Mon père était à la guerre contre les Gowaï. Il n'est pas rentré. J'ai passé ma première saison avec les femmes selon la tradition. Lors du retour de la saison des plantes nous avons migré vers la plaine des Grands Vent pour quitter le désert mouvant avant que le sol ne se liquéfie. Les phalanges nous y attendaient. J'ai le souvenir des combats pour protéger les champs. J'ai vu mourir les miens. Ma grand-mère me racontait que, dans les temps anciens, les choses allaient différemment. Les Gowaï étaient simplement nos voisins. Quand je lui ai demandé pourquoi la guerre ? Elle a répondu … mais je ne peux pas le dire.
- Je sais l'histoire, guerrier aux cheveux blancs. Tu peux parler ouvertement. Je suis roi-dragon. Les Princes-majeurs sont mes vassaux.
- Elle m'a raconté l'histoire du Prince Firdes. Il fut Prince-majeur, il y a bien des générations. On le surnommait : Le Chasseur. C'est lui qui a organisé la première chasse aux crammplacs poilus. Il voulait que les guerriers montrent leur vaillance car il regrettait le temps de la guerre de succession quand a disparu le dernier roi-dragon. Il est arrivé avec dix phalanges dans la plaine des Grands Vents, juste après la récolte. Il a installé son campement au mépris des Gowaï qui avaient un accord avec le roi-dragon. À la fin de la saison des récoltes quand repartait mon peuple avec les fruits de la terre, ils reprenaient possession de la plaine des Grands Vents pour toute la saison suivante. Le Prince Firdes a rompu le pacte. Il a fait rudoyer les émissaires Gowaï et les a renvoyés tondus. Ce qui est une infamie chez eux. La tribu Gowaï a attaqué le lendemain. Il y a eu des morts des deux côtés mais nos phalanges étaient meilleures, plus rapides, plus entraînées. Elles ont gagné. Les Gowaï survivants ont fui. Alors la chasse aux crammplacs poilus a commencé. Les premières journées ont été un massacre. Soumis au dragon, ils ne se sont pas défendus ou si peu, sauf la dernière femelle qui est morte en protégeant son petit. Leur sang a rougi la première neige. C'est Sioultac qui a fait fuir le Prince Firdes avec son premier blizzard. Quand revint la saison des plantes et que nous quittâmes le grand désert mouvant, nous connûmes la guerre et la famine. C'est ainsi depuis des générations. Ma grand-mère a vu partir ses enfants nourrir les phalanges en guerriers.
- Le peuple du désert mouvant est un peuple courageux. La terre blanche est trop rouge du sang qui a coulé. Il est temps que cesse la guerre. Quel est ton nom, guerrier aux cheveux blancs ?
- Sagria, Majesté.
- Ce nom sonne comme celui du premier qui monta sur le premier grand traîneau.
Sagria se redressa :
- Je suis de sa lignée.
- Alors, celles dont la sagesse est grande et qui veillent aux destinées de ton peuple seront heureuses que tu les aides dans leur tâche. Sagria, toi le guerrier aux cheveux blancs, je te nomme mon messager auprès des femmes du Conseil de ton peuple. Tout a commencé dans la plaine des Grands Vents, tout recommencera à cet endroit.