jeudi 2 mai 2013

Les Gowaï avaient rompu le combat. Une fois de plus. Sagria haletait. Il avait beaucoup donné pour défendre les quelques murs de glace qui protégeaient leur abri. S'il saignait, il n'avait rien de grave. Ils avaient eu de la chance. Depuis deux jours, les crammplacs ne participaient plus aux combats. Peut-être allait-il pouvoir ramener ce qui restait de la phalange ? Il ne doutait pas du retour des Gowaï. Ils s'étaient retirés pour refaire leurs forces et se reposer. Ils reviendraient les harceler plus tard. Un konsyli s'approcha :
- Que fait-on, Sagria ?
- A combien sommes-nous des montagnes Changeantes ?
- Deux jours et la moitié d'entre nous est blessée !
- Si nous restons, nous sommes morts !
- Si nous partons tous, nous n'avons pas plus de chance !
- Les Gowaï n'aiment pas le soleil. S'il se lève, les valides partiront. Les autres essayeront de retenir les Gowaï le plus longtemps possible.
Les petites heures du matin s'étirèrent en longueur. Sagria avait récupéré le bâton rouge de son prince-dixième. Ce dernier était mort depuis une demi-lunaison.
Il se souvint de leur arrivée. Les habitants avaient fui la terre à cause des attaques des Gowaï. Deux phalanges étaient venues pacifier cette plaine. Ils étaient arrivés sans difficulté après avoir passé les Montagnes Changeantes. Il revoyait le premier soir sous le premier soleil qui annonçait le retour de la lumière et le changement de saison. Une curieuse teinte rouge avait baigné l'atmosphère. Les deux princes-dixièmes en avaient déduit que les temps seraient favorables. Ils avaient déchanté à la première bataille. Une troupe importante de Gowaï aidé d'un crammplac avait fondu sur eux. Leur fort de glace n'était même pas fini. Il avait repoussé l'ennemi. Les pertes avaient été importantes. Le harcèlement n'avait pas cessé depuis. Les Gowaï aimaient la nuit et les petites heures sombres. Leur vision était meilleure dans ces conditions. Ils attaquaient par petits groupes et partaient aussi vite qu'ils étaient arrivés. Le fort que les phalanges avaient construit, était adossé à une petite colline. Non loin, la forêt de résineux permettait aux Gowaï de se cacher. Les quelques patrouilles qu'ils avaient envoyées, avaient été massacrées. Les princes-dixièmes avaient été tués au cours des différents engagements. Sagria était le seul second à être encore en vie. Des deux phalanges, il restait sept mains d'hommes dont quatre valides. En allumant le feu, il pensait à la manière de prévenir la Blanche pour dire leur échec devant des forces supérieures. Le Bras du Prince-majeur viendrait peut-être en personne pour reprendre cette plaine. Avec la saison des plantes qui arrivait, ils en avaient besoin pour faire pousser ce qui était nécessaire à leur survie. Mais lui ne le verrait pas. Ses blessures ralentiraient la progression. Le ciel était dégagé. Le soleil allait briller. Tout en faisant chauffer sa nourriture, il supputa les chances de chacun. Une fois qu'il eut choisi, il donna ses ordres. Trois mains d'hommes partiraient. Ils avaient une chance en courant sans s'arrêter. Chacune choisirait un chemin différent pour rendre la tache des Gowaï plus difficile. Peut-être...
Quand la lumière du soleil toucha le sol encore glacé de la plaine, les premiers battements se firent entendre. Sagria ne les supportait plus. Les Gowaï tendaient des peaux sur des fosses qu'ils creusaient dans la glace. Ces tambours avaient un son grave qui s'entendait de loin. Ils les frappaient à un rythme entêtant qui mettaient les nerfs à vif. Quand la lumière fut forte et que les masques de neige furent nécessaires, les trois mains de guerriers partirent. Si les crammplacs avaient vraiment disparu, ils pourraient réussir. Les tambours résonnaient toujours quand ils se glissèrent dehors. Sagria les fit partir à intervalles réguliers. Le dernier groupe s'en alla en plein midi. Ils étaient encore en vue quand les tambours se turent. Sagria entendit le cri des Gowaï. Il monta sur le rempart. Il vit une troupe sortir de la forêt pour prendre en chasse les mains de guerriers qui venaient de partir. Il jura. Si les Gowaï étaient moins rapides que les hommes du royaume Blanc, ils étaient beaucoup plus endurants et ne s'arrêtaient jamais. Sagria donna l'ordre aux quelques valides et aux moins blessés de faire une sortie. C'est en hurlant qu'ils passèrent les murs de glace. Bientôt les quelques valides se retrouvèrent largement en avant des autres. Leur apparition détourna le mouvement de la troupe Gowaï. Sagria qui était un peu en retard sur le groupe de tête jura en prenant conscience de l'importance du nombre des Gowaï. Il y avait plus d'une phalange et ils continuaient à sortir du bois. Il comprit alors. Les forces ennemies les avaient fixés ici et maintenant la bataille décisive s'engageait. Quatre mains d'hommes semi-valides et trois mains qui tentaient de s'échapper ne faisaient pas le poids. Il hurla :
- Au nom du Prince, repli ! REPLI !
Tous les guerriers blancs se mirent à courir vers le fort de glace poursuivis par la troupe des Gowaï qui se sépara en deux. Une partie alla vers les valides qui tentaient d'atteindre les Montagnes Changeantes pendant que la plus grande part courait sus au fort. Les quelques trop invalides pour courir utilisèrent leur arcs courts pour envoyer des flèches au-dessus de la tête de leurs amis. Quelques Gowaï roulèrent à terre sans briser la charge. Heureusement plus rapides, Sagria et ses hommes se réfugièrent derrière les murs de glace. Saisissant à leur tour les arcs courts, ils se précipitèrent vers les remparts. Sagria ajusta son premier tir. Il allait tirer quand l'ombre le gêna. Il eut juste le temps de lever la tête avant qu'un mur de feu n'apparaisse. Les hurlements des Gowaï chargeant se muèrent en cris de surprise et de détresse. Sagria eut du mal à comprendre ce qu'il voyait. Les Gowaï refluaient en désordre et une gigantesque masse rouge les poursuivait en soufflant du feu.
- Un dragon ! cria un des guerriers.
« LE dragon ! » pensa Sagria. Bientôt les cris de victoire s’élevèrent dans le fort. Le grand dragon vira sur l'aile et poursuivit l'autre groupe de Gowaï.    
Sagria se remémora ce qu'il avait entendu sur le dragon dans les terres où était mort l'héritier. On disait qu'un imposteur voulait la place du Prince-majeur. Le reste était assez flou. Il n'avait pas assisté aux différentes réunions occupé qu'il était par l'entraînement de ses hommes. Il pensa aussi aux légendes qui avaient bercé son enfance.
La plaine était éclairée par un soleil pâle. De brusques flamboiements rouges coloraient la neige quand les rayons se reflétaient sur la carapace du dragon. Du haut des remparts du fort de glace, les guerriers admirèrent les acrobaties du grand saurien. Quand tous les Gowaï eurent disparu dans le bois, le dragon fit un dernier looping et se dirigea vers le fort. Il se posa devant au moment où les tambours des Gowaï se firent entendre. Le rythme en était lent, triste.
- Ils pleurent leurs morts, dit Lyanne en se tournant vers Sagria.
Il vit le flamboiement rapide des deux bâtons rouges des princes-dixièmes quand ils s'enflammèrent. Sagria tourna la tête vers le point où brûlaient les bâtons. Son regard se troubla. La voix de son prince-dixième résonna dans sa tête : « Quand viendra le roi, brûlera le bâton !  Ainsi parlait le père du père de mon père quand il a reçu son bâton de prince.» Se tournant vers le grand saurien, il dit d'une voix forte :
- Simatoya baya ? Simabaya toya ? (Si tu es feu, es-tu glace ? Si tu es glace, es-tu feu ?).
L’œil d'or du dragon le fixa pendant que le marabout se détachait de la patte avant.
- Baytoya vinca ! Toybaya Sink ! (Glace de feu, je suis né ! Feu de glace je suis ! ) Ainsi parla le premier dragon ! D'où tiens-tu ces paroles anciennes, guerrier ?
Sagria n'avait pas répondu mais avait mis genou à terre. Le voyant faire tous ses hommes l'imitèrent.
- Graph ta cron, Graph ta cron, Graph ta cron, chanta le chœur des guerriers.
Se joignirent à eux les cinq de la dernière main qui étaient revenus sur leurs pas.
- Debout, guerrier à la chevelure blanche !
Sagria se releva. L'énorme tête du dragon était à sa hauteur.
- Réponds-moi. Tes cheveux te désignent comme un fils des grands espaces du désert mouvant. Qui t'a appris ces paroles ?
- Mon roi, répondit Sagria en inclinant la tête, les mères chantent cette chanson aux fils guerriers depuis des générations dans les grands traîneaux quand la nuit règne et que Sioultac fait hurler son blizzard. 
- Que dit cette chanson ?
- Elle parle des dragons. Les dragons rois connaissent la réponse, les dragons liés ne peuvent la dire. Quand viendra le temps d'avant la Venue, alors viendra le roi-dragon. Il sera grand et fort, de feu et de glace, d'or et d'ivoire. Ce sera le temps du choix et du combat. Puis après un temps encore viendra la Venue. Notre roi-dragon, blanc de glace, rouge de feu adviendra pour guider ses enfants à travers les grands espaces du désert mouvant vers la terre riche de chaleur et de gibier.
Le son des tambours Gowaï s'arrêta. Lyanne redressa sa tête haut au-dessus de la plaine. Il regarda la forêt. Étendant ses perceptions jusque là, il s'ouvrit à la présence des Gowaï. Il sentit leur nombre. Il sentit leur peur et leur désarroi. Il sentit les messagers partir.
- Les Gowaï pleurent leurs morts. Leurs coursiers sont partis vers les chefs, dit Lyanne en se retournant vers Sagria. Ton nom dit le vent chargé de neige. Raconte ton histoire.
- Je suis né dans le grand traîneau de la famille de ma mère. Mon père était à la guerre contre les Gowaï. Il n'est pas rentré. J'ai passé ma première saison avec les femmes selon la tradition. Lors du retour de la saison des plantes nous avons migré vers la plaine des Grands Vent pour quitter le désert mouvant avant que le sol ne se liquéfie. Les phalanges nous y attendaient. J'ai le souvenir des combats pour protéger les champs. J'ai vu mourir les miens. Ma grand-mère me racontait que, dans les temps anciens, les choses allaient différemment. Les Gowaï étaient simplement nos voisins. Quand je lui ai demandé pourquoi la guerre ? Elle a répondu … mais je ne peux pas le dire.
- Je sais l'histoire, guerrier aux cheveux blancs. Tu peux parler ouvertement. Je suis roi-dragon. Les Princes-majeurs sont mes vassaux.
- Elle m'a raconté l'histoire du Prince Firdes. Il fut Prince-majeur, il y a bien des générations. On le surnommait : Le Chasseur. C'est lui qui a organisé la première chasse aux crammplacs poilus. Il voulait que les guerriers montrent leur vaillance car il regrettait le temps de la guerre de succession quand a disparu le dernier roi-dragon. Il est arrivé avec dix phalanges dans la plaine des Grands Vents, juste après la récolte. Il a installé son campement au mépris des Gowaï qui avaient un accord avec le roi-dragon. À la fin de la saison des récoltes quand repartait mon peuple avec les fruits de la terre, ils reprenaient possession de la plaine des Grands Vents pour toute la saison suivante. Le Prince Firdes a rompu le pacte. Il a fait rudoyer les émissaires Gowaï et les a renvoyés tondus. Ce qui est une infamie chez eux. La tribu Gowaï a attaqué le lendemain. Il y a eu des morts des deux côtés mais nos phalanges étaient meilleures, plus rapides, plus entraînées. Elles ont gagné. Les Gowaï survivants ont fui. Alors la chasse aux crammplacs poilus a commencé. Les premières journées ont été un massacre. Soumis au dragon, ils ne se sont pas défendus ou si peu, sauf la dernière femelle qui est morte en protégeant son petit. Leur sang a rougi la première neige. C'est Sioultac qui a fait fuir le Prince Firdes avec son premier blizzard. Quand revint la saison des plantes et que nous quittâmes le grand désert mouvant, nous connûmes la guerre et la famine. C'est ainsi depuis des générations. Ma grand-mère a vu partir ses enfants nourrir les phalanges en guerriers.
- Le peuple du désert mouvant est un peuple courageux. La terre blanche est trop rouge du sang qui a coulé. Il est temps que cesse la guerre. Quel est ton nom, guerrier aux cheveux blancs ?
- Sagria, Majesté.
- Ce nom sonne comme celui du premier qui monta sur le premier grand traîneau.
Sagria se redressa :
- Je suis de sa lignée.
- Alors, celles dont la sagesse est grande et qui veillent aux destinées de ton peuple seront heureuses que tu les aides dans leur tâche. Sagria, toi le guerrier aux cheveux blancs, je te nomme mon messager auprès des femmes du Conseil de ton peuple. Tout a commencé dans la plaine des Grands Vents, tout recommencera à cet endroit.

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